TRAVAIL DE RECHERCHE | ALESSANDRA SULEA | 2022

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Un parcours recherche de

ALESSANDRA SULEA

L’exercice réflexif, systématique, transversal aux différentes formes professionnelles – recherche, pratique et enseignement – est une fenêtre ouverte sur l’analyse et la compréhension d’une expérience, qui, comme l’affirme Marion Serre dans son retour sur le projet de la cité d’habitat social, « devient non seulement une source de connaissance et d’apprentissage essentielle, mais peut même devenir le moteur d’un nouveau projet. » Dans la mesure où les apprentissages retirés d’une expérience, deviennent matière d’un nouveau projet, elle incite à prendre le risque de l’expérimentation, même s’il est accompagné du risque d’échouer (Serre 2022).

ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE

MÉTHODE

EN AGENCE D’ARCHITECTURE

S T E J O R P R

N E F

U S S E R ÊT Encadré

par

ENSA Marseille 2021 | 2022 Marion Serre et Matthieu Duperrex



FENÊTRES SUR PROJETS ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D'UNE MÉTHODE EN AGENCE D'ARCHITECTURE ALESSANDRA SULEA PARCOURS RECHERCHE ENCADRÉ PAR MARION SERRE ET MATTHIEU DUPERREX ENSA MARSEILLE | 2021 2022


TABLE DES MATIÈRES

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FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE PRÉAMBULE | DES SYSTÈMES ET DES OUTILS, DES COMPÉTENCES ET DES ENGAGEMENTS, EN RÉPONSE AUX ENJEUX DE MON TERRITOIRE 6 PROLOGUE | PARALLÈLEMENT AU RÉCIT DE LA RÉFLEXIVITÉ DE L’OBJET D’OBSERVATION, SE CONSTRUIT MON PROPRE ETHOS PROFESSIONNEL 8 INTRODUCTION | EN QUÊTE DE LA CONSTRUCTION DE L’ETHOS DE L’ARCHITECTE EN CONVERSATION AVEC LES ENJEUX CONTEMPORAINS 12 DÉVELOPPEMENT | THÉMATIQUES, VALEURS ET COMPÉTENCES, PILIERS DE L’ÉTHOS PROFESSIONNEL 20 I | TEMPS DE DÉFINITION D’UNE MÉTHODE ET DES CHAMPS D’EXPERTISE DU PROFESSIONNEL 24 1 | La friche de la cité d’habitat social | À l’origine, des éléments de méthode expérimentés dans un cadre de recherche 24 2 | Capacity | Prémices d’une synergie recherche-pratique, montage administratif hybride de la structure de l’agence 30 3 | Briançon | Débuts de la méthode intégrale

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II | CONSOLIDATION DE LA MÉTHODE PAR VALIDATION

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1 | Breil-sur-Roya | Répétition de la méthode, élargissement de l’échelle d’intervention 40 2 | Manosque | Répétition de la méthode, Adaptation dans un contexte d’accompagnement à la préparation de la commande 48 III | CONSOLIDATION PAR LA CONFRONTATION

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1 | Vallouise | Paramètres différents, définition des conditions de fonctionnement de la méthode 54 2 | Haute École du Bois et de la Forêt | Réinvention de la méthode pour un nouveau genre de contexte 60 CONCLUSION | RETOUR SUR LES OUTILS DE CONSTRUCTION DE L’ETHOS PROFESSIONNEL INDIVIDUEL ET COLLECTIF AU COEUR DE LA PRATIQUE 64 ÉPILOGUE DE L’AGENCE

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ÉPILOGUE PERSONNEL

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REMERCIEMENTS 74 SOURCES BIBLIOGRAPHIQUES

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ANNEXES 78

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PRÉAMBULE | DES SYSTÈMES ET DES OUTILS, DES COMPÉTENCES ET DES ENGAGEMENTS, EN RÉPONSE AUX ENJEUX DE MON TERRITOIRE Aujourd’hui il pleut. On est en avril 2016. Je suis dans la commune de Moustiers-Sainte-Marie, dans le Domaine de Valx, à la Maison du Parc. Aujourd’hui je passe le concours pour entrer dans la garde forestière du Parc Naturel Régional du Verdon. Décidément ma lettre de motivation a convaincu le jury, j’apprendrai plus tard que les profils recherchés sont soit des experts de l’ingénierie territoriale, soit des locaux. A ce moment je ne suis experte de rien, je n’ai d’ailleurs même pas encore passé le bac. Mais j’habite à Castellane, et bien que je ne me sente pas castellanaise, je suis considérée comme locale. Puis j’ai le permis, condition sine qua non pour accéder au poste. La première épreuve est une épreuve pratique : munie d’un stylo et d’une feuille dont la moitié de la surface est occupée d’une carte plutôt minimaliste, je me lance sur le sentier à la recherche du panneau qui me permettra de répondre aux questions qui occupent la seconde moitié de la feuille. J’essaye de protéger la feuille de la pluie en l’abritant sous ma veste. Je regarde attentivement chaque panneau que je croise sur le sentier, c’est un petit sentier soigneusement aménagé. Des oiseaux, des plantes, des récits historiques, tels sont les sujets des panneaux que je croise. Puis je débouche enfin sur le panneau recherché. Il est plus grand que les autres, et il explique que l’usage du site est soumis à un conflit d’intérêt entre les propriétaires et les visiteurs. A quelques kilomètres de là, le sentier des Pêcheurs a déjà fermé pour des raisons similaires : Le chemin qui permet d’accéder au Verdon et à la réserve naturelle régionale de Saint-Maurin, traverse en effet plusieurs terrains privés. Les nouveaux propriétaires ne souhaitant plus l’ouverture au public, le sentier a été débalisé et fermé. Le département des Alpes de Haute-Provence, en partenariat avec le Parc naturel régional du Verdon et la commune de La Palud sur Verdon, essaye d’échanger avec les propriétaires pour préserver et réouvrir le site, en achetant les parcelles concernées. Cependant, on peut noter un point positif à la fermeture du sentier : la réduction de la pression touristique sur cette zone protégée du Parc Naturel Régional du Verdon. 6


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE Dans le numéro des outils de l’environnement des Fiches didactiques du Parc Naturel Régional du Verdon (Guldner 2011) il est expliqué qu’« être écogarde demande avant tout de nombreuses qualités humaines. Écoute, patience, psychologie, diplomatie, rigueur... sont indispensables aux missions d’accueil, d’information et de sensibilisation du public, de valorisation et de promotion du territoire. Une grande capacité d’adaptation et un sens poussé de l’observation leurs sont également nécessaires. Un écogarde doit avoir un attrait évident pour son territoire et un réel plaisir à le vivre, le connaître et le faire découvrir. »

Je regagne la Maison du Parc pour la seconde épreuve : un entretien avec le chef des écogardes, d’autres membres du PNRV, et des élus des communes faisant partie du Parc. Je rend la feuille de questions remplie, gorgée d’eau de pluie. Ce sera ma première saison estivale dans la garde forestière du PNRV, et le commencement d’une aventure.

FIG. 1. Patrouille sur le sentier Imbut dans la commune de la Palud sur Verdon photo de Pierre Chailan.

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PROLOGUE | PARALLÈLEMENT AU RÉCIT DE LA RÉFLEXIVITÉ DE L’OBJET D’OBSERVATION, SE CONSTRUIT MON PROPRE ETHOS PROFESSIONNEL Le fond de la petite tasse d’espresso se fait visible. Seulement cinq minutes à pieds nous séparent de la salle de réunion de la mairie, où l’équipe municipale nous attend. En pleine heure de digestion, ce sont, heureusement, cinq minutes de descente, mais une sacrée descente tout de même. Effectivement, le centre ancien de Briançon n’est pas des moins raides. Marion1 et Stefania2 prennent dès le départ, la direction du déroulement de la réunion de COPIL3 de lancement du projet. Munies de leur habile éloquence, les deux architectes se lancent dans la présentation respective des deux agences. C’est le moment où je vous introduis le terrain d’étude de mon travail de recherche, l’agence TiersLAB. Lors d’un entretien, Marion Serre nous raconte les origines de l’identité de l’agence. « On a créé l’agence TiersLAB en 2019, et on a pas mal réfléchi à comment l’appeler. On a décidé de l’appeler « TiersLAB », parce qu’on souhaitait lui donner cette identité de travailler sur de l’expérimentation, sur tout ce qui est situation d’entre-deux, c’est pour ça qu’on a choisi la figure du Tiers, et c’est en référence à mon sujet de thèse qui explorait la notion de tiers foncier, qui était une situation d’entre-deux, entre deux propriétés publique-privée, entre deux usages, entre deux limites parcellaires, etc. Donc on voulait continuer à explorer ces entre-deux, on a décidé « Tiers », et « Lab » pour laboratoire, parce qu’on ne voulait pas créer une agence classique, mais qui représente vraiment notre parcours professionnel, c’est à dire à la fois architectes praticiens, maître d’œuvre pour Gabriele, chercheurs et enseignants. »4 Aujourd’hui nous avons quitté la chaleur de Marseille – ville où siègent des deux agences – pour la fraîcheur des Écrins, à l’occasion du lancement du

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Marion Serre, co-créatrice de l’agence TiersLAB, avec Gabriele Salvia. Stefania Guiducci, co-fondatrice de l’agence Archigem, avec Marzio Mercandelli. COPIL | Copilotage. Entretien intégral à retrouver en annexe 1.


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE projet de programmation et réhabilitation de la Chapelle des Pénitents Noirs, un projet dans les cordes de notre agence, dira-t-on. Reconvertie en cinéma au cours du siècle dernier, la Chapelle au cœur du centre ancien de Briançon, s’est vue tomber en ruines suite à un incendie ayant ravagé le bâtiment il y a une trentaine d’années de cela. Dans une politique de revalorisation du patrimoine, la ville de Briançon a entrepris de redonner un nouveau souffle à cet édifice – auquel le temps a permis la confortable installation d’une micro-forêt en son sein – et a lancé un appel gagné par l’équipe dont Marion Serre et Gabriele Salvia, les co-créateurs de TiersLAB, font partie. Des présentations sont de rigueur. Marion Serre, diplômée de l’ENSA Marseille, est Architecte Diplômée d’État, enseignante et chercheuse, et Gabriele Salvia, architecte inscrit à l’Ordre, diplômé de la faculté d’architecture de Rome «La Sapienza» en co-tutelle avec l’université de Buenos Aires, est enseignant et chercheur également. En ce qui concerne leurs rôles et spécificités au cœur de la vie d’agence, Marion détaille. « Je dirais que, Gabriele c’est vraiment la personne de projet, c’est vraiment lui qui va projeter, dessiner, et avant de projeter et dessiner, c’est lui qui va faire le relevé des situations spatiales auxquelles on se confronte, donc Gabriele, il est capable de faire un relevé d’appartement, comme un relevé de la vacance en centre historique, comme un relevé d’un bâtiment dégradé, comme un relevé d’un secteur entier de quatre hectares dont il relève toute la topographie, et après « tac » il enclenche les logiques de projet. Moi par contre, je ne dessine quasiment pas à l’agence, par contre je suis plus la personne qui va donner des idées, ou dire « oui d’accord, ton idée de projet c’est pas mal, mais attention, ça ne correspond pas à tel usage ou tel besoin », donc moi je suis un peu dans l’agence, la personne qui garantit que la réponse spatiale apportée par Gabriele, correspond bien aux besoins des personnes qui vont habiter, utiliser le lieu, les besoins des usagers. On va dire que dans notre binôme on fonctionne comme ça, lui, il fait en gros le spatial, et moi le social, pour simplifier, et après, dans l’organisation aussi de l’agence, comme moi j’ai un peu plus de capacités, on va dire littéraires, mais aussi peut-être de présentation des projets etc, c’est plutôt moi qui vais m’occuper de constituer les appels d’offres, d’aller aux oraux, de tout ce qui est relations publiques. » A l’occasion du projet de la Chapelle des Pénitents Noirs, les deux co-directeurs de TiersLAB, s’associent donc avec Stefania Guiducci et Marzio Mercandelli, co-fondateurs de l’agence Archigem, avec Gwennaëlle Legal, paysagiste, et enfin avec moi, Alessandra Sulea. Et c’est le moment où je me présente à vous. Alessandra Sulea, jeune architecte DE, fraîchement diplômée, j’atterris dans cette salle de réunion dans le cadre de mon stage de master, que sans surprise, je réalise auprès de l’agence TiersLAB. Parallèlement au stage, je me penche sur le travail de recherche que vous tenez entre vos mains, et, comme à l’aube de mon insertion professionnelle les questions à propos de la pratique et de l’ethos de l’architecte se

FIG. 2. Visite du site de la Chapelle des Pénitents Noirs de Briançon, photo de l’auteure.

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PARALLÈLEMENT, SE CONSTRUIT MON PROPRE ETHOS PROFESSIONNEL | PROLOGUE démultiplient, ma double activité se révèle progressivement être synergique. Mon statut charnière entre un master orienté vers la recherche, et le monde professionnel, est en effet, une position stratégique car vierge de tout éventuel conditionnement professionnel, pour questionner l’enseignement, la recherche, la pratique et l’articulation entre les trois. L’immersion au cœur d’une jeune et petite agence bâtie sur un modèle hybride, est une opportunité d’observer des pratiques expérimentales, à des échelles de projet simplifiées, en faveur de leur lisibilité. Quel est mon rôle à cet instant précis de ce début d’après-midi, me demandera-ton. La page de mon carnet se voit asymétriquement divisée en deux espaces, séparés distinctement d’une ligne verticale. Sur la gauche, les notes de réunion, le genre de notes que l’on retranscrit dans un pv, ou qui serviront en interne, pour discuter du projet et de sa production. Sur la droite, une colonne plus étroite, accueille des remarques personnelles concernant la manière dont se déroule l’interaction entre mes confrères et consœurs plus expérimentés, et ces « autres » acteurs du projet. FIG. 3. Notes de la réunion de COPIL de lancement du projet de Briançon, carnet de l’auteure. Retrouver en annexe 2.

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Instinctivement et inconsciemment, je viens de spatialiser de manière hétérogène, l’expression du « moi observatrice » et du « moi praticienne – stagiaire – et participante ». Dès 1958, Gold avait distingué une gradation d’implication, augmentant progressivement entre l’observateur complet, l’observateur participant, le participant observant et le participant complet (Gold 1958). Tout au fil de mon double parcours, j’adopterai en effet, des postures oscillant entre l’observation et la participation, en proportionnant les deux au gré des phases et situations. Revenons à notre petite histoire. Le premier objectif de la réunion est d’identifier les blocages et leviers du projet, deux axes se sont présentés. Premièrement les travaux dans l’église voisine de l’édifice du projet, se sont arrêtés suite aux trouvailles d’ossements. Le conseil de l’agence Archigem, notamment vis-à-vis du CIAP, a été de ne pas craindre de déclarer ces trouvailles pour permettre de poser le cadre d’intervention possible et ainsi pouvoir poursuivre les fouilles. Le contraire verrouillerait le projet. La première démarche à faire est de demander combien ces études et interventions coûtent, afin d’évaluer leur pertinence. Deuxièmement, afin d’intégrer les acteurs de la protection patrimoniale dans le processus et limiter les blocages, TiersLAB et Archigem proposent d’inviter Yann Visseaux et Cécile Martin-Raffier aux prochains COPIL. Ces réunions se dérouleront sur la base de supports d’analyse et de débat préparés par les agences permettant de prendre collectivement des décisions en pleine connaissance. Au cours de la réunion, la maîtrise d’ouvrage a énuméré les points importants attendus. On peut compter l’aspect paysager avec le jardin à valoriser y compris pour des inaugurations par exemple, ce lieu doit être un espace de connexion, un espace de rêve entre la chapelle et l’église des Cordeliers ; penser la mixité


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE d’utilisation des lieux, usages partagés, usages commerciaux etc ; penser la complémentarité avec le CIAP dont la programmation est à revoir ; intégrer la question de l’attractivité en travaillant parallèlement le volet social et le volet touristique ; conserver en tête l’objectif du label “ville d’art et d’histoire” ; penser un projet en relation au patrimoine du centre ancien ; penser la création d’antennes (ludothèque, aide aux devoirs, bibliothèque, etc.) sachant qu’il y a un pôle jeunesse en cours de réalisation ; anticiper la question de la gouvernance ; intégrer le désir de culture existant et la connotation franco-italienne pouvant être donnée au lieu. S’en est suivie la planification des prochaines étapes, le nettoyage du site puis le relevé de géomètre, nécessaire au diagnostic et à l’étude de faisabilité. Après les présentations respectives de TiersLAB et Archigem, les architectes ont poursuivi par l’exposition des valeurs portées, des centres d’intérêt et domaines de compétences, des personnes et institutions avec qui les agences ont collaboré par le passé (par exemple des ABF), des méthodes employées et des processus de projet. L’exposition de références a été un support pour se présenter, donner un exemple de ce que le projet peut devenir et comment il peut se dérouler. Tout au long de l’échange, les deux agences ont pris une posture d’écoute, pour comprendre les inquiétudes et doutes de l’équipe municipale, mais également pour prendre la température relationnelle. Il est rapidement apparu que l’équipe municipale a eu par le passé des épisodes de tensions avec l’ABF, et que cela peut avoir un impact sur le projet. Cela a été pour TiersLAB et Archigem l’opportunité de poser un cadre basé sur le dialogue et sur la confiance en l’expertise des professionnels. En effet, les agences ont pris le temps d’expliciter que le dialogue échafaude le projet, le rend légitime et permet de mettre en bonne disposition. L’idée est d’entrer dans le cadre de chaque institution, employer leur langage et les accompagner, par exemple en signalant les aides financières pouvant être demandées et les attendus permettant d’y accéder. Archigem a également exposé le fait d’avoir travaillé par le passé avec l’ABF en question et que le projet s’est déroulé fluidement, ce qui s’avère être un véritable atout pour le projet et un élément rassurant. L’approche de lancement des agences par la communication de l’expérience et des compétences, permet d’instaurer un climat de confiance et respect, prévenant de potentiels blocages. J’observe le projet en train de se construire au fil de la conversation, je note les éléments nouveaux. J’observe les interactions, je note les actions, réactions et stratégies relationnelles. Je m’observe en train d’observer, je note la nature des éléments que je considère remarquables. Suis-je toujours en train de réfléchir au projet conçu, ou bien à la manière dont ces professionnels procèdent à sa conception, ou encore suis-je en train de mettre en abîme le procédé de ma propre enquête sur la conception du projet en question. Une réflexion se prenant elle-même pour objet, en effectuant périodiquement un retour sur soi, au fil d’un parcours non-linéaire fait d’observation et d’action, prend le nom de réflexivité (Schön 1983). Voici l’histoire de mon enquête sur la construction d’une méthode de conception architecturale, au fil des projets d’une agence. Une méthode passée au crible d’une diversité de situations et de pratiques professionnelles. Au-delà de la construction d’une méthode, la construction d’un rôle.

FIG. 4. Schéma représentant le mécanisme rétroactif, par l’auteure.

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INTRODUCTION | EN QUÊTE DE LA CONSTRUCTION DE L’ETHOS DE L’ARCHITECTE EN CONVERSATION AVEC LES ENJEUX CONTEMPORAINS QUELLE PROFESSIONNALISATION POUR UN SAVOIR PROFESSIONNEL EN CRISE DE CONFIANCE. REGARDS DE JEUNES ARCHITECTES, TÉMOINS D’UNE PROFESSION EN MUTATION À LA RECHERCHE DE PRATIQUES ALTERNATIVES MANIFESTES FACE AUX ENJEUX CONTEMPORAINS.

Très populaire dans la Rome antique, le dieu Janus introduit par Romulus, le fondateur mythique de la cité lui-même, était le roi des Latins et le dieu des portes des Enfers. À la même époque, Saturne fut chassé de l’Olympe par son fils Jupiter, et cherchait un refuge paisible. Janus accueillit chaleureusement le titan déchu, qui en retour lui apprit le savoir-faire agricole, la construction navale et la fabrication de la monnaie. Ils gouvernèrent alors ensemble, offrant aux italiques un âge d’or fait de prospérité, d’honnêteté, de justice et de paix. Protecteur des commencements et des fins, des transitions et des passages, Janus garde tout ce qui a un rapport concret ou symbolique avec la porte – janua en latin –, raison pour laquelle il est traditionnellement représenté avec deux visages, un dans chaque direction, dedans et dehors, devant et derrière, vers le retour et vers le départ, vers le passé et vers l’avenir.

FIG. 5. Illustration bicéphale de Janus, Oxford Library.

A la fois au crépuscule de la vie étudiante et à l’aube de la vie professionnelle, les jeunes architectes émettent des questionnements pouvant se révéler être un indicateur majeur de la mutation de la profession. Dans ma propre situation charnière de jeune diplômée, je me suis reconnue dans l’étude sur « la diversité des usages de l’HMONP1 par les architectes diplômés d’État », réalisée et présentée par l’ENSA de Nancy (Macaire, Nordstrom et Reix 2021).

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HMONP | Habilitation à la maîtrise d’œuvre en son nom propre.


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE L’enquête, visant à cerner la vision portée par les ADE sur le monde professionnel, réalisée à l’échelle de l’entièreté des ENSA, récolte un ensemble quantitatif et qualitatif de données auprès d’une promotion d’ADE, engagés dans la formation HMONP. Il est à relever, qu’un tiers des répondants s’est engagé dans la formation directement après l’obtention du diplôme d’État, un deuxième tiers entre une à deux années après le diplôme, et le tiers restant est de retour sur les bancs de l’école à partir de trois ans après. Trois grandes thématiques se dessinent au cœur des questionnements des jeunes professionnels. Les enjeux contemporains, le système d’acteurs, et le métier lui-même. Les enjeux contemporains comprennent une volonté accrue de dépasser la commande, en faveur d’une pratique éco-responsable, ancrée territorialement, dans une politique d’intervention sur l’existant, sur les patrimoines ordinaires. À cela s’ajoutent des questionnement sur la transition numérique.

FIG. 6. Photo du lancer des casques suite à la remise des notes du projet de fin d’études, promotion 2020|2021, ENSA Marseille.

Le système d’acteurs s’étant complexifié, requestionne le rôle articulatoire de l’architecte, la place au sein de dynamiques de plus en plus collaboratives, la sortie du cantonnement à la conception, la continuité du « penser » au « faire », le rapport, voire la reconquête de sa place sur chantier, et le changement du regard des artisans et entreprises sur l’architecte, mais également le dégagement du statut de « pion », face à la montée des acteurs privés. La dernière thématique, concernant la pratique-même, exprime la difficulté d’accès à la commande, ainsi que l’insuffisance de compétences managériales et organisationnelles d’autant plus nécessaires dans une pratique de plus en plus collaborative, où le temps, les outils, et la délégation reviennent au centre des questionnements. Les thématiques relevées par l’enquête, permettent de dresser un panorama de la quête des jeunes praticiens de se situer en tant qu’architectes, au regard des enjeux contemporains. L’enquête révèle également une distinction de perception de ces questionnements. Se font face, une approche plutôt inquiète, voire pessimiste, exprimant une crise identitaire de la profession, un sentiment de perte de rôle, un questionnement de sa légitimité face aux contraintes contemporaines, et par opposition une approche percevant ces mêmes facteurs comme tout autant de défis à relever, occasions de re-questionnement des moyens d’action, d’ouverture du champ des possibles, d’expérimentations, d’alternatives et de disruptions. Donald Schön questionne la professionnalisation en se demandant si le savoir professionnel peut répondre aux besoins de la société et en résoudre les problèmes. Il part du postulat que le professionnel est indispensable au fonctionnement de la société pour résoudre des problèmes complexes et persistants : le professionnel est censé posséder les compétences

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DE L’ETHOS DE L’ARCHITECTE EN CONVERSATION AVEC LES ENJEUX CONTEMPORAINS | INTRODUCTION spécifiques à un domaine, justifiant que l'on repose notre confiance en lui. Cependant, l’auteur exprime également les problèmes provoqués par certains professionnels, la remise en question publique de leurs compétences réelles, et leur propre manque de confiance en leurs compétences. Schön soutient que les professionnels devraient « s'obliger à être des modèles de compétence et de moralité », évoluant dans « une pratique qui abrite dans son sein même complexité, instabilité, particularisme et conflit de valeurs » (Schön 1983, p.31, 34). La dissonance entre ce que l'on attend socialement du professionnel et ce qu'il est capable d'apporter viendrait selon l’auteur, de la différence entre sa formation fondamentale, apportant solutions systématiques et dépassées, et sa pratique changeante et pleine d'incertitudes : « Même si l'on rattrapait [par l'enseignement] le retard accumulé face aux nouvelles exigences de la pratique professionnelle, l'amélioration serait toute provisoire. Par définition, le milieu de la pratique est changeant », d'autant plus dans un contexte d'évolution technologique permanent qui « exige du professionnel des qualités d'adaptation sans précédent » (Schön 1983, p.34, 35). Mais Donald Schön ajoute que ce sentiment de confusion et de malaise perceptible chez les professionnels, puise sa source autre part encore. Il présume que « les professionnels sont incapables d'expliquer des processus qu'ils avaient fini par considérer comme l'essence même de leur compétence, et cela les préoccupe [et qu’ils] en savent habituellement plus que ce qu’ils peuvent en dire. Ils font montre d'une sorte de savoir pratique dont une grande partie demeure tacite » (Schön 1983, p.18). Nous pouvons réinvestir l’expression « vocabulaire glissant » du professeur en psychologie du travail, Yves Clot1, pour définir la difficulté à expliciter son savoir-faire. Le professeur suppose qu’un vocabulaire glissant est un symptôme d’un problème (Clot 2018). De la même manière, partons de l’hypothèse que les constats effectués – une difficulté à expliciter son savoir-faire, des conflits de critères (comme les nomme Yves Clot), une perte du projet au fur et à mesure du processus, un sentiment d’épuisement, un éclatement des pratiques, une remise en question de son rôle et de sa légitimité à répondre aux besoins sociétaux – sont des indicateurs, des signaux faibles, symptomatiques d’une problématique complexe à définir. La définition-même de cette problématique fut, par ailleurs, le premier enjeu de ce travail de recherche, dans la mesure où à la genèse de ce projet, je ne pouvais moi-même expliciter qu’un nuage de questionnements émis intuitivement, concernant la pratique professionnelle, le processus du projet, l'organisation de l'agence au fil du processus, la collaboration des acteurs, la qualité du travail et la qualité des conditions de travail, l'efficacité, la santé et l’épanouissement des acteurs de la conception. Par ailleurs, l’opérationnalité des résultats de ce travail n’est pas l’objectif principal, pour le moins pas dans le cadre de ce parcours recherche. Ce travail s’appuie sur une retrospective de l’expérience de l’agence étudiée, pour aller vers une démarche rétroactive. Cette dynamique concerne des éléments d’étude pratiques, sans développer l’épistémologie des rapports entre recherche fondamentale et recherche 14

1 Yves Clot est Professeur de psychologie du travail, titulaire de la chaire de psychologie du travail du CNAM (Centre National des Arts et Métiers), et du Centre de recherche sur le travail et le développement du CNAM.


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE appliquée2. Ce travail s’inscrit dans l’idée de précéder un projet de thèse, dans lequel la dimension rétroactive évoluera vers des propositions et expérimentations proactives3, éventuellement dans le cadre hybride d’une thèse de type CIFRE. Donald Schön affirme qu’« en pratique professionnelle, les cas ne sont pas des problèmes à résoudre mais des situations caractérisées par l'incertitude, le désordre et l'indétermination. Russell Ackoff appelle « désordres » des problèmes indépendants les uns des autres mais à des situations fluctuantes constituées d'un réseau complexe de problèmes en évolution s'influençant les uns les autres. […] Les gestionnaires ne résolvent pas des problèmes, ils gèrent des désordres. [Les praticiens] trouvent parfois le moyen d'expliquer cette complexité et de réduire l'incertitude à une dimension contrôlable » (Schön 1983, p.38). Il s’agit d’une mission minutieuse, mais dans son enquête sur les modes d’existence, opposant, ou plutôt succédant, « écologie » à « économie », Bruno Latour encourage : « On dira qu’il est trop tard pour se lancer dans une telle exploration. Trop tard à cause des crimes commis ; trop tard à cause de l’irruption trop pressante de Gaïa. « Too little, too late. » Je crois au contraire que c’est à cause de l’urgence qu’il faut se mettre à réfléchir lentement » (Latour 2012). 2 Dans la première partie de l’ouvrage « Le praticien réflexif, à la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel », Donald Schön dresse un panorama historique des idéologies portées au cours des évolutions et échanges entre les différentes formes de recherche et pratique (Schön 1983). 3 La reformulation et contextualisation perpétuelles de ces questionnements, sont à la fois causes et conséquences de l’évolution constante de la profession. Dans cette dynamique, Jean-Pierre Chupin s’intéresse à l’approche doctorale des questions architecturales, qui semble selon lui « toujours en danger de se perdre dans les méandres des confusions entre les enjeux professionnels et les visées disciplinaires ». Il explique les polarités entre, recherche fondamentale, se manifestant par « l’institutionnalisation progressive de l’idée de « recherche création » », et recherche appliquée, étant une forme de résistance, « puisqu’elle entretient le principe voulant que certaines pratiques professionnelles du projet aient valeur de recherche disciplinaire dès lors qu’elles se voient primées par les jurys pairs dont les pratiques de jugement s’apparenteraient aux comités de lecture scientifique » (Chupin 2014). Il est à relever, encore une fois, l’influence de la reconnaissance des pairs. Dans un paysage de clivages, au sein d’une discipline aux contours mouvants, Jean-Pierre Chupin propose un prototype de boussole à mettre à l’épreuve, un modèle de classification des travaux de recherche en architecture. Son instrument cartographique critique, comprend des thèses aux formes et contextes pluriels, « allant du traité au manifeste en passant par l’essai [et distinguant] l’architecture de bien d’autres disciplines, incluant l’ingénierie, et l’ensemble témoigne d’une pratique réflexive aussi ancienne que la définition même de l’architecture. Peut-on distinguer des formes de théories qui anticiperaient des formes de thèses ? ». Le système de repérage et de classification se structure selon deux axes, à la croisée desquels se pose la question « Quelle visée pour la thèse en architecture ? ». L’axe vertical est l’axe des objets de connaissance, l’axe des tensions épistémologiques. Prendre son nord, c’est avoir une visée rétrospective (action de regarder dans le passé, des évènemens qui ont eu lieu), plutôt adaptée à la recherche historique. Au sud, par opposition, se trouvent des approches prospectives (analyse des événements passés et présents dans l’objectif de déterminer des prévisions sur leur évolution dans le futur) s’orientant vers un avenir qu’elles tentent d’intégrer dans une modélisation, des approches entreprises généralement dans les sciences humaines et appliquées. L’axe horizontal, est l’axe des trajectoires de projet, en tension entre projet disciplinaire et projet professionnel. Les récits de projet à valeurs scientifique, se dirigent en direction de l’ouest de l’axe, l’axe rétroactif (actionnant sur ce qui est antérieur). Vers l’est de cet axe, se situent les projets à visée proactive (prise d’initiatives de l’action dans l’anticipation des attentes), visées « d’anticipation opératoire de type fou », comme exprimé par Jean-Pierre Boutinet, dans sa catégorisation du projet architectural (Boutinet 2012). Ceux-ci se caractérisent notamment par la présence de « vers » ou « pour », au sein de leur titre.

FIG. 7. Compas des thèses et des théories en architecture, par Jean-Pierre Chupin, Université de Montréal.

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DE L’ETHOS DE L’ARCHITECTE EN CONVERSATION AVEC LES ENJEUX CONTEMPORAINS | INTRODUCTION Quel rôle en réponse aux enjeux ciblés. Une enquête sur l’univers de conception d’une agence, comme exercice de structuration.

Réfléchir lentement, tel est l’exercice qui animera cette recherche dans laquelle, similairement aux professionnels décrits par Schön, je me concentrerai sur la mise en ordre, la structuration de l’univers de conception de l’architecte. Plus spécifiquement, j’enquêterai comme annoncé dans le prologue, sur l’univers de conception de l’agence TiersLAB. Je décomposerai, puis analyserai, la réflexion de l’agence en action et sur l’action1. Le choix de la jeune agence œuvre en faveur d’une simplicité d’analyse dans la mesure où, en tant qu’enseignants et chercheurs, les créateurs de l’agence réalisent déjà un travail de réflexivité et de transmission de leur pratique. La méthode d’enquête se concrétise par la mise en conversation de précédents hétérogènes2, collectés et collés de manière à mettre en récit les boucles de réflexivité contribuant à l’affinement de l’expertise d’un professionnel. La matière sélectionnée, d’ordre narratif, est tantôt opérationnelle, tantôt théorique. Les projets présentés par leur ordre chronologique, ont été sélectionnés selon les critères suivants :

UNE MÉTHODE D’ENQUÊTE PAR LA COLLECTE ET LA MISE EN DIALOGUE DE PRÉCÉDENTS

Critères sélectifs non-discriminants

L’état d’avancement : Les projets n’a à être nécessairement terminé, dès lors qu’ils dispose d’éléments pertinents en capacité de mettre en perspective les thématiques abordées transversalement.

La composition de l’équipe de travail : L’ensemble des projets ne nécessite pas le traitement des deux créateurs de l’agence TiersLAB, dans la mesure où l’observation se concentre sur l’historique d’une méthode. Le prisme de suivi de cette dernière, se fera en revanche avec l’implication systématique Marion Serre comme point de repère. Ma présence au cours des projets : Les projets sélectionnés ne verront pas impérativement ma présence, étant donné que le retracement de la construction d’une méthode dépasse les quelques mois de mon immersion au coeur de l’agence. Mon implication, même partielle, me sera néanmoins essentielle dans la compréhension de la dynamique de l’agence en action. Ma propre implication fait pour moi l’objet d’une observation à part entière par la variété de sa forme, alternant entre une posture observatrice, voire une observation participante, pour s’approcher de la construction de la réflexivité de ma propre pratique. Critères criminants

Représentativité : Les projets doivent être représentatifs de la ligne directrice de l’agence. Ce critère garantit en outre une disposition quantitative d’un certain nombre de projets au modèle opératoire similairement répété, et aux thématiques réinvesties. Type de commande : Dans un souci de cadre temporel dont ce travail dispose, le choix des projets se limite à un type de commande récurrent pour l’agence : les projets de recherche à visée d’accompagnement de la municipalité à la préparation d’une commande.

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1 A la manière de Donald Schön (Schön 1983, p.19). 2 Daniel Estevez décrit une méthode similaire, une méthode de collage d’anecdotes provenant de sources hétérogènes, explorée au sein de l’atelier de master « Learning from 2015 » de l’ENSA Toulouse (Estevez 2019).


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE J’ai fait le choix de marquer l’hétérogénéité des éléments de collage présentés, dans l’objectif d’exposer ouvertement le mécanisme d’association faisant évoluer un discours.

Codification des éléments de collage

En noir, on suit la « grande histoire ». Il s’agit de ma voix traçant le fil conducteur au travers de l’ensemble de l’ouvrage. Cette voix questionne et se questionne, articule et promène le lecteur tout le long du parcours. Lorsque mon chemin croise celui de l’agence TiersLAB, des passerelles aux tons bleus de Prusse se tissent. De cette couleur se manifestent les « petites histoires » individuelles des projets, racontés au travers de mon expérience de stage, une enquête immersive au cœur du quotidien de l’agence. Au fil de cette intégration, j’ai accumulé de la matière de projet et tenu un carnet de bord. Ce carnet est un objet tout aussi hybride que cette expérience : à la fois carnet de projet et carnet d’observation, il comporte autant de croquis, esquisses et relevés, que de notes d’avancement de chantier ou d’observations concernant les leviers de désamorçage, utilisés auprès d’élus en comité de pilotage. Il s’agit d’un carnet réflexif, entremêlant dans le vif de l’action, l’objet d’observation et l’observation elle-même. J’ai d’abord instinctivement, puis volontairement choisi de tenir un second carnet de bord, contenant mes réflexions et notes sur l’action, en non en cours d’action, différemment du premier carnet. Celles-ci se caractérisent par leur arrivée à postériori.

FIG. 8. Schéma d’utilisation des différents carnets, par l’auteure.

Quelques mois après la fin du stage, j’ai conduit un entretien avec Marion Serre, que vous retrouverez teintés d’un bleu ciel. L’entretien semi-directif retrace la construction d’une compétence ciblée, la compétence de réflexivité, transversale aux différentes pratiques - recherche, pratique, enseignement -, pour mettre en évidence les boucles de réflexivité des mécanismes d’apprentissage traversant les projets composants du répertoire d’expériences. Marion Serre raconte l’enrichissement de son répertoire par l’exploration et par la consolidation de thématiques. Cet entretien a grandement orienté le choix des projets, Marion Serre ayant exprimé leur influence sur la construction du rôle et de la méthode de l’agence. Au travers de l’entretien, transparaît un recul sur ses propres projets, qui puise sa sorce dans un travail rétrospectif lié à la formation universitaire des créateurs de l’agence. Dans des tons lilas, j’ajoute des extraits d’écrits de Marion Serre, témoins de sa réflexivité et des ponts qu’elle bâtit ou qu’elle traverse, entre des savoirs théoriques d’ordre global et sa pratique. Enfin, en parlant de savoirs théoriques, ceux-là se distinguent d’un vert forêt. Ils représentent des précédents d’ordre théorique, composants d’un répertoire à l’échelle académique. C’est par eux que l’on monte en généralité à partir d’une étude de cas. 17


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FIG. 9. Schéma à propos de trois univers, par l’auteure.

Ces divers éléments appartiennent à trois univers : le mien ; celui de l’agence TiersLAB qui constitue un « autre » se situant à une proximité professionnelle palpable et lisible ; et celui du savoir théorique, cet autre « autre », plus éloigné, dont l’expérience à l’origine des écrits ne m’est pas toujours accessible, mais dont la reproductibilité et l’appropriation permise par les auteurs me rapprochent de l’étude de cas. Ici j’observerai le croisement et l’influence réciproque de ces trois univers. L’approche narrative de mise en récit progressive, quelque peu inspirée des travaux de Bruno Latour, s’appuyera de la même manière sur des documents graphiques, comme des photos, des schémas, et des cartes mentales systémiques, modélisant des notions et des processus d’action-réflexion.

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FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE

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DÉVELOPPEMENT | THÉMATIQUES, VALEURS ET COMPÉTENCES, PILIERS DE L’ÉTHOS PROFESSIONNEL Souvenez-vous du poste dans la garde forestière du Parc Naturel Régional du Verdon. Lorsque j’ai candidaté, je n’avais pas encore cerné l’ampleur des enjeux animant le territoire dans lequel j’habitais pourtant depuis près de cinq ans. J’ai re-découvert sur le terrain, un territoire rural coloré de sept types de paysages, soumis aux effets d’une forte saisonnalité, nécessitant la définition de missions précises – d’observation, d’accueil, d’information et de sensibilisation du public, de valorisation et de promotion du territoire – en intégrant un système – le PNRV – qui s’était structuré pour expérimenter des réponses – le dispositif de la garde forestière – à ces enjeux, en recrutant des profils avec des compétences ciblées – des qualités humaines comme l’écoute, patience, psychologie, diplomatie, rigueur, une capacité d’adaptation, un sens de l’observation – et un intérêt – un attrait évident pour son territoire, un réel plaisir à le vivre, le connaître et le faire découvrir –, pouvant se saisir des outils et méthodes affinés de saison en saison. De manière semblable, je commence ce travail de décomposition de la construction de la pratique de l’agence TiersLAB, en observant les enjeux choisis par les architectes comme domaines d’expertise, les valeurs qui les guident et les compétences transversales mobilisées et développées transversalement à la diversité des pratiques et des situations. Marion Serre détaille :

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« La thématique que je porte personnellement, c’est vraiment celle de l’inclusion des usagers dans le processus de conception, donc du coup, moi on pourrait me mettre sur n’importe quel terrain, ça serait ça ma thématique et ma plus-value, après au sein de l’agence, on sélectionne les projets, on ne travaille pas sur du neuf, on privilégie le travail sur l’existant, donc faire avec le déjà-là, et on essaie de conserver ce fil directeur que j’ai construit dans le cadre de ma thèse, qui est de travailler avec les situations de vacance, qu’elles soient bâties ou non bâties, pour imaginer des programmations nouvelles. Et ensuite, il y a deux thèmes qu’on développe particulièrement en ce moment, c’est la question de la revitalisation des centres historiques, donc autant les thématiques que je te disais avant, on peut les appliquer à n’importe quel terrain si tu veux, de prendre en compte la parole des usagers et travailler sur les situations de


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE vacance, mais là on a un peu spécifié le terrain. Et le deuxième axe qu’on développe beaucoup, qui est ressorti à partir de notre travail sur les situations de vacance, c’est ce qui touche à la programmation des tiers lieux, et cette notion on l’a mobilisée non pas parce qu’on l’appréciait, mais c’est plutôt elle qui est venue à nous par un effet de mode, tout le monde l’utilise, c’est à travers elle qu’on a des subventions etc, et c’est une notion qui est super intéressante, parce que finalement, derrière tiers lieux, on peut mettre toutes les programmations qu’on veut, à partir du moment où elles permettent de rendre un lieu vivant, qui a des actions sociales, culturelles, qui ça génère du lien, de la sociabilité, de la convivialité entre les gens. »

Thématiques Inclusion des usagers dans le process de conception (Marion plus spécifiquement) Faire avec le déjà là Situations de vacances Revitalisation historiques

des

centres

Programmation des tiers lieux

En notant la finesse de la frontière entre thématique et valeur, je questionne Marion Serre sur la possibilité que les deux puissent être confondues. « Elles sont liées, mais les valeurs c’est peut-être un peu différent, dans le sens où la thématique c’est, prise en compte des usagers dans le processus de conception, et que la valeur qui est associée à ça, je dirais que c’est plutôt « prendre soin », je pense que l’une des valeurs qu’on essaye de porter au sein de l’agence, c’est prendre soin de l’espace et des usagers avec lesquels on travaille. Par exemple, quand on s’attaque à un bâtiment ou même une friche qui est dans un état de dégradation, d’abandon, on va essayer d’en prendre soin pour en révéler la valeur, et que derrière il y ait Valeurs un modèle qui puisse continuer à l’améliorer, à le préserver, à respecter son identité, à ce que quelque part il soit remis dans la vie urbaine. Oui, Prendre soin de l’espace et des usages, pour en révéler la les valeurs je pense qu’il y a, « prendre soin des objets et des gens avec valeur, pérennité lesquels on travaille », il y a « faire de la contrainte une opportunité », il y a « faire avec le déjà-là », c’est quand même, oui, à la fois une thématique Faire de la contrainte une opportunité et une valeur. Après, il y a une valeur qu’on aimerait porter mais qu’on n’arrive pas à porter pour l’instant parce qu’on manque de compétence Faire avec le déjà là sur le sujet, c’est celle de réduire notre impact, travailler sur les questions Réduire l’impact, réemploi, de réemploi et d’économie des déchets. Et ça c’est quelque chose qu’on économie des déchets (objectif n’arrive pas encore à mettre en œuvre dans nos projets. » de valeur) Marion Serre distingue ensuite différents types de compétences. « Il y a plusieurs types de compétences je pense, il y a les compétences professionnelles, donc ça, on est architectes, on est compétents pour faire des projets de maîtrise d’œuvre, de l’assistance à la maîtrise d’ouvrage, des études urbaines, des recherches, ça c’est nos compétences qui répondent au monde du marché quelque part. Après il y a les compétences de terrain, qu’on n’apprend pas à l’école d’architecture ou dans nos études, mais qu’on apprend par le terrain, et en fait c’est le croisement entre nos compétences professionnelles et notre personnalité, je vais parler pour moi, je pense que j’ai particulièrement développé la compétence de médiation par exemple, mais aussi j’essaye de développer celle qui touche à la réflexivité, c’est à dire d’observer ce qu’on fait, d’essayer d’avoir un regard critique sur ce qu’on fait et s’améliorer au projet suivant. Et je pense qu’on a aussi la compétence de traduction, en tout cas on essaye de tendre vers ça, c’est à dire que, quand on recueille les besoins des personnes et qu’on est à leur contact, ensuite on essaye de traduire ce qu’ils souhaitent en espace. Cette compétence réflexive, elle est liée à notre thèse, à notre formation dans la recherche. »

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ÉMERGENCE, VALIDATION ET CONFRONTATION D’UNE MÉTHODE | DÉVELOPPEMENT Compétences professionnelles AMO MO Recherches Compétences de terrain Médiation Réflexivité Traduction des situations en espace

FIG. 10. Schéma des types de compétences selon Marion Serre, croquis de l’auteure.

Donald Schön parle de la synergie entre « compétences professionnelles » et « compétences de terrain », au service de la construction du rôle envisagé comme répondant aux attendus sociaux : « Dans l’exercice de ses activités, le professionnel doit remplir certaines exigences brossées à grands traits, mais rien ne l’empêche de structurer son rôle à sa façon dans la mesure où il respecte certaines contraintes. Qu’il utilise le répertoire de sa profession pour définir son cadre de travail ou qu’il s’en taille un sur mesure, son savoir professionnel fera toujours figure de système. Les problèmes qu’il pose, les stratégies qu’il déploie, les faits qu’il retient pour leur pertinence de même que les théories interpersonnelles qu’il choisira pour agir sont reliées à la manière dont il envisage son rôle. Qui plus est, un système ainsi construit a tendance à s’auto-renforcer » (Schön 1983, p.255, 256).

L’auto-renforcement de ce système par rétroactivité, réflexivité sur sa pratique, est par ailleurs lui-même une fin en soi. Dans son article « Conception en architecture et paysage, le schème de l’enquête », Daniel Estevez développe à partir du travail de Dewey, que « pour le praticien, l’enquête se présente comme une succession d’essais et d’erreurs, d’observations et d’interprétations, de continuations et de bifurcations, c’est un processus continu qui entre en résonance avec le concept de praxis1. Ce terme, par opposition à celui de poiésis, exprime le fait que toute pratique à l’intérieur d’un processus d’enquête constitue pour une part une fin en soi ; elle permet l’accroissement, virtuellement infini, de ses propres compétences de métier. Au niveau supérieur, les enquêtes elles-mêmes, au-delà des actions de détail propres à une enquête donnée, s’emboîtent en un processus ininterrompu qui construit au bout du compte « l’art de faire » du concepteur, son métier. C’est ainsi que le formule Dewey : « Les conclusions auxquelles on parvient dans une enquête deviennent des moyens matériels et procédurels de mener de nouvelles enquêtes. Dans celles-ci, les résultats des enquêtes antérieures sont pris et utilisés sans réexamen ». Les compétences de métiers ne sont-elles pas précisément issues de nos capacités à constituer ces stocks personnels de solutions de conception qui définissent en définitive l’accroissement de nos savoirs faire ? » (Estevez 2019). Je propose à Marion Serre de retracer l’historique de la compétence de réflexivité. Elle commence par en donner une définition en s’appuyant sur des références théoriques et pratiques. « La réflexivité, c’est l’idée d’être, comme disait Donald Schön, un chercheur dans un contexte de pratique. Donc ça, je pense qu’être un chercheur dans un contexte de pratique, ça implique d’avoir une double compétence au départ, celle de chercher, donc cette compétence on peut l’acquérir de différentes manières, on peut l’acquérir au travers d’une thèse comme ça a été mon cas, mais par exemple Patrick Bouchain c’est quand même aussi un chercheur dans un contexte de pratique parce qu’il invente, expérimente, au fur et à mesure, donc lui c’est par le terrain qu’il a appris à faire ça, et la pratique, c’est-à-dire faire du projet, réaliser des choses concrètes. […] Donc comment j’ai construit ça, déjà je pense à travers la thèse, puisque c’est là que je suis devenue chercheuse, et que la thèse c’est l’un des espace-temps où on est obligé de se poser des questions, pourquoi, comment, puis en plus j’étais en recherche-action, donc à chaque fois que je faisais une action, il fallait que j’analyse les effets, et que je me

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1 Praxis | Selon le CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales), il s’agit de l’activité physiologique et principalement psychique, en vue d’un résultat pratique. La différence avec le processus, est le dévoilement immédiat du praxis par sa finalité.


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE pose des questions, que je retrace tout le processus, pour ensuite envisager l’action suivante, à partir des apprentissages de l’action précédente. » Marion Serre décompose l’acte réflexif en quatre étapes. La première étape citée est l’action. La deuxième est l’analyse des effets de l’action, le retracement du processus, il s’agit d’une phase divergente, durant laquelle l’acteur enquête sur une multitude de pistes, cherchant à répondre à des questionnements comme « pourquoi » et « comment ». La troisième étape décrite, de nature convergente, synthétise et arrête – du moins provisoirement – des conclusions issues des effets de l’action. Cette étape est basée sur la compréhension des enjeux que l’enquête aura révélé, et comprend idéalement le partage de la compréhension par l’ensemble des acteurs du projet. Finalement, la quatrième étape est l’investissement des apprentissages retirés, en une nouvelle action. L’itération de ce cycle nourrit une culture du précédent2, affinant la réponse apportée à chaque renouvellement.

FIG. 11. Cycle de la réflexivité selon Marion Serre, croquis de l’auteure.

L’architecte-chercheuse met en évidence l’avantage temporel conféré par la recherche, un cadre rendant possibles les temps d’analyse et de compréhension de l’action, et plus particulièrement, l’avantage de la recherche-action, qui elle, permet l’action.

2 Dans l’article « Le projet comme dispositif dans un protocole de recherche action. Retour méthodologique sur un travail de thèse. » Marion Serre cite l’ouvrage « Micropolitiques des groupes ; pour une écologie des pratiques collectives » dans lequel David Vercauteren développe la notion de « culture des précédents », ainsi que le site internet de Benjamin Roux, https://www.cultivateurdeprecedents.org.

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I | TEMPS DE DÉFINITION D’UNE MÉTHODE ET DES CHAMPS D’EXPERTISE DU PROFESSIONNEL 1 | LA FRICHE DE LA CITÉ D’HABITAT SOCIAL. À L’ORIGINE, DES ÉLÉMENTS DE MÉTHODE EXPÉRIMENTÉS DANS UN CADRE DE RECHERCHE LA RÉFLEXIVITÉ AU SERVICE DE LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE

Critères de sélection des projets adaptés à une démarche expérimentale Identification du problème Anticipation de la faisabilité de l’action Présence renforcée Ouverture des acteurs à la démarche Choix échelle d’intervention adaptée et gouvernance

« Tu as des exemples spécifiques ? - Oui, […] je travaillais sur un cas d’étude, qui était une cité d’habitat social, où il y avait un espace délaissé qui était utilisé comme une déchetterie sauvage et à ciel ouvert. » Marion Serre commence le récit d’un cas étudié durant sa thèse. Dans un article faisant l’objet d’un retour d’expérience sur cette dernière (Serre 2022), elle explique que six terrains étaient initialement investigués. Cette investigation constitue une phase exploratoire divergente1, à l’issue de laquelle, un ensemble de décisions mèneront la recherche à converger2 vers deux terrains seulement, pour devenir l’objet d’une démarche expérimentale. Les critères de décision sine qua non, témoignant de la propicité d’un terrain à l’expérimentation d’une recherche-action, livrés par Marion Serre, sont « un problème identifié et des acteurs ouverts à la démarche ». Je décomposerai le processus de recherche-action du projet de la friche de la cité d’habitat social, pour en identifier les mécanismes de prise de décision.

Dans l’article, Marion Serre précise la nature des relations entre les acteurs, décrivant un « contexte marqué par un désengagement du bailleur social pendant de nombreuses années, les habitants avaient investi la parcelle, progressivement devenue le support de différents usages (habitat informel, ferraillage, décharge). Dans le cadre de la remise en place d’une gestion de proximité par le bailleur, la parcelle a été identifiée comme un espace à requalifier. Le projet d’aménagement de la parcelle impliquait donc l’expulsion des familles installées et la fin de l’activité de ferraillage, ce qui a provoqué d’importantes tensions entre le bailleur et les habitants. » Elle pointe

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1 Phase divergente | Créer beaucoup d’idées différentes, dans différentes directions, sous différents angles, décortiquer un sujet (Lubart 2018). 2 Phase convergente | Rassembler les idées, synthétiser, organiser, structurer (Runco et Pritzker 2020).


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE les enjeux d’usages d’un territoire en cours de transformation, marqué par « les conflits et les négociations », caractérisé par « un manque de dialogue et d’outils de partage entre les différents acteurs impliqués ». Si Marion Serre détaille la situation relationnelle des acteurs, c’est parce qu’elle considère que « comme le souligne Liu, la recherche-action ne se limite pas au terrain. Elle comprend également les réseaux d’interaction qu’elle crée et qui doivent être analysés au même titre que les transformations opérées sur le terrain » (Liu 1997, p.156). Au point de bascule entre la phase divergente et celle convergente d’appréciation des différents terrains, Marion Serre considère un autre critère de sélection qui lui permet d’anticiper l’action. Elle cite Françoise Navez-Bouchaline qui définit la recherche action comme « un processus de collecte de données directement orienté sur la transformation d’un milieu » (Navez-Bouchanine 1990, p.182). La faisabilité d’enclenchement sur un projet de transformation semble être un critère déterminant, l’intention d’intervention accompagne alors déjà la prospection. Le temps long de la recherche, lui permet d’opter pour une méthode de prospection de longue durée qui va ancrer territorialement son travail, la présence renforcée3. Le terrain de la cité d’habitat social a ainsi fait l’objet d’une présence hebdomadaire immersive dans la vie quotidienne du quartier, une méthode d’investigation ayant permis d’une part la récolte de données nécessaire à l’analyse et la compréhension des enjeux du terrain, et d’autre part la constitution d’un réseau d’acteurs, s’étant progressivement ouverts au dialogue – un des enjeux identifiés –. Marion Serre soutient qu’un ancrage territorial construit par une présence renforcée, permet d’expérimenter et proposer des réponses plus adaptées, donc une intervention de meilleure qualité. Mentionnant la difficulté d’investir une telle méthode dans la pratique opérationnelle, l’architecte-chercheuse énumère néanmoins des outils employés par certains praticiens4 : l’étude de faisabilité en acte, la programmation ouverte, la préfiguration de projet in situ, ou encore la permanence architecturale. L’ouverture des acteurs a permis de déclencher l’action. « La première action, ça a été de travailler avec les habitants sur le projet ». « Les habitants ne se sont pas mobilisés immédiatement pour participer au projet de requalification de l’espace public de leur lotissement. Cependant, de par une présence hebdomadaire couplée à une pluralité de format d’ateliers (dessins, maquette, chantier de nettoyage, goûter...), des idées ont progressivement émergé jusqu’à ce que le projet – un espace avec des tables, des bancs, un barbecue et des plantations – soit réalisé par les jeunes du quartier, encadrés par une association locale. »

3 En référence aux travaux de recherche d’Agnès Deboulet (Deboulet & Jolé 2013) dans les quartiers précaires, et ceux de Françoise NavezBouchanine (Navez-Bouchaline 1989, p.182) dans les bidonvilles ayant contribué à leur viabilisation au Maroc. 4 Marion Serre cite les collectifs et associations La Preuve par 7, Chez Barbara, Encore heureux, ICI Initiatives construites Ilo Dionysiennes, Hobo.

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I | 1 | À l’origine, des éléments de méthode expérimentés dans un cadre de recherche | DÉVELOPPEMENT Les acteurs – tant les habitants que les institutions – s’étant ouverts au dialogue, se sont progressivement ouverts à l’expérimentation, critère indispensable à la faisabilité d’une recherche-action, qui, comme l’explique Marion Serre dans son article, repose « avant tout sur l’implication des personnes concernées (Liu 1997, p.150) et, de fait, sur l’intérêt qu’elles portent à être partie prenante du processus de recherche. En ce sens, la transformation du milieu proposée par le chercheur doit répondre à certaines questions que se posent les acteurs. Pour Nigel Cross, ils doivent être considérés comme les véritables « propriétaires du problème » (Cross 2007, p.2). » Dans un système où la prise de décision est centralisée, l’autonomie, voire l’intérêt des acteurs locaux, sont affectés. Raison pour laquelle la première étape pour ménager un système est de réduire l’échelle de réflexion, et décentraliser la prise de décision, la gouvernance. Kirkpatrick Sale expose qu’il est d’autant plus important de définir un périmètre à une échelle réduite et décentralisée car c’est l’échelle idéale pour mettre en évidence les problèmes concrets, comprendre avec les habitants d’un territoire leur lien direct avec ce problème, et cela ne peut être fait qu’à une échelle limitée, c’est à dire que cela peut-être fait lorsque les forces institutionnelles et sociétales sont encore reconnaissables et compréhensibles, lorsque les relations entre les choses sont encore proches et les effets des actions individuelles encore visibles et lisibles. En effet ”la démocratie est plus importante à une échelle locale qu’à une échelle étatique, loin de nous” (Kirkpatrick 2020). Comme expérimenté par Alberto Magnaghi, une échelle réduite éveille en outre un sentiment d’identité chez les acteurs d’un territoire, les rendant moteurs de projet (Magnaghi 2014). Cette échelle de gouvernance mérite d’évoquer le principe de subsidiarité : « Ce principe vise l’efficacité dans les prises de décision: la responsabilité d’une action est laissée à la plus petite entité d’organisation sociale capable de décider. La décision d’une action prise et gérée à l’échelon le plus bas – c’est-à-dire le plus proche de ce qu’elle concerne, avec le moins d’intermédiaires – n’a pas besoin de passer par de grands débats, par des lois ou réglementations, par un système policier de surveillance. Cet échelon est le plus compétent pour s’accommoder à des fluctuations grâce à une connaissance aiguë des particularités locales »1. Cependant, une fois réalisé, le projet a pris une tournure inattendue, qui a déclenché une deuxième action. « Le projet a été brûlé, on avait fait des tables, des chaises, et un barbecue, et les tables et les chaises ont été brûlées. Donc là, la première lecture du bailleur, et même la mienne, c’était « bah le projet a été un échec », et là je me suis dit « non, là il faut que je retrace le pourquoi ça a été brûlé », donc je suis allée faire des entretiens avec l’ensemble des gens du lotissement pour comprendre pourquoi ça avait été brûlé, et je me suis aperçue qu’en fait, les habitants s’étaient concertés, et il y avait un problème d’usage, il y avait des gens qui venaient fumer des pétards le soir tard, ça gênait des personnes âgées. Du coup, ils avaient envisagé de récupérer les tables pour les mettre dans leur jardin, mais comme les conflits se résolvent au couteau là-bas, ils se sont dits que c’était pas une bonne idée, qu’il valait mieux les brûler pour éviter les jalousies. 26

1 École nationale supérieure d’architecture de Marseille,2020-2021, DÉ4 « Bien Vivre », cours « Liens et lieux soutenables » Subsidiarité, tiersvillage, lenteur, jmh 200923.


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE Du coup, ils ont tout brûlé, et ils ont reconstruit un grillage autour de la parcelle, avec une clef, et c’est la petite mamie qui a les clefs, et qui va planter et arroser les rosiers. » « Dans ce cas-ci, l’analyse de l’action rend compte d’un double processus de réappropriation. D’une part, les habitants ont réinvesti l’espace de dialogue créé, en prenant l’initiative de se concerter et de prendre une décision en commun. D’autre part, le projet a permis aux habitants de se réapproprier concrètement l’espace : en observant que les usages projetés n’étaient pas adaptés à la réalité, ils l’ont réaménagé en proposant une nouvelle utilisation. L’espace n’est donc pas redevenu support de déchets mais bien un support d’usages. » « Et donc ça, j’ai pu le raconter ensuite au bailleur, et l’effet de ça c’est que le bailleur a changé de représentation sur le public qui habite cet espace, il s’est dit « en fait, c’est pas des sauvages qui brûlent des tables, c’est des gens qui réfléchissent, qui pensent, et qui ont des idées2, donc je vais enclencher une logique de concertation sur l’ensemble du parc, et ils ont obtenu un financement de 150 000 euros, quinze fois plus que les moyens investis pour la première expérience, en valorisant cette expérience, qui était au départ un échec. »

2 Le bailleur a donc changé d’avis concernant la capacité de cette entité d’organisation, à décider, en référence au principe de subsidiarité évoqué précédemment.

FIG. 12. Schéma de la tension dynamique productive, entre les propositions théorique et les faits

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I | 1 | À l’origine, des éléments de méthode expérimentés dans un cadre de recherche | DÉVELOPPEMENT Modélisation de la conversation entre la conceptrice-chercheuse et les faits-significations, l’observation par l’organisation des informations

La narration du processus du projet met en lumière une conversation entre la chercheuse et la situation, une tension dynamique productive – pour ré-employer les notions développées par Donald Schön – entre propositions théoriques nommées significations, et faits qui précisent et étayent la situation, les faits-significations. La décision d’enquêter sur les effets de l’action – le projet brûlé – par des entretiens, peut être apparentée à ce que Daniel Estevez appelle une approche pragmatiste-écologique de la perception – perception d’un projet réussi ou non, avec tout ce que cela implique –. Pour définir la perception, Daniel Estevez recourt aux écrits des chercheurs en psychologie Luyat et Regia-Corte, se positionnant dans le prolongement de la théorie des affordances de James Gibson : la perception « est un processus d’extraction par l’action, par l’exploration, d’informations dans l’environnement. Ce n’est pas un processus interne [à l’homme] d’interprétation, d’inférence à partir de stimuli en provenance du monde extérieur et sollicitant nos sens (stimulation-énergie ou stimulus). L’information, ou plus justement la stimulation-information, n’est ni une propriété de l’environnement ni une propriété de l’homme, elle est ce que l’homme, par son action fait émerger de l’environnement et qu’il saisit. » L’action stimulante en question est bien l’enquête par entretiens. Dans cette mesure, nous pouvons également affirmer que, « percevoir c’est produire » (Estevez 2019). Réciproquement, produire, c’est percevoir. Comme l’illustre Donald Schön dans une étude de cas1, la situation se précise parce qu’on essaye de la transformer, et elle se transforme parce qu’on essaye de la comprendre. Le projet illustre le rôle déterminant de la tension à jouer, entre production et perception. Une telle évolution de la perception, requiert cependant que « la cible constitue une variable2 », qu’elle représente au départ une hypothèse à confirmer ou infirmer, un objectif redéfinissable. Ici, la cible concernait la nature des usages de la friche et la dynamique de concertation des habitants. La réponse ciblée a été l’aménagement d’un espace avec des tables, des bancs, un barbecue et des plantations. Le projet a provoqué la redéfinition de la réponse ciblée, par les usagers-même, rendant finalement la situation cohérente, conforme avec l’objectif principal, qui était comme énoncé plus haut, d’implanter un usage adapté et une dynamique de concertation. Une première définition de la réponse ciblée, bien qu’erronée, s’est révélée devenir un précédent, qui comme l’explique Marion Serre dans son retour d’expérience, « a permis de tester une démarche, d’en mesurer les limites et les apports pour déclencher une nouvelle série d’expérimentations » vers une redéfinition de la réponse ciblée toujours plus adaptée. Dans cette dynamique itérative, Daniel Estevez projette : « À partir de là, les tâches de l’architecte enquêteur ne visent donc pas seulement à résoudre les problèmes donnés mais aussi à les transformer en nouveaux problèmes plus riches y compris par l’augmentation de leurs contenus narratifs. C’est dans cette optique, que l’enquête peut être définie comme recherche interprétative ou encore comme « archéologie fictive » aurait écrit Peter Eisenman, désignant par là une lecture active qui explore les sites tout en élargissant notre perception de leur réalité ». La dimension narrative constitue, dans notre cas d’étude, un enjeu

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1 Dans le chapitre III du « Praticien réflexif », 1983, « Conversation réflexive en situation de design [de l’architecture] ». 2 Dans le chapitre VIII du « Praticien réflexif », 1983, « L’art de la gestion. Réflexion en cours d’action au sein d’un système d’apprentissage organisationnel », p.301.


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE d’autant plus significatif, dans la mesure où le récit valorisant de l’enquête menée a décroché les financements nécessaire pour le renouvellement du cycle d’action. Le cycle réflexif peut ensuite être renouvelé par d’autres acteurs également. Marion Serre note dans son article, que « la réussite d’une recherche-action réside aussi dans le départ du chercheur ou de l’équipe de recherche du terrain. En effet, si les parties prenantes se sont suffisamment appropriées les problématiques, le processus et les outils expérimentés dans le temps de la recherche, elles peuvent prolonger le cycle et s’appuyer sur l’expérience acquise pour les actions futures. »

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I | 2 | CAPACITY | PRÉMICES D’UNE SYNERGIE RECHERCHE-PRATIQUE, MONTAGE ADMINISTRATIF HYBRIDE DE LA STRUCTURE DE L’AGENCE UNE DUALITÉ, DES ASPIRATIONS MISES À L’ÉPREUVE DES RÉALITÉS DE LA PRATIQUE.

A ce moment de l’entretien, je cherche à comprendre à quel moment Marion Serre a conscientisé la notion de réflexivité, au cous du développement de cette compétence.

Intérêts, aspiration à des projets stimulants, cumulée à une quête de reconnaissance.

« Je pense que [j’ai vraiment construit cette compétence de réflexivité] pendant ma thèse, en faisant cette gymnastique intellectuelle, je ne connaissais même pas le mot à l’époque. C’est ensuite, quand j’ai rédigé ma thèse, que je suis allée chercher les théoriciens, que je me suis rendue compte si tu veux, que j’ai théorisé.

Contraintes, enjeux de temps et économiques, une question d’efficacité.

Après, je dois aussi beaucoup à mon directeur de thèse, Stéphane Hanrot, qui lui, était un praticien réflexif, avec mettons, trente-cinq ans d’expérience, alors que moi j’en ai que… même pas dix. Et lui, il était vraiment dans cette articulation très étroite entre la pratique professionnelle, la recherche et l’enseignement, chaque expérience générait des apprentissages qui lui permettaient de modifier les expériences, et du coup, par son enseignement il nous enseignait ça.

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Et je me rappelle que, à un moment donné on travaillait sur le péri-urbain, qui était son sujet phare, il adorait ça, et il me dit « oh la la, ça serait trop bien que vous montiez une agence avec Ion et Gabriele, sur le péri-urbain, sur le modèle qu’on est en train d’inventer en recherche, parce qu’on faisait une recherche pareil, avec tout un dispositif participatif, de réalisation d’un modèle 3D avec les habitants, pour permettre à des lotissements d’être densifiés, et lui il se dit « là il y a un concept génial, faut monter une boîte, un genre de start-up sur le sujet ». Donc tu vois, il était vraiment dans cette idée de, ce qu’on fait en recherche, doit passer par l’opérationnel, et ce qu’on fait dans l’opérationnel, ça doit passer par la recherche. Au final, nous, le périurbain ça nous branchait pas trop, même pas du tout, et du coup on a fait ce qu’il nous a dit, mais sur un autre thème. Et c’est vrai que, quand on a créé l’agence en 2019, deux ans après sa mort, à partir des résultats de recherche que j’avais, les gens qui me disaient « poursuis ton truc de recherche, mais passe dans l’opérationnel, parce que c’est vraiment intéressant », je me suis dit « Stéphane serait vraiment trop content, parce que c’est vraiment ça qu’il entendait par pratique réflexive ». Après, on l’a fait, si tu veux, une fois qu’on a créé l’agence que je me suis rappelée de ce qu’il


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE avait dit, et je me suis dit « ah tiens, on est en train de faire ce qu’il avait dit, trop cool ». Donc, tu vois, les choses s’incrustent en nous, sans qu’on s’en aperçoive, et après ça ressort. Et après, bien sûr, on essaye de faire l’exercice avec Gabriele, sur chaque projet, qu’est-ce qui va pas, qu’est-ce qui va, où est-ce qu’on a échoué, quel est l’acteur bloquant, est-ce que nous aussi on fait partie de la chaîne de blocage, pourquoi, comment, etc. » Dans son article « Entre ethos professionnel et logiques d’entreprise : La recherche et l’innovation dans les agences d’architecture » (Guenot 2020) , Mélanie Guenot interroge une dizaine de directeurs d’agences dans le but de répondre à la problématique suivante : « L’intégration de pratiques de recherche ou d’innovation au sein des agences d’architecture peut-elle réconcilier enjeux économiques et enjeux symboliques au sein des pratiques de positionnement des architectes et permettre le développement économique des agences d’architecture tout en satisfaisant l’ethos professionnel ? ». Cette enquête, lui permet entre autres, d’aborder la diversité des structurations des agences, leur politique de développement et leur relation à la commande, mais également leurs appréhensions et représentations vis-à-vis des pratiques de recherche et d’innovation, ainsi que les questions qu’ils rencontrent lorsqu’ils souhaitent les intégrer à leurs structures. Mélanie Guenot explique que, « tous ont évoqué une volonté d’enrichir le projet et, pour ce faire, de pouvoir se consacrer davantage aux problématiques transversales qui émergent de la production de l’agence. Les thèmes ou projets de recherche évoqués vont dans ce sens : ils émanent de la production de l’agence, ils viennent en réponse à des questions soulevées au cours de projets ». En effet, les architectes aspirent à une production davantage stimulante, éthiquement, intellectuellement ou artistiquement, autour de thèmes et de valeurs. Les thèmes et spécificités de l’agence constituent une image, une stratégie de communication, visant la reconnaissance par les pairs, qui selon Guy Tapie, est une nécessité pour les architectes, traduisant symboliquement une identité. La reconnaissance des pairs, est un outil permettant aux architectes de justifier et légitimer leurs pratiques, en affirmant « la vocation et la tradition de la profession à servir et à garantir cet intérêt général. Ces valeurs associées à la profession assoient le rôle des architectes et le recours nécessaire à ces derniers. Elles inspirent et servent également des logiques de marques au service des territoires et de leurs politiques. » C’est dans cette mesure que, la recherche et l’innovation, constituent des outils d’enrichissement de cette dynamique. La chercheuse indique en outre que, les dirigeants d’agences affirment souhaiter donner le même investissement à chaque commande, indépendamment de la rémunération, malgré le « manque de reconnaissance de leur travail à travers une rémunération trop faible de leurs prestations ». La forte compétitivité les oblige à s’aligner aux standards du marché, sans compter la difficulté d’une gestion financière soumise un jeu de dépenses régulières et recettes irrégulières. Le souhait d’élaborer des projets davantage identitaires, semble se confronter à la nécessité d’obtenir de nouvelles commandes et s’encadrer dans les contraintes budgétaires et temporelles. Les directeurs d’agences, expriment également la nécessité d’une « optimisation des processus de production, à travers le caractère reproductible d’un certain savoir-faire ou de points de méthode, et par là, d’une certaine efficience et de bénéfices économiques. »

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I | 2 | Prémices d’une synergie recherche-pratique, montage administratif hybride | DÉVELOPPEMENT On comprend un enjeu fort d’une dualité entre une quête symbolique et une quête d’efficience. Dans ce dilemme, les directeurs d’agences ont la volonté de reproduire au sein de leur agence, des conditions permettant le recul et la projection au-delà du quotidien. Pour leur part, Marion Serre et Gabriele Salvia ont opté pour un modèle hybride. « On a choisi dans notre statut, quelque chose d’assez particulier, dans nos statuts en fait au départ on voulait tous les deux rentrer dans la SCOP Petra Patrimonia, parce que c’est vraiment une plateforme qui te permet de lancer ton entreprise, une espèce de pépinière d’entreprises en fait. Donc c’est bien parce que, quand tu commence tout seul, ton chiffre d’affaire est de zéro, alors que grâce à la SCOP il est de quatre millions, donc d’un coup t’as une espèce de légitimité à répondre à des appels d’offre, et puis ils ont tous les papiers « responsabilité », « assurance » et compagnie, donc quand on se lance dans le montage d’une agence c’est vrai que c’est que tout ça, on ne maîtrise pas, et c’est rassurant. Le problème, c’est que quand on a fait l’entretien, la SCOP n’a pas d’accord avec l’Ordre des architectes, et du coup, on ne pouvait pas faire de projet de maîtrise d’œuvre au sein de la SCOP. Donc on s’est dit, « bah il va falloir qu’on fasse autre chose quoi, soit qu’on fasse une société, soit qu’on ait des statuts différents », et on s’est dit que finalement, la stratégie qui était la meilleure, c’était que moi j’intègre la SCOP, parce que comme ça on avait tous les papiers et tout ça, et puis au moins ça facilitait, au moins pour une personne les démarches administratives, et ça créait aussi une sécurité, parce que tu vois, la SCOP, tu commence par un contrat CAPE (Contrat d’Appui au Projet d’Entreprise), et ce contrat il te permet d’ouvrir un compte en banque dans cette SCOP et d’avoir l’argent de tes marchés qui est dedans, et de le conserver, et comme ça tu as le chômage à côté, c’est fait exprès pour créer une trésorerie à ton entreprise. Donc ça c’était super intéressant, donc je me suis mise dans la SCOP, et parallèlement Gabriele a gardé son statut d’auto-entrepreneur inscrit à l’Ordre, ce qui nous permet d’avoir les deux. Du coup on a deux structures, une structure d’assistance à la maîtrise d’ouvrage, ce qui correspond quand même globalement à ma compétence, qui est au sein de la SCOP, et « Gabriele Salvia architecte » qui est auto-entrepreneur, architecte maître d’œuvre. »

FIG. 13. Schéma de croisement des formes de la profession, par l’auteure.

L’exercice réflexif, systématique, transversal aux différentes formes professionnelles – recherche, pratique et enseignement – est une fenêtre ouverte sur l’analyse et la compréhension d’une expérience, qui, comme l’affirme Marion Serre dans son retour sur le projet de la cité d’habitat social, « devient non seulement une source de connaissance et d’apprentissage essentielle, mais peut même devenir le moteur d’un nouveau projet. » Dans la mesure où les apprentissages retirés d’une expérience, deviennent matière d’un nouveau projet, elle incite à prendre le risque de l’expérimentation, même s’il est accompagné du risque d’échouer (Serre 2022). Marion Serre développe l’intérêt d’une démarche réflexive couplée à une démarche expérimentale, en poursuivant : « Comme le souligne Findeli, le projet est alors un terrain de recherche qui permet de renverser les modèles classiques en construisant une « théorie engagée, située, impliquée dans un projet » (2003, p.170) : la théorie n’est plus à valider à travers la conduite d’une expérience, mais l’expérience s’appuie sur des théories pour les renouveler et produire une connaissance inédite. Réciproquement, la recherche peut être mobilisée dans une démarche de projet ».

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FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE Cette dernière affirmation marque la synergie entre théorie et expérience, que la l’agence met en application par l’alternance entre la posture de chercheur praticien et celle de praticien réflexif. Marion Serre explique que ces doubles profils permettent au professionnel d’élargir son champ professionnel et participer au renouvellement des métiers du projet. En outre, cette dernière affirmation répond au questionnement de l’ordre d’engendrement des étapes. Lequel est le prédécesseur de l’autre1, l’œuf ou la poule, déroule-t-on une expérience pour confirmer/ infirmer une théorie, ou engedre-t-on une théorie à partir d’une expérience ? Il en va de deux méthodes aussi distinctes que complémentaires, par l’itération de leur alternance. La méthode déductive part de l’hypothèse, le concept, la théorie, que l’expérience, l’application, va chercher à vérifier. La méthode inductive, exploratoire, recueille des données qu’elle analyse sans pré-supposition, et constate les apprentissages que l’expérience fait émerger. Par ailleurs, si en science, il est d’usage de définir un protocole expérimental permettant la reproductibilité de l’expérience, en architecture la reproductibilité d’un projet sous des conditions identiques est rarement faisable. Pour cette raison, il est compliqué de reproduire une expérience en modifiant chaque paramètre de manière isolée, afin de vérifier une hypothèse. La modélisation d’un processus infaillible est alors impossible. C’est pourquoi, il est plus habituel que les professionnels théorisent à partir d’une expérience, ou d’une série d’expériences.

FIG. 14. Schéma de conversation entre un concept et sa vérification, par l’auteure.

Pourtant, le renouvellement d’une expérience dans des conditions plus ou moins différentes, a l’avantage de contribuer à la construction et l’affinement de ce que Schön nomme « un répertoire » de situations. Relever le répertoire de l’agence TierLAB et mettre en évidence les boucles de réflexivité, c’est bien là tout l’intérêt de la narration des expériences de l’agence.

1 Bruno Latour conte l’enquête de liens de causalité, réalisée dans le cadre du travail soutenu par une bourse de la National Science Foundation n. 18 676, et par une subvention spéciale du Syndicat des travailleurs relativiste de la preuve n. AC-234 567, dans l’article « Trois petits dinosaures ou le cauchemar d’un sociologue », dans « Petites leçons de sociologie des sciences », 2006 : « Il était une fois trois petits dinosaures. Le premier s’appelait Réelsaure, le second Scientosaure, et le troisième répondait au doux nom de Popsaure. Nul ne connaissait leur origine, et c’est pourquoi un sociologue fut engagé pour démêler l’écheveau génétique de leurs relations incestueuses. » (Latour 2006).

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I | 3 | BRIANÇON | DÉBUTS DE LA MÉTHODE INTÉGRALE Le projet de revitalisation de Briançon a été l’un des premiers, après le montage de l’agence TiersLAB. A ce moment, les savoirs-faire de Marion Serre et de Gabriele Salvia fusionnent, donnant naissance à une méthode de projet. Processus 1 | Relevé, diagnostic 2 | Atelier citoyen 3 | Résidence d’architecture, esquisse de scénarios 4 | Mission de projet 1 | Relevé détaillé

« Briançon a été un succès, […] avec toute la méthode qu’on a mise en place, qui était, étape un, je fais le relevé porte à porte de la vacance, du bâti, etc, étape deux, je fais des ateliers citoyens, avec tous les gens que j’ai rencontré pendant le porte à porte, et on donne les idées, ce qui va, ce qui ne va pas, voilà, on discute, étape trois, je fais une résidence d’architecture, j’organise un forum, je le montre aux élus, et du coup, étape quatre espérée, c’était le déclenchement d’une mission, d’un projet, et ça a marché. »

« Briançon on a fait ça sur une année, où on savait pas comment faire, on expérimentait une méthode, où Gabriele m’a dit « là de toute façon, si on veut faire un truc sur la vacance, il faut faire un relevé, c’est obligé de faire un relevé », « ah bon, faire un relevé c’est quand même un peu lourd, sur un centre historique complet, bon ok », alors on a fait ça, on a fait le relevé. » L’agence réalise alors une série d’entretiens, de photos et de cartes du centre historique de montagne, illustrant l’évolution de 1980 à 2019. Les cartes inventorient les quatre enjeux qui suivent1 : Une micro-gentrification et une muséification dans la Cité Vauban (relevé des édifices totalement et partiellement affectés en résidence secondaire, appartements en location (AirBnB, saisons, etc.), hôtels, commerces à destination des touristes (souvenirs)) ;

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1 Informations disponibles sur le site de l’agence TiersLAB, à l’adresse https://www.tiers-lab.com/ rech-briancon/ consultée le 11 mai 2022.


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE Une persistance et renouvellement des modes d’habiter (relevé des logements totalement et partiellement habités à l’année, commerces à l’année (boulangerie, bar, etc.), équipements publics, logements sociaux) ; Des modes d’abandon du foncier (relevé des immeubles totalement et partiellement inoccupés, locaux commerciaux inoccupés, appartements et immeubles en vente et en rénovation, équipements publics) ; Des bâtiments et espaces publics dégradés (relevé des défauts structurels et superficiels des toitures, combles non aménagés, défauts structurels des maçonneries (fissures, etc.), dégradations des façades (volets, peinture, etc.), dégradations des espaces ouverts (cours et espaces publics), dégradation des éléments architecturaux, humidité des caves et rez-de-chaussée (remontées capillaires)).

FIG. 15. Relevé des modes d’abandon du foncier pour exemple, réalisé par l’agence.

Le choix d’un relevé détaillé, permet dans un premier temps de rendre compte du poids des enjeux, et dans un second temps d’opérationnaliser les intentions de projet. A l’instar du projet de cité d’habitat social observé précédemment, les architectes font le choix d’une présence renforcée pour exécuter le diagnostic. « Un autre élément très important, c’est de vivre sur le site, je pense, en référence à la permanence architecturale de Bouchain. A Briançon, on est restés deux mois sur site […]. Et ça tu vois, à Briançon, on l’a fait parce que j’avais une maison là, et qu’on s’est dit que c’était la bonne occasion pour aller faire du ski. » Une partie des données du relevé réalisé durant la permanence architecturale, a été recueillie par du porte à porte. Les habitants rencontrés de cette manière, ont ensuite été invités à participer à des ateliers citoyens. Les ateliers ont pris la forme de débats publics sur des supports cartographiques investis de manière participative, avec des post-it colorés, recensant distinctement sur des post-it colorés, les éléments positifs, les éléments négatifs, et les idées.

2 | Atelier citoyen Cartographie participative Vert | Ce qui va Rose | Ce qui ne va pas Bleu | Les idées

Cette méthode permet d’approfondir le diagnostic, de détecter de potentielles pistes d’intentions de projet, et d’enclencher une dynamique de concertation. En effet, comme le raconte l’agence sur son site internet, certaines idées émergées lors des ateliers ont été poursuivies : « Un collectif d’habitants de la Vielle Ville s’est constitué et il est jusqu’à présent engagé dans le développement de projets pour les résidents à l’année. » 35


I | 3 | Débuts de la méthode intégrale | DÉVELOPPEMENT « Un élu a crée un groupe de travail sur la question de la végétalisation de la Vielle Ville. La municipalité a lancé une OPAH (Opération Programmée d’Amélioration de l’Habitat) dans le cadre du programme Action Cœur de Ville. La mairie a lancé les études pour la transformation de l’ancienne bibliothèque en Tiers Lieu Solidaire. L’idée serait de recréer dans ce bâtiment désaffecté un espace polyfonctionnelle avec une programmation aux résidents à l’année. » 3 | Résidence d’architecture

A partir de la matière constituée, l’agence mobilise un modèle pédagogique développé par Stéphane Hanrot selon le modèle de Freinet : le « workshop », ou résidence architecturale. Dans l’article « Stéphane Hanrot, un architecte « intégral ». À la croisée de l’enseignement, de la recherche et de la pratique du projet » (Maleas et Serre 2021), Marion Serre et Ion Maleas décrivent des expérimentations de formats d’ateliers intensifs de courte durée, lors desquels les étudiants se confrontent à « des expérimentations concrètes de la pratique et de l’apprentissage de la conception collaborative » (Ineichen 2016). Les auteurs expliquent que « l’un des grands apports de cette démarche était le principe de réciprocité entre le cadre universitaire et le milieu investigué : d’un côté, les étudiants recevaient un apprentissage en prise avec le réel, transmis par les acteurs de terrain, et de l’autre, les institutions bénéficiaient de réflexions nouvelles sur leur territoire. » Dans la boucle des apports mutuels, j’ajouterais les enseignants-praticiens-chercheurs, pour qui ces ateliers constituent un maillon de la chaîne du processus de projet. Stéphane Hanrot a continué de travailler le dispositif du workshop, en intégrant la notion de présence renforcée. Cela a abouti à une forme d’atelier où les étudiants dormaient sur place, immergés dans la réalité du terrain. L’agence TiersLAB a repris le dispositif, pour en faire des « Ateliers d’Architecture en Montagne ». Dans un entretien pour le même article, Gabriele Salvia raconte : « Marion Serre et moi en avons fait un élément de méthode incontournable : dans presque tous nos projets de recherche, on organise un atelier en immersion d’une semaine, avec une vingtaine d’étudiants. Pour les étudiants, c’est un apprentissage de terrain, avec des acteurs et des problématiques réels. C’est hyper formateur. Les projets qui sont réalisés par les étudiants suscitent des réactions, parfois motivent la municipalité à lancer un projet porté par les habitants. C’est une pédagogie, un apprentissage à double sens : le territoire nourrit les étudiants et la recherche, et en échange, le travail fourni sert le territoire » (Maleas et Serre 2021, p.10). En effet, les auteurs de l’article ajoutent que « Stéphane Hanrot mobilisait l’atelier immersif comme un déclencheur de projet » (Maleas et Serre 2021, p.9). La résidence architecturale à Briançon, a été la première édition de l’Atelier d’Architecture en Montagne, que l’agence ait proposée. Les étudiants y ont exploré quatre situations de projet, se rapportant à des enjeux caractéristiques des centres anciens1 :

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1 Informations disponibles sur le site de l’agence TiersLAB, à l’adresse https://www.tiers-lab.com/ atelier-br/ consultée le 11 mai 2022.


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE Le Projet par le vide (de J. Flambard, C. Vanier , P. Brajon, N. Cheniki, A. Liguori) | « Vise à expérimenter les modes de restructuration possibles d’un tissu ancien dont l’état de dégradation nécessite la démolition de certains immeubles. L’hypothèse est la suivante : remodeler les tissus par le vide permettrait d’améliorer les qualités de l’habitat et de l’habiter des centres anciens, en y amenant de la lumière, en créant des extérieurs, en revalorisant l’espace public. » Le Chantier-école (A. Gagliardi, C. Plancheria, E. Spitz, S. Vinckel) | « Vise à réinvestir un bâtiment public remarquable dégradé, la chapelle des Pénitents Noirs. L’hypothèse de projet consiste à tester les articulations possibles entre conservation du patrimoine et création architecturale contemporaine, au travers d’un programme hybride : un chantier-école autour des savoirs constructifs traditionnels et actuels. » Vers une ville productive (L. Bellet, C. Cottreau, M. Deleuil, A. Masson, S. Patteri) | « Vise à transformer l’espace des remparts sous-utilisé en un espace productif permettant à différents publics de se croiser (professionnels, habitants, touristes). L’enjeu consiste à leur donner une nouvelle valeur d’usage ainsi qu’une valeur économique, en proposant un parc agricole dont les aménagements architecturaux et paysagers respectent les héritages du passé. » Quel projet pour le patrimoine moderne (F. Pacheco Escalante, M. Fancello, M. Valcanover, P. Pascal, S. Vivona) | « Vise à proposer une réhabilitation possible de bâtiments du XXème siècle, touchés par le phénomène de précarité énergétique. Le défi consiste à proposer un projet qui améliore le confort thermique et le confort d’usage des habitants. Sachant que ce bâti n’a pas été construit à l’époque reconnue comme remarquable (Vauban), l’enjeu est de tester la capacité de transformation des centres anciens selon les périodes de construction. » Suite au travail de l’agence, l’équipe municipale a lancé des études pour rénover et reprogrammer l’ancienne bibliothèque, en un tiers lieu adapté pour les résidents à l’année. Malheureusement, l’équipe municipale a changé en cours de projet, et n’étant plus alignée avec le projet, ce dernier a été interrompu. Marion Serre explique que l’interruption engendre une absence de retour critique, limitant l’exercice de réflexivité :

4 | Mission de projet Absence de retour critique, pour cause d’interruption du projet

« Dans Briançon en terme d’analyse, comme on ne l’a pas aboutie… si tu veux, là on a coupé pendant l’action, et pendant l’action j’étais convaincue du fait que ça allait marcher, donc je le suis toujours, puisque je n’ai pas eu la démonstration que non. Et là, à Briançon, on est de nouveau sur le terrain, et non, je n’ai pas de retour critique, je suis encore dans le jeu de l’action. Effectivement, bien que le projet ait été interrompu, il n’en demeure pas moins efficace, puisqu’il a finalement inspiré l’équipe municipale à ré-engager une étude pour la programmation d’un tiers lieu, cette fois-ci par la rénovation de la Chapelle des Pénitents Noirs – le site du projet de Chantier-école pensé lors de la résidence architecturale – oui, le projet dont je vous ai parlé durant le prologue. L’expérience du premier projet a constitué un précédent, qui a

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I | 3 | Débuts de la méthode intégrale | DÉVELOPPEMENT enclenché ce nouveau projet en cours de réalisation. L’expérience du lieu, autant que l’expertise des thématiques typiques des centres anciens, assoient la légitimité des concepteurs et confortent le socle de confiance et de respect nécessaire à la collaboration avec la municipalité. Les entretiens de Mélanie Guenot relatent : « La relation qui lie l’architecte à la commande est, selon les dirigeants interrogés, garante de la qualité de la production. Elle repose sur une forme « d’appropriation intellectuelle, voire affective, qu’éprouve l’architecte pour son projet » pour reprendre les termes d’un associé (agence n 2). Ce rapport est gage, toujours selon les répondants, d’engagement et d’implication et ainsi de qualité. La répartition et la gestion du travail se font alors de manière à privilégier cette relation. » (Guenot 2020). Lors de la réunion de COPIL de lancement, les acteurs ont programmé deux ateliers ayant pour objectif d’identifier des porteurs de projets et des idées de programmation et de spatialité, réalisables. La première réunion s’est déroulée durant mon immersion dans l’agence. Cette première rencontre a attiré un nombre faible de participants, ce qui a questionné Marion Serre et Gabriele Salvia. Selon ce qu’il est ressorti des échanges avec les participants, les habitants et associations ressentiraient une forme de doute concernant la motivation de la municipalité, doute appuyé par l’interruption du projet précédent dans lequel les habitants et associations étaient particulièrement investis. On constate encore une fois, que le travail sur les relations entre les différents acteurs du projet, est au coeur des missions de l’agence. Pour ces ateliers, j’ai eu la mission de réaliser les supports de travail des ateliers : une maquette et une planche format A0. La maquette

FIG. 16. Maquette du site de la Chapelle des Pénitents Noirs, réalisée au sein de l’agence TiersLAB, par l’auteure.

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A cause du nombre faible de participants au premier atelier participatif, l’atelier ne s’est pas déroulé en petits groupes par table autour d’une planche, mais plutôt l’intégralité des participants autour de la maquette. La conception de la maquette a nécessité la recherche d’un compromis entre la vision de Marion Serre, celle d’un outil d’aide à la compréhension des espaces, et la vision de Gabriele Salvia, celle d’un outil de travail modifiable. Les choix prenaient en compte un budget et temps limité. Mon choix s’est arrêté sur une maquette en carton bois, découpée à la laser. Le terrain par paliers devait être fixe pour assurer sa résistance. Les édifices peuvent en revanche être retirés, et les murs conçus pour suivre la volumétrie intérieure et extérieure en s’adaptant aux variations d’épaisseurs de mur (anciens murs en pierre aux épaisseurs variables), peuvent être retirés également si nécessaire, pour être retravaillés, découpés, percés, etc. Lors de ce premier atelier, la maquette a davantage servi comme support de discussion et de compréhension de l’espace - complexe à cause de ses nombreux niveaux - que de maquette d’étude modifiable.


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE Quant à la planche graphique, elle devait être simple, La planche format A0 accessible à la compréhension de tous pour être support de discussion et de projet. Elle contient une axonométrie, la même axonométrie FIG. 17. éclatée, un plan et une coupe extrêmement simplifiés, ainsi qu’une série de Planche A0 du site de la Chapelle des Pénitents trois plans réduits mettant en évidence les trois niveaux de sol. Ces documents Noirs, réalisée au sein de serviront davantage dans une seconde phase, comme fond de plan pour des l’agence TiersLAB, par l’auteure. schémas d’intentions programmatiques et volumétriques.

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II | CONSOLIDATION DE LA MÉTHODE PAR VALIDATION 1 | BREIL-SUR-ROYA | RÉPÉTITION DE LA MÉTHODE, ÉLARGISSEMENT DE L’ÉCHELLE D’INTERVENTION « Il marchait lentement, les mains dans les poches. Il ne savait pas trop où poser les yeux. Quelle était l’image la moins désolante ? Des tronçons de flancs de montagne arrachés, un lit de rivière éventré ou bien des habitations dont on pouvait voir l’intérieur comme on pourrait voir celui d’une maison de poupée ouverte en deux ? Il en avait vues des choses dans la vie, mais ça, ça c’était autre chose. Il avait pris l’habitude de chasser de son esprit les images de cette nuit là, cependant il se surprenait parfois à les autoriser à se dérouler en boucle. Depuis le 2 octobre 2020 il ne s’aventurait plus sous la pluie qu’il sympathisait auparavant. Elle lui donnait maintenant la chair de poule. En quelques mois plusieurs centaines de foyers avaient déjà quitté la vallée. Il s’agissait pour la plupart de familles installées depuis quelques années, les natifs étaient plus coriaces que ça, plus coriaces ou trop amoureux de cette vallée, aussi dangereuse que merveilleuse, pour l’abandonner. Ou alors trop âgés pour avoir besoin de continuer à travailler, oui, car la tempête Alex, cette crise environnementale foudroyante, n’avait fait qu’en amplifier une plus profonde, celle du déclin des villages de la vallée de la Roya. FIG. 18. Pont de Breil-sur-Roya quelques mois après la tempête, photo de l’auteure.

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Il fallait encore réparer leur ligne de vie, c’est comme ça qu’ils appelaient la voie de chemin de fer, mais elle n’avait pas besoin d’autant de réparations que la route, construite plus bas, plus près des berges. « Belle revanche » devaient sans doute s’exclamer ceux qui avaient toujours soutenu l’idée que le train méritait une gestion plus engagée. On pouvait y voir là une occasion de repenser les mobilités à l’échelle


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE de chaque village, questionner la place de la voiture, exploiter celle du vélo dont l’utilisation se montrait en pleine croissance. Il fallait aussi trouver une solution pour recréer l’attractivité de la vallée, le paysage nécessitait bien sûr plus de temps, le temps que la nature impose pour se réapproprier les lieux après un tel chamboulement, cela étant dit, cela n’empêcherait pas quelques interventions de renaturation ou de réaménagement léger. En ce qui concerne les villages on pouvait dès à présent réfléchir à la nouvelle qualité de vie qu’ils pourraient proposer. La priorité était d’augmenter la proposition d’emplois, attirer des familles, des jeunes, des visiteurs, de nouveaux amoureux, ceux qu’on appelait les « ricampun ». Le défi était d’œuvrer à cela en concentrant les efforts plus particulièrement sur le cœur du village, le centre ancien. Des opportunités autant charmantes que contraignantes s’offraient depuis la succession des places jusqu’au foisonnement des interstices au cœur du tissu ancien. Il avait eu vent de quelques projets déjà. Il y avait beaucoup à faire, beaucoup à réparer. Mieux encore, c’était l’occasion de repenser le village, repenser la vallée, mettre en valeur son potentiel et l’amplifier, car du potentiel elle en avait. Le vieil homme hochait la tête. Oui, Breil-sur-Roya, son village, la Vallée de la Roya, sa vallée, allaient se relever, déterminés à vivre, vivre pleinement. » J’ai écrit ces paroles après avoir revu la photo du vieil homme sur le pont. Photo que j’avais prise lors d’une semaine immersive dans la Vallée de la Roya en compagnie de mon coéquipier Sébastien Beaussaert. J’ai découvert cette vallée à l’occasion de mon projet de fin d’études. Je fais alors la connaissance de Marion Serre, qui co-encadrait l’atelier de projet avec Rémy Marciano. C’était la deuxième fois que je travaillais sur un projet rural dans un territoire de montagne. Le premier était dans le Parc Naturel Régional de la Sainte-Baume. J’avais également écrit quelques mémoires traitant de la revitalisation des territoires ruraux en moyenne montagne. Puis, vous le savez, j’ai grandi dans le Parc Naturel Régional du Verdon. A ce moment-là, les problématiques caractéristiques de ces territoires, commencent à m’être plus que familières. Pour organiser cette immersion – cette présence renforcée –, j’ai pris contact avec le réseau associatif de la vallée – particulièrement actif – en expliquant notre démarche. J’ai reçu plusieurs réponses nous proposant de nous accueillir et de nous héberger. Nous nous sommes alors lancés dans l’arpentage de chaque village de la vallée, en le documentant photographiquement et en réalisant une série d’entretiens semi-directifs auprès de personnes rencontrées dans la rue. Nous avons ensuite croisé les informations récoltées,

FIG. 19. Habitants interviewés durant l’immersion dans la Vallée de la Roya, photos de Sébastien Beuassaert.

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II | 1 | Répétition de la méthode, élargissement de l’échelle d’intervention | DÉVELOPPEMENT notamment avec les données renseignées par le SCoT1 et les données cartographiques. Ce croisement a abouti, à titre d’exemple, sur la schématisation des différents types de parcours résidentiels des habitants, me permettant de pointer un certain nombre d’enjeux.

FIG. 20. Schéma des types de parcours résidentiels des habitants de la Vallée de la Roya, par l’auteure.

Pendant ce temps, l’agence TiersLAB avait réinvesti la méthode expérimentée à Briançon, sur le centre ancien de Breil-sur-Roya, le village faisant office de porte d’entrée de la Vallée de la Roya depuis la Côte d’Azur. À la différence près que, au cours du deuxième projet, les architectes ont dû élargir leur échelle de réflexion, intégrant les berges de la Roya, suite aux dégâts causés par la tempête2. Le projet de Breil-sur-Roya et celui de Briançon sont en réalité des variétés d’un même type de cas. La répétition d’une méthode dans un contexte autre, mais similaire, participe à l’enrichissement de leur répertoire,

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ScoT | Schéma de Cohérence Territoriale. Le travail de l’agence TiersLAB sur le village de Breil-sur-Roya, a commencé avant la tempête.


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE et par extension, de leur expertise. C’est ce que Donald Schön suggère : « Qui dit pratique professionnelle dit aussi répétition. Un praticien professionnel est un spécialiste qui rencontre répétitivement certaines sortes de situations. Cela est implicite dans le fait que les professionnels utilisent le mot «cas». [...] Comme un praticien voit plusieurs variétés d’un petit nombre de types de cas, il peut ainsi «pratiquer» sa pratique. Il développe un répertoire d’attentes, d’images et de techniques. Il apprend comment chercher et comment réagir à ce qu’il trouve. » (Schön 1983, p.88, 89). Dans un premier temps, comme pour le projet de Briançon, un relevé socio-spatial précis du centre ancien a permis d’identifier les immeubles dangereux, ceux difficilement récupérables (en péril, en ruine, avec des défauts structurels), les immeubles dégradés, ceux récupérables (défauts en façade, toiture, etc.), les immeubles en bon état, les commerces vacants, tout en croisant ce relevé avec celui des édifices totalement inoccupés et ceux partiellement inoccupés.

Ensuite, s’est déroulé un atelier d’une demie-journée avec les habitants, aboutissant au diagnostic partagé qui suit3 :

FIG. 21. Relevé de dégradation et d’abandon du centre ancien, par l’agence. FIG. 22. Maison Guidi en projet de démolition, photo de l’équipe “Reprendre sa place” de la résidence d’architecture.

1 | Relevé socio-spacial

2 | Atelier avec les habitants

«Le patrimoine 1. L’architecture ancienne doit évoluer. La conservation a tué le village. Qu’est-ce que l’on conserve ? Que démolit-on ? De quelle manière amène-t-on de la lumière ? Création de balcons ? De terrasses ? 2. La démolition de la Maison Guidi. Comment en garder une trace ? D’autres usages pourraient avoir lieu sur cette place (un jardin, une fontaine, un marché couvert...). 3. Il faut revaloriser le petit patrimoine, matériel et immatérial (fontaine, four à pain, fêtes populaires, anciens métiers...). L’identité 1. Il faut retrouver une identité pour Breil pour la rendre attractive. 2. Il faut penser à un tourisme différent, penser un nouveau modèle so­cio3

Présentation du diagnostic, au premier jour de la résidence architecturale.

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II | 1 | Répétition de la méthode, élargissement de l’échelle d’intervention | DÉVELOPPEMENT économique pour créer du travail et renforcer l’attractivité résidentielle. Mettre en lien l’agriculture et le tourisme, valoriser les parcours dans le village, réinvestir l’histoire et le patrimoine religieux. 3. Il faut revaloriser le lac et les rives de la Roya. Permettre aux piétons de se déplacer, imaginer des pistes cyclables, des zones de convivialité, renforcer la biodiversité, limiter la présence de la voiture. Les habitants 1. Dans le centre ancien, il y a beaucoup de logements dégradés et de loge­ments sociaux de fait. Sachant que les immeubles en centre ancien n’ont pas d’espaces extérieurs, des jardins partagés pourraient être imaginés ailleurs (l’idée des campagnes, autour du lac...). Créer des équipements collectifs à bénéfice des habitants du centre. 2. Il y a trop de logements abandonnés, il faudrait imaginer quelque chose. 3. Les bâtiments vides pourraient être un paris pour résoudre la question de l’accueil : woofing, bénévoles, saisonniers, associations, tourisme solidaire. 4. Les façades pourraient être revalorisées (restauration, fresque...). Les commerces 1. Il faut faciliter l’installation de producteurs/commerçants dans la rue Pasteur, au travers d’une action municipale (bail modéré). 2. Il faut créer un réseau de production locale avec des espaces mutualisés. Par exemple, la coopérative agricole avec moulin sur l’espace de la gare. 3. Même si les commerces sont vacants, il faut entretenir les vitrines. 4. Mettre en place un événement temporaire (festival), où chaque commerce serait ouvert. 5. Revoir la date du marché (en prévoir deux par semaine). La vie locale et les services 1. Il faut recréer des espaces de convivialités dans l’espace public (assises, petits barbecues, placettes...). 2. Il faut mutualiser les services à l’échelle valéenne (pourquoi ne pas penser à un réseau de tiers-lieux valléen ?) 3. Il faut ouvrir une ludothèque, en extension de la médiathèque. 4. Il y a besoin d’accompagnements au numérique (beaucoup de gens n’ont pas accès à internet). 5. Il y a un besoin d’espaces inter-générationnels, d’espaces sportifs et culturels. 6. S’appuyer sur les initiatives citoyennes. S’appuyer sur le réseau associatif. (Emmaus Roya, A Cruella, associations pour la protection du patrimoine, associations pour la défense des petites lignes). Premiers acteurs de la re­ construction, réseau de solidarité. Les mobilités 1. Pas de consensus sur les voitures : les places sont encombrées et en même temps, il faut que le centre reste accessible. 2. Il faut repenser les mobilités douces. Le vélo est de plus en plus présent à la fois comme loisir et comme mode de déplacement. Il faudrait penser à des sentiers valléen pour les vélos et pour les piétons. 3. Il faut mettre en place des transports à la demande. » 44


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE Enfin l’agence a organisé un atelier d’une semaine, 3 | Résidence d’architecture accueillant des étudiants et jeunes diplômés d’architecture, urbanisme, paysage et ingénierie, pour réfléchir à des scénarios de projet et en débattre avec les habitants et institutions locales. Dans l’annonce invitant à postuler pour participer à l’atelier, les architectes de l’agence exposent les enjeux et objectifs de la résidence : « Dans ce contexte en pleine transformation, cet atelier de projet a deux objectifs. A l’échelle locale, il s’agit de contribuer modestement à la reconstruction de Breil-sur-Roya en mettant en projet les idées des élus et des habitants, pour reconstituer un imaginaire vivant du village et ouvrir sur des possibilités de restauration concrètes. A une échelle plus large, l’enjeu consiste à peser dans le débat opposant encore trop souvent conservation et création architecturale. Pour cela, nous souhaitons mettre à l’épreuve la capacité de transformation des centres anciens. Comment adapter les typologies anciennes aux modes d’habiter actuels, quels matériaux et techniques constructives mobiliser, quels programmes proposer pour trouver un équilibre entre attractivité résidentielle et touristique ? Apporter des réponses à ces questions nous permettra collectivement d’alimenter le projet spatial, social, mais aussi et surtout politique que constitue la restauration des centres anciens. S’engager pour la restauration des centres anciens dans un contexte dominé par les logiques de surdéveloppement apparaît comme un acte de résistance face aux assauts de la spéculation foncière, de l’étalement urbain, de l’économie sauvage, de la muséification, de la destruction de l’environnement et du désert culturel. A travers l’architecture, il s’agit de proposer de nouvelles formes, supports d’autres usages, permettant de résister et impulser d’autres manières de faire.1 » J’ai évidemment postulé. J’ai alors eu l’occasion d’échanger davantage avec les acteurs locaux et travailler collectivement sur la revitalisation de la commune, dans une pluridisciplinarité fructueuse. Trois axes ont été explorés par trois groupes de travail : Les dents creuses : « Comment apporter de la qualité à l’habitat et renouveler les modes d’habiter des logements et de l’espace public ? Conservation / Démolition / Transformation : quels équilibres à trouver ? Comment construire en centre ancien (contraintes techniques) ? » Les places : « Conservation / démolition / transformation : quels équilibres à trouver ? L’architecture contemporaine dans un site patrimonial. Équipements publics à créer, conforter. Espace public continu, aménagé convivial, animé. » Les berges : « Comment réinvestir les berges de la Roya ? Paysage productif, Biodiversité (faune et flore), Risque, Mobilités alternatives à la voiture ; nouvelles formes de tourisme ; équipements publics. »

FIG. 23. Axonométrie de synthèse des scénarios imaginés, réalisée par Sonia Chambreuil (co-organisatrice du workshop) sur la base des projets conçus lors de la résidence d’architecture.

1 Annonce de la deuxième édition de l’Atelier d’Architecture en Montagne « Centres anciens. Vers une architecture de résistance. Breil-sur-Roya 23-31 juillet 2021 ».

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II | 1 | Répétition de la méthode, élargissement de l’échelle d’intervention | DÉVELOPPEMENT J’ai intégré le groupe travaillant l’axe paysager, celui des berges de la Roya, une échelle moins conventionnelle dans la pratique de l’architecte. Une paysagiste et un urbaniste faisaient en effet partie de l’équipe, leurs connaissances, compétences et outils, ont été une ouverture pour nos regards d’architectes. Ensemble nous avons tissé un parcours, un fil rouge allant du sud au nord des limites communales avec la possibilité de s’étirer en direction de la métropole niçoise ou de l’arrière-pays montagnard. Ce fil était ponctué de nœuds, de séquences thématiques, d’un paysage actif au cœur de la ville où le lac s’élargit, à un paysage en mouvement plus naturel soumis aux variations alluvionnaires et minérales, en passant par des paysages productifs et des paysages ludiques. Ce travail nous a permis de proposer des micro-histoires dans la grande histoire, à l’aide de coupes détaillées de chaque séquence. Le projet a découlé d’une analyse des impacts de la tempête, d’un relevé des potentiels patrimoniaux et paysagers et d’un relevé des équipements. Il souhaite favoriser la valorisation des potentiels de la commune, tout en les reliant et en proposant l’alternative d’une mobilité douce. La semaine d’atelier s’est clôturée par un forum, une présentation de notre travail1 aux habitants et aux institutions locales. Cette présentation a été un support d’échange entre habitants, experts et institutions, un débat qui s’est tissé tout au fil de la semaine à l’occasion de conférences organisées par Marion Serre et Gabriele Salvia, invitant des experts à apporter leur expérience. 4 | Déclenchement de projet, suivi informel du projet

« On mobilise la recherche comme déclencheur de projet, et du coup, l’année qu’on passe à travailler sur un village, Briançon ou Breil, c’est exactement ça : on met en place tous les éléments qui vont permettre à la commune de se lancer dans le projet, et on espère que le projet va pouvoir aboutir à ce que souhaitent les habitants, et à porter les valeurs qu’on porte au sein de l’agence. » « Sur Breil, c’est pareil. On a fait exactement les mêmes étapes, et là, ils lancent un projet, sur votre projet d’ailleurs, les rives du lac. Ils ont lancé le marché, ils nous l’ont envoyé pour qu’on réponde, mais pour le coup on n’est pas compétents nous, en paysage, donc quand on n’est pas compétent sur le domaine, on ne répond pas, et c’est une autre équipe qui a été prise. - Tu as le nom de l’équipe ? - Emmanuelle Perrin, avec nos amis Pouilla Paysage, c’est un hasard de circonstance, que ce soit des copains qui aient gagné. - Et il y aura, peut-être des rendez-vous, même informels, pour qu’il y ait une sorte de relais ? - Oui, on aimerait être là pour la réunion de lancement, mais ils la font à un moment où on n’est pas là, mais du coup, comme on connaît bien Pouilla Paysage, je pense qu’on va organiser une visio pour leur présenter le livre, et on leur a déjà donné le lien du film, et oui oui, l’idée c’est qu’ils repartent un petit peu de ce qu’on a défriché ensemble, pour évidemment en faire autre chose par rapport aux contraintes économiques, techniques, etc, mais en tout cas qu’ils puissent s’en inspirer. »

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1 Lien d’accès à la présentation | https://issuu.com/tierslab/docs/210731_rendu_final consulté le 13 mai 2022.


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE Ce qui semble prioritaire pour l’agence, lorsque la démarche de recherche aboutit sur le lancement d’un projet, est la communication et l’inspiration de l’essence – l’ethos – du projet. Pour cette mission qu’ils se donnent, les architectes se servent d’outils de transmission tels que le carnet et le court-métrage. À l’occasion du stage au sein de l’agence TiersLAB, j’ai Le carnet de synthèse contribué à la réalisation du carnet de l’Atelier d’Architecture en Montagne, avec Marion Serre et Gabriele Salvia. Ce travail s’inscrivait dans la continuité des carnets d’Ateliers que l’agence a commencé à réaliser avec le projet de Briançon. Ces carnets sont un outil méthodologique qui permet à l’agence de théoriser le travail de terrain, le synthétiser, le répertorier, le FIG. 24. du courtrendre accessible et communicable, mais il permet également de remercier Capture métrage réalisé par les différents acteurs du projet pour leur participation. Sébastien Beuassaert. Le financement du projet a permis à l’agence de solliciter Sébastien Beaussaert pour la réalisation d’un court-métrage2, illustrant les enjeux du projet, et les enjeux des méthodes employées. Il s’agissait également du second court-métrage de l’agence3. Ce support, différent du carnet, est axé sur la communication du projet.

Le court-métrage de l’atelier

Retour réflexif sur le projet Le travail de l’agence sur cette commune, n’étant que fraîchement achevé – bien que le projet poursuive son chemin entre les mains d’autres concepteurs –, je demande à Marion Serre s’ils disposent déjà d’un retour réflexif sur leur démarche. Outre la confirmation de la méthode, le projet de Breil-sur-Roya ajoute une strate de conditions détaillant le bon fonctionnement de la méthode. Conditions nécessaires au « Ces recherches là, elles sont tellement positives, que c’est moins bon fonctionnement de la facile que sur des projets de maîtrise d’œuvre où forcément il y a plein d’endroits où on fait des bêtises. Ce que je peux dire c’est qu’effective- méthode ment, on a commencé à Briançon cette méthode, on l’a répliquée à Breil Petite échelle d’action, village, de la même manière, et on a les mêmes résultats, donc oui, je valide la commune, centre historique méthode, je sais que, si je fais ça sur un territoire, ça va fonctionner, Thème clairement identifié que je vais apporter de l’ingénierie territoriale qu’ils n’ont pas, mais sur un territoire pas n’importe lequel, sur un petit territoire. Du coup, sur Relevé un village, sur un centre historique, [...] disons que là, je ne met pas en Ateliers citoyens critique notre action et ce qu’on a fait, je met plutôt en critique la manière de faire, donc ce que je peux dire, c’est que la méthode fonctionne dans Résidence d’architecture le phasage et dans le temps, que l’échelle d’action, elle est communale, et c’est petite commune, donc village, que pour que ça fonctionne, j’ai absolument besoin de ces quatre choses, un thème clairement identifié, un relevé, des ateliers citoyens sur le thème, et une résidence d’architecture. »

2 Lien du court-métrage de Breil-sur-Roya | https://www.youtube.com/watch?v=nW_ bplgVxQw&t=4s consulté le 13 mai 2022. 3 Lien du court-métrage de Briaçon | https://www.youtube.com/watch?v=HClcnrnpcgQ consulté le 13 mai 2022.

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II | 2 | MANOSQUE | RÉPÉTITION DE LA MÉTHODE, ADAPTATION DANS UN CONTEXTE D’ACCOMPAGNEMENT À LA PRÉPARATION DE LA COMMANDE

FIG. 25. Carte postale de la place Saint-Sauveur du centre ancien de Manosque, documentant l’identité originaire, donnée utile au respect de l’AVAP, utilisée par l’agence.

« Du coup, Manosque, on a fait la même méthode que d’habitude, parce qu’on était dans un contexte de recherche, de recherche opérationnelle, un contexte un peu atypique, donc on a fait un relevé, on a décortiqué le centre historique en long, en large et en travers, un relevé très exhaustif, ensuite on a fait des ateliers avec les gens, comme d’habitude, ensuite ou en parallèle, ça faisait partie du diagnostic, et ensuite on a proposé les scénarios de projet. Et donc là, sur ce projet là, c’était pas la peine de mobiliser la résidence étudiante, parce que la commande existait déjà. Du coup, ce qu’on a essayé de faire, c’est plutôt de co-construire une vision partagée avec les élus, et pour ça j’avais organisé un atelier spécifique avec les élus, autour de différents concepts de ville, donc par exemple, la ville palimpseste, la ville ludique, la ville bioclimatique, la ville concertée, la ville accessible, quel type de ville ils voulaient avoir, et avec quelle place on pouvait véhiculer ces images. » L’agence TiersLAB1 et l’architecte paysagiste Claudia Mandolesi, ont accédé ensemble au projet de requalification des espaces publics du centre ancien de Manosque. Ce projet réalisé dans un cadre défini par l’AUPA2, vise à revitaliser le centre historique.

1 | Relevé, diagnostic

Des relevés cartographiques, reportages photographiques et schémas ont illustré le diagnostic pour mettre en évidence les potentiels, les conflits, les enjeux à traiter au sein du projet : Une hiérarchie/lisibilité des revêtements de sol à retrouver et renforcer. Distiction de quatre générations d’aménagements de l’espace public du centre ancien.

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En tant que représentante du laboratoire Project[s] de l’ENSA Marseille. AUPA | Agence d’Urbanisme du Pays d’Aix.


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE Une persistence d’un patrimoine diffus et varié (immeubles classés ou inscrits et remarquables, rues et passages composantes de parcours urbains, jardins, couvents et grandes propriétés, anciens arbres, fontaines, espaces agricoles). Une évolution des commerces dans les 40 derniéres années, avec des commerces quotidiens en diminution, des bars, hôtels et restaurants en augmentation, et une vacance des locaux en augmentation. Définition des secteurs à enjeux par le signalement des opportunités commerciales et spatiales. Un inventaire des ressources déjà en place (associations, équipements scolaires, culturels, gymnases, aires de jeux, marchés, etc.)

FIG. 26. Relevé des traitements de sol, par l’agence.

L’agence TiersLAB a réalisé des ateliers avec les habitants, 2 | Ateliers, diagnostic, idées en présentiel et en ligne, les deux fonctionnant de la même FIG. 27. manière. Sur une carte – papier ou interactive – les participants pouvaient Carte participative interactive, par l’agence. placer des post-it ou des notes avec des commentaires. Ces ateliers ont alimenté le diagnostic et enclenché des idées de projet. Les idées faisant consensus lors FIG. 28. Carte participative des ateliers étaient : papier, par l’agence.

Un besoin d’animation (par exemple par des cafés et apétitifs et une diversification des festivals). La nécessité de retrouver une identité spécifique à Manosque. La valorisation des espaces intérieurs classés et du petit patrimoine. Besoin d’un équilibre entre vie publique animée et respect de la sphère privée. La possibilité pour les commerçants et acteurs privés d’investir l’espace public ou de mettre à disposition leurs locaux. La nécessité d’améliorer le dispositif «Ville durable» comme le tri. La proposition de micro-services urbains (points d’eau potable, sanitaires, espaces de change pour les enfants).

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II | 2 | Adaptation de la méthode pour l’accompagnement à la préparation de la commande | DÉVELOPPEMENT 3 | Scénarios de projet

La mission de recherche-action de l’agence TiersLAB était d’assister la préparation de la commande, définir les besoins, préparer le cahier des charges à tranmettre à l’équipe de maîtrise d’œuvre qui prendra le relais. Cela nécessite un travail entre l’esquisse et l’avant-projet sommaire. Pour s’en tenir à ce stade d’intention du projet, les concepteurs ont fait le choix du dessin à la main, laissant suffisamment de marge d’interprétation et d’appropriation à l’équipe qui reprendra la suite du projet. Plus concrètement, le projet comporte l’axe Soubeyran-Saunerie traversant longitudinalement le centre historique, et une série de quatre places publiques que l’axe traverse. Chaque place possédant une identité distincte, a été traitée de manière spécifique tout en respectant des règles du jeu communes à l’ensemble du projet, pour une identité plus forte et une clarification de l’espace. Les principes clef gravitent autour du thème de l’écoulement de l’eau, des matérialités locales aux tons mat et chaud (pierre, brique, galets) et de la végétation.

Le reportage photographique réalisé par les architectes, illustre la variété et la complexité des matérialités, tailles et appareillages animant le traitement des sols. Pour le projet, il est donc décidé d’uniformiser l’entièreté de l’axe nord-sud avec un sol en briques rouges, matériau déjà présent et fréquent sur le site. Pour traiter l’écoulement de l’eau le projet trace un fil rouge, un écoulement en acier corten, une matérialité aux tons rougeâtres habituels dans le centre historique, mais également un matériau contemporain qui a déjà fait ses preuves en rénovation patrimoniale. FIG. 29. Croquis de la Place de l’Hôtel de Ville, par l’agence.

D’autres interventions poursuivent le traitement du parcours de l’eau et son accessibilité, comme le traitement de bouches d’évacuation, pieds d’arbres et fontaines.

Les places sont, elles, en fonction de FIG. 30. Scénario projet retenu, de pierre, de galets ou de béton désactivé. axe Soubeyran-Saunerie, par l’agence. FIG. 31. Patchwork du traitement des sols existants, photo de l’agence.

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leur symbolique et usage, parées

La végétation suit les codes d’usage en centre ancien provençal. La végétation est employée verticalement, par des arbres protégés par l’AVAP1 si leur état de santé le leur permet, ainsi que par des plantes grimpantes enracinées en pied de façade. Le projet adopte ces mêmes règles et les complète le cas échéant. 1

AVAP | Aire de mise en valeur architecturale et patrimoniale.


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE Lorsque la morphologie de la place est complexe et bruyante, le projet fait recours à une forme simple qui a pour vocation de ramener cette complexité en un centre lisible. C’est le cas avec l’ovale sur la place de l’Hôtel de Ville, il s’agit d’un exemple des principes de composition employés pour mettre de l’ordre, de la clarté, et repenser les usages. Les architecte accordent une attention particulière à chaque situation de projet, tout en considérant la cohérence d’ensemble. Pour Donald Schön, « le principe, c’est de travailler chaque unité en même temps que le tout et d’avancer ensuite par spirales, on revient en arrière et on repart, et on recommence plusieurs fois […] L’attention doit osciller entre le «tout» et la «partie», entre le global et le local » (Schön 1983, p.126). Lorsque Daniel Estevez évoque les documents réalisés pour l’étude urbaine de Lacaton et Vassal, pour la création de cinquante mille logements sur la communauté urbaine de Bordeaux en 2012, il explique qu’en l’occurrence, le choix de représentation des architectes « peut être [vu] comme l’affirmation d’une équivalence du global et du détail dans l’appréhension de la ville. Tout se déroule comme si l’échantillon, considéré comme un fait-signification, […] portait en lui-même autant de valeur et de potentiel que l’ensemble de la ville. » J’ai eu l’occasion d’assister à trois réunions de type différent : La première réunion était un COPIL dont l’objectif était de vérifier les dernières modifications du scénario choisi. La présentation s’est déroulée dans les locaux de la mairie, autour d’une table. Les remarques de l’équipe municipale se déroulaient parallèlement à la présentation pour n’oublier aucun détail. La moindre question était débattue et pouvait aboutir à la modification du projet. La seconde réunion était une présentation dans une salle polyvalente, auprès d’un public plus large, investi politiquement. Cette réunion avait pour objectif de valider le projet et accorder les financements pour le lancement des phases suivantes. Elle était diffusée également sur les réseaux sociaux. La troisième, destinée au grand public, s’est déroulée au cinéma de Manosque. Cette présentation avait pour objectif d’exposer le projet à tous les habitants et répondre à leurs questions en fin de séance. Lors des réunions, j’étais dans une position d’observante, puisque je suis arrivée au sein de l’agence lorsque le projet était en finalisation. A chaque réunion, j’ai pris des notes des remarques des interlocuteurs, pour comprendre où résident leurs éventuels blocages ou incompréhensions. Pour la plupart il s’agissait de questions techniques, questions de mise en œuvre, de choix de matériaux ou d’aménagement vis-à-vis de la réglementation, ou encore des questions de temporalités des travaux pour limiter les désagréments causés aux commerçants. Certaines questions ne pouvaient être fixées qu’en dialoguant avec l’ABF. D’autres encore devaient attendre une phase de projet plus avancée.

FIG. 32. Présentation publique au cinéma de Manosque, photo de l’auteure.

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II | 2 | Adaptation de la méthode pour l’accompagnement à la préparation de la commande | DÉVELOPPEMENT 4 | Projet et son suivi

« Donc, aujourd’hui notre étude est terminée, et j’ai négocié une assistance à la maîtrise d’ouvrage, pour suivre, et être partie prenante de l’élaboration du cahier des charges de la maîtrise d’œuvre, et ensuite faire partie du jury, de ceux qui vont choisir quelles entreprises prendre, et accompagner la maîtrise d’œuvre, dans l’appropriation des documents qu’on a fait. J’ai négocié cette mission, pour pouvoir faire ce travail de réflexivité, pour voir de quelle manière notre projet allait pouvoir être mis en œuvre. Donc par exemple, en retravaillant le cahier des charges, ils n’avaient pas mis l’architecte comme maître d’œuvre, et moi je leur ai dit « il faut absolument que ce soit l’architecte, qui a la compétence de réhabilitation qui soit le maître d’œuvre, parce que sinon ses compétences en matière de réhabilitation d’espace public du centre historique, ne seront jamais valorisées, parce que c’est lui qui va devoir s’adapter aux contraintes techniques, puisque ce sera celui qui est maître des contraintes techniques, le mandataire. Alors que, si c’est l’architecte, c’est l’inverse le rapport de force, c’est celui qui a des contraintes techniques qui doit s’adapter à ce que dit l’architecte, en tout cas il y a toujours un compromis à trouver, mais tu place le rapport de force, soit du côté technique, soit côté qualité. - Donc ça, ça fait partie des projets qui vont vous permettre d’avoir une réflexivité, et d’accompagner plus loin le projet. - Oui, c’est ça, parce que si on n’avait pas cette mission, là je sortais du truc, et je devais prendre sur mon temps personnel, comme je vais le faire sur Martigues, pour dire « bon bah, on fait une réunion « suivi de projet » dans six mois », mais du coup, je ne suis pas partie prenante du processus comme ça, alors que là, je peux encore influer sur le dispositif, et prolonger le processus de recherche-action. Et donc là, il va y avoir un double truc, c’est que pendant que le maître d’œuvre va pétrir notre projet, et le reformuler différemment, je vais avoir un regard critique sur ce qu’on a dessiné et sur ce qu’on a fait, tout en lui proposant, en étant en dialogue avec lui, dans l’action, et du coup, un an plus tard, je serai capable de me dire « est-ce que c’était bien, est-ce qu’il fallait le faire comme ça, est-ce qu’au moment où je lui ai dit ça c’est là qu’il a planté le projet, quel rôle j’ai eu dans le truc ». Marion Serre se saisit ici d’une mission d’assistance à la maîtrise d’ouvrage, d’une part pour s’assurer de la qualité et du maintien de l’essence du projet, et d’autre part comme opportunité d’avoir un retour réflexif sur le travail de l’agence.

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III | CONSOLIDATION PAR LA CONFRONTATION 1 | VALLOUISE | PARAMÈTRES DIFFÉRENTS, DÉFINITION DES CONDITIONS DE FONCTIONNEMENT DE LA MÉTHODE « Quand je le fais ailleurs différemment, par exemple à Vallouise, où j’avais un thème un peu moins bien identifié, qu’on ne maîtrisait pas suffisamment comme le paysage productif, sans résidence d’architecture, là je n’arrive pas à faire émerger quelque chose, du coup je sais que j’ai besoin de vingt à trente mille euros pour faire ça, pour organiser ces trois temps, et qu’avec ça par contre je vais dire « je sais que je vais être capable de produire quelque chose qui va générer quelque chose sur votre territoire, et en plus, de produire un film, de produire un livre, j’ai tout ce qu’il faut, tu vois, c’est vraiment une méthode carrée. » Le projet de l’Atelier de Vallouise « Comment aller au-delà de la monoculture touristique ? », puise son origine dans l’initiative des États Généraux de la Transition du Tourisme en Montagne, organisme mettant en place un cadre pour l’organisation d’ateliers territoriaux. Ces ateliers se produisant sur une trentaine de territoires « ont pour objectif de faire se rencontrer et travailler ensemble les acteurs d’un même territoire autour des différentes problématiques de transition, de faire émerger des synergies et de donner envie de se mettre concrètement en action pour un avenir souhaitable. Ils se caractérisent par la diversité des membres organisateurs et la représentativité de l’écosystème montagnard dans les participants »1. Marion Serre ayant déjà travaillé sur le territoire du Pays des Écrins ainsi que sur des missions similaires sur d’autres territoires encore, s’engage dans cette mission avec son agence, en intégrant une équipe organisatrice locale composée de la Fabrique à Liens d’Artemisia, Aurélie Arnaud (enseignante chercheuse, projet IMAGINE - POPSU Territoires), la communauté de communes du Pays des Écrins et l’Office de Tourisme Intercommunal du Pays des Écrins. Ensemble, ils animent un atelier participatif d’une demie journée, divisé en trois temps.

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1 Site des États Généraux de la Transition du Tourisme en Montagne | https://www.eg-transitionmontagne.org/le-programme/#:~:text=LES%20%C3%89V%C3%89NEMENTS%20OUVERTS%20AU%20 PUBLIC,concr%C3%A8te%20des%20territoires%20de%20montagne consulté le 13 mai 2022.


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE Dans un premier temps, un tour de présentation des organisateurs comme des participants permet un premier contact entre les acteurs aux casquettes diversifiées et souvent multiples. L’objectif à moyen-long terme est de fournir aux acteurs locaux l’occasion de se connaître pour développer conjointement des projets en faveur des intérêts communs.

Atelier citoyen en trois phases

Lors de la deuxième phase, les participants se sont répartis en cinq groupes aux thématiques suivantes : L’habitat et l’habiter Ressources et réemploi Mobilité et saisonnalité Production et économie durables Co-construction et communication. Chaque groupe modéré par une organisatrice, a fait un travail de diagnostic basé sur leur expérience du territoire, séparant sur des post-it verts les potentiels, roses les problèmes et bleus les projets ou idées – la même méthode que lors des projets précédents –. Ces points ont été discutés sur une carte de la Vallée de Vallouise comme support. Ayant suivi le projet au sein de l’agence, j’ai moi-même intégré le groupe dont l’axe de réflexion était la Mobilité, j’y ai joué un rôle de modératrice, et bien que le groupe se soit aisément modéré de lui-même, mon rôle était en réalité de présenter le cadre de discussion, les règles du jeu. Un troisième temps a été dédié à une restitution collective, occasion de débat et d’ouverture pour chacun des thèmes, mais aussi de recoupement inter-thématique et d’approfondissement de la connaissance des différents acteurs. Ces échanges ont contribué à la réflexion et projection commune. Comme lors des projets précédents, cet atelier a permis à la manière de Alberto Magnaghi, de récolter l’expérience des locaux pour repérer de manière claire, rapide et accessible, le savoir matériel (équipements, infrastructures, caractéristiques patrimoniales, paysagères, projets, etc.) et immatériel (vécu, perception, connaissances et de chaque acteur, etc.) du territoire (Magnaghi 2014). Cette démarche participative a rassemblé habitants du territoire, experts et institutions – trois piliers d’une gouvernance à la fois concrète, réfléchie et organisée – en faveur d’une vision territoriale du bien commun.

FIG. 34. Trois temps de l’atelier de Vallouise, série photo des organisatrices.

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III | 1 | Paramètres différents, définition des conditions de fonctionnement de la méthode | DÉVELOPPEMENT Retour réflexif sur l’atelier Cadre de fonctionnement Échelle adaptée, communale à maxima Thème clairement identifié, concis et maîtrisé Budget suffisant pour organiser les différents temps et outils

L’entretien et les échanges avec Marion Serre, couplés à l’échange avec les autres organisatrices, ont pourtant fait état de résultats – du moins à court terme – peu productifs, dans la mesure où l’atelier a révélé principalement des éléments de diagnostic, mais peu d’idées de projet ont surgi, permettant d’enclencher une prochaine action. Pour expliquer cela, Marion Serre émet plusieurs hypothèses : Premièrement, l’échelle d’intervention – l’échelle d’une communauté de communes – serait trop importante, donc peu appropriable à l’échelle du citoyen et du groupe de citoyens.

Deuxièmement, le sujet d’un paysage productif, serait à la fois insuffisamment précis – l’étendue du sujet transparaît à la vue des cinq grands thèmes des groupes de travail – et insuffisamment maîtrisé par l’agence. Troisièmement, un financement plus important permettrait la mise en place d’une démarche plus longue et complète, l’organisation de chaque temps et outil de la méthode. Une version synthétique de la méthode ne serait visiblement pas suffisante. Le carnet, matière à projets FIG. 35. Extrait du carnet de synthèse de l’atelier de Vallouise, co-réalisé avec Marion Serre.

Comme les modératrices de chaque groupe, j’ai enregistré la discussion et pris des notes. J’ai également immortalisé chaque étape de l’atelier par des photos. Cette matière a servi à la documentation du carnet de synthèse1, carnet que j’ai co-réalisé avec Marion Serre. Ce carnet a été rédigé à destination d’une part des États généraux de la transition

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1 Lien d’accès au carnet de l’Atelier de Vallouise | https://issuu.com/tierslab/docs/20211203_ carnet_egttm_pe_final_page_1_ consulté le 13 mai 2022.


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE des territoires de montagne comme support de restitution de la mission, d’autre part à destination évidemment des participants comme un outil pour leur propre mobilisation. Il contient une synthèse par thème, la liste des participants accompagnée des institutions qu’ils représentent et de leurs coordonnées, une liste de possibles financements que j’ai pu extraire depuis le site du gouvernement « Aides territoires2 », mais également une vision globale des enjeux abordés, rédigée par Marion Serre et Gabriele Salvia. L’outil du carnet, comme mémoire d’un évènement – l’atelier – peut être le point de départ d’une nouvelle action enclenchée par des participants. Le temps long, facteur de réflexivité Pour observer l’appropriation des apprentissages issus du carnet et de l’atelier, et leur investissement en une autre action, tout comme pour comprendre pleinement les facteurs de réussite et d’échec d’une action, un temps long peut être nécessaire. Effectivement, lorsque je demande à Marion Serre quels sont les facteurs facilitant la réflexivité, elle répond : « Le temps long, c’est à dire qu’être réflexif dans le temps de l’action, je ne trouve pas que ce soit quelque chose de possible. Et c’est vrai que, l’un des outils mobilisés par les chercheurs quand ils sont dans des processus de recherche-action, c’est l’implication distante, ça a pas mal été théorisé par Françoise Bouchaline, et aussi deux autres chercheurs, Hernandez, avec un H devant, et Althabe, [l’épelle], et en fait, l’implication distante ça dit « on doit être impliqué, mais à distance », et moi ce que je vois sur le terrain, c’est que, en tout cas pour ma personnalité, mais je pense que, quand même, c’est être un peu schizophrène, que de faire de la recherche dans l’action, c’est que moi je suis ultra impliquée, et après, je prend la distance. Du coup, il y a vraiment des phases, par exemple là, sur le projet de Chris et Delphine3, j’essaye de faire ce travail de réflexivité, mais il est embrouillé par, les émotions, la fatigue, le stress de faire avancer le chantier, en fait, tous les éléments du présent impactent beaucoup sur la capacité d’auto-critique, du coup, c’est beaucoup plus facile de le faire avec le temps, une fois que le projet est terminé. - Donc ça se compte en mois, voir en années. - Oui, je pense oui. Oui, du coup, je dirais qu’il y a, implication distante, et du coup, il y a retour sur le terrain, par exemple, pour Martigues4, j’ai déjà proposé, mais ils voulaient attendre d’avoir le mobilier, une réunion qui s’appelle « suivi de projet ». Et du coup, je voulais qu’on fasse une réunion avec les élus, les gestionnaires du cinéma, les techniciens, et qu’ils me disent, là où on a répondu juste, et là où ils trouvent qu’au final ça ne marche pas très bien. »

2 Lien du site « Aides territoires » | https://aides-territoires.beta.gouv.fr/ consulté le 13 mai 2022. 3 Projet de maîtrise d’œuvre, de rénovation d’un appartement sur le Boulevard Longchamp, à Marseille. 4 Projet de maîtrise d’œuvre, de hall et jardin du Cinéma La Cascade, à Martigues.

FIG. 36. Rapport entre aisance de réflexivité et implication émotionnelle en fonction du temps, selon les propos de Marion Serre, schéma de l’auteure.

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III | 1 | Paramètres différents, définition des conditions de fonctionnement de la méthode | DÉVELOPPEMENT Principe d’incubation

Lorsque le sujet du questionnement est matériel, comme se demander si tel espace réalisé fonctionne – l’exemple du Cinéma de Martigues –, le temps long permet sa vérification par son utilisation. Lorsque le sujet est immatériel, comme se demander si telle démarche de concertation a porté fruit ou non, et quelles en sont les raisons – l’exemple de l’Atelier de Vallouise –, le temps long permet l’incubation des informations, et la prise de distance avec celles-ci. D’ailleurs lorsque nous sommes en proie à un questionnement, un blocage, au sein du processus de conception-même, le changement temporaire d’activité peut être un facteur de déblocage une fois de retour à l’action. Les temps de pauses permettent de rythmer de longues périodes de conception et de s’imprégner des informations. Dans un recueil de conseils de conception pour étudiants, Mathias Rollot explique que « des chercheurs ont prouvé depuis quelques années que des zones du cerveau s’activent quand on ne fait rien… et seulement à ce moment-là. Dans un article de 2001, Marcus Raichle baptise « réseau du mode par défaut » (Default Mode Network) la zone cérébrale concernée. [...] En réorganisant discrètement, pendant la zone de repos prétendu, les expériences passées, en créant des représentations mentales du présent, et en tentant des projections dans le futur et les alternatives qu’il présente, on pourrait dire que le mode par défaut ouvre l’activité cérébrale à elle-même » (Rollot 2017). Le temps d’incubation des concepteurs pour pouvoir produire un retour réflexif sur l’action, inclut par ailleurs le temps d’incubation des participants eux-mêmes, qui nécessitent ce temps pour s’imprégner des idées, enjeux, méthodes et outils.

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III | 2 | HAUTE ÉCOLE DU BOIS ET DE LA FORÊT. RÉINVENTION DE LA MÉTHODE POUR UN NOUVEAU GENRE DE CONTEXTE « Là on vient de gagner par exemple, le projet architectural et programmation de la Haute École du Bois et de la Forêt. Du coup, on va faire exactement la même chose, on va faire un relevé, et une résidence d’architecture, donc le même principe qu’à Brielsur-Roya. Le seul problème que je vois, la crainte, c’est qu’on n’est pas sur un thème précis encore, il faut vraiment qu’on arrive à préciser le thème, parce qu’ils ne veulent pas un workshop de préfiguration de la Haute École du Bois, ils ont déjà fait les études, donc ils veulent le projet, et ça c’est le Polytechnique de Turin, qui est en partenariat avec nous, qui va le faire, par contre ils ne savent pas ce qu’ils veulent, ils trouvaient ça intéressant, et du coup ils nous ont donnée la mission, mais ils ne savent pas trop ce qu’ils veulent. Et du coup, le fait qu’ils ne sachent pas trop ce qu’ils veulent, voilà, on ne sait pas encore si on se lance par exemple dans un projet plutôt à l’échelle urbanisme, et du coup, on réfléchirait au lien métro-montagne, les différents acteurs de la filière, les annexes qu’on peut faire, est-ce qu’on fait un projet territorial avec cette Haute École du Bois, où on préfigure peut-être d’autres lieux, où on met à l’épreuve le concept de métro-montagne, ça peut être chouette, plutôt un workshop « vision dans dix ans », qu’est-ce qu’elle va être cette Haute École du Bois. Ou, si on fait plutôt un workshop qui croise des étudiants en charpente, des étudiants en architecture, et des étudiants en design, et qu’on crée, on fabrique, je sais pas, un pavillon, sur place. Du coup, ce pavillon devient un prototype d’architecture en montagne, et qui devient du coup, le lieu… Je pense que ça, ça pourrait être intéressant, parce que pour l’instant, la Haute École du Bois et de la Forêt, il n’y a que trois disciplines dedans, c’est mécanique, gestion, et chimique, des trucs que sur le bois quoi, et la dimension archi n’y est pas. Du coup je me dis, créer le petit pavillon de l’architecture en montagne de la Haute École du Bois et de la Forêt, pour animer des conférences, faire des trucs, ça peut être intéressant, et préfigurer quelque chose. - Donc ça, ça fait partie de l’adaptation de votre méthode, sur ce contexte là précisément, sur lequel vous n’avez pas encore l’habitude, qui est assez nouveau.

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- C’est que d’habitude, vacance en centre historique, qu’est-ce que tu fais ? Un relevé en centre historique de la vacance. La Haute École du Bois et de la Forêt, qu’est-ce que tu fais comme relevé, tu vois ? Je sais pas. Donc là, par rapport à notre


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE méthode, ça nous met dans l’inconfort, parce que normalement comme je te disais, on a un thème, on fait le relevé, tu vois, t’as une friche, tu fais le relevé de la friche, ou un bâtiment, ou un centre historique, peu importe, un objet spatial, d’habitude on part d’un objet spatial, on fait le relevé, on demande aux gens ce qu’ils en pensent, et ensuite on fait le workshop. Ici, je sais pas la première partie en fait. Sur quoi je dois interroger les gens. Et je pense que je vais pas faire les deux premières parties, en tout cas ça va être différent, je sais pas. » Marion Serre évoque la notion d’inconfort lorsqu’il s’agit Stabilité des situations de sortir du domaine du connu, voire de l’habituel. Ce sentiment de stabilité et instabilité est illustré par Donald Schön par une comparaison avec la consistance des sols : « Dans le paysage varié de la pratique professionnelle, on trouve de hautes terres au sous-sol solide, où les praticiens peuvent faire un usage efficace des théories et des techniques issues de la recherche1; mais on rencontre aussi de basses terres marécageuses, où les situations sont des «chaos» techniquement insolubles ». Cette affirmation cible l’échelle de la pratique professionnelle. L’auteur développe que le choix de s’aventurer sur un terrain plus ou moins stable, est ce qui fait les choix de carrière, construisant des profils de professionnels différents : « Certains choisissent les basses terres. Ils s’engagent délibérément dans les problèmes complexes mais cruciaux et, si on leur demande de décrire leurs méthodes d’investigation, ils parlent d’expérimentation, d’essais et d’erreurs, d’intuition et de débrouillardise. D’autres professionnels optent pour les hautes terres. Avides de rigueur technique, dédiés à une image de compétence professionnelle solide ou craignant d’entrer dans un monde où ils ont peur de ne pas savoir qu’y faire, ils se confinent volontairement à une pratique professionnelle étroitement technique » (Schön 1983, p.68, 69). Au-delà d’une catégorisation binaire des projets, la comparaison de Donald Schön s’applique avant tout à l’échelle du processus d’un projet, comparable à une randonnée, traversant des paysages différents, donnant à parcourir des terrains plus ou moins solides, larges, balisés ou grimpants. Parfois les randonneurs peuvent choisir le chemin qu’ils souhaitent emprunter. Ils peuvent choisir de prendre des sentiers différents et se séparer du groupe pour le retrouver par la suite. Parfois un seul chemin est possible. Parfois on dispose d’une vue plongeante sur le paysage à traverser. Parfois on avance dans le brouillard. Les randonnées parcourues ne sont alors jamais identiques, mais présentent une série de situations plus ou moins connues individuellement. C’est ce que Donald Schön suggère en présentant le projet Familiarités, composantes d’une singularité comme une problématique globale singulière, composée de sous-problématiques, familières pour certaines. Ces sous-problématiques représentent les précédents du professionnel, composantes de son répertoire d’expertise. Le concepteur oscille alors entre recourir à l’expérience et l’expérimentation. Donald Schön en livre des exemples : « Lorsque Petra soumet son cas, Quist reconnaît des aspects qui lui sont familiers. Il les range donc dans des catégories courantes et bien connues, tels «les parallèles», «les salles de cours», «la pente» et «le mur». Le superviseur aussi reconnaît et nomme des exemples «d’auto-af1

« Théories et techniques issues de la recherche » et de l’expérience, pourrait-on ajouter.

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III | 2 | Réinvention de la méthode pour un nouveau genre de contexte | DÉVELOPPEMENT firmation», «d’indépendance» et de «culpabilité». Mais envisagée dans sa globalité, la situation n’est pas assimilée à une catégorie familière. Elle est plutôt traitée par chaque praticien comme une entité à part entière pour laquelle il faut inventer une description appropriée à elle seule » (Schön 1983, p.174). L’enjeu de la conscientisation – et répertorisation par extension – de son expérience, consiste en la fluidité de son recours lors de situations similaires ultérieures, et outre son recours, son enrichissement1.

FIG. 37. Composition de la situation singulière du projet, par les microsituations connues et inconnues, schéma de l’auteure sur la base de l’entretien.

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Dans le cas de la Haute École du Bois et de la Forêt, un sujet imprécis place l’agence dans une position janusienne2, partagée entre deux stratégies diamétralement opposées, parcourant la problématique de l’échelle territoriale par l’expérimentation de la notion de métro-montagne, à la fabrication d’un prototype à l’échelle humaine. L’agence TiersLAB connaît bien la notion de métro-montagne. Sur le plan fondamental, cette notion fait partie des domaines familiers du répertoire de l’agence, en revanche son application pratique serait une expérimentation spécifique à ce projet. Quant à lui, le prototype à l’échelle humaine fait appel aux compétences de maîtrise d’œuvre de l’agence, compétences familières, mais jamais investies dans le cadre d’une résidence d’architecture. C’est l’occasion pour l’agence, de repenser la méthode habituelle, la réinventer dans une situation comportant une part importante de nouveauté.

1 2

« [Transformer] le «savoir en action [...] en «connaissance du savoir en action » (Schön 1983, p.87). Fait référence au dieu romain Janus.


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CONCLUSION | RETOUR SUR LES OUTILS DE CONSTRUCTION DE L’ETHOS PROFESSIONNEL INDIVIDUEL ET COLLECTIF AU COEUR DE LA PRATIQUE Système d’apprentissage pour la constitution d’un outil de réflexivité en cours d’action

Par la collecte, le ré-agencement et la re-lecture de précédents, l’objectif est d’observer le système d’apprentissage accompagnant le professionnel dans la constuction de schèmes d’action, de « savoirs stratégiques opératoires qui proposent des principes d’action conformes à des croyances, principes éthiques, doctrines qui sont propres au concepteur », qu’il réinvestit et réinterprète dans de nouvelles situations. Le parcours d’apprentissage est permis par l’expérimentation de situations d’émergence d’éléments de savoir théorique et/ou pratique, des situations de validation de ces éléments, des situations de précision ou d’élargissement, autant que des situations d’invalidation. Ces expérimentations s’accumulent et alimentent le répertoire du professionnel, un « stock de faits-significations » à mobiliser par analogie pour accélerer le processus de réflexion et d’action. L’enquête a montré une difficulté à adopter une démarche réflexive en cours d’action, en faveur d’une démarche réflexive sur l’action (à postériori). Il a été effectivement constaté un agir cyclique enchaînant une action, une réflexion sur l’action précédente et une réflexion sur l’action suivante. Dans cette logique, le répertoire de faits-significations représente un outil de prédilection dans une démarche réflexive en cours d’action (Estevez 2019 et Schön 1994).

Synthèse de schème d’action

En l’occurrence, le schème d’action - la méthode - observé tout le long de ce travail, se synthétise de la manière suivante.

FAISABILITÉ

FIG. 38. Synthèse de la méthode de recherche-action de l’agence TiersLAB, par l’auteure.

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RELEVÉ

ATELIERS CITOYENS

RÉSIDENCE D'ARCHITECTURE

PROJET

OU SUIVI D’ACCOMPAGNEMENT

SUIVI POSTRÉALISATION


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE La qualité et la faisabilité du processus dépend étroitement Paramètres conditionnants de paramètres expérimentés au fil des projets. L’intensité de chaque paramètre influence par ailleurs les autres paramètres également. FIG. 39. Synthèse des paramètres de bon fonctionnement de la méthode, par l’auteure.

OUVERTURE DES ACTEURS À LA DÉMARCHE

BUDGET SUFFISANT

THÈME SUFFISAMMENT IDENTIFIÉ ET MAÎTRISÉ

PRÉSENCE RENFORCÉE

ÉCHELLE D’INTERVENTION ADAPTÉE

Répertorisation thématique DOMAINES THÈMATIQUES

Inclusion des usagers dans le process de conception Faire avec le déjà là Situations de vacances Revitalisation des centres historiques Programmation des tiers lieux

VALEURS

Prendre soin de l’espace et des usages, pour en révéler la valeur Faire de la contrainte une opportunité Faire avec le déjà là Réduire l’impact par le réemploi (objectif de valeur)

COMPÉTENCES

Compétences professionnelles AMO MO Recherche Compétences de terrain Médiation Réflexivité Traduction des situations en espace

MÉTHODES

OUTILS

Processus de recherche-action, accompagnement à la préparation de la commande 0. Faisabilité 1. Relevé 2. Ateliers citoyens 3. Résidence d’architecture 4. Projet ou suivi 5. Suivi post-réalisation Co-conception avec les habitants et/ou municipalités Planches Maquettes Contribution théorique à destination de chercheurs Articles, publications Transmission auprès d’élèves Cours Workshop Communication, synthèse, remerciement Carnet Court-métrage

Édifices totalement et partiellement affectés en résidence secondaire, appartements en location (AirBnB, saisons, etc.), hôtels, commerces à destination des touristes (souvenirs). Logements totalement et partiellement habités à l’année, commerces à l’année (boulangerie, bar, etc.), équipements publics, logements sociaux). Immeubles totalement et partiellement inoccupés, locaux commerciaux inoccupés, appartements et immeubles en vente et en rénovation, équipements publics. Dégradation et récupérabilité des bâtiments et des espaces publics, défauts structurels et superficiels des toitures, combles non aménagés, défauts structurels des maçonneries (fissures, etc.), dégradations des façades (volets, peinture, etc.), dégradations des espaces ouverts (cours et espaces publics), dégradation des éléments architecturaux, humidité des caves et rez-de-chaussée (remontées capillaires). Revêtements de sol. Temporalités des aménagements. Éléments de patrimoine diffus et varié (immeubles classés ou inscrits et remarquables, rues et passages composantes de parcours urbains, jardins, couvents et grandes propriétés, anciens arbres, fontaines, espaces agricoles). Évolution des types de commerces dans le temps (commerces quotidiens, bars, hôtels, restaurants) et vacance des locaux commerciaux. Secteurs à enjeux, opportunités commerciales et spatiales. Ressources en place (associations, équipements scolaires, culturels, gymnases, aires de jeux, marchés, etc.).

FIG. 40. Ébauche de répertoire de l’univers de l’agence, par l’auteure.

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Retour sur les outils de construction de l’ethos professionnel au coeur de la pratique | CONCLUSION Les expériences théoriques et pratiques de l’agence forgent un lexique propre auto-consolidant, un répertoire dont j’esquisse ici l’ébauche d’un possible inventaire et de classification. La répertorisation suit une logique thématique décidée par celui qui entreprend cette mission. Le niveau de détail varie en fonction des besoins, et chaque mot-clef est associable avec un exemple de situation, dans la mesure où il en est le produit. Le répertoire peut inclure également des savoirs théoriques d’ordre global associés. Outillage selon la destination

L’agence déploie ses propres outils de réflexivité, de répertorisation, de capitalisation et de transmission d’expérience. Les outils des professionnels observés, se caractérisent transversalement par la compétence d’auto-description, qui revêt des formes diverses, premièrement en fonction du public auquel elle s’adresse, et secondement, selon ses attentes vis-à-vis de ce dernier. Par ailleurs, l’emploi-même de ces outils à répétition, les intègre également au répertoire d’expériences de l’agence. « Vous faites des articles, vous faites des carnets, vous faites des cours, est-ce qu’il y a d’autres outils de communication, et quels sont les enjeux de cette communication. - Les livres qu’on fait, c’est vraiment pour valoriser l’expérience de l’agence, on va les emmener par exemple, quand on va vouloir montrer à une autre maîtrise d’ouvrage ce qu’on peut faire etc. C’est aussi pour remercier les participants aux ateliers, on leur envoie une copie, c’est aussi pour les habitants, pour les remercier de leur investissement. Et c’est une trace, puisque moi j’aimerais bien qu’on ait plusieurs livres comme ça. Les films c’est exactement pareil, c’est le même support, mais en différent, disons que le film ça permet de rentrer très directement dans l’expérience. Les articles, ça nous permet de nous mettre un peu plus au travail, c’est un peu plus réflexif, parce que le film et le livre c’est le terrain, donc il n’y a pas trop de réflexivité dedans, c’est plutôt un retour d’expérience, les articles c’est des outils qui nous aident à penser ce qu’on fait, mais c’est aussi parce qu’on a des carrières universitaires, donc il faut écrire et rester dans ce monde-là à travers ça. Et les cours c’est pareil, par exemple ce cours-là que j’ai fait aux licences, c’était parce que comme ils sont pris dans plein de cours théoriques que fait Gabriele, Gabriele m’a dit « j’aimerais bien leur remettre le nez dans le terrain, pour leur montrer concrètement comment ça se passe ». Du coup, j’ai fait ce cours là, sur nos études de cas, et quand je fais un cours de ce type, j’essaye d’être transparente. Par exemple, sur la Savine, je leur ai expliqué qu’il y avait des enjeux d’instrumentalisation de la participation, tous les dessous, ce que je ne peux pas vraiment faire dans des articles ou dans des livres, parce qu’une fois que c’est écrit, tu vois, les écrits restent et les paroles s’envolent, tout ce qui est plutôt de l’ordre de l’anecdote de terrain, qui met forcément en porte-à-faux certains porteurs de projet, ça je peux le raconter dans les cours, et je trouve que c’est très formateur pour les étudiants, [...] et du coup ça, dans un article je vais l’écrire, mais différemment, en montant en généralité, et pas en pointant du doigt les personnes. Mais c’est vrai que, pour les étudiants, si je leur fais un topo théorique sur la chose, c’est quand même beaucoup moins parlant que si je leur raconte concrètement une scène. C’est une mise en théâtre quelque part de l’histoire, qui permet de leur faire comprendre, du coup ça, c’est plutôt un outil pédagogique, d’entrer par l’anecdote, qui n’a pas d’intérêt et de sens à l’écrit. »

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FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE Marion Serre décrit les cours et les articles, comme des outils auto-descriptifs qui, dans une première phase obligent à prendre le temps de faire un retour réflexif sur son travail et une montée en généralité, et dans une seconde phase, transmettent une forme de profession par le prisme de la pratique, mais également de la recherche. Au travers de la pratique de l’agence, transparaît la volonté d’expérimenter de nouvelles modalités de transmission – à l’image de Stéphane Hanrot –, avec l’objectif d’immerger les apprenants au cœur des enjeux d’un territoire. Comme l’explique Daniel Estevez, « lexiques, précédents Production théorique et schèmes stratégiques travaillent ainsi à la constitution d’une interprétation de la situation par le concepteur et débouchent sur une action qui possède un certain contenu théorique. Une position théorique doit en effet finir par faire irruption dans l’enquête, à travers elle, à partir de ses contingences même » (Estevez 2019). C’est ce que l’agence fait particulièrement par le moyen d’articles dont certains extraits ont été rapportés - dans les tons lilas - dans ce travail. Mais cette production théorique prend véritablement sens lorsqu’elle devient un « événement dans l’univers qu’elle décrit », intégrant, influençant, accélérant la logique, donc le lexique, les schèmes d’action et les outils avec elle (Baudrillard 1987). Les savoirs pratiques et théoriques s’alimentent alors mutuellement par leur alternance. Au-delà de la pratique de l’agence, Marion Serre évoque Production collective justement dans un article, que « la culture du précédent se construit aussi à d’autres échelles, plus larges -dans les cercles professionnels, universitaires, scientifiques, opérationnels- en fonction du temps et de la forme qu’on donne à la diffusion du travail. Le domaine de la recherche est souvent le plus à même de contribuer à la valorisation et à la diffusion des résultats d’expériences, puisqu’il s’agit d’une large part du métier : rédiger des articles, publier, participer à des colloques. Cependant, de plus en plus de praticiens s’inscrivent dans cette perspective et c’est bien l’ensemble des expériences conduites, tant dans le champ de la recherche que de la pratique -voire des deux champs hybridés qui permet de faire école et d’essaimer de nouvelles pratiques de projet. » Daniel Estevez décrit cette construction collective : « En architecture, les lectures de l’existant mettent en travail les sites des projets, elles tentent d’entrer dans leurs logiques et de les accélérer. Or ce travail d’inventaire pratique et théorique ne se satisfait pas de l’isolement du concepteur et du droit d’auteur unique. Il se renforce au contraire dans la multiplicité et la puissance de l’enquête apparaît ainsi dans sa dimension collective. Un seul inventaire, une seule étude, fut-elle active, n’épuise pas l’archéologie d’un lieu. Mais lorsque tout un groupe d’individus investit simultanément un contexte ce sont alors des strates complètes de compréhension du réel qui peuvent être levées. Ainsi l’accumulation des lectures peut elle parvenir à construire une théorie du lieu. Une théorie de ce lieu-ci, celui où se mène l’enquête et peut-être au-delà. Mais il s’agira alors d’une théorie a posteriori où tout lieu singulier, quel qu’il soit, peut devenir un paradigme urbain ou encore dans certains cas, pour reprendre l’expression de Rem Khoolaas, peut produire un manifeste rétroactif. » L’ethos professionnel n’est alors pas seulement une affaire individuelle, mais également un travail collectif. 67


Retour sur les outils de construction de l’ethos professionnel au coeur de la pratique | CONCLUSION

L’appel à contributions de l’ENSA Nancy, lancé en perspective d’un colloque portant le titre « Profession ? Architectes » (Fies-Paiola et al. 2021), a pour objectif d’analyser une perspective interdisciplinaire, issue de l’échange entre praticiens, théoriciens, enseignants et chercheurs, autour d’un rôle de la profession d’architecte questionné, « tant pour faire face à des enjeux endogènes — telles que les modalités et les formes de pratiques — qu’à des enjeux exogènes, notamment en réponse aux défis environnementaux » (Chadoin, 2013). L’appel à contributions au colloque, qui aboutira sur une publication dédiée des Cahiers du LHAC, est structuré selon quatre axes, dont les sous-axes qui suivent, retiennent particulièrement mon attention. Le premier axe « Instruire, enseigner, former, transmettre : des premiers patrons aux enseignants », porte parmi ses interrogations, « Comment préparer les étudiants/élèves en architecture à la pluralité des pratiques (et de leurs différents enjeux) auxquelles ils pourront être confrontés ? Quel degré de professionnalisation atteindre pour les études en architecture ? ». Deuxièmement, l’axe intitulé « Ce qui fait (la) profession, de la construction d’une corporation à la naissance d’une filière », interpelle à propos de « Quel est l’impact des enjeux sociétaux contemporains sur la profession et comment s’en saisit-elle ? » Le troisième axe, « Des métiers connexes au champ de l’architecture, entre positions, collaborations et controverses », nous intéresse multiplement, questionnant « Quelles sont les modalités de collaboration entre les architectes et les autres acteurs du champ de la construction ? », « Comment les expériences collaboratives nourrissent-elles les différentes pratiques d’architectes ou d’autres experts ? Peuvent-elles les contraindre ? » et « Comment certaines missions peuvent-elles générer de nouveaux groupes professionnels ? Quels processus d’autonomisation engagent-ils (assistant à maîtrise d’ouvrage, programmiste, économiste, urbaniste, etc.) ? ». Le dernier axe, « Recherche(s) et profession, des traités d’architecture au doctorat », interroge sur « Quelles relations entretiennent les agents de la recherche architecturale et les architectes dits praticiens ? Quelles collaborations ont émergé ? Quelles craintes persistent ? », « Quelle place les architectes réservent-ils à la recherche architecturale ? Comment sert-elle la profession ? » et « Quels thématiques et enjeux de recherche sont investis ? Comment font-ils écho aux pratiques déployées par ailleurs (y compris celle de l’enseignement) ? ». Enfin, ces questions montrent bien qu’un modèle de conception fini est impossible en école d’architecture. Donald Schön note : « Il suffit de penser aux interactions entre des choix de décisions multiples et une grande variété de critères pour se rendre compte que le nombre de variations possibles est beaucoup trop important pour qu’un modèle fini puisse les contenir toutes » (Schön 1983, p.112). Il ne s’agit donc pas de trouver la recette standardisée infaillible, mais bien de construire individuellement et collectivement des pratiques réflexives et résilientes. 68


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE

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ÉPILOGUE DE L’AGENCE « Un petit mot pour finir, sur vos perspectives d’avenir, d’agence. Comment est-ce que vous la voyez, par exemple, dans cinq, dix ans. - Alors, moi j’aimerais bien qu’on la consolide évidemment, qu’on fasse un peu plus de maîtrise d’œuvre, parce que c’est vraiment là qu’on a toutes nos compétences à construire, avec des outils aussi, tu vois, comme le triangle qualité, temps, économie. Je viens de gagner ce matin, je pense, un appel à projet, grâce à cet outil en partie, enfin, j’ai pas gagné grâce à cet outil, mais en tout cas ils vont nous prendre malgré le fait que je leur ai dit que leur chantier se terminerait six mois après ce qu’ils avaient prévu, grâce à cet outil, alors que quand même, les plannings, c’est pas quelque chose qui se négocie en marché public. Donc, ça c’est intéressant. Et oui, j’aimerais bien qu’on aille un peu plus sur de la maîtrise d’œuvre, pour affiner nos outils techniques aussi, en terme de matériaux et développer la question du réemploi. Et après j’aimerais bien qu’on prenne exemple sur la start-up Ville Vivante1, qui a été créée par David Miet, un doctorant de Stéphane Hanrot pour travailler sur le péri-urbain, et qui a en fait créé deux structures, Ville Vivante, et le lab In Vivo, qui est son laboratoire de recherche et développement entrepreneurial. Et c’est vrai que, moi j’aimerais bien qu’on arrive à avoir, plutôt que Gabriele auto-entreprise, et moi SCOP, d’avoir Gabriele et moi dans une agence structurée, et un laboratoire. Parce que grâce à ce laboratoire, ça nous permettrait d’avoir une légitimité professionnelle dans le champ de la recherche, et de répondre à des appels à projet de recherche avec des partenaires universitaires.[…]C’est deux structures qui ont des compétences différentes. Donc une des agences qui va faire tout ce qui est maîtrise d’œuvre, assistance à la maîtrise d’ouvrage, et un laboratoire, qui fait déjà ce qu’on fait, avec les recherches Breil, Briançon, tout ça, mais qui s’appelle un laboratoire, juste pour avoir une légitimité professionnelle dans le champ de la recherche, puisqu’on n’arrive pas à être enseignant-chercheur pour l’instant, au sein d’un laboratoire avec un vrai poste, eh bien, je me dis que d’avoir un laboratoire, ça résout le problème, et ça correspond à ce qu’on fait. Et je trouve que le modèle imaginé par David Miet, est très fin et intelligent, et aussi largement inspiré de Stéphane Hanrot. » 70

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Start-up Ville Vivante, site interent | https://www.vivantes.fr/ consulté le 31 mars 2022.


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE Les outils méthodologiques, techniques, de communication etc, additionnés à des expériences spécifiques, semblent représenter des éléments stratégiques de développement pour l’agence. La question de la structuration de l’agence, amène Marion Serre à évoquer le besoin du professionnel de mettre en place des structures qui légitiment son rôle, le crédibilisent. En l’occurrence, deux structures aux missions distinctes, un choix hybride illustrant la dualité exposée par les directeurs d’agences interrogés par Mélanie Guenot (Guenot 2020). Le projet présenté par la professionnelle consolide finalement l’essence recherchée à l’origine de l’appellation de l’agence TiersLAB, un laboratoire où se croisent pratique, recherche et enseignement, au service de situations particulières. Seule la forme de cette synergie évolue.

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ÉPILOGUE PERSONNEL Le travail de mise en dialogue d’éléments hétérogènes pour la théâtralisation de la construction d’une méthode, se montre être l’opportunité d’approcher un état de l’art en la matière, prendre connaissance de savoirs théoriques et faire l’exercice de les articuler et les mettre à l’épreuve du réel. A ce stade, l’enquête se caractérise par l’observation et l’analyse. À l’instar de la production élaborée par l’agence étudiée, la projection de mon propre travail doit maintenant s’inscrire dans l’intention de devenir évènement, évènement de la pratique d’une agence et de ma propre pratique. Ce projet rétroactif-proactif, pourra prende plusieurs formes professionnelles, synergiques par ailleurs. La validation de la formation d’Habilitation à la Maîtrise en son Nom Propre, ouvre sur la montée en compétence de maîtrise d’oeuvre et la compréhension de ses règles du jeu. Cette formation semble un élément structurel dans l’avancée de ce sujet de recherche, dans la mesure où elle me permettrait de plonger dans les profondeurs techniques des enjeux d’outillage méthodologique des professionnels de l’architecture. S’ensuivrait une seconde enquête au coeur d’une agence d’architecture, orientée sur la maîtrise d’oeuvre. Celle-ci se déroulerait dans le cadre d’une thèse. Le format CIFRE offrirait un cadre hybride au service d’une production théorique opérationnelle. Un premier temps de diagnostic par l’observation, la re-structuration des informations, et l’analyse, ouvrirait sur un second temps d’élaboration prescriptive d’outils réflexifs adaptés, mis à l’épreuve en un troisième temps, et critiqués en un quatrième temps. Le nombre de rétroactions, de répétition de ce cycle de production de précédent, reste à définir dans l’action. Un des enjeux de ces expérimentations sera l’observation de l’impact d’outils réflexifs à construire, sur l’évolution de la capacité à adopter cette démarche en cours d’action, en noter l’influence sur la production, et en cerner les limites. 72


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE Enfin, et parallèlement, questionner à l’égard de mes apprentissages théoriques et pratiques, la préparation des jeunes architectes à la diversité et le croisement des formes professionnelles. Mon questionnement inclut des temps de transmission de mes apprentissages, et des expérimentations pédagogiques sur la question.

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REMERCIEMENTS Les premières personnes que je souhaite remercier sont indiscutablement Marion Serre et Gabriele Salvia pour leur confiance, leur accueil au sein de l’agence, et leur ouverture à ma curiosité. Je ne peux que montrer ma gratitude envers Matthieu Duperrex et Marion Serre pour leur accompagnement le long de ce parcours, pour leur bienveillance, leur partage de connaissances et de compétences, et leur support vis-à-vis de mes idées et questionnements. Enfin, je remercie sincèrement chaque membre du jury pour son attention, sa disponibilité et son apport précieux.

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SOURCES BIBLIOGRAPHIQUES BAUDRILLARD JEAN, L’AUTRE PAR LUI-MÊME. HABILITATION, PARIS, ED GALILÉE, 1987. BOUTINET Jean-Pierre, 2012, Anthropologie du projet, Presses Universitaires de France (coll. « Quadrige »), 464 p. CHUPIN Jean-Pierre, 2014, « Dans l’univers des thèses, un compas théorique », 2014, (coll. « Repères théoriques »), p. 23‑39. CLOT Yves, 2018, Travail et pouvoir d’agir, Libriairie Mollat. CROSS Nigel, 2007, « Editorial : Forty years of design research », 2007, vol. 28, p. 4. DEBOULET Agnès et JOLÉ Michèle, 2013, Les mondes urbains: le parcours engagé de Françoise Navez-Bouchanine, Paris, Éd. Karthala (coll. « Hommes et sociétés »), 30 p. ESTEVEZ Daniel, 2019, « Conception en architecture et paysage, le schème de l’enquête. L’œuvre comme enquête, l’enquête dans l’œuvre : création et réception », Littera Incognita, 2019, no 11, p. 18. FIES-PAIOLA Cécile, GREGORCIC Mirjana, GUENOT Mélanie, MERRIOUT Somia et THIRIET Mathilde, 2021, « Profession ? Architectes, Appel à contributions. Métier, profession ou filière, entre permanence et instabilité des formes de la pratique architecturale : comment penser les liens entre les acteurs d’un champ de l’architecture en recomposition ? », Nancy. FINDELI Alain, 1998, « La recherche en design, questions épistémologiques et méthodologiques. La critique en design. Contribution à une anthologie », 1998, vol. 1, no 1, p. 16. GOLD R. L., 1958, « Roles in Sociological Field Observations », Social Forces, 1958, vol. 36, no 3, p. 217‑223.

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GUENOT Mélanie, 2020, « Entre ethos professionnel et logiques d’entreprises : La recherche et l’innovation dans les agences d’architecture », Les Cahiers de la recherche


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ANNEXES ANNEXE 1 | ENTRETIEN SEMI-DIRECTIF AVEC MARION SERRE, 1 AVRIL 2022.

« Je te propose de présenter brièvement l’agence et vos rôles respectifs.

- Ok, alors du coup, on a créé l’agence TiersLAB en 2019, et on a pas mal réfléchi à comment l’appeler. On a décidé de l’appeler « TiersLAB », Brève présentation de parce qu’on souhaitait lui donner cette identité de travailler sur de l’expérimentation, sur tout ce qui est situation d’entre-deux, c’est pour l’agence, de sa définition et ça qu’on a choisi la figure du Tiers, et c’est en référence à mon sujet rôles de chaque membre de thèse qui explorait la notion de tiers foncier, qui était une situation d’entre-deux, entre deux propriétés publique-privée, entre deux usages, entre deux limites parcellaires, etc. Donc on voulait continuer à explorer ces entre-deux, on décidé « Tiers », et « Lab » pour laboratoire, parce qu’on ne voulait pas créer une agence classique, mais qui représente vraiment notre parcours professionnel, c’est à dire à la fois architectes praticiens, maître d’œuvre pour Gabriele, chercheurs et enseignants. Donc, ça c’est un peu, voilà je trouvais que c’était intéressant de dire pourquoi on l’avait appelé comme ça. En plus ça a vraiment du sens, parce que l’agence s’est créée juste à la suite de nos thèses, on a eu une opportunité avec Marseille Rénovation Urbaine qui avait vu une de mes conférences sur le tiers foncier, et qui nous a dit « Ah j’aimerais bien que vous répondiez à ce marché », donc du coup on a répondu avec un groupe, et du coup l’agence s’est lancée vraiment grâce à notre, à la mienne en l’occurrence, à ma compétence recherche. Et après avec Gabriele, on a travaillé en recherche à Briançon une année, c’était un financement POPSU Territoires, et à la suite de ça, la municipalité nous a engagés en tant qu’assistants à la maîtrise d’ouvrage, donc pareil, en fait nos deux premières missions, ça a découlé directement de deux recherches qu’on avait faites. Donc voilà, c’est vraiment l’identité de l’agence.

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Après sur nos rôles au sein de l’agence, je dirais que, Gabriele c’est vraiment la personne de projet, c’est vraiment lui qui va projeter, dessiner, et avant de projeter et dessiner, c’est lui qui va faire le relevé des situations spatiales auxquelles on se confronte, donc Gabriele, il est capable de faire un relevé d’appartement, comme un relevé de la vacance en centre historique, comme un relevé d’un bâtiment dégradé, comme un relevé d’un secteur entier de quatre hectares dont il relève toute la topographie, et après « tac » il enclenche les logiques de projet. Moi par contre, je ne dessine quasiment


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE pas à l’agence, par contre je suis plus la personne qui va donner des idées, ou dire « oui d’accord, ton idée de projet c’est pas mal, mais attention, ça ne correspond pas à tel usage ou tel besoin », donc moi je suis un peu dans l’agence, la personne qui garantit que la réponse spatiale apportée par Gabriele, correspond bien aux besoins des personnes qui vont habiter, utiliser le lieu, les besoins des usagers. On va dire que dans notre binôme on fonctionne comme ça, lui, il fait en gros le spatial, et moi le social, pour simplifier, et après, dans l’organisation aussi de l’agence, comme moi j’ai un peu plus de capacités, on va dire littéraires, mais aussi peut-être de présentation des projets etc, c’est plutôt moi qui vais m’occuper de constituer les appels d’offre, d’aller aux oraux, de tout ce qui est relations publiques. - Très bien, merci. Ensuite, concernant le statut, quel est le statut que vous avez décidé, et quels sont les avantages et les inconvénients de ce statut-là.

Statut, avantages inconvénients

et

- Alors oui, on a choisi dans notre statut, quelque chose d’assez particulier, dans nos statuts en fait au départ on voulait tous les deux rentrer dans la SCOP Petra Patrimonia, parce que c’est vraiment une plateforme qui te permet de lancer ton entreprise, une espèce de pépinière d’entreprises en fait. Donc c’est bien parce que, quand tu commence tout seul, ton chiffre d’affaire est de zéro, alors que grâce à la SCOP il est de quatre millions, donc d’un coup t’as une espèce de légitimité à répondre à des appels d’offre, et puis ils ont tous les papiers « responsabilité », « assurance » et compagnie, donc quand on se lance dans le montage d’une agence c’est vrai que c’est que tout ça, on ne maîtrise pas, et c’est rassurant. Le problème, c’est que quand on a fait l’entretien, la SCOP n’a pas d’accord avec l’Ordre des architectes, et du coup, on ne pouvait pas faire de projet de maîtrise d’œuvre au sein de la SCOP. Donc on s’est dit, « bah il va falloir qu’on fasse autre chose quoi, soit qu’on fasse une société, soit qu’on ait des statuts différents », et on s’est dit que finalement, la stratégie qui était la meilleure, c’était que moi j’intègre la SCOP, parce que comme ça on avait tous les papiers et tout ça, et puis au moins ça facilitait, au moins pour une personne les démarches administratives, et ça créait aussi une sécurité, parce que tu vois, la SCOP, tu commence par un contrat CAPE (Contrat d’Appui au Projet d’Entreprise), et ce contrat il te permet d’ouvrir un compte en banque dans cette SCOP et d’avoir l’argent de tes marchés qui est dedans, et de le conserver, et comme ça tu as le chômage à côté, c’est fait exprès pour créer une trésorerie à ton entreprise. Donc ça c’était super intéressant, donc je me suis mise dans la SCOP, et parallèlement Gabriele a gardé son statut d’auto-entrepreneur inscrit à l’Ordre, ce qui nous permet d’avoir les deux. Du coup on a deux structures, une structure d’assistance à la maîtrise d’ouvrage, ce qui correspond quand même globalement à ma compétence, qui est au sein de la SCOP, et « Gabriele Salvia architecte » qui est auto-entrepreneur, architecte maître d’œuvre. - Ok très bien, merci. Donc maintenant, quelle sont les thématiques que porte l’agence, et quelles sont aussi les valeurs.

Thématiques et valeurs de l’agence

- Alors, je pense que, la thématique que je porte personnellement, c’est vraiment celle de l’inclusion des usagers dans le processus de conception, donc du coup, moi on pourrait me mettre sur n’importe quel terrain, ça serait ça ma thématique et ma plus-value, après au sein de l’agence, on sélectionne les projets, on ne travaille pas sur du neuf, on privilégie le travail sur l’existant, donc faire avec le déjà-là, et on essaie de conserver ce fil directeur que j’ai construit dans le cadre de ma thèse, qui est de travailler avec les situations de vacance, qu’elles soient bâties ou non bâties, pour imaginer des programmations nouvelles. Et ensuite, il y a deux thèmes qu’on développe particu-

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ANNEXES lièrement en ce moment, c’est la question de la revitalisation des centres historiques, donc autant les thématiques que je te disais avant, on peut les appliquer à n’importe quel terrain si tu veux, de prendre en compte la parole des usagers et travailler sur les situations de vacance, mais là on a un peu spécifié le terrain. Et le deuxième axe qu’on développe beaucoup, qui est ressorti à partir de notre travail sur les situations de vacance, c’est ce qui touche à la programmation des tiers lieux, et cette notion on l’a mobilisée non pas parce qu’on l’appréciait, mais c’est plutôt elle qui est venue à nous par un effet de mode, tout le monde l’utilise, c’est à travers elle qu’on a des subventions etc, et c’est une notion qui est super intéressante, parce que finalement, derrière tiers lieux, on peut mettre toutes les programmations qu’on veut, à partir du moment où elles permettent de rendre un lieu vivant, qui a des actions sociales, culturelles, qui ça génère du lien, de la sociabilité, de la convivialité entre les gens. - D’accord et est-ce que tu considère que ces thématiques sont aussi des valeurs. - Elles sont liées, mais les valeurs c’est peut-être un peu différent, dans le sens où la thématique c’est, prise en compte des usagers dans le processus de conception, et que la valeur qui est associée à ça, je dirais que c’est plutôt « prendre soin », je pense que l’une des valeurs qu’on essaye de porter au sein de l’agence, c’est prendre soin de l’espace et des usagers avec lesquels on travaille. Par exemple, quand on s’attaque à un bâtiment ou même une friche qui est dans un état de dégradation, d’abandon, on va essayer d’en prendre soin pour en révéler la valeur, et que derrière il y ait un modèle qui puisse continuer à l’améliorer, à le préserver, à respecter son identité, à ce que quelque part il soit remis dans la vie urbaine. Oui, les valeurs je pense qu’il y a, « prendre soin des objets et des gens avec lesquels on travaille », il y a « faire de la contrainte une opportunité », il y a « faire avec le déjà-là », c’est quand même, oui, à la fois une thématique et une valeur. Après, il y a une valeur qu’on aimerait porter mais qu’on n’arrive pas à porter pour l’instant parce qu’on manque de compétence sur le sujet, c’est celle de réduire notre impact, travailler sur les questions de réemploi et d’économie des déchets. Et ça c’est quelque chose qu’on n’arrive pas encore à mettre en œuvre dans nos projets. Compétences principales de l’agence

- D’accord donc, là ça se croise assez bien avec la question suivante qui est, quelles sont les compétences principales de l’agence, ce sont en fait quelque part les thématiques ?

- Il y a plusieurs types de compétences je pense, il y a les compétences professionnelles, donc ça, on est architectes, on est compétent pour faire des projets de maîtrise d’œuvre, de l’assistance à la maîtrise d’ouvrage, des études urbaines, des recherches, ça c’est nos compétences qui répondent au monde du marché quelque part.

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Après il y a les compétences de terrain, qu’on n’apprend pas à l’école d’architecture ou dans nos études, mais qu’on apprend par le terrain, et en fait c’est le croisement entre nos compétences professionnelles et notre personnalité, je vais parler pour moi, je pense que j’ai particulièrement développé la compétence de médiation par exemple, mais aussi j’essaye de développer celle qui touche à la réflexivité, c’est à dire d’observer ce qu’on fait, d’essayer d’avoir un regard critique sur ce qu’on fait et s’améliorer au projet suivant. Et je pense qu’on a aussi la compétence de traduction, en tout cas on essaye de tendre vers ça, c’est à dire que, quand on recueille les besoins des personnes et qu’on est à leur contact, ensuite on essaye de traduire ce qu’ils souhaitent en espace. Cette compétence réflexive, elle est liée à notre thèse, à notre formation dans la recherche.


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE - Je voulais te proposer de choisir une des compétences et de La réflexivité au service retracer son historique, mais du coup je vais choisir pour toi, vu que tu de la construction d’une m’as tendu la perche, c’est la réflexivité si ça te va, et retracer comment méthode, définition est-ce que cette compétence-là a émergé, comment elle s’est réveillée et jusqu’aux derniers projets, peut-être même aboutir sur un projet auquel j’ai pu assister, retracer son évolution, comment elle a avancé, qu’est-ce qui a permit de la faire évoluer, de l’enrichir, quels ont été les blocages, les déblocages, les leviers. - La réflexivité, c’est l’idée d’être, comme disait Donald Schön, un chercheur dans un contexte de pratique. Donc ça, je pense qu’être un chercheur dans un contexte de pratique, ça implique d’avoir une double compétence au départ, celle de chercher, donc cette compétence on peut l’acquérir de différentes manières, on peut l’acquérir au travers d’une thèse comme ça a été mon cas, mais par exemeple Patrick Bouchain c’est quand même aussi un chercheur dans un contexte de pratique parce qu’il invente, expérimente, au fur et à mesure, donc lui c’est par le terrain qu’il a appris à faire ça, et la pratique, c’est-à-dire faire du projet, réaliser des choses concrètes. Donc comment j’ai construit ça, déjà je pense à travers la thèse, Début de réflexivité par la puisque c’est là que je suis devenue chercheuse, et que la thèse c’est l’un recherche-action, durant la des espace-temps où on est obligé de se poser des questions, pourquoi, thèse comment, puis en plus j’étais en recherche-action, donc à chaque fois que je faisais une action, il fallait que j’analyse les effets, et que je me pose des questions, que je retrace tout le processus en fait, pour ensuite envisager l’action suivante, à partir des apprentissages de l’action précédente. - Tu as des exemples spécifiques ? - Oui, je vais faire un exemple assez simple, je travaillais sur une voie ferrée qui devait être remise en service, et il y avait beaucoup de conflit entre les habitants et la SNCF Réseau. Donc la première action que j’ai faite, c’était une proposition d’une réunion publique. ça n’a pas marché, personne n’est venu, donc j’ai tiré un résultat, deuxième action, je me suis dit « je vais passer par les écoles primaires, pour aller toucher les parents, les frères, les sœurs, et en fait, en mobilisant ces réseaux, ça a produit plus de participation, et là j’ai au un résultat positif. Du coup ce qui m’a permis d’enclencher la troisième action, c’était qu’après avoir fait l’atelier avec les enfants sur la mise en projet des espaces autour de la voie ferrée etc, ça m’a permit de convaincre les autres acteurs de réaliser concrètement le projet, avec les enfants, pour qu’ils soient respectés, et de pas le faire faire par un tiers extérieur. Et ça aussi, de nouveau ça a fonctionné. L’action d’après c’était de faire le mobilier avec les enfants, mais ça pour le coup, la SNCF Réseau s’est retirée du projet, parce que la remise en service de la voie est tombée à l’eau, du coup ils n’avaient plus d’argent à mettre dans le projet. Je peux te faire un autre exemple, comme ça tu choisiras. Je travaillais sur un autre cas d’étude, qui était une cité d’habitat social, où il y avait un espace délaissé qui était utilisé comme une déchetterie sauvage et à ciel ouvert. La première action, ça a été de travailler avec les habitants sur le projet, ensuite le projet a été réalisé, puis le projet a été brûlé, on avait fait des tables, des chaises, et un barbecue, et les tables et les chaises ont été brûlées. Donc là, la première lecture du bailleur, et même la mienne, c’était « bah le projet a été un échec », et là je me suis dit « non, là il faut que je retrace le pourquoi ça a été brûlé », donc je suis allée faire des entretiens avec l’ensemble des gens du lotissement pour comprendre pourquoi ça avait été brûlé, et je me suis aperçue qu’en fait, les habitants s’étaient concertés, et il y avait un problème d’usage, il y avait

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ANNEXES des gens qui venaient fumer des pétards le soir tard, ça gênait des personnes âgées. Du coup, ils avaient envisagé de récupérer les tables pour les mettre dans leur jardin, mais comme les conflits se résolvent au couteau là-bas, et bah ils se sont dits que c’était pas une bonne idée, qu’il valait mieux les brûler pour éviter les jalousies. Du coup, ils ont brûlé tout, et ils ont reconstruit un grillage autour de la parcelle, avec une clef, et c’est la petite mamie qui a les clefs, et qui va planter et arroser les rosiers. Et donc ça, j’ai pu le raconter ensuite au bailleur, et l’effet de ça c’est que le bailleur a changé de représentation sur le public qui habite cet espace, il s’est dit « en fait, c’est pas des sauvages qui brûlent des tables, c’est des gens qui réfléchissent, qui pensent, et qui ont des idées, donc je vais enclencher une logique de concertation sur l’ensemble du parc, et ils ont obtenu un financement de 500 000 euros en valorisant cette expérience, qui était au départ un échec. Donc ça, c’est super intéressant en terme de boucle de réflexivité. J’en étais à où est-ce que je l’ai construite ? Concrétisation au moment de l’agence ?

- Oui, du coup je reviens sur le commencement de cette compétence là, à quel moment elle est née, et est-ce que c’est au même moment que tu as commencé à la conscientiser.

- Non je ne pense pas, je ne pense pas que ça soit si linéaire que ça, je pense que je l’ai vraiment construite pendant ma thèse, en faisant cette gymnastique intellectuelle, je ne connaissais même pas le mot à l’époque. C’est ensuite, quand j’ai rédigé ma thèse, que je suis allée chercher les théoriciens, que je me suis rendue compte si tu veux, que j’ai théorisé. Après, je dois aussi beaucoup à mon directeur de thèse, Stéphane Hanrot, qui lui, était un praticien réflexif, avec mettons, trente-cinq ans d’expérience, alors que moi j’en ai que… même pas dix. Et lui, il était vraiment dans cette articulation très étroite entre la pratique professionnelle, la recherche et l’enseignement, chaque expérience générait des apprentissages qui lui permettaient de modifier les expériences, et du coup, par son enseignement il nous enseignait ça.

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Et je me rappelle que, à un moment donné on travaillait sur le péri-urbain, qui était son sujet phare, il adorait ça, et il me dit « oh la la, ça serait trop bien que vous montiez une agence avec Ion et Gabriele, sur le péri-urbain, sur le modèle qu’on est en train d’inventer en recherche, parce qu’on faisait une recherche pareil, avec tout un dispositif participatif, de réalisation d’un modèle 3D avec les habitants, pour permettre à des lotissements d’être densifiés, et lui il se dit « là il y a un concept génial, faut monter une boîte, un genre de start-up sur le sujet ». Donc tu vois, il était vraiment dans cette idée de, ce qu’on fait en recherche, doit passer par l’opérationnel, et ce qu’on fait dans l’opérationnel, ça doit passer par la recherche. Au final, nous, le périurbain ça nous branchait pas trop, même pas du tout, et du coup on a fait ce qu’il nous a dit, mais sur un autre thème. Et c’est vrai que, quand on a créé l’agence en 2019, deux ans après sa mort, à partir des résultats de recherche que j’avais, les gens qui me disaient « poursuis ton truc de recherche, mais passe dans l’opérationnel, parce que c’est vraiment intéressant », je me suis dit « Stéphane serait vraiment trop content, parce que c’est vraiment ça qu’il entendait par pratique réflexive ». Après, on l’a fait, si tu veux, une fois qu’on a créé l’agence que je me suis rappelée de ce qu’il avait dit, et je me suis dit « ah tiens, on est en train de faire ce qu’il avait dit, trop cool ». Donc, tu vois, les choses s’incrustent en nous, sans qu’on s’en aperçoive, et après ça ressort. Et après, là, bien sûr, on essaye de faire l’exercice avec Gabriele, sur chaque projet, qu’est-ce qui va pas, qu’est-ce qui va, où est-ce qu’on a échoué, quel est l’acteur bloquant, est-ce que nous aussi on fait partie de la chaîne de blocage, pourquoi, comment, etc. Bon, après, c’est plutôt moi qui suis là dedans je pense.


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE

sorte ?

- Sur la compétence de réflexivité, la prise de recul en quelque

L’aisance de remise en question pour les femmes

- Oui, puis je pense que, la réflexivité implique quand même une certaine, comment dire... humilité, que les hommes sont quand même beaucoup moins à même d’avoir. C’est vrai que, quand je travaille avec ma collègue Agathe, on a la même manière de s’interroger sur ce qu’on fait, et on a la même facilité à se dire « oui, là on a échoué, on va faire différemment », alors que les garçons ont un peu plus de mal à rentrer dans cette logique là. Et même Stéphane, c’était pas quelqu’un qui se remettait énormément en question, il utilisait la réflexivité plutôt comme quelque chose qui allait toujours de l’avant si tu veux. Mais bon, de toute façon, une fois que t’es face à l’échec, t’es face à l’échec, Gabriele aussi, quand on échoue quelque chose, on est obligés de se remettre en question de toute manière. C’est juste que je pense, que du côté féminin on le fait un petit peu plus facilement. - Et de manière générale, quels sont les éléments qui facilitent la réflexivité, où là on se dit « c’est plus facile de se remettre en question ».

Facteurs facilitateurs à la démarche réflexive

- Le temps long, c’est à dire qu’être réflexif dans le temps de l’action, je ne trouve pas que ce soit quelque chose de possible. Et c’est vrai que, l’un des outils mobilisés par les chercheurs quand ils sont dans des processus de recherche-action, c’est l’implication distante, ça a pas mal été théorisé par Françoise Bouchaline, et aussi deux autres chercheurs, Hernandez, avec un H devant, et Althabe, [l’épelle], et en fait, l’implication distante ça dit « on doit être impliqué, mais à distance », et moi ce que je vois sur le terrain, c’est que, en tout cas pour ma personnalité, mais je pense que, quand même, c’est être un peu schizophrène, que de faire de la recherche dans l’action, c’est que moi je suis ultra impliquée, et après, je prend la distance. Du coup, il y a vraiment des phases, par exemple là, sur le projet de Chris et Delphine, j’essaye de faire ce travail de réflexivité, mais il est embrouillé par, les émotions, la fatigue, le stress de faire avancer le chantier, en fait, tous les éléments du présent impactent beaucoup sur la capacité d’auto-critique, du coup, c’est beaucoup plus facile de le faire avec le temps, une fois que le projet est terminé. - Donc ça se compte en mois, voir en années. - Oui, je pense oui. Oui, du coup, je dirais qu’il y a, implication distante, et du coup, il y a retour sur le terrain, par exemple, pour Martigues, j’ai déjà proposé, mais ils voulaient attendre d’avoir le mobilier, une réunion qui s’appelle « suivi de projet ». Et du coup, je voulais qu’on fasse une réunion avec les élus, les gestionnaires du cinéma, les techniciens, et qu’ils me disent, là où on a répondu juste, et là où ils trouvent qu’au final ça ne marche pas très bien. - D’accord, et je pensais aussi à Briançon, est-ce que c’est aussi un retour sur le terrain.

Briançon, les débuts d’une méthode

- Briançon, non, pas tellement, parce que c’est deux projets différents, donc on est de nouveau, deux fois dans l’action. Après, je peux avoir un retour critique sur l’action précédente, le projet de bibliothèque, mais après, dans Briançon en terme d’analyse, comme on ne l’a pas aboutie, si tu veux, là on a coupé pendant l’action, et pendant l’action j’étais convaincue du fait que ça allait marcher, donc je le suis toujours, puisque je n’ai pas eu la démonstration que non. Et là, à Briançon, on est de nouveau sur le terrain, et non, je n’ai pas de retour critique, je suis encore dans le jeu de l’action.

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ANNEXES Martigues je peux avoir un retour critique. Breil-sur-Roya aussi, on peut avoir des retours critiques, puisque ça fait plusieurs mois que c’est passé, on voit des effets sur le terrain, etc. Breil-sur-Roya et Briançon, dans la recherche, oui, ça je peux avoir des retours critiques. D’ailleurs, c’est parce que Briançon a été un succès, avec cette résidence d’architecture, avec toute la méthode qu’on a mise en place, qui était, étape un, je fais le relevé porte à porte de la vacance, du bâti, etc, étape deux, je fais des ateliers citoyens, avec tous les gens que j’ai rencontré pendant le porte à porte, et on donne les idées, ce qui va, ce qui ne va pas, voilà, on discute, étape trois, je fais une résidence d’architecture, j’organise un forum, je le montre aux élus, et du coup, étape quatre espérée, c’était le déclenchement d’une mission, d’un projet, et ça a marché. Breil-sur-Roya, confirmation de la méthode, aide à la préparation à la commande, relais, outils, conditions pour que la méthode fonctionne, Vallouise

Sur Breil, c’est pareil. On a fait exactement les mêmes étapes, et là, ils lancent un projet, sur votre projet d’ailleurs, les rives du lac. Ils ont lancé le marche, ils nous l’ont envoyé pour qu’on réponde, mais pour le coup on n’est pas compétents nous, en paysage, donc quand on n’est pas compétent sur le domaine, on ne répond pas, et c’est une autre équipe qui a été prise.

- Tu as le nom de l’équipe ? - Emmanuelle Perrin, avec nos amis Pouilla Paysage, c’est un hasard de circonstance, que ce soit des copains qui aient gagné. - Et il y aura, peut-être des rendez-vous, même informels, pour qu’il y ait une sorte de relais ? - Oui, on aimerait être là pour la réunion de lancement, mais ils la font à un moment où on n’est pas là, mais du coup, comme on connaît bien Pouilla Paysage, je pense qu’on va organiser une visio pour leur présenter le livre, et on leur a déjà donné le lien du film, et oui oui, l’idée c’est qu’ils repartent un petit peu de ce qu’on a défriché ensemble, pour évidemment en faire autre chose par rapport aux contraintes économiques, techniques, etc, mais en tout cas qu’ils puissent s’en inspirer. - Et est-ce que tu considères que ce travail, qui a été fait en amont, c’est une sorte d’accompagnement à la préparation de la commande ? - Oui, exactement, nous, on mobilise la recherche comme déclencheur de projet, et du coup, l’année qu’on passe à travailler sur un village, Briançon ou Breil, c’est exactement ça, on met en place tous les éléments qui vont permettre à la commune de se lancer dans le projet, et on espère que le projet va pouvoir aboutir à ce que souhaitent les habitants, et à porter les valeurs qu’on porte au sein de l’agence. - Donc là, ce que je vois, c’est qu’il y a des outils comme le carnet ou le film, qui servent pour plusieurs choses, ils servent pour la communication, mais aussi pour la transmission de l’essence du projet. - Tout à fait. - D’accord, et sur ce projet en particulier, en terme de réflexivité, est-ce que vous avez déjà des retours sur votre expérience.

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- Après, là sur ces recherches là, elles sont tellement positives, que c’est un peu, moins facile que sur des projets de maîtrise d’œuvre où forcément il y a plein d’endroits


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE où on fait des bêtises. Ce que je peux dire c’est qu’effectivement, on a commencé à Briançon cette méthode, on l’a répliqué à Breil de la même manière, et on a les mêmes résultats, donc oui, je valide la méthode, je sais que, si je fais ça sur un territoire, ça va fonctionner, que je vais apporter de l’ingénierie territoriale qu’ils n’ont pas, mais sur un territoire pas n’importe lequel, sur un petit territoire. Du coup, sur un village, sur un centre historique, tu vois, je ferais ça à Marseille, ou même à Manosque, ça ne marche pas, c’est pas les mêmes échelles, en fait, si, disons que là, je ne met pas en critique notre action et ce qu’on a fait, je met plutôt en critique la manière de faire, donc ce que je peux dire, c’est que la méthode fonctionne dans le phasage et dans le temps, que l’échelle d’action, elle est communale, et c’est petite commune, donc village, que pour que ça fonctionne, j’ai absolument besoin de ces quatre choses, un thème clairement identifié, un relevé, des ateliers citoyens sur le thème, et une résidence d’architecture, parce que quand je le fais ailleurs différemment, par exemple à Vallouise, où j’avais un thème un peu moins bien identifié, qu’on ne maîtrisait pas suffisamment comme le paysage productif, sans résidence d’architecture, là je n’arrive pas à faire émerger quelque chose, du coup je sais que j’ai besoin de vingt à trente mille euros pour faire ça, pour organiser ces trois temps, et qu’avec ça par contre je vais dire « je sais que je vais être capable de produire quelque chose qui va générer quelque chose sur votre territoire, et en plus, de produire un film, de produire un livre, j’ai tout ce qu’il faut, tu vois, c’est vraiment une méthode carrée. - D‘accord, donc je reviens à Briançon, comment est-ce que vous vous êtes dit « c’est ça les ingrédients qu’il faut », à quel moment vous avez trouvé les bons… - Eh bien c’était en 2019, du coup en 2020.

Conscientisation de la méthode, articles, cours, Briançon, La Savine, Manosque

- 2020, donc juste après la création de l’entreprise. - Si tu veux, pardon, ce que je voulais dire par les dates, c’est que Briançon on a fait ça sur une année, où on savait pas comment faire, on expérimentait une méthode, où Gabriele m’a dit « là de toute façon, si on veut faire un truc sur la vacance, il faut faire un relevé, c’est obligé de faire un relevé », « ah bon, faire un relevé c’est quand même un peu lourd, sur un centre historique complet, bon ok », alors on a fait ça, on a fait le relevé, alors oui, il y a un autre élément très important, c’est de vivre sur le site, je pense, en référence à la permanence architecturale de Bouchain. A Briançon, on est restés deux mois sur site, et à Breil, on n’est pas restés aussi longtemps, mais néanmoins on y a passé des semaines complètes. Et ça tu vois, à Briançon, on l’a fait parce que j’avais une maison là, et qu’on s’est dit que c’était la bonne occasion pour aller faire du ski. Du coup, on l’a fait, et c’est en écrivant un article le mois dernier, donc trois ans plus tard, et parce que je travaille avec Agathe Chiron qui est en lien avec Patrick Bouchain, que je me suis dit « ah mais en fait, on a fait de la permanence architecturale ». Et du coup, c’est un ingrédient, donc quand tu me dis, quand est-ce que je découvre mes outils, finalement, ça prend du temps, je les découvre même encore maintenant, et je les découvre même encore maintenant grâce à quel outil, c’est la rédaction d’articles, c’est parce que j’ai écris là un article sur l’expérience de Briançon, que du coup, je me suis obligée à en tirer les résultats. Du coup, dire « je suis réflexif, dans ma tête je réfléchis, c’est bien, mais en vrai, ça demande un peu plus que ça, ça demande de passer par un écrit, par la création d’outils, et là si je suis aussi claire sur les méthodes qu’on met en place, relevé, atelier, projet, c’est parce que j’ai fait le cours où je t’avais invitée, sur nos méthodes d’agence. Du coup, le fait de faire un cours où je vais expliquer ce que je fais, je me suis dit « oh la la, mais c’est vraiment trop intéressant

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ANNEXES ce qu’on fait, parce que, à chaque fois qu’on aborde un terrain, on fait pareil ». Tu vois, à la Savine, on a fait pareil. A Manosque on a fait pareil. Après, il y a des subtilités sur, voilà, quand on mobilise le workshop pour faire émerger des idées, parce qu’on en a besoin ou pas, il y a des subtilités en fonction des enjeux. Du coup, Manosque, on a fait la même méthode que d’habitude, parce qu’on était dans un contexte de recherche, de recherche opérationnelle, un contexte un peu atypique, donc du coup on a fait un relevé, on a décortiqué le centre historique en long, en large et en travers, un relevé très exhaustif, ensuite on a fait des ateliers avec les gens, comme d’habitude, ensuite ou en parallèle, ça faisait partie du diagnostic, et ensuite on a proposé les scénarios de projet. Et donc là, sur ce projet là, c’était pas la peine de mobiliser la résidence étudiante, parce que la commande existait déjà. Du coup, ce qu’on a essayé de faire, c’est plutôt de co-construire une vision partagée avec les élus, et pour ça j’avais organisé un atelier spécifique avec les élus, autour de différents concepts de ville, donc par exemple, la ville palimpseste, la ville ludique, la ville bioclimatique, la ville concertée, la ville accessible, quel type de ville ils voulaient avoir, et avec quelle place on pouvait véhiculer ces images. Donc, aujourd’hui notre étude est terminée, et j’ai négocié une assistance à la maîtrise d’ouvrage, pour suivre, et être partie prenante de l’élaboration du cahier des charges de la maîtrise d’œuvre, et ensuite faire partie du jury, de ceux qui vont choisir quelles entreprises prendre, et accompagner la maîtrise d’œuvre, dans l’appropriation des documents qu’on a fait. J’ai négocié cette mission, pour pouvoir faire ce travail de réflexivité, pour voir de quelle manière notre projet allait pouvoir être mis en œuvre. Donc par exemple, en retravaillant le cahier des charges, ils n’avaient pas mis l’architecte comme maître d’œuvre, et moi je leur ai dit « il faut absolument que ce soit l’architecte, qui a la compétence de réhabilitation qui soit le maître d’œuvre, parce que sinon ses compétences en matière de réhabilitation d’espace public du centre historique, ne seront jamais valorisées, parce que c’est lui qui va devoir s’adapter aux contraintes techniques, puisque ce sera celui qui est maître des contraintes techniques, le mandataire. Alors que, si c’est l’architecte, c’est l’inverse le rapport de force, c’est celui qui a des contraintes techniques qui doit s’adapter à ce que dit l’architecte, en tout cas il y a toujours un compromis à trouver, mais tu place le rapport de force, soit du côté technique, soit côté qualité.

Réadaptation de la méthode, Manosque, suivi

- Donc ça, ça fait partie des projets qui vont vous permettre d’avoir une réflexivité, et d’accompagner plus loin le projet. - Oui, c’est ça, parce que si on n’avait pas cette mission, là je sortais du truc, et je devais prendre sur mon temps personnel, comme je vais le faire sur Martigues, pour dire « bon bah, on fait une réunion « suivi de projet » dans six mois », mais du coup, je ne suis pas partie prenante du process comme ça, alors que là, je peux encore influer sur le dispositif, et prolonger le process de recherche-action. Et donc là, il va y avoir un double truc, c’est que pendant que le maître d’œuvre va pétrir notre projet, et le reformuler différemment, je vais avoir un regard critique sur ce qu’on a dessiné et sur ce qu’on a fait, tout en lui proposant, en étant en dialogue avec lui, dans l’action, et du coup, un an plus tard, je serai capable de me dire « est-ce que c’était bien, est-ce qu’il fallait le faire comme ça, est-ce qu’au moment où je lui ai dit ça c’est là qu’il a planté le projet, quel rôle j’ai eu dans le truc ». - Ensuite, sur les projets que vous avez en programme… 86


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE - Alors, on en a qu’on a gagné, mais qui ont pas commencé, comme la Chapelle, et ta question c’est, où est-ce qu’on va utiliser les mêmes méthodes ? - Exactement. - Là on vient de gagner par exemple, le projet architectural et Quel réemploi de la méthode programmation de la Haute École du Bois et de la Forêt. Du coup, là on va sous des conditions faire exactement la même chose, on va faire un relevé, et une résidence différentes, La Haute Ecole d’architecture, donc le même principe qu’à Briel-sur-Roya. Le seul du Bois et de la Forêt problème que je vois, la crainte, c’est qu’on n’est pas sur un thème précis encore, il faut vraiment qu’on arrive à préciser le thème, parce qu’ils ne veulent pas un workshop de préfiguration de la Haute École du Bois, ils ont déjà fait les études, donc ils veulent le projet, et ça c’est le Polytechnique de Turin, qui est en partenariat avec nous, qui va le faire, par contre ils ne savent pas ce qu’ils veulent, ils trouvaient ça intéressant, et du coup ils nous ont donnée la mission, mais ils ne savent pas trop ce qu’ils veulent. Et du coup, le fait qu’ils ne sachent pas trop ce qu’ils veulent, voilà, on ne sait pas encore si on se lance par exemple, dans un projet plutôt à l’échelle urbanisme, et du coup, on réfléchirait au lien métro-montagne, les différents acteurs de la filière, les annexes qu’on peut faire, est-ce qu’on fait un projet territorial avec cette Haute École du Bois, où on préfigure peut-être d’autres lieux, où on met à l’épreuve le concept de métro-montagne, ça peut être chouette, plutôt un workshop « vision dans dix ans », qu’est-ce qu’elle va être cette Haute École du Bois. Ou, si on fait plutôt un workshop qui croise des étudiants en charpente, des étudiants en architecture, et des étudiants en design, et qu’on crée, on fabrique, je sais pas, un pavillon, sur place. Du coup, ce pavillon devient un prototype d’architecture en montagne, et qui devient du coup, le lieu… Je pense que ça, ça pourrait être intéressant, parce que pour l’instant, la Haute École du Bois et de la Forêt, il n’y a que trois disciplines dedans, c’est mécanique, gestion, et chimique, des trucs que sur le bois quoi, et la dimension archi n’y est pas. Du coup je me dis, créer le petit pavillon de l’architecture en montagne de la Haute École du Bois et de la Forêt, pour animer des conférences, faire des trucs, ça peut être intéressant, et préfigurer quelque chose. - Donc ça, ça fait partie de l’adaptation de votre méthode, sur ce contexte là précisément, sur lequel vous n’avez pas encore l’habitude, qui est assez nouveau. - C’est que d’habitude, vacance en centre historique, qu’est-ce que tu fais ? Un relevé en centre historique de la vacance. La Haute Ecole du Bois et de la Forêt, qu’est-ce que tu fais comme relevé, tu vois ? Je sais pas. Donc là, par rapport à notre méthode, ça nous met dans l’inconfort, parce que normalement comme je te disais, on a un thème, on fait le relevé, tu vois, t’as une friche, tu fais le relevé de la friche, ou un bâtiment, ou un centre historique, peu importe, un objet spatial, d’habitude on part d’un objet spatial, on fait le relevé, on demande aux gens ce qu’ils en pensent, et ensuite on fait le workshop. Ici, je sais pas la première partie en fait. Sur quoi je dois interroger les gens. Et je pense que je vais pas faire les deux premières parties, en tous cas ça va être différent, je sais pas. - Mais déjà, entre Briançon et Breil, j’ai l’impression que sur le workshop de Breil, il y a eu en plus un élargissement à l’échelle des berges. - Oui, ça parce qu’il y a eu la tempête Alex. Sinon, on ne se serait pas intéressés au berges. Mais là, c’était incontournable, parce que c’était ressorti lors des ateliers citoyens.

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ANNEXES - Sachant que votre travail sur Breil, a commencé avant la tempête. - Oui, c’est ça. - Ok, il y a déjà eu une évolution de Briançon à Breil, et là, sur la Haute École du Bois, ce qui change, c’est aussi l’échelle du projet. - Oui, il n’y a pas l’échelle du centre historique, soit on est à l’échelle du territoire, soit on est à l’échelle du projet. Communication, intérêts et enjeux

- D’accord. Un point sur la communication, vous faites des articles, vous faites des carnets, vous faites des cours, est-ce qu’il y a d’autres outils de communication, et quels sont les enjeux de cette communication.

- Les livres qu’on fait, c’est vraiment pour valoriser l’expérience de l’agence, on va les emmener par exemple, quand on va vouloir montrer à une autre maîtrise d’ouvrage ce qu’on peut faire etc. C’est aussi pour remercier les participants aux ateliers, on leur envoie une copie, c’est aussi pour les habitants, pour les remercier de leur investissement. Et c’est une trace, puisque moi j’aimerais bien qu’on ait plusieurs livres comme ça. Les films c’est exactement pareil, c’est le même support, mais en différent, disons que le film ça permet de rentrer très directement dans l’expérience. Les articles, ça nous permet de nous mettre un peu plus au travail, c’est un peu plus réflexif, parce que le film et le livre c’est le terrain, donc il n’y a pas trop de réflexivité dedans, c’est plutôt un retour d’expérience, les articles c’est des outils qui nous aident à penser ce qu’on fait, mais c’est aussi parce qu’on a des carrières universitaires, donc il faut écrire et rester dans ce monde-là à travers ça. Et les cours c’est pareil, par exemple ce cours-là que j’ai fait aux licences, c’était parce que comme ils sont pris dans plein de cours théoriques que fait Gabriele, Gabriele m’a dit « j’aimerais bien leur remettre le nez dans le terrain, pour leur montrer concrètement comment ça se passe ». Du coup, j’ai fait ce cours là, sur nos études de cas, et quand je fais un cours de ce type, j’essaye d’être transparente. Par exemple, sur la Savine, je leur ai expliqué qu’il y avait des enjeux d’instrumentalisation de la participation, tous les dessous, ce que je ne peux pas vraiment faire dans des articles ou dans des livres, parce qu’une fois que c’est écrit, tu vois, les écrits restent et les paroles s’envolent, tout ce qui est plutôt de l’ordre de l’anecdote de terrain, qui met forcément en porte-à-faux certains porteurs de projet, ça je peux le raconter dans les cours, et je trouve que c’est très formateur pour les étudiants, mais je ne l’écrirai pas. - Du coup je l’écris dans la retranscription d’entretien ? Ha ha. - Bah oui, que les dessous de l’urbanisme, quand c’est pris à partir du cas particulier, c’est pas une bonne chose de les graver dans le marbre, parce que ça dessert des parties prenantes qui, c’est pas leur faute, qui sont prises dans un système qui fait que leur action est mauvaise. Et du coup ça, dans un article je vais l’écrire, mais différemment, en montant en généralité, et pas en pointant du doigt les personnes. Mais c’est vrai que, pour les étudiants, si je leur fais un topo théorique sur la chose, c’est quand même beaucoup moins parlant que si je leur raconte concrètement une scène. C’est une mise en théâtre quelque part de l’histoire, qui permet de leur faire comprendre, du coup ça, c’est plutôt un outil pédagogique, d’entrer par l’anecdote, qui n’a pas d’intérêt et de sens à l’écrit. 88


FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE - Oui, ok. Un petit mot pour finir, sur vos perspectives d’avenir, d’agence. Comment est-ce que vous la voyez, par exemple, dans cinq, dix ans.

Perspectives l’agence

d’avenir

de

- Alors, moi j’aimerais bien qu’on la consolide évidemment, qu’on fasse un peu plus de maîtrise d’œuvre, parce que c’est vraiment là qu’on a toutes nos compétences à construire, avec des outils aussi, tu vois, comme le triangle qualité, temps, économie. Je viens de gagner ce matin, je pense, un appel à projet, grâce à cet outil en partie, enfin, j’ai pas gagné grâce à cet outil, mais en tout cas ils vont nous prendre malgré le fait que je leur ai dit que leur chantier se terminerait six mois après ce qu’ils avaient prévu, grâce à cet outil, alors que quand même, les plannings, c’est pas quelque chose qui se négocie en marché public. Donc, ça c’est intéressant. Et oui, j’aimerais bien qu’on aille un peu plus sur de la maîtrise d’œuvre, pour affiner nos outils techniques aussi, en terme de matériaux et développer la question du réemploi. Et après j’aimerais bien qu’on prenne exemple sur la start-up Ville Vivante, qui a été créée par David Miet, un doctorant de Stéphane Hanrot pour travailler sur le péri-urbain, et qui a en fait créé deux structures, Ville Vivante, et le lab In Vivo, qui est son laboratoire de recherche et développement entrepreneurial. Et c’est vrai que, moi j’aimerais bien qu’on arrive à avoir, plutôt que Gabriele auto-entreprise, et moi SCOP, d’avoir Gabriele et moi dans une agence structurée, et un laboratoire. Parce que grâce à ce laboratoire, ça nous permettrait d’avoir une légitimité professionnelle dans le champ de la recherche, et de répondre à des appels à projet de recherche avec des partenaires universitaires. - Donc l’idée c’est de développer, d’agrandir la taille de l’agence, pour, arriver à ce type-là de structure ? - Non, c’est l’idée d’avoir deux structures différentes. Non, parce qu’on ne changerait pas la masse de projets, c’est juste que c’est deux structures qui ont des compétences différentes. Donc une des agences qui va faire tout ce qui est maîtrise d’œuvre, assistance à la maîtrise d’ouvrage, et un laboratoire, qui fait déjà ce qu’on fait, avec les recherches Breil, Briançon, tout ça, mais qui s’appelle un laboratoire, juste pour avoir une légitimité professionnelle dans le champ de la recherche, puisqu’on n’arrive pas à être enseignant-chercheur pour l’instant, au sein d’un laboratoire avec un vrai poste, eh bien, je me dis que d’avoir un laboratoire, ça résout le problème, et ça correspond à ce qu’on fait. Et je trouve que le modèle imaginé par David Miet, est très fin et intelligent, et aussi largement inspiré de Stéphane Hanrot. - Très bien, merci beaucoup. »

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ANNEXES ANNEXE 2 | NOTES DE RÉUNION DE COPIL DE LANCEMENT DU PROJET DE BRIANÇON, CARNET DE BORD DE L’AUTEURE.

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FENÊTRES SUR PROJETS | ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D’UNE MÉTHODE EN AGENCE D’ARCHITECTURE

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FENÊTRES SUR PROJETS ENQUÊTE SUR LA CONSTRUCTION D'UNE MÉTHODE EN AGENCE D'ARCHITECTURE ALESSANDRA SULEA PARCOURS RECHERCHE ENCADRÉ PAR MARION SERRE ET MATTHIEU DUPERREX ENSA MARSEILLE | 2021 2022


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