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hans georg berger
immanences visuelles
Quand Hans Georg Berger photographie le bouddhisme
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Ces photographies sont le récit d’une rencontre. Portraits rapprochés ou lointains, images saisissantes de sites et de rites, représentations d’accessoires cérémoniels et d’objets de culte, elles racontent la plongée de Hans Georg Berger dans l’univers religieux de Luang Prabang et sa passion d’en partager la connaissance.
Dans l’ancienne capitale royale du Laos, haut-lieu de la tradition theravada en Asie du Sudest, le photographe cherche à capter les multiples formes d’expression et de célébration du bouddhisme lao. Il poursuit en cela une démarche entamée à la fin des années 1980, lorsqu’il entreprend, au cours de séjours en Birmanie, au Cambodge, en Thaïlande, au Laos ou en Iran, d’explorer, au moyen du procédé photographique, le monde de la spiritualité. Lors de ces premières approches déjà, il a pu mettre en œuvre le principe fondateur de sa méthode de travail, celui d’une immersion dans le milieu qu’il photographie et d’une implication de ce dernier dans le processus de création, ce qu’il appelle community involvement. S’efforçant de se fondre parmi ses sujets, Hans sollicite leur avis dans la détermination des prises de vue et les engage dans l’acte photographique. Celui-ci devient de la sorte un support de communication en même temps qu’un ouvrage collectif mené avec eux.
C’est ainsi qu’il procède à Luang Prabang où son ancrage dans les monastères et sa constance auprès des moines lui valent d’obtenir sans tarder l’adhésion des autorités religieuses à son projet. A leur demande et avec leur pleine participation, il prend part aux retraites de méditation Vipassana qui s’organisent en 2004 et en 2005 à la périphérie de la ville et en photographie les différentes séquences. Ses images de ces rassemblements de centaines de moines et de novices retirés en forêt pour retrouver les sources d’une tradition millénaire font date dans l’histoire du bouddhisme et du Laos contemporain. Comme l’ensemble de son œuvre à Luang Prabang, elles témoignent de la reviviscence récente de la religion du sage après des décennies de déclin et enregistrent la trace de techniques ancestrales d’introspection et de concentration qui jusqu’alors étaient secrètes et menacées de disparition.
Totalement inédites, ces photographies attestent de la relation de confiance que Hans Georg Berger a pu établir avec les chefs du sangha local. Elles sont le fruit d’un dialogue avec eux, et une somme d’intentionnalités. Moines et photographe s’entendent sur un propos commun, esthétique et humaniste à la fois, où se mêle au souci d’informer et de rendre intelligible, la puissance de l’émotion et de l’imprévisible.
Sur la pellicule s’impriment en effet la marque d’un accord et celle d’une distance. Si les images de Hans Georg Berger veulent rendre compte de la réalité lao, elles sont aussi chargées de la présence discrète et porteuses de la réalité propre de leur auteur. Situées sur cette ligne de flottaison entre le perceptible et le sensible, entre le réel et l’imaginaire, elles sont au-delà du
◀ HERVÉ GUIBERT RITRATTO DI HANS GEORG BERGER
visible, transformées par un détail, signe ou signal qui accroche l’attention de l’observateur et laisse affleurer les enjeux personnels du photographe.
Les prises de vue de Hans Georg Berger obéissent à des lois de composition qui leur confèrent des qualités distinctives très repérables. Le format carré qu’il adopte pour photographier les moines en méditation est l’un de ces choix esthétiques et techniques. Presque comme en référence à la base du stupa, il donne à ses sujets une assise solide et rend l’aspect statique et calme de leurs postures. Mais c’est plus encore le recours au noir et blanc plutôt qu’à la couleur dont il ne fait qu’un usage exceptionnel à des fins spécifiques, qui contribue à définir son style. Il marque un refus de l’artifice et de la séduction facile et produit un effet d’abstraction, d’éloignement presque, qui rend les sujets quasi inatteignables, souvent énigmatiques. Ce partipris est à son paroxysme dans la représentation des exercices de Vipassana. Dans un dégradé de gris, d’ombres et de transparences, se profilent les corps immobiles ou en mouvement des méditants. Silhouettes éthérées, ils flottent sur un tapis de feuilles, entre les arbres. La lumière est blanche, tout est nu et dépouillé alentour, l’air et le silence sont palpables. A l’austérité de la discipline des moines, à la rigueur du milieu naturel qui les entoure, répond chez Hans une véritable ascèse picturale, marque de fabrique de ses photographies.
Le noir et blanc autorise cependant la nuance et certaines des images s’animent de ses contrastes. Il permet par exemple de souligner la pénombre des paysages ou des scènes rituelles, le vacillement de la flamme des bougies ou les brumes enveloppant les berges du Mékong au petit matin, ou bien encore l’éclat des embarcations de Boun Ok Phansa, la fête des lanternes qui célèbre la fin du carême bouddhique à la pleine lune du onzième mois. Ces subtils jeux de lumières qui vont du sombre intense à une vive clarté retracent très exactement les ambiances de Luang Prabang. La ville demeure aujourd’hui encore relativement protégée des éclairages tapageurs du monde moderne. L’ornementation des monastères et des maisons traditionnelles en bois sculpté, la douceur des paysages et le miroitement perpétuel des eaux du Mékong, la faiblesse des lampes électriques enfin, créent un environnement en demi-teinte que rompt à peine, ponctuellement, l’exubérance des fêtes. Hans a su se saisir de ces atmosphères de clairobscur et de chatoiement que seul le noir et blanc peut aussi bien restituer.
Une grande sobriété se dégage dès lors de ses photographies. Sobriété du cadrage et des tonalités, sobriété des sujets aussi. Le photographe s’intéresse autant aux aspects les plus simples de la religiosité lao qu’aux grandes cérémonies bouddhistes. Il photographie avec la même attention le bûcher funéraire ou les psalmodies chantées des moines que les pièces d’étoffe qui composent leur trousseau, ou les écrans de tissu qu’ils tendent entre les arbres pour s’isoler lors des retraites en forêt. Ces images triviales, sans fard, qui documentent le quotidien du sangha lao, dévoilent la relation d’intimité qu’entretient avec lui leur auteur.
Les photographies de Hans fourmillent de ces indices d’un rapport personnel à ses sujets. Celle qui dépeint une main déposant une offrande de fleurs à l’oreille d’un novice donne bien sûr à voir l’une des actions rituelles de l’ordination mais elle laisse aussi transparaître l’émoi qu’inspire au photographe la délicatesse du geste. Ses gros plans du bol à aumône des moines d’où jaillit l’eau, symbole de pureté, ou sa représentation au plus près des doigts croisés de la posture de méditation, ou encore le rendu des textures, du tombé des étoffes, des plis des robes de moines, toutes ces images expriment à la fois la profonde compréhension qu’a Hans des institutions monacales, et sa vision sensible et esthétique de ce monde. Le détail marque à chaque fois la frontière de son intériorité, qui devient dans certaines de ses photographies l’objet même de la représentation. Les images du visage de Phra Khamchan Virachitta Maha
MEKONG Hans Georg Berger stampa ai sali d’argento su carta baritata, Vintage Print, Luang Prabang/Laos, 1997
MONACA IN MEDITAZIONE Hans Georg Berger stampa ai sali d’argento su carta baritata, Vintage Print, Luang Prabang/Laos, 1998
Thera au terme de son existence disent son affection respectueuse et émue pour ce moine qui fut son maître, son protecteur, son inspirateur. Chaque photographie de Hans Georg Berger a de la sorte son autonomie et produit chez qui la contemple une expérience singulière. Le regard passe d’une vue d’ensemble qui embrasse la totalité de l’œuvre, à ce moment particulier où il est arrêté par un détail qui fait évènement dans l’image. Une goutte d’eau suspendue au menton du Phra Bang, statue du bouddha et palladium du royaume pris ici de profil, crée la surprise chez le spectateur et modifie sa perception. Telle une métaphore de la régénération, elle inverse soudain l’image du sage lointain, inaccessible ; elle lui donne vie et le rend plus proche.
Cette relation d’intimité est aussi ce qui motive les nombreux portraits que réalise Hans Georg Berger. Les visages fixant l’objectif renvoient au sien, invisible. Entre eux et lui se déploie un espace inter facial, espace complice, espace de rencontre où l’échange se fait de regard à regard, sans que la parole soit jamais nécessaire. Certains portraits sont parfois plus mystérieux, comme ceux de ce vieux bonze et de ce novice pour moitié dans la pénombre, pour moitié éclairés. Ils interrogent la qualité du sentiment religieux, du détachement, de l’état monastique, et finalement, peut-être, le sens de la vie.
Mais les visages de moines en méditation, recueillis, les yeux fermés, ont encore une autre dimension, plus spirituelle. Répliques du Bouddha, ils sont des sortes d’icônes nirvaniques, emplies de ce darshan que la tradition indienne attribue aux images des temples et des lieux sacrés, des saints et des renonçants, vision du divin et aura dont la contemplation est bénéfique au dévot. Ils sont l’expression même de la compassion, d’un vide euphorique promesse de sérénité et portent en eux une force karmique qui semble éternellement présente.
A travers ces portraits comme dans l’ensemble de son œuvre, Hans entretient un rapport paradoxal au temps, partagé entre la capture sur le vif d’évènements ponctuels et éphémères, et l’évocation de périodes longues de l’histoire. Ces impressionnantes piles de manuscrits sur feuilles de latanier conservés dans les bibliothèques des monastères nous rappellent l’importance du passé et de l’écriture dans le travail de mémoire. Tout aussi parlante, cette empreinte de pied dans la poussière des chemins forestiers évoque, telle une trace archéologique, l’ancienneté de la tradition theravadin et de la culture luang prabanaise. De curieux côtoiements s’opèrent ainsi dans l’œuvre du photographe, entre profondeur historique et instantané photographique, entre éternité et impermanence bouddhiste. Mais à chaque fois, une sorte d’immanence visuelle émerge de ses images qui, à l’extrême opposé de la photographie reproductible à l’infini, se donnent, chacune, comme une apparition unique.
Catherine Choron-Baix
ALLESTIMENTO SALA ALEJANDRO ROBLES Foro Boario Arte Contemporanea . Mostra Star Makers, Oristano Fotografia di Stefano Orrù, 2021