Mémoire Alex Chevalier, ARTACTIVISTE

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ARTACTIVISTE


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ÉDITO

Artivisme est un terme avec lequel je ne suis pas d’accord, même s’il est vrai qu’en le lisant nous comprenons directement qu’il s’agit d’un mot désignant l’art activiste, le simple fait de mettre un ‘‘isme’’ l’inclut dans l’Histoire de l’art, au même titre que ces avant-gardes que sont le cubisme, le futurisme, le minimalisme... alors qu’en réalité ce sont des pratiques hétéroclites qui ne peuvent être classées sous un seul mot. « The ‘ism’ is itself the enemy »² (Black Mask, Black Mask #8, octobre - novembre 1967). Je fais donc le choix de refuser d’utiliser ce néologisme pour parler d’art activiste ; qui selon moi, est plus correct.

C’est à partir de la seconde moitié du XXème siècle que nous voyons les frontières entre les pratiques artistiques et les pratiques activistes se faire de plus en plus minces. Ce que l’art crée comme nouvelles formes plastiques est récupéré par les activistes politiques de tous les horizons, et inversement, les méthodes de luttes traditionnelles qu’utilisent les activistes se retrouvent dans les musées d’art contemporain. «We seek a form of action which transcends the separation between art and politics: it is the act of revolution »¹ (Black Mask, Black Mask # 7, août - septembre 1967). Nous avons par exemple en tête, cette exposition à Glasgow, où les membres du Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle rejouent un happening qu’ils avaient réalisé quelques mois plus tôt, Nike British Bulldog ; ou comment jouer à l’épervier dans un magasin Nike aux heures de pointe. L’engagement politique d’un artiste, voilà la principale question que je me poserai tout au long du mémoire. Jusqu’à quel point les artistes sont-ils prêts à aller pour faire passer un message? Quelle forme prend cette frontière invisible entre les pratiques artistiques contemporaines et les pratiques activistes? Comment l’art peut-il jouer sur la vie politique? L’art et les artistes ont-ils un rôle à jouer dans la vie politique? Le rôle des artistes en ‘‘marge des institutions’’? Celui des artistes qui luttent depuis le ‘‘ventre du crocodile’’? Il nous serait impossible de créer une Histoire de l’art activiste, tant il est inenvisageable de classer tant d’artistes, de groupes, ou encore de collectifs, dans une période dont on s’accorde à dire qu’elle aurait commencé dès le début du XXème siècle. Jade Lindgaard, dans un dossier spécial de la revue Vacarme intitulé Techniques de Luttes ose le néologisme «Artivisme», qu’elle définit ainsi : « modalités d’actions à la frontière de l’acte artistique. »

Un artiste activiste est un acteur de la vie politique et artistique. Souvent, il refuse d’être affilié à un mouvement politique ou artistique. Pour lui, l’art a son rôle à jouer dans la révolution culturelle, qui peut prendre une forme plus ou moins radicale. Des actes contre les musées, les financiers, les centres d’art... qui prennent des formes multiples, des happenings et des performances sont réalisés dans ces mêmes lieux, mais aussi et en dehors. Ils cherchent alors un contact direct avec le public, en le prenant à parti et en l’informant de toutes les manières envisageables ; presse, affiches, tracts, prises de paroles... Une lutte qui est aussi menée par ces artistes qui se trouvent, eux, au coeur même de la vie artistique du monde de l’art. L’information est alors cette pratique que développent les artistes. Une information au sens large qui est traitée sous toutes les formes qu’offrent les pratiques artistiques contemporaines ; vidéos, publications, installations, photos... L’art activiste est une pratique que l’on retrouve aussi bien dans les institutions artistiques que dans des milieux dits ‘‘contre-culturels’’. Et c’est sur cet axe que je choisis de porter mon propos tout au long des différents textes et exemples qui composent ce journal ART ACTIVISTE. Par milieux contre-culturels, il faut entendre milieux non institutionnalisés, ou milieux en lutte contre des institutions qui créent, cadrent et ferment la culture. En se positionnant du côté de la rue, du quotidien et du politique, les artistes activistes veulent apporter un regard nouveau sur les pratiques politiques et revendicatives, qui jusqu’à maintenant restaient dans la tradition de la manifestation ‘‘gauchiste’’ ; une marche réalisée avec des pancartes et une foule reprenant des slogans accusateurs. Une nouvelle forme de militantisme apparaît peu à peu. Une pratique de la manifestation différente, dans sa forme, fait peu à peu surface. Nous assistons à un mélange de désobéissance civile, de carnavalesque, d’actions directes, de réappropriations, de détournements, de médiatisation, d’information... Autant d’actions mineures, fragiles, gaies, créatives, aisément transmissibles et adaptables à tous les milieux, mais surtout, ces pratiques sont des centres de gravité qui mobilisent et poussent à la recherche de nouvelles formes d’actions. « Qui veut encore de l’ennui des manifestations traditionnelles? - Les parcours rituels de A vers B, les autorisations de la préfecture et l’encadrement policier, l’ersatz d’actes de désobéissance civile, de réunions verbeuses et les discours ennuyeux des dirigeants? »³

¹ « Nous cherchons une forme d’action qui transcende la séparation entre l’art et la politique : c’est l’acte de révolution. » ² « Le ‘ism’ est lui même un ennemi. » ³ Notes from Nowhere, dans We Are Everywhere, PDF disponible sur http://www.weareeverywhere.org


ARTACTIVISTE SOMMAIRE ÉDITO DE L’ESPACE QUOTIDIEN MILITANTISME 2.0 I ACCUSE AN ART WORKER BLACK MASK - WALL STREET IS WAR STREET ART STRIKE - NEW YORK CITY LE CARNAVALESQUE COMME FORME POLITIQUE LE MEDIUM INFORMATION THE REVOLUTION WON’T BE TELEVISED KIDULT - L’ENFANT TERRIBLE DU GRAFFITI L’ART DU DÉTOURNEMENT PUBLICITAIRE ART AS A SOCIAL WEAPON NIHILISME, DANDYSME ET ENGAGEMENT SOCIAL NO FUTURE FOR YOU LES ATELIERS POPULAIRES LES PENSÉES CRITIQUES DESTROY THE MUSEUMS VOINA PART EN GUERRE 23 SECONDES POUR LE SUCCÈS GUERILLA ART ACTION GROUP PROVOS MANIFESTO 1967 CONVERSATION AVEC JIMMIE DURHAM DÉFINITIONS UTOPIE, ALLOTOPIE ET PIRATERIE

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DE L’ESPACE QUOTIDIEN

« Le langage ne leur suffisait plus, ils privilégient l’action. Ils refusent de porter la responsabilité du signe (trop superficiel pour eux). » Lorsque Ekaterina Dyogot écrit cela, elle fait référence à ces artistes russes, à cette génération d’artistes qui arrivent dans les années 1990 avec leur lot d’actions, de performances et d’happenings tous plus provocateurs les uns que les autres. Un Kulik se prenant pour un chien et prônant la zoophilie ou encore un Brener qui détruit l’oeuvre d’un autre artiste lors d’une exposition internationale. Cette citation, sortie de son contexte russe, pourrait tout aussi bien être appliquée aux pratiques des artistes activistes venant d’autres pays. Les Dadaïstes de Zürich se servent dès les débuts de leur existence, de moyens d’actions mouvants, éphémères et perturbateurs. Il ne faut pas oublier que lorsque le groupe voit le jour, ils se réunissent avant tout en réaction aux horreurs de la guerre et contre une société qui l’a permise. C’est dans cette même société que l’art est devenu une illusion quasi divine, fausse et éloignée de l’Homme. Le Cabaret Voltaire et les Dadaïstes qui l’occupent organisent des ballets, des spectacles, des expositions qui créent des scandales et choquent la bourgeoisie zürichoise. Dada se présente comme un défi contre la logique bourgeoise et contre ‘‘l’art pour l’art’’ qui masque la réalité. Si les zürichois restent tout de même des nihilistes, ils ont permis à certains groupes de voir le jour à Paris, New York, Hanovre et Berlin. C’est ici que les dadaïstes se constituent en une véritable force d’opposition révolutionnaire. Le Club Dada et l’histoire politique et sociale de la ville sont liés - anti prussiens, anti bourgeois et anti libéraux - ils participent à la révolution spartakiste et réclament un communisme intégral. Le groupe est souvent victime de la censure, aussi bien pour ses publications que pour ses expositions. Afin de parer cette censure, le groupe prend de plus en plus part à la vie politique et à la vie quotidienne des berlinois en diffusant un manifeste contre la politique de Weimar, des tracts, des affiches, en multipliant les interventions et en organisant des manifestations. L’art et la politique ne font qu’un et combattent ensemble, adoptant des moyens artistiques où propagande et agitation sont susceptibles De ce nouveau langage apparu au cours des années 1960 - 1970, les artistes activistes des années 1990 - 2000 ont retenu l’idée d’aboutir à une véritable révolution culturelle. d’implication dans le réel - reprenant tout ce qu’a pu laisser l’héritage Dans les années 1960, la position de retrait dans laquelle les artistes de leurs maîtres à penser, du Do It Yourself (DIY) punk à la création s’inscrivent, l’hégémonie de l’art abstrait et l’individualisme de ce d’évènements et de manifestations, du sabotage Situationniste dernier, entrainent une violente réaction de la part des jeunes artistes aux collages Dada, la rue est l’espace quotidien dans lequel ils qui arrivent à cette même époque. Ces artistes se considèrent non interviennent. À la différence des artistes radicaux des années 1970, pas comme des artistes mais comme des citoyens, des travailleurs qui prônent à leur époque la mort du musée (G.A.A.G et Black Mask), et délaissent la symbolisation pour s’inscrire dans le réel. L’art, les artistes activistes de ces vingt dernières années se servent aussi bien en Europe qu’aux États-Unis, s’arrache aux institutions aussi bien des espaces alternatifs que des espaces qu’offrent les culturelles et marchandes pour renouer avec la vie quotidienne, le musées - touchant ainsi un tout autre type de public. Après avoir happening, alors expliqué par Allan Kaprow, s’inscrit dans n’importe vu un art aseptisé et élitiste, une génération entière d’artistes veut retrouver une implication dans la vie réelle de leur art et ainsi se quel espace ; rues, places, caves, magasins, espaces alternatifs... confronter directement au public. Les artistes de ces deux dernières Le happening se veut proche du public en l’impliquant, en l’intégrant décennies ne sont pas les seuls à profiter de cet héritage laissé dans l’oeuvre qui est en train de se dérouler autour et avec lui. C’est par leurs pères des années 1970 - les militants, qui jusque là un nouveau langage qui fait alors son apparition dans les milieux continuaient de déambuler dans les rues pancartes en mains, de artistiques et qui est à l’origine de cette infiltration de l’art dans l’espace faire des actions symboliques ou encore d’organiser des meetings quotidien. Directement influencé par l’idée d’abolition des frontières vont, eux aussi, vouloir changer leur façon de lutter. L’activisme c’est entre l’esthétique et le réel des Situationnistes des années 1950, ça. Chercher à créer de nouvelles tactiques de résistance, créer un l’Art Workers’ Coalition, Provos, Black Mask, les Diggers, le Guerilla nouveau langage en empruntant des formes déjà existantes dans les Art Action Group (G.A.A.G), les Ateliers Populaires et bien d’autres arts plastiques (comme le happening) ou encore dans les cultures groupes voient le jour. Face à des crises économiques, politiques populaires (comme le carnaval). Un art activiste qui se crée entre art et sociales, nous assistons dans le courant des années 1960 à une et politique, un art activiste qui cherche à dépasser la frontière qui mobilisation et une politisation de l’art, qui peu à peu se confronte existe entre l’art et la politique en s’invitant où et quand il le souhaite. à une contre-culture naissante en se manifestant directement dans Déguisement, graphisme, affiche, tract, happening, vandalisme, la rue. Les artistes se réunissent, forment des groupes et prennent performance, installation, sabotage, collage, détournement, part à ces évènements extra artistiques, mais vont aussi lutter contre intervention, manifestation... sont des ‘‘armes’’ que ces artistes un système culturel inégalitaire ; comme la manifestation organisée activistes déploient dans les institutions culturelles, dans les rues, courant 1970, connue sous le nom d’ Art Strike against racism, war les places ou tout autre type de lieux afin de mener un combat dans lequel l’art a sa place. and repression.

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MILITANTISME 2.0

Tout d’abord, il nous faut distinguer militantisme d’activisme. Dans le Dictionnaire de la Science Politique et des Institutions Politiques paru en 2005, le terme militantisme est défini ainsi : « participation active et bénévole à un parti ou à une organisation sociale. (...) La fonction du militantisme est d’établir la présence de l’organisation dans le tissu social, donc d’attester une forme de représentativité (...) et d’assurer des tâches d’organisation et de propagande. » Être militant, c’est faire partie d’une organisation politique, d’une association (de défense contre le racisme par exemple), d’un syndicat (CNT, FO, CGT...), et de lutter pour les idées en lesquels ils croient en placardant les murs d’affiches, en distribuant des flyers ou en manifestant dans une certaine forme de tradition de la contestation ; en défilant dans les rues, armé de pancartes et de drapeaux. Sur ce sujet, le collectif Notes from Nowhere dit : « qui veut encore de l’ennui des manifestations traditionnelles? Les parcours rituels de A vers B les autorisations de la préfecture et l’encadrement policier, l’ersatz d’actes de désobéissance civile, les réunions verbeuses et les discours ennuyeux des dirigeants? » Une sorte de militantisme 2.0 fait surface, nous passons du militant à l’activiste ; ‘‘une nouvelle ère’’ dans laquelle certains activistes n’hésitent pas à refouler les anciennes techniques de lutte. Alex Foti, organisateur du Mayday à Milan depuis 2001 explique la différence entre les deux ainsi : « la catégorie ‘‘militant’’ appartient au passé. Aujourd’hui nous sommes des activistes. Un militant croit toujours aux grandes causes. Un activiste se mobilise s’il aime ce qu’il est en train de faire. Un activiste ne se mobilise pas parce qu’il doit le faire, ni parce qu’il ‘‘faut’’ le faire, mais parce qu’il sent qu’il veut le faire. » À la différence d’un militant, un activiste ne fait pas partie d’une organisation, mais plutôt d’un mouvement général contestataire qui va lutter là où il se trouve en essayant de créer de nouvelles formes d’insurrections en empruntant de-ci de-là des éléments qu’il intègrera par la suite dans les manifestations. Retourner dans les traditions du carnaval en se déguisant, créer de petites saynètes, à la façon du théâtre guérilla en détournant des images et des propos... L’activisme est la revendication du droit à fonctionner autrement, souvent de manière alternative. Les frontières entre l’activisme et l’art sont maigres et tendent de plus en plus à disparaître au profit d’une pratique que l’on pourrait qualifier d’art activiste. Déjà dans les années 1960, certains groupes tendaient à vouloir outrepasser ces limites. En 1968, the Totalists, groupe d’artistes new yorkais, disait « Nous ne ferons plus d’objets/ l’art est la vie/notre médium la révolution/et dans un monde basé sur la répression notre seul message est libération. »¹ C’est dans ces années que l’on peut noter les prémices d’un art activiste qui par la création de certains groupes et leurs actions brise les codes politiques revendicatifs et artistiques en les mélangeant. « Réinventer les tactiques de résistance est devenu une préoccupation centrale pour les mouvements contestataires. »² Cette citation du collectif Notes from Nowhere explique parfaitement un des objectifs de l’activiste. Il ne se contente plus de défiler dans les rues avec des pancartes, des drapeaux et des slogans accusateurs, non. L’activiste est un créateur ; sans cesse, il cherche à passer les codes politiques traditionnels pour créer de véritables formes plastiques qu’il emprunte alors au monde de l’art - performance, happening, sabotage, graphisme... Il est possible de trouver de nombreux liens qui réunissent les deux pratiques qui sont résolument semblables dans leurs dimensions politiques et sociales. Le groupe russe Voïna dit à ce sujet que « tout ce que créent les artistes doit avoir une dimension politique sinon ça n’a pas de sens, sinon tu n’es pas un artiste mais un designer ou un créateur de petites babouchkas pour les touristes, ce n’est pas de l’art. »³

Et ensuite? Dès la fin des années 1990 la pratique d’un art activiste connaît un développement fulgurant et de plus en plus de groupes d’artistes activistes voient le jour. Les activistes s’emparent des armes de l’art et inventent de nouvelles formes de mobilisations, jouant entre revendication et esthétisme. Ainsi nous voyons un escadron d’avions en papier portant des messages d’espoir et de résistance s’envoler et s’écraser contre des soldats (Italie), des graphistes annonçant ‘‘rêve général’’ (France), une troupe de clowns activistes jouant avec des CRS (Royaume-Uni), un collectif peindre un phallus de 17m sur un pont faisant face aux bureaux du FSB (Russie), ou encore un révérend prêcher contre le capitalisme dans un McDonald’s (États-Unis). Et l’art? Il est certain que le monde de l’art s’est petit à petit ouvert à ces pratiques dites artistiques activistes, mais l’un n’allant pas sans l’autre, les activistes, anciens militants, ont appris à regarder autrement et à puiser des idées dans les pratiques artistiques. On se souvient par exemple qu’en 2004, le musée d’art de Glasgow demandait aux activistes du Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle de rejouer dans leurs locaux un happening qu’ils avaient réalisé quelques mois plus tôt dans un magasin de Londres. L’intervention consistait à jouer à l’épervier dans un magasin Nike, une fois attrapés, les joueurs devaient eux mêmes arrêter les joueurs encore en course, et devenaient par la même occasion des assistants pour les agents de sécurité du magasin. Nike British Bulldog, ou comment renverser les rôles dans un magasin, ou dans une institution artistique. Les Guerilla Girls sont aussi un excellent exemple de cette ouverture du monde de l’art aux pratiques activistes. Les Guerilla Girls, dont le nom est entre autre tiré de celui du Guerilla Art Action Group, est un groupe international de féministes activistes. Dans toutes leurs interventions, ou campagnes, elles se distinguent des autres féministes en abordant un masque de singe, qui est alors devenu une sorte de marque de fabrique. Fondé en 1985, le groupe crée et diffuse des affiches utilisant des propos dénonciateurs de la situation des femmes et des artistes de couleur dans le monde de l’art avec des slogans comme Do women have to be naked to get into the Met. Museum?⁴ Même si en 2001 le groupe initial se divise en trois groupes (Guerilla Girls Inc, Guerilla Girls On Tour, Guerilla Girls Broad Band), elles continuent leur combat contre le sexisme en luttant contre les discriminations dans le monde de l’art, ainsi qu’en étendant leurs activités à la culture populaire, et à Hollywood. Les artistes activistes sont prêts à aller jusqu’au bout de leurs idées, se risquant à l’illégalité pour défendre leurs idées. Le groupe Voïna, qui est un exemple parmi tant d’autres, dit de l’illégalité et ses risques « se balader avec des ballons blancs (...) ces actions gentillettes et symboliques ça peut décevoir, quand on sait que nous les activistes on risque jusqu’à 10 ans de prison... »³ Ainsi, les activistes et les artistes évoluent de façon similaire, main dans la main et au même rythme ; se servant des mêmes armes pour défendre, informer, dénoncer, saboter et revendiquer.

¹ « We won’t make objects anymore / art is life / revolution our medium / and in a world based on represion our only message is liberation. » ² « Reinventing tactics of resistance become a central preoccupation for the movement of movements. » Notes from Nowhere dans We are Everywhere. ³ extraits d’interview réalisé par et diffusé sur Le Mouv’, 2012. ⁴ ‘‘Les femmes doivent elles être nues pour rentrer dans le Metroploitan Museum?’’


May 10 1968 I ACCUSE ..... I HAVE A CONFESSION TO MAKE. I am subversive, and I am a saboteur. I question the very validity of the Art Establishment. I question the very validity of that language called «ART». Can Art still fulfill our basic human needs, if it continues to compromise with the cultural society which is engaged in the very process of alienation of the masses and repeatedly ignores, consciously, the very needs of that human race? In the early ages, art was not meant as art but as a projection of the primitive urges of man, in order to appease the terrifying forces of nature. Did art not lose all its meaning by becoming a merchandise, starting with the patronizing by the churches and the aristocracy, followed by the process of industrialization and business deals of the western middle class, including today’s museums? Has art not become a weapon for the cultural gangs to corrupt people, a new kind of opium for the people? ..... I HAVE A PROBLEM TO SOLVE. Has the time come for the artist to make a choice : Either to stay the adulated «creative» toy of an aristocracy engaged in the most atrocious hypocritical games of corruption, domination and violence, and so probably become irrelevant and meaningless, like an old rotten core. Or to involve himself more directly in human crises, and maybe become something more complete than just an ‘‘artist’’. Something which would include today’s social problems, and a definite commitment to the development of human race, as well as a firm stand agains Man’s exploitation and manipulation. This might include bringing the arts into the streets, going on the barricades when necessary, and playing an active role - how, this has still to be defined - in this cultural revolution, which is shaking and knocking down ; all over the world, and right now, the very foundations of a very decadent western white empire. When all over the world students are revolting against the corrupt carcan of Establishment, is it right for the artist to stay passive and indifferent? Can art ever appear in its obsolescence and its corruption? Can I go on just being an ‘‘artist’’?

(Excerpts from original event)

(Dedicated to Marcel Broodthaers) Jean TOCHE, Judson Gallery, NYC


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AN ART WORKER

Les mouvements activistes sociaux et culturels de la fin des années 1960 ont grandi dans le climat des évènements qui se sont déroulés à Paris en Mai 1968. Des évènements qui marquent pour cette période un véritable commencement, c’est la fin de l’acquiescement général par une génération révoltée contre une société contrôlée par un monopole capitaliste. À New York, l’Art Workers’ Coalition (AWC) est un exemple du challenge que se sont fixés les artistes contre les musées de la ville et les institutions culturelles pour introduire davantage d’artistes et faire un écho aux différentes expériences sociales que connaît l’art à ce moment là. L’AWC est un front uni, un moment d’unité collective qui comprend ceux qui croient en des idées progressives de la politique et ces artistes - femmes, homosexuels et de couleur - qui se sentent oppressés par des systèmes culturels indifférents. Par sa simple existence, l’AWC a réussi à poser des questions politiques importantes dans la scène artistique new-yorkaise, ainsi que dans l’organisation, sans hiérarchies, des groupes et des artistes qui leur font suite. Pendant sa courte existence, le rôle joué par l’Art Workers’ Coalition est des plus important. Avec un rassemblement de commissaires, de critiques et d’artistes, l’AWC a une influence considérable à l’époque, mais aussi pour les années qui suivent. Après la dissolution du groupe, nous avons noté qu’aux États-Unis, l’art dans son ensemble, a pris une direction plus sociale. En Juin 1969, alors que l’AWC n’a pas encore vu le jour, une lettre anonyme circule dans le milieu artistique new-yorkais. « Nous devons supporter la Révolution en mettant à terre notre partie du système et tout nettoyer pour le changement. Cette action implique une dissociation totale entre faire de l’art et le capitalisme »¹ l’interlocution est signée « an art worker. »² Par cette appel utopique, l’auteur fait référence à la façon dont l’art est fait, mais aussi comment l’art circule et ses répercussions dans les sphères politiques. Il suggère aussi par la même occasion que l’art ne doit plus être une description esthétique d’actes divers, ou un objet, mais se doit d’être impliqué dans la collectivité - artistique et sociale - qu’il doit participer à la remise en question du système marchand capitaliste de l’art et éventuellement la révolution. À la fin des années 1960, et au début des années 1970, les artistes comme les critiques vont s’identifier de leur propre initiative comme étant des art workers ; une appellation quelque peu polémique, mais qui servira dans la redéfinition du travail artistique du minimalisme, du process art, du conceptualisme et de l’art féministe. En 1969, après le rapt de l’oeuvre de Takis au MoMA par lui même (janvier), la lettre anonyme du mois de juin, une certaine forme de racisme qui sévit dans les milieux artistiques et la guerre du Vietnam, l’Art Workers’ Coaliton voit le jour. Une redéfinition de l’art et des pratiques qui passe alors par un activisme soutenu, et une nouvelle façon de concevoir les oeuvres. L’AWC est une aventure qui va chercher, mais qui va surtout créer un changement dans la façon de percevoir les oeuvres, l’art a sa place dans les luttes sociales, et chacun se doit de combattre dans le milieu où il évolue. L’Art Workers’ Coalition malgré sa courte existence a été une expérience positive. De cette expérience sont nés de nombreux autres groupes à travers tout le pays, comme par exemple et pour ne citer que certains d’entre eux ; the Atlanta Art Workers Coaliton, the Boston Visual Artists Union, ou encore the Visual Artists Rights Organisation et the Artists’ Rights Association de Los Angeles. Les différents combats menés par les art workers n’ont pas été vains, et pour cause ; à New York, les musées ont mis en place une journée où toutes les entrées sont gratuites, et ont obtenu que davantages d’artistes de couleur, femmes ou homosexuels puissent exposer dans ces musées sans avoir à subir des pressions comme ils pouvaient en connaître auparavant.

¹ « We must support the revolution by bringing down our part of the system and clearing the way for change. This action implies a total dissociation of art making from capitalism. » ² Un artiste travailleur / un ouvrier de l’art.


BLACK MASK - WALL STREET IS WAR STREET

C’est dans le troisième numéro du journal BLACK MASK, que les membres du groupe portant le même nom, annoncent qu’ils interviendront dans Wall Street lors de la première semaine du mois de février 1967. Le 10 février, 25 membres du groupe défilent dans les rues de New York City en partant de Canal Street (downlower Brodway) pour rejoindre Wall Street. Tous sont vêtus de la même façon, tous sont en noir avec une cagoule qui ne laisse apparaître qu’une infime partie de leur visage. En tête de file, une pancarte est dépliée sur laquelle il nous est donné à lire WALL STREET IS WAR STREET.¹ Certain manifestants brandissent des bâtons avec des crânes à leurs extrémités. Menés par Ben Morea et Ron Hahne, les Black Mask se retrouvent plusieurs fois confrontés à la police new-yorkaise qui leur demande

de retirer leurs cagoules au vue d’une ancienne loi interdisant toute personne de déambuler avec le visage recouvert (loi datant de 1845). Le fait de s’attaquer à Wall Street pour la renommer War Street n’est pas le fait du hasard. En effet, les 25 manifestants sont vêtus comme des employés de bureau ou des traders (costume noir pour la plupart), pour mettre en avant l’origine de leurs cibles. Wall Street est le quartier des affaires de N.Y.C et est à l’origine des financements qui permettent de continuer la guerre commencée au Vietnam. Ce même quartier est aussi à l’origine d’une guerre plus vaste, qui est elle menée au sein même du pays ; une guerre contre les pauvres et c’est là le problème que les membres de Black Mask pointent du doigt.

« WALL STREET EST WAR STREET les traders des stocks et ossements hurlent pour de nouvelles frontières - mais les cercueils reviennent au Bronx et à Harlem. Les marchés en hausse de meurtres sont en activité dans une bourse de la mort. Le téléscripteur relève les noms de vos fils morts. Le poison PLEUT sur le Vietnam. Vous ne pouvez pas plaider ‘‘NOUS NE SAVIONS PAS.’’ La télévision apporte les villages enflammées dans la sécurité de vos maisons. Vous commettez un génocide au nom de la liberté. MAIS VOUS AUSSI ÊTES LES VICTIMES! Si le chômage augmente, on vous donne du travail, un travail meurtrier. Si l’éducation est inférieur, on vous apprend à tuer. Si les noirs deviennent agités, ils sont envoyés à la mort. C’est la formule de Wall Street pour la grande société! »²

¹ Wall Street est War Street. ² « WALL STREET IS WAR STREET the traders in stocks and bones shriek for new frontiers - but the coffins return to the Bronx and Harlem. Bull markets of murder deal in a stock exchange of death. Profils rise to the ticker tape of your dead sons. Poison gas RAINS on Vietnam. You cannot plead ‘‘WE DID NOT KNOW.’’ Television brings the flaming villages into the safety of your home. You commit genocide in the name of freedom. BUT YOU TOO ARE THE VICTIMS! If unemployment rises, you are given work, murderous work. If education is inferior, you are taught to kill. If the blacks get restless, they are sent to die. This is Wall Street’s formula for the great society! » Ben Morea, Black Mask #3, Février/Mars 1967.

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ART STRIKE - NEW YORK CITY

Durant les mois d’avril et mai 1970, les bombardements au Cambodge et les assassinats à répétition en Floride ont engendré une vague de contestation telle, que même les historiens s’accordent à dire que les grèves connues entre 1970 et 1972 réunissent bien plus d’ouvriers et de travailleurs que celles connuent dans les années 1930. Les Hard hats¹, dès le mois de mai 1970, prennent les choses en main et descendent dans les rues pour y manifester leur désaccord avec la politique de Nixon, qui continue de faire bombarder des villes entières en Asie et qui exerce aussi de fortes violences dans les universités du pays. Les ouvriers sont rapidement rejoints par d’autres corps de métiers ; enseignants, journalistes, métallurgistes, intellectuels... et bien évidement, les étudiants, qui parviennent à faire fermer près de 80% des institutions de l’enseignement supérieur national. Très tôt, des artistes rejoignent les mouvements de contestation. C’est ainsi que le 13 mai 1970, nous voyons les artistes présents à l’exposition Using Walls (Jewish Museum - New York City) voter la fermeture du musée pour contester la violence exercée au Vietnam et celle que l’on retrouve dans les universités. Après s’être lui même déclaré en grève, Robert Morris, qui expose au Whitney Museum, suit le mouvement et demande la fermeture des portes du musée pour deux semaines. Le 17 mai, et ce après certaines menaces de la part de l’artiste, le musée ferme ses portes. « Cet acte de faire fermer... une institution culturelle est destiné à souligner la nécessité que les autres et moi-même avons de changer les priorités à ce moment de la création artistique et voir à unifier les actions avec la communauté artistique contre l’intensification des conditions de répression, de guerre et de racisme dans ce pays » (R.Morris). L’Art Workers’ Coalition (AWC) menée par Robert Morris et Poppy Johnson va demander la fermeture de tous les musées new-yorkais le 22 mai. Un jour contre l’engagement des forces militaires au Vietnam, un jour où les institutions artistiques ne font aucun profit, mais surtout, un jour pour montrer aux trustees leur désaccord complet avec leur financement. En effet, certains d’entre eux aident au financement des musées, mais aussi au gouvernement qui est à ce moment là en guerre à l’autre bout de la Terre. Seul le Metropolitan Museum of Art refuse de céder face à la pression. Dès lors, ce sont près de 500 artistes qui se réunissent sur les marches du musée et qui organisent des prises de paroles, des sittin’, des marches... Les artistes se regroupent et créent des pancartes qui donneront son nom à cette journée de grève ; Art Strike Against Racism, War and Repression. Le combat engagé par l’AWC dépasse de loin l’envie de stopper la guerre commencée par l’Amérique en Asie. En effet, sur les pancartes, nous pouvons lire ‘‘Art strike against racism, war and repression’’, et il est clair que le fait de placer ‘‘racism’’ avant ‘‘war’’ n’est pas anodin du tout pour les grévistes de l’AWC. Or nous savons que l’Art Workers’ Coalition s’est donné pour mission de lutter contre une certaine forme de racisme qui est exercée dans les milieux artistiques de l’époque ; très peu d’artistes de couleur (afro-américain et latinos), mais aussi homosexuels ou même d’artistes femmes sont exposé(e)s. Il n’est donc pas étonnant que lorsque les membres de l’AWC se retrouvent pour manifester, ils mentionnent un des principaux problèmes qui les touche : l’inégalité de monstration dans les musées. C’est ainsi que sur certains documents, nous pouvons retrouver Coppedge se dressant derrière le directeur du Metropolitan Museum of Art, Joseph Vleach Noble, le poing fermé en l’air. Certains artistes vont plus loin et demandent à « tous les artistes d’arrêter de produire de l’art pour devenir des activistes politiques et sociaux »² (International Cultural Revolutionary Forces). D’autres, comme le critique et artiste Irving Petlin, s’adressent aux artistes pour les encourager à participer à toute « cette vague de grèves, aux appels, aux interruptions, aux demandes, à la non-coopération, aux sabotages, à la résistance, par aucune affaire courante n’importe où. »³ ¹ Hard hats, ou casques durs, est le nom que l’on donne aux ouvriers américains travaillant sur les chantiers de construction. ² « all artists to stop producing art, and become political and social activists » Flyer 31 May 1970, Protests and Demonstrations file, archives du MoMA. ³ « waves of strikes, calls, interruptions, demands, non-cooperation, sabotage, resistance, by no business as usual anywhere » The Artist and Politics : A Symposium, Artforum 9 september 1970.


LE CARNAVALESQUE COMME FORME POLITIQUE OCCUPY WALL STREET COMME TERRAIN DE JEU

Le 17 septembre 2011, un certain nombre d’individus se réunissent à Zuccotti Park (ou Liberty Square), près de Wall Street pour y manifester - ils ont répondu à l’appel lancé par le journal satirique canadien Adbusters et le groupe hacktiviste Anonymous qui, quelques semaines plus tôt, avaient publié un appel à la protestation contre les dérives de la ‘‘corporatocratie’’. Dès lors, c’est une occupation à l’échelle nationale, puis mondiale qui s’organise. Sur le même modèle que Occupy Wall Street (OWS), nous voyons d’autres occupants investir les rues et les places de leurs villes. Une utilisation accrue des réseaux sociaux internet (twitter / facebook / livestream) mais aussi par l’intermédiaire de leurs sites internet permet une communication et une information directe entre les manifestants et un public extérieur. Les principaux organisateurs d’OWS ne s’en cachent pas ; leur mode de fonctionnement, l’occupation du terrain et l’utilisation des réseaux sociaux sont directement empruntés aux récents mouvements de contestation qu’il y a eu un peu plus tôt cette même année, en Espagne avec les indignés, et dans les pays du Maghreb avec les révolutions arabes. Au fil des différentes manifestations, un esprit carnavalesque se révèle à Wall Street mais le fait de retrouver ce type de pratiques lors de manifestations n’est pas nouveau. En effet, nous savons que dans les années 1930, aux États-Unis, les manifestants créaient de gigantesques marionnettes (souvent caricaturales) à l’image de personnalités politiques contre lesquelles ils manifestaient. Dans les Caraïbes, où la tradition du carnaval est très forte, nous retrouvons dès 1956 (par exemple) des manifestants noirs déambuler dans les rues de Trinidad et Tobago, après la victoire au vote du People’s National Movement. Tous sont réunis sous une même bannière et singent l’apparence du Dr Eric Williams par de simples éléments qui permettent de l’identifier sans mal (lunettes de soleil noires et écouteur à l’oreille). L’acte de se déguiser pour manifester est devenu de plus en plus récurrent. Depuis les années 1990, nous avons vu un grand nombre de groupes utiliser ces techniques pour contester, organiser ou contrer des évènements... Reclaim the Street! Pink & Silver Block, Clandestine Insurgent Rebel Clowning Army (CIRCA), les émeutes de Seattle (1999), Prague (2000)... « Le carnaval a été ... un état unitaire des relations sociales qui étaient indépendantes et distinctes de celles de la vie quotidienne. Ces relations ont été caractérisés par l’inversion des relations hiérarchiques où le pauvre se moque du riche et toutes les hiérarchies et les dogmes ont été suspendus. »¹ (Grindon, 2004) C’est avec toute cette histoire de la manifestation et du carnavalesque que les récents évènements d’Occupy Wall Street se croisent. Des marches zombies sont organisées où des billets sortent des bouches ensanglantées de faux mort-vivants, des super-héros sans emploi tiennent des pancartes où il est donné à lire : « Super héros sans emploi, master entravé par la dette! »² Nous y retrouvons ce que Grindon décrit comme étant un retournement de situation ; où les pauvres deviennent les riches. Des rôles qui s’inversent avec, par exemple, la Millionaires March, où des manifestants marchent dans les rues de New York avec des pancartes s’adressant aux 99% dont ils ne font évidemment pas partie (« Buy your own democracy » ou encore « Austerity for you, prosperity for us »³). Les manifestations créées dans le cadre d’OWS nous permettent de retrouver des artistes qui interviennent directement dans ce contexte politique et social fort, pour y présenter des performances. Ce qui est le cas du groupe Public Movement créé en 2006 par les artistes israéliens ; Dana Yahalomi et Omer Krieger. En 2011, ils sont invités à New York dans le cadre de Performa11 ; une biennale qui investit tous les deux ans les rues, les galeries et les théâtres de la ville. Public Movement est un groupe produisant des projets dans des contextes dérangeants, en chorégraphiant des mouvements de mass dans l’espace public. Pour Performa11, ils présentent Positions, dont la règle est simple ; un rectangle (séparé en deux)

définit un espace d’actions. Au milieu de cet espace, un groupe de personnes - tout le monde est invité à y participer - et deux acteurs, d’un côté un homme, et de l’autre une femme. Chacun son tour, les deux acteurs prennent la parole ; alors que la femme crie « je suis hétérosexuelle », l’homme répond « je suis gay », la foule réagit directement, et se place d’un côté ou de l’autre. Pendant près de trente minutes, les sentences s’enchainent, des sujets légers laissent placent à des sujets tabous, ainsi nous passons de « Lady Gaga / Beyonce » à « Je touche plus / moins de 3000 dollars par mois »... Au fil des interventions, le public prend fermement position, il court dans un sens ou dans l’autre, les gens s’insultent, s’excitent et s’amusent. « ISRAÉL / PALESTINE », le jeu se complique, beaucoup de spectateurs restent au centre du rectangle, mais un arbitre intervient et les oblige à prendre position. Certains quittent l’aire de performance, d’autres prennent timidement position. Les propositions recommencent et ainsi se termine le jeu, le rectangle est alors déformé et des militants d’OWS sont invités à prendre la parole devant un autre type de public que celui auquel ils se confrontent en temps normal. Pendant près de 2h30, ils parlent et débattent. Dana Yahalomi le dit elle-même « Public Movement définit ses évènements comme des manifestations chorégraphiées et l’intégration d’OWS prenait totalement sens dans le contexte new-yorkais. » (Mouvement #62, Janv - Mars 2012) Les interventions et autres manifestations d’artistes dans le contexte d’Occupy Wall Street ne sont pas toutes faites dans des conditions favorables au développement de performances, qui sont alors appuyées par les musées et galeries de la ville. Pour The Language Experiment, c’est près de 20 artistes qui se sont réunis autour de Peter Rostovsky et de Lynn Sulivan sous le nom Build the Occupation. Chaque membre du groupe est revêtu d’un même costume orange, reprenant la forme des camemberts à pourcentages et des lunettes où l’on peut lire ‘‘99%.’’ Tous tiennent dans leurs mains des pancartes (écrites à la main dans un premier temps, puis réalisées avec une typographie spécialement créée par Steve Robinson). Leurs pancartes ne contiennent qu’un seul mot ou signe, ce qui permet aux artistes de créer autant de slogans que possible. Ce type d’expérimentation du langage a été rendu possible grâce à un vocabulaire choisi avec attention pour que tout type de phrase soit possible. Des slogans vivants qui pourraient être un des équivalents de l’human mic (ou human microphone⁴), système d’amplification de la voix très utilisé par les occupants de Wall Street. Le collectif new-yorkais Not an Alternative, à travers son action Militents se réapproprie la tradition des lanternes que l’on retrouve dans les carnavals du monde, mais aussi les parapluies de la Nouvelle Orléans. Le 20 Novembre 2011, un groupe d’artistes se sert de tentes comme de panneaux revendicatifs, dessus des slogans tels que « Occupy Wall Street », « Foreclose on banks not people »⁵ sont lisibles grâce à la lumière qui émane de l’intérieur des tentes. Cette lumière permet aussi de mettre en évidence l’objet tente en lui même, qui est pour les protagonistes d’Occupy Wall Street, une des clés de l’occupation du terrain. Des groupes comme les Brigades Activistes de Clowns (BAC), ou encore les anglais de Clandestine Insurgent Rebel Clowning Army (CIRCA), sont connus pour leurs déguisements de clowns policiers. Lors de leurs interventions, non seulement ils font rire de part leur attitude joyeuse et frivole, mais aussi par la caricature des forces de l’ordre qu’ils peuvent faire. En effet, lors des manifestations, nous les retrouvons grimés en clowns policiers, et quand de vrais policiers se trouvent à proximité des clowns, ces derniers les imites en exagérant leurs gestes, en leur faisant des câlins, en jouant la comédie. Le Carnaval est devenu en un peu plus de quinze années une des marques de fabrique des mouvements de contestation contemporaine et de la ‘‘nouvelle’’ désobéissance civile.

¹ « Carnival was ... a unitary «world» of social relations that were independant and distinct from those of everyday life. These relations where characterized by the inversion of hierarchical relationships where the low mocked the high and all dogmas ad hierarchies were suspended. » ² « Unemployed superhero, master of degrees shackled by debt! » ³ « Achetez votre propre démocratie » « L’Austérité pour vous, la prospérité pour nous. » ⁴ « Microphone humain. » ⁵ « Occupez Wall Street », « Saisissez dans les banques, pas les gens. »

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LE MÉDIUM INFORMATION

Avant 1969, Hans Haacke pratique un art d’expériences quasi scientifiques - Condensation Cube (1963-1965) illustre parfaitement cette idée. En effet, jusque-là, l’art que développe l’artiste relève de phénomènes scientifiques, ici la condensation se crée en fonction de la salle, de sa chaleur, et du nombre de visiteurs présents dans la salle au même moment. Haacke est l’un des fondateurs de l’Art Workers’ Coalition (AWC) qui a rejoint Takis pour protester contre l’utilisation non autorisée d’une de ses sculptures dans une exposition au MoMA (Machine Show, 1969). Après quoi, il co-signe une demande pour défendre les droits des artistes avec Tom Lloyd et Carl Andre. De plus en plus, nous le retrouvons dans les luttes que met en place l’AWC pour défendre les artistes travailleurs ; comme le fait par exemple de devoir payer les artistes pour le prêt des oeuvres exposées, ou encore de devoir les aider avec une assurance santé. En tant qu’ouvriers de l’art, ils sont devenus des employés de musées et demandent une égalité entre eux et le reste des employés. En plus de s’impliquer dans les contestations organisées par l’AWC, Hans Haacke va faire évoluer sa pratique en conséquence, et passe d’un ‘‘art scientifique’’ à un art que l’on pourrait qualifier d’informatif. Pour l’exposition Prospect 69 (septembre - octobre 1969) à la Kunsthalle de Düsseldorf, l’artiste présente News. Cette dernière donne à voir une table sur laquelle un Télétype est installé pour diffuser en continu de l’information venant de la D.P.A¹. Les informations alors imprimées se retrouvent toutes au sol, et le visiteur est bien évidement libre de les lire ou non, d’interagir avec ou pas. La même année, Haacke présente de nouveau News à la Howard Wise Gallery. Ici ce sont des informations venant de la United Press International qui sortent du Télétype. Les bandes de papier imprimées sont quotidiennement accrochées sur les murs de la galerie. Tous les trois jours, les bandes sont décrochées, roulées et archivées dans des tubes. Chaque fois que l’oeuvre est présentée, elle fonctionne différemment ; avec un ou cinq télétypes (Software, 1970, Jewish Museum, New York), les diffuseurs d’informations sont eux aussi choisis selon le contexte et le lieu d’exposition. À partir de ce moment et News en est une preuve irréfutable, l’oeuvre de Hans Haacke va changer pour se tourner vers un art journalistique où l’information, les statistiques et les recherches sont les clés du travail. C’est toujours en 1969, à la Howard Wise Gallery, que l’artiste y présente Gallery Goers’ Birth Place and Residence Profile. ¹ Deutsche Presse-Agentur, principale agence de presse en langue allemande.

Ici le spectateur est directement concerné par l’oeuvre puisqu’il est l’élément qui permet de la faire évoluer. Avec des punaises rouges et bleues, le spectateur doit indiquer sur une carte, qui se trouve sur le mur de la galerie, où il est né et où il réside au moment même où il va voir l’exposition. L’oeuvre a notamment permis de noter que beaucoup de visiteurs étaient natifs de New York City et que la plupart d’entre eux habitaient à ce moment là dans le Lower Manhattan (qui était aussi le quartier où de nombreux artistes s’étaient installés). Avec cette oeuvre, Hans Haacke veut et met clairement en évidence que l’intérêt que portent les gens sur l’art vient d’une certaine classe sociale et qu’ils se retrouvent aussi dans les mêmes régions géographiques. Dans les pratiques d’un art activiste, l’information est devenue récurrente. Qu’elle soit directe, comme News de Haacke, ou pas, comme dans les interventions de Kidult sur les affiches Dior, l’information est là. Les activistes ont toujours cherché à faire prendre conscience aux gens du malaise d’une situation et c’est par la mise en évidence de ces faits que sont nés des soulèvements. Quotidiennement, les militants d’Occupy Wall Street nous renseignent sur le déroulement des évènements là où ils sont, mais aussi dans le reste du monde.Il est même possible d’envisager que l’on puisse penser que toute pratique d’un art politique est un art informatif, dans le sens où l’artiste fait état des lieux ou montre une situation en crise.


THE REVOLUTION WON’T BE TELEVISED¹

INTERNET ET SON SYSTÈME DE COMMUNICATION EXCLUSIVE

Les réseaux sociaux - nous nous concentrerons essentiellement sur Facebook et Twitter - ont créé une réelle révolution dans les nouveaux systèmes de communication. Les artistes ne sont pas passés au travers et l’ont rapidement intégré à leurs pratiques. Que se soit par des attaques directement faites sur internet lui même, que le médium internet serve uniquement d’espace de restitution des différentes actions menées dans les lieux publics et privés, ou encore à organiser et réaliser un événement, cet outil est devenu en une dizaine d’années indispensable pour de multiples raisons. Communiquer avec le reste du monde est devenu rapidement important. Même si les médias - radios, télévisions et journaux en tout genre - font une présentation de l’actualité, les manifestants par exemple, ont ressenti la nécessité de montrer aux autres ce qu’il se passait à un instant T dans leurs pays. Les révolutions arabes du printemps 2011 sont peut-être les évènements qui ont amené à cette utilisation de la toile comme support et comme relais d’information exclusive. La rapidité de transmission de l’information, ainsi que le soutien des internautes a aussi permis cet essor. De plus en plus nous voyons les personnes se sentant concernées par ces luttes sociales, se servir d’internet et plus spécifiquement des réseaux sociaux pour se trouver au plus près de l’information tout en étant à l’autre bout du monde. Des groupes et des pages spécialement créées pour une manifestation ou un évènement voient le jour quasi quotidiennement et ce sont les manifestants eux-même qui y diffusent leurs vidéos, leurs témoignages, laissent des liens, informent sur la réalité des faits là où ils se trouvent. Le partage de l’information à l’échelle mondiale. Très vite des millions d’utilisateurs de Facebook ou de Twitter, et ce quotidiennement, vont chercher leurs informations ici et nul par ailleurs. Rappelons aussi que l’utilisation d’internet a permis que Seattle connaisse en 1999, un contre sommet de l’Organisation Mondiale du Commerce ; c’est alors la première manifestation créée via internet et ses réseaux sociaux. Le mouvement d’Occupy Wall Street et ses occupants l’ont bien compris et c’est sur le modèle des révolutions arabes du printemps 2011 qu’ils calquent leur façon de communiquer, mais à l’échelle des États-Unis, le phénomène est encore plus rapidement propulsé et arrive très vite dans tous les foyers. C’est peut-être là que se joue d’ailleurs ce mouvement ; une contestation doublement publique. Doublement, dans le sens où les manifestants de Wall Street occupent des POPS², des parcs appartenant à des propriétaires mais qui sont laissés ouverts à tout public à la seule condition que ceux-ci restent propres à la fin. Ils sont dans l’espace public ; l’espace de la rue, des parcs et de la ville. Mais surtout, tous les ‘‘centres d’occupations’’ étasuniens ont une ‘‘tente des ordinateurs’’, où se joue toute leur communication, où ils peuvent aller sur le web pour y diffuser de l’information en continue. Toucher le plus grand public possible, c’est là la clé de cette double relation avec l’extérieur et le

public. De l’information en continu et en live - il est désormais possible, via certaines plateformes d’assister aux manifestations, aux interventions, aux dérapages, aux sabotages en direct et ce depuis chez soi. Néanmoins, il ne faut pas s’y tromper, « internet a été l’outil essentiel du débat public, de la cristalisation des idées, de la coordination des actions. Mais ce n’est pas internet qui a fait les révolutions. Ce n’est pas internet qui a fait ces changements politiques ; avant tout c’est des gens, jeunes, dynamiques qui n’avaient rien à perdre, qui étaient désespérés, qui étaient dans la rue, qui risquaient leur vie à lancer des pavés, et c’est comme ça que se fait une révolution, pas en cliquant. » (Jérémie Zimmermann, la Quadrature du Net) Le monde de l’art aussi se sert évidement de ces nouveaux systèmes de communication. Ainsi tous les musées des plus grandes villes possèdent une page Facebook ou un compte Twitter sur lesquels ils diffusent des informations les concernant plus ou moins directement. Mais c’est surtout l’utilisation qu’en font les artistes qui va nous intéresser ici. Prenons l’exemple de l’artiste mexicain Alejandro Jodorowsky, qui quotidiennement poste des phrases sur son compte Twitter. « Drapeau : chiffon qui sert à recouvrir les marchandises », « La justice est une injustice partagée par la majorité », ou encore « Poésie : un coup de feu vers l’avenir » sont le genre de sentences que l’artiste poste tous les jours. Dans un entretien avec Bayrol Jiminéz, l’artiste explique : « Je ne crois pas en la révolution politique, je crois en la ré évolution poétique. »³ Après avoir choqué le Mexique avec ses films, Alejandro Jodorowsky est reconnu comme étant l’une des figures les plus influentes de l’art contemporain mexicain. L’artiste est passé par de nombreux médiums différents ; vidéo, dessin, écriture, théâtre, performance. Dans son entretien avec Bayrol Jiminéz, il déclare : « après avoir autant bougé, je me suis dit : ‘‘le monde est malade’’, je me suis demandé : ‘‘qu’est l’art pour moi’’ mon but n’était pas de faire un art spectaculaire de la représentation, des choses pour impressionner les gens. Ça, ça ne m’a jamais intéressé. Je ne suis pas un bouffon social. Qu’est ce que je veux faire? Je veux faire un art pour guérir! »² L’art est alors au service d’une cause, il souhaite faire changer les choses par des actions, des oeuvres et des écrits, quitte à être victime de poursuites gouvernementales (ce qui fut le cas après ses films Fando y Lis, 1967 et La Montaña Sagrada, 1984). Son acharnement a payé, il est désormais reconnu dans son propre pays, qui comprend qu’il est ‘‘avec’’ le Mexique et non ‘‘contre’’. L’utilisation qu’il fait de Twitter est alors en totale adéquation avec son envie de changement et en ses croyances en « la ré évolution poétique. » Envies qu’il met en place avec ses postes quotidiens. Souvenons-nous aussi de l’artiste chinois Ai Weiwei, qui depuis 2006, alimente un blog quotidiennement en photographies et textes (critiques, pamphlets, réflexions, analyses...), mais se sert également des nombreuses possibilités qu’offre le médium internet. La sculpture sociale⁴ qu’offre à voir le blog de l’artiste est née d’une

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demande de Sina Corporation qui souhaite, en 2006, créer des blogs pour un certain nombre de personnalités. Après réflexion, l’artiste accepte la proposition, c’est pour lui un des meilleurs moyens d’avoir un contact immédiat avec la réalité, mais également de rendre sa vie privée publique. Si des millions de personnes suivent quotidiennement son blog et ses activités, c’est réellement à partir de 2009 que le monde entier va suivre les aventures de cet artiste contestataire. En effet, en 2009, l’artiste publie un poème ironiquement intitulé Oublions en commémoration du massacre de la place Tienanmen alors que le gouvernement avait formellement interdit toutes sortes de commémorations pour cet évènement. « Oublions le 4 juin, oublions ce jour ordinaire. La vie nous a enseigné, sous le totalitarisme, que chaque jour est le même. Il n’y a pas d’“autre jour”, d’“hier” ou de “demain”. Nous n’avons pas besoin de vérité partielle, pas besoin de justice partielle, pas besoin d’honnêteté partielle. Sans liberté de parole, sans liberté d’information, sans élections libres, nous ne sommes pas un peuple, nous n’avons pas besoin de nous souvenir. N’ayant pas la possibilité de nous souvenir, nous avons choisi d’oublier. Oublions chaque cas de persécution, chaque cas d’humiliation, chaque massacre et chaque tentative de le cacher, chaque mensonge, chaque mort. Oublier chaque moment de souffrance, et oublier chaque moment d’oubli. C’est ainsi que ces “hommes d’honneur” pourraient nous tourner en ridicule. Oublions les soldats qui ont tiré sur les civils, les étudiants dont les corps ont été écrasés par les chenilles des chars, le sifflet des balles, le sang sur les grandes avenues et les contre-allées, une ville et une place sans larmes. Oublier les mensonges sans fin, les dirigeants qui espèrent que tout le monde a oublié, oublier leur lâcheté, leur caractère maléfice et inepte. Nous devons oublier car ils doivent être oubliés. Nous ne pourrons exister que lorsqu’ils auront été oubliés. Afin d’exister, nous devons oublier. »⁵ Après cette intervention houleuse, l’artiste est suivi de près par le gouvernement Chinois. Il sera notamment accusé « de mettre en danger la sécurité nationale. » Le 3 avril 2011, alors qu’il doit se rendre à Hong Kong, Ai Weiwei est interpellé par la police à l’Aéroport International de Pékin. À la suite de quoi, son atelier et sa maison sont fouillés, et ses ordinateurs saisis. L’artiste est accusé d’évasions fiscales. Ce n’est qu’à partir du 22 juin 2011 qu’il est libéré sous caution, et voit sa liberté de parole et d’intervention limitée et ultra-surveillée. En 2009, l’artiste prend une photo qui est certainement l’une des plus connue de celui-ci. Nous le voyons dans un ascenceur, au centre, entouré par des policiers. La photo, prise avec son téléphone portable est directement postée sur Twitter, parmi ces 100 autres postes quotidiens. Depuis ce jour, l’artiste a mis en place un véritable jeu entre sa pratique de l’internet et la politique du gouvernement. Le médium internet est pour Ai Weiwei, la solution la plus rapide et la plus pratique pour rester connecté à la réalité et donc au monde. En 2012, il ouvre une page qui relie sa maison au reste du monde par l’intermédiaire de 4 webcams disposées dans sa chambre, son bureau et son atelier. Ces caméras filment en permanence et nous permettent de le voir dormir, jouer avec son chat, échanger et travailler avec ses assistants. 6 jours après l’ouverture de cette page, le site est fermé sur demande du gouvernement. Internet est un médium devenu rapidement indispensable dans la création contemporaine, qu’elle soit artistique, cinématographique ou musicale. L’outil permet d’accroitre la communication, de diffuser de l’information, des oeuvres, mais surtout de rester connecté avec le reste du monde.

¹Titre inspiré des paroles de The Revolution Will not be Televised de Gil Scott Heron. ² POPS : Privately Owned Public Space ou espace public privé. ³ propos publiés dans le catalogue de l’exposition Resisting the Present - Mexico 2000-2012, du 9 Mars au 8 Juillet 2012 au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris. ⁴ expression utilisée par Hans Ulrich Obrist. ⁵ traduction française réalisée depuis un texte traduit du chinois à l’anglais.


KIDULT - L’ENFANT TERRIBLE DU GRAFFITI

Dans le New York des années 1970, une des premières envies du graffeur était de voir son nom inscrit partout, sur les murs, les panneaux d’affichage, les bus, les métros, la ville ; tout support était une proie idéale pour y inscrire son nom, mais surtout pour faire voir son nom. Avec les années, les techniques utilisées ont évolué, et si pour la plupart des graffeurs l’impact politique de leurs oeuvres n’était pas conscient ou revendiqué, avec le temps, la pratique a connu une certaine radicalisation. Ce qui est le cas du graffeur connu sous le nom de Kidult. Enfant terrible du graffiti, Kid (comme il lui arrive aussi de signer) utilise tous les supports imaginables et ne se pose pas de questions sur les conséquences de ses actes. Kidult est surtout connu pour ses interventions à l’extincteur sur les vitrines des plus grandes enseignes commerciales (Agnès B, JC/DC, Hermès, Céline...). Ayant au préalable remplacé le liquide se trouvant à l’intérieur par de la peinture, il inscrit les 6 lettres qui forment son nom sur les devantures de ces magasins. Du vandalisme simple, rapide (une dizaine de secondes pour une peinture) et efficace, dans la pure tradition du graffiti. Son message est simple (si l’on peut dire) mais surtout généreux « les grandes marques veulent du graffiti, je ne fais que leur en donner. » En réalité, il s’agit d’une véritable attaque contre ces grandes enseignes. Dans un interview réalisé par Steve Project, Kidult explique : « Dans une culture subventionnée où le street art est devenu la dernière lubie, plusieurs marques de luxe utilisent le graffiti comme faire valoir en méprisant cette culture. J’ai donc décidé de leur donner ce que ces marques aiment tant. »¹ Mais l’artiste ne s’arrête pas là. En effet, en plus de gratifier de sa signature les devantures des magasins de mode les plus prestigieux, il crée des t-shirts, qu’il tire en nombre limité et qu’il distribue gratuitement, via son site internet ou directement dans la rue. Mais le geste ne se contente pas d’être simplement généreux, sur les t-shirts, le visuel qui nous est mis devant les yeux est une photo de lui devant une vitrine en pleine action avec son extincteur dans la ¹ entretien vidéo réalisé en 2011, KIDULT Illegalize Graffiti est visible sur Youtube.

main. Dans un coin, en dessous de la photo, l’artiste y inscrit son nom et un logo, le tout est emballé, et le logo est de nouveau visible sur cet emballage. Le logo qu’il utilise ici est celui de la marque vendu par le magasin parisien Colette. La photo imprimée sur le t-shirt est celle de son intervention sur la devanture de ce même magasin (qui a eu lieu quelques semaines plus tôt). Enfin, lorsqu’il distribue ces t-shirts, c’est devant le concept store même qu’il le fait. Colette n’est pas la seule marque à avoir subi un détournement signé Kidult ; Hermès, YSL, Supreme ont eux aussi eu le droit de voir leurs logos ou iconographies repris et modifiés par l’artiste. Le détournement est une pratique que Kid déploie sur des vêtements, comme nous venons de le voir, mais aussi dans la rue avec des publicités. Dans ces détournements publicitaires, l’artiste revient sur l’histoire de la marque et sa relation au nazisme. Ainsi, une campagne pour un sac à main Dior, où l’on pouvait voir un modèle brun poser, l’artiste a en quelque sorte ‘‘relooké’’ cette femme en lui remplaçant le visage par un crâne et lui a posé un brassard avec une croix gammée sur le bras droit. Deux éléments qui nous rappellent alors le passé de la marque et la relation que pouvait entretenir certains membres de la famille Dior avec le parti du Troisième Reich.

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L’ART DU DÉTOURNEMENT PUBLICITAIRE

Souvent accusée d’être trop présente dans nos vies, d’avoir une influence néfaste sur nos existences, la publicité est aussi victime de vandalisme de la part d’activistes qui lui attribuent l’image primaire la plus visible du capitalisme contemporain. Certaines personnes combattent la publicité en la cachant, en la modifiant, en la plagiant, etc... Les techniques de luttes activistes antipubs sont multiples. Poster Boy, par exemple, sévit dans les métros de New York depuis 2010. Une lame de rasoir à la main, l’artiste déambule dans les couloirs souterrains des métros de la ville. Ses interventions sur les affiches sont rapides, précises et radicales. C’est en découpant des parties d’une affiche pour les recoller ailleurs que Poster Boy livre bataille. En modifiant l’image, en réécrivant le slogan ou l’accroche ; un mode d’intervention qui ne laisse aucune mésentente possible. Les publicités alors remodelées ne livrent plus le même message. Et c’est ainsi qu’une affiche pour une série télévisée nous donne à voir un personnage se préparant à en manger un autre et une accroche des plus étrange écrite par le New York Post qui dit : « un morceau de merde méchant. »¹ Ses oeuvres interpellent mais restent néanmoins éphémères ; la RATP locale s’empresse de retirer ses interventions pour les remplacer par de nouvelles affiches. Dans le même esprit que celui de Poster Boy, le collectif anonyme Cut/Up Collective, littéralement le ‘‘collectif copier/coller’’, intervient dans les rues mais aussi dans les galeries depuis 2005. La spécificité de ce groupe est qu’il décroche des affiches publicitaires, les découpe en tout petits carrés, pour finalement recréer une image avec cette matière qu’ils ont récupéré. Ce sont des images pixelisées qui sortent de leur atelier pour être ensuite recollées à l’endroit même où elles avaient été saisies. Si les nouvelles images se retrouvent pas dans les rues, nous les retrouvons dans les galeries exposées dans les mêmes conditions que celles qu’offre la rue ; des panneaux d’affichages, des abris bus, des collages ‘‘sauvages’’... Ces artistes filtrent au maximum les images de leur travail qui peuvent circuler sur internet, car s’ils interviennent dans les institutions d’art, ce n’est pas pour autant que leur pratique est autorisée. Mais c’est cette clandestinité, cette envie de retrouver une certaine forme de vandalisme urbain que défendent ces artistes. ¹ « A nasty piece of shit. »

L’image a toujours eu un impact fort dans nos sociétés, et il est normal qu’elle soit autant utilisée dans la publicité ; « je ne crois que ce que je vois » en quelque sorte. L’image, et personne ne dira le contraire, est contrôlée, au point qu’elle est elle même retouchée avant d’être exposée dans nos rues, à la télévision, dans les journaux. Elles sont un peu retouchées - un petit réajustement des couleurs - ou totalement retouchées - des silhouettes de mannequins remodelées pour répondre aux demandes du marché. Epoxy, Mr Talion, Baveux et Kone, quatre artistes allemands, ont trouvé un moyen simple et direct pour nous rappeler que les images ne sont pas neutres. Ils ont eu l’idée de détourner la campagne publicitaire d’une grande maison de production de disque en y accolant les différentes fenêtres d’outils du logiciel Photoshop (logiciel de retouche photo). Ainsi, les photographies de personnalités qui se retrouvent sur les affiches sont mises côte à côte avec les outils qui ont permis de les créer telles qu’elles nous apparaissent. Les techniques de luttes antipubs sont très diverses, certains artistes rajoutent un nez rouge sur les modèles afin qu’il plaise à tout un cacun de retourner l’accroche publicitaire comme bon lui semble. Decapitator, lui, va faire tomber des têtes de façon numériques, en modifiant partiellement une affiche. Il décapite certaines personnes présentes sur la photo initiale, rajoute un peu d’hémoglobine et s’en va. L’association Américaine Public Ad Campaign a recouvert près de 120 panneaux d’affichages illégaux, après quoi, ce sont 80 artistes qui furent conviés à intervenir sur ces espaces afin de dénoncer cette omniprésence de la publicité, qui dans ce cas était totalement illégale.


ART AS A SOCIAL WEAPON L’art de l’impression manuelle ne se perd pas, même au temps du numérique et de la surabondance de l’image dans l’espace de la rue. Un art qui perdure, du fait de son existence atemporelle. Encore aujourd’hui, des artistes font leurs tirages manuellement, impriment, gravent, coupent, collent... Une pratique qui soulèvent tout de même certaines questions quant aux techniques utilisées et les objectifs que se fixent ces artistes imprimeurs. Si faire des affiches politiques a pour but de communiquer des idées au plus grand nombre, y a t’il véritablement un sens à imprimer cent posters à la main, dans cette période de production de masse? C’est peut-être un retour à une pratique ‘‘humaine’’, au sens où cette dernière permet un contact entre l’imprimeur et la machine, et entre l’imprimeur et l’audience. Toute pratique artistique peut être considérée comme étant un acte politique, mais certains artistes n’ont jamais hésité à revendiquer leurs positions pour dénoncer la guerre, les injustices et la corruption. À l’échelle de l’Histoire de l’art, cette pratique est relativement récente, puisque nous considérons que ces premières revendications dateraient du début du XIXéme siècle avec les impressions de Francisco Goya. L’impression, et ce dès cette époque, a cet avantage sur la peinture qu’elle est peu coûteuse et qu’elle permet d’être reproduite autant de fois que le désire l’artiste. Dans le courant du XIXème siècle, la pratique de l’impression (revendicatrice) va connaître une croissance fulgurante à travers le monde, et va se développer en Europe, en Chine, au Mexique et aux États-Unis, où les imprimeurs vont très vite travailler au sein de collectifs, et vont générer des images fortes qui reflètent les conditions sociales de l’époque. Avant la découverte d’autres techniques d’impression permettant une reproduction simple et rapide, les artistes utilisent la gravure, ce qui leur permet d’obtenir un trait et une expression qu’ils ne retrouvent pas dans d’autres médiums. C’est entre autre pour cela que les gravures de Goya de la série Los Desastros de la Guerra sont si fortes, car bien plus que des images sur la guerre, c’est un message qui s’extirpe de celles-ci. Une dénonciation, une mise en évidence des conditions dans lesquelles se déroule la guerre s’en échappe. Au début du XXème siècle, durant la première guerre mondiale, la pratique de l’impression est devenue une véritable forme d’art utilisée pour communiquer, contester et dénoncer la guerre. En Allemagne par exemple, des artistes comme Käthe Kollowitz, Otto Dix ou encore George Grosz utilisent leurs impressions pour attaquer l’injustice, la pauvreté et les ravages causés par la guerre. Ainsi, des images comme Tué en pleine Action (Kollowitz, 1924, lithographie sur papier) sont devenues dès cette époque de véritables cris du coeur, réutilisés par les pacifistes du monde entier. Durant les années 1920-1930, les Dadaïstes berlinois utiliseront le photo-collage pour créer des images critiques et évocatrices d’une situation politique et sociale en crise. La montée du nazisme, la classification des corps de métiers et des origines, la vision négative de l’artiste, vont être à l’origine de la politisation du groupe. Nous pensons alors aux photo-collages de John Heartfield qui ont été largement diffusés à cette époque, et ont été retrouvés aux quatre coins de l’Europe. Des photo-collages dénonciateurs de cette politique menée par Adolf Hitler et son parti. Nous avons pu voir un Goebbels affublé d’un habit de boucher, une hache à la main et un groin de cochon en guise de nez. L’image servira comme première de couverture pour un journal de l’époque. Le pouvoir de l’image, et ce dès les débuts de l’Histoire de l’art, a toujours eu une importante faculté à véhiculer une pensée, qu’elle soit religieuse, politique ou de toute autre nature. L’art a une vocation monstratrice qui lui permet un contact plus ou moins direct avec le public, qu’il soit amateur ou non d’art. L’importance de l’image et du message qu’elle peut créer est un concept qui a été rapidement saisi par des artistes imprimeurs qui se sont souvent servi de ce médium pour permettre une plus large diffusion, et ainsi atteindre une plus large audience. En Chine et au Mexique, qui connaissent une véritable révolution politique, nous avons vu un certain nombre de groupes se créer dans le courant des années 1930. Les imprimeurs commencent à utiliser ‘‘l’art comme une arme sociale’’ en prenant modèle sur le travail des

imprimeurs européens comme Goya, Daumier ou encore Kollowitz, l’iconographie qui leur servira de base de travail s’étendra aussi au travail graphique réalisé pour les affiches soviétiques de la même époque. Dans les années qui suivirent la seconde guerre mondiale, l’art de l’impression politique connaît une certaine décroissance du fait du développement en Europe et aux États-Unis d’un art expressionniste abstrait. En 1955, Franz Kline visite une galerie avec le critique artistique Thomas Hess. Pendant la visite, Franz Kline lui demande comment il perçoit e fait de faire de l’impression, ce à quoi Thomas Hess répond que l’imprimerie, au sens large du terme, concerne des attitudes sociales, politiques et en rapport avec un public. Après 1960, du fait d’une forte mobilisation de la part des activistes du monde entier pour lutter contre les différentes guerres qui se préparent, l’impression va connaître ‘‘un second souffle’’, et de nombreux artistes, connus et amateurs, vont créer des affiches et des images socialement conscientes. À la même époque, une nouvelle technique d’impression, initialement utilisée par l’armée américaine, va connaître un essor incroyable dans les milieux artistiques et contre-culturels. La sérigraphie a cette faculté de pouvoir imprimer en grand nombre, rapidement et avec un budget restreint. Manuel ou mécanisé, le système est simple à développer et à mettre en place. Ainsi, et pour ne donner qu’un exemple, en mai 1968, l’école des Beaux-Arts de Paris réalise sa première affiche en 30 exemplaires, en lithographie, le soir même, un étudiant parle de ce procédé et est chargé de le mettre en place dès le lendemain. Ce qu’il fait. Dès lors, ce sont plus de 1000 affiches qui sont imprimées à la main et qui sortent de l’Atelier Populaire de l’école des Beaux-Arts de Paris chaque jour. De nos jours, l’impression, au sens large du terme (sérigraphie, gravure, pochoir, numérique...), fait partie des armes utilisées par les activistes. Le développement au cours de ces dernières années de luttes communes et l’habilité à intervenir dans l’espace public ont permis de créer de nouvelles façons de penser, de contester et d’approcher la politique. L’intérêt pour ces pratiques connaît une certaine hausse, protester contre la guerre et l’oppression, contre la politique et la pauvreté, contre l’injustice et la mondialisation prend de multiples formes, et celle du poster, du flyer et du pochoir s’est largement développée ces dernières années. D’autant plus que d’autres outils, à titre plus informatif (comme les journaux, les magazines, internet...) ont permi de relayer le travail effectué ici et là à l’échelle mondiale. À la question que se pose chaque imprimeur activiste, quant à la pertinence de tirer ses œuvres à la main et à des centaines d’exemplaires, nous pourrions alors peut-être répondre que c’est justement dans cette répétition des gestes à effectuer pour tirer une affiche, qu’il retrouve un certain rapport, un certain contact avec le public. Que c’est par ce travail quasi machinal qu’il parvient à retrouver une certaine humanité dans ces affiches.


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NIHILISME, DANDYSME ET ENGAGEMENT SOCIAL 1914, aux débuts de la première guerre mondiale, alors que deux blocs vont s’affronter dans une des guerres les plus meurtrières de ce siècle, un groupuscule d’artistes s’exile en Suisse, qui est restée neutre dans le conflit. Plus exactement, c’est à Zürich que s’installent les artistes qui arrivent des quatre coins de l’Europe ; allemands, français, roumains se retrouvent pour fuir les horreurs de la guerre. Ils refusent d’entrer dans le conflit qui s’annonce, et par la même occasion, rejettent l’idée même d’être obligé de tuer leurs semblables. Les jeunes artistes s’installent dans une ancienne taverne qu’ils renomment le Cabaret Voltaire - où écrivains, peintres, sculpteurs, danseurs, poètes, penseurs accompagnés de leurs femmes se regroupent sous un seul nom : Dada. Dans ce lieu, ils donnent des spectacles, organisent des expositions, des lectures, des évènements (que l’on nommera plus tard ‘‘performances’’) et créent leurs oeuvres. L’art et la vie y sont fêtés et représentés, criés et joués. Anti bourgeois, anti prussiens, anti guerre, les Dadaïstes choquent et bouleversent les spectateurs qui se déplacent en masse pour assister aux différentes représentations. En effet, la haute et petite bourgeoisie viennent assister à des spectacles de danse, ou à des représentations théâtrales classiques, mais elles sont témoins d’un réel chaos artistique - les femmes sont masquées avec des masques semblables à ceux de l’art nègre, les costumes ne permettent aucuns déplacement, un même texte est dit simultanément par trois personnes, et en trois langues différentes elles aussi, la poésie devient une véritable messe incompréhensible où se suivent onomatopées, bruitages et nuisances sonores. Si le Cabaret Voltaire et ses occupants choquent la bourgeoisie et la presse, ils donnent des envies à d’autres groupes de poursuivre leur travail, afin d’exporter les idées dadaïstes à travers le monde. Ainsi, New York, Paris, Hanovre, Cologne et Berlin ont rapidement un groupe où de jeunes intellectuels se réunissent eux aussi sous le nom de Dada. À Berlin, Raoul Hausmann est celui qui réunit les dadaïstes après être passé par Zürich. Le ‘‘Club Dada’’ berlinois est de tous, celui qui s’est le plus impliqué dans les luttes politiques et sociales. Il faut se rappeler que nous connaissons à l’époque et surtout en Allemagne

la montée dans les sondages d’un certain Adolf Hitler, chef du parti national-socialiste des travailleurs allemands, dont les idées antisémites, racistes et conservatrices vont en cette période de crise, l’amener à devenir le chef du pays tout entier. Les artistes sont eux aussi touchés par cette montée au pouvoir d’Adolf Hitler, puisqu’il met en place des ‘‘expositions d’art dégénéré’’ où sont exposés tous les peintres modernes et contemporains de l’époque. L’art est surveillé, codé et doit représenté la gloire de la nation. Les dadaïstes berlinois sont très proches des mouvements spartakistes et n’hésitent pas à participer à des manifestations contre le futur chancelier. Dans une continuité des dadaïstes zürichois, Raoul Hausmann, mais aussi John Heartfield, Hannah Höch, Richard Huelsenbeck... génèrent un art qui unit l’art à la vie, en les mêlant à la politique par différentes actions qu’ils mènent à travers la capitale allemande. La poésie sonore n’est plus simplement récitée, elle devient une affiche qui est contre-collée sur les murs de la ville, certains dadaïstes vont même intervenir en sabotant des prises de paroles publiques faites dans les différentes rues et places de la ville. La pratique du collage initiée à Zürich, trouve à Berlin, et ce par l’intermédiaire de John Heartfield, une dimension toute autre. L’artiste se sert des différents journaux de l’époque (AIZ, Dada...) pour y exposer ses photo-collages. Des journaux politiques, souvent anti nazis affichent ouvertement les collages de l’artiste. Avec la montée du nazisme et leur statut d’artiste de plus en plus critiqué, la plupart des dadaïstes vont fuir le pays pour s’exiler en France, en Suisse ou encore à New York, où un bouillonnement culturel commence à voir le jour. Véritable précurseur dans son genre, Dada a secoué le monde de l’art et le monde politique par son opposition au gouvernement allemand, mais aussi par son utilisation de différents médiums ; action, photo-collage, poésie sonore, danse, affichage, sabotage, utilisation des médias, engagement dans des luttes sociales. Des techniques et des formes de lutte, de résistance que l’on retrouve depuis dans la plupart des pratiques alternatives, contre-culturelles, activistes et artistiques.












NO FUTURE FOR YOU¹ 1977 est une date importante dans l’histoire de la musique ; sortie de Never Mind The Bollocks, Here’s the Sex Pistols, premier album d’un jeune groupe anglais : les Sex Pistols. Avec eux, c’est un nouveau courant musical qui arrive et que l’on nomme le Punk. Margaret Thatcher est élue premier ministre au Royaume-Uni et avec elle, une politique austère va s’en suivre. Les mines de charbon, qui sont des sources économiques considérables dans certaines régions, ferment et laissent ainsi des milliers de familles sans revenus. Durant cette période, la pauvreté dans les foyers fait des ravages. Chez les jeunes anglais, c’est un vent de colère qui se fait sentir et c’est par la musique que beaucoup d’entre eux vont laisser crier la rage qu’ils ressentent. Ainsi, ils vont représenter une part de la population qui, jusqu’ici, ne se manifestait pas spécialement. Ce sont les enfants d’ouvriers, les pauvres, les homosexuels, les anarchistes, ‘les moches’, les rejetés d’une société anglo-saxonne qui vont jouer les cartes de la provocation. Une provocation qui se manifeste alors par leur apparence, leur musique et leurs textes. Le « NO FUTURE » a sonné. Avec cette musique, ce sont des changements esthétiques qui font aussi leur apparition, ou plutôt leur réapparition. En effet, avec Jamie Reid avec sa célèbre pochette du 45 tours de God Save The Queen des Sex Pistols, ou encore Gee Vaucher qui réalise les livrets et pochettes de CRASS, le photo-collage voit une nouvelle fois le jour, et devient l’une des images les plus représentatives du Punk. Dans plusieurs magazines musicaux de l’époque, nous pouvions lire « voila un accord, un deuxième, un troisième, maintenant monte ton propre groupe. » Le principe du Do It Yourself ou DIY² s’étend de la musique à l’esthétique Punk - car on peut véritablement parler d’une esthétique punk. Chacun se crée ses tenues, coud, déchire, zippe... Et pour les affiches ou autres pochettes de disques, c’est découpe, agence et colle qui est appliqué. À l’époque, les journaux se déchaînent sur ces jeunes gens et parlent d’une musique issue des écoles d’arts du pays, ou encore d’un retour de Dada en musique. Même s’ils n’ont pas tort quand ils écrivent cela - car il est vrai que cette pratique du photo-collage est directement héritée de John Heartfield et de ses amis - il ne faut pas oublier que sortant de leurs plumes, cette critique n’est pas forcément positive. Dada comme référence plastique? Pas seulement. En effet, certains groupes iront jusqu’à prendre pour nom celui du lieu où les dadaïstes Zürichois se retrouvaient, à savoir le Cabaret Voltaire. Le groupe français M.K.B Fraction Provisoire, dans l’introduction d’un morceau appelé European Death Winners dit : « And now, this is Dada and Rock ‘n’ Roll Guerilla. »³ Les Talking Heads feront même une adaptation en musique d’un poème de Hugo Ball.⁴

Avec le 45 tours, Persons Unknown/ Bloody Revolution, nous trouvons un poster, c’est la marque de fabrique du groupe. Pour chacun de leurs 33 et 45 tours, nous avons un vinyle dans une pochette qui est un photomontage de Gee Vaucher. Sur le photomontage avec l’album de Persons Unknown/ Bloody Revolution, nous retrouvons de gauche à droite, Elisabeth II, reine d’Angleterre, le pape Jean-Paul II, la Statue de la Liberté, et Margaret Thatcher. Gee Vaucher a alors mis leurs têtes sur les corps des membres du groupe des Sex Pistols, puis sur les murs entourant les 4 personnages, nous pouvons alors retrouver deux graffitis, un sur la gauche où l’on peut lire « Who ever you vote for, government wins »⁶ sur l’autre, se trouvant sur la droite de l’image, il est écrit « Who do they think they’re fooling, you? »⁷

Le principe du DIY est à la base de cet esthétique punk. Les premières photocopieuses font leur apparition et permettent aux punk de diffuser simplement et rapidement leurs images ou encore de créer des fanzines dans lesquels nous pouvons retrouver des interviews, des textes, des traductions ou des photo-collages. Chaque groupe ou presque a son fanzine et crée des échanges, un réseau se met en place et ainsi, La Bible, fanzine clermontois, obtient la première interview de l’époque du groupe CRASS, originaire du RoyaumeUni. Gee Vaucher était membre du groupe CRASS et pourtant, elle n’était ni musicienne, ni chanteuse. C’est elle qui à l’époque s’occupait de réaliser ce que l’on appellerait aujourd’hui ‘‘la com’’ du groupe. Si beaucoup de personnes ne se souviennent pas de son nom, peu d’entre eux ont oublié ses photo-collages. Et pour cause, toutes les pochettes ou livrets que l’on avait avec les disques du groupe étaient des reproductions dépliables de ses photo-collages, qui formaient alors de grandes affiches aux messages peu ambigus. Your country needs you⁵ par exemple, où l’on peut voir une main décharnée, séparée du reste du corps avec un appel des plus violents inscrit juste en dessous, un appel à la guerre : ton pays a besoin de toi. Elle parodie ainsi la célèbre affiche américaine où l’oncle Sam pointe du doigt le passant en l’interpellant de la même façon. ¹ Titre inspiré des paroles de God Saves The Queen des Sex Pistols. ² Fais le toi même. ³ Piste que l’on retrouve dans l’album Provenance France, sorti en 1981 ⁴ En fait il s’agit d’une adaptation musicale du texte Gadji beri bimba renommé I Zimbra et que l’on retrouve sur l’album Fear of Music sorti en 1979. ⁵ Ton pays a besoin de toi. ⁶ « Peu importe pour qui vous votez, le gouvernement gagne. » ⁷ « Qui pensent-ils qu’ils trompent, vous? »

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LES ATELIERS POPULAIRES

C’est dans un contexte politique marqué par des manifestations étudiantes, ouvrières, et syndicales que l’École des Beaux-Arts de Paris et ses étudiants vont prendre part aux évènements de Mai 68 en réalisant des affiches qui seront placardées sur les murs de la ville. Le 13 mai sort U sine U niversité Union (ou UUU), première affiche à sortir des Ateliers Populaires de l’école. Imprimée manuellement en lithographie, la duplication de cette affiche est difficile et ce sont seulement 30 exemplaires qui sortent de l’atelier. Le 14 mai au soir, lors d’une assemblée générale, Rougemont - qui à ce moment des évènements travaille chez un imprimeur - prend la parole et parle de la sérigraphie. À l’époque, en Europe, peu d’artistes se servent de cette technique d’impression dans leurs recherches plastiques, alors qu’au même moment, un artiste comme Andy Warhol, est en train de développer toute une pratique de la peinture avec celle-ci. Jusqu’ici la sérigraphie n’était qu’un moyen d’impression utilisé par l’armée américaine pour inscrire des codes sur les caisses de transport. Revenu depuis deux ans des États-Unis, Rougemont explique le procédé aux étudiants et insiste sur le fait que cette technique d’impression, peu coûteuse et rapide, permet de réaliser un plus grand nombre de tirages, même à la main. Dès lors, les étudiants lui demandent de prendre les devants et d’installer un atelier de sérigraphie au sein de l’école. Dans un entretien réalisé en 1988 par Laurent Gervereau, Rougemont explique qu’il y avait une sorte de charte graphique imposée aux peintres : « faites un dessin simple, facilement contournable avec la gomme arabique pour boucher la soie, pas de demi teinte, en aplat et qu’il n’y ait qu’une couleur par affiche. »¹ Des contraintes techniques qui permettaient aux imprimeurs de gagner en rapidité et en simplicité, une fois la couleur imprimée, il suffit de faire sécher les affiches et ensuite d’aller les coller. Les contraintes qu’imposent les imprimeurs permettent de passer d’une trentaine d’exemplaires à plus de 1000 tirages par jour. Les affiches créées et imprimées par l’Atelier Populaire durant le mois de mai 1968 comptent une majorité d’affiches textuelles. Un travail qui a cette volonté d’informer autrement; à leur façon, ces affiches deviennent de véritables journaux muraux, qui prennent aussi leurs racines dans le graffiti. En effet, un certain nombre de slogans utilisés sur les affiches ont été d’abord bombés sur les murs des villes ; CRS = SS, U sine U niversité U nion...

¹ Entretien avec Rougemont réalisé par Laurent Gervereau, 1988.

Le style des affiches imprimées par l’Atelier Populaire de l’École des Beaux-Arts de Paris amène à l’anonymat des dessins. En imposant au peintre de rester le plus simple et efficace possible, sans rajouter ‘‘sa patte’’, les affiches deviennent par la même occasion plus simples à reproduire. Ainsi, sur le même modèle que ceux de Paris, d’autres Ateliers Populaires voient le jour à Marseille, Bordeaux, Montpellier, Toulouse et Caen. À Paris, un second atelier d’impression sérigraphique s’installe à l’école des Arts Décoratifs. Si aux Beaux-Arts les affiches sont davantage tournées autour du texte, aux Arts Déco, l’inclusion de photographies et un style plus draconien les distinguent des autres affiches. Ayant le matériel approprié pour insoler, les imprimeurs de cet atelier peuvent préparer des écrans où une photographie sera reproduite. À la fin du mois de juin, le calme est revenu en France, les ateliers sont visités par la police qui cherche les presses à lithographie, alors qu’au même moment, les étudiants s’en vont tranquillement écrans de sérigraphie sous le bras pour continuer pendant un certain temps à éditer des affiches ou des livres pour venir en aide à certains mouvements politiques qui ont lieu au même moment.


LES PENSÉES CRITIQUES

La pensée critique, ou plutôt les pensées critiques, qu’est-ce au fond? Nous pouvons considérer que les « nouvelles pensées critiques » sont apparues après la chute du mur de Berlin, même si certaines étaient déjà existantes auparavant. Mais ce n’est qu’après que le Monde a pris conscience de ces écrits, et a cherché à les appliquer dans la société. C’est peut-être en cela que les pensées critiques « post-mur de Berlin » ont quelque chose de nouveau ; non seulement elles vont chercher à critiquer ce qui est, à analyser les problèmes de sociétés, idéologiques... Mais elles vont aussi chercher à mettre en avant des solutions et défendre ce qui est souhaitable. Véritables théories, ces nouvelles façons de considérer les sociétés sont alors applicables dans un cadre général, et ne se focalisent pas sur un point en particulier, ce qui était peut être trop souvent le cas auparavant. Une remise en question générale de l’ordre social contemporain. Mais comment ces textes, trouvent-ils une certaine forme auprès de la société et de ses habitants? La plupart des textes que nous connaissons sont, écrits par des hommes enseignant dans les plus grandes universités des ÉtatsUnis. Même si l’on connaît des auteurs qui nous viennent d’Asie, d’Europe, d’Amérique latine ou d’Afrique, ils ont tous connu une période en tant qu’enseignants aux États-Unis. Cette américanisation de la culture critique se ressent aussi sur la « validation des textes ». En effet, les pensées critiques trouvent un écho d’une ampleur phénoménale en Amérique. Prenons un exemple simple, en 2007, le Comité invisible écrivait L’insurrection qui vient. Le texte, publié dans un premier temps en France, fait très peu parler de lui. Aux États-Unis, et surtout avec les récents évènements économiques et politiques d’Occupy WallStreet (et de tous les autres mouvements qu’il y a eu autour), le texte a été propulsé sur le devant de la scène. Comme s’il avait besoin d’être approuvé outre-Atlantique avant de pouvoir être considéré à sa juste valeur dans le pays où il avait été publié quelques années plus tôt. Dans quel monde évoluent les pensées critiques ? La chute du bloc soviétique a amené l’illusion d’un nouvel ordre mondial uni idéologiquement, prospère, et prenant pour « modèle » les États-Unis, ceux-là mêmes qui « valident » les textes de pensées critiques. La magie n’aura été que de courte durée, tant nous connaissons une hausse du chômage et de la précarisation. Une crise écologique qui bat son plein. Des guerres qui se succèdent aux quatre coins du monde qui, en plus des problèmes économiques déjà présents depuis un certain nombre d’années, ne font qu’accroître le fossé entre le Nord et le Sud. L’art et les nouvelles pensées critiques ? Depuis un peu plus de quinze ans maintenant, nous pouvons constater qu’un certain nombre d’artistes s’attachent à introduire une dimension politique, informative, et critique forte dans une pratique artistique qui avait peut-être tendance à vouloir écarter ces questions. Il y a toujours eu des artistes pour qui la question du politique dans l’art était importante, mais il est vrai que dans cette période correspondant à la chute du bloc soviétique, les artistes ne voulaient pas s’attarder sur ces questions critiques. Une pratique à la frontière entre l’art et l’activisme politique s’est développée. Des groupes connus comme étant des activistes radicaux, reprenaient des formes qui étaient aussi utilisées dans les pratiques artistiques et inversement. Prenons l’exemple du CIRCA (Clandestine Insurgent Rebel Clown Army) à Londres qui faisait une sorte de « loup glacé » joué en plein cœur d’un magasin Nike en 2004. Quelques temps après, ce même happening fut rejoué au musée d’art contemporain de Glasgow. Aussi pouvons-nous dire que le regain d’intérêt que nous pouvons observer pour les « nouvelles pensées critiques », et cette proximité entre les pratiques artistiques et celles pratiquées par les activistes ne sont peut-être pas dûs au hasard.

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DESTROY THE MUSEUMS « Un nouvel esprit se lève, comme les rues de Watts nous brûlons avec la révolution. Nous assaillons vos Dieux ... nous chantons votre mort. DÉTRUISONS LES MUSÉES ... notre lutte ne peut être accrochée sur les murs. Laissons le passé tomber sous les coups de la révolte. La guérilla, les noirs, les hommes du futur, nous sommes tous à vos talons. Nous emmerdons votre culture, votre science, votre art. Quel buts servent-ils? Vos meurtres en masse ne peuvent être cachés. L’industriel, le banquier, la bourgeoisie, avec leur prétention illimitée et leur vulgarité continuent de stocker de l’art alors qu’ils abattent l’humanité. Vos mensonges ont échoué. Le monde se dresse contre votre oppression. Il y a des hommes aux portes en quête d’un monde nouveau. La machine, la fusée, la conquête de l’espace et du temps, ce sont les graines de l’avenir qui, libérées de votre barbarie nous permettront de progresser. Nous sommes prêts ... QUE LA LUTTE COMMENCE »¹ Voila ce que l’on pouvait lire au mois de Novembre 1966, sur la une du journal BLACK MASK publié par un groupe du même nom. Dès le premier numéro, les choses sont claires ; « DESTROY THE MUSEUMS ... our struggle cannot be hung on walls » ; DÉTRUISONS LES MUSÉES ... notre lutte ne peut être accrochée sur les murs. Peu de temps avant de publier ce texte, le groupe avait fait circuler un flyer dans les différents lieux artistiques de New York, et en avait envoyé par courrier. Sur le flyer, il était possible de lire : « Lundi 10 Octobre, à 12h30, nous allons fermer le Museum of Modern Art. Cette action symbolique prend place à un moment où l’Amérique est sur le chemin de la destruction totale, et signale l’ouverture d’un autre front dans la lutte mondiale contre la répression. Nous cherchons une révolution totale, culturelle mais aussi sociale et politique - QUE LA LUTTE COMMENCE. »²

Pour les membres de Black Mask, l’art fait parti de la vie, l’art est la vie, et en cela, ils sont les héritiers direct de Dada et surtout du groupe Dada de Berlin, qui eux même concevaient l’art comme étant un élément de la vie qu’il fallait vivre dans son espace quotidien. Les musées sont perçus comme des lieux de repos, des cimetières pour l’art qui lui est, et se doit d’être vivant. Ce qui explique le fait qu’ils puissent être contre le concept même de ce que l’art définie comme étant de l’art et leur attaque contre une institution artistique n’est qu’un résultat logique de leur façon de concevoir les choses. « Le faux concept de l’art ne peut nous contenir. Ce qui est nécessaire est beaucoup plus, une forme qui embrasserait la totalité de la vie. »⁴

Le 10 octobre 1966, les membres de Black Mask remontaient vers le Museum of Modern Art (MoMA) en partant depuis Lower East Side, en distribuant leur flyers et en demandant la fermeture du musée. La menace est telle que sur le parvis du musée, le groupe est accueilli par des policiers et des barrières, les empêchant de tenter toute action contre le musée. Derrière les policiers, le directeur du musée se tient les mains, inquiet de voir ce dont est capable ce groupe d’activistes inconnu jusqu’à maintenant. Ces derniers restent calmes, et pour cause, la direction du musée a préféré fermer le musée avant l’heure d’intervention des Black Mask. Dès lors, un des membres du groupe se détache de la foule, avance vers la grille du musée pour y accoler un message indiquant que le musée serait fermé. Dans une interview réalisée en 2006 par Iain McIntyre, Ben Morea et Dan Georgakas, figures marquantes de Black Mask, s’expliquent à propos de cette action menée contre le MoMA. « Nous avons estimé que l’art, l’effort créateur était évidement utile, une expérience précieuse et même spirituelle. Le système du musée et de la galerie sépare l’art de tout échange vivant et n’a rien à voir avec des notions de vital, d’élan créateur (...) Nous avons cherché des moyens pour soulever des questions sur la façon dont les choses étaient présentées et la fermeture du MoMA était juste l’un d’eux. L’action a été un succès. Nous avions annoncé notre plan à l’avance et ils ont fermé le musée dans la crainte de ce que nous pouvions faire. Un grand nombre de personnes nous ont arrêté et ont discuté avec nous sur ce que nous faisions et cette action, comme d’autres, a attiré les artistes radicaux à notre cause. »³

¹ A new spirit is rising, like the streets of watts we burn with revolution. We assault your Gods ... we sing of your death. DESTROY THE MUSEUMS ... our struggle cannot be hung on walls. Let the past fall under the blows of revolt. The guerilla, the blacks, the men of the future, we are all at your heels. Goddamn your culture, your science, your art. What purpose do the serve? Your mass-murder cannot be concealed. The industrialist, the banker, the bourgeoisie, with their unlimited pretense and vulgarity, continue to stockpile art while they slaughter humanity. Your lie has failed. The world is rising against your oppression. There are men at the gates seeking a new world. The machine, the rocket, the conquering of space and time, these are the seeds of the future which, freed from your barbarism, will carry us forward. We are ready ... LET THE STRUGGLE BEGIN » ² « On Monday, October 10 at 12.30pm we will close the Museum of Modern Art. This symbolic action is taken at a time when America is on a path of total destruction, and signals the opening of another front in the world-widestruggle against suppression. We seek a total revolution, cultural, as well as social and political - LET THE STRUGGLE BEGIN. » ³ « We felt that art itself, the creative effort, was an obviously worthwhile, valuable and even spiritual experience. The museum and gallery system separated art from that living interchange and had nothing to do with the vital, creative urge (...) We were searching for ways to raise questions about how things were presented and closing down MoMA was juste one of them. The action was a success. We’d announced our plan in advance and they closed the museum in fear of what we might do. A lot of people stopped and talked with us about what we were doing and this action and others attracted radical artists to our fold. » ⁴ « The false concept of art cannot contain us. What is needed is much more, a form that will embrace the totality of life. »


VOINA PART EN GUERRE

Le collectif d’artistes activistes russe Voina (terme russe signifiant ‘‘guerre’’) s’attaque depuis 2007 à l’État, aux forces de l’ordre et à tout ce qui représente une quelconque injustice gouvernementale. Alexey Plutser-Samo, membre du collectif déclare à propos de Voina : « Le groupe n’a jamais blessé quelqu’un, même moralement. Nous sommes engagés contre les abus du pouvoir policier en Russie. Nous nous battons pour la liberté de l’art contemporain et des droits de l’homme, mais aussi pour mettre fin à la censure, à l’obscurantisme politique et social et contre la droite réactionnaire russe. Nous donnons à l’artiste une image de héros romantique qui combat le démon. Nous voulons redonner vie à l’art expressif, juste et sincère. » Voina est un mouvement artistique qui s’est fait connaître par des performances publiques provocatrices. Ses membres, artistes et activistes, se sont rencontrés lorsqu’ils étaient étudiants en philosophie à l’université de Moscou Lomonesov, sous l’influence de Petr Verzilov et Oleg Vorotnikov. Voina commence à faire parler de ses actions le 1er mai 2007 lorsqu’ils jettent des chats morts dans un McDonald moscovite. En 2008, leur reconnaissance en tant que groupe artistique activiste évoluera à l’échelle internationale après une de leur performances dans laquelle cinq couples font l’amour dans le Musée d’État de Biologie. Symboliquement, Fuck For the Heir Puppy Bear, se déroule la veille de l’élection présidentielle russe de Dmitry Medvedev - dont le nom est un dérivé de ‘‘medved’’, signifiant ‘‘barbe’’ en russe (‘‘barbe’’ se dit ‘‘bear’’ en anglais). Après avoir organisé un banquet en souvenir du poète russe Dmitri Prigov dans le métro de Moscou (Banquet, 24 août 2007), après avoir falsifié l’identité gouvernementale pour se nourrir gratuitement dans un magasin (Cop in a Priest Robe, 3 juillet 2008), ou encore après s’être attaqué aux voitures gouvernementales, reconnaissables grâce à leur gyrophare bleu sur le toit dans un carrefour très fréquenté de Moscou (Crazy Lyonya ‘‘Roofs’’ the Federals, 22 mai 2010), il semblerait que Palace Revolution (réalisée le 16 septembre 2010) soit l’action de trop. Palace Revolution, ou comment renverser une voiture de police en quelques secondes. Une intervention nocturne réalisée à St Petersbourg où les activistes de Voina ont retourné plusieurs voitures de police, près du Palais Mikhailovsky, où l’empereur Paul 1er de Russie avait été assassiné pour ses idées réformatrices en 1801. Les membres du collectif disent avoir réalisé cette performance pour montrer comment réaliser une vraie réforme au sein même du ministère des affaires intérieures.

Le 15 novembre 2010, trois membres du groupe ; Natalia Kozlionok, Oleg Vorotnikov et Leonid Nikolayev sont arrêtés dans leur appartement de Moscou, où ils se cachaient. Seule Natalia Kozliokov est relâchée quelques heures après son arrestation. Les deux autres sont transférés dès le lendemain à St Petersbourg dans un centre de détention provisoire. Les deux activistes sont poursuivis pour ‘‘action criminelle motivée par une haine politique, raciale ou religieuse ou par une hostilité envers un groupe social particulier’’ ; une accusation qui peut leur valoir jusqu’à sept années de prison. Sachant qu’en Russie, une inculpation pour Hooliganisme n’aurait débouché que sur quelques mois de travail d’intérêt général, la sanction demandée semble être un peu sévère. Dès lors, leur affaire fait parler et beaucoup jugent le traitement infligé à ces artistes trop sévère. Une pétition en ligne appelant à la libération des artistes activistes est lancée. Une pétition pour laquelle un grand nombre de personnalités, écrivains, journalistes, artistes mais aussi des enseignants, des conducteurs de taxis et de fervents supporters se mobilisent pour le groupe. Après avoir demandé un remboursement de 500 roubles (environ 20 euros), pour un rétroviseur et un gyrophare cassés, le ministère de l’intérieur demande approximativement 4000 euros d’indemnités, soit le remboursement total d’un véhicule. Oleg Vorotnikov et Leonid Nikolayev font trois mois de détention provisoire - le soutien d’un grand nombre d’intellectuels et le fait d’avoir remporté un prix d’art contemporain très important en Russie ont certainement joué en leur faveur pour accélérer leur libération. L’artiste anglais Banksy, est lui aussi intervenu dans cette affaire en payant ce que devait le groupe au gouvernement.

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23 SECONDES POUR LE SUCCÈS

23 secondes, c’est le temps qu’il aura fallu aux artistes du groupe Voina (terme signifiant ‘‘guerre’’ en russe) pour peindre un phallus de 17 mètres de long sur le pont Liteiny à St Petersbourg. Dick Captured by FSB est une intervention du collectif russe réalisée le 14 juin 2010. Lorsque le pont se lève pour laisser passer les bateaux, c’est un gigantesque pénis qui se dresse fièrement devant les bureaux du FSB. En effet, le groupe n’en est pas à son premier coup d’essai, loin de là. Formé en 2007, Voina, collectif d’artistes activistes, intervient pour dénoncer les injustices créées par le gouvernement et la police en Russie. Par exemple, le 3 juillet 2008, Oleg Vorotnikov, un des membres fondateurs de Voina, se déguise lui même en employé du ministère des affaires intérieures, revêtant une robe de prêtre. Dans cette tenue, il va dans un supermarché, remplit cinq sacs de provisions avec les produits les plus chers du magasin avant de partir sans payer, sans avoir de problèmes avec les agents de sécurité du magasin (Cop in a Priest Robe). Peu de temps après avoir réalisé Dick Captured by FSB, deux membres du collectif se retrouvent en détention provisoire à St Petersbourg, après avoir retourné une voiture de Police pour une de leurs performances (Palace Revolution, 16 septembre 2010). À la même époque, alors que les membres de Voina se battent pour la libération de deux des leurs, le groupe remporte le prix 2010 de l’innovation pour avoir réalisé avec Dick Captured by FSB, le meilleur travail artistique de l’année. Le prix, de 10000 euros, qui leur est attribué n’a pas été encaissé par les artistes. La situation de prisonniers politiques, et leur vision du rôle de l’artiste les a poussé à donner l’argent gagné à d’autres prisonniers politiques, qui sont des milliers en Russie. Dans un entretien avec Marina Akhmedova, trois membres de Voina expliquent : « Nous travaillons! Tout le temps, pas de weekends et nous n’acceptons pas d’argent pour notre travail. Nous ne faisons que voler ce dont nous avons besoin. L’argent nous le redistribuons. »¹

¹ « We do work! Aroud the clock, no weekends, and we do not accept money four our work. We only steal out of need. The money we give away. » Entretien avec Marina Akhmedova pour Ruskii Reporter, réalisé en 2011)


GUERILLA ART ACTION GROUP

À la fin des années 1960 et au début des années 1970, les États-Unis connaissent une crise dans laquelle tous les américains se retrouvent engagés : la guerre contre le Vietnam. Dès lors, les foules se dressent aux quatre coins du pays contre la politique pro-conflit de Nixon. Les artistes aussi prennent part aux évènements et il semblerait que dès cet instant, l’art et la vision que l’on pouvait en avoir, ont changé ; l’art et la vie ne font qu’un et ne doivent être séparé à aucun moment. Les membres de Black Mask, un groupe d’artistes activistes originaire de New York, expliquaient « Ce qui est nécessaire est beaucoup plus, une forme qui embrasserait la totalité de la vie. »¹ Le Guerilla Art Action Group (G.A.A.G) était un groupe qui comme Black Mask existait avant la création de l’Art Workers’ Coalition. Officiellement le groupe est composé de Jon Hendricks et de Jean Toche, mais lors de certaines interventions, ils sont tous les deux rejoints par d’autres artistes qui les soutiennent, comme Poppy Johnson, Joanne Stamerra et Virginia Toche. Dans un entretien avec Gregory Battcock en 1971, Jean Toche expliquait : « Non nous ne pensons pas que vous puissiez séparer l’art et la vie. En fait cette séparation est devenue l’un des plus grands problèmes du monde de l’art. Cette séparation a fait de l’art ce qu’il est aujourd’hui, quelque chose de privé, précieux, hors de propos et élitiste. Les artistes sont devenus des hommes d’affaires et leur art une marchandise. »² L’art se doit d’être une part de la vie et ne pas en être séparé. Dans une radicalité qui leur est propre ; Toche et Hendricks se font connaître de la scène artistique new-yorkaise par des happenings dont le propos ne laisse aucun sous entendu. Le groupe se fait connaître du milieu artistique new yorkais par la publication de leur premier manifeste écrit par Jon Hendricks le 11 décembre 1967 - le 10 mai 1968, Jean Toche intervient à la Judson Gallery où la police et le révérend Al Carmines interviennent pour essayer de l’arrêter. Mais c’est le 16 octobre 1969 que le Guerilla Art Action Group se détâche de l’Art Workers Coalition, avec qui les deux artistes restent très proches, par une performance réalisée devant le Metropolitan Museum of Art (New York City, NY). Dans leur communiqué de presse daté du 17 octobre, les deux artistes expliquent point par point le déroulement de la performance ainsi que ses objectifs. L’idée était de :

- Faire un pastiche des vingt dernières années en exploitant l’image de la relation entre l’artiste et les collectionneurs, galeristes et autres curateurs. - Contester contre les manipulations financières dans les institutions culturelles et notamment lors de l’exposition NY Painting and Sculpture: 1940-1970 qui est présentée au Met au moment où ils font leur performance. Le musée aurait accepté 150000$ de chez Xerox Corporation. - Forcer Henry Gelfzahler à prendre l’avis du public.³ - Montrer que l’artiste est manipulé par l’Establishment. Afin de rendre leur propos plus explicites, les deux artistes vont utiliser la performance en jouant un rôle chacun ; alors que Jean Toche joue ‘‘l’artiste’’ en étant habillé comme il l’est tous les jours, Hendricks lui est vêtu d’un costume et d’une cravate noire pour jouer le rôle du ‘‘curateur’’. Les deux artistes se font déposer en voiture devant le musée, Hendricks sort le premier, puis Toche le suit et sort avec lui un coffre dans lequel il s’installe, sur le parvis du musée - les accessoires utilisés dans la performance se trouvent aussi à l’extérieur de la voiture.Tout au long de cette intervention, le ‘‘curateur’’ s’exclame, parle au public, à l’artiste’’, mais aussi aux policiers qui se sont réunis autour de la scène pour surveiller qu’il n’y ai aucun débordements. « Nous sommes ici pour honorer un grand artiste dans l’un des plus grands musées des États-Unis. »⁴ La foule et le curateur sont là pour honorer un grand artiste. Tout ce que propose Jon Hendricks est accepté par Jean Toche ; du lait? « yes yes. » Du caviar? « yes yes. » Du champagne, des crevettes... Toche, alors installé dans son coffre ne connaît que la ridiculisation et non la gloire. Comme s’il était devenu une marionnette, un jouet au service du ‘‘curateur’’ pour le public. En effet, tous les mets qu’il a acceptés de se voir offrir finissent sur lui ; le lait ruisselle sur sa barbe, le caviar finit dans ses cheveux, il reçoit une poignée de crevettes sur le visage, des oeufs lui sont cassés dessus... En revanche, alors que ‘‘l’artiste’’ ne profite de rien, le public, lui profite du spectacle, peut boire du champagne, manger des hors d’oeuvres qui circulent sur un plateau et même participer à la ridiculisation de Toche. Au bout d’un certain temps, la police intervient en disant que Toche est malade, qu’il doit aller à l’hôpital. Hendricks prend la parole pour dire que non, puis Toche explique qu’il s’agit d’un acte performatif

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et qu’il va bien. La police leur demande de quitter les lieux sinon Toche pourrait être arrêté pour ivresse et perturbation sur la voie publique, ainsi que pour outrage à la pudeur. Malgré la menace, les deux artistes continuent d’expliquer qu’il s’agit d’une performance artistique et qu’ils voudraient rencontrer Geldzahler. Un des gardiens du musée va voir la personne concernée et revient en disant qu’il ne peut les recevoir dans son bureau maintenant, mais qu’ils pourront l’appeler le lendemain pour fixer un rendez-vous. La performance interrompue, Hendricks s’adresse au public « Mr Geldzahler refuse de nous voir et maintenant nous partons. »⁵ Dans la dernière partie de leur communiqué, les deux artistes expliquent que ‘‘l’artiste et le curateur’’ avaient encore d’autres objets à s’échanger ; de l’argent devait être mangé, une arme refusée dans un premier temps, puis acceptée avec du sang coulant de la tête de l’artiste - symbolisant ainsi sa mort, il est enfermé dans le coffre pour être donné au musée comme canonisé. Le musée, un cimetière pour l’art. Enfin, pour conclure leur communiqué, ils écrivent « Nous pensons que nous avons exécuté une action artistique totalement appropriée dans les rues, utilisant des tactiques de guérilla et traitant avec une situation réalité/art, par opposition à la futilité habituelle et à la neutralité des artistes aussi bien que ces tactiques stériles de piquets de grève et de distribution de tracts. »⁶ En l’espace de six mois, le groupe fait près de 15 interventions, sous des formes diverses ; à la radio, dans des bureaux de vote, dans des musées, à l’extérieur... A call for the immediate resignation of all the Rockefellers from the board of trustees of the Museum of Modern Art, aussi connu sous le nom de Blood Bath est une performance qui fut réalisée dans le MoMA le 18 novembre 1969. D’une rare violence, la performance offre aux spectateurs présents dans le musée, un véritable bain de sang où 4 artistes ; Jean Toche, Silviana, Poppy Jonhson et Jon Hendricks hurlent et se percutent violemment. Dans leurs vestes, des poches de sang de boeuf éclatent et se répandent sur le sol à chaque collision. Au début de la performance, les artistes ont jeté en l’air des textes co-signés par l’Art Workers’ Coalition et le Guerilla Art Action Group datant du 10 novembre de la même année. Le papier demandait à ce que les Rockfellers ne fassent plus partie des trustees du MoMA car ils financent aussi l’armée et encouragent ainsi la guerre au Vietnam. Le sang a coulé sur le sol du musée, et les 4 artistes se baignent littéralement dedans. Après qu’ils soient partis, deux policiers appelés par un gardien, seraient venus voir les artistes mais ceux-ci étaient partis. L’intervention faisait aussi référence aux bombardements et aux massacres de My Lai qui ont eu lieu un peu plus tôt. Après le mois de mai 1970, les actions se font plus rares, mais les membres du Guerilla Art Action Group interviennent toujours ou plutôt, font toujours parler d’eux en envoyant des lettres aux directeurs de musées, galeries, lieux culturels... mais aussi à des personnalités politiques, comme le président des États-Unis par exemple. Des lettres de contestation ; contre la présence d’un artiste ou contre une exposition dans tel espace, contre la politique de censure et de violence du gouvernement Nixon. Ils écrivent aussi des lettres de soutien à des artistes qui sont en jugement, ou à des prisonniers. Parce que le Guerilla Art Action Group refuse la séparation entre l’art et la vie et que le musée est vu comme un cimetière pour l’art, ils ont toujours pratiqué leur théâtre guérilla contre ces institutions.

¹ « What is needed is much more, a form that will embrace the totality of life. » ² « No we don’t believe you can separate art and life. In fact that very separation has become one of the big hang-ups of the art world. That separation has made art what it is today, saomething private, precious, irrelevant and elitist. Artists have become businesspeople and there art a commodity. » 18 Octobre 1971, Art and Artists magazine ³ Henry Gelfzahler fut entre autre le curateur de l’exposition NY Painting and Sculpture : 1940-1970 au Metropolitan Museum of Art ⁴ «We are honoring this great artist here at the greatest museum in America. » ⁵ « Mr Geldzahler refuses to see us and now we will leave. » ⁶ « We believe that we performed a totally relevant art action in the streets, using guerilla tactics and dealing with a reality/art situation, as opposed to the usual triviality and non-involvement of artist as well as the sterile over-used tactics of picketing and leafleting. »


PROVOS

Amsterdam, dans les années 1960, voit émerger un mouvement antiatomique, parallèlement auquel des artistes et des marginaux développent des happenings un peu partout dans la ville, des fêtes où l’on fume ouvertement de la marijuana et où des artistes cultivent le théâtre de l’absurde. En 1959, sort le premier numéro de Potlatch, une revue permettant la diffusion des thèses situationnistes, et COBRA (Copenhague, Bruxelles, Amsterdam) continue de diffuser Reflex. La ville devient un véritable vivier culturel où régulièrement des jeunes gens se retrouvent pour discuter de toutes sortes de sujets. Robert Jasper Grootveld joue un rôle important dans la création du groupe Provo. Sensible aux conséquences du tabac sur la santé, dès 1963 il centre son action sur la lutte antitabac et lutte contre la publicité en faveur des cigarettes. Avec l’aide de N. Kruze, il crée un ‘‘temple anti fumeur’’ qui devient rapidement populaire mais qui prendra feu peu de temps après son ouverture. Faisant un détour par le Quartier Latin à Paris, il organise avec Jean Jacques Lebel des happenings dans les traces du surréalisme, du dadaïsme et du lettrisme où ils peignent sur des femmes, réalisent des collages, des affiches...

À son retour, en 1964, il réalise des happenings hebdomadaires, le samedi à minuit, devant la statue du Lieverdje, situé dans la grande rue centrale de la ville, le Spui. ‘‘Le petit chérubin’’ est un emplacement de choix pour l’artiste puisque la réalisation de la statue a été financée par une marque de cigarettes américaines pour sa réalisation. Le lieu devient de plus en plus fréquenté, et d’autres artistes et militants s’associent à R.J. Grootveld lors de ses interventions. Dans ce contexte des années 1960, les mouvements anti guerre du Vietnam qui s’organisent, une tradition anarchiste installée depuis plusieurs années à Amsterdam et les happenings de Robert Jasper Grootveld, un petit groupe se constitue vers mars 1965 et choisit de se nommer Provo, en référence au provotariat (mélange de ‘‘provocation’’ et de ‘‘prolétariat’’) qu’ils se définissent non pas comme une classe sociale mais comme une foule d’éléments subversifs où se retrouvent des groupes politiques et artistiques écologistes. Dans Provokatie, journal-tract distribué gratuitement, les provos écrivent :

« Aux Pays-Bas, le mouvement anarchiste “ Provo ” est né du provotariat et il souhaite que le provotariat du monde entier devienne conscient de son déclassement. Que veut l’anarchisme ? la collectivisation, la décentralisation, la démilitarisation. Une société nouvelle, une fédération de communes autonomes, dans laquelle la propriété privée sera abolie. Chacun y sera responsable de l’existence économique et sociale. Des machines électroniques accompliront dans l’époque cybernétique qui vient la tâche des administrations (éternel prétexte de l’existence de nos politiciens). Dans une telle société technique, décentralisée en petites communautés, la démocratie sera réellement possible. L’ANARCHIE VEUT LA RÉVOLUTION ! “Provo” désespère de l’avènement de la Révolution et de l’Anarchie. Cependant “Provo” puise son courage dans l’anarchisme : l’anarchisme est pour lui la seule conception sociale admissible. C’est son arme idéologique contre les forces autoritaires qui nous oppriment. Si le provotariat manque (jusqu’à présent) de forces pour LA RÉVOLUTION, il reste : LA PROVOCATION La provocation, avec ses petits coups d’épingles, est devenue notre seule arme, imposée par la force des choses. C’est notre dernière chance de frapper les autorités aux endroits sensibles et vitaux. Par nos provocations, nous devons forcer les autorités à se démasquer. Tous les uniformes, bottes, képis, sabres, matraques, autopompes, chiens policiers, gaz lacrymogènes et tous les moyens que les autorités tiennent encore en réserve, elles devront les employer contre nous. Les autorités devront ainsi se MANIFESTER EN TANT QU’AUTORITÉS RÉELLES : le menton en avant, les sourcils froncés, la colère dans les yeux, menaçant à droite, menaçant à gauche, commandant, interdisant, condamnant. Elles se rendront de plus en plus impopulaires, ainsi la conscience des gens mûrira pour l’anarchie. ET VIENDRA LA CRISE ! C’est notre dernière chance : LA CRISE DES AUTORITÉS PROVOQUÉES. Telle est la grande provocation à laquelle “Provo-Amsterdam” appelle le provotariat international. PROVOQUEZ, FORMEZ DES GROUPES ANARCHISTES ! Attention, provos, nous perdons un monde ! »

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Le 10 mars 1966, le groupe Provo d’Amsterdam organise une contre cérémonie de mariage de la princesse Beatrix et du diplomate allemand Claus Von Amsberg. Ancien membre des jeunesses nazies et soldat dans la Wehrmacht sous le troisième Reich, son passé crée des émois, et suscite de la colère chez les jeunes amstellodamois dont font partie les Provos. Ce jour-là, ils jettent des bombes lacrymogènes un peu partout dans la ville et autour du carrosse des jeunes mariés et diffusent de fausses nouvelles comme par exemple celle annonçant que la reine Juliana était devenue anarchiste et qu’elle se devait d’abdiquer. Cette date reste dans l’histoire puisque le 10 mars, et ce à travers tous les Pays-Bas, devient le jour de l’Anarchie. Les Provos sont de véritables précurseurs en Europe puisqu’à travers leurs Plans Blancs, ils développent tout un programme alternatif d’actions et d’happenings d’inspiration écologiste. Les Vélos Blancs, plan permettant la mise à disposition des habitants des vélos (blancs) pour limiter la pollution dans la ville, les Maisons Blanches ; ou comment réhabiliter les immeubles inoccupés les Plans Blancs visent à améliorer les conditions de vie dans la ville, moins de pollution, plus de logements, permettre aux femmes de vivre mieux (Van de Weetering écrit un des premiers manifestes féministes), parvenir à une vie plus harmonieuse. La popularité du groupe est telle que le mouvement obtient aux élections municipales d’Amsterdam en juin 1966 un siège au sein du conseil. De suite, leur audience s’accroît et devient internationale. Le succès du groupe les amène à leur perte. Différentes visions de leurs pratiques ; une radicalité d’un côté qui ne se retrouve pas chez les pères du mouvement. Le 13 mai 1967, lors d’un happening, le groupe s’autodissout - depuis le début de l’année, l’office du tourisme organise des rencontres entre touristes et Provos sur le même modèle que ces bus remplis de touristes qui venaient dans le quartier de Haightburry à San Francisco, pour voir les Diggers et les hippies à la même époque. Les Provos hollandais, qui ont bousculé durablement les institutions de leur pays, restent néamoins moins documentés que les diggers, les situationnistes, les art workers ou encore les black panthers. Pourtant leur importance est de taille quant aux évènements qui suivirent l’année de leur dissolution. En Hollande, par exemple, les Kabouteurs (groupe un peu plus réformiste que les Provos, mais avec qui ils étaient très liés) obtiennent cinq sièges où les provos n’en avait qu’un. Leurs Plans Blancs, et leurs idées écologistes ont été relus : dans les années 1980, aux États-Unis Paul Goodman, penseur et écrivain anarchiste reprendra l’idée des Vélos Blancs, à Berne l’usage du vélo s’imposa en 1979, et le plan des Voitures Blanches s’est vu appliqué dans les années 1980 à Amsterdam. Dans la plupart des mouvements alternatifs qui sont de l’époque de Provos (1964 - 1967) ou de ceux qui suivent, bien des idées et des tactiques se ressemblent ; développement du happening et du détournement, solidarité avec les différentes luttes (féministes, homosexuelles, raciales, crise sociale...)


Manifesto 1967 Judson Publications Judson Publications is intent on filling a vacuum bridging a gap left by the profiteering proselyters of culture. We are anti profit. No one gets paid for anything, anytime. We do not advertise anything for anyone, anytime. We sill send a copy of the Judson Publications to whom-so-ever requests it (as long as copies are available). The Judson Publications is a unique communique to you from artists who are concerned with the corruption of culture by profit. We believe the function of the artist is to subvert culture, since our culture is trivial. We are intent on giving a voice to the artist who shouts five when there is a five ; robbery when there is a robbery ; murder when there is a murder ; rape when there is a rape. Judson Publications will attempt to serve the public for as long as the trivial culture of the establishment distracts us from the screams of crises. By the founding artists and Judson Publications Ralph Ortiz / Al Hansen / Lil Picard / Jean Toche / Jon Hendricks


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CONVERSATION AVEC JIMMIE DURHAM Conversation réalisée par e-mails entre Alex Chevalier et Jimmie Durham (28 Octobre 2012 - Décembre 2012). 21.10.2012 : Alex Chevalier to Jimmie Durham Mr Durham, Hello, I am Alex Chevalier, I met you one week ago, when I was in Geneva, Switzerland, to participate at the symposium organized by the HEAD. After your intervention, I came to ask you if you will be agree to answer to some of my questions by email. Actually, I am in Clermont-Ferrand and I am preparing my masters degree, and for this diploma, I have to write an essay about the subject of my choice. Because of my practice, and my interest, I chose to write about art and activism. Under those words, you will find some questions, or some subject of conversation, in reaction of what you said few weeks ago. Hope you are still agree to answer them. - During your intervention at the HEAD, you talk about this concept of ‘white peoples’, that was created (following your words) by the italians fascists and german nazis. This is quite interesting because of how it appears in our society, in Europe. But we also can say that , the indians used to know this ‘patriotic feeling’ when the english, spanish, portuguese and french people came in America to invade this land. They literally make a genocide, by killing all those indians. Can we get back on this concept of ‘white people’, did you meant something like patriotism? - As an american indian, you used to fight for more than 12 years as a representative member of the indian league. What was you’re role? - Did art was a way to fight for you? Is your art a way to fight? - Before we know you, Jimmie Durham as an artist, you were a writer, a poet, right? Being an artist or a writer in some part of the world, is a real political work, was it for you the case? - And finally, at the end of your intervention at the HEAD you said some words about the actual situation of the art system, and especially about those ‘big artists who are more interested by money than art’. Can you explain your point of view about this situation? Hope it will not bother you to answer those questions. Best regards Alex 30.10.2012 : Jimmie Durham to Alex Chevalier Sorry, Alex… I’ll answer, but super busy the next few days. 02.11.2012 : Alex Chevalier to Jimmie Durham Hello, It’s not a problem if you don’t answer now. I guess the questions I asked you need some time to think about it. Best regards Alex 04.11.2012 : Jimmie Durham to Alex Chevalier Hello Alex... No. it is only that I must answer about 25 emails a day, and do not have time. The past few weeks have been very busy, so that the only emails I had time to answer were about business, shows, etc. There is a slight mis-conception: I do not think reactionaries like Mussolini invented white people. Nation-states are a relatively new development, and their evolution co incides with the rise of colonialism. The first nation-states were european. They invented themselves against a percieved ‘other’. At first it was ‘moors’, muslims, then also jews and africans. Then we indigenous peoples of the Americas. There were no ‘white’ people, no ‘caucasian’ race prior to that development. ‘white’ people; the entire idea of races of humanity, is simply a fiction. It is an invention of the european nation-states, then the colonial nation-states such as the countries of the Americas. All of this has nothing to do with ‘patriotism’, but of course there were never any american indian ‘patriots’. We had no patria. No nation-states to be patriotic towards. That one resists oppression and invasion by people who intend only genocide and colonization is a different question. In the early 60’s I was active as a poet and theater person before visual art. It was a time when political theater was still possible. (the beginning, we might say, of the time of Augusto Boal, instead of Antonin Artaud) I tried to learn how to write poetry. That takes much focus, as visual art did later for me. I had to learn what I wanted from each at different times, because I could not think about the two at the same time. (still cannot; I either will write poems or make art, not both in the same time period.) One must be political. That is a human condition whether we are active or passive. So I choose to be active. One can choose constantly, ways to place one’s art in activist areas, but for me this must mean ‘on the side of liberation’. Because even a fascist can be an ‘activist’, so one must always choose, every day. The making of art is an intellectual project. The current problem with money grows every day, and money takes over more of what should be intellectual. I do not know how to resist that; only that we must continue to try, and not be passive about anything... 11.11.2012 : Alex Chevalier to Jimmie Durham Hello Jimmie, « So I choose to be active », Did this choice took a special form? For example, in your poetry, or in your art practice? Or was it more like an intellectual position, to choose to be active? 12.11.2012 : Jimmie Durham to Alex Chevalier Not one special form; the opposite --- everything that might arise; on a daily and commercial practice. It is difficult to give examples because things are never so clear as we might think... But I think we make a mistake when we separate an intellectual position from an activist position. Art is an intellectual project, and so is poetry. The intellectual life is our life. Just look at art history --- at Courbet, at Goya, at Durer. Compare them to the idiot Gaugin… Or look at contemporary artists today... The most ‘famous’ are working for the establishment. And make art with no voice. Look at the flemish masters… so political! They changed the european world as much as did Victor Hugo or Voltaire. Certainly as much as did Napoleon or Garibaldi. What an activist was Alexander Von Humboldt! But I try to choose places and ways to work and show politically, and I try to make work that has always a content for liberation instead of for the market. (which wants the lowest common denominator)


One might write a poem simply for delight in words, of course; yet when Robert Filiou did art that way is was political in the sense I mentioned above... I think as is the work of calvino, a super-activist. I still do other small things, like anyone with a conscience might do... 18.11.2012 : Alex Chevalier to Jimmie Durham Hello Jimmie, You mentioned Robert Filiou, art as an intellectual project, the mistake we make when we separate an intellectual position and an activist position... There is this sentence he said, I think it can join your words «look at contemporary artists today... The most ‘famous’ are working for the establishment. And make art with no voice. » Robert Filiou said : «In Art, pretentiousness, aggressiveness, ambitiousness are remnants of the nineteenth century. They are at the origin of specialization, the origin of the spirit career, of the capitalist art. » And what about those contemporary artists who are classified as ‘political artists’, (like Adel Abdessemed to give one example). And when you’re saying «I still do other small things, like anyone with a conscience might do...» what are you referring to?(if you’re referring to something special of course) Alex 21.11.2012 : Jimmie Durham to Alex Chevalier Sorry , alex, I am very busy these days... Thanks for the words from Filiou… I will use them in future talks... It is not so easy to refer to other specific artists, but I think Abdemessed is given too much bad press; and that may partially come from un-acknowledged racism in France and the US... As to what I’m doing, most of it is private. Part of what I was doing in Geneva was helping to plan a conference about indigenous peoples of the Americas for next year and 2014. My partner, Maria Thereza Alves, who is a brazilian indian, and I are working with indian communities in Mexico and in Brazil on different cultural fronts. For us in the Americas this always means also political resistance in some way. I’m still in contact with people back home of course, and now especially around the Geneva conference. And I’m writing quite a bit about our situations. (please don’t ask for copies of any writings, because I have no more time until late december. (!!) 02.12.2012 : Alex Chevalier to Jimmie Durham Recently I was reading a text about the Guerilla Art Action Group (NY City based artists collective), in this text they wrote : « Our concern is with people, not property, or any form of property. We question the order of priorities in this country, the fact that property - how to defend property and how to expand property - always seems to have priority over people and people’s needs. » Are you agree with that? That as an artist your place is with the people, doing things directly with them... 02.12.2012 : Jimmie Durham to Alex Chevalier That exactly true, Alex I think art is a social endeavor, not private. 19.12.2012 : Alex Chevalier to Jimmie Durham Hello Jimmie, It takes me ages to answer, but I can take the time to do it now. I think we can finish this conversation with those words, no? Or if you have something to add, or to continue with any other informations, I will be glad to read or comment them. I’m actually rewriting our conversation, I will send you this after it will be done. Thanks a lot! I really appreciated that you took the time to answer my questions. Alex

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DÉFINITIONS (d’après le larousse.fr)

ACTIVISME : - Système de conduite qui privilégie l’action directe (en particulier dans le domaine politique, social). - Attitude morale qui insiste sur les nécessités de la vie et de l’action et sur les compromissions nécessaires avec des principes trop stricts. ANARCHISME : - Conception politique et sociale qui se fonde sur le rejet de toute tutelle gouvernementale, administrative, religieuse et qui privilégie la liberté et l’initiative individuelles. AVANT-GARDE : - Groupe, mouvement novateur dans le domaine intellectuel, technique, artistique, etc. CONTRE CULTURE : - Ensemble des manifestations culturelles hostiles ou étrangères aux formes de la culture dominante. HAPPENING : - Forme de spectacle qui suppose la participation des spectateurs et qui cherche à faire atteindre à ceux-ci un moment d’entière liberté et de création artistique spontanée. INSTITUTION : - Norme ou pratique socialement sanctionnée, qui a valeur officielle, légale ; organisme visant à les maintenir. - Établissement d’enseignement privé. - Établissement ou structure où s’effectue un travail d’analyse institutionnelle. INSURRECTION : - Action de s’insurger, de se soulever contre le pouvoir établi pour le renverser. MILITANT : - Adhérent d’une organisation politique, syndicale, sociale, qui participe activement à la vie de cette organisation. - Personne qui agit pour une cause. MILITANTISME : - Attitude des militants actifs dans les organisations politiques ou syndicales. RÉVOLUTION : - Changement brusque et violent dans la structure politique et sociale d’un État, qui se produit quand un groupe se révolte contre les autorités en place et prend le pouvoir. - Changement brusque, d’ordre économique, moral, culturel, qui se produit dans une société.


UTOPIE, ALLOTOPIE ET PIRATERIE L’Utopie, ou Utopia, est un concept qui amène chacun à philosopher la politique, et même à philosopher le politique. Car bien plus qu’un concept définissant l’organisation d’une cité dite ‘‘idéale’’, elle permet aussi de définir un rapport entre la cité et l’individu. « Qu’en est-il alors du rêve anarchiste, de l’État sans État, de la Commune, de la zone autonome qui dure, d’une libre société, d’une libre culture? » (TAZ, Hakim Bey) La première fois que le terme Utopia apparaît, c’est dans un texte écrit par Thomas More paru en 1516. Néologisme créé à partir de deux termes grecs où ‘’sans’’ et topos ‘’lieux’’ : ‘‘sans lieux’’. Dans cet ouvrage, l’auteur fait le récit en deux temps d’une île, où se serait bâtie une cité idéale ; où le travail et les tâches quotidiennes sont égalitaires. Dans son approche de l’Utopie, Thomas More est dans un rapport proche de celui des auteurs grecs, car il n’est pas dans une critique de l’exploitation contemporaine, mais défend une ‘‘économie naturelle’’, où chacun se saisirait de ce qui lui est nécessaire, et ne chercherait pas l’excès, la luxure, ou toutes autres formes de divertissements ‘‘inutiles’’. « Aucun moyen ne subsiste, vous le voyez, de se dérober au travail, aucun prétexte pour rester oisif : pas de cabarets, pas de tavernes, pas de mauvais lieux, aucune occasion de débauche, aucun repaire, aucun endroit de rendez-vous. Toujours exposé aux yeux de tous, chacun est obligé de pratiquer ou de s’adonner à un loisir irréprochable. » (Thomas More, Utopia) Sur ces bases, nous sommes projetés dans l’idée que l’utilité est liée au besoin. Une base modeste, mesurée qui oblige les habitants de l’île d’Utopie à aller à l’essentiel de leurs ‘devoirs’, de se concentrer sur leur travail, leurs idées et la vie de leur cité. « En Utopie, les lois sont en petit nombre ; l’administration répand ses bienfaits sur toutes les classes de citoyens, le mérite y reçoit sa récompense ; et, en même temps, la richesse nationale est si également répartie que chacun y jouit en abondance de toutes les commodités de la vie. » (Thomas More, Utopia) L’Utopie ainsi définie par Thomas More est une question cruciale qui amène chacun à penser l’espace dans lequel il évolue, ainsi que son rapport aux autres. Mais l’utopie est-elle encore pensable dans cette société de contrôle réticulaire et globale? Les ‘’utopies pirates’’ comme définies par Hakim Bey dans son TAZ (TAZ, Zones Autonomes Temporaires) sont des îles, des péninsules dans l’espace public et quotidien et non pas des espaces ‘’exotiques’’ aux noms donneurs de rêves pour le touriste lambda. Avec Hakim Bey, nous nous retrouvons en quelque sorte dans une version 2.0 de l’Utopia de Thomas More, car nous y retrouvons des principes de travail et de tâches partagés, de pensées partagées, et de vie(s) partagée(s). Ces notions sont appliquées dans des îles qu’il décrit et inventorie ; des zones d’occupations où la création, l’indépendance et l’égalité sont de mise. Principes auxquels il ajoute celui de ‘‘potlatch immédiatiste’’, qui refuse toute promesse, tout sacrifice pour un futur illusoire. Bey défend une action, un partage, un travail dans l’immédiat, dans le présent, dans le réel ; mais comme l’indique le titre de son livre Zones Autonomes Temporaires la création de ces îles est de l’ordre de l’éphémère, du temporaire. De ces idées de partage libre, nous retrouvons alors des concordances avec les pensées hackers des années 1960. Étudiants en informatique, au MIT, ils détournent l’usage de l’ordinateur pour partager des informations. Ceux-ci se définissent comme des programmateurs pour qui « le partage de l’information est un bien influent et positif et qu’il est de leur devoir de partager leur expertise en écrivant des logiciels libres et en facilitant l’accès à l’information ainsi qu’aux ressources informatiques autant que possible. » L’utopie et son application? L’utilisation de l’information comme pratique contestataire et revendicative. L’utilisation de l’information comme façon d’introduire l’art dans le quotidien. Ne plus chercher à esthétiser ou à embellir ce dit quotidien, mais bel et bien chercher à le pénétrer et à rester en contact direct avec la vie, la ville et ses occupants.

Les artistes s’opposent à la « finalité sans fin » de la délectation esthétique, chère à Kant : leur finalité objective est clairement la production de savoirs autonomes et non pas d’oeuvres d’art autonomes. Les artistes ont choisi d’injecter l’art sous la forme de processus sociaux, sous la forme d’une énergie contagieuse, sous la forme de l’information (Ce qu’ils font ne relève pas de l’art, et pourtant sans l’art, il ne serait pas possible de le faire.) Il serait même envisageable de dire que toute pratique d’un art politique relève de la pratique d’un art informatif, dans le sens où l’artiste fait état des lieux ou montre une situation en crise. De cette idée de partage pirate venant de l’informatique et de ces logiciels libres, nous pouvons voir le copyleft comme une application de ces mêmes principes informatifs utopistes au monde de l’art. L’allotopie (néologisme créé à partir des termes grecs allo ‘‘autre’’ et topos ‘‘lieux’’ : ‘‘en un autre lieu’’), comme l’a défini Roberto Martinez en 1996, propose une remise en cause des lieux politiques habituels de l’art, la rencontre entre la pratique artistique et la réalité et donc un déplacement de ces lieux. Au delà de la diversité que proposent les pratiques du copyleft et de l’allotopie, des valeurs communes se dégagent ; la gratuité et le don, le nomadisme, la transmission, l’inscription dans le paysage public et urbain, l’échange au sein d’un groupe ‘‘créateur’’ et l’échange avec le public. Ce qui est en jeu ici, c’est l’idée d’une résistance au politique, à l’économique et au judiciaire. Plus qu’un concept esthétique, l’allotopie défend une véritable éthique artistique. En mars 1970, le Guerilla Art Action Group signe un texte en deux parties ; Addendum 1 suivi de Addendum 2. Dans ce dernier, ils écrivent : « Notre relation se fait avec les gens, pas la propriété, ou toute forme de propriété. Nous questionnons l’ordre des priorités de ce pays, le fait que la propriété - comment défendre la propriété et comment expandre la propriété - semble toujours être prioritaire sur les gens et les besoins des gens. »¹ À une époque où le sampling, le recyclage, le détournement, l’emprunt, le sabotage, l’information, la lutte, le déguisement… sont devenus des pratiques courantes de l’art, envisager de penser l’art et le copyleftt revient avant tout à prendre en considération ces gestes artistiques et de les reconnaître pour ce qu’ils sont. Et si le principe même du copyleft pose problème à l’époque de l’ultra capitalisme, il ne faut pas oublier qu’en art, ce type de pratique fait partie de l’histoire. La question de l’identification de l’auteur, dans les ateliers de peintures de la Renaissance, ou encore chez les auteurs de l’Antiquité grecque reste, aujourd’hui encore, un véritable problème. L’utilisation de la citation, en musique, comme dans les arts plastiques est désormais devenue commune. Un art hors du champ de l’art, un art créant un rapport entre la cité et l’individu, entre l’artiste et le passant, entre un idéal et son application dans le réel. En se positionnant du côté de la rue, de la générosité, de la gratuité, de la prolifération, de l’information… les artistes activistes s’opposent aussi à la rigidité des lois, la privatisation de la culture et des espaces publics. Une opposition radicale s’opère entre, d’un côté, les ‘‘pirates’’, qui luttent contre la suprématie des institutions artistiques et politiques en déplaçant les pratiques artistiques de leurs lieux habituels. Et de l’autre côté, nous avons des artistes ‘‘colons’’, propriétaires de leurs images, qui s’approprient l’espace public comme étant leur espace et qui développent une pratique muette pour ces dites institutions. Dans un texte intitulé : Mise en commun et résistance publié dans la revue Allotopie (numéro B, Copyleft, Éditions Incertain, Décembre 2003), Roberto Martinez parle de l’allotopie comme « une réelle tentative d’économie d’échange et de réappropriation du sens profond du rôle et de la fonction sociale d’un artiste.» Dès lors, si l’on considère que l’artiste a un rôle à jouer dans la société, qu’il se doit d’être au contact du public par tous les moyens qui lui sont proposés, il est envisageable d’affirmer, et je le pense, que les artistes se doivent de rester du côté des pirates.

¹ « Our concern is with people, not property, or any form of property. We question the order of priorities in this country, the fact that property - how to defend property and how to expand property - always seems to have priority over people and people’s needs. » 18 Mars 1970, GAAG, Poppy Johnson, Jon Hendricks, Jean Toche.

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ART ACTIVISTE, 2013 Les textes publiés dans ce journal ont tous été écrits par Alex Chevalier, entre 2011 et 2013 sauf Manifesto 1967 et I accuse qui sont signés par le Guerilla Art Action Group et datent respectivement, de 1967 et 1968. Directeur de publication : Alex Chevalier Conception graphique : Alex Chevalier Enseignants référents : Cécile MonteiroBraz et Cédric Loire Impression : ESACM Pour leur aide, leur soutien et leur accompagnement tout au long de la réalisation de ce journal, la rédaction tient à remercier : Andy Bag, Pierre Baumann, Cécilia Bécanovic, Brigitte Belin, Barthélémy Bette, Antoine Dufeu, Jimmie Durham, Michel Gaillot, Juliette Gibelin, Cédric Loire, Josh MacPhee, Cécile Monteiro-Braz, Benjamin Sabatier, Jean Toche, Josselin Vidalenc et les artistes activistes pour le travail qu’ils font.


ART ACTIVISTE Alex Chevalier 2011-2013


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