Espérer le soleil (extrait)
Nelly Chadour
© 2012-2017 Les Moutons électriques Pour en lire plus : http://www.moutons-electriques.fr/esperer-soleil Conception Mérédith Debaque
La Grande Peste Noire. Le Grand Incendie. Le Blitz orchestré par les nazis. La Bombe de Staline… Londres a survécu à tout. En 1951, isolée dans la gangue glacée de la nuit nucléaire, la cité millénaire et ses habitants tentent de vivre comme avant. Malgré les radiations, les Rôdeurs de la Nuit, et eux-mêmes. Quand des enfants de quartiers pauvres sont enlevés par une étrange entité aux yeux incandescents, les tensions éclatent et les destins s’entrecroisent. Ainsi Vassilissa, vampire russe obligée de traquer ses semblables sous les ordres des autorités britanniques ; Satinder, jeune fille sikhe qui n’a pu empêcher la disparition de ses petits frères ; Jaime, ancien résistant espagnol désormais voué au crime organisé ou Gwen, belle héritière blessée au plus profond de sa chair et de son âme. Sous l’objectif du photographe américain Arthur Smitty se succèdent émeutes et révoltes d’une population dont le rêve impossible est de revoir le soleil une dernière fois. Née un 8 février comme Jules Verne, Nelly Chadour a étudié la littérature à Nantes et vit en région parisienne avec ses deux chats, ses livres, ses tatouages et sa radio dégueulant de la musique qui endurcit les mœurs. Après avoir versé dans l’horreur épidermique avec Sous la Peau,
chez Trash éditions, et livré la saga des aventures de Diane d’Aventin chez Le Carnoplaste, elle propose une percutante uchronie postapocalyptique.
INTRODUCTION 7 Janvier 1598 Strachnye Skazki COMME bon nombre de récits, celui-ci prend racine au plus profond des ténèbres d’une époque incertaine. À cette vertigineuse évocation de temps révolus s’ajoutent les frissons d’effroi, car il s’agit d’un conte horrible et gorgé de sang. Comme toutes les bonnes histoires, celle-ci comporte une héroïne : Vassilissa, du village de Bilibine. Par dérision, elle avait hérité du surnom de la Très Belle. L’ironie de ce sobriquet ne venait pas de ses yeux aussi étincelants que les saphirs ornant la couronne des tsars, ni de sa chevelure châtaine, scintillante de fils dorés et si abondante que ses neveux aimaient y enfouir leurs petites mains. C’était là ses seuls attraits. Car la Très Belle n’était pas gracieuse, ne savait tenir ni un foyer ni sa langue prompte aux jurons et à la franchise. Aucun homme ne souhaitait épouser une femme capable de le flanquer par terre d’un coup de poing. Ses dons s’exerçaient dans des arts masculins : la chasse où elle avait hérité sur la pommette droite d’une balafre creusée par les crocs d’une louve, et la peinture d’icônes saintes. Voilà pourquoi, à presque trente ans, elle vivait seule dans sa cabane. Mais elle ne regrettait rien et se contentait de jouer avec les marmots de ses sœurs plutôt que de rêver à ses propres enfants. Jusqu’à la dernière fête de la Nativité, elle se moquait du mariage, des commérages qu’elle faisait taire d’un seul regard de son œil trop bleu. Puis Vladimir arriva avec son escorte. Vladimir et ses boucles d’or pâle, qui ondulèrent sous la bise dès qu’il retira son bonnet de douce fourrure neigeuse. Vladimir, à la taille élancée et au visage aussi touchant que celui du Christ. Assise sur le pas de sa porte, Vassilissa mélangeait des couleurs pour donner la teinte de l’or à une méchante mixture huileuse quand une paire de bottes s’imposa dans son champ de vision. D’excellente qualité, elles étaient ornées d’éperon d’argent. Les yeux de Vassilissa remontèrent le long de jambes
nerveuses jusqu’au manteau rouge à col de fourrure blanc, et ce visage… Seigneur… Sa vue se troubla. Vassilissa qui n’avait même pas versé une larme quand la louve l’avait défigurée essuya vivement ses yeux et s’étonna de trouver sa manche mouillée. Et quand l’homme lui adressa la parole, elle eut l’impression que son âme s’était réfugiée dans ses veines pour les enflammer. L’étranger lui dit qu’il était le plus jeune fils du Tsar et qu’il devait trouver et tuer Baba Yaga. À ce seul nom, les rudes cosaques qui l’accompagnaient se signèrent. La terrible sorcière, à la sinistre renommée, semait la terreur depuis trop longtemps à travers les steppes et les villages. Vladimir avait pour devoir de mettre fin à ses exactions comme le ferait un bon seigneur. Il supplia Vassilissa la Très Belle de lui vendre son icône la plus magnifique pour le protéger de la sorcière. Il était venu trouver l’artiste, car sa réputation avait atteint l’immense Moskva et il avait pu lui-même admirer le tracé délicat de ses images pieuses. Vassilissa se leva et fit signe au prince Vladimir d’attendre sous le doux soleil d’hiver qui caressait cette chevelure d’or pur. Elle s’enferma dans son atelier à la recherche de ses œuvres les plus réussies, celles aux couleurs les plus rares, qu’elle comptait vendre au grand Monastère de Kiev. Quand elle revint auprès du bel étranger, elle tenait une pleine brassée de petites plaques de frêne et de tilleul peintes à l’effigie de la Vierge, du Christ, des anges et des saints. Elle les étala sur son perron comme une marchande ambulante et d’un geste, invita le tsarévitch à choisir. Vladimir s’agenouilla pour mieux admirer les œuvres d’art. Les yeux trop bleus de Vassilissa coururent des mains fines au nez droit, allèrent des joues pâles aux lèvres ourlées. Elle prit soudain conscience de ses propres ongles jaunes incrustés de peinture, de sa lippe gercée, de sa taille ramassée de crapaud prêt à bondir, et pour la première fois, la cicatrice profonde à son visage la répugna. Les compliments de Vladimir sur ses dons de peintre ne lui semblaient qu’une façon aimable de détourner l’attention de sa physionomie ingrate. Il choisit une petite plaquette dorée représentant Marie et son enfant. « Elle a tes yeux. » Elle n’oublierait jamais ce compliment. Il souhaita payer l’icône. Affolée, elle secoua la tête. Non, non, c’était un cadeau ! Il œuvrait au nom de Dieu pour détruire le Mal. Vladimir ne l’écouta
pas. Il lui donna trois pièces d’or. « Si je meurs, cet argent ne me servira plus à rien. Si je tue Baba Yaga, tu l’auras bien mérité. » Sur ces mots, il partit, entouré de ses cosaques. Les villageois félicitèrent la Très Belle. Tous prièrent avec ferveur pour la victoire du Prince Vladimir. La Baba Yaga ne rôdait pas souvent aux abords de leur village, mais on racontait qu’en période de famine ou d’épidémie, elle poussait ses rapines de chair fraîche jusqu’ici. Il était de notoriété qu’elle avait établi son aire dans la forêt millénaire qui étendait son enclave de branches torturées au pied des montagnes de l’Oural. On chuchotait qu’elle aimait sucer le sang des petits garçons et des aimables jeunes hommes. Vassilissa pria aussi, avec une fièvre qui ne lui était pas coutumière. Et une fois chez elle, l’esprit hanté par le beau visage du tsarévitch, elle fit fondre une à une les pièces d’or offertes par le prince. Durant trois jours et trois nuits, elle travailla à son chef d’œuvre, ne dormant point et touchant à peine aux repas que lui apportait sa vieille mère. Rien ne put la détourner de son labeur. Au matin du quatrième jour, des lamentations la tirèrent hors de son atelier, un pinceau encore entre les doigts. Une foule en pleurs se tordait les mains autour d’un cheval blanc couvert de plaies. Vassilissa reconnut la monture de Vladimir à son harnais de cuir et à sa selle cosaque peinte de rouge et d’argent. Pendant que ses concitoyens tentaient de calmer la bête folle de terreur, la Très Belle rentra chez elle, regarda l’icône qu’elle avait confectionnée avec tant de soins et estima qu’elle était terminée. Elle revêtit ses fourrures les plus chaudes, se coiffa de sa chapka en lièvre, réunit tous ses épieux en tilleul utilisés pour la chasse au loup et les glissa dans un carquois suspendu à sa ceinture. Ces préparatifs achevés, elle sella son vieux cheval et abandonna son village sans un mot à personne, l’icône serrée dans sa main droite. Elle força sa monture à galoper une journée et une nuit entière, sans quitter des yeux les montagnes de l’Oural. Elle croisa le soleil dans son ciel pâle quand elle arriva en vue de la forêt aux branches torturées. Son cheval épuisé s’effondra et resta couché sur le flanc en reniflant. Vassilissa donna des coups de pied à la pauvre bête. Peine perdue. Elle ramassa son sac de vivres et ses épieux et reprit son chemin sans un regard en arrière. À mesure qu’elle approcha l’orée sombre, elle entendit de plus en plus distinctement le grincement d’archets brisés sur des cordes distendues. Les
arbres raclaient leurs longs bras desséchés les uns contre les autres pour se réchauffer et nul oiseau n’accordait son chant à ces instruments funèbres. Une sueur glacée transit l’échine de la voyageuse. La lumière hivernale ne parvenait pas à égayer la noirceur de la forêt. Vassilissa s’arrêta pour fabriquer des torches avec des épieux, de la ficelle et de vieux chiffons imbibés d’huile. Elle en alluma une avec son briquet et avança lentement vers les arbres. La neige durcie s’enfonçait à peine sous ses bottes. Le vent n’avait pu effacer les traces gravées par les chevaux du cortège de Vladimir. La jeune femme suivit les croissants des sabots. Quand elle pénétra dans la forêt, le soleil n’avait laissé derrière lui qu’un amoncellement de nuages roses. Le crépuscule teintait la neige d’une ombre indigo. Le murmure du vent dans les ramures des arbres ressemblait aux chuchotements de conspirateurs. La voilà, elle approche. La chasseuse. Vassilissa serra les dents qui s’entrechoquaient déjà de peur et agita bravement sa torche. La flamme lécha quelques branches qui se recroquevillèrent comme des limaces au contact du sel. Les yeux étrécis, la jeune femme considéra ces sentinelles végétales avec défiance. N’obtenant plus d’autre réaction que des grincements légers sous les caresses de la bise, elle reprit son chemin, à peine rassérénée. L’entrelacs des branches au-dessus de sa tête se resserra au point de devenir impénétrable, emprisonnant des odeurs douceâtres de décomposition. Le sol n’était plus qu’une nappe d’humus solidifiée par le gel. Quelques champignons épars et des couches de lichen sur les troncs apportaient une touche de vie dans cette sombre désolation. Un petit craquement sous la botte de la jeune femme signala la présence d’un squelette minuscule : le dernier moineau assez fou pour avoir osé s’aventurer sur le domaine de Baba Yaga. Après une bonne heure de marche, alors qu’elle avançait dans des ténèbres de plus en plus épaisses, Vassilissa aperçut plusieurs arbres aux branches disloquées. L’humus noirci était piétiné et trempé d’un sang encore rouge accentuant son parfum nauséabond. Quelque chose brilla à la lueur de la torche. La jeune femme s’agenouilla et ramassa entre les racines d’un frêne gris un sabre à la lame d’argent, la chachka qu’elle avait vue accrochée à la selle de Vladimir. Son cœur bondit si violemment qu’elle suffoqua. Elle fouilla autour d’elle et découvrit de nouvelles traces qui s’enfonçaient plus loin dans la forêt. Courbée en deux, elle suivit longtemps la piste, s’arrêtant une fois pour allumer une seconde torche à la
flamme moribonde de la première. De temps à autre, elle dénichait un trésor : un bonnet de cosaque, un crucifix. Elle frissonna quand elle ramassa également trois doigts tranchés. Autour d’elle, les arbres morts craquaient et gémissaient, spectres de frênes, de bouleaux et de tilleuls que la présence de Baba Yaga avait vidés de toute vie. Le scintillement de la neige devant elle l’alerta. Elle éteignit sa torche. À une dizaine de mètres s’ouvrait une clairière baignant dans la clarté de la lune livide. Plantée sur deux troncs d’arbre dont les racines noueuses constituaient les doigts griffus de quelque oiseau monstrueux, la maison de Baba Yaga, amoncellement de bois pourri, de pierres, et d’ossements rongés de lichens, formait une excroissance nécrosée sur le tapis blanc. Et cernant la baraque sinistre, les cadavres démembrés des cosaques qui accompagnaient Vladimir, cloués aux arbres. Malgré la terreur qui lui tordit les viscères, Vassilissa étudia un par un les hommes défigurés par une douleur à jamais muette. Un sanglot de soulagement la secoua quand elle constata l’absence du beau tsarévitch à l’effroyable tableau. L’espoir renaquit et avec lui une peur nouvelle et plus insidieuse : si Baba Yaga avait capturé Vladimir, qu’en avait-elle fait ? La jeune femme empoigna fermement son icône peinte, s’agenouilla et pria. Elle pria le Christ, la Vierge, tous les anges du Ciel dont les noms lui revenaient pêle-mêle en mémoire. Elle leur demanda de lui insuffler force, courage et ingéniosité, car cette nuit, elle livrerait un combat à mort. Puis à la lumière blafarde de la lune, elle ramassa des fagots de bois, réunit branches sèches et brindilles auxquelles elle attacha des chiffons imbibés d’huile, et fabriqua une guirlande fort longue qui courut d’un arbre à l’autre et encercla le repaire de Baba Yaga. Tout en œuvrant, Vassilissa remarqua la petite lumière dansant à une fenêtre de l’horrible maison. Elle crut entendre une lente mélopée qui ressemblait aux gémissements du vent dans la steppe. Elle alluma la couronne. Des fleurs de feu s’épanouirent, sautèrent sur chaque brindille, léchèrent les branches, et se répandirent en une ronde joyeuse qui crépita et craqua dans le silence morbide de la forêt. La jeune femme rangea sa petite icône près de son cœur, alluma une nouvelle torche, dégaina la chachka à lame d’argent de Vladimir et s’avança au milieu de la clairière.
Quelque chose s’agita entre les murs sinistres. L’occupante des lieux avait vu le feu. Vassilissa poussa un hurlement de louve en levant le sabre. Toutes les fenêtres de la bâtisse s’allumèrent brusquement. Un geyser de suie jaillit de la cheminée en ruine. Le cri s’étouffa dans la gorge de la chasseuse. Une forme maigre enveloppée de guenilles effilochées apparut au sein des volutes de cendres noires. Ses cheveux auxquels étaient attachés de petits os s’agitaient autour d’elle comme une lourde cape de laine sale et ses yeux saillaient au milieu d’un visage ridé, momifié et aigu telle une lame de silex. Les prunelles de Baba Yaga, aussi jaunes que celles d’une chouette, se fixèrent immédiatement sur l’intruse. Sa bouche sans lèvres se tordit en un rictus haineux et découvrit des crocs luisants de sang frais. Elle était femme, serpent, rapace, démone et son aura maléfique dépassait toutes les descriptions apeurées des conteuses au coin du feu. Seul le désir ardent de sauver Vladimir empêcha Vassilissa de s’enfuir en piaillant. Sans même prendre d’élan, Baba Yaga bondit du toit. Son corps sembla se déployer comme un cerf-volant puis éclata en millier de lambeaux. La surprise manqua être fatale à l’humaine quand une nuée de chauves-souris s’abattit sur elle. La jeune femme sentit les minuscules dents aiguisées lui entailler les joues, le cuir de son bonnet en lièvre et de son manteau. Les petites horreurs virevoltèrent autour d’elle et Vassilissa recula vers la barrière de feu en faisant tournoyer sa torche. Les ailes membraneuses des fléaux volants grésillèrent au contact de la flamme. Ils firent mine de s’éloigner, mais dévièrent brutalement en un mouvement synchrone et se jetèrent à nouveau sur l’intruse qui entrava la déferlante de cauchemar avec le sabre. L’effet fut plus dévastateur que les moulinets de la torche. La lame d’argent coupa net les petits corps velus et une odeur de soufre prit la jeune femme à la gorge. Dans un seul et même cri strident, les chauves-souris se rassemblèrent et leurs ailes fébriles fondirent en la forme unique et effroyable de Baba Yaga. Sa peau noire absorbait le reflet des flammes qui faisaient maintenant rage dans les arbres et attaquaient les chairs gelées des cosaques. Vassilissa essuya le sang qui coulait des estafilades sur son visage, galvanisée par des bouffées d’espoir. Elle se campa, le sabre serré à deux mains, et guetta le moindre mouvement de la prédatrice. L’ignoble vieille créature pencha la tête sur le côté en étudiant la
chasseuse. Elle émit un croassement dont l’âpreté écorcha les oreilles de la jeune femme. Aux tressaillements de ses épaules, Vassilissa comprit que son adversaire riait. « Ce sac de sang a bien mérité un duel à armes égales », grinça la Baba Yaga. Elle frotta ses longues mains noires l’une contre l’autre comme pour les réchauffer et s’accroupit. Vassilissa entraperçut avec dégoût des seins flasques entre les pans déchirés de sa tunique. De son index crochu, la femme obscène fit un signe vers les arbres. Un des cadavres entravés se tordit comme une marionnette aux fils emmêlés. Une côte blanchâtre s’extirpa de son torse avec un craquement de branche brisée et se propulsa hors du corps mutilé pour atterrir dans la main griffue de Baba Yaga. La sorcière posa le long fragment osseux sur la neige. Par quelques passes et incantations, de la poussière noire se mêla d’éclats de glace au bout de ses doigts qu’elle agita en tous sens. Les débris voletèrent autour de l’os puis le tourbillon de givre, de suie et de lambeau humain forgea un long sabre effilé. La lame transparente n’en brillait pas moins d’un éclat froid et réfléchissait la danse langoureuse des flammes. Baba Yaga se jeta sur la chasseuse et Vassilissa revit les yeux de la louve qui l’avait défigurée des années auparavant. La soif de sang réchauffa ses veines, annihilant la peur. De sa lame argentée elle para le coup de sabre et envoya sa torche contre le flanc de son ennemie. Un ululement rageur fit écho au grésillement de la peau au contact de la flamme. La sorcière recula en tapotant du plat de sa main griffue les braises qui consumaient ses haillons. Ses yeux phosphorescents se fixèrent sur son adversaire et s’étrécirent entre les paupières ridées. Elle comprit que cette punaise humaine ne serait pas écrasée aussi rapidement qu’elle l’aurait souhaité. Elle lisait dans ce regard trop bleu la bestialité lupine de ses sinistres semblables qui avaient hanté les terres gelées bien avant l’arrivée des premiers hommes. La chaleur s’élevait du cercle de feu et liquéfiait la neige alentour. Le sabre de glace de Baba Yaga lui-même semblait dégoutter d’un sang de verre. L’ogresse bondit sur la fille. Vassilissa se jeta en avant au même moment. Malgré le souvenir douloureux de la louve gravé sur sa joue, elle frémit à peine quand de longues griffes lui labourèrent la poitrine. Elle para l’attaque de la sorcière avec la lame de sa chachka, et envoya une nouvelle fois sa torche en avant pour brûler son adversaire.
L’être surnaturel esquiva la flamme, saisit le coude de la femme, et le lui brisa d’une torsion du poignet. Le bois mort craquait sous les morsures du feu, aussi Vassilissa n’entendit pas ses os se disloquer. La douleur fut pourtant abominable, tellement atroce qu’elle resta la bouche béante, à aspirer des goulées d’air réchauffé par l’incendie. Avec un ricanement triomphant, Baba Yaga l’attira contre elle, retroussa ses lèvres desséchées et plongea ses crocs dans la jugulaire de la mortelle pour boire son sang à grandes gorgées goulues. La chasseuse de loups se débattit. La vie lui échappait, elle se raccrocha à la souffrance irradiant son bras gauche pour rester consciente et flanqua des coups de genoux dans les flancs de Baba Yaga qui, nullement ébranlée, continua son sinistre repas. La vision de Vassilissa s’obscurcit, ses doigts relâchèrent peu à peu le sabre qu’elle tenait toujours. Dans un ultime sursaut de survie, elle planta son arme au jugé. La chair de l’ogresse résista à peine à l’assaut tranchant. La lame en argent pénétra son dos, racla contre ses vertèbres et ressortit par son estomac, s’enfonçant légèrement dans le ventre de Vassilissa maintenue de force contre sa tortionnaire. Baba Yaga poussa un hurlement d’indicible souffrance. Une odeur soufrée envahit une nouvelle fois les narines de Vassilissa. La sorcière tenta d’écarter son assaillante, mais cette fois, ce fut l’humaine qui s’agrippa, se rappelant la gueule de la louve, sa rage, sa soif de représailles quand la chair de son visage entaillé avait dégorgé un sang épais. Elle lâcha sa chachka, empoigna la prédatrice par les cheveux en enlaçant la taille osseuse de ses jambes, et planta ses incisives dans le cou aussi sec que du bois carbonisé. Baba Yaga n’avait jamais ressenti une telle douleur ni ce sentiment étrange, tétanisant qui pulsait habituellement dans les entrailles de ses proies et rendait la douce liqueur de leurs veines plus savoureuse. Vassilissa serra les dents et tira de toutes ses forces sur le pli de chair. Un flot d’ichor noir envahit sa bouche quand elle arracha enfin sa prise. Puisque la vie s’échappait à gros bouillon de sa propre plaie à la jugulaire, alors elle ferait payer la loi du Talion à sa meurtrière avant de trépasser. Elle eut le temps d’avaler une généreuse rasade de raisiné infect avant que des mains griffues se refermassent sur son cou. Des doigts fouaillèrent sa blessure à la gorge, cherchant à la déchirer davantage. Vassilissa lâcha prise et s’écarta en
titubant. Une torpeur morbide l’envahissait et le goût du sang monstrueux soulevait ses entrailles, mais la douleur de son bras cassé la réveilla, projetant des étoiles dans son champ de vision. Elle saisit un des épieux de tilleul dans le carquois pendant toujours à sa ceinture et le pointa vers la sorcière qui s’efforçait de juguler les flots d’hémoglobine giclant de ses plaies. Si la souffrance galvanisait la volonté de l’humaine, chez la démone, elle couvrit sa vigilance d’un voile rougeoyant. Ainsi ne vit-elle pas la chasseuse plonger la pointe de l’épieu sous son sein gauche. Baba Yaga tressaillit et agrippa l’arme en émettant des gargouillis pitoyables. Une fumée grasse et épaisse s’échappa par volutes de la blessure. Vassilissa ressortit la chachka plantée dans les viscères de la femme hideuse et, d’un moulinet, la décapita. Le fil de sa vie rompu, le pantin de chair noircie s’effondra. Vassilissa ramassa la tête et la jeta dans le brasier. Un dernier hurlement rebondit d’arbre en arbre et se perdit dans le vent tandis que le corps du monstre flamba comme un bûcher funéraire. La chasseuse porta sa main valide à la plaie au cou et regarda le feu dévorer jusqu’à l’os la démone qui avait terrifié la région. Elle avait réussi, elle avait rempli la mission de Vladimir. En pensant au Tsarévitch, ses yeux fiévreux se portèrent vers la maison de Baba Yaga. Les flammes avaient gagné la bicoque et le toit n’était plus qu’une longue chevelure pétillante. Vassilissa appliqua son écharpe contre sa gorge blessée et se traîna vers la bâtisse, son bras disloqué pendant sans force. Un bouleau s’abattit à côté d’elle. La chaleur souleva ses cheveux et picota ses yeux. Comme le feu commençait à ramper le long des murs, une silhouette s’agita soudain derrière une des fenêtres. Elle tituba, puis s’écrasa contre les carreaux opaques. Le verre se brisa dans un tintement. Un homme nu tomba et se reçut lourdement sur la terre détrempée de neige fondue. Vassilissa reconnut aussitôt les boucles dorées. Mais, ô mon Dieu, il était écrit sur sa peau que le prince Vladimir avait vécu l’enfer entre les mains de Baba Yaga. Des liens entouraient encore ses poignets et ses chevilles. Les cordes avaient mordu jusqu’à l’os. Son dos et son ventre présentaient un réseau intriqué de balafres pourpres. Il se redressa sur les coudes en gémissant. Vassilissa aurait
voulu lui venir en aide, mais quelque chose l’arrêta ; les yeux du tsarévitch étaient vitreux, et les lèvres amollies bredouillaient des sons inarticulés. Alors la chasseuse pleura, car enfoncée à demi dans la tempe droite du prince ressortait l’icône qu’elle avait peinte pour lui. Baba Yaga l’avait avili, dépouillé de sa dignité et de son humanité. Vassilissa tomba à genoux et sanglota. Elle allait mourir ici sans avoir pu sauver celui qui avait éveillé en elle des sentiments nouveaux. Le tsarévitch essaya de se relever en balbutiant des syllabes sans signification. Ses yeux morts ne la voyaient pas. La jeune femme rampa jusqu’à lui et posa des doigts ensanglantés sur les lèvres du prince. « Chut, dit-elle doucement, chut… » Elle se coucha sur lui, simulant sans le savoir un accouplement moribond. La lueur de l’incendie, l’éclat de la lune et des cheveux de Vladimir, tout se fondit en une ombre grise et Vassilissa comprit que son agonie s’achevait. Elle enfouit son nez dans le cou du jeune homme, savoura l’odeur de sa peau, l’arôme capiteux de son sang. Ce parfum finit par dominer toutes les sensations pour envahir les perceptions de la chasseuse. Elle entrouvrit ses lèvres et les posa sur la jugulaire de son bien-aimé. Lentement, ses canines s’allongèrent et percèrent la peau tendre.
CHAPITRE 1 Comme toujours, Arthur Smitty fut le premier photographe sur les lieux du crime. Les bobbies écartaient tant bien que mal la foule de plus en plus compacte de curieux qui s’agglutinait autour de l’entrée de la station Mansion House. Aux lampadaires allumés en permanence, les reflets roses et verts des guirlandes de Noël clignotaient sur les uniformes sombres et les casques. Des ouvriers indiens, grelottant sous leurs vestes et leurs bonnets mités, se mêlaient aux banquiers de la City emmitouflés dans leurs manteaux coûteux, et assistaient à la ronde des policiers qui entraient et sortaient de la station pour évacuer les usagers encore à l’intérieur. Il y avait eu du vilain sur la District Line. Apparemment, plusieurs victimes et un train saccagé. Smitty bénit sa taille réduite qui lui permit de se faufiler jusqu’à l’entrée du métropolitain. Autour de son cou se balançaient deux appareils-photo, tels de lourds gris-gris de métal et de verre. Petit bonhomme entre deux âges, Arthur Smitty ne payait pas de mine avec son mètre cinquante, son ventre aussi rebondi que son nez rond et ses épais sourcils touffus. Il avait pourtant quitté la Galicie à dix ans et traversé seul l’océan Atlantique pour retrouver un oncle à New York, puis il avait été naturalisé citoyen américain. Il avait exploré les bas-fonds de la Grosse Pomme, immortalisé les morts violentes des plus grands criminels, couvert deux guerres et reçu une balle dans l’avant-bras gauche. Aux États-Unis, on le considérait comme une sorte de légende vivante. Ici, à Londres, il était un immigré parmi d’autres. Sauf qu’il avait la chance d’être blanc, anglophone et l’un des meilleurs photographes en activité. « Tout est sous contrôle, ladies and gentlemen, gardez votre calme, répétait un policier les mains levées. — Keep calm and carry on », ricana bruyamment Smitty en exhalant un énorme nuage de condensation. Le flic, un quadragénaire aux épaules tombantes, arbora un air dégoûté en le voyant. « Ah, Peeping Thumb1… Merveilleux, il ne manquait plus que toi pour
ensoleiller la journée. » Malgré l’évocation de ce surnom peu flatteur se référant à son gabarit à ras du bitume, Smitty s’esclaffa avant d’aveugler sciemment le Bobby avec le flash de son Rolleicord. « Très heureux d’apporter un soleil métaphorique pour remplacer celui qui nous boude depuis six ans, agent Wilson. — Espèce de sale petit… » L’agent incommodé par l’éclair artificiel ne put compléter son insulte. Un mouvement, comme une houle, porta la foule en avant. Une silhouette au pas traînant venait de sortir de l’ombre de la station. Les policiers s’en écartèrent à la hâte. Smitty lâcha son Rolleicord et leva son deuxième appareil, un vieux Speed Graphic qui l’avait suivi depuis la guerre civile espagnole. Il l’avait équipé spécialement pour le genre de client qui se profilait maintenant sous l’éclairage jaune des lampadaires et s’immobilisait face à un rassemblement de visages inquiets et curieux. Des rictus de mépris en plissèrent certains. Engoncée dans un vieux manteau de l’Armée rouge taché de sang et chaussée de bottes de cosaque en cuir craquelé, la nouvelle venue s’offrait en contrepoint souillon de l’élégance des Londoniennes. Seuls ornements à sa mise négligée, deux longues plaquettes de bois peintes à l’or fin et représentant des figures religieuses étaient suspendues à son cou. À première vue, elle ressemblait à une de ces émigrées russes qui traversaient régulièrement le désert carbonisé qu’était devenue l’Europe centrale pour trouver refuge au Royaume-Uni. Mais les yeux bleus, glace ardente rayonnant entre les longues mèches de cheveux emmêlées, et les canines de louve chevauchant des lèvres luisantes de sang racontaient une tout autre histoire : les autorités londoniennes avaient lâché Vassilissa Prekrasnaïa sur un Rôdeur de la nuit. Le limier préféré de Scotland Yard tenait entre ses mains pâles un crâne noirci aux orbites déformées. « Ladies and gentlemen, je vous en prie, veuillez-vous écarter des lieux de l’enquête ! » Des policiers en civil sortaient à leur tour de la station de métro. Mise impeccable, chapeau ombrant leur regard, on aurait pu les confondre avec les membres de l’honorable société du crime, mais leur costard n’avait pas le clinquant orgueilleux propre à la pègre. Les Bobbies redoublèrent d’ardeur pour
délimiter une zone de sécurité. Les protestations de ceux nombreux qui auraient voulu emprunter les transports souterrains fusèrent. Smitty réussit à passer entre deux policiers. « Požalujsta ! » cria-t-il à l’adresse de la chasseuse russe. Vassilissa Prekrasnaïa tourna ses iris phosphorescents vers le petit photographe, vaguement surprise d’entendre un mot prononcé dans sa propre langue. Ses lèvres se retroussèrent de contrariété à la vue de l’appareil-photo que Smitty brandissait. Mais trop tard pour se détourner, le flash crépita. La femme cligna un instant des paupières, étonnée de ne pas être aveuglée. Le petit Américain avait bricolé lui-même l’ampoule pour immortaliser les Rôdeurs de la nuit sans les perturber. « Pour la première fois, photo réussie de toi, dans les journaux ! » eut le temps de crier Smitty en russe avant d’être saisi par le col de son manteau. « Dégage de là tout de suite, Peeping Thurd2 », gronda un des policiers sapés en gangster. Smitty ne le connaissait que trop bien. « Oh, bonsoir, détective Wallace ! s’écria-t-il faussement guilleret. Dois-je supposer que notre chasseuse de l’Est a mis fin à la sinistre carrière du Boucher ? » Le dénommé Wallace pencha sur le fouille-merde son long nez massif et pointu. Sa mâchoire carrée claquait à chaque mot et ses yeux noirs, profondément enfoncés au fond leurs orbites ne reflétaient aucune lueur intelligente. Un requin sous une défroque humaine. Smitty l’avait déjà photographié dans ses œuvres, alors qu’il tabassait de jeunes réfugiés indiens dans un campement illégal de Hyde Park. Au lieu de le virer de Scotland Yard, ses supérieurs l’avaient transféré à la Brigade anti Rôdeurs, section spécialisée dans la neutralisation de certaines entités que la nuit nucléaire avait tirées de leur retraite. Bien qu’il eût échappé à une sanction amplement méritée, Wallace brûlait visiblement du désir d’écorcher tout vif le photographe. Malgré son insolence naturelle et son audace, Smitty se recroquevilla sous le regard meurtrier. Ce type lui collait bien plus la trouille que Vassilissa Prekrasnaïa, contrôlée Dieu sait comment par la Brigade anti Rôdeurs avec la collaboration de l’Armée britannique. « Inspecteur Wallace ? Pardon… »
Un damoiseau maigre, au teint cireux et aux cheveux filasse et si clairs qu’ils en paraissaient blancs, venait de s’interposer. Son manteau gris pendait, informe, sur sa silhouette osseuse. Il roulait les r à la manière slave. Le traducteur et le mignon de Vassilissa Prekrasnaïa, comprit Smitty en constatant que son souffle ne produisait aucune nuée vaporeuse dans l’air hivernal. « C’est Vassilissa, inspecteur. Elle souhaiterait poser pour le petit monsieur. » Aussi désemparé qu’un requin empêtré dans un filet, le flic serra et desserra son étreinte sur le col du manteau de Smitty. Un regard nerveux vers l’entrée de Mansion House prouvait clairement que l’implacable Wallace lui-même redoutait la créature. Finalement, il repoussa le photographe d’une bourrade. « Deux clichés et tu dégages ta gueule de rat. » Le reporter se rétablit comme un culbuto et souleva son chapeau : « Au nom du photojournalisme, je vous remercie ! » Il suivit le jeune homme dégingandé. Au centre d’un cercle formé par les policiers, Vassilissa se pavanait en brandissant le crâne à bout de bras, trophée durement remporté. Smitty nota les très longues dents tordues et les orbites asymétriques, anormalement larges, du tueur insaisissable qui avait ensanglanté le métro londonien pendant quatre mois. Rien de plus habile qu’un monstre pour en attraper un autre. Vassilissa Prekrasnaïa n’était pas très grande, pourtant, même les flics les plus imposants courbaient l’échine quand ils l’approchaient. Elle débordait d’une énergie sombre, rappelant les nuages de l’hiver atomique qui roulaient sans fin au-dessus du monde. À l’arrivée de Smitty, un immense sourire étira ses lèvres rouges, dévoilant une double rangée de crocs aiguisés. Un silence attentif figea les badauds et les flics. La vampire s’adressa à son mignon. En raison du débit rapide, Smitty ne put saisir que quelques mots : debout, crâne, photo. « Elle veut savoir si la pose vous plaît », dit le jeune homme pâle. Souhaitant garder les bonnes grâces de la créature, Smitty hocha la tête même s’il trouvait la posture victorieuse grandiloquente, lui qui préférait saisir ses sujets sur le vif. « Je n’aurais pas eu de meilleure idée. J’aimerais aussi que l’on refasse le moment où elle sortait de la station. » Le jeune homme traduisit rapidement et Vassilissa répondit par un grand Da !
impérial. Sacré numéro ! Smitty se demanda quel genre de femme elle avait été avant sa transformation. Il ne s’était jamais vraiment posé cette question sur les créatures de la nuit, mais il était rare d’en voir une vivante d’aussi près. Il vissa une nouvelle ampoule à son flash et s’accroupit pour avoir une vue en contre-plongée sur le ciel noir en écrin du visage livide. À l’arrière-plan, l’arche de la station de métro formait une composition parfaite. Vassilissa Prekrasnaïa baissa ses yeux de glace brûlante vers le petit photographe qui intitula mentalement le cliché à venir « les monstres aussi savent crâner ». Smitty braqua sur elle l’objectif de son Speed Graphic et marmonna une prière pour que la pellicule spéciale qu’il avait concoctée, à base d’additif alimentaire et de prussiate rouge, immortalisât les formes de la chasseuse. Sur les supports argentiques, les Rôdeurs de la nuit ne laissaient qu’une trace résiduelle vaporeuse. Le problème venait bien entendu de la présence de l’argent, tellement incompatible avec ces entités surnaturelles, qu’il anéantissait aussi bien leur corps que leur image. Et malheureusement, on n’avait guère trouvé mieux que le précieux métal pour obtenir un composé photosensible digne de ce nom. « Ne bougez surtout plus », articula lentement Smitty en se figeant également. Le jeune homme pâle répéta les instructions à Vassilissa qui se changea en statue. Le flash crépita. « On en fait une autre », dit Smitty Il ne pouvait rêver situation plus inédite et modèle plus incroyable. Si la pellicule spéciale faisait ses preuves, il deviendrait un pionnier de la photographie moderne. Tout en vissant une nouvelle ampoule, il expliqua la prochaine pose : « Le crâne devant votre visage et les mains bien en évidence qui l’enserrent. Ainsi, les Londoniens sauront qu’aucun Rôdeur ne peut se mesurer à vous. » Vassilissa Prekrasnaïa éclata d’un rire rauque de fumeuse quand son mignon lui eut tout traduit. Autour d’eux, la foule intriguée par la scène enflait et remuait. On voulait s’approcher et voir la vampire du gouvernement. Des gamins, Indiens pour la plupart, essayaient de se glisser entre les jambes de policiers. Quelques
personnes, cependant, manifestèrent leur hostilité vis-à-vis de la chasseuse : comment oublier les bombes soviétiques qui avaient rasé le reste du monde ? « Grouille-toi, Peeping Thumb », cria Wilson, le Bobby que Smitty avait aveuglé tout à l’heure. Il recula quand Vassilissa Prekrasnaïa se tourna vers lui et cracha entre ses crocs, les paupières tellement écarquillées que ses yeux immenses ressemblaient à des phares bleutés. Même la foule reflua légèrement. Ne jamais déranger une star, ricana Smitty en son for intérieur. Il se déplaça à croupetons pour ne plus avoir dans son objectif que le ciel et Vassilissa avec son visage dissimulé derrière son trophée. Comme il allait appuyer sur le déclencheur, un phénomène inattendu vint perturber la séance. Smitty crut d’abord au passage d’un projecteur de la police. Vassilissa réagit brutalement. Comme la lumière dorée tomba sur son dos, elle poussa un hurlement où douleur, surprise et colère se mêlèrent en une clameur inhumaine d’animal aux abois. Elle leva le poing vers le ciel et, en deux sauts, disparut dans les ténèbres protectrices de la station. Son mignon ne fut pas aussi vif. Les rayons lumineux baignèrent sa peau qui se cloqua en grésillant. Une odeur de chair brûlée retourna les estomacs les plus aguerris. Le jeune homme pâle glapit en portant ses bras au-dessus de lui et se précipita à la suite de sa maîtresse. Six ans après le Printemps de l’Atome, le soleil perçait la couche de cendres pour la première fois. Badauds, flics et photographes, tous levèrent la tête vers le couvercle de nuages et un silence parfait s’abattit sur Londres. La vivacité d’esprit de Smitty le sortit immédiatement de la stupeur ambiante. Une idée venait de l’électriser. Il ne se trouvait pas loin d’un endroit symbolique pour tous les Londoniens, et si le soleil daignait garder la pose le temps nécessaire, il tenait une photo merveilleuse ! « Quelle journée sensas ! » s’écria-t-il en louvoyant entre les gens. Il remonta à toute vitesse Cannon Street. La circulation s’était figée comme du sang coagulant dans les artères d’un mort. Les clients des cabs ouvraient les portières pour mieux assister au spectacle. Faisant fi des rayons pouvant blesser leurs rétines, les Londoniens contemplaient le soleil, les yeux écarquillés. Smitty
slalomait et cavalait à une vitesse qui lui rappelait ses sprints durant la guerre d’Espagne, quand il fallait échapper aux balles des franquistes. Ses jambes trop courtes s’activaient comme des pistons miniatures. Quand il arriva en vue de la Cathédrale Saint-Paul, il poussa un hourra triomphant. La luminosité sur le dôme était parfaite ! Par une chance extraordinaire, le soleil se montrait alors qu’il descendait vers l’occident. Si la couche de nuages noirs avait percé cette trouée vers midi, la photo n’aurait pas eu cette magie que Smitty recherchait. Le modèle réduit de reporter grimpa lestement sur le dossier d’un banc faisant face à un carré de gazon moribond et d’arbustes rabougris. Il mitrailla la cathédrale avec son Rolleicord. La vue la plus dégagée sur le monument était par le flanc sud-est, là où ces foutus urbanistes avaient eu la main plus légère avec les arbres et les immeubles plantés après le Blitz. En cette fin d’après-midi, les rais, en transperçant le bouclier de suie et de cendres, tombaient pile sur le dôme et lui rendaient la majesté que la morosité de la nuit éternelle avait amoindrie. La croix dorée au sommet étincela vivement et projeta elle-même une lumière céleste qui fit chanter des hosannas à un couple de petites vieilles à capes noires. « Saint-Paul’s survives », marmonna Smitty, faisant référence au fameux cliché de décembre 1940 pris par un photographe du Daily Mail. Dix ans après, jour pour jour, le timide rayon de soleil se faufilant entre les pans filandreux de l’épaisse nuée atomique était la réminiscence parfaite de la résilience britannique. Smitty ricana. En tant qu’immigré d’Europe de l’Est, naturalisé américain et exilé à Londres depuis le Printemps de l’Atome, il s’était toujours méfié de l’exaltation des valeurs patriotiques. Le monde avait bien vu ce que cela avait donné avec l’Allemagne, le Japon et la Russie… Mais quand il fallait se relever après avoir subi les pires avanies, force était de reconnaître que les Anglais n’avaient de leçons à recevoir de personne. « Et Dieu que les Anglaises sont jolies », fredonna le photographe. Peu soucieux de sa taille risible, de son embonpoint moelleux et de sa cinquantaine bien entamée, Smitty adressa un sourire canaille à deux charmantes miss. Les yeux levés vers le ciel, elles admiraient le retour inespéré du soleil. L’une d’elles pleurait même à chaudes larmes, comme si les globes oculaires fondaient sous la chaleur trop longtemps oubliée.
La lumière exceptionnelle sublimait le modelé des visages déjà transfigurés par l’émerveillement. Le cœur de Smitty s’emballa soudain : comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Il leva son Rolleicord pour immortaliser les spectateurs du phénomène solaire et se rendit compte que quelqu’un en avait eu l’idée avant lui.
1 . Jeu de mots entre Peeping Tom (voyeur) et Tom Thumb (Tom Pouce). 2 . Jeu de mots entre thumb (pouce) et thurd (merde).
FIN DE L’EXTRAIT Pour en savoir plus : http://www.moutons-electriques.fr/esperer-soleil