Pont saint esprit mantese debut

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Collection LoKhaLe

Pont-Saint-Esprit, les cercles de l’enfer roman

Laurent Mantese

Suivi de « Pont-Saint-Esprit, autour de l’Affaire du Pain Maudit » par Jean-Pierre Favard

La Clef d’Argent


Collection LoKhaLe dirigée par Jean-Pierre Favard

Parce qu’une histoire se déroule forcément quelque part…

De Laurent Mantese, on peut lire : Recueils de nouvelles Contes des nuits de sang ( Malpertuis, 2011). Le comptoir des épouvantes ( Malpertuis, 2012). Romans L’or des princes (Malpertuis, 2015). Pont-Saint-Esprit, les cercles de l’enfer (La Clef d’Argent, 2015).

ISBN 979-10-90662-26-1. Collection LoKhaLe nº 2. ISSN 2428-0542. Dépôt légal octobre 2015. Pont-Saint-Esprit, les cercles de l’enfer © Laurent Mantese, 2015. « Pont-Saint-Esprit, autour de l’Affaire du Pain Maudit » © Jean-Pierre Favard, 2015. Couverture : © Philippe Gontier et Léo Gontier, 2015. © La Clef d’Argent, 2015, pour la présente édition. Conception et mise en pages : Philippe Gindre. Relecture : Nicolas Soffray. La Clef d’Argent, 9 rue du Stade, 39110 Aiglepierre, France. www.clef-argent.org


Introduction Parce qu’une histoire se déroule forcément quelque part, la collection LoKhaLe trouve son inspiration près de chez vous. Dans des lieux que vous connaissez bien. Autour de faits dont vous avez sans doute entendu parler. Mais rassurez-vous, si vous n’êtes pas du coin, vous ne vous sentirez pas exclus pour autant. Parce qu’il est de notoriété publique que l’universel prend sa source dans le particulier. Et que ce qui se passe ici aurait très bien pu se produire ailleurs. Ou pas. Au-delà de la fiction, l’ouvrage que vous vous apprêtez à découvrir propose également un article de fond, placé en postface. Ce texte vous permettra de poursuivre votre lecture et d’approfondir certains points abordés dans le roman. Pour ce second volume, la collection LoKhaLe a décidé de quitter les terres du Jura pour prendre la direction du sud de la France – du Gard en l’occurrence – et plus précisément de la ville de Pont-Saint-Esprit. Située à la confluence de l’Ardèche et du Rhône, Pont-Saint-Esprit doit son nom à l’ouvrage d’art qui s’y dresse. Ce pont, 7


le plus ancien à enjamber aujourd’hui encore le Rhône, y fut édifié entre 1265 et 1309 à l’initiative d’Alphonse de Poitiers, frère de saint Louis. Dès sa construction, il fit de cette ville un point de passage obligé tant pour les hommes que pour les marchandises. Mais si Pont-Saint-Esprit possède une histoire riche et glorieuse, elle fut aussi le théâtre d’une tragédie mémorable : un empoisonnement collectif qui toucha au mois d’août 1951 plus de 250 personnes, causa 7 décès et nécessita plus de 50 internements psychiatriques. Un drame qui, aujourd’hui encore, nourrit bien des fantasmes et alimente bien des théories, des plus sérieuses aux plus extravagantes. C’est sur cette trame historique que Laurent Mantese a choisi de baser son récit. Non pour édifier ou pour choquer, mais bien – comme il le rappelle lui-même dans l’avertissement au lecteur qui précède son récit – pour rendre hommage. À propos de l’auteur du récit Pont-SaintEsprit, les cercles de l’enfer : Laurent Mantese a publié à ce jour deux recueils de nouvelles, Contes des nuits de sang et Le comptoir des épouvantes, ainsi qu’un roman, L’or des princes. Ces trois ouvrages ont paru aux éditions Malpertuis chez qui l’auteur a également participé à l’anthologie L’amicale des jeteurs de sorts. Le fantastique de Laurent Mantese, servi par un style d’une grande précision et d’une non moins grande efficacité, puise son inspiration chez les maîtres du genre : Jean Ray, Guy de Maupassant, Edgar Allan Poe ou encore H. P. Lovecraft. On aurait tort de croire pour autant que Laurent Mantese n’est pas un 8


écrivain de son temps : ancrer ses récits dans le quotidien, s’inspirer de faits réels afin d’alimenter son imaginaire, voilà qui caractérise au premier chef sa méthode de travail. Et le récit qu’il livre ici en est la preuve plus que flagrante. Un texte empreint d’une grande humanité qui puise son inspiration dans un passé pas si lointain. Et c’est bien ce qui le rend si inquiétant. À propos de l’article, « Pont-Saint-Esprit, autour de l’Affaire du Pain Maudit » : plutôt que de solliciter l’un des spécialistes du drame en lui demandant de livrer sa version des faits, il nous a paru opportun de tenter la synthèse des principaux articles parus, tant les avis divergent encore sur le sujet. En effet, à ce jour, l’affaire dite du « pain maudit » de Pont-Saint-Esprit n’a toujours pas trouvé d’explication officielle. Plus exactement, il en existe une, mais pour beaucoup elle demeure insatisfaisante. Vous l’aurez compris, ce travail n’a donc nullement la prétention de clore le débat. Notre volonté, en publiant ce livre, n’est pas non plus de susciter une quelconque polémique ni de réveiller un passé tragique et forcément douloureux. Notre seul souhait est de donner à lire un texte fort et de l’accompagner des éléments historiques, scientifiques et contextuels qui en permettront la compréhension et la mise en lumière. Vous trouverez également en fin de volume une bibliographie qui vous invitera à poursuivre votre lecture et vous renverra notamment aux documents ayant permis la rédaction de l’article de synthèse. 9


Enfin, un court article vous fera découvrir l’origine des différents éléments graphiques qui ont permis à Léo et Philippe Gontier de réaliser l’illustration de couverture.

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Avertissement Le texte qui suit est une œuvre de fiction inspirée de faits réels. Il mêle un narrateur imaginaire aux événements qui se sont déroulés au mois d’août 1951 dans la commune de PontSaint-Esprit, dressée au bord du Rhône entre les confins du Gard et les portes de l’Ardèche. Ce récit ne cherche pas à convaincre ni à fournir une autre explication aux scènes qu’il décrit, toutes authentiques, que celle d’une intoxication due à l’absorption d’ergotamine, un neurotoxique puissant présent dans la farine destinée à la panification, provoquant hallucinations et gangrènes, et dont Bosch, Bruegel et Grünewald ont peint dans leurs tableaux les effets terrifiants. L’essentiel est ailleurs. Lorsque l’on se penche sur les archives et les comptes-rendus médicaux de l’époque, on réalise à quel point le calvaire des habitants fut grand. Ce texte, en essayant de donner l’image la plus saisissante possible des souffrances qu’ils ont pu endurer, n’a pas d’autre ambition que de leur rendre hommage. Laurent Mantese

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« L’homme s’en va vers sa demeure éternelle, et les pleureurs parcourent les rues. » L’Ecclésiaste.

« Nous avons assisté en somme à une lutte entre les structures profondes mentales et les envahissements illusoires. » Gaston Giraud.


Pont-Saint-Esprit Les cercles de l’enfer J’approche les 90 ans. À présent que la mort, cette vieille fée capricieuse penchée sur le berceau des hommes, n’a plus un grand chemin à parcourir avant d’étendre ses longues ailes noires au-dessus de mon front, je voudrais, sans rancune ni colère, sans souhaiter non plus à cette tardive confession une approbation qu’elle ne recherche pas, livrer à la postérité le compterendu des événements qui se sont déroulés dans la petite cité rhodanienne de Pont-Saint-Esprit en ce funeste mois d’août 1951, lorsque la terreur et la folie, emportées avec elles par les anges du ciel, sont descendues sur nos âmes livrées à la stupéfaction. Ces heures d’épouvante, pour lesquelles on a émis tant d’hypothèses 1, je ne cherche pas à les présenter sous un jour qui me soit favorable, quoiqu’elles aient transformé ma vie en un affreux caveau où je me tiens à l’étroit depuis plus de 60 ans. Je demande simplement qu’on me prête la légitimité d’avoir pris part, malgré moi, à l’enchaînement des faits ayant abouti aux tragédies que l’on sait, et qu’on laisse s’épancher un 1. Voir la bibliographie en fin de volume.

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peu un cœur devenu froid et lourd comme une pierre. D’un bout du monde à l’autre, la créature humaine assassine, détruit, s’employant à briser avec une ingéniosité sans cesse croissante le lien sacré qui l’unit au vivant. Des catastrophes inouïes ensevelissent des peuples entiers. Pourtant, ces clameurs épouvantées, ces fléaux, ces légions de cadavres ne sont rien en comparaison du mal étrange qui s’est abattu en ce mois d’août ensoleillé sur cette petite cité gardoise qui comptait à l’époque à peine cinq mille âmes oublieuses peu à peu des années noires de l’Occupation. * J’arrivai à Pont-Saint-Esprit au matin du 11 août. J’avais 24 ans. Je revenais dans mon village natal après 3 ans d’études à Lille. J’étais jeune et beau, solide et gaillard comme une haute branche de chêne, franc comme une poignée de main. Moi qui, depuis l’adolescence, ne rêvais que d’art roman, d’arcs en ogive et de voûtes en pierre, je venais d’obtenir ma Maîtrise ès Arts et je souhaitais, en vue d’une thèse sur les monuments remarquables du Gard, étudier le Prieuré Saint-Pierre de la ville, la septième « fille » de l’abbaye mère de Cluny, dévastée au XVe par les guerres de religion, reconstruite à la Révolution et saccagée à nouveau par les habitants de la ville en 1798. À mon arrivée, je me rendis directement chez ma mère, rue d’Arcole, où je retrouvai ma petite chambre sous les toits, juste à l’orée de la partie la plus ancienne du cimetière dont je voyais s’aligner, depuis ma fenêtre, les pierres 16


tombales, les chapelles et les caveaux disposés en carré. Je passai mes premiers jours de résidence dans un état de ravissement provoqué tout autant par le bonheur du retour au pays natal, la joie de mettre en pratique la science inculquée par mes maîtres, que par la profondeur du ciel et le sourire de Julie, une jeune Spiripontaine 1 croisée à deux reprises dans la Grand’Rue et que j’avais connue sur les bancs de l’école. Je me rendais au Prieuré le matin, prenais des notes, établissais des plans et des croquis, puis retournais manger chez ma mère, m’octroyant à la fin du repas une sieste légère avant de passer le reste de l’après-midi à pêcher au bord du Rhône ou à me promener le long des chemins verdoyants depuis lesquels on apercevait parfois la façade mouchetée de roses d’une vieille chaumine. C’est à partir du vendredi 17 août 2 que cette belle quiétude commença à vaciller. Je me levai ce matin-là plein de vigueur et d’entrain. Le ciel était d’une clarté infinie. Je décidai de ne pas me rendre au Prieuré et de flâner dans les rues, espérant sans trop me l’avouer croiser la jeune fille dont j’ai déjà parlé. Tandis que je déambulais au cœur de ses venelles, de ses passages voûtés et de ses places pa1. Spiripontain(e) : habitant(e) de Pont-Saint-Esprit. 2. Les premières intoxications semblent avoir eu lieu le 16, les premières hallucinations à partir du 18. Là comme ailleurs, les avis divergent, certains cas pouvant être rattachées selon les interprétations à la date du 11 août.

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vées aux maisons médiévales, ma cité natale me parut bien vivante quoiqu’elle gardât encore, comme tant d’autres à l’époque, les stigmates évidents de la guerre. La ville avait été occupée par des unités italiennes et allemandes en 1943 et affichait toujours les ravages du bombardement de l’été 1944, au cours duquel quarante appareils alliés avaient détruit une partie du centre-ville et causé dix-neuf victimes civiles. Pont 1 était belle et joyeuse. Une armée d’enfants de tous âges se poursuivaient dans les ruelles poussiéreuses ou jouaient à la balle; les anciens chauffaient leur carcasse sur les bancs de la ville ou jouaient aux boules sous les arbres du Boulevard Gambetta; les femmes rangeaient les chambres ou préparaient les repas tout en surveillant les péquchets 2, le nez à la fenêtre de leur cuisine d’où s’échappaient des odeurs de fritures et des senteurs de thym fraîchement coupé. Des chats, des chiens – qu’on trouvait à l’époque en grand nombre dans les familles – déambulaient sur les trottoirs ou s’allongeaient avec orgueil sur les porches des demeures que venait dorer le beau soleil d’été. Le linge immaculé pendait aux balcons… Oh ! comme je ressens aujourd’hui encore, à cette évocation, la soif de vie qui animait ces années d’après-guerre ! Combien je me rappelle l’ardent désir de mes concitoyens d’oublier, par 1. Pont : diminutif donné à Pont-Saint-Esprit par ses habitants. 2. Péquchet : Terme patois, équivalent de môme, ou mioche.

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tous les moyens modernes à leur disposition, les années de peur et de privations ! Le village, d’ailleurs, était d’autant plus rayonnant que l’on s’apprêtait à fêter le 1er septembre – la fête votive qui se déroulait en même temps que la Grande Foire sur les Allées du Nord et du Midi. Je me promenai une heure, peut-être deux, puis je me rapprochai de la rue principale et pénétrai dans l’épicerie Bouchon, où j’achetai des victuailles en prévision du repas de midi, que je comptais passer dans un joli coin herbeux au bord du Rhône. Je flânai, ensuite, devant les commerces de la Grand’Rue; la droguerie Soulier, les boucheries Bouillard et Gaillard, l’électricien Chambon, l’ébéniste Morgan, la pâtisserie Karibian… où, malgré une belle affluence, je fus forcé de constater à mon grand désarroi l’absence de Julie. Je décidai de rentrer dans le café du village et de la guetter depuis la devanture. On est plein d’idées drôles, à 20 ans. Le café, à cette heure, était presque vide. Au comptoir, deux ouvriers d’une quarantaine d’années buvaient un verre en discutant d’une voix forte, l’un d’eux se plaignant notamment de dérangements intestinaux qu’il subissait depuis le matin et dont il s’expliquait mal l’origine. Tous deux portaient des salopettes de toile bleue et des gilets laissant voir les manches d’un gros tissu blanc. Leurs cheveux étaient plats, leurs sourcils épais, leur visage long et d’aspect anguleux. La tenancière me servit un verre de lait. Je me calai dans ma chaise, ravi, guettant la silhouette tant espérée au milieu des femmes qui 19


poussaient leur cabas sur le pavé de la rue. Une troupe de gamins passa en trombe. Tout à coup, sans rien autour de moi qui eût pu expliquer un tel changement, je forgeai dans mon esprit l’image détestable d’enfants au crâne chauve et au sourire sans joie, accroupis à l’angle d’un lavoir, dépeçant avec soin de pauvres chats errants. Je fronçai les sourcils, inquiet de cette intrusion mentale d’autant plus choquante à mes yeux que j’étais d’un tempérament égal, nullement porté à l’introspection maladive, et d’un naturel optimiste et bienveillant confinant même parfois, aux dires de mon père, à la naïveté. Je regardai les deux ouvriers. Ils avaient cessé de parler. L’un d’eux baissait la tête, l’air morne, tandis que l’autre avait levé les yeux et semblait observer avec une attention extrême quelque chose au plafond. La tenancière, ronde et joviale, continuait de briquer sa vaisselle. – Ça alors ! murmura l’homme. Un sourire crispé étira ses lèvres charnues, son regard papillonna au plafond comme si quelque chose de parfaitement incongru se tenait là, sous ses yeux écarquillés, entre les poutres de bois clair et les voliges jointes. Il leva une main tremblante, répéta encore « Ça alors ! », d’un air stupide. – Tu dis ? demanda son voisin. Le sourire béat disparut des lèvres de l’homme, une ombre soudaine obscurcit son visage. Il baissa la tête, honteux, et fixa son verre avec un air de contrariété évident. – Qu’est-ce que t’as, Jean ? demanda la tenancière. T’es tout pâlot ! 20


L’homme ne répondit pas, mais, brusquement, il tourna vers moi un visage exsangue aux mâchoires saillantes sur lequel se lisaient une incrédulité et une inquiétude qui produisirent sur mon âme une impression pénible. Ce visage effrayé sans raison, ce premier effet visible du mal qui allait s’acharner sur nous si longtemps, faisant sept morts, des dizaines d’internés psychiatriques et plus de deux cent cinquante malades, je le revois avec une netteté stupéfiante que n’a pas altéré le passage du temps. Je me levai, oppressé, désireux tout à coup de me trouver à l’air libre. Je traversai le café, parvins sur la chaussée. Au même instant, de la rue, monta un gémissement. Un enfant d’une dizaine d’années, agrippant ses mains blanches à la robe de sa mère, se pliait en deux et grimaçait affreusement. Il y eut un attroupement. On entoura la mère et le petit, quelqu’un conseilla le cabinet du Dr Gabbai, qui n’était guère éloigné. Je pressai le pas. Le reste de la journée se passa sans autre incident notable, mais je retournai chez ma mère plus tôt que prévu et ne sortis plus de la maison. Le soir, dans la cuisine, alors que nous étions Premières pages roman devant de Laurentnotre Manteseassiette Pont-Saint-Esprit, les attablés tousdudeux de soucercles de l’enfer (La Clef d’Argent, 2015). © 2015, Laurent Mantese. pe, sous l’ampoule jaunâtre de l’abat-jour qui jetait sur nos aliments une lumière triste, ma mère me demanda : – T’as entendu ce qui est arrivé aux petits-enfants de Mme Brémond ? 1 1. Bruno (12 ans) et Marie-Martine Perrin (8 ans), originaires de Marseille, en vacances chez leur grandmère.

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