Confluence Méditerranéenne

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NOTES DE LECTURE

L'Harmattan | « Confluences Méditerranée » 2016/4 N° 99 | pages 194 à 211 ISSN 1148-2664 ISBN 9782343108407 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2016-4-page-194.htm --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Pour qui veut tenter de comprendre le sens de ce qui se passe en Syrie depuis le printemps 2011, ce livre de Actes Sud, 2016, Yassin Yassin el-Haj Saleh est indispensable. al-Haj Saleh L’auteur est un militant syrien et un intellectuel engagé, ancien membre du parti communiste d’opposition, qui a passé plus de 10 ans dans les geôles du régime de Hafez el-Assad. Il évoque cette expérience et rend compte de l’évolution de sa réflexion dans un livre récemment traduit en français (Récits d’une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons, Ed. Les Prairies ordinaires, 2015). Aujourd’hui réfugié en Turquie, il contribue à animer un site d’information créé au début du soulèvement, alJumhuria, et y publie très régulièrement des articles de fond. « La question syrienne » regroupe pour le lecteur français une sélection de ces articles, qui s’échelonne entre mars 2011 et septembre 2015. Il faut remercier Farouk Mardam Bey, directeur de Sindbad chez Actes Sud, d’avoir pris l’initiative d’une telle publication, et d’avoir, avec l’auteur et les deux traducteurs, fait ce travail de sélection et de traduction. Yassine insiste en préambule sur leur rôle, qui découle d’un engagement commun pour la « la même cause, à la fois syrienne, libanaise, palestinienne et arabe, qui est aussi celle de l’émancipation universelle », avant de situer, en introduction, chacun des articles sélectionnés dans son contexte d’écriture. Le résultat est ouvrage à la fois limpide, et de très haute tenue. Bien au delà des évènements eux-mêmes, il nous propose une réflexion politique, au sens le plus noble du terme, sur le sens de ce qui s’est passé, sur la réalité de la société syrienne et des forces en conflit, sur le fonctionnement du système politique, mais aussi sur la nature du projet des révolutionnaires syriens. Ce projet, qu’il qualifie de « républicain », devrait donner toute leur place aux « gens du commun », dans leur diversité, sans imposer un modèle de société a priori ; il devrait surtout permettre le débat et l’expression de tous, par une « appropriation sociale du politique », « condition du contrôle social des ressources publiques ». Car la force de Yassine al-Haj Saleh est sa confiance dans ces « gens du commun », son admiration pour le courage, l’altruisme et la créativité des jeunes et des moins jeunes, des hommes et des femmes, qui ont osé défier un régime sanguinaire et pervers. La « modernisation et le développement » que ce dernier prétendait promouvoir étaient en réalité, nous dit-il, à la fois profondément inégalitaire et sans contenu humain. Il laissait de côté la plus grande

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La question syrienne, Sindbad


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partie de la population, considérée comme « traditionnelle » et objet de mépris du clan au pouvoir comme de certaines élites intellectuelles laïques. L’auteur est certes lucide sur la force du confessionnalisme, sur la capacité du régime à rallier les Alaouites à sa cause, et plus largement à faire croire aux minorités religieuses qu’il est leur seul rempart face aux islamistes. Il analyse longuement les mécanismes qui ont vu la naissance et le développement du phénomène des « chabbiha », hommes de main au service des basses œuvres du pouvoir. Mais il est aussi extrêmement critique de la dérive du nationalisme arabe, dont il fait, à côté du confessionnalisme comme système politique, et de la « nouvelle bourgeoisie » du régime, un des fondements de ce qu’il dénonce comme le « fascisme syrien ». Cette nouvelle bourgeoisie a été capable d’intégrer, d’absorber, une partie de ce qui restait de l’ancienne bourgeoisie, et se gargarise d’une « modernisation », réduite à un mode de vie consumériste et calqué sur l’Occident, se moquant des questions d’éthique et de justice sociale. Pour cette bourgeoisie, les problèmes de la société seraient dus à son caractère traditionnel, et à son arriération culturelle, et n’auraient bien entendu rien à voir avec la corruption et le despotisme. Dès 2012, la montée de la violence des deux côtés fonde l’inquiétude croissante des militants démocratiques quant au devenir de la révolution. Yassine développe l’idée de l’émergence d’un nihilisme qui prend plusieurs formes : un « nihilisme islamique » guerrier, associant violence et religiosité, comme réaction exacerbée, maladive, à la terrible violence subie par la société, qui s’oppose au « nihilisme politique » du régime, illustré par le slogan « Assad ou personne », ce qui ne signifie rien d’autre qu’« Assad ou le néant ». Mais le nihilisme dans le camp de la révolution est aussi le résultat du sentiment d’abandon, et du non-sens d’un monde qu’on ne comprend plus. Il préfère ainsi parler de « nihilisme guerrier » plutôt que de terrorisme, en insistant sur la nécessité de comprendre les racines du phénomène, ce qui ne signifie en aucun cas le justifier. Si le dynamisme de la société syrienne représente un frein au nihilisme, la violence de la confrontation ne peut que le renforcer, sous sa forme la plus extrémiste. Il plaide pour la redécouverte du concept de « république », contre la double régression d’un régime dynastique néo-sultanien, et d’un élitisme prétendument laïc, dont l’islamisme n’est que l’envers. Seule la réouverture du débat politique, l’acceptation de la pluralité et de l’hétérogénéité de la société et des idées permettra de marginaliser

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Parmi les nombreux ouvrages parus cette année sur la Syrie, celui de Jonathan Hassine mérite d’être recommandé. Abordant la question syrienne à partir du problème des réfugiés et déplacés, sans l’y réduire pour autant, il permet L’Harmattan, d’en mesurer la dimension humaine et Comprendre le Moyensociale la plus dramatique. Orient, 2016 Publié en mars 2016, l’ouvrage s’appuie sur un mémoire de master d’histoire soutenu en 2013, complété par une mission de recherche réalisée auprès du ministère de la défense en 2014. L’essentiel de l’enquête a donc été réalisée entre 2011 et 2013, mais l’analyse évoque l’évolution de la situation jusqu’en 2015, et particulièrement le raidissement de la politique des pays d’accueil que sont la Jordanie et le Liban. Jonathan Hassine, Les réfugiés et déplacés de Syrie. Une reconstruction nationale en question

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les extrémismes. En outre, le principe républicain, comme principe critique doit ouvrir aussi à la critique du libéralisme économique et rendre l’initiative aux forces progressistes. Car contrairement à une idée dominante, le communautarisme, loin de s’enraciner dans l’héritage socioculturel de la société syrienne, est le produit de la privatisation du pouvoir politique au profit d’un petit groupe. Yassine al-Haj Saleh met en évidence un mécanisme à deux faces de « publicisation d’une communauté privée » et de « privatisation de l’État », producteur de discrimination et de haine entre les communautés. L’« État apparent », non communautaire, était en réalité soumis à un « État occulte » propriété d’une famille, et à ses services de sécurité. Cette « Syrie d’Assad », dont l’auteur analyse longuement le fonctionnement dans un remarquable dernier chapitre, s’est prolongée et aggravée sous le règne du fils avec la libéralisation de l’économie et le déclin des fonctions sociales de l’État, en s’appuyant sur une nouvelle bourgeoisie de « Syriens blancs », « civilisés », composée largement de « sunnites éclairés ». Sortir du système communautariste sultanien implique alors de libérer toutes les communautés, y compris la communauté alaouite, prise au piège du régime, de promouvoir l’égalité et de desserrer l’emprise étatique par une décentralisation qui permette l’expression d’une démocratie locale et reconnaisse la pluralité de la société. Elisabeth Longuenesse


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Si le livre est centré sur la question des déplacements de population, l’auteur met d’abord en évidence les racines de ce tragique déracinement. A d’immenses manifestations pacifiques, le régime a répondu par une répression sans pitié, qui a entrainé la militarisation du mouvement, puis une réaction de plus en plus violente de l’armée, jusqu’à l’utilisation de l’aviation à partir de l’été 2012. C’est cette spirale infernale qui a d’abord provoqué les premiers mouvements de fuite de familles cherchant à échapper aux frappes du régime en se réfugiant chez des proches ou des amis. Ce n’est souvent qu’après plusieurs tentatives de retour, puis de nouveaux départs, qu’à partir de l’hiver 2011-12, un nombre croissant se décidait à franchir les frontières jordanienne, libanaise, puis turque. Le livre est ainsi construit en trois parties, comptant chacune trois chapitres, combinant développement chronologique et thématique. La première partie relate les débuts du soulèvement, jusqu’à l’émergence du problème des réfugiés dès l’hiver 2011-12, tout en incluant un détour utile sur la situation des réfugiés palestiniens de Syrie et leur instrumentalisation par le régime. L’échec d’une première tentative de médiation de la Ligue arabe début 2012 marque en effet un nouveau palier dans la crise, avec l’intensification de la répression et des destructions contre la ville de Homs. La seconde partie analyse les étapes de l’accélération de cet exode, la façon dont les pays d’accueil affrontent cet afflux et les enjeux de l’aide humanitaire. L’auteur y détaille avec pertinence les différences d’attitude des trois pays d’accueil limitrophe, qui s’expliquent par leur histoire récente autant que par leur situation démographique. La Jordanie, comme le Liban non signataire de la convention de Genève, est d’abord très réticente, et tente de contrôler l’entrée des réfugiés en imposant un garant local, mais les autorités sont vite débordées. Le Liban, empêtré dans ses contradictions internes, les laisse passer librement jusqu’au début de 2015. La Turquie, signataire de la convention de Genève avec une restriction à l’Europe, ne reconnaît pas plus aux Syriens le statut de réfugié. Pourtant, c’est encore là qu’ils sont le moins mal accueillis et que l’État leur accorde une forme de protection relative. La troisième partie, enfin, constate l’impasse des négociations internationales, qui entraine le « basculement relatif de la diplomatie à la diplomatie humanitaire », et interroge les conséquences d’une prolongation indéterminée de la présence des réfugiés dans les pays voisins. Car dès 2012-13, il devient clair qu’il ne s’agit plus d’un

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Publié par le CNRS, un éditeur Syrie, Anatomie scientifique pointu et parfois austère, et d’une guerre civile rédigé par trois chercheurs, cet ouvrage a réussi à allier la restitution très fluide CNRS Editions, 2016, Adam Baczko, Gilles des résultats d’une recherche difficile à Dorronsoro, Arthur une ambition théorique, dont on peut Quesnay discuter certaines limites, mais qui n’en reste pas moins accessible. La lecture peut donc en être recommandée à quiconque cherche à comprendre ce qui se joue en Syrie, au delà des cercles de spécialistes. Les trois auteurs, un professeur de science politique et deux jeunes chercheurs en fin de thèse, se sont rendus à plusieurs reprises à Alep et en Syrie du nord entre 2011 et 2013, ils ont rencontré des dizaines de militants en exil au Kurdistan, en Egypte, au Liban, en Jordanie en Turquie, ainsi qu’à Paris, et réalisé un très grand nombre d’entretiens par skype.

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accueil temporaire, mais de l’émergence de ce que l’auteur qualifie de « Syrie virtuelle » au sein des pays d’accueil, du fait non seulement du nombre, mais aussi de la diversité des catégories sociales concernées. La crainte de la « palestinisation » traduit l’impuissance des acteurs face à la difficulté à extraire la question des réfugiés de l’enjeu du conflit syrien. Un dernier chapitre propose une réflexion prospective autour des conditions de la reconstruction, et de la façon dont ces deux Syries, virtuelle et réelles, pourront se retrouver. L’ouvrage est complété par quelques documents en annexe, dont une chronologie détaillée fort utile de 15 pages, qui présente le fil des évènements à l’intérieur du pays, ainsi que des réunions et tractations à l’international. Reste qu’on peut regretter que l’auteur ne cite que très peu ses sources d’information, sauf de loin en loin une référence de presse, un rapport d’organisation internationale ou un entretien : on peut supposer que ce travail est le résultat d’un dépouillement systématique non seulement de la presse, mais de sources diplomatiques et militaires, mais cela aurait mérité d’être précisé. La question des sources est en effet centrale dans ce type de recherche, à chaud, dont la sensibilité suscite facilement la polémique. On n’en reconnaîtra pas moins la solidité et la précision de l’analyse, la clarté de la présentation, qui en fait une très bonne contribution à la compréhension de ce qui se joue en Syrie.


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Au départ de l’ouvrage donc, une enquête de grande envergure dans les zones échappant au contrôle du régime et en exil, et plusieurs centaines d’entretiens, en direct ou par skype, dont la liste est donnée en fin d’ouvrage. Mais ce qui fait la richesse et l’utilité de l’ouvrage, c’est aussi l’immense travail de dépouillement non seulement de la littérature existante sur la Syrie, mais aussi et surtout d’une très grande diversité de sources de presse, et le suivi très précis de l’évolution de la situation à différentes échelles, qui leur a permis de proposer au lecteur une « anatomie » des évènements, du plus proche du terrain, jusqu’aux tractations internationales, en passant par l’identification des acteurs et des groupes, locaux et étrangers, en Syrie et hors de Syrie. En outre, les auteurs ont su combiner une position engagée aux côtés du peuple syrien révolté, avec la distance du chercheur qui leur permet de nous offrir une analyse fouillée, rigoureuse, sans complaisance, des difficultés et des impasses auxquelles sont aujourd’hui confrontés les Syriens. L’ouvrage comprend quatre sections. La première rend compte de la genèse et des débuts de ce qui s’est appelé une révolution, avant de glisser dès 2012 dans la violence, puis dans ce qu’il est difficile de ne pas appeler une guerre civile. La seconde partie, la plus originale, s’ouvre sur l’analyse de l’organisation militaire de l’insurrection, mais se concentre surtout sur l’expérience de la mise sur pied d’institutions administratives et de justice dans les territoires « libérés », comprendre, échappant au contrôle du régime. La troisième partie analyse la montée en puissance des forces centrifuges, l’autonomisation des Kurdes, la radicalisation progressive des groupes armés, l’apparition des jihadistes et de l’Etat islamique, qui sont inscrites dans le contexte de l’internationalisation du conflit. La quatrième partie enfin revient sur le terrain, et tente, à travers des récits biographiques, de proposer une grille de lecture plus théorique de ce qui se joue à l’articulation entre histoires de vie et transformation sociale, en termes de mutation du capital social et de nouvelles hiérarchies identitaires. Contre certains discours dominants, relevons quelques points sur lesquels ils insistent à juste titre : le fait que l’on ne peut réduire le soulèvement (encore moins les premières manifestations) à une révolte des musulmans sunnites paupérisés : Deraa est loin d’être la région la plus paupérisée du pays, et les manifestants dans les villes sont souvent des étudiants de toutes origines sociales et communautaires ; la fragmentation à laquelle on assiste dès 2012 découle très largement de logiques externes ; l’énorme travail de réflexion et d’innovation que représentent les tentatives de mise sur pied d’une administration

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locale alternative au retrait de l’Etat ; le poids des acteurs extérieurs ; la complexité des usages de l’islam et la diversité et la mobilité des acteurs islamistes. Sur un autre plan, l’effort de réflexion théorique est appréciable, mais un peu rapide. La première question posée est bien sûr celle de la qualification du soulèvement syrien, véritable défi pour la science politique : les auteurs notent que les théories politiques ont du mal à rendre compte des facteurs déclencheurs, mais l’effort de mise en perspective du cas syrien, en se demandant comment les théories des mobilisations peuvent en éclairer la lecture et la compréhension, est nécessaire et éclairant. Ils parlent ainsi pour les premiers mois d’une « mobilisation par délibérations », qui définit une « grammaire morale », et hésitent sur le qualificatif de « guerre civile », tout au moins durant les deux premières années, où les conflits entre groupes sont rares, et où les passages d’un groupe à l’autre sont fréquents. C’est le retrait de l’Etat qui, selon eux, justifie finalement ce qualificatif. Le dernier chapitre et la conclusion reviennent sur ces débats, en se focalisant sur « l’engrenage des conflits identitaires. » Ceci étant dit, on ne peut faire l’impasse sur quelques faiblesses de l’ouvrage, sur un plan plus strictement académique. Pour commencer, il est un peu gênant que les auteurs, dont au moins deux sur les trois ne connaissent pas l’arabe, ne fassent aucune référence à des sources en langue arabe. Quand on sait la profusion des sites d’information et d’analyse qui ont été créés par des militants syriens depuis 2011, et le rôle absolument central d’internet, c’est clairement une lacune regrettable. Cela explique peut-être la quasi absence des coordinations (tansiqiyyât) dans les premiers chapitres, alors qu’elles étaient les lieux par excellence de la délibération et de la mobilisation. Sur le plan théorique, si l’inscription de ce travail dans une réflexion sur les dynamiques et les ressources des mobilisations est justifiée, les développements sur l’évolution des régimes d’identités, puis sur les transformations des formes de capital dans la société, en sont assez déconnectées. L’utilisation du concept bourdieusien de “capital social”, auquel est consacré le chapitre 11, est pour le moins approximatif et confus. En le réduisant à l’importance du réseau de relations, sans aucune référence aux rapports de pouvoir, les auteurs font disparaître la place qu’il occupe dans la théorie de Bourdieu, en le rapprochant au contraire du modèle libéral de Putnam. La notion de « capital révolutionnaire », introduite dans la suite du chapitre, est un peu plus intéressante dans une réflexion sur les ressources qui légitiment les


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positions de pouvoir en situation révolutionnaire ou insurrectionnelle. Quant au « capital économique », il est réduit au sens que lui donnent les économistes. C’est dommage, tant il est vrai que la mise à l’épreuve des modèles théoriques de Bourdieu dans ces situations extrêmes pourrait être heuristique. Sur un autre plan, bien que sans grande conséquence théorique, révélatrice est néanmoins la reprise facile de l’expression de « printemps arabe », construite par les médias occidentaux, mais certainement pas par les protestataires, comme le suggèrent les auteurs (p. 77, 85) : pour les intéressés, ce qui « fait sens », c’est bien l’expression de « révolutions arabes » (thawrât ‘arabiyya), qui circule dès le début de 2011 à partir des soulèvements tunisien et égyptien 1. Malgré ces défauts, qui résultent probablement du souci de publier rapidement un ouvrage porté par l’actualité brûlante, on ne peut qu’en recommander la lecture pour quiconque cherche à comprendre la crise syrienne. Elisabeth Longuenesse Note

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Pour dire combien l’itinéraire de Jacques Bénet (JB, 1915-2009) a proMarc Bénet, Jacques Bénet, fondément marqué son fils Marc Mohand Aarab (1947), c’est suite à l’assassinat, en sepBessaoud, Histoire tembre 2014, de Hervé Gourdel par les d’une amitié « soldats du califat », puis les carnages, Saint Maur des Fossés : début 2015, de Charlie et de l’hyper Éditions du Cellier de B, casher de la Porte de Vincennes, que le 2015, 188 pages - dont fils met en forme les mémoires de son 54 pages de documents, et photos père en s’appuyant sur des archives inédites de ce dernier. Intellectuel, chartiste et multilingue, JB était amoureux des langues peu mises en valeur - le berbère, le hongrois, le basque, il connaissait aussi l’italien, l’anglais, le latin et le grec… : quand on aime, on ne compte pas. Il suivit les cours de berbère d’André Basset à Langues O’. Histoire d’une amitié : mémoires d’un parcours riche, mais non

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1. Il me semble nécessaire de relever aussi l’usage fautif, malheureusement de plus en plus fréquent, du mot « séculaire », à la place de « séculier » : calqué sur l’anglais « secular », le mot a en français un tout autre sens, et qualifie ce qui dure un siècle.


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sans étapes ardues : en 1940, de la ligne Maginot à un stalag à Trèves, puis, suite à son évasion en 1941, son séjour clandestin dans un foyer d’étudiants parisien où il retrouva, notamment, François Mitterrand, comme lui évadé - il l’avait connu en 1934. La suite : son engagement, en 1942, dans la résistance au sein d’un mouvement d’évadés des camps allemands, la clandestinité, et, en 1944, après deux mois de prison, il réussit, via l’Espagne, à gagner l’Algérie où il est reçu par le général de Gaulle. Nommé député par de Gaulle à la deuxième constituante de 1946, il est ensuite conseiller politique de l’administration de la zone d’occupation française en Allemagne. Originaire des Ouadhias, Mohand Aarav Bessaoud (MAB, 19242002), de neuf ans plus jeune que JB, a été mujâhid, officier de l’ALN (capitaine) dans la wilâya 3, puis la wilâya 4. Instituteur, il s’est tôt engagé pour la défense et la promotion de la langue et de l’identité berbères en réaction, d’une part au système colonial, d’autre part au système de pouvoir militaire dictatorial qui plombe le FLN et à l’arabisation forcée décrétée en haut lieu. Celui-là put magnifier les Berbères d’Algérie pour le divide ut imperes, celui-ci reprit dans son fond les modalités claniques du temps long maghrébin et du beylik de l’Algérie précoloniale, rehaussées au niveau national algérien. MAB travailla à promouvoir la berbérité : il conçut le drapeau amazigh, réédifia le calendrier et les prénoms amazighs, diffusa l’alphabet tifinagh et, à la fin des années 1960, milita pour créer une « ère berbère » afin d’honorer une civilisation très ancienne trop méconnue au regard des ères musulmane et chrétienne. En 1966, il crée à Paris l’ABERC (Académie Berbère d’Étude et de Recherche culturelles) qui publia la revue Agraw Imazighen. Il reprit en mains cette Académie suite à des entrechocs avec Abdelkader Rahmani, notamment, qui le trouvait trop activiste. MAB, qui en assurait de fait la marche, en fut le secrétaire ; et le scientifique et homme de lettres Mohand Said Hanouz en fut le président, président qui finit par inspirer quelque méfiance au secrétaire 1. Pour la création de l’Académie berbère, MAB est épaulé sans conteste par JB. De ce dernier, l’engagement pour le berbère est indéniable : à la différence de la France qui, pour Charles-Robert Ageron, n’avait pas eu de « politique kabyle » – contrairement à ce qu’assuraient tels idéologues coloniaux –, JB voit dans la défense de la berbérité le fond du combat algérien ; c’est là une vue intellectuelle qui relève de l’éthique pour cet épris des langues et cultures reléguées au second plan, dont, pour cet humaniste, les particularités, même méconnues, renvoient à l’humanité. Entre JB et MAB, il y eut un vrai lien d’amitié.


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Ils échangent et s’écrivent longuement lorsqu’ils sont séparés. Les liens étroits d’amitié et d’engagement politique unissant les deux hommes sont si forts que MAB a écrit dans De petites gens pour une grande cause ou l’histoire de l’Académie berbère que « Si les Berbères, mes frères, devaient un jour se souvenir de moi au point de vouloir honorer mon nom, je leur demanderais instamment de lui associer celui de Jacques Bénet, car sans l’aide de ce grand ami des Berbères, mon action en faveur de notre identité n’aurait peut-être pas connu le succès qui est le sien. Ce serait donc faire preuve de justice que de dire : Mohand Aarav-Jacques Bénet comme on dit Erckmann-Chatrian. » JB intervient sans cesse pour lui porter aide lorsqu’il est menacé. En 1978 par exemple, sans le sou et se sentant menacé par le FLN, MAB demande à des commerçants kabyles de Paris une aide financière pour soutenir ses engagements. Il se déplace avec un revolver en poche et est arrêté en mars pour port d’armes prohibé et extorsion de fonds, condamné à deux ans de prison et, suite à un appel suspensif de la peine, incarcéré six mois durant à la prison de Fresnes. L’Académie berbère fut dans la foulée formellement dissoute. JB contacte alors des responsables politiques – il envoie, notamment, une longue lettre au garde des sceaux Alain Peyrefitte pour lui expliquer et plaider l’engagement berbériste de MAB et il obtient de venir défendre sa cause auprès de Victor Chapot, chargé de mission auprès du président Giscard d’Estaing. MAB obtint l’asile politique au Royaume Uni en 1980, et, même s’il put un temps retourner en Algérie en 1997, c’est en Angleterre que, gravement atteint aux poumons, il se fait soigner. Hospitalisé à Newport, il y décède le 1er janvier 2002. Entre JB et MAB, il y a un parallélisme et, in fine, une convergence de parcours : tous deux se sont engagés dans un décisif combat clandestin contre l’occupant. C’est en 1965 que, à la suite du départ forcé d’Algérie de MAB, JB le rencontre à Paris. Tous deux sont en accord foncier, l’un et l’autre adorent le berbère, « cette langue âpre et douce », et JB a été un proche de l’avocat Augustin Ibazizen - ce Berbère catholique de culture française, nommé conseiller d’État par de Gaulle, qui n’en dénonça pas moins la répression du printemps 1945 ; mais il récusa l’arabo-nationalisme algérien, ce pour quoi il fut menacé par le FLN. On notera toutefois une différence de fond entre JB et MAB : celui-là fut écroué et maltraité par les forces contre lesquelles il s’était engagé, celui-ci le fut, certes, par les forces françaises, mais aussi par le FLN dont il dénonça, notamment dans Heureux les martyrs qui n’ont rien vu, et le système de pouvoir dictatorial, et la sacrée option monoidentitaire arabo-musulmane qui l’emporta.

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On réalise justement, au vu du parcours de MAB, à quel point il put se désolidariser de l’appareil FLN 2. Il fut d’ailleurs d’emblée classé par la direction du FLN comme un contestataire irréductible 3. On comprendra pourquoi MAB fut engagé en 1963 dans l’insurrection de Kabylie menée par Aït Ahmed, à la tête du FFS (Front des Forces Socialistes) ; mais il fut déçu des résultats et il accusa Aït Ahmed, et aussi Mohand Ou El Hadj – qui avait succédé en mars 1959 à Amirouche à la tête de la wilâya 3 – d’avoir baissé l’échine 4 ; et, même s’il fut loin du terrain, que le printemps kabyle de 1980 incarna pour lui un rêve politique. Histoire d’une amitié rappelle aussi au lecteur que les années 1970 furent difficiles : le système Boumediene tenta de compromettre les militants berbères, MAB et même JB, avec le SOA – les prétendus « Soldats de l’Opposition Algérienne » qui œuvraient, en fait, sous l’égide du pouvoir, et dont une des missions était de contrôler l’Académie berbère. Le lecteur apprend que, dans l’été 1976, 200 abonnés à la revue Agraw Imazighene furent arrêtés. La fête des cerises tourna mal à Larbâa Nath Irathen en juin 1974 lorsque fut annulée pour cette fête l’invitation, notamment, de Lounis Aït Menguellet, un des chanteurs de chants berbères les plus appréciés : des manifestations tournèrent à l’émeute contre le pouvoir d’Alger. Sur fond de manifestations berbères, de révoltes et d’entrechocs en Kabylie, la décennie 1970 fut marquée par la répulsion grandissante que le président Boumediene inspirait aux Algériens : on relève, notamment, le match de finale de la coupe de foot algérienne, remporté le 19 juin 1977 par la JSK (équipe kabyle – sur le NAHD – Nasr athlétique d’Hussein Dey), et ponctué de huées sans fin adressées à Boumediene par des milliers de jeunes supporters kabyles. On rappellera que, en février 1971, aux fins de passer de « l’indépendance formelle » à « l’indépendance réelle », Boumediene avait nationalisé le pétrole ; d’où un paroxysme de conflits entre le pouvoir d’Alger et celui de Paris. On saisit en lisant le livre qu’ils furent ça et là dénoués par des compromis, voire, aussi, par des alignements tacites de l’un sur les positions de l’autre - ce que MAB perçut et sut dénoncer. Mais ce fut bien sous la pression du pouvoir algérien sur le gouvernement français que l’Académie berbère fut dissoute en 1978 : comme le disait Jacques Berque, même des ennemis peuvent être unis comme le sont les nénuphars par leurs racines. Au printemps 1980, les manifestations se firent contestataires suite à l’annulation sous l’égide du pouvoir d’État de la conférence de Mou-


Notes de lectures

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Notes 1. Cf. Mohand Aarav Bessaoud, De petites gens pour une grande cause, ou l’histoire de l’Académie Berbère (1966-1978), Bab Ezzeouar, Alger : L’imprimante l’Artisan, 2000, 173 p. 2. C’est déjà le cas dans son livre Heureux les martyrs qui n’ont rien vu: la vérité sur la mort du Colonel Amirouche et de Abbane Ramdane, [S.l.] : [s.n.], 1963, 137 p. ; nouv. éd. , Paris : Ed. berbères, 1991, 157 p. Dans ce livre, il dévoile par exemple les commanditaires/auteurs de l’assassinat de Ramdane Abane qui fut étranglé fin 1957 pour avoir par trop effrayé le système Boussouf depuis le congrès de la Soummam (20 août 1956). 3. Impliqué dans le « complot des lieutenants » qui visait le système Boussouf, il fut emprisonné et à deux doigts d’être exécuté par le clan d’Oujda : il fut sauvé in extremis grâce à l’intervention des colonels Belkacem Krim et Si Sadeq (Dehiles), et de Ferhat Abbas. 4. Cf. Bessaoud Mohamed Arab, Le F.F.S. : espoir et trahison, [S.l.] :[s.n.], 1966, 295 p.

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loud Mammeri sur la poésie kabyle ancienne. Grèves générales et manifestations d’ampleur se succédèrent face aux forces de l’ordre ; la répression fut lourde et sanglante : instauration de l’état d’urgence, plusieurs dizaines d’arrestations et 24 universitaires furent traduits devant la Cour de sûreté de l’État. Durant l’été, le pouvoir fit des compromis pour calmer le jeu, il libéra des militants berbères prisonniers, il leva l’état d’urgence et fit des déclarations promettant de prêter quelque attention à la culture berbère. On perçoit dans Histoire d’une amitié que, en Algérie, des identités n’avaient pas été blessées de la même manière pour tous les Algériens. Au final, les ressentis des militants de la cause berbère, tels que le lecteur les ressent, ne s’apaisèrent pas après la guerre d’indépendance de 1954-1962. Au contraire, l’indépendance algérienne étant advenue, un refoulé put faire retour, la cause berbère être mise au jour, et le non dit de la période coloniale put être dit, et même proclamé : les Algériens ne commencèrent-ils pas à percevoir après 1962 que, s’ils s’étaient libérés de la domination étrangère, il leur faudrait peut-être bien entreprendre de se libérer d’eux-mêmes ? Gilbert Meynier et Tahar Khalfoune


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« La liberté ne se donne pas, elle s’arrache ! ». Ce cri du cœur illustre Saïd CHIBANE une révolte venue de l’intérieur. Celle L’Algérie entre d’un directeur d’agences bancaires, totalitarisme et populisme, en Algérie, autodidacte âgé de 75 ans, L’Harmattan, 2016, Kabyle de la région de Tizi-Ouzou tome 1 qui, de Bouïra à Tamanrasset et autres Le temps du parti lieux, a eu tout le temps de constater, unique, 218 p., tome 2 depuis l’indépendance, comment son La Fausse ouverture ou pays est dirigé par un Etat failli. Saïd l’heure des illusions/ Chibane est un homme de terrain (il désillusions, 220 p. porte le même nom qu’un homonyme célèbre, ophtalmologue, membre du gouvernement Hamrouche [1989-1991]). Il laisse souvent éclater sa colère. D’où des jugements parfois hâtifs et de trop longues répétitions. Mais ces deux volumes sont d’une grande utilité pour comprendre le triste état d’un pays autiste, en marge de la mondialisation et « au bord de la crise de nerfs ». Pourtant, riche, mais peuplée de pauvres, l’Algérie est forte de 40 millions d’habitants et avait tout pour réussir dès 1962 avec, en sus, la manne des hydrocarbures. Pour comprendre les origines de cette gabegie, le premier tome est consacré aux trois premiers chefs de l’État, des fêtes de l’indépendance à la sanglante répression des émeutes d’octobre 1988 (600 morts ?). Au banc des accusés, le FLN, État dans l’État, parti unique (et son alter ego syndical l’UGTA). Il a confisqué les rênes du pouvoir en le transformant en régime totalitaire, après une brève euphorie des premiers moments du règne de Ben Bella. Comme dans les pays de l’Est, plus imitation de l’Egypte de Nasser, ce parti ne représente plus que lui-même et n’a de révolutionnaire que la succession d’erreurs économiques que dénonce l’auteur. Et ce, à partir de slogans creux, tel « L’industrie industrialisante » qui ont fait des Algériens des assistés important à peu près tout ce qu’ils consomment. D’exportatrice de denrées agricoles, l’Algérie est devenue dépendante, surtout après l’ouverture, sous le général Zeroual (1994-1998), du commerce extérieur. Elle a paradoxalement abouti à des importations tous azimuts. Ce qui confirme le règne de la débrouillardise en favorisant tous les trafics, celui du « trabendo », devenu sport national de l’économie parallèle. A partir, d’exemples vécus, l’auteur démonte les mécanismes aberrants du fiasco agricole, industriel et commercial où la culture des passe-droits, des pots-de-vin et autres aspects de la


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corruption gangrènent l’économie. Saïd Chibane explique en quoi l’Algérie est structurellement désorganisée et indisciplinée en raison de sa mauvaise gestion. Ce dont profitent quelques caciques du régime, la caste affairiste, ou des membres des forces de l’ordre. Ce qui attise les rancunes de jeunes laissés-pour-compte que tente peu à peu le discours, démagogue, des islamistes érigeant la religion en valeur refuge. Pourtant, et c’est un des paradoxes de l’Algérie, ce pays dispose d’intellectuels de grande valeur, de chefs d’entreprises et de cadres compétents sous-payés (universitaires, médecins…). Ils n’attendent qu’une chose : que la chape de plomb saute enfin ! Ce livre-réquisitoire souligne aussi les injustices dont sont victimes les tenants de la culture berbère. L’auteur critique Ben Bella qui, en confisquant le pouvoir avec l’aide de l’armée de l’extérieur, a multiplié les erreurs, dont celle de vouloir à tout prix rattacher l’Algérie au monde arabe, sans tenir compte du riche passé maghrébin, multiculturel et méditerranéen du pays. L’ascète Boumedienne achève ensuite de transformer le régime en dictature opaque où règnent les tripatouillages et le clientélisme d’un « système » aux mains d’une mafia politicofinancière. Il est aussi fondé sur le clanisme, la rente et l’allégeance Cet État policier, qui torture (toute puissance de la Sécurité militaire) et n’hésite pas à assassiner de grandes figures de la guerre d’indépendance (Mohammed Khider, Krim Belkacem…), conduit peu à peu le pays à une économie de pénurie que les nationalisations ne font qu’accentuer. Elle tourne à l’économie de bazar quand, en 1979, un autre colonel, Chadli Benjedid, remplace Boumedienne décédé. Malgré une timide ouverture vers le secteur privé, l’auteur cite une multitude d’exemples d’un « système » qui continue de piller le pays en se donnant bonne conscience par des institutions de façade (Assemblée nationale, Cour des comptes…), tout en livrant l’enseignement primaire à des intégristes venus du Proche-Orient. Saïd Chibane énumère les révoltes successives depuis le « printemps berbère » d’avril 1980, et donne sa propre version des « événements » d’octobre 1988. Certes, devant l’ampleur des manifestations, le pouvoir a dû céder, en partie. Ce dont profitent les islamistes. Mais l’ouverture au multipartisme et une relative liberté de la presse ne sont pas accompagnées de véritables élections législatives anticipées et d’une remise en cause du « système ». Le FLN n’est pas dissous et avorte d’un clone, le RND (en 1997), tandis que l’armée reste omniprésente. Et ce, malgré le référendum constitutionnel du 23 février 1989 qui aurait dû conduire l’Algérie sur la voie de la démocratie.

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Notes de lectures


Il s’agit d’un livre collectif dirigé par Guédiguian et Leidet. Le cinéaste Arméno-marseillais n’est plus à présenter. Quant à Gérard Leidet, il est le président du Promémo (Provence mémoire et monde Paris, Les éditions de ouvrier). Les autres auteurs sont Raymont l’atelier, 2016, 208 p. Bizot, Françoise Fontanelli-Morel, MarieNoëlle Hôpital, Bernard Régaudiat. Les éditions de l’Atelier sont connues pour publier depuis de nombreuses années l’encyclopédie « Maitron », un atlas biographique du mouvement ouvrier et social français depuis la révolution française, et d’autres pays du monde. Nombre d’Arméniens de France figurent dans le Maitron. Robert Guédiguian, Gérard Leidet, Marseille, port à d’attaches

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Tout aussi percutant, le second volume dénonce les illusions de changement à partir de 5 constitutions, que l’auteur estime « bricolées », afin que l’opacité du régime perdure. Et ce, de la « décennie noire », 1992-2000, où la population est prise entre deux terreurs, à nos jours. A retenir, le long plaidoyer en faveur du seul homme d’Etat que l’Algérie ait connu, Mohammed Boudiaf, assassiné à Annaba le 29 juin 1992, et gommé de la mémoire nationale. Humble, tribun parlant vrai, il s’entoure d’expatriés, comme lui, pour redresser le pays, et d’hommes compétents, tels Mouloud Hamrouche et le Premier ministre Ahmed Ghozali. C’est le seul Président à avoir proposé un projet de société fondé sur l’entr’aide, le travail créateur... Et ce, en faisant appel à la plus grande richesse du pays, sa jeunesse, qu’il appelle à se mobiliser, le 8 juin. Il meurt pour avoir osé dénoncer « ceux qui s’enrichissent en rond » et avoir lancé une enquête contre la corruption et les divers « services » qui ouvrent, contre sa volonté, des camps de concentration dans le Sud où s’entassent des islamistes. L’auteur n’est pas tendre pour l’actuel détenteur de la Présidence et sa folie des grandeurs. Bouteflika en est à son 4e mandat, toujours prompt, bien que cacochyme et grabataire, à sévir contre quiconque remet en cause son pouvoir (ex. affaire Benchicou, directeur du Matin, en 2004). Il y a là quelque chose qui évoque Qu’attendent les signes de Yasmina Khadra. Ayant constaté la dichotomie entre pays réel et pays légal, l’ouvrage se termine par un appel à la refondation de l’Algérie au sein d’une Seconde République. Jean-Charles Jauffret


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Dans l’Antiquité, Marseille a été fondée par des Grecs. Dès le départ cette cité portuaire était destinée à recevoir les flux de populations du tour de la Méditerranée, souvent dans des conditions difficiles, voire tragiques. Les Italiens furent les premiers à venir au XIXe, mais ils ont été victimes de pogromes de la part des marseillo-provençaux. Entre 1915 et 1923, ce sont les rescapés des génocides arménien et grec qui sont passés par ce port. Nombre de familles s’y sont fixées. D’autres l’ont utilisé pour remonter la vallée du Rhône. Plus tard, ce sont des populations algériennes qui sont venues dans cette ville désormais multiethnique. Cet ouvrage est un véritable travail ethnologique, agrémenté de dizaines de photos d’époque qui nous montrent un Marseille pluriel, mais aussi un Marseille rebelle. D’ailleurs un des chapitres est intitulé « Espérances sociales ». Mais aussi une ville compliquée au niveau syndical. Au début de la guerre froide les Etats unis ont voulu détruire les syndicats des dockers à Marseille, à Gênes et au Pirée, dirigés par les partis communistes locaux. A Marseille, ils ont financé Force Ouvrière. Mais cet ouvrage ne manque pas d’humour comme on peut le voir dans les titres des chapitres : « histoires de minots », « histoires de bistrots », « de pétanque », « de chaises sur la rue », « de cinéma de quartier » ; d’amour, de quartier, de mariages, de départs, de retours, d’exil, de bals. Mais aussi d’espérances et de combats. Histoires complexes d’une ville antique, belle et violente, complexe et sensuelle et depuis toujours multiethnique. Il faut surtout mettre en avant les centaines de photos d’époque en noir et blanc qui agrémentent ce livre collectif. Bref, une ville multiple, aujourd’hui terriblement décriée à cause de sa violence et de ses trafics. Christophe Chiclet

Voilà un titre de bande dessinée complexe, voire abscons pour le lecteur français connaissant peu ou prou la complexité socio-urbanistique de l’agglomération tentaculaire d’Athènes, qui regroupe la moitié de la population Paris, Futuropolis, 2016, de la Grèce. 200 p. Exarchia est un quartier atypique du centre d’Athènes. Il est situé entre l’école polytechnique, l’Institut français d’Athènes rue Sina et le quartier Dimitrios Mastoros (dessin), Nicolas Wouters (texte), Eξάρχεια (Exarchia). L’orange amère.

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Lykavitos sur les hauteurs. Il est aussi à une portée de manifestations de la place Syntagma où se trouvent le parlement, le ministère des affaires étrangères, de l’économie, l’hôtel « Grande Bretagne », l’ancien siège de la CIA… Bref un quartier au carrefour de l’histoire mouvementée d’une capitale qui fut le théâtre de nombre de tragédies. Quant au sous-titre « L’orange amère », néranzoula en langue grecque, il s’agit de petites oranges dont les arbres ont été plantés à la fin du XIXe siècle. Ces oranges sont immangeables tellement elles sont dures et amères. En revanche, elles ont été utilisées comme les pavés parisiens, non pas pour construire des barricades mais pour être lancées comme les pierres de l’intifada en 1943 contre l’occupant italien lors de la déclaration par les nazis du STO (Service du travail obligatoire). Les néranzoula ont envoyé à terre nombre de soldats italiens et finalement Berlin a annulé le STO en Grèce, seul cas dans l’Europe occupée. Cette bande dessinée commence bien : la première page est une photo datant du 17 novembre 1975 d’une jeune militante du groupe Rigas Feraios commémorant la révolte des étudiants de l’école polytechnique deux ans plus tôt. Cette révolte étudiante contre la junte grecque a fait tomber la dictature des colonels, remplacée par la dictature des généraux mise en place par les Américains. Rigas Feraios, du nom d’un révolutionnaire grec du XVIIIe qui souhaitait créer une fédération balkanique républicaine et multiethnique, arrêté dans l’empire austro-hongrois et livré aux Ottomans qui l’ont supplicié et tué. Ce groupe était les jeunesses du Parti communiste de l’intérieur (KKE-es) né d’une scission du Parti communiste de Grèce (KKE) en février 1968 à Bucarest. La gauche radicale grecque de la Syriza dirigée par Alexis Tsipras au pouvoir à Athènes est la fille du KKE-es. Mais après cela, la BD devient plus noire (dessins en noir et blanc) et révèle une situation du quartier largement dégradée depuis la crise économique de 2008. En 1981, les auteurs n’étaient pas nés, les premiers squats anarchistes s’étaient installés dans ce quartier populaire et de la petite bourgeoisie. Jeunes anarchistes qui n’avaient jamais entendu parler de l’épopée des anarchistes russes, ukrainiens, bulgares, espagnols. Sur la place centrale, avec ses cafés-bars, ses tavernes, dont la meilleure petite taverne chypriote grecque de la capitale, les anars, les étudiants peu studieux venaient siroter un café, une bière, un ouzo et acheter du haschich, devenu très bon marché après la chute du stalinisme-envériste en Albanie en 1991.


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Mais avec la crise économique le quartier s’est paupérisé. Les jeunes sont passés de la fumette à la piquouse et le quartier a été régulièrement attaqué par les nervis néo-nazis du parti Aube dorée et les MAT (les CRS grecs particulièrement violents). Dans presque chaque page de cette BD ont retrouve un chat noir, le symbole des anarchistes français de la CNT (Confédération nationale du travail). Mais aussi il parle du fameux chien errant qui était de toutes les manifestations de la place Syntagma où il adorait mordre les mollets des MAT et qui est devenu l’idole des manifestants. Ce chien libertaire n’avait pas de nom. On aurait pu l’appeler Rigas Féraios ou Aris Vélouchiotis, le héros de la résistance grecque de 1942 à 1945. Christophe Chiclet


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