La vague grondante marie brennan

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La Vague Grondante Par Marie Brennan Au même moment, dans les montagnes les plus au nord de Rokugan… Un homme plus prudent, ou moins engagé, n’aurait pas tenté de quitter Shiro Mirumoto si tôt dans la saison. Même selon les critères du Clan du Dragon, l’hiver avait été rude. Le froid desserrait peu à peu son étreinte, mais il n’avait pas encore lâché prise. La neige s’élevait toujours en tas là où les laboureurs heimin l’avaient chassée des rues à l’aide de leurs pelles. Ainsi dégagée, à la faveur de la nuit, la terre se changeait en réplique miniature des montagnes. La boue, figée dans la glace, dessinait alors des vallées et des pics durs comme la pierre. Mirumoto Masashige aurait préféré attendre encore une semaine, ou même deux, avant d’entreprendre ce voyage. Bien qu’avec les années ses articulations fussent de plus en plus sensibles au froid, il ne craignait pas pour sa propre santé, mais pour celle de ses compagnons. Il leur faisait prendre des risques en partant si peu de temps après l’équinoxe, et il le savait. Mais en retardant leur départ, il aurait fait courir un risque encore plus grand à l’ensemble du clan. Et Masashige était certain que s’il devait interroger les hommes et les femmes de sa suite, ils insisteraient pour se mettre en route dès qu’il le demanderait. Même si cela devait les plonger au cœur d’une tempête de neige. Leur poser la question reviendrait à insulter leur honneur. Il ne se le permettrait jamais. Ils montèrent donc en selle dans la cour du château avant de pénétrer au cœur de l’activité grouillante de la ville. Ils traversèrent la rue principale pour rejoindre le portail. Une vague de citadins se dispersa sur le passage des sept bushi et de leurs ashigaru. Ce nombre suffirait, espérait Masashige, pour leur assurer un voyage serein vers l’ouest et le nord. Même aux meilleures époques, les montagnes du Dragon n’étaient pas les paisibles champs de la Grue. Et après un hiver aussi rude, il lui fallait prendre des précautions. Ses pensées étaient si profondément occupées par les dangers du périple qui l’attendaient qu’il n’aperçut pas la menace qui se présentait devant lui avant qu’il ne soit presque trop tard. Masashige tira désespérément sur ses rênes. Son hongre se cabra dans un hennissement aigu et alors qu’un de ses sabots s’enfonçait dans la boue, il dérapa sur son flanc. Masashige se jeta sur le côté et roula au sol. Il savait très bien que, s’il ne le faisait pas, le cheval lui tomberait sur la jambe et la briserait. Les hurlements de l’équidé couvrirent le fracas de son armure et l’informèrent que sa monture n’avait pas eu sa chance. Mais l’enfant… Avant qu’il ait pu lui-même se remettre sur pied, Masashige chercha du regard l’enfant qu’il avait failli piétiner. Il la trouva sur le côté de la rue. Elle était à genoux et tentait misérablement d’implorer son pardon. Une jeune fille d’à peu près douze ans, vêtue d’un simple kimono et du hakama d’une apprentie bushi. Elle pressait son front contre la boue recouverte de glace. « Mirumoto-ue, je vous supplie de pardonner votre imprudente servante ! » Masashige l’aida à se relever sans attendre et la scruta, à l’affût de la moindre blessure. « Es-tu blessée ? » «Non mon Seigneur. Je n’ai aucune excuse pour mon imprudence…pardonnez-moi ! »

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Une vague de soulagement s’empara de Masashige. Si j’avais blessé une enfant… « Mon Seigneur ! » Sa hatamoto, Mirumoto Hitomi, était penchée au-dessus de son cheval à présent mal en point. « Rakusetsu est sérieusement blessé. Je ne sais s’il pourra être soigné ». Masashige aurait sacrifié une douzaine de montures pour sauver la vie d’un seul enfant. Quel que soit le mal auquel les Dragons devaient faire face, quelle que soit l’offense qu’ils aient pu commettre envers la Fortune de la Fertilité, seuls les humains étaient affectés. Les animaux de leur territoire étaient épargnés. Les chevaux et les loups, aussi bien que les ours, tous prospéraient alors que les gens accueillaient de moins en moins de naissances année après année. Ce fait insidieux était apparu il y a un siècle, peut-être même plus, avant que les esprits aiguisés de la famille Kitsuki ne le remarquent. À présent, c’était indéniable. Le Clan du Dragon ne concevait pas suffisamment d’enfants. Et dans la caste des samurai, la situation était suffisamment désespérée pour que les Dragons aient recours à des mesures extrêmes. La jeune fille que Masashige venait de sauver…était-elle née au sein d’une famille de samurai ? Ou avait-elle été auparavant une paysanne ? Un shugenja Agasha avait-il perçu suffisamment de mérite spirituel en elle pour qu’on l’accepte en tant que tel et qu’on lui offre l’éducation, l’entraînement et l’identité d’une samurai ? Il n’avait aucun moyen de le savoir seulement en la regardant. En vérité, Masashige ne voulait pas le savoir. Il rassembla ses esprits et sa dignité avant de faire un pas en arrière, à une distance plus respectable. Il s’adressa à l’enfant. « Tu dois te montrer plus attentive à l’avenir. Une bushi ne craint pas le danger, mais elle doit être consciente de sa présence. » Elle s’agenouilla une fois de plus dans la boue qui accompagne le dégel. « Hai, Mirumoto-ue. » « Va », répondit Masashige. Il attendit qu’elle soit partie avant de se tourner de nouveau vers Hitomi et sa monture. Un rapide examen lui apprit la vérité. Même le meilleur spécialiste des chevaux ne pourrait pas sauver son hongre. La guérison serait trop longue, même avec une attèle pour soulager le poids que Rakusetsu porterait sur son mauvais pied. Et il ne pourrait jamais plus être monté. Seules les prières d’un shugenja auraient eu le pouvoir le soigner, mais Masashige aurait été horrifié d’implorer les kami pour un sujet aussi trivial. Par ailleurs, les Cieux eux-mêmes semblaient avoir condamné les Dragons pour un péché qu’ils ignoraient. Non, pas maintenant. Il se chargea lui-même de la nécessaire besogne et trancha la gorge de Rakusetsu afin de mettre fin aux souffrances du hongre. Ensuite, Hitomi nettoya son couteau pendant que Masashige pénétrait dans un temple voisin. Il versa une louche d’eau de la fontaine sur ses mains et sur son crâne rasé. Ensuite, il requit l’aide d’un moine afin qu’il le débarrasse de la souillure de la mort avec une baguette en papier. Lorsqu’il ressortit, un de ses bushi était retourné au château avant de revenir avec un nouveau cheval. Il se mit ensuite de nouveau en selle. À l’extérieur des murs de Shiro Mirumoto, les ennuis se profilaient. Il avait besoin de s’entretenir avec le champion du clan avant qu’il ne soit trop tard. La perte du hongre de Masashige avait perturbé ses suivants. Aucun d’entre eux n’aborda le sujet, mais il en mesura les effets à la fréquence de leurs prières et de leurs arrêts, au cours desquels ils déposaient des offrandes sur les autels disséminés tout au long de la route. Cet inquiétant présage avait marqué le début de leur voyage… Et lorsqu’ils arrivèrent au Village du Grand Pin, un autre les y attendait.

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« Où est passé l’arbre ? », demanda tout à coup Hitomi, rompant ainsi le silence qui s’était installé tout l’après-midi. Le pin se dressait normalement sur une crête à l’est du village, splendide et solitaire, visible sur des lieues à la ronde. À présent, le promontoire rocheux était tout à fait nu. En plissant les yeux, Masashige ne parvint à distinguer qu’une souche brisée, à la forme irrégulière et noircie. Des murmures gênés s’élevèrent derrière lui avant de se fondre de nouveau dans le silence. Ils passèrent devant les restes de l’arbre peu de temps avant le coucher du soleil. Une tempête hivernale l’avait sans doute couché avant que les heimin de la région n’emportent une grande partie du tronc. Masashige chargea son scribe, Kobori Sozan, d’écrire une note à ce sujet et de vérifier si les paysans avaient reçu l’autorisation de leur responsable avant d’utiliser ce matériau comme bois de chauffage. Au regard de la loi, les grands arbres tels que celui-ci étaient la propriété du daimyō local et devaient servir à la construction. Cependant, cela n’empêchait pas des heimin de s’emparer de ce bois à leurs propres fins. Et au cours d’un hiver aussi rude que celui qu’ils avaient traversé, Masashige doutait qu’ils eussent hésité à le faire. Le Village du Grand Pin n’était pas très étendu. Sa seule importance était de servir de lieu de transit pour les voyageurs. D’après leurs observations, Masashige et ses compagnons étaient les premières personnes à venir ici depuis le début du dégel. Leurs chambres n’avaient pas été préparées, le tatami était humide et sentait le renfermé. Le repas qu’on leur servit était constitué de restes de l’hiver : de vulgaires céréales bouillies avec des racines de bardane. « Pourquoi n’y a-t-il pas de riz ? » demanda Hitomi. Sanjirō, Le chef du village, s’inclina bien bas. Hitomi était une femme de grande taille et bien que son armure masquât sa silhouette élancée, en dessous, elle était tout en muscle. Elle pouvait briser Sanjirō en deux sans même recourir à son sabre. « S’il vous plaît, excusez notre humble village, Mirumoto-sama », dit-il. « Des rongeurs se sont introduits dans nos greniers à l’automne dernier : le riz qu’il n’ont pas mangé a été entièrement corrompu. Nous avons conservé ces céréales à votre attention, mais il ne nous en restera presque plus ensuite. » Hitomi grimaça, mais lorsque ses yeux se portèrent sur Masahige, il l’arrêta d’un simple mouvement de la tête. Sanjirō avait été le chef du Village du Grand Pin depuis une dizaine d’années. Il n’était pas du genre à gaver ses villageois de riz volé, pas plus qu’il ne mentirait à son daimyō. Non, les malheurs du village étaient juste un autre signe du mécontentement des Cieux. « Voilà qui ferait s’évanouir une Grue », marmonna Hitomi, après quoi elle retrouva son calme. La pénurie n’était pas étrangère aux Dragons et, à ce moment de la saison, les repas de Shiro Mirumoto n’étaient pas beaucoup plus consistants. Les choses ne s’amélioreraient qu’avec le dégel. Avec le dégel, et la faveur de Tengoku. Masashige ne pouvait plus qu’espérer hâter l’arrivée de l’un d’entre eux.

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Dans un si petit village, avec un climat toujours aussi rigoureux, il était difficile de trouver une distraction après la fin du repas. Ses bushi étaient assis épaule contre épaule autour du brasero pour conserver la chaleur à l’intérieur du cercle formé par leurs corps et parlaient entre eux à voix basse. Masashige se faufila à l’extérieur pour parer aux nécessités en observant la buée qu’il expirait dans l’air sous le clair de lune. Sur les terres plus douces, au sud, les cerisiers étaient sans doute déjà en fleurs. L’air froid et immobile diffusait les sons avec une parfaite clarté. Non loin, dans une hutte où Yuki, la femme de Sanjirō, avait préparé leur repas, il entendit une voix de femme murmurer : « Shoshi ni kie. Shoshi ni kie. Shoshi ni kie. » Le sang de Masashige devint plus froid que le vent. Dévotion pour le Petit Maître… ou, si on l’écrivait avec un caractère différent, confiance absolue envers le Petit Maître. C’était le mantra de la secte de la Terre Parfaite. La Terre Parfaite…ici, au Village du Grand Pin. La secte avait prospéré pendant des années dans l’arrière-pays des terres du Dragon, dans des villages trop petits pour être nommés. Si petits qu’ils avaient de la chance s’ils voyaient un moine de la Confrérie de Shinsei deux fois dans l’année. Les habitants de ces vallées isolées honoraient de nombreuses et étranges traditions. Ils accueillaient avec joie les enseignements de cette religion qui ne les obligeait pas à apprendre des méthodes difficiles ou à cultiver les valeurs du mérite. Il leur suffisait de faire appel à Shinsei, le Petit Maître, pour se libérer du cycle des réincarnations. Bien sûr, cette doctrine plaisait aux paysans, qui n’avaient ni le temps ni l’éducation nécessaires pour se vouer aux contraintes de la Fraternité. Trois simples mots suffisaient pour que Shinsei vienne les sauver. Au mieux, cette pratique était controversée. Les Phénix avaient déclaré hors-la-loi l’intégralité du kie et venaient punir sans merci quiconque était pris à chanter cette phrase. Qu’il soit moine, paysan, ou même samurai. De leur point de vue, il s’agissait d’une hérésie, une fausse voie, aucunement un véritable chemin vers l’illumination. Masashige n’était pas un érudit religieux. Il ne comprenait que peu de choses autour du débat sur le kie et son manque supposé d’efficacité. Il savait seulement que les fidèles de la Terre Parfaite se faisaient de plus en plus entendre ces dernières années…et devenaient de plus en plus violents. Les trouver ici, dans un point de passage clé de la route du nord, ce n’était pas la même chose que dans l’arrière-pays… Masashige oublia ses autres inquiétudes et retourna dans la maison. « Hitomi-kun. Un instant de votre temps. » Elle se leva sans hésitation et le suivit à l’extérieur. La voix s’était tue, mais Masashige éloigna Hitomi de toutes les oreilles possibles avant de lui relater ce qu’il avait entendu par hasard. Hitomi avait-elle souri un jour ? Peut-être avant le décès de son frère, mais rarement depuis et quasiment jamais ces dernières années. Ses grimaces étaient devenues caractéristiques, de même que le fut sa réponse. « Est-ce la raison pour laquelle ils n’ont pas de riz ? Parce qu’ils l’ont envoyé aux chefs de la secte ? » « J’en doute, répondit Masashige. Les Grues n’avaient que peu de riz à vendre ces dernières années. Notre pénurie est toute naturelle. Cette preuve de la propagation de la secte m’inquiète plus. » D’ordinaire, l’attention d’Hitomi lui aurait été acquise, mais à présent, elle était fatiguée et ses mains serraient les poignées de ses sabres, prêtes à les dégainer tous les deux. Ses yeux scrutaient les alentours, à droite et à gauche, et sondaient les ombres silencieuses. « Notre route devait forcément passer par ce village. S’ils ont l’intention de vous tendre une embuscade, c’est l’endroit idéal. »

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Les rapports avaient signalé qu’ils étaient devenus plus téméraires… Mais certainement pas à ce point-là. « Quel intérêt pourraient-ils y trouver ? Tuer le daiymō de la famille Mirumoto ne ferait que les marquer du sceau des criminels aux yeux de l’Empire tout entier. » « Ce sont déjà des criminels », répondit Hitomi. « Seulement sur les terres du Clan du Phénix. Ici, aucun décret n’a été promulgué contre cette secte. Il existe plusieurs chemins menant à l’illumination, Hitomi-kun, et s’il y avait ne serait-ce qu’une maigre chance que leur mantra puisse les aider à atteindre leur but, ne devraient-ils pas être autorisés à le suivre ? » La mâchoire d’Hitomi se crispa. « Ils prétendent qu’ils trouveront l’illumination après la mort, dans le paradis que Shinsei a prétendument créé à leur attention. Des gens qui croient en cette doctrine n’hésiteront pas à se jeter sur nos lames pour défendre leur cause. » Elle avait peut-être raison. Les derniers rapports qu’il avait reçus avant que l’hiver ne s’installe avaient suggéré que les fidèles de cette secte rassemblaient des armes. Voilà pourquoi il avait ordonné à sa suite de voyager en armure. Cette menace était plus importante que les loups affamés ou les habituels bandits de la fin de l’hiver. Les chefs de la Terre Parfaite prétendaient que le monde était entré dans un Âge de Déclin de la Vertu et que les samurai étaient responsables des nombreux maux de l’Empire. De tels discours étaient à la limite de la trahison…ou l’avaient déjà dépassée. Masashige inspira profondément et sentit l’air frigorifié mordre dans sa poitrine. « Quelle réponse préconisez-vous, Hitomi-kun ? » Elle répondit sans hésiter. « Empêcher la secte de s’enraciner ici, Mirumoto-ue. Nous rassemblerons tous les heimin ici et nous les interrogerons jusqu’à ce que nous sachions à combien de fidèles nous avons affaire. Ensuite nous ferons d’eux un exemple pour montrer aux autres le destin qui les attend sur cette route. » Sept bushi et leurs ashigaru : ils pourraient faire ce que proposait Hitomi. Il était presque impossible de mener des expéditions militaires dans les reliefs des montagnes. Mais ici, le problème était facile à appréhender. Facile à appréhender, mais difficile à résoudre. Suivre les conseils d’Hitomi pourrait très bien précipiter le genre de conflit armé qu’il cherchait justement à éviter. Mais ignorer ses conseils… Quel prix devrait payer le Clan du Dragon dans les jours prochains ? Quel prix pour l’Empire ? Les mâchoires de Masashige se crispèrent. Il imagina son fils à genoux à côté de Sanjirō et de Yuki, la nuque basse, prête à subir le tranchant de la lame.

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« Prendre une décision maintenant serait prématuré, dit-il enfin.J’avais déjà l’intention de parler de ce problème avec le champion du clan. Je lui rapporterai la situation du Village du Grand Pin et verrai quelles mesures auront sa préférence. » Hitomi n’approuvait pas, il le savait. Elle préférait toujours l’action rapide, même si le prix était élevé. Mais sa discipline l’emportait sur sa colère. Elle s’inclina et murmura, « Ainsi soit-il, mon Seigneur. Je ferai préparer les chevaux demain aux premières lueurs de l’aube. Et nous monterons la garde cette nuit. »

Masashige ne serait jamais assez présomptueux pour remettre en question la sagesse du divin fondateur de son clan. Le Kami Togashi avait apprécié la solitude, une caractéristique partagée par tous ses successeurs. Il n’y avait pas de meilleur endroit pour la trouver que les pics inaccessibles du nord des terres du Clan du Dragon, à la lisière de la région connue sous le nom de Grand Mur du Nord. Si cela rendait toute entrevue avec le champion du clan difficile dans le meilleur des cas… Eh bien, il ne faisait aucun doute que de bonnes raisons la justifiaient, pour tout ce qu'en savait Masashige.

Au moins, la route était toujours dégagée devant lui. Elle serpentait le long d’étroits rebords, au-dessus de pentes abruptes et à travers des passages toujours obstrués par la glace et la neige, mais elle était là. Ceux qui recherchaient la Vénérable Demeure de la Lumière sans y avoir été invités pouvaient se perdre dans les montagnes, parfois pour toujours.

La Vénérable Demeure surplombait la délégation de Masashige alors qu’elle approchait. Miforteresse, mi-monastère, elle était accrochée à la pierre nue de son pic comme les serres d’une bête gigantesque. Son seul accès passait par un ensemble d’escaliers étroits d’au moins mille marches de hauteur. À ses pieds, un amas de bâtiments attendait de recevoir les visiteurs et fournissait un abri pour ceux qui ne pourraient pas pénétrer dans la Vénérable Demeure elle-même. Des disciples silencieux prirent les rênes de leurs chevaux. Ces enfants étaient vêtus des robes simples de ceux qui s’entraînent pour rejoindre les ise zumi. Masashige monta les escaliers seul, en laissant les autres derrière lui, même Hitomi. Sur son épaule, il transportait la sacoche qui contenait les rapports de son scribe, prêt à les mettre entre des mains appropriées. Dans d’autres régions de Rokugan, cette tâche aurait été considérée comme indigne d’un daimyō de clan. Mais pas ici. Quelqu’un l’attendait en haut des marches, une silhouette immobile qui ne bougea pas d’un pouce pendant que Masashige entreprenait son ascension d’un pas régulier. Il était reconnaissable, même de loin : même parmi les ise zumi, peu se montreraient en public vêtus d’un pantalon jinbei teint en vert, et rien d’autre. Mais Togashi Mitsu était un individu d’exception, même au sein de son ordre. Alors que les samurai de l’Empire adoptaient parfois des enfants s’ils n’avaient aucun héritier légitime appartenant à leur lignée, le commandement du Clan du Dragon avait toujours été transmis au moine le plus talentueux au sein des ise zumi, quelle que soit son origine. Un jeune garçon du nom de Sō avait été accepté comme disciple à Fukurokujin Seidō après que ses parents, dont on ignore le nom, l’y eurent abandonné. C’est là que le champion du clan l’avait trouvé. À présent, Sō était devenu Togashi Mitsu, héritier du Clan du Dragon.

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La plupart des héritiers se seraient vêtus d’un sublime kimono, ou encore d’une armure. Mais les seuls ornements de Mitsu étaient ses tatouages, que sa nudité presque totale mettait en valeur de manière glorieuse. Ils recouvraient son torse, ses bras, et même le bas de ses jambes : des singes et des corbeaux, des mille-pattes et des libellules, aussi bien qu’un grand crabe à travers sa poitrine et un tigre dans son dos. Sans oublier la tête d’un dragon qui couvrait la base de son cou et la totalité de son crâne rasé. Tous étaient l’œuvre de Togashi Gaijutsu, le maître tatoueur le plus réputé parmi les ise zumi. L’hiver avait eu raison de la condition physique de Masahige. Il dut se concentrer pour ne pas paraître trop essoufflé lorsqu’il salua l’héritier du clan. « Je suis venu demander audience auprès de Togashi-ue. » « Bien sûr », répondit Mitsu. La Vénérable Demeure n’était jamais surprise de l’arrivée de Masashige. « Je vous amènerai auprès de lui dès que vous serez prêt. » J’espère que c’est de bon augure. Même un daiymō de famille devait souvent attendre avant de pouvoir parler à son Champion de Clan. Masashige abandonna sa sacoche entre les mains d’une ise zumi qui attendait derrière les portes. La femme avait rejoint l’ordre depuis peu, car seuls deux tatouages ornaient ses bras nus : un serpent et un papillon. Ensuite, il suivit Mitsu à l’intérieur de la Vénérable Demeure de la Lumière. Contrairement à la plupart des châteaux de Rokugan, ses fortifications ne reposaient pas sur des murs épais et des douves profondes. Les montagnes étaient sa première ligne de défense. Des forces étranges qui dissimulaient souvent la route constituaient la deuxième. Quiconque parvenait à les passer et désirait poursuivre son assaut sur La Vénérable Demeure était confronté à un choix : l’étroit escalier ou les falaises abruptes formées par le pic. Là où la capitale d’un autre Champion de Clan aurait des tours d’archers, la Vénérable Demeure avait des sanctuaires et des salles de méditation. Là où d’autres familles avaient des armureries et des casernes d’ashigaru, les Togashi avaient les ise zumi et leurs étranges capacités. Une atmosphère de sérénité imprégnait les lieux. La sérénité, mais pas seulement. Masashige ressentait une force surnaturelle hérisser les fins cheveux à l’arrière de son cou. Il se baigna en hâte, heureux de pouvoir quitter son armure, laquelle paraissait si déplacée dans ce cadre monastique. Lorsqu’il eut terminé, il se vêtit d’un kimono et d’un hakama des plus simples parmi ceux qui était posés à son attention. Le vent le lacérait comme des couteaux à travers le fin tissu, mais il laissa cette pensée de côté pour se concentrer sur sa tâche. Togashi Yokuni, Champion du Clan du Dragon, ne reçut pas Masashige dans une grande salle. À la place, il était assis sur une estrade sans ornement posée au-dessus d’un ravin escarpé qui tenait lieu de mur d’enceinte pour la Vénérable Demeure de la Lumière. Yokuni était vêtu d’une armure de conception antique avec une plaque séparée qui couvrait le côté droit de son corps et qui contrastait de manière saisissante avec le peu de vêtements portés par Mitsu. Masashige ne l’avait jamais vu sans cette armure, ce qui incluait le casque et le mempō qui masquait son visage. Masashige savait qu’il ne devrait pas comparer son propre champion à celui d’un clan aussi peu honorable que le Clan du Scorpion. Mais servir un homme sans n'avoir jamais vu son visage était… quelque chose de difficile.

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Mitsu s’agenouilla non loin de l’endroit où Yokuni était assis en tailleur. Masashige s’inclina bien bas de sorte que son front rencontrât la pierre, tandis que l’air glacé de la montagne caressait son crâne rasé. « Seigneur Togashi. Bien que l’hiver n’ait pas encore touché à sa fin, certaines affaires concernant vos terres ne peuvent plus attendre. J’implore votre autorisation de présenter mon rapport. » Un mouvement de la main gantée de fer de Yokuni lui demanda de continuer. Comme un homme qui composerait une peinture à l’encre, Masashige traça d’abord les grandes lignes et remit les détails plus fins à plus tard. La rudesse de l’hiver et le spectre inquiétant d’une attaque des Lions au sud. Le manque persistant de naissances au sein du Clan du Dragon. Le danger représenté par la Secte de la Terre Parfaite. Les forces exercées de tous côtés et leur menace de réduire le clan à néant. « Togashi-ue, reprit Masashige, nous devons sortir de nos frontières et forger une alliance avec les Phénix. Séparément, nos deux clans sont une proie facile pour les Lions, mais ensemble, nous pouvons leur résister. De plus, nos efforts pour résoudre le mystère de notre déclin n’ont mené à rien. De tous les clans, celui du Phénix est le plus à même de détenir la sagesse nécessaire pour nous aider. Mais ils ne le feront pas sans obtenir des concessions de notre part, et, à ce sujet, seuls deux choix véritables s’offrent à nous. Le premier serait de nous éloigner du Clan de la Licorne. Les Isawa se méfient plus que jamais des techniques meishōdō des Iuchi et de leurs autres voies hérétiques. Ils seraient ravis de nous voir fermer notre frontière ouest. Cependant, nous tirons profit de la force militaire des Licornes. Et, plus important encore, sans les alliances que nous avons forgées par le mariage, sans les enfants de ces veuves et veufs pour grossir nos rangs, nous jouerions tout notre avenir sur l’espoir que les Phénix puissent apporter une solution à notre problème. » Il marqua une pause. Même un daimyō de famille ne pouvait soutenir le regard de son champion, mais il analysa le moindre changement dans le langage corporel de Yokuni dans l’espoir d’un indice qui lui permettrait de deviner ses pensées. L’armure eut raison de lui : elle rendait Yokuni aussi impassible que la pierre sur laquelle ils se tenaient. Masashige n’avait d’autre choix que de continuer. « La seconde possibilité serait d’agir pour lutter contre la Secte de la Terre Parfaite, comme les Phénix nous y enjoignent depuis des années. Si nous pouvons éliminer ce mal à la racine, et si vous considérez qu’il s’agit en effet d’une hérésie mon Seigneur, je suis certain que Shiba Ujimitsu-dono verrait cet événement comme une preuve d’amitié envers son clan. » Yokuni s’exprima enfin. « Lorsque le grain tombe avant d’être mûr, la récolte est maigre et la famine s’ensuit. » Voulait-il dire que le temps de l’action n’était pas encore arrivé ? Masashige bénéficiait de plusieurs années d’expérience auprès de son Champion de Clan, mais il luttait toujours pour interpréter les réponses cryptiques de Yokuni. Cependant, cette fois, il lui sembla que le sens était limpide. Aucun samurai ne devrait avoir peur de la mort… Mais chaque vie perdue sape les forces du clan et, à l’heure présente, il pouvait difficilement se le permettre. « Oui, le coût serait grand. Mener une guerre dans nos propres vallées est difficile et toute attaque contre la secte est susceptible de déclencher une rébellion en réponse. Mais il y a une alternative. » Il s’inclina de nouveau devant Yokuni. « Togashi-ue, j’ai entendu des histoires à propos d’une ise-zumi dont les capacités pourraient nous épargner de verser du sang inutilement et nous préserver de ces épreuves. J’ai ouï dire que lorsque Togashi Kazue-san parle à un homme, ses mots s’infiltrent dans son esprit jusqu’à ce qu’il ne puisse plus penser à rien d’autre.

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Il perd ainsi toute volonté de se battre. Si cela est vrai, elle pourrait neutraliser les chefs de la secte et annihiler la force centrale qui rend cette menace si prégnante. Une fois débarrassés d’eux, nos chances se verraient considérablement augmentées de remettre leurs fidèles sur le véritable chemin de Shinsei, d’une autre manière que par le sabre. » Mitsu prit la parole sans que Masashige n’ait vu aucun signe de la part de Yokuni. « Le don de Kazue-san ne doit pas être utilisé à la légère, Mirumoto-ue. La mort ne détruit que le corps et ceux qui tombent en servant les Cieux améliorent leur karma pour leur prochaine vie. Mais s’immiscer dans les pensées…voilà quelque chose de différent. » « Je le suggère en connaissance de cause », répondit Masashige. Malgré son sang-froid, les mots qui sortaient était durs et aiguisés. « S’il ne s’agissait que de quelques vies contre quelques esprits, je n’hésiterais pas à dégainer mon sabre. Mais la survie de notre clan est en jeu. Que sont une poignée d’hérétiques et de rebelles comparés à cela ? » Qu’est-ce que la vie d’un seul enfant comparé à cela ? Masashige se détourna du moine et les implora de nouveau en appuyant son front contre la pierre. Il en était trop souvent ainsi : Masashige, incliné sous le poids des ennuis et sans légitimité suffisante pour prendre des décisions…pendant que Yokuni, détenteur de l’autorité, restait assis dans un silence contemplatif. Et autour d’eux, le monde glissait toujours un peu plus à la limite du désastre. « S’il vous plaît, Togashi-ue », articula Masashige de la voix la plus forte qu’il sut faire entendre. « Je vous implore de m’accorder l’aide de Togashi Kazue-san. Avec elle, nous pouvons encore éviter un massacre. » Le bruit du vent fut sa seule réponse. Puis il entendit le cliquètement de l’armure qui bougeait. Masashige leva les yeux, vibrant d’espoir. Mais ce qu’il vit l’horrifia. Yokuni était à présent rigide, sa tête jetée en arrière et son corps tout entier tremblait à l’intérieur de l’armure. « Restez calme ! », l’arrêta Mitsu en levant la main. « Il n’y a rien à craindre. Il est saisi par une vision, rien de plus. » Masashige savait que le Champion du Clan du Dragon avait hérité dans une certaine mesure de la capacité de voir l’avenir de leur Kami. Mais il ne l’avait jamais vu de ses yeux. Il attendit, les poings serrés, respirant à peine. Maintenant. Enfin. Il me dira quoi faire, et sa réponse sera juste, car les Cieux eux-mêmes l’auront guidé. Cela sembla durer une éternité. Puis les tremblements diminuèrent à mesure que le corps de Yokuni se relâchait. Mitsu s’accroupit à ses côtés, mais aucune aide n’était requise. Yokuni leva une main à son mempō avant de le retirer.

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« Je vois une vague », dit-il, sa voix à peine audible derrière le bruit du vent. « Une grande vague s’élève pour frapper la terre ». Masashige n’avait jamais vu l’océan…seulement des représentations sur des peintures et des gravures sur bois. Mais il pouvait imaginer la forme décrite par la main de Yokuni : la courbe à son sommet et sa hauteur menaçante, comme la queue d’un scorpion. « Là où elle s’abat… » La voix de Yokuni s’éteignit avant de résonner de nouveau. « Dévastation. Otosan Uchi, en ruines. D’innombrables vies perdues. » Un autre tsunami ? L’idée fit frémir Masashige. Celui qui s’était abattu sur les terres du Clan de la Grue trois ans auparavant avait semé le chaos à travers tout Rokugan. Il était responsable des pénuries de nourriture et de la domination de la cour par le Clan du Scorpion. La Capitale Impériale avait été en grande partie épargnée, mais elle n’aurait peut-être pas de nouveau cette chance. « Je vais envoyer un messager immédiatement pour informer Kitsuki Yaruma-san », répondit Masashige. « Il préviendra l’Empereur ». Mais Yokuni secoua la tête avant de reprendre la parole. « Dépouillées par la vague, les terres en friches deviennent un champ de bataille. Sur la plaine aride, l’ennemi n’a nulle part où se cacher, aucun abri pour se protéger de la puissance de l’Empire. Il… » Il était presque impossible d’apercevoir ses yeux, cachés dans l’ombre de son casque, mais Masashige avait la sensation que Yokuni regardait loin derrière lui, en direction des terres qui n’étaient pas les leurs. « Il doit en être ainsi », murmura Yokuni. « Si la bataille doit avoir lieu, alors menons-là sur les terres arides. Nous ne pourrons vaincre qu’à cette condition. » Pas une vague en tant que telle. Pas un tsunami. Yokuni parlait par métaphores. Ce dont il avait la vision était quelque chose d’entièrement différent. Masashige craignait que cette chose n’ait rien de commun avec les périls qu’il était venu évoquer ici. Le champion du clan porta enfin son attention sur Masashige. « Préparez vos bushi. Portez ce message aux daimyō des familles Agasha et Kitsuki : le Dragon doit finalement sortir de ses frontières. Ce qui se produit dans nos montagnes n’est qu’une chute de gravillons comparé à l’avalanche à venir. »

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Togashi Yokuni — Champion Énigmatique du Clan du Dragon 11


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