UNE PRÉSENCE LATENTE Le contre-monument, un basculement dans la pratique commémorative
Il est vrai que les formes persistent, mais qu’en est-il de leur compréhension ?
Alexandra MALLAH Directrice de mémoire : Antonella DI TRANI
École Nationale Supérieure d’Architecture Paris Val-de-Seine Master 2, DE 5 : Production et usages de l’espace Année de soutenance 2020
TABLE DES MATIÈRES REMERCIEMENTS
p. 3
INTRODUCTION
p. 5
DÉFINITION DES MOTS CLÉS
p. 9
A PROPOS DE LA DICHOTOMIE MONUMENT, CONTRE-MONUMENT
p. 16
I - LE MÉMORIAL AUX JUIFS ASSASSINÉS D’EUROPE, DE PETER EISENMAN, ou l’abstraction comme expression de la contre monumentalité
p. 23
A - Comment figurer l’inconcevable ?
p. 25
B - Une spatialisation au service de la mémoire de la déportation
p. 36
C - Des pratiques de commémoration vives
p. 50
II - MONUMENT CONTRE LE FASCISME, DE J. GERZ, ou, de l’immuabilité à l’absence
p. 61
A - La disparition en opposition avec la permanence de la tradition classique
p. 63
B - Le passage d’une réception passive, à un engagement humain
p. 72
III - 2146 PAVÉS, MONUMENT CONTRE LE RACISME DE J. GERZ, ou, marquer l’espace de façon invisible, quels enjeux ?
p. 89
A - Une présence invisible
p. 91
B – Un mémorial qui coexiste avec l’espace public
p. 107
C - L’illégalité comme moteur du contre monumental
p. 116
CONCLUSION
p. 124
BIBLIOGRAPHIE
p. 127
ICONOGRAPHIE
p. 133
TABLE DES ANNEXES
p. 141
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REMERCIEMENTS :
Pour commencer, je tiens à remercier ma directrice de mémoire Antonella Di Trani pour son suivi, ses encouragements et sa bienveillance. Merci d’avoir participé à rendre cet exercice aussi intéressant que plaisant tout au long de ce semestre. Je tiens également à adresser mes remerciements à Joséphine Bastard, Yankel Fijalkow, et Sabrina Bresson, qui m’ont guidée aux prémices de ma réflexion et donné les outils méthodologiques et bibliographiques qui ont permis le développement de mon sujet. Je souhaite aussi exprimer mes remerciements aux nombreuses personnes qui m’ont épaulée durant la conception de ce mémoire. Tout particulièrement, merci à Floriane Kepes pour ses innombrables indications et précisions qui m’ont permis d’intégrer des notions psychomotrices à mon analyse. Merci à Sarah Mallah d’avoir pris le temps de m’ouvrir à l’univers de la sémantique des mots, pour ses conseils et sa disponibilité. Et merci à Duncan Driffort pour les nombreuses discussions passionnantes, pour son intérêt et son soutien permanent. Enfin, je tiens à adresser mes sincères remerciements à mes parents, pour m’avoir donné le goût de la lecture et de l’écriture, qui ont contribué à rendre l’élaboration de ce mémoire agréable et passionnante.
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“Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, des artistes ont voulu provoquer la mémoire qu’est supposé épuiser le monument et renouveler sa fonction mémorielle.“ (1) Jean-Louis Tornatore
TORNATORE J-L. (2011), “Du deuil à la mémoire : présence des images anthropologie du monument“, in Béatrice Fleury et Jacques Walter, Qualifier des lieux de détention et de massacre (4), Nancy, PUN - Éditions Universitaires de Lorraine, p. 33.
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INTRODUCTION Issu du latin “monere“, qui veut dire avertir, rappeler, le monument, dans sa définition originelle, est un bâtiment qu’une communauté érige volontairement dans le but de se souvenir, et de marquer la mémoire des générations futures. Trois notions clés profondément imbriquées fondent le dispositif du monument : la temporalité, la mémoire et l’espace. Dans chaque société le passé se cristallise autour d’un fait et devient mémoire ; pour l’entretenir, on érige des monuments appelés à exercer une influence sur le futur : l’objectif, ne pas oublier. Ainsi le temps se verrouille dans une image, pénètre une matérialité grâce à laquelle il survit et peut même évoluer. Selon Pietro Conte “sur les monuments, le temps laisse donc sa marque, son empreinte, la trace qui révèle un passage, un chemin, une rencontre qui vient du passé, se produit dans le présent et s’ouvre à l’avenir“ (1). Le monument est un pont, il convoque le passé, le fait exister dans le présent et le tend vers le futur. La fixation du temps en un espace peut amener à se questionner sur les relations qu’entretiennent la trace et la marque avec la notion de temporalité : ce sont des indices qui témoignent d’une absence tout en la rendant présente. Métaphoriquement, il faut qu’un pied s’enfonce dans la terre, que le marcheur soit présent sur un lieu, pour qu’il y laisse sa marque. Mais pour que l’empreinte apparaisse clairement visible, exposée aux yeux de tous, il faut que le pied se soulève et par conséquence que le marcheur s’en aille(2). Par définition, le monument est une marque. À ce titre, il nous permet d’interroger le rapport au lieu dans la mise en mémoire, et le rapport qu’il entretient avec le lieu. Sa capacité de matérialisation rend possibles les processus de commémoration et de transmission, fondamentaux à la mise en mémoire. En effet le caractère palpable et matériel du monument permet de connecter les individus à un drame. L’architecture se met ainsi au service de la mémoire, car si cette dernière par définition est immatérielle, simplement pensée, nous avons besoin de la rendre physique afin de la partager : la mémoire s’accroche à la matière(3). Au début de son ouvrage La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paul Ricoeur met
(1) CONTE P. (2013), Une absence présente, figures de l’image mémorielle, textes réunis et présentés par Pietro Conte, Paris, Mimesis, 4ème de couverture. (2) VESCHAMBRE V. (2008), Traces et mémoires urbaines, enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 315 p. (3) Il convient cependant de préciser que le patrimoine n’est pas uniquement matériel, et que nous pouvons transmettre une mémoire sans nécessairement la concrétiser physiquement : il s’agit du patrimoine immatériel. Défini comme “les traditions ou les expressions vivantes héritées de nos ancêtres et transmises à nos descendants, comme les traditions orales, les arts du spectacle, les pratiques sociales, rituels et événements festifs, les connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers ou les connaissances et le savoir-faire nécessaires à l’artisanat traditionnel.“ le patrimoine immatériel témoigne du
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en évidence l’importance de la matérialisation dans le fonctionnement, la construction et le partage de la mémoire : “les choses souvenues sont intrinsèquement associées à des lieux. Et ce n’est pas par mégarde que nous disons de ce qui est advenu qu’il a eu lieu. C’est en effet à ce niveau primordial que se constitue le phénomène des “lieux de mémoire“ (...). Ces lieux de mémoire fonctionnent principalement à la façon de reminders, des indices de rappel, offrant tour à tour appui à la mémoire défaillante, une lutte dans la lutte contre l’oubli voire une suppléance muette de la mémoire morte“ (1). La question du souvenir et du culte des morts est probablement au fondement du travail de mémoire et de commémoration : les morts ont une matérialité et la localisation de cette matérialité apparaît essentielle pour le travail de deuil et de transmission. Soit parce qu’elle renvoie à l’endroit où un drame a eu lieu, soit parce que, à travers le dispositif de la tombe, elle restaure la présence du mort en arrimant son souvenir à la réalité d’une trace. Il est intéressant de noter que le monument, puisqu’il est un dispositif visant à faire remémorer le passé, renvoie aux notions d’intemporalité et de durabilité de l’architecture. De plus, par extension, le terme de monument désigne également une œuvre majestueuse, imposante, durable, etc. Il est ainsi généralement associé à une écriture architecturale monumentale. Un réflexe premier est alors d’envisager la monumentalité comme une caractéristique intrinsèque et indispensable au monument. Est-ce vraiment le cas ? Que se passe-t-il alors quand le monument, exempt de monumentalité, s’absente lui-même de manière intentionnelle ? Cette question nous amène à nous intéresser au dispositif du contre-monument. Spatialement indéfini, immatériel, voire invisible, il s’est construit en réponse à des enjeux sociaux et politiques. Lesquels ? Nous pouvons aussi nous demander comment ce dispositif contemporain permet le fonctionnement, la construction et la transmission de la mémoire. Pour explorer cette question, nous étudierons trois anti-monuments qui mettent chacun en tension des expressions différentes de la contre monumentalité. Il apparait important de préciser que ces trois mémoriaux sont un support de réflexion intellectuelle sur la façon de représenter et donc de transmettre la mémoire. Il s’agit de réfléchir aux enjeux de la contre-monumentalité : comment s’exprime-t-elle, que permet-elle, comment et pourquoi a-t-elle émergé et quel rôle joue-t-elle dans le processus de remémoration ? Dans un premier temps, nous interrogerons le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe, conçu par Peter Eisenman entre 2003 et 2005 à Berlin, afin de comprendre comment s’est opéré le glissement du monument au contre-monument. Puis nous nous concentrerons fait que le patrimoine culturel ne s’arrête pas aux monuments et aux objets, aux éléments physiques. (Site de l’UNESCO. https://ich.unesco.org/fr/qu-est-ce-que-le-patrimoine-culturel-immateriel-00003 (Consulté le 06/12/19)). (1) RICOEUR P. (2000), La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Seuil, p. 49.
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sur le Monument contre le Fascisme, pensé par Esther Shalev-Gerz et Jochen Gerz en 1986 à Hambourg. Cette œuvre reprend les questions que soulève le mémorial d’Eisenman, en approfondit certaines et en fait émerger de nouvelles. Il s’agit d’un pivot fondamental dans la réflexion de ce mémoire, autant métaphoriquement que conceptuellement. Enfin, dans une troisième partie nous questionnerons le Monument Invisible, également appelé 2146 Pierres, Monument contre le Racisme, créé par l’artiste Jochen Gerz. Il se présente comme l’aboutissement de la réflexion contre-monumentale de par la radicalité de sa forme et de son processus réflexif. De nombreuses lectures bibliographiques viendront nourrir cette étude. De plus, des entretiens serviront de base à notre réflexion. Il s’agira d’entretiens avec des individus ayant participé à la conception et à la construction de ces monuments, ils seront donc à même de nous faire part et du contexte et de leurs objectifs quand au processus de remémoration mis en œuvre. Nous interrogerons aussi des visiteurs de ces mémoriaux pouvant donc faire part de leur expérience. Enfin, parce que la pensée contre-monumentale ne passe pas uniquement par l’architecture, mais par les gens et la parole, nous nous entretiendrons avec des personnes qui bien qu’elles n’aient pas forcément visité ces mémoriaux, pourront apporter un approfondissement sur les questions abordées. L’observation de terrain, menée par moi-même, ou avec des éléments recueillis dans d’autres enquêtes, sera également une base de réflexion, notamment en ce qui concerne les pratiques des individus par rapport aux mémoriaux étudiés. Un dernier point méthodologique nourrit et construit ma réflexion dans ce mémoire : si l’importance de la représentation visuelle est fondamentale pour l’architecte que je suis, le pouvoir des mots, leur sens précis peut être particulièrement révélateur. Aussi, cette étude se base sur une analyse précise du sens des mots utilisés, leur racine, le vocabulaire employé pour les définir… En effet, deux mots en apparence synonymes peuvent entretenir des légères différences sémantiques qui, si on les exploite, génèrent des pistes de réflexion plus larges. La compréhension et l’utilisation des interstices de la langue (française, mais également allemande) confèrent une stabilité aux sujets étudiés ayant vocation à être partagés et transmis : tout part des mots. Il est également important d’expliciter un point : ce mémoire n’a pas pour but de réfléchir sur les émotions produites par des dispositifs d’ambiances et de scénographie. Il ne s’agit pas d’expérimenter des mémoriaux à travers la question de l’atmosphère, du parcours, des sensations générées par l’architecture. Cette étude s’intéresse davantage au processus de réflexion produit par un espace marqué, ainsi c’est la fonction sociale et politique de l’architecture qui est convoquée à travers le prisme des mémoriaux. Comment et pourquoi en est-on arrivé à produire ce type de monument ? Ce rapport a pour intention d’explorer les nouvelles formes de mise en espace des mémoriaux : déterminer
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les conséquences du tournant de la tradition commémorative et comprendre par quels processus les anti-monuments répondent aux nouveaux questionnements de la seconde moitié du vingtième siècle, et du début du vingt-et-unième. Pour finir, il convient d’emblée de faire part de l’une des premières difficultés rencontrées lors de cette étude. Il s’agit de le complexité de définition des termes phares de ce mémoire. “Monument“, “mémorial“, “contre-monument“, “anti-monument“ ces termes ont subi des modifications sémantiques en fonction des époques, des langues, des contextes, mais également des individus les employant. Ainsi d’un texte à l’autre, d’un dictionnaire à l’autre “mémorial“ et “contre-monument“ deviennent des termes analogues, où “mémorial“ est envisagé comme un “monument commémoratif“ tandis que “monument“ devient n’importe quelle architecture imposante par sa forme ou son esthétique. Également à propos des termes “contre-monument“ et “anti-monument“, selon les historiens, ou les artistes, les termes n’ont pas le même sens. Le travail de définition étant fondamental pour poser les bases d’une étude, il a fallu composer avec ces divergences.
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DÉFINITION DES MOTS CLÉS Pour définir la notion de monument il convient d’abord de le distinguer du monument historique. Comme Françoise Choay le rappelle, le monument dans sa définition originelle est un artefact destiné à “rappeler à la mémoire vivante, organique et affective de ses membres, des personnes, des évènements, des croyances, des rites, ou des règles sociales constitutifs de son identité“ (1). La nature affective de la destination du monument est fondamentale : il ne s’agit pas juste de livrer une information neutre mais d’“ébranler par l’émotion, une mémoire vivante“, c’est son rapport avec le temps vécu et la mémoire qui forge son essence. Toujours selon Françoise Choay, l’événement commémoré par le monument contribue à fonder l’identité d’une communauté, nationale, tribale, familiale(2). Cette définition s’est progressivement amoindrie au profit d’autres significations comme celle de Furetière en 1689 qui lui attribue une valeur archéologique en le désignant comme “témoignage qui nous reste de quelque grande puissance ou grandeur des siècles passés“ (3). Les valeurs historique, esthétique et prestigieuse qui lui sont peu à peu associées témoignent d’un glissement sémantique qui va s’effectuer jusqu’à aujourd’hui. En effet, de nos jours ce sont aussi l’émerveillement ou l’étonnement suscités par l’édifice qui fondent sa qualité de monument, la fonction mémorielle n’est plus la seule variable. Nous appellerons ce type d’édifice “monument historique“, qui en France, est un bâtiment recevant par arrêté, un statut juridique et un label destinés à le protéger, du fait de son intérêt historique, artistique ou architectural. Tandis que le terme “monument“ sera utilisé pour qualifier les édifices à but commémoratif, respectant sa définition originelle. A la vue de cette définition il apparaît important de préciser que les monuments historiques sont non intentionnels, tandis que les monuments sont intentionnels. Aloïs Riegl, dans son œuvre Le culte moderne des monuments, explique que bien qu’ils présentent tous deux une valeur de remémoration, les concepteurs des monuments historiques ne cherchaient pas volontaire à léguer leur culture ou leur art aux générations futures(4). Pour continuer, nous avons établi précédemment que la notion de monumentalité entretient des liens étroits avec celle de monument. Elle peut s’exprimer à travers des caractéristiques telles que la présence, la visibilité, l’émergence, la permanence dans le temps, la matérialité concrète. “Est monumental, un monument apparaissant comme lourd, (1) CHOAY F. (2009), Le patrimoine en question, Paris, Seuil, p. 4. (2) CHOAY F. (2009), Le patrimoine en question, Paris, Seuil, p. 4. (3) CHOAY F. (2009), Le patrimoine en question, Paris, Seuil, p. 5. Citation de Furetière dont l’œuvre n’est pas mentionnée. (4) RIEGL A. (1903), Le Culte moderne des monuments, sa nature, son origine, traduit et présenté par Jacques Boulet en 2003, Paris, L’Harmattan, 123 p.
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imposant, dont la masse est significative et imprime dans l’espace sa présence.“ (1). Cette définition pose la question de celle du mémorial. Les deux termes sont en effet particulièrement proches et il n’est pas évident de les distinguer. Un mémorial est “ce qui sert à conserver la mémoire de quelque chose“ (2). Il peut ainsi prendre différentes formes : un écrit ou un recueil sur lequel les événements mémorables sont consignés est un mémorial. Parfois, lorsqu’un étudiant décède, le mémorial se fait sous la forme d’une bourse d’étude à attribuer aux étudiants méritants, un mémorial peut également être un monument commémoratif. La notion de mémorial n’implique donc pas nécessairement l’idée d’une organisation spatiale, sculpturale ou architecturale. C’est là la différence avec le concept de monument qui lui la nécessite. Cependant, aujourd’hui, face à l’ambiguïté que soulève déjà le terme de monument et sa définition exacte, on a tendance à raccourcir la notion de mémorial à celle d’un monument commémoratif. Il est par ailleurs intéressant de s’attarder quelques instants sur ce que l’on peut tirer de cette définition. Nous avons mis en évidence plus tôt la relation extrêmement puissante qui lie la notion de mémoire à celle de l’espace, le caractère pérenne de l’architecture en fait un support de mémoire privilégié puisque les monuments durent tandis que nous mourrons. Cependant, il apparait que cette relation entre espace et mémoire n’est pas nécessairement intrinsèque au processus de mise en mémoire. Elle le facilite en effet énormément, pour les raisons exposées précédemment, mais la définition même de “mémorial“ que nous venons de donner montre que l’on peut passer par d’autres chemins que celui de la mise en espace pour transmettre la mémoire. L’écriture en est l’exemple le plus commun, une citation de Victor Hugo entre en résonance avec cette idée “Ainsi durant les six milles premiers années du monde, [...], l’architecture a été la grande écriture du genre humaine“ (3). Ainsi l’écriture, sans mobiliser les mêmes éléments que l’architecture, prétend également être un dispositif privilégié du processus de mise en mémoire. Il a été établi que le monument est une marque, il convient cependant de définir cette notion, ainsi que celle de trace. Bien que ces deux termes soient très proches puisqu’ils renvoient tous deux à la matérialisation dans l’espace d’une présence, ils se distinguent dans les registres d’intentionnalité et de temporalité. La trace n’est pas forcément signée (1) TROUCHE, D. (2016), “La forme du monumental : usage et circulation dans les représentations des morts dus à la Seconde Guerre mondiale“, Nouvelles perspectives en sciences sociales, vol 12, n°1, 111–132, p. 114. (2) Définition du Larousse. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/m%C3%A9morial/50406 (Consulté le 24/09/19). (3) HUGO V. (1831) [1904], Notre-Dame de Paris, Paris, Librairie Ollendorff, p. 144.
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ou identifiable comme une signature, elle n’est pas intentionnelle, tandis que la marque fonctionne comme une signature intentionnelle. Dans le registre de la temporalité : la trace renvoie à ce qui subsiste du passé alors que la marque est contemporaine, ancrée dans le présent. Le réinvestissement de traces et la production de nouvelles marques fonde le processus de mise en mémoire(1). Au regard des définitions de trace et de marque, superposées à celles de monument historique et de monument, nous pouvons dès lors établir que le monument historique est une trace, qu’il n’est pas intentionnel, et qu’il est un vestige du passé. Tandis que le monument, dans son intentionnalité et son caractère contemporain, est effectivement une marque. À propos de la mémoire, nous pouvons la définir comme “l’ensemble des faits passés qui reste dans le souvenir des Hommes, d’un groupe“ (2). C’est une portion du passé qui est mise en relief dans le présent d’une société. Elle peut être rejetée ou accueillie, dans son contexte de valeurs et de représentations, selon les besoins identitaires de cette société. Si une mémoire est intimement liée à une identité, on peut voir apparaître des mémoires plurielles, pouvant se concurrencer voir même entrer en conflit les unes avec les autres. Le principal enjeu de la mémoire est celui de la transmission, elle est formalisée par le monument et par la commémoration (dispositif qui permet l’organisation des mémoires et la construction identitaire par le repérage dans le temps). Il convient de préciser que l’on peut opérer une distinction entre mémoire collective et mémoire individuelle. Selon Pierre Nora, la mémoire collective est “le souvenir ou l’ensemble de souvenirs, conscients ou non, d’une expérience vécue et/ou mythifiée par une collectivité vivante de l’identité dans laquelle le sentiment du passé fait partie intégrante“ (3). Elle se distingue des mémoires strictement individuelles car ces dernières sont sujettes à une interprétation libre et ne représentent pas ce qu’un groupe, mais plutôt un individu, partage de son passé. Il parait aussi important de distinguer les termes de mémoire et de patrimoine, car la place prise par la mémoire a tendance à occulter celle, plus traditionnelle, du patrimoine. Si la mémoire renvoie davantage à des situations historiques tragiques, ou a quelque chose de détruit, sacrifié, le patrimoine est la conservation et la transmission des apports au monde, sans que la question de la perte ou de la mort n’entre en ligne de compte.
Enfin, nous pouvons donner une première définition à la notion d’anti-monument,
(1) VESCHAMBRE V. (2008), Traces et mémoires urbaines, enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 10 et 11. (2) Définition du Larousse. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/m%C3%A9moire/50401 (Consulté le 24/09/19). (3) NORA P. (1978), La mémoire collective, La nouvelle histoire sous la direction de Jacques Le Goff, Retz-CEPL, Paris, p. 398.
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que l’on pourra étoffer par la suite. Il est composé des mêmes trois piliers qui portent le monument, c’est-à-dire le temps, l’espace et la mémoire. Cependant ces notions ne s’envisagent pas de la même manière : l’anti-monument se forme par antagonisme au monument. L’expression “Gegen-denkmal“ est adoptée suite au travail de Jochen et Esther Gerz pour présenter le Monument contre le Fascisme qu’ils conçurent pour la ville de Hambourg en 1986. Selon James Young, historien des mémoriaux de la Shoah, les contre-monuments questionnent la prétendue durabilité et l’immobilité du monument en mettant en scène un processus d’invisibilisation inévitable. Dès son origine, ce concept porte certaines ambiguïtés. La complexité dont relèvent les termes “contre-monument“ et “anti-monument“ trouve probablement sa genèse dans le fait que ce ne sont pas les concepteurs du monument de Hambourg qui ont employé pour la première fois ce mot “Gegen-denkmal“ pour qualifier leur œuvre, mais l’historien James Young. Il emploie par ailleurs le terme “anti-monumental“ dans ses premiers écrits. Or, Esther Shalev-Gerz demandera à ce que l’on parle plutôt de “counter-monument“. En effet, selon l’artiste l’utilisation du mot “contre“ suggère que le monument, même s’il est “contre“ la tradition classique, reste un monument. Au contraire, d’après elle, le terme “anti“ sous entend que l’œuvre n’est plus un monument.
« Contre » c’est qui est là, l’un contre l’autre, il y a un monument et nous on en fait un contre, en face. Alors que le terme « anti », [...] tout de suite ça perd son statut de monument.(1)
Le préfixe “anti“ du latin “ante“, “avant“ exprime ce qui est opposé, contraire à ce que désigne le mot préfixé. Il nous vient aussi du grec “anti“, “en face de“, “contre“ (2). Le terme “en face de“ nous évoque l’idée d’une proximité, en plus de l’opposition. Cependant, dans l’opinion publique l’utilisation du mot “anti“ renvoie davantage à l’idée de contraire et donc à un détachement total d’un élément par rapport à un autre. Un anti-monument serait selon cette idée, comme le dit Esther Shalev-Gerz, quelque chose qui n’est pas un monument et qui ne porte donc pas en lui les trois piliers (temps, espace et mémoire) qui caractérisent ce dispositif. Or, si l’on se penche sur l’analyse du terme “contre“, il est emprunté au latin “contra“ (“par opposition“, ou “près de“) et marque l’inversion, la direction opposée, la contradiction, mais également la proximité (Ex : sa maison est contre la mienne) par rapport à l’élément auquel il est associé. Cette notion de proximité, ici clairement établie, (1) SHALEV-GERZ E. (2020), entretien personnel. (2) Définition du Larousse https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/anti-/3924 (Consulté le 20/01.20).
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marque une différence sémantique entre “anti“ et “contre“. Cependant, malgré la position d’Esther Shalev-Gerz, et malgré la prise en compte du sens actuel du terme “anti“ dans l’opinion public, il n’est pas simple de mettre de côté l’expression “anti-monument“ pour qualifier le dispositif étudié. Déjà parce que, même si l’artiste a insisté pour que le terme adopté soit celui de “contre-monument“, de nombreux critiques et historiens s’étaient déjà emparés de l’expression “anti-monument“. Mais par-dessus tout, car il apparait qu’en 2002, Sacha Craddock, Jean-Daniel Magnin, Béatrice Micheli, Gérard Wajcman, et surtout Jochen Gerz, publient un livre intitulé L’Anti-Monument, Les mots de Paris (il s’agit du titre original français), qui relate la conception d’un contre-monument à Paris par Jochen Gerz. L’adoption officielle du terme “anti-monument“ par l’un des créateurs de l’œuvre de Hambourg remet en perspective les idées que nous avons développées précédemment. Ainsi, durant ce mémoire, nous utiliserons les termes “contre-monument“ et “anti-monument“ pour désigner le même dispositif “Gegen-denkmal“, en admettant qu’il s’agit de synonymes, même si nous gardons à l’esprit l’ambiguïté qui flotte autour des utilisations de ces deux expressions. Nous ne parlerons cependant pas de “non-monument“ car le préfixe admet une négation du terme qui ne se définit pas par opposition mais par une non existence du mot préfixé. En Allemagne, il s’agissait au lendemain de la Seconde Guerre mondiale d’entrer en rupture avec les codes monumentaux utilisés par les nazis : une histoire politique et culturelle est ainsi ancrée dans ce terme. Par ailleurs, les contre-monuments, en organisant leur propre absence, remettent en question le travail d’oubli confié au monument, provoquent un débat, une réflexion, et permettent ainsi un transfert de la qualité des monuments aux habitants ou visiteurs eux-mêmes. Selon l’artiste Rafael Lozano-Hemmer l’anti-monument “réfère à une action, une performance, qui rejette clairement la notion d’un monument développé depuis un point de vue élitiste et comme un symbole de pouvoir“ (1). A propos du dispositif de l’anti-monument, Jochen Gerz dit “Pour moi, le terme monument est dépassé puisque le monument s’érige normalement dans un contexte d’histoire positive. Il « mémorise » un événement remarquable comme une bataille victorieuse par exemple. Lors d’une guerre, il y a des vainqueurs et des vaincus. Parler de sa victoire au milieu de la souffrance des perdants, c’est assez délicat. Si l’on tient compte du XXème siècle, et particulièrement de l’histoire allemande pendant la Seconde Guerre mondiale, on peut, aujourd’hui, aisément comprendre le sentiment d’être non seulement vaincu, mais aussi coupable. Cela remet en cause le terme même de monument. Le rapport habituel d’un individu, voire d’une nation, avec le monument est
(1) LOZANO-HEMMER R. (2002), “Alien Relationships with Public Space“. TransUrbanism, Rotterdam, V2_Publishing/NAI Publishers, p. 73. “Refers to an action, a performance, which clearly rejects the notion of a monument developed from an elitist point of view as an emblem of power.“ Traduction de l’auteur.
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également perturbé“ (1). Cette citation nous éclaire notamment sur le contexte d’émergence de ce dispositif. Pour continuer, il apparait important de clarifier que les caractéristiques visuelles et spatiales citées précédement ne constituent pas l’essence même du contre-monument. En effet c’est la réflexion, le processus de pensée qui implique des enjeux humains (et non pas uniquement architecturaux ou plus largement spatiaux) qui fonde l’anti-monument. Il va donc de soit que la démarche anti-monumentale ne se résume pas à une mise en espace nouvelle : un monument enterré, immatériel ou invisible n’est pas automatiquement un anti-monument. Ce sont les raisons pour lesquelles il est enterré, immatériel, invisible, ou autre qui en font un contre-monument. L’architecture n’est ainsi qu’un moyen d’exprimer, communiquer, et d’interroger une pensée réflexive. Ainsi, la spatialisation d’un contremonument n’est que la traduction formelle d’une démarche reflexive. Nous remarquerons par ailleurs que cette démarche est contestataire d’une forme de pouvoir institutionalisé véhiculée par les monuments classiques.
Nous avons donc établi les différentes définitions des concepts fondamentaux qui structurent ce mémoire. À propos des termes de mémorial, monument et anti-monument, il est important de caractériser la nature des liens qui les unissent. À l’issu de ces définitions, nous pouvons considérer qu’un monument, et un anti-monument sont des mémoriaux, puisque ce sont trois dispositifs cherchant à remémorer un évènement, une personne, etc. De plus, les monuments et les contre-monuments portent en eux le principe de la mise en mémoire spatialisée dans l’espace (par l’architecture, la sculpture, l’œuvre d’art, la performance de marquage de l’espace, etc). Mais les processus par lesquelles ils la transmettent ne sont cependant pas les mêmes, c’est là que se trouve leur différence, qui peut tendre vers l’opposition. Enfin, comme nous l’avons précisé précédemment, un antimonument ne peut pas être assimilé au terme “non-monument“ et ils n’entretiennent par définition aucun lien.
(1) GERZ J. (2008), Hors d’œuvre, le journal de l’art contemporain, Dijon Bourgogne France Europe, entretien réalisé par BLANCHARD A., Granit, n°21, p.1.
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MÉMORIAL
NON MONUMENT
MÉMORIAL
ANTI-MONUMENT ou CONTRE MONUMENT
MONUMENT NON MONUMENT
ANTI-MONUMENT ou CONTRE MONUMENT
MONUMENT
Fig. 1 Schéma résumant les liens qui structurent les dispositifs de mémorial, contre-monument, monument, et non monument.
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A PROPOS DE LA CONTRE-MONUMENT
DICHOTOMIE
MONUMENT,
Les caractéristiques spatiales qui distinguent un contre-monument d’un monument classique ne sont qu’une conséquence d’un bouleversement des enjeux traditionnels du mémorial qui semble s’être opéré à la suite de la Seconde Guerre mondiale. En effet, si le monument a toujours existé, ses enjeux se situaient, jusqu’à la première guerre mondiale, dans des valeurs de commémoration et de glorification : en témoignent les nombreuses plaques et monuments aux morts ayant fleuri dans les villages, qui honorent les soldats partis au combat et leur victoire contre la barbarie. Cependant, ces monuments nationaux voués à l’entretien du grand récit collectif se trouvent remplacés par une culture du souvenir qui ne repose pas sur les mêmes enjeux et donc pas sur les mêmes formalisations architecturales. En effet, face à l’horreur de la déportation durant la Seconde Guerre mondiale, d’autres enjeux mémoriaux émergent : l’avertissement ; ne plus jamais reproduire ce qui s’est passé, et la pédagogie ; transmettre par l’apprentissage. Il apparait intéressant de noter que ces différentes valeurs du mémorial sont exprimées dans la langue allemande. “Denkmal“ qui vient de “denken“ , “penser“, se présente comme un objet pour se souvenir : “un monument à la mémoire d’un évènement positif“ (1). Ainsi, nous aurons tendance à utiliser ce terme pour caractériser les monuments de la tradition classique. Il est par ailleurs intéressant de noter que l’étymologie du mot “denkmal“ révèle le lien qu’il existe entre la pensée, l’imaginaire, l’idée (autant de termes traitant de l’immatérialité et renvoyant à la notion de souvenir) et sa matérialisation concrète. L’origine du terme “denkmal“ entre ainsi en totale concordance avec la définition du monument donnée par Françoise Choay, plutôt qu’avec celle de monument historique qui résulte du glissement sémantique évoqué précédemment. Pour continuer, “Ehrenmal“, quant à lui, est le monument qui glorifie. Enfin “Mahnmal“, issu du verbe “mahnen“ qui signifie selon les cas “mettre en demeure“, “sommer“, “avertir“ ou “rappeler“ est élaboré dans un contexte d’histoire contemporaine et confère la notion d’avertissement : “monument pour mettre en garde face à un événement néfaste“ (2), en continuité avec ce dernier terme, le contre-monument se positionne comme un dispositif de prévention et d’alerte par rapport à la résurgence du passé. Il est d’ailleurs intéressant de constater que le mot “mahnmal“ semble ne pas être apparu avant les années 80, moment où les artistes ont commencé à créer une nouvelle forme de mémorial pour remémorer la Shoah. (1) GERZ J. (2008), Hors d’œuvre, le journal de l’art contemporain, Dijon Bourgogne France Europe, entretien réalisé par BLANCHARD A., Granit, n°21, p.1. (2) GERZ J. (2008), Hors d’œuvre, le journal de l’art contemporain, Dijon Bourgogne France Europe, entretien réalisé par BLANCHARD A., Granit, n°21, p.1.
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Ainsi, le monument, issu de la tradition classique, se présente comme un dispositif institutionnalisé représentant un contenu défini et de mémoire dans le sens où il porte une fonction idéologique traditionnelle de célébration et d‘imposition d‘une mémoire collective. Peu sujet à l’interprétation, il se positionne davantage dans la contemplation et prend ainsi la forme d’un objet frontal, visible, organisant l’espace et les individus autour de lui. La présence, l’émergence, la permanence dans le temps, la matérialité concrète (lourde, pérenne, ancrée) sont les caractéristiques visuelles à travers lesquelles s’exprime la monumentalité d’un monument. Patrick Chamoiseau dira à ce titre que le monument “témoigne toujours d’une force dominante enracinée et verticale“ (1). Il convient cependant de préciser que la critique que les contre-monuments ont de la monumentalité n’est pas tant une critique de la masse des monuments, mais davantage du style de leur implantation et de leur fonction idéologique figée dans une tradition obsolète. Après la Seconde Guerre mondiale, la fonction du monument va progressivement se modifier et une nouvelle spatialisation du mémorial va émerger en résonance avec les nouveaux enjeux mémoriels cités plus haut. Les contre-monuments ôtent aux monuments le privilège d’incarner la mémoire publique et la replacent dans le flux des activités de recherche historiques, de témoignages de l’Homme… L’anti-monument ; un dialogue avec l’environnement dans lequel il se situe et donc avec les individus qui s’y déplacent. De plus, il provoque également un débat, un processus de remémoration davantage qu’une mémoire, susceptible d’évoluer. Il participe ainsi à la transmission d’une mémoire commune, pouvant se renouveler, pouvant être interprétée de différentes manières en fonction des individus : vivante. Un ensemble de notions théoriques sont attachées à l’expression de la contremonumentalité. L’analyse des différents mémoriaux du corpus montrera comment ces concepts servent le principe de l’anti-monumentalité, et jusqu’à quel degré ils peuvent être mobilisés. Pour commencer, l’abstraction. Du latin“abstractus“, du verbe“abstraho“ (“tirer, traîner loin de, séparer de, détacher de, éloigner de“) (2) au XVIème siècle, ce nom désigne le fait de s’isoler de la société. Aujourd’hui, d’après la définition du Larousse, il s’agit d’une opération intellectuelle qui consiste à isoler par la pensée l’un des caractères de quelque chose et à le considérer indépendamment des autres caractères de l’objet. Il existe aussi différents types d’abstraction. L’abstraction par simplification consiste à simplifier une réalité trop complexe pour être pensée. Il s’agit alors de négliger ce qui n’a pas d’importance ou de
(1) CHAMOISEAU P. (1994), Guyane : traces-mémoire du bagne, Paris, CNMH, p. 16. (2) Dictionnaire du Gaffiot.
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pertinence au profit de ce qui en a. Au sens de l’abstraction par simplification, l’abstrait est nécessairement plus simple que le concret. L’abstraction par généralisation peut consister à remonter d’un ensemble d’éléments particuliers vers ce qui leur est commun. Au sens de l’abstraction par généralisation l’abstrait est nécessairement plus général que le concret. Enfin, l’abstraction par analyse ou par sélection peut consister à isoler une propriété particulière de ses déterminations ou de ses relations. Au sens de l’abstraction par analyse l’abstrait est toujours plus pur ou mieux isolé que le concret. Dans le cadre des beaux-arts, l’abstraction est un synonyme de non-figuration et se dégage ainsi de toute représentation ; dans la peinture par exemple, créer un univers parallèle sans aucun rapport avec la réalité immédiate. Cependant, lorsqu’il s’agit de mémoriaux, le terme abstraction ne renvoie pas à quelque chose d’entièrement imaginaire ou irréel. Il s’agit davantage d’éviter de faire référence à quelque chose d’identifiable, de ne pas produire des images. Les contremonuments mobilisent l’abstraction comme un art qui peut représenter un évènement, un drame, de façon réelle, sans que ce soit pour autant concret et explicite. On peut dans un second temps s’intéresser à l’opposition entre unité et dispersion. Nous verrons en effet que les monuments issus de la tradition classique s’affirment comme des objets compacts et unifiés, une implantation spatiale opposée au principe de la dispersion qu’exploitent certains anti-monuments. D’après le Larousse, l’unité est le “Caractère de ce qui est considéré comme formant un tout dont les diverses parties concourent à constituer un ensemble indivisible“ (1), tandis que la dispersion est l’“action de disperser, de fragmenter ses efforts, ses activités, son attention, etc. ; éparpillement“ (2). Il est intéressant de voir que les termes “dispersion“, “fragmentation“, “éparpillement“ sont connotés péjorativement dans l’opinion commune, a contrario, de “unité“, “tout“, “indivisible“. En effet, la fragmentation évoque un lien rompu, quelque chose de cassé, alors que la société actuelle valorise davantage ce qui a du lien, ce qui est construit, fort et unifié. Or, les contre-monuments convoquant le principe de la dispersion ne portent en aucun cas cette valeur négative, la fragmentation renvoie davantage ici à la diffusion du mémorial dans un espace très vaste. Ainsi le visiteur est entièrement immergé dans le lieu qu’il visite, il en fait l’expérience sensorielle. Généralement, les monuments fabriquent une bulle spatiale et temporelle entièrement tournée vers la question mémorielle et sa commémoration. Un principe intéressant qu’utilisent certains contre-monuments est de ne pas s’isoler de l’espace public pour mettre en mémoire, mais coexister avec ce dernier. Ainsi, certains anti-monuments vont fabriquer une place que les passants peuvent investir, d’autres vont se servir d’un
(1) Définition du Larousse https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/unit%C3%A9/80611 (Consulté le 17/01/20). (2) Définition du Larousse https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/dispersion/25947 (Consulté le 17/01/20).
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espace “vivant“ continuellement traversé par les individus, au cœur des flux et des activités, pour mettre en mémoire. Enfin, certains vont s’insérer de manière à ne pas cannibaliser leur environnement, mais composer avec ce dernier. Pour continuer, la notion de mobilité est régulièrement retrouvée quand il s’agit d’étudier des contre-monuments. En effet, elle entre totalement en résonance avec l’idée défendue par les anti-monuments selon laquelle la mémoire n’est pas figée, mais se renouvelle perpétuellement. Sachant cela, de nombreux mémoriaux se mettent eux-mêmes en mouvement et font ainsi réfléchir à la question de l’évolution, de la transformation. C’est d’ailleurs dans cette optique que nous tenons à employer le terme de “processus“ de remémoration, plus que simplement “mémoire“. La définition de ce terme nous éclaire sur ces questions de transformation et de mouvance continuelle. En effet, selon le Larousse, un processus est un “enchaînement ordonné de faits ou de phénomènes, répondant à un certain schéma et aboutissant à quelque chose“ (1). Le terme “enchaînement“ est fondamental puisqu’il exprime l’idée d’une progression et d’une possibilité de requestionner un principe : celui de la mémoire. Une autre expression de la contre-monumentalité convoquée dans de nombreux anti-monuments est celle de l’enterrement. En se construisant sous la surface de la terre, dans le sol, ils arpentent les questions de spatialisation “en négatif“ (“qui se définit seulement par l’opposition“ (2)), “à l’envers“ (“côté opposé à l’endroit, face par laquelle il est moins fréquent de regarder quelque chose ; verso, dos“ (3)), ou “en miroir“ (“qui se présente comme l’image inversée de quelque chose“ (4)). Le sol devient alors un plan de symétrie qui met en opposition, mais également en relation, deux objets. Ces notions font écho au principe même du terme “contre“ : les mots utilisés pour définir “à l’envers“ sont à ce titre particulièrement explicites puisque non seulement on fait état d’une opposition, mais aussi d’une proximité qui confirme les liens forts qui unissent les dispositifs de monument et de contre-monument. Enfin, la question de l’absence est également mobilisée dans la veine des contremonuments. Une définition du Larousse à propos de ce terme est “Fait pour quelqu’un ou quelque chose de ne pas exister ou de manquer“ (5). L’usage du mot “manquer“ suggère l’idée que ce n’est pas tant l’absence d’un monument qui est caractéristique de l’antimonumentalité, mais le vide qui est créé par cette soustraction et la symbolique qui s’y rattache. Cette pensée concorde d’ailleurs avec un autre mot similaire au terme “absence“,
(1) Définition du Larousse, https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/processus/64066 (Consulté le 17/01/20). (2) Définition du Larousse, https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/n%c3%a9gatif/54057?q=n%c3%a9gatif#53700 (Consulté le 17/01/20). (3) Définition du Larousse, https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/envers/30142 (Consulté le 17/01/20). (4) Définition du Larousse, https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/miroir/51730 (Consulté le 17/01/20). (5) Définition du Larousse, https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/absence/258 (Consulté le 17/01/20).
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qui est celui “d’invisibilité“. En effet, on dit de ce qui est invisible que l’on ne peut pas le voir, mais que l’élément n’est pas pour autant inexistant. La non existence d’un objet est ainsi à différencier de son absence, ou de son invisibilité, puisque dans ces cas-là l’objet est présent d’une certaine manière : dans le creux, le manque, le vide, la latence que sa disparition suggère. Nous attirons en passant l’attention sur le fait que dans certains dictionnaires des synonymes, “absence“ est considéré comme un synonyme d“‘abstraction“. Ainsi, nous allons retrouver ces concepts tout au long de cette étude, mobilisés avec plus ou moins d’intensité. On remarquera que la plupart des contre-monuments étudiés ou mentionnés ne convoquent pas une seule de ces notions, mais se trouvent généralement au croisement de plusieurs d’entre-elles. Le but de ce mémoire est donc de montrer comment ce champ théorique est appréhendé et réinvesti dans la conception d’anti-monuments. De plus, pour en revenir à la dichotomie monument, contre-monument, il apparait important de préciser que le dispositif de l’anti-monument ne se situe pas en rupture totale avec celui du monument : il s’agit davantage d’un glissement progressif. Ainsi, nous envisageons ces artefacts comme deux extrémités d’un spectre et non deux catégories hermétiques l’une à l’autre (Fig. 2). Sur ce spectre se situent des œuvres architecturales, artistiques ou des sculptures, qui, sans appartenir exclusivement et indubitablement à l’une ou l’autre des deux familles, tendent davantage vers l’une ou vers l’autre. Ce rapport est d’ailleurs construit sur cette image : les anti-monuments étudiés ne mobilisent pas les expressions de la contre monumentalité avec la même intensité. Nous envisageons ainsi ce mémoire comme une progression depuis un monument qui questionne simplement l’antimonumentalité, jusqu’à une œuvre qui la convoque dans son expression la plus radicale. Par ailleurs, nous avons noté qu’avant la Seconde Guerre mondiale la tradition commémorative s’exprime par le biais de l’art de la sculpture. Or, à l’issue de cette guerre, le besoin de mettre en mémoire non pas par la sculpture, mais par l’architecture devient de plus en plus important. Vont alors émerger de nombreux monuments architecturaux(1) qui permettent une mise en mémoire par l’expérimentation d’un espace, comme c’est le cas pour le mémorial d’Eisenman de Berlin. Nous sommes donc à une époque qui voit naître d’un côté les contre-monuments, et d’un autre, en même temps, les monuments liés à une expression architecturale, deux dispositifs qui résultent des mêmes préoccupations sociales et politiques. Or, nous verrons par la suite que les monuments architecturaux convoquent certaines expressions de la contre-monumentalité. À la vue de ces informations, il est (1) Le terme “monument architectural“ renvoie ici à un monument commémoratif dont la finalité spatiale est une architecture, et non pas une sculpture ou une œuvre d’art. C’est le cas par exemple du mémorial des Martyrs de la Déportation à Paris, de Georges-Henri Pingusson.
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important de lever l’ambiguïté sur un point : si l’on peut considérer que tous les monuments architecturaux peuvent tendre vers la contre monumentalité, tous les contre-monuments ne sont pas nécessairement des monuments architecturaux(1). Quoi qu’il en soit, qu’il s’agisse de monuments classiques, de monuments architecturaux ou de contre-monuments, ces dispositifs nous informent sur ce qu’une société exprime, conserve ou évacue de son histoire à un moment donné. L’observation de ces lieux, leur analyse formelle, la compréhension de leur processus de conception et également les modifications qu’ils ont subies au cours de l’Histoire permet de rendre compte de la façon dont nous allons écrire l’Histoire, ce que nous allons en retenir et ce qui sera transmis aux générations postérieures. La mémoire est façonnée par les Hommes, elle peut être réinterprétée, tronquée, effacée, elle est le croisement d’une infinité de consciences… Ainsi les monuments forment des lieux qui mobilisent la politique, l’éthique, la culture, la didactique, les arts, et bien évidement l’Histoire. Pour le dire autrement : d’un côté, le bouleversement des codifications spatiales des monuments révèle un changement de pensée sur la façon de se représenter et de se positionner par rapport à des évènements. Mais le résultat formel de ces multiples pratiques et réceptions subjectives fabrique aussi un nouveau lieu qui génère sa propre mémoire et devient un lieu qui participe lui aussi à une écriture donnée de l’Histoire. Ces réflexions nous informent ainsi sur la complexité et la pluralité d’échelles et d’époques avec lesquelles les dispositifs mémoriels composent.
(1) En effet, certains anti-monuments du corpus, ou certaines références mobilisées sont des monuments de sculpture ou d’œuvre d’art.
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ANTI-MONUMENT ou CONTRE MONUMENT
MONUMENT
Changements de la façon d’appréhender, de représenter et de transmettre la mémoire
Mémoire
Processus de remémoration
Fig. 2 Ci-dessus, un schéma représentant la nature du lien entre monument et anti-monument.
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I - LE MÉMORIAL AUX JUIFS ASSASSINÉS D’EUROPE, DE PETER EISENMAN, ou l’abstraction comme expression de la contre monumentalité Le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe est inauguré le 10 mai 2005, et ouvert au public deux jours plus tard. Il commémore les victimes juives déportées et exterminées par les nazis au cours de la Seconde Guerre mondiale. Il est situé au centre de la capitale Allemande, Berlin, entre la porte de Brandebourg et la Potsdamer Platz. Le projet naît en 1988, à l’initiative d’un groupe de citoyens menés par Lea Rosh(1) et Eberhard Jäckel(2). Il est conçu par Peter Eisenman(3), et Richard Serra(4) qui se désolidarisera par la suite du projet et refusera finalement que son nom soit mentionné. Cette anecdote témoigne des difficultés auxquelles s’est heurtée la réalisation du mémorial. Le monument prend la forme d’un champ de 2711 stèles de béton dont la hauteur varie de zéro à quatre mètres soixante dix. L’ensemble, disposé en maillage, s’étale sur une surface de 19 073 m2. Le style d’implantation du mémorial se fait ainsi sous la forme de la multiplication de la figure du rectangle, qui fabrique une énorme nappe uniforme. Très basse en périphérie, elle avoisine les cinq mètres au cœur du mémorial. Sous ce monument se trouve le Ort der Information, le lieu d’information, un espace muséal qui contient le nom de toutes les victimes juives recensées par le musée israélien Yad Vashem. On peut également voir une exposition de photos, vidéos et articles de journaux retraçant l’histoire de l’Holocauste. Depuis la modification de la loi du 3 juillet 2009, l’exposition consacre également une partie dédiée aux homosexuels persécutés sous le national-socialisme ainsi qu’aux Sinti et aux Roms assassinés. Des trois mémoriaux étudiés dans ce rapport, celui-ci est celui dont l’expression contre-monumentale est la moins évidente. En effet, la matérialité, l’importance du site et la hauteur des plus grandes stèles peut poser certaines questions puisque ces éléments sont en continuité avec la tradition commémorative classique monumentale. Il convient à ce titre de rappeler que la pensée contre-monumentale n’entre pas en rupture totale avec la tradition classique et que certains mémoriaux se trouvent ainsi à cheval entre ces deux dispositifs, tendant plus vers l’un, ou vers l’autre. L’étude de cet anti-monument pose les bases d’une analyse de la veine des contre-monuments et amorce ainsi une progression. (1) Née à Berlin en 1936, Lea Rosh est une animatrice de télé, journaliste et activiste politique allemande. (2) Né en 1929 à Bremerhaven et mort en août 2018, Eberhard est un historien allemand dont les travaux les plus notables portent sur le rôle d’Adolf Hitler dans l’histoire contemporaine, le nazisme et la catastrophe de la Shoah. (3) Architecte et théoricien américain né en 1932, Peter Eisenman est une figure importante de la décontraction architecturale et intègre régulièrement un questionnement philosophique dans son processus de conception. (4) Né en 1939 à San Francisco, Richard Serrra est un artiste d’art rattaché au minimalisme et connu pour ses sculptures en métal.
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On peut par ailleurs noter que cette œuvre architecturale est communiquée sous deux noms en Allemand “Holocaust-Mahnmal“ (“Mémorial de l’Holocauste“) ou “Denkmal für die ermordeten Juden Europas“ (“Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe“). Bien que la langue française n’ait pas fait la distinction et ait traduit de la même façon les termes “mahnmal“ et “denkmal“, nous avons vu précédemment ce à quoi ces notions renvoient. Il est intéressant de voir que les deux noms utilisés portent en eux même l’ambiguïté que revêt ce mémorial par rapport à son appartenance aux dispositifs des contre-monuments, ou des monuments (nous verrons à ce propos par la suite que les anti-monuments suivants ne renferment pas la même incertitude). Pour finir, l’étude de ce mémorial consiste en la détermination, la compréhension et l’intégration des dispositifs spatiaux pour produire un processus de remémoration différent de ceux produits par les monuments traditionnels qui se sont multipliés depuis la première guerre mondiale. Trois axes de réflexion nous permettent ainsi d’appréhender la position contre monumentale de cette œuvre. Ils se déclineront en trois sous parties pouvant être résumées par les oppositions de mots suivantes :
Réalisme - abstraction Observation - Expérimentation Injonction - Appropriation
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A - COMMENT FIGURER L’INCONCEVABLE ?
La tradition commémorative a été étroitement liée à l’art de la sculpture jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Les monuments commémoratifs sont généralement érigés pour commémorer les soldats morts au combat. Ils prennent alors la forme de stèles, statues, plaques commémoratives, exprimant des valeurs patriotiques telles que la patrie, la gloire, la liberté… Ces sculptures sont traditionnellement situées en hauteur, sur un piédestal (on remarque à ce titre que c’est la sculpture qui commémore, l’architecture ne servant que de socle pour la surélever) et entourées d’une grille mettant à distance les individus. A titre d’exemple, plus de 36 000 monuments aux morts seront construits en 1920, parfois même en série. Presque toutes les communes de France se dotent de “leur“ monument aux morts, parmi les plus connus nous pouvons citer Le Poilu Victorieux d’Eugène Bénet(1), installé dans près de 900 communes françaises. Nous pouvons également citer l’œuvre de Gaston Broquet(2). Ainsi, dans une volonté d’unification patriotique, on remarque l’utilisation perpétuelle de sculptures allégoriques mettant en scène des soldats triomphants, exprimant leur courage, et la gloire de la victoire. La représentation d’une figure réaliste est omniprésente. Or, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le traumatisme de la déportation, de par son caractère industriel, systématique et bureaucratique, combiné au fait que les victimes ne sont plus uniquement des soldats mais en grande partie des civils, remet en question les codes de la commémoration traditionnelle. Par ailleurs, dans l’optique où certaines nations doivent commémorer des victimes des crimes qu’elles ont elles-même perpétrés, les enjeux de la mise en mémoire sont d’autant plus complexes. Un ensemble de questions délicates surgissent alors quant à la représentation de la déportation. Comment figurer l’inconcevable ? Comment rendre compte d’un évènement aussi dramatique ? Comment transmettre cette mémoire jusqu’alors inconnue ? On comprend rapidement que la sculpture figurative n’est pas en capacité de commémorer le drame de la Shoah. Premièrement car la mort de millions de juifs de façon aussi abominable est probablement trop horrifiante pour être représentée de façon concrète. Ensuite parce que “montrer“ l’Holocauste comme on montrait les soldats victorieux ne suffit plus pour rendre
(1) Né en 1863 et mort en 1942, Eugène Bénet est un sculpteur français. Son oeuvre la plus connue est celle du Poilu victorieux. La statue brandit dans son poing droit une palme et une couronne de laurier, et arbore sur la poitrine la Légion d’honneur, la médaille militaire et la croix de guerres. (2) Né à Void Vacon en 1880 et mort en 1947, Gaston Broquet est un ancien combattant et auteur de nombreux monuments commémorant la Grande Guerre.
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Fig. 3 Le poilu victorieux, Eugène BEUNET, Monument aux morts de 1914 /18 , 1920 Troisvilles (Nord-Pas-de-Calais). Photo de Micheline Casier (août 2012).
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hommage et transmettre la mémoire de cet évènement. Les enjeux de la commémoration évoluent : la déportation doit être ressentie, voire vécue, pour être comprise. Or, la tradition sculpturale d’un objet posé sur un socle n’implique pas suffisamment le spectateur qui se trouve simplement dans une position de contemplation passive du passé, et non de son expérimentation. Enfin, nous pouvons nous interroger sur la légitimité de l’illustration figurative d’un tel évènement, à ce titre Georges Didi-Humerman a dit : “La Shoah est (…) « ce trou noir au milieu de nous »“ (1). Il apparait important de s’attarder quelques instants sur cette idée de “trou noir“ : un trou noir est un corps condensé dont le champ gravitationnel est si intense qu’il empêche toute matière et tout rayonnement de s’échapper(2). Il est ainsi caractérisé par une absence, un vide, un “rien“. Non représentable, non formulable… Au regard de la citation d’Huberman, peut-on vraiment prétendre pouvoir représenter cette catastrophe sous une forme réaliste ? Ne serait-ce pas une réduction de son importance et de son impact que de réussir à lui donner une image visuelle ? De façon encore plus claire, Lanzmann Claude, réalisateur du documentaire Shoah, a dit à propos du film de S. Spielberg La Liste de Schindler “L’holocauste est d’abord unique en ceci qu’il édifie autour de lui en un cercle de flammes, la limite à ne pas franchir parce qu’un certain absolu d’horreur est intransmissible : prétendre le faire c’est se rendre coupable de la transgression la plus grave. La fiction est une transgression, je pense profondément qu’il y a un interdit de la représentation“(3). Outre la question de la légitimité de la représentation, il convient également de rappeler que la religion juive relève d’un caractère iconoclaste et qu’au lendemain de la guerre, le recueillement se fera par la narration plutôt que l’image. Ainsi, si la sculpture classique ne permet pas de commémorer, quel art serait en mesure de transcender le visiteur, de transmettre le message de la déportation et d’impliquer l’individu dans le processus commémoratif ? L’architecture va progressivement s’imposer comme une solution, notamment à partir du travail de Georges-Henri Pingusson qui expliquera que “Ce qui fait la spécificité de l’architecte, c’est la possibilité qu’il a d’animer une construction et de lui conférer un langage, un pouvoir de communication“ (4). Ainsi l’architecte met en évidence le pouvoir de l’architecture pour transmettre des émotions et toucher le visiteur, là où la sculpture n’est plus opérante dans le cas de la déportation. Dans la même idée, Simon Texier(5), en parlant du Mémorial de la déportation de Paris dira “Ainsi (1) DIDI-HUBERMAN G. (2015), Sortir du noir, Les Éditions de Minuit, p. 8. (2) Définition du Larousse. https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/trou_noir/99640 (Consulté le 21/09/19). (3) CHERMETTE M. “Le parcours de l’ineffable“, Mémoire en architecture de master 2, sous la direction d’Emmanuelle Sarrazin, Paris, École Nationale d’Architecture de Paris Val-de-Seine, 2018, p. 11. Citation de Lanzman Claude. (4) PINGUSSON G-H. (2010), L’espace et l’architecture : cours de gestion de l’espace, 1973-1974, texte établi par Armelle Lavalou, Paris, Linteau, p. 23. (5) Né le 17 septembre 1969, maître de conférences à l’Université de Paris-Sorbonne, Simon Texier est titulaire d’une Maîtrise d’Histoire et d’un doctorat en histoire de l’art sur l’œuvre de l’architecte Georges-Henri Pingusson. Outre
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Fig. 4 et 5 Mémorial des Martyrs de la déportation, Georges-Henri PINGUSSON, 1962. Paris.
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revenait-il à l’architecture, seule, non pas de dire, mais de suggérer ce qu’avait été la déportation : la sculpture est affaire de matière dans l’espace et, partant, de présence ; or, c’est un travail sur l’absence qu’exigeait la déportation, sur l’espace dans la matière. Le Mémorial ne serait pas une sculpture ayant l’architecture pour support – c’est le cas de quasiment tous les monuments commémoratifs –, mais la manifestation d’un lieu, « l’envers du monument »“(1). Il est par ailleurs particulièrement intéressant de noter que bien que l’historien ne mentionne à aucun moment dans sa thèse le concept d’“anti-monument“, il s’approche de cette idée par l’utilisation des termes “envers du monument“. Pour finir sur cette question, nous pouvons encore une fois citer Simon Texier dans l’idée que le mémorial de Pingusson “ne pouvait, par définition, être essentiellement symbolique, puisqu’il renvoie à l’indicible, à l’inconnaissable. Le crime qu’il commémore ne peut être un référent“ (2) L’étude de ces citations relatives à la pensée de l’architecte de George-Henri Pingusson nous confirme les réflexions menées précédemment quant à la capacité de l’architecture à pouvoir mettre en mémoire une telle catastrophe. Dans ce contexte émerge ainsi la question de l’abstraction, qui permet de communiquer, commémorer et transmettre une mémoire : activant ainsi un processus de remémoration nouveau. Un des premiers monument utilisant le procédé de l’abstraction est le Mémorial des Vétérans du Vietnam, ou Mémorial des anciens combattants du Vietman, qui fait figure de pionnier. Il s’agit d’une œuvre installée dans les Constitution Gardens, près du National Mall, dessinée par l’architecte paysagiste Maya Lin(3). Achevé en 1982, le monument prend la forme d’un gigantesque mur de granit noir de cent cinquante mètres de longueur sur lequel sont gravés les noms des 58 156 Américains tués ou disparus pendant cette guerre. Un point particulier relatif à cette œuvre est les plusieurs controverses qu’elle a alimentées, conduisant à des ajouts au mémorial. Ainsi en 1984 est installée la statue des Trois Soldats, de Frederick Hart, en bronze, représentant trois soldats africain, caucasien et hispanique, faisant face au mur de Maya Lin. En 1993, on peut également voir s’ériger le Mémorial des Femmes du Vietnam, de Glenna Goodacre, dédié aux femmes américaines ayant servi pendant la plusieurs articles, ce travail a donné lieu à une exposition itinérante, principalement destinée aux unités pédagogiques d’architecture. (1) TEXIER S. “Georges Henri Pingusson, architecte (1894-1978) : l’architecte comme « transcendance poétique du concret », ou l’impossible doctrine“ Thèse de doctorat en Art et archéologie, sous la direction de Bruno Foucart, Paris, Université Paris-Sorbonne , 1998, p. 66 à 69. (2) TEXIER S. “Georges Henri Pingusson, architecte (1894-1978) : l’architecte comme « transcendance poétique du concret », ou l’impossible doctrine“ Thèse de doctorat en Art et archéologie, sous la direction de Bruno Foucart, Paris, Université Paris-Sorbonne , 1998, p. 66 à 69. (3) Née en 1959 à Athènes, Maya Lin est une artiste et architecte américaine connue pour son travail en sculpture et en landscape art.
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Fig. 6 et 7 Vietnam Veterans Memorial (Mémorial des Vétérans du Vietnam), Maya LIN, 1982. Washington D.C.
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Fig. 8 Three Soldiers Statue (Statue des Trois Soldats), Frederick HART, 1984. Washington D.C.
Fig. 9 Vietnam Women’s Memorial (Mémorial des femmes du Vietnam), Glenna GOODACRE, 1993. Washington D.C.
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guerre, la plupart étant infirmières. Ces sculptures renvoyant de façon évidente à la tradition commémorative classique (figuratives, en bronze…) ont été ajoutées car l’opinion public a grandement reproché au mémorial de Maya Lin son caractère abstrait. Le public déplorait en effet le fait que le mémorial ne rendait pas compte de façon suffisamment importante de l’horreur de la guerre. Sylvia Lacaisse(1) explique en effet que les gens ne sont pas encore prêts à cette époque, et par rapport à cette guerre, à voir commémorer une mémoire par un processus abstrait perçu ici comme un amoindrissement et une simplification de la figuration(2). Cependant, il convient de noter que quarante ans plus tard le mur de Maya Lin est largement adopté par l’opinion publique, témoignant en ce sens de l’évolution des mentalités relatives aux modalités de la mise en mémoire. Nous noterons que de la même façon que pour le mémorial du Vietnam, le contre-monument d’Eisenman subira certaines critiques relatives au manque d’efficacité de la forme, qui ne rendrait pas d’emblée lisible le rapport avec la Shoah. A présent que nous avons expliqué les raisons pour lesquelles les mémoriaux contemporains se tournent vers l’abstraction, il convient de déterminer les processus mis en place par le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe pour transmettre une mémoire nouvelle, différente de celle inculquée par les monuments traditionnels. La forme des stèles, le matériau, le nombre, la hauteur, ne se réfèrent pas à quelque chose de concret. Contrairement à l’architecture de Pingusson à Paris dans laquelle nous pouvons voir une forme de symbolique ne serait-ce que dans le nom donné à certains espaces tels que “la crypte“, rien dans le mémorial d’Eisenman ne renvoie à un élément particulier. Tout au plus se contente-il d’évoquer l’image de la pierre tombale de par les stèles de béton. L’anti-monument est de ce fait inexact. “C’est trop précis pour être une étendue de ruines, trop minéral pour un champ de blé, trop artificiel pour un paysage rocheux, trop monumental pour un cimetière et trop pénétrable pour un labyrinthe de béton“ (3). À partir de là, le contre-monument met en place une interaction avec le visiteur : l’absence d’élément concret auquel se raccrocher tourne l’attention du visiteur sur les matériaux, les formes, la composition de l’espace et l’harmonie et la tension qui résultent de l’agencement des blocs. En un mot : les sensations. L’abstraction fabrique une atmosphère propice à l’introspection et à la méditation, en même temps qu’elle génère un langage émotif fort. Plus encore, le champ de stèles, dépourvu de signification préétablie laisse la liberté (1) Diplômée de l’école nationale supérieure des Beaux Arts de Paris en 1982, et maître assistant à l’école d’architecture Paris Val-de-Seine, Sylvia Lacaisse s’intéresse de près à la question mémorielle dans l’art et dans l’architecture. (2) LACAISSE S. (2019), entretien personnel. (3) “It is too precise for an expanse of ruines, too stony for a field of corn, too artifficial for a rocky landscape, too monumental for a cemetery and too penetrable for a concrete maze.“ Traduction de l’auteur. Foundation for the memorial to the Murdered Jews of Europe. 2005. Materials on the memorial to the murdered Jews of Europe. Berlin: Nicolai. p.12.
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à chacun de produire des significations variables : il est sujet à l’interprétation du visiteur, qui se l’approprie, permettant ainsi de produire des mémoires multiples, différenciées et profondément personnelles. Il implique la subjectivité du visiteur. De plus, “Dans son parti pris de ne rien documenter, de ne pas représenter l’irreprésentable, mais de souligner le manque laissé par la Shoah, [le monument] revendique très clairement la prise en compte de la responsabilité des spectateurs et la sollicitation de sa mémoire“ (1). Aussi, le mémorial classique, puisqu’il est figuratif, oriente vers une contemplation du spectateur. Il produit un point de vue, une fenêtre depuis le présent, vers le passé. Nous pouvons reprendre l’exemple de la statue du Poilu Victorieux : on a figé le soldat dans le temps, en uniforme, dans sa position de triomphe. L’histoire s’est accrochée au mémorial, qui figure un évènement passé dans le présent. De plus, la figuration, puisqu’elle évacue la notion d’interprétation, provoque une injonction mémorielle : la puissance publique exprime un devoir de mémoire. Au contraire, l’abstraction du Mémorial pour les Juifs assassinés d’Europe invite à l’expérimentation d’un espace. Cette expérimentation permet de replacer le passé dans le présent, le contre-monument constitue ainsi une bulle temporelle car il fait revivre les émotions ressenties par les déportés et ne se contente pas de les montrer. De plus, le mémorial d’Eisenman ne produit pas une obligation quant à la façon de se souvenir. Il propose un exercice de mémoire basé sur une expérience de l’espace. Il envisage la mémoire comme une élaboration de liens entre divers affects, perceptions et interprétations que le visiteur se fait, et qui sont rendus possibles par l’absence d’images réalistes.
(1) PAULIAN C. (2006), “La question de l’oubli dans le « Mémorial pour les Juifs d’Europe » de Berlin“, ¿ Interrogations ?, N°3. L’oubli, p. 4. [en ligne]. https://www.revue-interrogations.org/La-question-de-l-oubli-dans-le (Consulté le 14/12/19).
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Fig. 10 Maquette du concours pour le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe, Peter EISENMAN et Richard SERRA, 2005. Berlin.
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Fig. 11 Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe, Peter EISENMAN et Richard SERRA, 2005. Berlin.
Fig. 12 Maquette du concours pour le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe, Peter EISENMAN et Richard SERRA, 2005. Berlin.
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B - UNE SPATIALISATION AU SERVICE DE LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION :
La partie précédente nous a permis d’appréhender le principe opératoire de l’abstraction et ce qu’il implique. Dans cette partie, nous nous concentrerons davantage sur la façon dont le visiteur expérimente l’espace, pour comprendre comment les émotions ressenties stimulent une réflexion et un questionnement qui vont alimenter une production mémorielle en concordance avec les évènements de l’Holocauste. Tout d’abord, le mémorial ne se résume plus à un objet déconnecté de son contexte par les dispositifs de la grille et du piédestal, mais un espace que l’on peut parcourir et dont on peut s’imprégner (Fig. 13). Le monument d’Eisenman entretient ainsi une relation étroite, physique et tactile avec son visiteur qui va être touché par cette proximité. Nous avons précédemment expliqué l’importance de la matérialité des traces dans les processus de transmission et de partage d’une mémoire, Vincent Veschambre(1) disait à ce titre que “le caractère palpable des traces, cette matérialité des lieux, jouent à la fois dans le registre de l’émotion et de la connaissance et constituent un support privilégié pour « toucher du doigt » l’ampleur d’un crime“ (2). A la vue de cette citation, il est inconcevable de prétendre commémorer un drame tel que celui de la déportation et l’extermination de millions de personnes sans établir un contact physique, une proximité émotionnelle permettant de prendre conscience des évènements. L’expression “toucher du doigt“ est particulièrement parlante. Le toucher est un des actes les plus essentiels de l’être humain : il est présent dans toutes les activités humaines, de la naissance à la mort, dans tous les milieux, et dans tous les domaines de la vie, familial, professionnel, social, intime… Il a un poids affectif inestimable et permet une appropriation des éléments qui nous entourent. Ce n’est pas pour rien que les petits enfants insistent pour toucher tout objet, animal ou élément nouveau qu’ils découvrent. Le toucher de la peau donne la conscience de la matière du corps, et le corps ne peut se développer sans le toucher. Par exemple un enfant non touché ne peut entrer dans la conscience de son incarnation et développer ses ressources pour grandir. Ces indications ne font que mettre en évidence l’importance de la palpation et la proximité
(1) Professeur en sciences sociales à l’École nationale supérieure d’architecture de Lyon, Vincent Veschambre a soutenu une habilitation à diriger des recherches (HDR) en géographie, publiée en 2008, sous le titre de Traces et mémoires urbaines : enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition. Depuis, il poursuit l’exploration de la dialectique conservation– démolition et l’analyse des enjeux politiques et sociaux des processus de rénovation et de patrimonialisation. (2) VESCHAMBRE V. (2008), Traces et mémoires urbaines, enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 202.
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Fig. 13 Schéma à propos de la dichotomie de mise en espace entre le monument commémoratif classique déconnecté de son contexte, et le contre-monument de Berlin, dispersé, qui immerge le spectateur devenu visiteur.
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avec un objet. Nous pouvons d’ailleurs déplorer à ce titre que les monuments traditionnels aient été à ce point mis à distance des individus. Quoi qu’il en soit, le mémorial d’Eisenman abonde en ce sens puisqu’il offre une multiplicité d’actions dans cette optique : toucher les stèles, s’asseoir dessus, s’y appuyer, ou même monter dessus. Le parcours s’adresse au corps et le corps se souvient. Mais outre le sens du toucher, la spatialisation de l’œuvre de Berlin induit une absence de centre fondamentale pour ce qui est de l’étude de l’expression contremonumentale. Le monument traditionnel est caractérisé par la frontalité : il est manifeste, significatif et fortement visible dans le paysage urbain. Il prend la forme d’un objet central au cœur d’un espace évidé qui satellise les autres composantes de l’environnement. Or l’anti-monument de Berlin de par la démultiplication d’une figure de base, est dispersé, poreux et traversable, en lien avec les alentours (Fig. 14). Il empêche le détachement émotionnel auquel la compacité du monument classique conduit inexorablement. Le monument classique concentre ainsi les visiteurs en un point autour duquel ils font cercle, il organise l’espace et les individus autour de lui. Dans les cas les plus extrêmes il force même un unique point de vue, frontal, les spectateurs ne sont même plus autour, mais simplement devant. Le déplacement n’est plus convoqué pour découvrir le mémorial, la passivité contemplative atteint son paroxysme. Dans les deux cas les visiteurs sont situés par l’œuvre. Au contraire, dans l’anti-monument d’Eisenman, la mise en espace établit un dialogue spatial avec les visiteurs. Le monument n’aspire plus l’espace qui l’entoure, il construit une relation dynamique avec son environnement, car, pour reprendre les termes de Joëlle Zask “leur fonction est de restaurer des solutions de continuité géographiques, psychologiques ou culturelles, via la mémoire et l’histoire, et de rétablir ainsi des liens entre leurs usagers et les mondes dans lesquels ils se situent“ (1). Ces multiples interactions renforcent la connexion entre individu et objet, et donc individu et souvenir. Ce style d’implantation fait particulièrement écho à l’œuvre de Louis Kahn. Proposé en 1994, l’anti-monument est intitulé Mémorial to the Six Million Jewish Martyrs. Le mémorial est constitué de neuf blocs de verre translucide formant un carré. De par les matériaux et la composition, la sculpture fabrique des effets de transparence et de réflexion rendant l’édifice perméable aux éléments extérieurs. A ce titre il convient de rappeler certaines valeurs du monument classique auxquelles s’oppose le style d’implantation du monument de Kahn : l’intemporalité, la visibilité et l’imposition de sa présence. De la même façon que pour le monument de Berlin, le mémorial se disperse dans l’espace et devient un lieu que l’on peut traverser, visiter et expérimenter.
(1) ZASK J. (2013), Outdoor art : la sculpture et ses lieux, Paris, La Découverte, p. 209.
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Fig. 14 Schéma à propos de la dichotomie entre le monument commémoratif organisant l’espace autour de lui, et l’antimonument de Berlin interagissant de par son organisation spatiale non centrée et dispersive, avec les visiteurs.
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Fig. 15 Projet du Memorial to the Six Million Jewish Martyrs (Mémorial aux Six Millions de Martyrs Juifs), Louis KAHN, 1968. New York City.
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Cependant, en ce qui concerne le mémorial de Berlin, cette réflexion à propos de l’absence de centre est amoindrie par l’ajout a posteriori d’un Ort der Information “lieu d’information“, dans la partie sud-est du monument, qui affiche une vocation de centre. A noter que ce musée devait initialement s’appeler “Centre de l’information“, ce nom renforçant l’idée d’un espace polarisant le monument. Mais bien que finalement le terme de “lieu“ ait été utilisé, la présence d’un espace muséal, son entrée, le personnel de contrôle qu’il implique à cette entrée, hiérarchise la compréhension que l’on a de l’espace et nous amène à reconsidérer les présomptions historiographiques d’un monument central. Outre l’expérience du corps dans l’espace, d’autres procédés kinesthésiques sont également mobilisés par ce mémorial. En effet, un point notable de la mise en espace de l’anti-monument est la liberté du parcours proposé. Le visiteur déambule selon l’itinéraire choisi, se perdant entre les monolithes et fait l’expérience de la marche. Le passage du rythme effréné de la ville, à l’isolement entre les stèles ralentit le pas du visiteur, son attention et sa concentration s’éveillent peu à peu, et en même temps qu’il s’enfonce dans le mémorial, il devient perméable au souvenir. Nous pouvons ajouter que Le Corbusier dira d’ailleurs que la marche commande la mémorisation des lieux(1) : en effet elle est liée à la mémoire corporelle par le principe de la perception kinesthésique. Il convient également d’étudier la composition des stèles pour rendre compte de l’expérience suscitée. Les blocs de béton en périphérie du mémorial, en connexion directe avec l’espace urbain, sont effectivement bas, ils affleurent au niveau des chevilles, et permettent rapidement des assises. Nous remarquerons d’ailleurs que la plupart des touristes restent cantonnés à cette périphérie(2). Cet espace s’apparente à une sculpture, où les blocs démultipliés sont perçus comme des objets. Mais bientôt, on s’enfonce dans le souvenir : les pierres deviennent plus grandes, elles atteignent nos épaules, puis dépassent la taille humaine. On pénètre alors dans une architecture, car les blocs qui nous dominent provoquent une sensation d’intériorité. L’espacement entre chaque monolithe est de quatre-vingt quinze centimètres. Il interdit ainsi le passage de plus d’une personne, et si les effets produits d’un tel dispositif sont peu perceptibles en périphérie, l’isolement devient intense en son centre. De plus, ce ne sont pas uniquement les stèles qui grandissent, mais aussi le sol légèrement en pente, qui nous soustrait à la surface. L’ombre se fait plus dense, le corps plus petit, comme perdu dans un labyrinthe, l’horizon disparaît… Les visiteurs (1) CHERMETTE M. “Le parcours de l’ineffable“, Mémoire en architecture de master 2, sous la direction d’Emmanuelle Sarrazin, Paris, École Nationale d’Architecture de Paris Val-de-Seine, 2018, p. 67. Idée tirée de l’œuvre de GUBLET J. et GUERRAND R-H. (2003), Motion, émotions: thèmes d’histoire et d’architecture, Gollion: Infolio. (2) TAILLARDAT C. (2019), entretien personnel.
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expérimentent alors des sensations de perdition, d’inconfort et d’oppression. Nous pouvons à ce propos notifier que des procédés kinesthésiques analogues sont utilisés dans le parcours du Mémorial des martyrs de la déportation de Paris : lorsque l’on pénètre dans l’escalier et que le ciel n’est plus qu’un bandeau bleu, ou lorsque l’on arrive dans la place triangulaire et que les seuls éléments extérieurs sont le ciel et l’eau(1). Cependant, si l’immersion dans le Monument de Pingusson se fait dans une temporalité longue où l’on traverse différents espaces, celle du contre-monument de Berlin s’effectue beaucoup plus rapidement. Le Mémorial d’Eisenman et de Serra veut faire ressentir une expérience aux visiteurs qui, bien qu’elle ne soit pas comparable à celle des déportés, provoque des émotions similaires. La perturbation des sens est en ce sens assez révélatrice. La vue en est le plus évident : tandis que les stèles grandissent et envahissent l’espace, le paysage se fragmente (Fig.16 et 17). La réduction de la vue provoque une sensation d’insécurité car nous sommes privés du sens le plus communément utilisé lorsqu’il s’agit de se repérer dans l’espace. D’instinct le visiteur ralentit, plus en alerte, plus concentré : l’inconnu provoque une appréhension. Dans un second temps, la combinaison de l’élévation des stèles et de la plongée du sol bouscule la compréhension que l’on a du temps. “Notre cerveau a connaissance de la rationalité du lieu, mais notre corps, malgré tout, est perturbé car ses repères sont mis à l’épreuve. La simplicité de processus est illisible lors du parcours. Depuis la ville, on ne ressent que la topographie des stèles. Depuis l’intérieur, on ressent particulièrement celle du sol, mais on ne peut pas vraiment lire les deux topographies en même temps“ (2). Ainsi, depuis l’extérieur on perçoit le mémorial dans un temps objectif. Cependant, dès lors qu’on le pénètre, la temporalité propre dont il dispose est imposée au promeneur, or cette temporalité n’est pas en concordance avec la perception du temps que l’on a eu précédemment depuis l’extérieur du monument. Selon l’idée de Magalie Chermette : “Dès lors la dissociation entre perception présente et temporalité scientifique, crée une désorientation spatiale et temporelle chez le visiteur. L’expérience s’inscrit dans un espace-temps non rationnel, singulier et propre à l’expérience de la remémoration. Le mémorial, par la création d’une temporalité qui lui est propre, rend perpétuellement présent le passé“ (3) . Enfin, cette même inégalité du sol en pente déstabilise le sens kinesthésique du visiteur qui voit les stèles “grandir“ beaucoup plus rapidement que ça n’est possible. Le déséquilibre est ainsi persistant dans l’expérience de ce mémorial, et accentue les sensations
(1) Pour plus d’informations voir l’annexe 1. (2) CHERMETTE M. “Le parcours de l’ineffable“, Mémoire en architecture de master 2, sous la direction d’Emmanuelle Sarrazin, Paris, École Nationale d’Architecture de Paris Val-de-Seine, 2018, p. 105. (3) CHERMETTE M. “Le parcours de l’ineffable“, Mémoire en architecture de master 2, sous la direction d’Emmanuelle Sarrazin, Paris, École Nationale d’Architecture de Paris Val-de-Seine, 2018, p 106.
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Chaque photographie a été prise à dix mètres d’intervalle. On peut ainsi voir que l’immersion dans le monument s’apparente à un basculement soudain (au niveau de la quatrième photographie). Ci-contre la superposition des photographies précédentes permet de rendre compte du retrecissement de l’horizon.
Fig. 16 Photographies montrant la fragmentation du paysage à laquelle est confrontée le visiteur lors de son immersion dans le mémorial.
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Fig. 17 Schémas à propos de l’évolution de la perception visuelle du visiteur lors de son parcours dans le mémorial.
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Coupe AA
Coupe BB
Coupe CC
C
A
A
B
B
C
Fig. 18 Coupes et plan du mémorial.
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de perdition et d’inconfort. Un autre sens particulièrement bousculé par l’architecture est celui de l’ouïe. En effet, le béton des monolithes atténue les bruits extérieurs, on se retrouve ainsi rapidement coupé de l’environnement de la ville, cependant il augmente la résonance intérieure. Les voix, les cris et les rires sont ainsi amplifiés et presque dénaturés, l’espace en devient presque inquiétant. La lecture du lieu est ainsi également déstructurée par les perceptions acoustiques. Pour poursuivre, de façon à ce que les mémoriaux ne puissent pas recevoir beaucoup de monde, Eisenman, mais également Pingusson à Paris, mènent un travail poussé sur le dimensionnement, lié au corps humain, de façon à contraindre à la solitude dans les édifices (Fig.19). L’étroitesse du couloir, et l’érection progressive des blocs occultant les autres touristes en même temps que le paysage environnant, forcent le promeneur à visiter ce lieu seul. Cette solitude n’a cependant pas pour unique but de provoquer des sensations d’inconfort, mais également de produire un espace propice à la méditation. Le silence, l’absence d’interaction humaine oblige à se recentrer sur le lieu et sur le souvenir qu’il commémore. Le promeneur seul est ainsi davantage touché par le lieu, Pingusson résume cette idée en ces mots “l’espace appartient en entier à lui qui l’occupe seul, (…) Mais à mesure que le nombre de présences augmente, l’appropriation que chacun fait de l’espace diminue, l’espace se morcelle“ (1). En conclusion : la solitude implique l’introversion et fait émerger le souvenir. L’architecture invite ainsi à mener une lecture individuelle de la déportation. L’extrait suivant du journal d’enquête de l’auteur révèle les impressions générées par l’espace que l’on peut ressentir au sein du mémorial.
Je déambule entre les stèles, la longue perspective emmène mon regard jusqu’à la sortie du mémorial. Au centre du monument, mon univers se résume à des blocs de béton, et au contraste de lumière entre chaque monolithe. Loin devant, une famille traverse perpendiculairement le couloir dans lequel je me trouve. Le père d’abord, rapidement suivi de deux enfants. Ils apparaissent l’espace d’un instant et se volatilisent la seconde suivante. Sans aucun bruit, ils sont une présence évanescente, presque fantomatique. Au détour d’une stèle je croise une femme, nous nous rentrons presque dedans, aucune des deux n’a entendu l’autre arriver. De temps à autre, je capte des bribes de conversation, toutes proches, et je me souviens que je ne suis pas seule dans ce lieu. D’autres individus arpentent le
(1) PINGUSSON G-H. (2010), L’espace et l’architecture : cours de gestion de l’espace, 1973-1974, texte établi par Armelle Lavalou, Paris, Linteau, p. 133.
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0.95m
1.00m
Fig. 19 Schémas à propos du dimensionnement des espaces dans le mémorial de Berlin d’Eisenman (en haut) , et dans le mémorial de Paris de Pingusson (en bas).
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mémorial, trois mètres devant, douze mètres derrière, ou simplement dans le couloir juste à côté du mien, à une stèle d’écart, impossible de le savoir.
À la différence des monuments traditionnels qui s’adressent à la collectivité, cherchant à englober un maximum de gens par l’utilisation de symboles universels, les contre-monuments s’adressent à l’individu, libre d’interpréter l’espace comme il souhaite, de par l’expérience qu’il en a. Le visiteur devient ainsi un acteur de la commémoration, et non plus un simple spectateur. Nous remarquons par ailleurs que la spatialisation du mémorial le rend inadéquat à la commémoration de masse, car il ne s’agit pas là de sa portée : il est adapté à un parcours et à un recueillement solitaire. Irène Kruse dira à ce titre dans son œuvre Le mémorial de l’Holocauste de Berlin que les commanditaires avaient souhaité une solution formelle capable de susciter chez le visiteur une méditation personnelle. Ainsi l’expression contre-monumentale du Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe se poursuit de par la façon dont elle situe le visiteur. Placé au cœur du monument, libre de l’expérimenter comme il le souhaite, le visiteur se connecte avec l’œuvre et donc avec l’objet commémoré. “Contrairement à un monument, ce dont se souvenir, le rythme auquel le faire et la manière de le faire sont laissés à la libre appréciation de chacun“ (1). La sollicitation des sens kinesthésiques et auditifs, la modification de la perception du temps, l’isolation du visiteur, sont autant de procédés qui placent l’individu au cœur de l’exercice de commémoration et permettent ainsi de stimuler une réflexion et un questionnement qui vont alimenter la production mémorielle. On ne regarde pas le passé, on le vit : par le corps, le toucher, le regard, l’ouïe, l’équilibre...
(1) ZASK J. (2013), Outdoor art : la sculpture et ses lieux, Paris, La Découverte, p. 200.
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Fig. 20 Croquis de la déambulation au sein du mémorial, le 04 février 2020 à 12h13.
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C - DES PRATIQUES DE COMMÉMORATION VIVES
Dans cette dernière partie, nous nous intéressons à la manière dont la spatialisation du mémorial d’Eisenman l’intègre à la ville, non pas uniquement comme un espace dédié à la mémoire de la déportation, mais également comme un espace public. Pour commencer, l’emplacement du monument, au cœur de la capitale, en fait un lieu central. Il occupe en effet une place de choix dans la cartographie des lieux touristiques berlinois. Il est construit au sud-ouest du quartier de Mitte, quartier historiquement situé au centre de Berlin, et au nord du quartier Kreuzbeeg, qui accueille le Checkpoint Charlie et le Musée Juif. Non loin du Palais du Reichstag, de la porte de Brandebourg, de la Potsdamer Platz, et du quartier des ambassades, le mémorial s’inscrit dans un lieu marqué de l’empreinte du nouveau Berlin. Il fait ainsi partie du circuit touristique de la ville, visité par les touristes tous les jours, il est également régulièrement traversé par les habitants du quartier(1). De plus, l’absence de barrière et d’horaire d’ouverture participe à la création d’une continuité urbaine entre la ville et le monument : il est envisagé comme une place. En effet la ville, haute de partout, encercle le mémorial qui apparait par contraste, non construit, il prend la forme d’une nappe, d’une esplanade. Il est ainsi investi comme un espace vide dans le paysage dense de Berlin qui amène les passants à s’arrêter et à l’appréhender comme une place. En cela il se positionne de la même manière que le mémorial du 09/11 de Daniel Libeskind et Michel Arad. Ce monument est intrinsèquement lié au site sur lequel il s’implante puisqu’il s’agit du lieu où s’enracinaient les deux tours jumelles qui s’effondrèrent après avoir été percutées par deux avions détournés. Le projet se compose de deux énormes trous creusés sur les empreintes des tours. Un travail paysager a été réalisé par Peter Walker qui intègre quatre cent seize chênes blancs sélectionnés dans des pépinières aux alentours (un rayon de 804 km) des trois sites qui furent frappés par les attentats ce jour-là. “Ajouter de la vie, de l’insouciance, amener de la foule, c’est montrer que les évènements terribles n’ont pas su détruire les Etats-Unis. Le quartier se veut donc différent de celui d’hier, conçu pour être un lieu de vie et non plus uniquement une zone d’affaires : des magasins sont prévus, des appartements, un espace pour se cultiver et se divertir“ (2). Ainsi le mémorial n’est
(1) TAILLARDAT C. (2019), entretien personnel. (2) MALLAH A. “L’architecture mémorielle“, Rapport de licence 3 en architecture, sous la direction d’Aurore Reynaud, Paris, École Nationale d’Architecture de Paris Val-de-Seine, 2018, p. 23.
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Fig. 21 Plan de situation du Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe.
Fig. 22 Plan masse du Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe .
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0
65m
Fig. 23 Plan masse de Ground Zero, Daniel LIBESKIND, Michel ARAD et Peter WALKER. New York City.
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pas simplement un espace qui fige la mémoire et le temps, il transforme aussi le lieu d’un drame en symbole de vie et d’espoir. La place est pratiquée par les familles des victimes venues se recueillir, par les touristes, mais également par les habitants et travailleurs du quartier qui s’y donnent rendez-vous, déjeunent sur le mobilier urbain, ou simplement se promènent. Dans un second temps, la structure du monument berlinois, couplé à l’abstraction des formes dont il relève, fait émerger des comportements ludiques. La liberté d’interprétation amène les visiteurs à pratiquer le lieu dans une dynamique de jeu. En cela, l’œuvre a d’une certaine manière échappé à son créateur, car Eisenman n’avait pas imaginé que les stèles puissent être utilisées à des fins ludiques(1). L’abstraction permet la réappropriation de l’espace. Ainsi, nous voyons émerger à l’intérieur du mémorial deux types d’usages que Laurent Aucher appelera “usage primaires“ et “usages secondaires“ (2). L’expression “usages primaires“ désigne les pratiques et comportements qui relèvent de la dimension mémorielle. Le visiteur va ainsi adopter un comportement silencieux, une attitude contemplative et une gestuelle discrète. Les “usages secondaires“ relèvent au contraire d’un détachement par rapport à la question mémorielle et vont prendre la forme de comportements récréatifs.
Un cri retentit, suivi d’un éclat de rire enfantin. Je sursaute. Les deux enfants qui jouent entre les monolithes se sont trouvés. Ils échangent quelques mots dans une langue inconnue et repartent de plus belle en courant. Leur respiration rapide et l’écho de leurs pas de course retentissent autour de moi sans que je ne parvienne à les voir. Ils resteront des voix sans visage.(3)
Les premiers que l’on peut déterminer, qui, nous le verrons par la suite, sont tolérés par les dispositifs de contrôle mis en place, sont les jeux de cache-cache omniprésents dans le monument. En effet la succession des stèles et leur émergence progressive favorise ces jeux. Nous voyons ainsi les promeneurs s’amuser à disparaître et réapparaître entre les pierres. Les cris, rires et courses-poursuites témoignent des réminiscences des jeux de l’enfance que l’anti-monument met en place. Il est cependant important de spécifier que l’interprétation du lieu comme un espace de loisir fait partie de l’entière liberté de (1) EISENMAN P. (2005), Architect of the memorial to the murdered Jews of Europe, entretien réalisé par FRANK K et STEVENS Q. (2) AUCHER L. (2019), “Devant le mémorial, derrière le paradoxe“, Géographie et cultures, Vol 105, p. 11. (3) Extrait du journal d’enquête de l’auteur, le mercredi 04 février 2020, de 12h00 et 12h20, au sein du monument.
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comportement que l’architecte voulait mettre en place. Cependant, si les jeux de cachecache n’entrent pas en opposition avec la mémoire du lieu, ils font partie d’un plus grand spectre de comportements dont certains sont des débordements irrespectueux du souvenir commémoré. Ainsi, nous distinguons une forme de réappropriation positive et poétique de l’espace, où la vie insouciante reprend le dessus sur la douleur et la mort, d’une dérive dégradante qui témoigne d’une non conscience de la portée du monument. Pour illustrer ces idées on peut citer un extrait du journal d’enquête de Laurent Aucher(1) :
Beaucoup d’animation sur le site, beaucoup de bruits également. Entendre des cris d’enfants et d’adultes émanant indifféremment de toutes les parties du monument (…) Entendre par ailleurs le bruit d’une canette de verre roulant sur le sol, le sifflement des oiseaux, le bruissement des feuilles dans les arbres et arbustes situés à proximité. Quelques personnes autour de moi. Au loin, un enfant saute parmi les stèles. À proximité de celui-ci, un homme l’imite, atteignant l’un des points culminants du mémorial. Effet de masse : l’homme est rejoint par d’autres visiteurs. Ils sont maintenant cinq. L’un d’eux est torse nu. À gauche de moi, un couple. Lui prend des photos. Si les bruits perdurent, remarquer l’absence de cris. Plusieurs touristes sont agglutinés sur le principal point culminant du monument. Lors de mes observations préliminaires, j’avais noté que lorsque ce type de situation se présentait, rapidement, un gardien intervenait. Là, ce n’est pas le cas. Les touristes sont maintenant nombreux à sauter de stèle en stèle, sans que personne n’intervienne. La scène se déroule dans le calme. Passage à proximité de moi d’un groupe de francophones, probablement des parents avec leur jeune fille. L’homme s’aventure sur les stèles. La femme prend des photographies. Pendant que l’homme passe d’une stèle à l’autre, il est suivi par la jeune fille puis par la femme. En arrière-plan, une dizaine de personnes sont perchées sur les plus hautes stèles. Derrière moi, un groupe de germanophones discutent en prenant des photos. À gauche, un jeune couple est assis sur une stèle. La femme manipule un téléphone, se photographiant avec à un moment donné. Deux gardiens arrivent et réprimandent les touristes qui, au loin, sautent d’une stèle à l’autre. Un couple situé à ma hauteur, l’accent laissant penser qu’ils sont français, observent comme moi la scène. J’entends la femme, à propos des gardiens, demander à l’homme : « Mais qu’est-ce qu’ils disent ? » Lui : « Que c’est interdit ». Elle : « Mais on peut quand même s’y asseoir ? » Le couple de Français s’éloigne. Tous les touristes réprimandés par les gardiens sont redescendus. D’autres touristes arrivent.
(1) AUCHER L. (2019), “Devant le mémorial, derrière le paradoxe“, Géographie et cultures, Vol 105, p. 10.
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Fig. 24 Croquis à propos des pratiques des individus dans le mémorial, le 04 février 2020 à 12h09.
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Le ballet sur les stèles reprend. (1)
On remarque dans un premier temps l’importance des selfies. En effet, dans la plupart des cas il ne s’agit pas de photographier le mémorial, mais de se (faire) photographier dans ce dernier (Fig. 24). Le graphisme très épuré des stèles, les jeux d’ombre et de lumière et la rythmique du mémorial fascinent le visiteur. Ainsi l’esthétique même de l’espace encourage à la photographie. Si photographier le mémorial n’est pas une dérive, se mettre en scène de façon ostentatoire dans le monument pour se prendre en photo s’apparente à une forme de consommation de l’œuvre. En effet, le monument est exploité comme un décor pour valoriser l’individu, et non plus comme un espace de commémoration ayant sa propre identité. Dans un second temps nous notons également que de nombreux visiteurs grimpent sur les monolithes (Fig. 24. Si les jeux de cache-cache se déroulent entre les stèles, soit dans le même espace prévu pour la commémoration, le fait de sauter de bloc en bloc perturbe bien plus le visiteur lambda. Le lieu est pensé pour fabriquer un espace à l’intérieur duquel différents comportements sont possibles, cependant, à partir du moment où l’on se juche sur les monolithes on ne se trouve plus à l’intérieur de cet espace donné : nous sommes sur le mémorial, et non plus dedans. Certains de ces comportements choquent, et des visiteurs prennent l’initiative de dénoncer ces attitudes irrespectueuses. En effet, en 2016, l’artiste israélien Shahak Shapira dénonce l’indécence des ces pratiques en combinant des selfies de touristes avec des photos historiques montrant de façon explicite l’atrocité des camps d’extermination (Fig. 25). Le projet artistique se nomme “Yolocauste“, une contraction de “yolo“ (“you only livre once“) et de “Holocauste“. Que ce soit par la violence ironique du titre, ou par celle des montages photographiques, les projet attire en quelques jours plus de deux millions et demi d’internautes, dont les douze touristes concernés par les selfies. Il est par ailleurs important de spécifier que la quasi totalité des douze personnes concernées par ces selfies ont tenu à exprimer leur compréhension et leurs regrets par rapport à leur attitude. Ils s’excusèrent et retirèrent leurs photos de leur profil Facebook et Instagram. En témoigne ci-dessous le mail envoyé par l’un des individu concerné à Shahak Shapira :
Je suis le gars qui vous à inspiré Yolocaust, donc j’ai lu au moins. Je suis le “sautant sur des…“ je ne peux même pas l’écrire, je me sens malade en voyant ça. Je ne voulais offenser personne. Maintenant, je continue juste de voir mes mots dans les gros titres. J’ai vu quel genre d’impact ces mots ont et c’est fou, et ce n’est pas ce que (1) Extrait du journal d’enquête de Laurent Aucher, le 23 juillet 2018 de 19h30 à 20h30, à l’entrée nord-ouest du monument.
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Fig. 25 Projet Yolocaust, Shahak SHAPIRA, 2016.
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je voulais (…) La photo était destinée à mes amis comme une blague. Je suis connu pour faire des blagues tout le temps, des blagues stupides, des blagues sarcastiques. Et ils comprennent. Si vous me connaissiez, vous comprendriez aussi. Mais quand ces contenus sont partagés, et sont vus par des inconnus qui n’ont aucune idée de qui je suis, ils voient juste quelqu’un qui manque de respect à quelque chose d’important pour quelqu’un d’autre ou pour eux. Ce n’était pas mon intention. Et je suis désolé. Je le suis vraiment. (1)
Cet extrait de mail est révélateur d’un point essentiel : bien qu’il s’agisse de comportements indécents, qui ne comprennent pas et ne respectent pas le mémorial, ils n’en restent pas moins des attitudes involontaires. En témoigne le fait que, dès lors qu’on leur montre la véritable portée de leur actions, la plupart des touristes concernés font un mea culpa complet. Nous verrons par la suite que d’autres types d’appropriation négative, bien plus violentes, peuvent être exercés à l’encontre des monuments. Par rapport à ces dérives comportementales, le contre-monument met en place des dispositifs de contrôle. En marge du champ de monolithes des plaques au sol préviennent qu’il est interdit de courir, de jouer de la musique, de faire du skate-board, de faire du bruit, de grimper sur les stèles ou de sauter de pierre en pierre. Nous pouvons à ce titre déplorer le fait que le monument, comme il propose un dispositif de mémoire davantage qu’il ne l’impose, ne peut pas interdire son propre détournement. Mais ce n’est pas tout, on remarque que les rituels commémoratifs traditionnels ne sont pas non plus autorisés : ainsi le dépôts de cailloux ou de fleurs est interdit. Des gardiens s’efforcent par ailleurs de faire respecter ces consignes Ainsi, on note que ces dispositifs de contrôle réglementent aussi les usages primaires (relatifs à la commémoration) et tendent vers une normalisation des rituels qui peut faire obstacle à l’appropriation individuelle désirée par l’architecte. Lorsque l’on connait l’importance de la trace, de la symbolique du dépôt d’un objet, nous pouvons nous interroger sur la légitimité d’un tel contrôle. Selon Brigitte Sion “La présence d’objets associés au deuil et au souvenir, ainsi que la posture sombre et silencieuse de ces visiteurs identifient le champ des stèles comme mémorial. Cependant, les traces matérielles sont rapidement enlevées
(1) “I am the guy that inspired you to make Yolocaust, so I’ve read at least. I am the «jumping on de…» I cant even write it, kind of sick of looking at it. I didn’t mean to offend anyone. Now I just keep seeing my words in the headlines. I have seen what kind of impact those words have and it’s crazy and it’s not what I wanted (…). The photo was meant for my friends as a joke. I am known to make out of line jokes, stupid jokes, sarcastic jokes. And they get it. If you knew me you would too. But when it gets shared, and comes to strangers who have no idea who I am, they just see someone disrespecting something important to someone else or them. That was not my intention. And I am sorry. I truly am.“ Traduction de l’auteur.
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par le personnel d’intendance, comme si les stèles devaient être admirées comme œuvres d’art et non servir de lieu de mémoire“ (1). Pour finir, l’étude des comportements dans le mémorial de Berlin met en évidence que la lecture de l’espace du lieu de mémoire ne se réduit pas à la seule fonction commémorative. En effet, il invite à des conduites d’appropriation positives, jusqu’à des dérives comportementales faisant obstacle à l’exercice de mise en mémoire. Ainsi, bien qu’il permette un usage primaire de l’espace, l’abstraction, l’esthétique et la spatialisation du contre-monument invitent aussi à une seconde lecture de l’espace. Ces usages secondaires font l’état d’une mémoire vivante, car capable de coexister avec l’insouciance de la vie, des jeux, et témoignent d’une profonde poétique. Le visiteur s’approprie sans cesse l’espace du mémorial : son sens n’est pas figé.
CONCLUSION
En conclusion, l’œuvre de Peter Einsenam et Richard Serra mobilise de nombreux principes anti-monumentaux. L’abstraction, en rupture directe avec la figuration de la tradition commémorative, en est le premier. Ensuite, le style d’implantation du mémorial : loin des monuments aux morts caractérisés par leur compacité, ce contre-monument est un espace traversable, poreux. Il permet ainsi une multiplicité d’interactions avec son visiteur qui se trouve dans la mémoire, et non devant. Il fait revivre le passé et en cela nous propose une expérience sensationnelle nouvelle qui mène non pas à l’imposition d’une mémoire figée, mais à l’élaboration d’un processus de remémoration. Enfin, la diversité des comportements induits par l’architecture témoigne de l’importance de l’évolution et du renouvellement incessant de la mémoire que défend le courant anti-monumental. L’étude de ce mémorial met ainsi en évidence des éléments essentiels de la rupture avec la tradition commémorative. Il s’agit d’un premier pas, d’une immersion dans l’étude du dispositif contre-monumental qui trouvera sa finalité dans le troisième mémorial de ce corpus.
(1) SION B. (2013) “Le Mémorial de la Shoah à Berlin : échec et succès“, in Denis Peschanski, Mémoire et mémorialisation, vol. 1, Paris, Hermann, p. 280.
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“C’est dans sa disparition que l’image réapparaît, ou alors dans son évocation «en creux», à l’envers, dans une forme de présence latente. Telle serait alors la nécessité formelle que devraient acquérir les images, et en particulier les monuments : se révéler, en creux, dans l’absence, à l’envers.“ (1)
(1) KUENY C. (2014), “Monuments de l’éphémère, sculptures d’ombre(s)“ Hybrid, Revue des arts et médiations humaines Patrimoines éphémères Dossier thématique, Vol 01, p. 8.
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II - MONUMENT CONTRE LE FASCISME, DE J. GERZ, ou, de l’immuabilité à l’absence “Mahnmal gegen Faschismus“, et non pas “Denkmal“, exprime d’emblée de par son titre l’allusion à un passé négatif, presque inassumable : il ne s’agit pas d’un monument à la charge de l’État et d’une mémoire officielle qui veut commémorer les hauts faits de la nation. Cette œuvre a été conçue par les artistes Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz, elle fut inaugurée le 10 octobre 1986. Installé dans le quartier Harbourg de Hambourg, ce monument prend la forme d’une colonne d’acier de douze mètres de hauteur. À côté de cette colonne se trouvent deux stylets et une inscription, en sept langues différentes, invitant le visiteur à graver son nom sur la mince couche de plomb qui recouvre le monument. Au fur et à mesure que l’espace pour écrire est rempli, la colonne est enfouie dans le sol afin de dégager une nouvelle surface libre. Le monument a entièrement disparu le 10 novembre 1993, aujourd’hui seuls sont visibles au centre de la place le sommet de la colonne et le panneau de texte invitant les personnes à signer. Dans les années soixante dix et quatre-vingt, la ville de Hambourg était désespérée face à la montée du néo-fascisme, la commission de la culture décide ainsi d’ériger un “Monument contre le fascisme, la violence et la guerre, et pour la paix et le droit des hommes“. En effet le nom du monument était à l’origine bien plus long, il fut écourté par la suite, car les artistes conçurent un monument uniquement contre le fascisme : “Pour les autres : la paix, le droit des hommes, etc, il aurait fallu faire d’autres monuments“ (1). Esther Shalev-Gerz explique que le détail qui a attiré son attention sur cet appel d’offre est qu’habituellement tous les monuments sont “pour“ quelque chose et non pas “contre“. De plus, les artistes considéraient d’emblée que la responsabilité de lutter contre le fascisme n’était pas celle d’un monument, mais celle des gens. Ainsi, à la genèse du projet, le couple décide d’emblée que leur monument disparaîtra. Il parait important avant d’entrer dans l’étude approfondie de ce contre-monument de clarifier un point particulier. Dans la première partie, à propos de la dichotomie entre figuration et l’abstraction, nous avons exposé le fait qu’à l’origine de la tradition commémorative se trouvent les sculptures. L’étude du monument de Eisenman a également mis en lumière la nécessité de passer de la sculpture qui ne fait qu’être regardée, à l’architecture qui peut être arpentée et expérimentée. Il parait alors ironique de noter que le second contre-monument analysé s’inscrit dans la catégorie même des sculptures. A cela (1) SHALEV-GERZ E. (2020), Entretien personnel.
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nous pouvons répondre que bien que le Monument contre le Fascisme soit effectivement une sculpture, il ne porte pas en lui les codes classiques traditionnels propres à cet art. En effet, pour commencer, il ne s’agit pas d’une sculpture représentant une réalité concrète (ce qui lui sera d’ailleurs dans un premier temps reproché, le jour de l’inauguration) mais d’une forme se contentant d’évoquer, et non d’illustrer des idées : la liberté d’interprétation qu’elle permet entre de fait en résonance avec le principe de l’abstraction mis en place par Eisenman. Dans un second temps, nous verrons rapidement que la sculpture ne se contente pas d’être regardée et ne réduit pas les individus à des récepteurs passifs d’une œuvre, par la contemplation. Au contraire, l’objectif premier de ce contre-monument est d’engager l’individu qui devient partie intégrante du processus de remémoration. De plus, nous avons évoqué ce point lors de l’introduction, mais il est important de rappeler que les concepteurs de cette œuvre ne sont pas ceux qui lui ont attribué ce qualificatif de “contre-monument“.
Pour moi, à l’origine c’était un monument, ce n’était pas un contre-monument. C’est devenu un contre-monument parce que c’est difficile pour les gens de comprendre quelque chose qui est radical, quelque chose qui remet en question et qui fait continuer à réfléchir.(1)
Enfin, il est important de comprendre qu’à l’époque où le monument a été mis en place, il s’agissait de lutter contre un phénomène en pleine émergence, qui commençait à naître (ou renaître) : le néo-fascisme. Esther Shalev-Gerz explicite cette idée en ces mots : “Il s’agissait d’une histoire vivante, c’est là la différence avec un monument de la deuxième guerre mondiale qui est clos et fini. Ici, c’était justement le contraire : c’était le début d’un phénomène. Aujourd’hui on réfléchit à des musées et mémoriaux face au terrorisme, on est entrain de réfléchir à propos d’un phénomène qui est encore en place, qui n’est pas clos, et ça amène une réflexion complètement différente. Pour moi la réflexion devait aussi être dans la matière, avec quelque chose qui continue de bouger, de vivre dans une matière qui normalement n’est pas sensée bouger“. Ainsi, si les monuments de la Seconde Guerre mondiale tels que celui d’Einseman travaillent la mémoire, ici c’est le contraire : la mémoire était devant, dans le futur. De ce fait, la mobilité, que ce soit par l’enfouissement ou par l’écriture, se révèle être au cœur de la réflexion de ce mémorial : le monument se fabrique dans le temps, en même temps que la mémoire, jusqu’au point où les deux se construisent l’un par rapport à l’autre.
(1) SHALEV-GERZ E. (2020), Entretien personnel.
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A - LA DISPARITION EN OPPOSITION AVEC LA PERMANENCE DE LA TRADITION CLASSIQUE
Le monument traditionnel se dresse : menhirs, obélisques, pierres tombales, etc. La tradition classique monumentale met en valeur l’érection comme un élément droit qui contraste avec la dimension horizontale de la terre. L’émergence met une fois de plus en évidence le caractère triomphal que revêt le monument classique qui s’élève vers le ciel, bien visible dans le paysage. Une pratique de la contre-monumentalité est ainsi de prendre la forme de l’immersion, de l’enterrement. Un exemple symptomatique de cette expression anti-monumentale est celle de la Fontaine de Aschrott, à Cassel, par Horst Hoheisel. En 1939, les membres du parti nazi défilant dans Cassel détruisent la fontaine d’Aschrott offerte par Sigmund Aschrott, juif, à la ville, et l’obélisque qu’elle porte. Cette destruction est une censure symbolique de n’importe quelle relation sociale ou commerciale impliquant un juif. En 1963 la fontaine est reconstruite et l’histoire est oubliée : tout le monde pense qu’elle avait été détruite par les bombardements alliés. Cependant Hoheisel refuse l’idée de la reconstruire “comme elle était, là où elle était“ et décide d’insuffler la mémoire des évènements dans un nouveau projet en 1985 : Negative form. Reprenant la forme de l’obélisque, il refabrique la fontaine en négatif : dans le sol. Elle s’enterre à présent, renversée, à l’endroit où elle s’érigeait. Cette œuvre est ainsi un anti-monument dans le sens où sa spatialisation exprime le refus d’une réparation pure qui menacerait d’effacer l’acte de démolition, le sens spatial de l’“anti“ prend ici une portée symbolique très forte. Le procédé de l’enfouissement questionne ainsi le processus de mise en mémoire puisqu’il apporte un regard critique sur l’événement qu’il commémore, et exprime dans l’espace qu’il propose une contestation de la facilité de l’oubli. Le Monument contre le Fascisme élaboré par Jochen et Esther (Shalev) Gerz trouve un écho dans cette expérience de l’anti-monumentalité puisqu’il est aujourd’hui totalement sous terre.
Cependant, l’inversion de la verticalité n’est pas la pratique de la contremonumentalité que les artistes utilisent réellement dans le monument contre le fascisme de Hambourg, il s’agit davantage du caractère transitoire de l’œuvre. Quand il s’agit de décrire le Monument contre le Fascisme un terme récurrent est utilisé : celui de la “disparition“. À la différence de l’exemple de la Fontaine de Aschrott, le contre-monument des Gerz n’est pas déjà enterré, conçu pour exister sous terre dès sa création. Les termes “enterrements“, “enfouissement“ ou “immersion“ pour caractériser la Fontaine sont ambigus dans le sens
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Fig. 26 Ci-dessus, à gauche, la Fontaine d’Aschrott avant sa destruction. Ci-dessus, à droite, le croquis de Hoheisel montrant l’intention de renversement.
Fig. 27 Negative Form (Forme négative), Horst HOHEISEL, 1985. Cassel.
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où ils peuvent se définir à la fois par l’action d’enterrer, d’enfouir ou de s’immerger, mais également par le résultat de cette action. Or s’il s’agit du résultat, on s‘intéresse à un fait qui exclue la notion de temporalité, ce n’est pas le cas si on parle d’une action. Ce n’est pas le cas non plus lorsqu’il s’agit du mémorial de Jochen et Esther Gerz. D’après le Larousse, la disparition est “l’action de s’effacer, de s’estomper, de ne plus être perceptible, de cesser d’être visible“ (1). Le nom “action“, ainsi que les verbes “s’effacer“, “s’estomper“ et “cesser“ renvoient tous aux concepts de transition et d’évolution. Nous différencions la “transition“ de “l’évolution“ dans le sens où la transition est le passage d’un état à un autre et porte donc davantage l’attention sur l’état de départ et l’état final. Alors que le terme d’évolution renvoie plutôt à un processus de changement dans le temps. Le Monument contre le Fascisme, en s’enterrant dans le sol, convoque ainsi ces deux notions : le caractère mobile qui s’apparente à l’évolution de l’œuvre soulève certaines problématiques, et les états de départ et final du monument en questionnent d’autres. Il s’agit de déterminer lesquelles, en veillant à les distinguer (Fig. 28). “Si une chose ne change pas, on n’y pense pas“ Cette phrase tirée de la conférence qu’Esther Shalev-Gerz a donné à Montréal en 2014, fait référence au caractère évolutif de l’œuvre. Ainsi la colonne bouge, et en cela elle bouleverse les codes spatiaux de la tradition monumentale classique. Dans ses Œuvres pré-posthumes, Robert Musil écrit “entre autres particularités dont peuvent se targuer les monuments, la plus frappante est, paradoxalement, qu’on ne les remarque pas. Rien au monde de plus invisible. Nul doute pourtant qu’on les élève pour ils soient vus, mieux, pour qu’ils forcent l’attention ; mais ils sont en même temps, pour ainsi dire , « imperméabilisés », et l’attention coule sur eux comme l’eau sur un vêtement imprégné, sans s’y attarder un instant“ (2) . Musil met ainsi en évidence la nature contradictoire de la monumentalité : à être sous les yeux de chacun, à se multiplier constamment dans la ville, nous finissons par ne plus la voir. L’œuvre des Gerz travaille contre cette idée et met en place un procédé nouveau, original, qui attire de ce fait l’attention sur lui, par sa simple faculté à révolutionner les codes de la tradition classique. C’est là la première expression contre-monumentale de l’objet. Le caractère transitoire de l’anti-monument pousse le processus réflexif encore plus loin, et peut être explicité par la plaque apposée à côté de la colonne “Nous invitons les citoyens de Harburg et les visiteurs de la ville [de Hambourg] à ajouter leur nom ici. Ce geste
(1) Définition du Larousse. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/disparition/25927 (Consulté le 19/11/19). (2) MUSIL R. (1929), Ouvres Pré-posthumes, Paris, Point, p. 76.
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Fig. 28 Schémas à propos des différences sémantiques entre “évolution“ et “transition“. L’évolution s’attarde sur la nature du changement : ici c’est la mobilité. La transition met davantage l’accent sur l’état initial et l’état final d’un objet.
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symbolisera notre devoir de vigilance aujourd’hui et demain. Plus ce bâton en plomb portera de signatures, plus il s’enfoncera dans le sol jusqu’à ce qu’un jour, à un moment indéterminé, il disparaisse totalement, laissant vide l’emplacement du monument de Harburg. Car rien ne peut durablement s’élever à notre place contre l’injustice“. Nous notons par ailleurs que dans l’œuvre d’Eisenman le spectateur des monuments classiques devenait visiteur de l’espace architectural, ici, le visiteur devient même acteur de l’œuvre commémorative. Cette inscription met en évidence la finalité du monument (sa disparition) par rapport à son point de départ (l’émergence). On peut aussi noter que la colonne ne s’élève pas pour apparaître, ce qui a d’ailleurs été un sujet de débat, pendant sa conception, avec la commune de Hambourg, qui négociait pour la faire lentement émerger “parce qu’ils ne voulaient pas perdre l’investissement“(1) explique Esther Shalev-Gerz. Cet enfouissement entre en opposition avec l’une des caractéristiques fondamentales de la monumentalité traditionnelle qui est la permanence dans le temps, l’éternité. Le Monument contre le Fascisme est ainsi révélateur d’un processus de pensée qui ne se positionne plus en continuité avec la tradition commémorative, mais qui opère un glissement progressif vers d’autres enjeux sociaux et politiques. En effet, l’immersion symbolise le fait que le monument aura été accompli non pas quand il aura été érigé, bien visible dans l’espace publique, symbole d’une mémoire qui ne saurait jamais se perdre, mais au contraire quand il aura complètement disparu sous terre, quand il sera devenu invisible. Ce procédé est représentatif d’une nouvelle pensée : l’architecture, l’espace ne peut pas se souvenir à notre place, aucun monument ne peut durablement faire obstacle au fascisme car ce serait prendre le risque de se décharger nous mêmes des tâches de mémoire et de justice. Joëlle Zask rejoint cette idée en disant que “L’anti-monument de Gerz, […] disparaît entièrement pour laisser place à un geste signifiant le refus d’ériger et d’offrir un quelconque exutoire de culpabilité“ (2). Jochen et Esther Gerz mettent ainsi en place un contre-monument dans le sens où ce dernier interroge notre sens de la responsabilité, notre prise de position personnelle face aux dangers du fascisme. Si nous déchargeons sur le monument notre devoir de s’opposer au fascisme, nous prenons le risque d’oublier l’importance d’une prise de conscience individuelle, d’un engagement personnel, que ce soit par l’action : s’élever contre le fascisme, ou par le souvenir, dans une dimension plus large. Ainsi, c’est par son mutisme qu’il créé un dialogue, c’est par son invisibilité qu’il devient visible. Les mémoriaux sont conçus pour porter notre mémoire, dans l’idée qu’ils sont durables dans le temps, et que lorsque l’on accroche un souvenir immatériel à une matière,
(1) SHALEV-GERZ E. (2020), Entretien personnel. (2) ZASK J. (2013), Outdoor art : la sculpture et ses lieux, Paris, La Découverte, p. 208.
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Fig. 29 Plaque informative apposée en 1992 (remplaçant la première plaque datant de 1986 qui ne contenait pas les photographies).
Fig. 30 Monument contre le Fascisme en 1986 (à gauche), mesurant douze mètres de hauteur, et en 1992 (à droite), complètement enfoui dans le sol, Esther SHALEV-GERZ et Jochen GERZ, 1986 Hambourg.
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on le rend immortel. Ce présupposé traditionnel de l’intemporalité du monument, auquel déroge le Monument contre le Fascisme, tend à en faire une forme en marge du discours moderne. En effet, si l’on admet que les monuments sont nécessairement les médiateurs de la mémoire, on en vient à les considérer comme des substituts de la mémoire qu’ils étaient supposés matérialiser. Poser la mémoire sur une matérialité, cela ne revient-il pas à l’extraire de nous mêmes et donc à prendre le risque d’oublier, confiant au monument la charge de la mémoire ? Le monument se souvient-il ainsi pour nous ? Ou à notre place, tandis que nous tendons vers l’oubli ? Ce questionnement peut être explicité à travers l’étude du mythe de Theuth. Il s’agit d’un mythe que Socrate raconte à Phèdre dans l’œuvre éponyme de Platon. Theuth, un dieu égyptien, expose au roi Thamous ses inventions et explique comment l’écriture serait un remède pour la mémoire humaine. En effet l’utilisation de cette technique pallierait les défauts de la mémoire. À cela le roi Thamous répond que l’écriture “ne peut produire dans les âmes, en effet, que l’oubli de ce qu’elles savent en leur faisant négliger la mémoire. Parce qu’ils auront foi dans l’écriture, c’est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d’eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir“ (1). Selon Thamous, l’écriture atrophie finalement notre mémoire, car la possibilité de stocker des informations en dehors de nous mêmes sur un support extérieur nous dispense du travail de mémoire. De la même façon on peut considérer que plutôt que de porter le souvenir, le monument le déplace sur sa forme matérielle et remplace le travail de mémoire qu’une communauté doit effectuer. Cette idée rejoint également une préoccupation de Pierre Nora “Moins la mémoire est vécue de l’intérieur, plus elle a besoin de supports extérieurs et de repères tangibles“ (2), si on renverse l’affirmation on pourrait dire que de la même façon, plus une mémoire est matérialisée dans des formes extérieures, moins elle est vécue de l’intérieur. Et l’on se décharge de l’obligation de se souvenir. Pour citer de nouveau Pierre Nora “Le souvenir est passé tout entier dans sa reconstitution la plus minutieuse est une mémoire enregistreuse qui délègue à l’archive le soin de se souvenir pour elle, et multiplie les signes où elle se dépose comme le serpent sa peau morte“ (3). Le mémorial tend ainsi à opérer en vase clos, détaché de notre vie quotidienne. Le contre-monument de Hambourg travaille contre cette dérive : le mémorial ne sera pas toujours là pour marquer le souvenir ou la justice et c’est pour cela qu’il est fondamental de remettre les individus au cœur du processus commémoratif. Cependant, il est nécessaire de préciser que la nature de certains dispositifs architecturaux est précisément d’offrir un espace dans lequel nous pouvons revenir lorsque cela nous convient pour nous recueillir : c’est le cas des cimetières. La sépulture permet (1) PLATON (370 av J.C.) [1993], Phèdre, Paris, Belles Lettres, p. 120. Voir le texte en annexe. (2) NORA P. (1997), Les lieux de mémoire, 3 volumes, Paris, Gallimard , p. 30. (3) NORA P. (1997), Les lieux de mémoire, 3 volumes, Paris, Gallimard , p. 30.
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de recevoir le souvenir que nous sortons de nous mêmes pour qu’il ne nous empêche pas d’avancer et de continuer de vivre. Il permet ainsi le travail du deuil : ne pas oublier, tout en continuant d’avancer. Cet exemple met en évidence un paradoxe intéressant quant au travail de mémoire : vouloir se souvenir fait sens, mais cela ne nous empêche-t-il pas, d’une certaine manière, de continuer de vivre en nous ancrant dans ce passé ? C’est dans ce contexte que la sculpture de Hambourg prend son importance, car elle travaille et favorise une mémoire vivante, mobile, replacée dans le flux des activités de l’homme, et de sa parole. À la différence d’un monument issu de la tradition classique, la forme du contre-monument ne fascine pas. A ce propos là, Esther Shalev avait parlé de la réaction des gens le jour du vernissage :
Tout le monde a détesté ce monument, tout le monde disait : « Qu’est ce que ça veut dire ? Elle n’est pas belle, ce n’est pas un lion qui saute dans l’air, il n’y a pas de nom de victimes ».(1)
Il est assez révélateur de voir que les attentes des habitants quant à la création d’un monument s’inscrivaient en totale continuité par rapport à la tradition classique. Mais, c’est justement toute l’ambition du projet des artistes : c’est au-delà de son image que le Monument contre le fascisme empêche l’oubli. Il utilise la perte, le retrait, et non l’ostentation et l’exhibition comme l’aurait fait un monument traditionnel, il fabrique un processus de remémoration qui ne se veut pas figé, mais tributaire d’une réflexion et d’un engagement humain. Il est également intéressant de remettre en perspective l’exemple du contremonument de Hambourg avec le premier anti-monument mentionné concernant la question de l’enterrement. Bien que la finalité de la spatialisation soit sensiblement la même dans les deux œuvres (sensiblement car comme nous l’avons expliqué, la Fontaine de Aschrott est exempte de la notion de temporalité, ce qui n’est pas le cas pour le monument de Jochen et Esther Gerz), la symbolique de l’enfouissement n’a pas du tout la même portée. En effet dans le cas de l’œuvre de Horst Hoheisel, le fait de venir creuser le sol fait référence à la destruction du monument d’origine et veut donc prendre acte d’une absence irréversible. Nous précisons au passage qu’en ce sens le monument s’oppose à un acte raciste et totalitaire et prend donc une dimension politico-sociale. Au contraire, la
(1) SHALEV-GERZ E. (2020), Entretien personnel.
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position contre-monumentale de la colonne de Harbourg est d’enfouir, non pas pour mettre en valeur une destruction, mais pour rappeler que c’est à l’Humanité de s’élever contre le fascisme et qu’elle ne peut pas se décharger pour toujours sur un support extérieur. Là encore la dimension est autant politique que sociale, mais n’en convoque cependant pas les mêmes aspects.
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B - LE PASSAGE D’UNE RÉCEPTION PASSIVE, À UN ENGAGEMENT HUMAIN
Est-ce en traçant des marques que l’on se souvient ? ou est-ce que c’est pour se souvenir que l’on trace un signe qui se rappellera à notre place ? Cette question attire l’attention sur la fonction du (contre)-monument et sur l’acte commémoratif en lui même. La tradition monumentale, comme nous l’avons vu, a généralement tendance à produire des monuments, des marques, qui se souviennent pour nous, pouvant même tendre jusqu’à se souvenir à notre place. Le courant contre monumental exploite au contraire une mémoire vivante, dépendante des individus auxquels elle s’adresse et qui lui permettent de continuer d’exister. Dans la première partie de l’étude du mémorial de Hambourg nous avons expliqué la réflexion sociale et politique produite par la mise en espace de l’anti-monument. Cette seconde partie approfondit ce rapport entre homme et contre-monument. Pour commencer, avant même de parler du processus d’engagement volontairement mis en place par les artistes : celui de l’écriture, il s’agit de comprendre l’importance de la question de la parole. À l’époque, tout dans le Monument contre le Fascisme était avant-gardiste : sa forme (les artistes ne voulaient pas inventer une forme très élaborée, mais plutôt utiliser une forme connue et facilement appréhendée) qui ne collait pas avec la tradition sculpturale de figuration, sa mobilité, le fait qu’il fallait écrire dessus... Les réactions des individus le jour de l’inauguration sont en ce sens particulièrement intéressantes :
Quatre cent personnes hurlaient, parlaient du fascisme, du néo-fascisme, de comment on est supposé être. [...] Ils avaient l’impression de soutenir le fascisme en signant le monument. Ils demandaient pourquoi.(1)
Si Jochen Gerz a été particulièrement choqué de ces réactions, Esther Shalev considère cela comme une réussite, car l’originalité de l’œuvre et le conflit qu’elle provoquait, créait un débat, des discussions, et donc une réflexion :
(1) SHALEV-GERZ E. (2020), Entretien personnel.
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Fig. 31 Mahnmal gegen Faschismus (Monument contre le Fascisme), Esther SHALEV-GERZ et Jochen GERZ, 1986. Hambourg.
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On a mis quelque chose, et c’était au public, aux passants de l’animer. Et si le public ne voulait pas l’animer il fallait qu’il y ait rencontre, discussion, et pour moi le vrai monument c’est la discussion [...] C’était beaucoup plus lié aux gens, à leur parole, leurs visages, leurs expressions...(1)
Ainsi, dès le premier jour la colonne de Hambourg répond aux attentes. De plus, à posteriori, après avoir vu l’œuvre, les gens devaient pouvoir se dire “j’ai participé“, “j’ai réfléchi“, “je n’ai pas participé“, “j’étais là“. Toutes ces discussions internes des passants, des gens qui regardent, ont fait exister le monument et sa mémoire. Et même, si l’on choisissait de ne pas signer la colonne, il est important de comprendre que ce refus avait une valeur. D’une façon ou d’une autre les individus, qu’ils signent ou pas, construisaient quelque chose en eux par rapport à ce monument, et donc par rapport au fascisme. De plus, l’artiste rend les individus responsables de la disparition puisque c’est en écrivant qu’ils enterrent progressivement la colonne : si personne n’écrit, le monument ne bouge pas. Mais même outre cette responsabilité des individus, le fait de proposer aux visiteurs d’écrire sur la colonne les rend acteurs de la mise en mémoire : on ne se contente pas de recevoir passivement le monument en le regardant, mais on peut s’engager dedans par l’acte de l’écriture. Cet engagement produit une réflexion à un second niveau, plus haut. Lors de la définition du terme de “mémorial“ nous avons expliqué que ce dispositif n’est pas nécessairement lié aux questions d’espace, et qu’il peut également être par exemple de l’ordre de l’écriture. Nous pouvons citer par exemple le Mémorial de SainteHélène, qui est un récit écrit par Emmanuel de la Cases dans lequel celui-ci a recueilli les mémoires de Napoléon Bonaparte au cours d’entretiens avec l’Empereur, lors de son séjour à Sainte Hélène. Si l’on s’attarde quelques instants sur la notion d’écriture, nous pouvons voir qu’il s’agit d’une forme de technologie qui s’appuie sur les mêmes structures que la parole, comme le vocabulaire ou la grammaire, mais avec des contraintes additionnelles liées au système de graphies propres à chaque culture. Anne-Marie Christin dit de l’écriture qu’elle est “l’intégration de la langue des hommes au visible“ (2). A noter entre parenthèses que l’écriture est issue d’une culture avec des codes propres à cette culture qui ne sont donc pas forcément compréhensibles si l’on ne les connait pas. L’architecture, bien qu’elle s’ancre également dans une société et se façonne en fonction du langage et des normes de cette (1) SHALEV-GERZ E. (2020), Entretien personnel. (2) CHRISTIN A-M. (1999), “Les origines de l’écriture. Image, signe, trace“ Le Débat, n°106, p. 28 à 36.
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société, est cependant, à mon sens, plus praticable par des individus ne connaissant rien à la dite culture. En effet elle convoque des sens et créé des atmosphères qui, bien que l’on ne saisisse pas forcément leurs portées, permettent de se lier avec la civilisation qui érige des monuments par l’expérimentation de l’espace. Encore une fois, on arpente, on ne regarde pas. L’élément clé de cette définition n’est cependant pas celui de la culture, mais le terme de “visible“ employé par Anne-Marie Christin. Effectivement, l’écriture est la traduction d’une pensée en quelque chose de visuel, et c’est cette matérialisation en signes qui permet de fixer des idées immatérielles. Nous avons évoqué le fait qu’elle permet la sauvegarde d’une mémoire d’une façon analogue à celle des monuments et anti-monuments, mais un autre élément primordial existe, celui de la dimension motrice de l’acte de tracer. “L’acte d’écrire convie au surgissement du je“ (1) Jochen et Esther Gerz ne se contentent pas de créer un monument sur lequel ils écrivent des noms (ce qui consisterait à mettre déjà en jeu la question de la permanence par l’écriture), ils vont plus loin car ils encouragent les passants à écrire eux mêmes sur le monument, en ce sens ils mobilisent un des aspects fondamentaux de l’acte de l’écriture : signer par sa propre trace. L’action d’écrire mobilise énormément de fonctions motrices qui engagent le visiteur dans son corps entier. L’aspect sensoriel de l’acte est une première implication : sentir la matière, la couche de plomb contre le stylet n’est pas anodin, Esther Shalev précise d’ailleurs qu’il était difficile d’écrire sur la colonne(2). On ressent physiquement deux éléments qui se heurtent. On n’écrit pas de la même façon que l’on grave dans du plomb ou que l’on trace sur un papier, on ne met pas la même intensité dans nos gestes selon la matière sur laquelle on signe. Ce premier contact avec le matériau, avec le monument en lui même, fait franchir une barrière au visiteur qui devient acteur de l’œuvre. Pour aller plus loin, nous tenons un outil entre nos doigts, cet état de tension, cette légère contraction que nous notons lorsque l’on se saisit d’un crayon s’appelle le tonus. Tout d’abord tonus et vigilance sont intimement liés : les faisceaux nerveux qui stimulent la moelle épinière (à laquelle sont reliés les nerfs qui donnent aux muscles et organes leur tonus) descendent vers les neurones toniques et montent vers le cortex en le mettant en éveil. De même que la vigilance, les émotions s’accompagnent de modulation du tonus. Le fait de sentir le stylo dans sa main produit des réactions physiques qui vont impliquer à un niveau plus haut l’individu dans ce qu’il fait. Enfin l’action de tracer des lettres impliquent les mains, mais également les yeux, et par conséquent toute la façon de se tenir, de se
(1) CLERGET J. (2010), L’enfance et l’écriture, Paris, Eres, p. 25. (2) SHALEV-GERZ E. (2020), Entretien personnel.
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pencher, de se tordre pour écrire plus confortablement. Outre cette dimension très psychomotricienne nous pouvons parler d’autres éléments : écrire une pensée, de la même façon que la formuler, permet de la structurer, de la développer et de la compléter : il ne s’agit pas d’un phénomène unilatéral où la pensée se construit d’abord dans la tête puis est exprimée, mais d’une construction bilatérale où la pensée et le langage (écrit ou oral) se nourrissent mutuellement. De plus, le fait de tracer les lettres à la main prend du temps, donc offre un instant de réflexion pendant lequel on pense réellement à ce que l’on est entrain de faire. Il y a aussi un aspect personnel non négligeable dans le fait de laisser son empreinte, avec son écriture propre, dans un objet. Si dans l’écriture informatique le fond apporte beaucoup, dans l’écriture manuscrite la forme est également un message. Ainsi l’acte d’écrire va encore plus loin dans le processus de remémoration : l’individu n’est pas entrain d’observer passivement, ou même d’expérimenter un espace, il le créé, il le façonne et le sculpte physiquement en gravant des signes qui ne pourront plus jamais être effacés. Car ce dernier élément est également fondamental : nous ne sommes pas entrain de tracer à la craie des mots que nous pourrons effacer demain, on ne se contente pas d’écrire des phrases que l’on peut voir, mais aussi que l’on peut sentir en passant ses doigts dessus. Si le monument est éphémère, s’il disparaît et s’efface jusqu’à se soustraire totalement à la vue, l’acte par lequel les personnes le pénètrent littéralement est immortel, irréversible et ineffaçable. Dans l’exemple de l’anti-monument de Hambourg, “tracer des marques“ permet d’engranger une réflexion critique par l’implication corporelle, intellectuelle et sensible de celui qui écrit. L’interaction et le dialogue qui se noue avec un public dans l’espace de commémoration qu’il construit, la connexion critique qui est fabriquée entre l’élément à commémorer et les individus, l’action du monument en tant que croisement d’une intention commémorative et d’une représentation artistique, forment le processus de remémoration. Dans un monument classique, on aurait construit un mémorial sur lequel était déjà écrits des noms, on aurait alors encore une fois défini un regard vers le passé, on aurait déposé une mémoire figée sur une architecture, mais la notion de processus et de réflexion aurait finalement été exclue. Finalement le monument traditionnel est un support matériel érigé par des institutions qui renvoie à un souvenir, au contraire l’anti-monument est fabriqué par des individus. Serait-il juste de dire que le monument est une œuvre, alors que l’anti-monument est un outil ? Une citation de Jochen Gerz résume avec justesse les idées développées : “En règle générale, nous nous positionnons plus souvent comme spectateurs que comme acteurs de l’art. Ceci est lié à notre conception de la culture. Ne nous croyant pas capables d’agir, nous nous contentons de critiquer. Ce qui nous manque réellement, c’est la capacité à se considérer comme auteur. Un auteur qui critique son œuvre, c’est autre chose qu’un spectateur qui regarde
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Fig. 32 Mahnmal gegen Faschismus (Monument contre le Fascisme), Esther SHALEV-GERZ et Jochen GERZ, 1986. Hambourg.
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le « match » des autres“ (1) . Il est particulièrement intéressant de noter que si le monument, en tant que forme de contrôle du gouvernement, institutionnalise et cadre une mémoire sélectionnée, le contre-monument n’anticipe pas son sens et ses effets, l’interprétation que l’on aura de l’œuvre de Hambourg est indécidable et en cela nous pouvons y découvrir une nouvelle finalité. En effet, les premières personnes ayant gravé leur nom sur le monument l’ont fait de manière très appliquée “Lorsque Gerz repense aux premières signatures qui ont été faites en montant le projet, il explique avec quelle application, presque écolière, et avec quelle naïveté ces tests avaient été réalisés, en regard de l’usage qu’il a été fait une fois le monument inauguré. En effet, lors des tests, chacun alignait sa signature aux autres et la gravait proprement et soigneusement. La réalité fut toute autre“ (2). Les réactions des gens une fois le monument érigé ont en effet été violentes et inattendues : des croix gammées furent tracées, des griffonnages, certains individus utilisèrent des sprays pour faire des tags et graffitis au lieu des stylets mis à disposition. On pouvait également voir des impacts de balles, des entailles effectuées au couteau ou la scie, des trous pratiqués à la perceuse… Après la chute du mur, des phrases engagées pour ou contre le fascisme émergèrent également, et avec elles une responsabilité engagée. La question de l’interprétation reste ouverte quant à ces actes de vandalisme, les graffitis au spray par exemple, montrent-ils une volonté de manger et couvrir la surface du plomb pour interdire sa gravure ? Témoignent-ils de l’expression du besoin de se débarrasser de ce passé trop lourd à porter ? Quoi qu’il en soit le monument a exposé ses cicatrices, sans aucun apaisement ou consolation possible. Il avait été pensé pour échapper à ses créateurs en le sens qu’il porterait la marque de tous ses visiteurs, les artistes avaient-il prévu que l’appropriation du monument irait aussi loin et prendrait davantage la forme d’une dérive contestataire ? À cela, Esther Shalev-Gerz répond que le jour où elle a signé l’échantillon de plomb remis pour le concours, elle s’est dit qu’en effet cela arriverait forcément. Ainsi nous voyons que la marge d’appropriation prévue a basculé vers une appropriation négative et le monument a subi une violence indélébile. Cependant, à la différence du monument d’Eisenman, l’appropriation négative n’est pas le fruit d’une inconscience, d’une indifférence par rapport à la portée du mémorial : ici il s’agit au contraire de s’élever volontairement contre quelque chose qui est déjà contre quelque chose. La matérialité du monument rend d’ailleurs particulièrement violente cette contestation car on le lacère physiquement, on le meurtrit. L’acte de l’entaille, de la même façon que les autodafés des livres par les Nazis, dans le sens où l’on altère physiquement un symbole, (1) GERZ J. (2008), Hors d’œuvre, le journal de l’art contemporain, Dijon Bourgogne France Europe, entretien réalisé par BLANCHARD A., Granit, n°21, p.1. (2) PERRIN J. “Travail de mémoire, travail de l’oubli. Le Monument contre le Fascisme de Harbourg“ Mémoire de licence en ethnologie, sous la direction de Octave Debary, Neuchâtel, Université de Neuchâtel, 2007, p. 63.
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Fig. 33 Mahnmal gegen Faschismus (Monument contre le Fascisme), Esther SHALEV-GERZ et Jochen GERZ, 1986. Hambourg.
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Fig. 34 Mahnmal gegen Faschismus (Monument contre le Fascisme), Esther SHALEV-GERZ et Jochen GERZ, 1986. Hambourg.
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Fig. 35 Mahnmal gegen Faschismus (Monument contre le Fascisme), Esther SHALEV-GERZ et Jochen GERZ, 1986. Hambourg.
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est une expression particulièrement brutale d’un contestation politique, sociale et éthique. Ainsi, le mode d’appropriation positive du monument, qui permettait un engagement intense et entier, à savoir l’écriture, rend également possible des dérives beaucoup plus violentes que celles que l’on a pu voir dans le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe. Cependant, d’après l’artiste, l’apposition de croix gammées, ou phrases fascistes ne va pas nécessairement à l’encontre du monument : “Il y avait beaucoup plus de signatures et de noms évidemment. Certaines personnes aussi ont marqué « J’aime un tel », ces annonces qu’on fait parce qu’on veut que tout le monde le sache. Selon moi, chaque personne qui touche le monument touche l’antifascisme. Parce qu’ils savent ce qu’ils sont entrain de faire“ (1). De plus, avant que la colonne ne s’enfouisse définitivement, une des dernières phrases marquées au sommet était “Nazis raus“, “Dehors les nazis“. Cette apposition, est restée pendant longtemps puisque écrite au sommet, et n’a de plus jamais été altérée. Cette trace porte une symbolique forte qui fait finalement dire à Esther Shalev que, oui, le monument a fonctionné, malgré les marques de vandalisme. Pour finir, le choix de l’emplacement du monument, dans un centre-ville très animé de la banlieue de Hambourg est symptomatique de la démarche des artistes. La ville souhaitait en effet qu’il soit installé dans un parc à l’écart du flux des passants, dans un endroit invitant au recueillement et à la méditation. Or la place sur laquelle il se trouve est constamment traversée : le marché est derrière, la mairie est à côté, le métro est en dessous, d’après Esther Shalev c’est une place sur laquelle on passe tout le temps, et c’est un choix déterminant “Il fallait que le monument soit au croisement des gens“ (2) (Fig. 36). L’emplacement est en effet la condition pour que le monument soit une co-construction avec les individus, le résultat d’une interaction, d’un dialogue, et non simplement un “beau monument“, caché, entouré de silence et d’harmonie, que l’on se contenterait de regarder passivement. En cela il rejoint le mémorial de Berlin, ainsi que le mémorial de New York : l’incorporation dans le flux continuel des activités, passages et interactions humaines vitalise le contremonument. Le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe, de par sa spatialisation, devient un espace public qui commémore, dans la même veine la colonne de Hambourg utilise un lieu public pour mettre en mémoire. Si la question du visiteur acteur de l’œuvre pour entretenir la mémoire apparait avec le mouvement anti-monumental en Europe, d’autres cultures utilisent l’individu de façon récurrente comme moyen d’entretenir la mémoire. C’est le cas au Mali, avec la Grande
(1) SHALEV-GERZ E. (2020), Entretien personnel. (2) SHALEV-GERZ E. (2020), Entretien personnel.
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Monument contre le Fascisme Place du marché
Voie de bus
Centre commercial
Voie double sens
Arrêt de bus
Accès au métro souterrain
Fig. 36 Plan schéma des alentours du Monument contre le Fascisme.
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Fig. 37 L’entretien de la mosquée de Djenne.
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Mosquée de la ville de Djenné. La mosquée est faite d’adobe, il s’agit du plus grand édifice au monde fait en terre crue. De par les caractéristiques fragiles du matériau qui subit une forte érosion à cause de la pluie, de l’insolation et des changements de températures (qui peuvent créer des craquelures) il est indispensable d’entretenir la mosquée chaque année. Toute la communauté des habitants participe activement à cet entretien dans le cadre de festivités. On prépare plusieurs jours à l’avance les quantités d’enduit qui doit être remué régulièrement, les jeunes enfants jouant dedans s’en chargent, les hommes apportent l’enduit et les jeunes hommes se chargent de l’escalade et du crépissage de l’édifice. Une course est organisée le premier jour du cérémonial pour voir qui arrivera le premier avec son chargement d’enduit à la mosquée. Les femmes et les jeunes filles apportent l’eau nécessaire à la fabrication de l’enduit. Des membres de la corporation des maçons orchestrent ce rituel tandis que les anciens regardent se dérouler l’entretien de la mosquée depuis des places d’honneur. La ritualisation de l’entretien, l’engagement personnel de chaque membre de la communauté dans cette cérémonie cimentent les relations humaines et permettent de connecter les habitants à une mémoire commune qui est entretenue depuis des générations. De la même façon que pour la colonne de Hambourg, mais à une échelle bien plus grande, nous retrouvons l’idée de l’engagement humain, de l’engagement non seulement de la pensée, mais aussi du corps. Le maire de Djenné, Balassiné Yaro, dit à ce propos “La mosquée de Djenné est un symbole de cohésion sociale puisque chaque année, l’ensemble de la communauté participe aux travaux d’entretien, facteur de lien intercommunautaire et expression du savoir vivre-ensemble“ (1). Enfin, l’étude de ce contre-monument, autant dans son aspect transitoire que par l’utilisation de l’écriture, une écriture qui disparaît, fait écho au Monument aux morts pour la France en opérations extérieures. Construit en 2019 dans le 15ème arrondissement de Paris, ce mémorial de Stéphane Vigny honore la mémoire des soldats morts pour la France en opérations extérieures (OPEX). Il est déstabilisant de voir qu’un monument aussi moderne reprend énormément de codes de la tradition classique : il s’agit d’une sculpture figurative représentant six soldats anonymes (cinq hommes et une femme) portant un cercueil invisible faisant référence à la tombe du soldat inconnu. Les statues sont à taille réelle, ancrées dans le sol, en bronze. Les différentes coiffes des personnages sont celles utilisées dans les forces armées (casquette, calot, képi, bachi, et tricorne). De plus, le mémorial jouit d’un mur comportant trente plaques en laiton sur lesquelles sont gravés les noms des cinq cent quarante neuf militaires morts en opérations extérieures depuis 1963. Or, un détail
(1) L’express, Mali : la mosquée de Djenné recrépie et alimentée en énergie solaire https://www.lexpress.fr/actualites/1/ culture/mali-la-mosquee-de-djenne-recrepie-et-alimentee-en-energie-solaire_2075413.html (Consulté le 23/01/20).
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Fig. 38 Le mémorial aux soldats morts en opérations extérieures (OPEX), Stéphane VIGNY, 2019. Paris.
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à propos de ce monument attire notre attention : les noms sont au nombre de cinq cent quarante neuf le jour de l’inauguration le 11 novembre 2019, mais un l’espace est laissé libre pour graver d’autres futures victimes. Dans cette optique, le 10 décembre 2019, les noms des treize soldats mort lors du combat d’Eranga y sont inscrits. Ainsi, le monument prévoit et organise son évolution dans le temps. Peut être a-t-il conscience que sa forme, sa matérialité, et son caractère renvoient à une image très figée de la mémoire ? Quoi qu’il en soit l’anticipation des futures victimes le replace dans une dynamique mémorielle qui rejoint la portée contre-monumentale : il ne pétrifie pas une mémoire, il l’éveille, et accepte l’idée qu’elle puisse évoluer et se renouveler. Les noms gravés sur la colonne de Hambourg, bien qu’il ne s’agisse pas de victimes, disparaissent et s’enfoncent dans le sol. A Paris, ils s’inscrivent dans la matière et le temps, véhiculant l’idée sous-jacente d’une mobilité spatiotemporelle réfutée par la tradition monumentale classique.
CONCLUSION
Le mémorial est un anti-monument au sens premier du terme : l’architecture ne peut pas à elle seule porter une mémoire, c’est le débat qu’elle provoque qui entraine le processus de remémoration. L’essence même du Monument contre le Fascisme est ainsi le potentiel de modification qu’il porte. Par l’activation d’effets visuels, cognitifs et psychomoteurs il fait naître une interaction entre le monument et les hommes et devient ainsi la base d’une action politique et sociale : la production esthétique de l’anti-monument consiste dans sa fonction sociale. Sans imposer une marche à suivre, sans arrêter le visiteur, le fasciner, le contraindre ou organiser son parcours et sa réaction, le contre-monument de Jochen et Esther Gerz joue sur une réflexion sociale qui découle d’une expérience. La mémoire est ainsi rendue publique, mais les procédés par lesquels on la met en œuvre sont très différents de ceux utilisés par les instances dominantes de la société dont le monument est la marque. Contrairement à un monument traditionnel, la mémoire n’est pas imposée par la puissance publique dans un objectif de célébration, de symbolisation et d’auto-légitimation, elle est le résultat d’un rassemblement d’expériences, de souvenirs et d’interprétations construits sur la base d’un engagement personnel.
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“La présence monumentale ne risque-t-elle pas d’alimenter une comparable volonté d’oubli ? C’est précisément afin de faire face à ce risque que Le monument contre le racisme de Sarrebruck (1993) emprunte la voie d’une politique visuelle de l’absence ; contrecarrant, dès sa création, la possibilité de son invisibilité“ (1)
(1) ROUSSEAU A. (2017), “La volonté politique de commémoration des morts appartient aux vivants, Examen de trois « anti-monuments » réalisés par Jochen Gerz“, Conserveries mémorielles #21 | 2017 Vivre-ensemble : traces, expressions, temporalités, p. 7.
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III - 2146 PAVÉS, MONUMENT CONTRE LE RACISME DE J. GERZ, ou, marquer l’espace de façon invisible, quels enjeux ? Le Monument contre le Racisme, ou Le Monument invisible, à également été pensé par l’artiste Jochen Gerz. En 1991, Gerz est invité comme professeur à l’école supérieure des beaux-arts de la Sarre, à Sarrebruck, c’est dans le cadre d’un atelier consacré aux monuments conceptuels qu’il propose à ses étudiants de participer à un projet clandestin de travail sur la mémoire. Le château de Sarrebruck avait été investi durant le Reich hitlérien comme résidence de la Gestapo, quartier général dont les caves avaient étés utilisées pour conduire des interrogatoires. Gerz a invité ses étudiants à investir la place du château clandestinement, un soir, pour desceller quelques soixante-dix pavés et les remplacer par d’autres pavés pris à d’autres endroits de la ville. Un clou avait été planté sur ces pavés de remplacement pour pouvoir les localiser plus tard. Les étudiants ont ramené les pavés originaux dans un atelier et les ont gravés avec les noms et les adresses de cimetières juifs allemands abandonnés ou disparus. Avant de les remettre, tout aussi clandestinement, à leur place, sur l’allée menant à l’ancien quartier général de la Gestapo. Cependant, et c’est là que se situe la portée contre-monumentale du monument, le choix a été fait de les replacer face inscrite contre terre, rendant ainsi invisible toute trace de l’opération. Cette démarche prend encore plus de sens lorsque l’on sait que pendant la Seconde Guerre mondiale les nazis avaient pillé les cimetières juifs pour paver les routes d’Allemagne, il s’agissait alors de récupérer les pavés d’une place symbolique et de “rendre aux cimeterres“ ce qui leur était dû. Par ailleurs, il est intéressant de savoir qu’à l’origine du projet, l’artiste se concentrait sur le travail de recherche des cimetières juifs allemands, l’idée de les retourner face cachée contre le sol est venue ensuite. 2146 pavés, Monument contre le Racisme, est la traduction de l’allemand de “2146 Steine. Mahnmal gegen Rassismus“. Encore une fois, de même que pour le mémorial d’Eisenman et celui de Hambourg, le terme “mahnmal“ est utilisé dans le nom du monument. Il est également intéressant de remarquer que ce mémorial est, tout comme la précédente œuvre de Jochen Gerz, “contre“ quelque chose. Ici encore, le nom du monument, qui est le premier élément par lequel il existe, témoigne de sa nature en installant d’emblée le principe de l’opposition et de la contestation. Le second nom du monument est celui du “Monument invisible“, en cela il convient de définir le terme d’invisible. Invisible, du latin “invisibilis“ est composé de deux éléments “in“ qui forme le préfixe, et “visible“. A noter que “visible“ est issu de “visibilis“, issu du radical de “visus“ : “voir“. En établissant que le terme d’invisible renvoie à un aspect uniquement
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visuel, il est intéressant de remarquer que de manière générale c’est justement le sens de la vue qui est prépondérant dans la discipline architecturale ; en cela le titre même du monument porte un paradoxe qui fonde son identité. Une citation de Jochen Gerz fait justement écho à cette idée : “Je devais sacrifier la visibilité de l’œuvre pour que les gens la réclame. C’est la première fois qu’ils disent : on ne voit rien, alors que pendant toute leur vie, ils ont dit : on n’a rien vu“ (1).
(1) Gerz, cité dans Hillairet et al., 1996.
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A - UNE PRÉSENCE INVISIBLE
Le premier point fondamental du Monument contre le Racisme est son invisibilité, cette orientation contre monumentale particulièrement radicale offre plusieurs axes de réflexion. La première fait écho aux idées de Robert Musil. Nous avons évoqué à propos du Monument contre le Fascisme de Hambourg la théorie de cet auteur selon laquelle on ne remarque plus les monuments, en effet “tout ce qui forme l’entourage de notre vie, le décor de notre conscience en quelque sorte, perd la capacité d’impressionner cette conscience“ (1). L’antimonument de Hambourg dérogeait à ce principe en proposant une œuvre bouleversant les codes de la représentation traditionnelle. De la même façon, le Monument de Sarrebruck véhicule l’idée que ce n’est que quand l’œuvre est rendue invisible que nous commençons paradoxalement à la voir. Andrea Pinotti résume cette idée “la dernière chance pour faire parler le monument , – la dernière plage de la monumentalité – serait donc de le faire taire“ (2). Le schéma suivant explicite cette idée en montrant le contre-monument comme un nouveau dispositif qui, de par son originalité, de par son invisibilité, parvient à émerger dans la sphère urbaine et à se faire remarquer là où le monument classique échoue. En prenant à contre-pied la représentation classique, le Monument Invisible se projette sur le devant de la scène et se rend par conséquent opérant face à un public large. Il ne s’agit plus d’une énième sculpture, d’un nouveau monument comme il y en a tant d’autres : l’artiste marque l’espace, le transforme, lui donne une qualité nouvelle… Pourtant personne ne peut voir cette opération, il s’agit d’une première dans le monde de l’art et de l’architecture, ce qui braque d’emblée les projecteurs sur l’œuvre de Sarrebruck. Ainsi, en développant des pavés gravés face contre terre, Gerz met en tension le concept d’invisibilité par rapport à la problématique développée par Musil : on ne soustrait pas l’œuvre pour la nier, mais pour la révéler à un niveau de pensée supérieur. Dans un second temps, nous pouvons envisager l’invisibilité du monument comme un respect par rapport à la tradition judéo-chrétienne qui revêt d’un caractère iconoclaste, ainsi qu’une humilité par rapport à la Shoah que l’œuvre commémore. “L’invisible (monument contre le racisme) de Sarrebruck est le geste au plus près de l’affirmation absolue selon laquelle « la Shoah fut et demeure sans image »“ (3) a dit Gérard Wajcman. (1) MUSIL R. (1929), Ouvres Pré-posthumes, Paris, Point, p. 177. (2) PINOTTI A. (2013), “L’anti-monumentalité contemporaine. Une ébauche de typologie“, in Pietro Conte, Une absence présente, figures de l’image mémorielle, textes réunis et présentés par Pietro Conte, Paris, Mimesis, p. 14. (3) WAJCMAN G. (1998), L’objet du siècle, Lagrasse, Verdier, p. 21.
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Fig. 39 Schéma représentatif des idées de Robert Musil.
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Fig. 40 Mahnmal gegen Rassismus (Monument contre le Racisme), Jochen GERZ, 1991. Sarrebruck.
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Fig. 41 Mahnmal gegen Rassismus (Monument contre le Racisme), Jochen GERZ, 1991. Sarrebruck.
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Dans la première partie à propos du mémorial d’Eisenman à Berlin, nous avions développé l’idée selon laquelle le procédé de l’abstraction permettait de commémorer, évoquer et donc partager une mémoire sans cependant représenter l’horreur de la déportation de façon figurative. Le Monument contre le Racisme de Jochen Gerz reprend cette idée en la poussant encore plus loin : l’abstraction ne suffit plus, il s’agit maintenant de représenter l’invisible, ou autrement dit de ne plus représenter du tout. Nous retrouvons, de la même façon que pour le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe, la difficulté de dépeindre les crimes de masse génocidaire. Jean-François Lyotard, philosophe français du XXème siècle a dit “La représentation doit avoir lieu ; mais quand elle est, elle devrait être le témoin de l’effondrement même des formes de représentation traditionnelles“ (1), les différents exemples de contre-monuments cités dans ce mémoire répondent tous à ce besoin de représenter différemment, et l’on peut dire que le Monument Invisible en est l’aboutissement le plus radical, puisqu’il met en scène sa propre disparition en se soustrayant entièrement au regard du visiteur. Après la Shoah, les premiers mémoriaux qui ont émergé étaient des yizker-buh, (néologisme formé par l’association du mot “buch“, d’origine germanique (livre) et du mot “yizkor“ d’origine hébreu (rappel du souvenir des morts)), des livres du souvenir qui tenaient office de mémorial, et espace de commémoration pour des morts sans sépulture. En réponse au syndrome de la “tombe absente“ (2), les survivants créèrent ces lieux de mémoire intérieurs, ces monuments de papiers. Jochen Gerz, avec le Monument Invisible participe de la même façon à fabriquer un lieu de mémoire au cœur de l’esprit des gens, qui respecte à la fois la tradition de la religion juive, et ne réduit pas l’ampleur de l’horreur de l’Holocauste en prétendant pouvoir le représenter. On peut établir un lien entre le principe du Monument contre le Racisme et la veine des contre-monuments enterrés ou “en négatif“. Nous avons précédemment évoqué Negative Form de Horst Hoheisel. Dans la même idée existe The Empty Library réalisé par Micha Ullman en 1995 sur la place Bebel de Berlin. Il faut savoir que Bebelplatz est le lieu du premier autodafée nazi, le 10 mai 1933 . L’œuvre représente une bibliothèque entièrement vide, implantée sous la surface du sol, uniquement visible à travers une vitre posée au niveau du sol qui la surplombe. Elle évoque ainsi le vide laissé par les livres désormais (1) CHERMETTE M. “Le parcours de l’ineffable“, Mémoire en architecture de master 2, sous la direction d’Emmanuelle Sarrazin, Paris, École Nationale d’Architecture de Paris Val-de-Seine, 2018, p. 13. Citation de Jean-François Lyotard : « Représentation must take place ; but when it does, it should witness the very shattering of traditional representational forms.» Traduction de Magalie Chermette - Godfrey, Mark. 2007. Abstraction and the Holocaust. New Haven [u.a.]: Yale Univ. Press. p.13. (2) TOMICHE A. Et YOUNG J. (1993), “Écrire le monument : site, mémoire, critique“, Annales. Histoire, Sciences sociales, 48e Année, No. 3, Présence du passé, lenteur de L’histoire vichy, p. 729.
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Fig. 42 The Empty Library (La Bibliothèque Engloutie), Micha ULLMAN,1995. Berlin.
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Fig. 43 Reflecting Absence (Refléter l’Absence), Daniel LIBESKIND, Michel ARAD, et Peter WALKER, 2011. New York City.
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brûlés. Nous retrouvons ici la thématique de l’absence, de la disparition, ainsi le rejet de la monumentalité qui s’exprime dans le fait de ne pas rendre présent, et de mettre en évidence une irrévocable absence. Un autre mémorial particulièrement représentatif de ce principe est celui du 09/11 de New York, évoqué précédemment. Les deux trous béants du projet correspondant aux véritables traces de tours confèrent mieux que n’importe quelle architecture l’authenticité bouleversante du site. Le projet de Michel Arad, tient à évoquer la perte, la douleur, le vide, il véhicule une émotion intense et collective. La modélisation la plus radicale de la contre-monumentalité contemporaine est peut-être simplement l’absence du monument même. Le projet dénote, par son titre “Reflecting absence“, par le nom du site “Ground Zéro“ (1) et par sa spatialisation, la volonté de signifier un manque qui ne peut être rempli, le vide est ainsi la mémoire d’un geste barbare de destruction. “Parfois l’absence n’est pas trouvée comme le résultat d’une destruction précédente, mais elle est cherchée activement par l’artiste“ (2). Enfin, nous pouvons citer le Mémorial de la Shoah de Rachel Whiteread à Vienne sur la Judenplatz,. Le projet inauguré en 2000 est construit sur l’emplacement d’une ancienne synagogue médiévale dans laquelle la population juive fut regroupée et brûlée vive en 1421. Le mémorial porte l’inscription “À la mémoire des 65 000 juifs autrichiens qui ont été exterminés entre 1939 et 1945“. L’artiste a représenté, en moulage de béton, ce qui est habituellement vide, et opéré un travail en négatif. L’œuvre représente les rayonnages d’une bibliothèque remplie de livres, mais dont le dos est donc tourné vers l’intérieur ce qui empêche de voir le titre des livres (il s’agit d’ailleurs du même livre, dupliqué). On ne peut que voir leur empreinte, anonyme. Le monument est à ce titre aussi appelé Bibliothèque sans nom. Les titres invisibles évoquent l’absence, l’incompréhension et la disparition des vies des juifs autrichiens. Pour Jean Philippe Schreiber et Alina Cozma la bibliothèque anonyme serait “une incitation à se réapproprier ce que l’on a tenté de détruire“(3). Si la fontaine de Cassel ou Ground Zero travaillent l’envers par rapport au plan de symétrie du sol, il convient de montrer que le travail en négatif peut aussi s’effectuer par rapport à l’opposition entre intérieur et extérieur, vide et plein. Jochen Gerz poursuit ces idées et propose une double reconnaissance de son œuvre : d’un côté le dénombrement des 2146 cimetières met en évidence l’importance de la présence des communautés juives en Allemagne avant la Seconde Guerre mondiale. De l’autre, la face invisible des pierres rend compte de leur disparition. Par ailleurs, il force aussi à réfléchir à l’effacement des traces de l’assassinat de masse par les nazis. Effectivement, (1) Terme anglais utilisé pour désigner l’endroit au sol où a eu lieu une explosion nucléaire. (2) PINOTTI A. (2013), “L’anti-monumentalité contemporaine. Une ébauche de typologie“, in Pietro Conte, Une absence présente, figures de l’image mémorielle, textes réunis et présentés par Pietro Conte, Paris, Mimesis, pp. 11-32. (3) SCHREIBER JF. et COZMA A. “Regards croisés sur les enjeux mémoriels de la guerre et du génocide. Belgique – France – Canada“, dans JAUMAIN S. et REMACLE E. (2006), Mémoire de guerre et construction de la paix. Mentalités et choix politiques, Belgique – Europe – Canada, Bruxelles-Berne, PIE-Peter Lang, p. 109.
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Fig. 44 Mahnmal für die 65 000 ermordeten österreichischen Juden und Jüdinnen der Shoah (Mémorial aux 65 000 Juifs autrichiens assassinés de la Shoah), Rachel WHITEREAD, 2000. Vienne.
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Mahnmal für die 65 000 ermordeten österreichischen Juden und Jüdinnen der Shoah (Rachel Whiteread) travaille l’absence en révélant ce qui est habituellement immatériel, vide.
À l’origine existe un espace intérieur, qui fabrique un vide.
L’artiste rempli cet espace vite, lui donne une consistance.
Il l’isole et inverse le vide et le plein, renversant le principe de visibilité
Reflecting Absence (Daniel Libeskind) et Negative Form (Horst Hoheisel) utilisent la même symbolique anti-monumentale en se déployant dans le sol.
À l’origine : un monument construit.
Le monument subit une destruction symbolique.
Le contre-monument s’implante en miroir.
Fig. 45 Schématisation des principes contre-monumentaux des œuvres de Horst Hoheisel et Daniel Libeskind d’un côté, et de Rachel Witheread de l’autre.
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on remarque une logique de l’effacement du crime de masse dans la mise en place du génocide juif : l’extermination ne devait laisser aucune trace. Les exemples des camps de Treblinka, Sobibor et Belzec illustrent cette idée. En effet, les Allemands détruisirent les infrastructures des camps, des arbres furent plantés à l’emplacement même des chambres à gaz, ils prirent également soin de faire disparaitre les corps des victimes, une entreprise appelée “Opération 1005“, en les déterrant des fosses et en les brûlant. Au camp de Belzec, le camouflage des traces alla même jusqu’à implanter une ferme sur le site et cultiver les terres afin de cacher l’entreprise d’extermination(1). Le négationnisme était ainsi au fondement même de l’anéantissement du peuple juif. Nous pouvons par ailleurs noter que l’acharnement à couvrir et faire disparaitre tout indice de l‘extermination des camps de la mort montre bien l’importance des traces et de leur matérialisation dans le processus mémoriel. À ce propos, Vincent Veschambre explique que c’est probablement pour cela que le camp de Belzec est le moins connu des camps d’extermination et qu’il est resté pendant longtemps largement ignoré du grand public. Il convient cependant de préciser que cette entreprise d’effacement a échoué : en effet une partie des restes des cadavres enterrés est remontée à la surface de la terre et des ossements ont fini par affleurer, révélant la réalité du site. Pour finir à propos de cette idée il convient de citer le film Belzec (2005), de Guillaume Moscovitz, dans lequel le réalisateur filme l’étendue du site “en donnant d’emblée la parole à un archéologue, en nous montrant la visite d’un Rabin, qui prend difficilement la mesure de l’omniprésence des restes humains, l’image nous confronte avec la « matérialité des faits » et l’omniprésence des traces, sous le décor verdoyant d’un site reconquis par la nature“ (2). Vassili Grossman dira également à ce propos “la terre rejette des fragments d’os, des dents, des objets, des papiers, elle refuse de garder le secret. Et les objets s’échappent de la terre, de ses blessures mal refermées“ (3). Il est intéressant de voir la manière dont le Monument Invisible entre en tension avec la question de l’effacement des traces par les Nazis. En construisant une œuvre sous terre, cachée, il fait non seulement écho à ces ossements enfouis dans le sol qui ont fini par émerger, mais, conformément à l’étude précédente que nous avions mené à propos du terme “invisible“, il met aussi en évidence l’idée que ce n’est pas parce que nous ne voyons pas quelque chose que cette chose n’existe pas. Enfin, un dernier axe de pensée par rapport à l’invisibilité du monument, et c’est là la dimension la plus importante de l’œuvre et l’intention mentionnée par Jochen Gerz, (1) VESCHAMBRE V. (2008), Traces et mémoires urbaines, enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 195 à 198. (2) VESCHAMBRE V. (2008), Traces et mémoires urbaines, enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 198. (3) BEEVOR A. et VINOGRADOVA L. (2008), Carnets de guerre : de Moscou à Berlin, 1941-1945, Paris, Calmann Lévy, p. 336338. Citation de Vassili Grossman.
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est le fait que le Monument Invisible active un processus de remémoration qui engage la réflexion de l’Homme. En effet, Jochen Gerz a dit “La mémoire n’est pas dans les pierres, elle ne peut être que dans le vivant. Il faut être vivant pour pouvoir parler de mémoire. Nous sommes les porteurs de mémoire, tout autant que les porteurs de l’oubli. C’est d’ailleurs de l’oubli que surgit la mémoire“ (1). De la même façon que pour le monument de Hambourg qui par sa disparition refusait de s’élever à la place des hommes contre le fascisme, et par sa matérialité encourageait à écrire et engageait ainsi l’individu dans le procédé de remémoration, l’anti-monument de Sarrebruck, en se soustrayant à la vue, véhicule l’idée que ce n’est pas l’architecture ou l’espace qui doit porter la mémoire, mais les Hommes. Encore une fois la matérialisation physique de la mémoire n’est pas supposée l’entretenir, mais produire un outil qui enclenchera une réflexion humaine, source de mémoire. Pour en revenir au contexte d’émergence de ce monument, la première problématique à laquelle a été confronté Jochen Gerz, à la suite de sa réalisation, était que le mémorial n’étant plus visible, il fallait faire connaitre l’action commémorative au grand public pour pouvoir créer un souvenir collectif. Il mit ainsi au courant de son travail le ministre-président de la région de la Sarre, Oskar Lafontaine qui permit la diffusion de l’information à propos de cet acte souligné comme étant illégal. Les journaux rendirent compte du projet comme un acte de vandalisme ce qui provoqua une violente polémique, certains éditoriaux allèrent même jusqu’à se demander si tout cela n’était pas qu’un canular conceptuel destiné à provoquer une controverse commémorative. Quoi qu’il en soit le projet eut l’effet escompté puisque les visiteurs se précipitèrent sur la place pour trouver les soixante-dix pierres marquées parmi les huit-milles pavés qui couvraient la place. Des questions émergèrent très rapidement : où était le mémorial ? existait-il réellement ? L’intention de Jochen Gerz était, en les faisant chercher le mémorial, de leur faire prendre conscience que la mémoire était déjà en eux, ainsi le monument devenait un mémorial intérieur. Une phrase de James Young résume cette idée “On avait implanté le mémorial là où il pouvait être le plus efficace : non pas au cœur de la ville, mais au cœur de l’esprit public“ (2). Le conseil municipal de Sarrebruck reconnut plus tard par un vote l’existence publique du mémorial, les parlementaires votèrent également la décision de rebaptiser le lieu “Place du Monument Invisible“, de sorte que le nom deviendrait la seule trace visible du monument. Par la suite, plus de deux milles pavés furent gravés. Ainsi, l’expérience de Jochen Gerz trouve son fondement dans une réflexion relative à l’intériorisation de la mémoire. Sa performance, parce qu’elle prend à contre-pied les (1) GERZ J. (2008), Hors d’œuvre, le journal de l’art contemporain, Dijon Bourgogne France Europe, entretien réalisé par BLANCHARD A., Granit, n°21, p.1. (2) TOMICHE A. Et YOUNG J. (1993), “Écrire le monument : site, mémoire, critique“, Annales. Histoire, Sciences sociales, 48e Année, No. 3, Présence du passé, lenteur de L’histoire vichy“, p. 732.
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pratiques mémorielles communes, provoque des réactions, et le débat qui en résulte replace l’individu au cœur du processus de remémoration. Selon Gerz, la mémoire fait partie de nous, le mémorial l’active, certes, mais c’est l’Homme qui la fait exister : en la pensant, il la fait naître, ou renaître ; et en en parlant, il la partage. De cette façon, il empêche finalement l’oubli. On peut dire qu’en logeant le mémorial à l’intérieur de nous, Gerz permet aux individus de se réapproprier mémoriellement le lieu. Ainsi, si le Monument Invisible, de même que les mémoriaux de Horst Hoheisel, Rachel Whiteread ou Misha Ullman pour ne citer qu’eux, constitue une marque d’absence, il est avant tout un dispositif d’activité de mémorisation qui l’inscrit dans une contestation de la monumentalité, non seulement spatiale, mais également politique et sociale. Pour reprendre Joelle Zask “En l’absence d’un contenu de mémoire défini et arrêté une fois pour toutes, chaque visiteur prend l’initiative de sa propre mémoire ; il s’applique à la rendre précise et vive, l’intègre dans le continuum de son existence et oriente le façonnage dont elle fait l’objet vers les activités mnésiques des autres“ (1). La mémoire est donc en constante évolution, elle ne cesse de se renouveler, tributaire des pensées et réflexions de chacun. Elle s’oppose en cela, de la même façon que le monument d’Eisenman ou la colonne de Jochen et Esther Gerz, à la tradition d’une mémoire immobilisée, immuable et impérissable transmise par les monuments classiques. Le sens du monument n’est pas donné, il a besoin des spectateurs et de leur engagement pour en produire et en transformer les significations : ainsi les artistes ne font que créer un système, une base (soit un monument au contact d’individus), qui va s’auto-gérer, s’autorenouveler et se compléter jusqu’à produire une mémoire. Cependant, il est important de spécifier que le Monument contre le Racisme porte en lui même une ambiguïté qui fait polémique. À ce titre, nous pouvons nous attarder sur un point mentionné par Vincent Veschambre dans son œuvre Traces et mémoires urbaines, enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition. L’auteur prévient en effet qu’il serait un peu trop simple et rapide de considérer que le Monument Invisible abolit l’espace, et qu’en l’absence d’une marque visible on ne peut plus parler de matérialisation de la mémoire. Au contraire l’expérience confirme le besoin d’inscrire la mise en mémoire dans des lieux, en les marquant, même de façon invisible (on peut d’ailleurs dire que la marque n’est peut être pas totalement invisible puisque la plaque de la place “Place du Monument Invisible“ est une signalétique visible(2)). Cependant, cette idée renvoie à une interrogation plus large qui prend une plus grande mesure si l’on prend en considération le contexte de la société (1) ZASK J. (2013), Outdoor art : la sculpture et ses lieux, Paris, La Découverte, p. 199. (2) VESCHAMBRE V. (2008), Traces et mémoires urbaines, enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 202.
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actuelle : lors d’une conversation à propos de ce monument, un étudiant en architecture m’a dit “On est dans une société où ce qui ne se voit pas n’existe pas“ (1). Cette affirmation entre d’ailleurs en résonance avec celle d’Esther Gerz à propos du monument de Hambourg “Si une chose ne change pas, on n’y pense pas“. Ainsi, nous sommes en droit d’explorer les limites de l’anti-monument de Sarrebruck, limites qui trouvent paradoxalement leur genèse dans l’essence même du monument : comment pratiquer un espace invisible ? En effet, il faut savoir que le monument existe pour en prendre la pleine mesure, il est très difficile de le “découvrir“, de tomber dessus par hasard quand l’on se promène à Sarrebruck. Ainsi l’œuvre est critiquable dans l’idée qu’elle ne peut pas toucher un public aussi large qu’un monument visible. Finalement sa praticabilité n’est pas tant de l’ordre de l’espace, alors qu’il s’agit d’une marque, mais de l’ordre du concept immatériel pouvant davantage être transmis par les livres, les conversations ou autres éléments informatifs (photographies des pavés inscrits, textes explicatifs…). À ce titre, Esther Shalev renchérit Toi tu as fait le voyage, mais la plupart des gens ne le font pas. Qui va aller à Sarrebruck ? Personne. Parce que tu es devant rien, tu parles avec le cerveau, tu ne parles pas avec l’expérience. Et l’expérience d’un monument est la chose la plus importante, la plus personnelle et globale qu’il y a. Ce monument passe bien comme une histoire, mais en réalité…(2)
Dans la même idée il est significatif de mentionner une anecdote : j’avais parlé de ce projet à deux étudiantes en architecture en voyage à Berlin, elles avaient apprécié le concept. De passage à Sarrebruck, dans l’attente de leur bus, elles avaient la possibilité de passer sur la place du château pour aller sur le monument. Or, découragées par la nuit, la pluie, le froid, et surtout par le fait qu’il n’y avait finalement “rien à voir“, elles ont fait l’impasse sur cette visite. Cette anecdote nous informe sur le fait que l’absence d’expérience du monument (visuelle, auditive, kinesthésique, temporelle, etc.) rend, d’une certaine manière, le lieu sur lequel il s’implante moins fort, moins chargé de mémoire. Par ailleurs, en allant à Sarrebruck pour “visiter“ le monument, j’ai eu l’occasion de discuter avec des passants, seuls, en famille, attablés aux cafés jouxtant la place… aucun d’entre eux n’était venu sur le lieu pour le monument. Cependant, si l’on peut critiquer cet aspect, nous pouvons aussi valoriser le fait que justement l’œuvre ne se cantonne pas à l’espace qu’elle marque, mais s’étend, par le biais des livres, des dialogues et des photographies, bien plus loin, et touche ainsi un public qui peut la pratiquer sans même y avoir mis les pieds. Sylvia Lacaisse a ainsi dit à propos de (1) Duncan Driffort lors d’une conversation à propos du Monument Invisible. (2) SHALEV-GERZ E. (2020), Entretien personnel.
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cette œuvre “Je n’ai pas vu le Monument Invisible, mais bien évidemment on le connait, tout le monde le connait“ (1) . De plus, nous pouvons opposer une seconde critique à l’invisibilité de cette œuvre : à l’origine le but était de mettre en lumière les différents cimetières juifs détruits ou disparus, or, en apposant les pavés face cachée, Jochen Gerz les fait disparaitre une seconde fois. C’est là la principale critique d’Esther Shalev-Gerz Pour moi c’était impensable, j’ai dit « non », enfouir deux fois ? La plupart de ces cimetières n’existaient plus, mais si on enfouit juste parce qu’on a peur du vandalisme…(2)
En effet, cette dernière pense qu’après les altérations du monument de Hambourg, Jochen Gerz voulait éviter que l’on vandalise de nouveau un mémorial. C’est ainsi dans le but de mettre en valeur ce travail de recherche et l’existence de ces lieux qu’elle conçoit un livre, qui recense les adresses de tous les cimetières gravés dans les pavés de la place. Il s’agit du seul support où sont répertoriées toutes ces adresses. “Lui a enfoui, moi j’ai publié“(3), la démarche de la femme de l’artiste était ainsi de garder une trace visible de ces lieux de mémoire disparus.
(1) LACAISSE S. (2019), Entretien personnel. (2) SHALEV-GERZ E. (2020), Entretien personnel. (3) SHALEV-GERZ E. (2020), Entretien personnel.
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Fig. 46 Livre conçu par Esther Shalev-Gerz en complément du Monument contre le Racisme, 1993. 2146 Steine Mahnmal gegen Rassismus Saarbrücken. Stuttgart, Verlag Gerd Hatje, 183 p.
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B – UN MÉMORIAL QUI COEXISTE AVEC L’ESPACE PUBLIC
Nous avons évoqué précédemment que les différents modes d’implantation spatiale des contre-monuments étudiés établissent un dialogue permanent avec l’environnement dans lequel ils s’intègrent. Contrairement aux monuments de la tradition classique qui s’imposent dans le paysage de façon unilatérale, délimitant un espace défini réservé à une mémoire de la conscience historique compacte, globale, et consensuelle… le monument de Sarrebruck, de par sa spatialisation - ou son absence de spatialisation - coexiste avec l’environnement dans lequel il s’insère. En effet, en se développant dans une horizontalité, au niveau du sol, il permet à la place sous laquelle il se trouve de continuer de vivre quotidiennement, sans s’enfermer dans une mémoire qui aspirerait toute possibilité de vie et d’insouciance. Le Monument Invisible, non pas parce qu’il est invisible mais davantage parce qu’il ne déborde pas physiquement sur la place du château, ne prétend pas assujettir l’espace public à sa présence. Il transmet l’image d’un espace à deux faces : la face supérieure est celle de la vie quotidienne : des cafés sont installés, un marché est présent certains jours, les enfants jouent autour d’une fontaine et les touristes passent pour admirer le château et visiter le musée de la Sarre (voir Fig. 47). Une partie de la place est même utilisée comme un parking. La vie continue, comme sur n’importe quelle place publique de n’importe quelle ville. La face inférieure cependant, se trouvant sous le sol, nous parle de la mémoire de ce site, de ce qui s’y est passé, de ce que l’on peut en tirer et de l’effort de remémoration qui doit être fait. Le sol constitue en ce sens un plan de symétrie conceptuel. Une citation de Walter Grasskamp met en évidence cette idée “La Schloßplatz sert de marché, pour le festival, ainsi que la danse, les vacances et la vie quotidienne. Cela rend le mémorial insupportable car ses composants ne sont pas identifiables - quelles pierres la piété diligente du piéton devraitelle éviter? En raison de sa discrétion, ce mémorial invisible crée un lien scandaleux entre la vie quotidienne et la commémoration“ (1). D’une manière générale, une critique adressée aux mémoriaux est qu’ils figent le temps, et produisent des espaces enracinés dans un passé douloureux qui empêchent les individus de passer à autre chose, de continuer de vivre. S’il est certes fondamental de garder en mémoire le passé, la multiplication des monuments et l’injonction de mémoire qu’ils ordonnent pourrait cannibaliser l’espace urbain… En développant son anti-monument sous (ou sur, ou même dans) la sol, Jochen Gerz fait
(1) W. GRASSKAMP (1994), Site officiel de Jochen Gerz, https://www.jochengerz.eu/works/mahnmal-gegen-rassismus (Consulté le 17/01/20).
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Fig. 47 Croquis à propos des usages quotidiens de la place du Monument Invisible.
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cohabiter la mémoire avec le temps qui passe : il offre une double lecture de l’espace public. Ainsi selon les moments, selon les individus, le choix peut être fait d’expérimenter l’une ou l’autre des faces de la place, ou les deux en même temps. L’étude de l’horizontalité du Monument Invisible entre en résonance avec les Stolpersteine de Gunter Demnig. Pluriel du mot allemand “stolperstein“, “pierres d’achoppement“ qui sont les pierres sur lesquelles on trébuche, il s’agit de pavés scellés dans le sol, dont la face supérieure, visible est recouverte d’une plaque de laiton qui commémore une victime du nazisme. Les pierres sont encastrées dans le trottoir devant le dernier lieu d’habitation connu des victimes, qu’il s’agisse de Juifs, Bohémiens, opposants religieux ou politiques, homosexuels ou handicapés. Chaque pavé a été gravé de l’expression “Ici habitait“, suivie du prénom, nom, date de naissance, date de déportation et date du décès ainsi que le nom du camps de concentration ou d’extermination dans lequel la personne a été. Le projet a été initié par Demnig en 1993, et en 1997 il pose le premier pavé sans autorisation dans le quartier berlinois de Kreuzberg. L’origine de l’expression Stolperstein vient de la coutume juive qui veut que l’on dépose des cailloux à l’endroit où un juif est enterré, un ancien dicton allemand voulait qu’un non-juif qui trébuchait sur un monticule de gazon ou une pierre, dise “il y a un juif enterré ici“. Aujourd’hui il existe plus de 70 000 de ces pierres commémoratives dans différentes villes allemandes, mais également dans plusieurs pays d’Europe tels que la France, l’Autriche, la Belgique, la Hongrie, l’Italie… De la même façon que les pavés de Sarrebruck, les pierres de Gunter Demnig sont encastrées dans le sol : elles sont cependant visibles, mais libèrent l’espace du sol car elles ne saillent pas. Il est également intéressant de noter que bien qu’elles soient visibles, il est facile de passer au dessus sans y faire attention, les Stolpersteine sont ainsi une présence évanescente, humble au point qu’on ne se rend pas forcément compte de leur existence. Nous sommes à ce titre loin de la monumentalité des mémoriaux traditionnels qui imposent leur présence écrasante au paysage et aux passants. On notera par ailleurs que l’artiste prend soin de graver chaque pavé à la main “Car chaque personne est unique“ (1), nous retrouvons dans cette idée l’importance de l’écriture manuscrite dans le procédé d’engagement humain et dans le processus de mise en mémoire. La question de l’horizontalité, et du sol, que convoquent ces deux mémoriaux peut cependant mettre en tension des concepts politico-spatiaux qui peuvent être explicitées
(1) Le Monde, Munich achoppe sur les pierres de la mémoire https://www.lemonde.fr/europe/article/2015/01/06/munichachoppe-sur-les-pierres-de-la-memoire_4550159_3214.html (Consulté le 14/12/19).
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Fig. 48 Stolpersteine (Pierres d’Achoppement), Gunter DEMNIG, 1997. Europe.
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par exemple par le refus de la ville de Munich, en Allemagne, d’autoriser les Pierres d’Achoppement. En effet, madame Knochbloch, rescapée de la Shoah, ancienne présidente du Conseil Central des Juif en Allemagne et leader de la communauté juive de Munich estime que l’“On ne peut pas commémorer [l’Holocauste] de manière digne sur le sol. Les pavés peuvent volontairement ou bien facilement être piétinés, tagués, salis avec des excréments canins, volés, dégradés“ (1). De la même façon, à propos du Monument de Sarrebruck, Sylvia Lacaisse insiste sur le fait que c’est parce que le nom des cimetières est invisible qu’il est acceptable de marcher dessus “Les pavés sont là, les écrits sont face contre terre. Déjà, s’il avait mis les écrits face contre ciel ils auraient été tout de suite démantelés (…). Et puis tu ne peux pas marcher sur l’écriture d’un cimetière, c’est une profanation“ (2). De manière générale, si on prend l’idée du monument traditionnel, qui héroïse et triomphe, il est impensable de marcher dessus, il est supposé se situer au dessus du reste : sa dignité et sa noblesse relèvent de son élévation vers le ciel. Pourtant, aujourd’hui de nouveaux monuments, anti-monuments investissant le sol, apparaissent, pour ne pas dire émergent. Quelle symbolique portent-ils ? À ce titre nous pouvons mentionner l’anti-monument de Doris Salcedo à Bogota : Fragmentos. l est composé de trente-sept tonnes de fusils mitrailleurs, de lance-grenades, de munitions : les anciennes armes des Farc, fondues après la guérilla et devenues aujourd’hui 1 236 dalles d’acier. L’accord de paix signé avec la guérilla des Farc en 2016 prévoyait que les armes seraient remises à l’ONU et fondues pour construire trois monuments à la paix. L’artiste a invité un groupe de femmes victimes de violences sexuelles pendant la guérilla à marteler, pendant des jours les plaques pour la fonte, et marquer ainsi de façon symbolique la fin de la relation de pouvoir imposées par celles-ci. Le processus de création de ce mémorial ouvre un espace d’expérience des victimes où elles peuvent participer activement à l’élaboration du monument, ce qui est une forme de compensation symbolique(3). Doris Salcedo explique qu’elle n’a pas voulu ériger un monument avec ces armes, elle les a plaquées par terre “Aucune arme ne mérite d’être glorifiée dans la hauteur“ (4) . Le sol est noir, en acier, les cassures du métal perceptibles sous la semelle rappellent à chaque pas que la guerre est une meurtrissure qui laisse des cicatrices. Carolina, une étudiante de vingt-trois entre dans la gigantesque salle vide et témoigne “Debout sur ces
(1) Le Monde, Munich achoppe sur les pierres de la mémoire https://www.lemonde.fr/europe/article/2015/01/06/munichachoppe-sur-les-pierres-de-la-memoire_4550159_3214.html (Consulté le 14/12/19). (2) LACAISSE S. (2019), entretien personnel. (3) France culture, Colombie : un mémorial pour la paix construit avec 37 000 tonnes d’anciennes armes des Farc https://www. franceculture.fr/emissions/le-reportage-de-la-redaction/colombie-un-memorial-pour-la-paix-construit-avec-37000tonnes-d-anciennes-armes-des-farc (consulté le 21/12/19). (4) Le Monde, A Bogota, le « contre-monument » hommage aux victimes des guérillas colombiennes https://www. lemonde.fr/culture/article/2018/12/28/a-bogota-le-contre-monument-hommage-aux-victimes-des-guerillascolombiennes_5402978_3246.html (Consulté le 21/12/19).
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Fig. 49 Fragmentos : espacios de arte y memoria (Fragments : espace d’art et de mémoire), Doris SALCEDO, 2018, Bogota.
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armes éteintes, je ressens aussi de l’espoir“ (1). Nous retrouvons encore un fois la symbolique de l’érection : où élever revient à dignifier, et par opposition où l’idée de marcher sur un espace finit par le réduire, l’écraser. Le Monument Invisible ou les Stolpersteine n’ont pas pour intention cette symbolique, bien au contraire, en témoigne le fait qu’elle leur est reprochée. Encastrer des pavés marqués dans le sol est ici plutôt une manière d’ancrer la mémoire dans le sol, de la reconnecter de la manière symbolique la plus puissante qui soit avec le monde : dans ses entrailles. Le mémorial ne fait qu’un avec la terre, et les visiteurs font corps avec le monument. Ils marchent dessus, ils se penchent, ils l’effleurent, ils sont au plus près de lui car ils le pratiquent de la façon la plus quotidienne. D’après Esther Shalev-Gerz, travailler le sol est une démarche importante “Habituellement, on oublie sur quoi on marche, alors que c’est ça qui nous tient. Créer un dialogue entre la surface et la profondeur de la terre est très important.“ En effet on ne se rend pas souvent compte de ce sur quoi nous nous tenons, on y fait rarement attention. En investissant le sol, Jochen Gerz ou Peter Demnig orientent notre regard sur la terre en même temps qu’ils nous lient à celle-ci. À ce titre nous pouvons également évoquer une autre œuvre de Esther Shalev : The Shadow. L’œuvre est située dans le parc du campus universitaire de la Colombie-Britannique. Il s’agit d’un dessin au sol, en 2D, de l’ombre d’un gigantesque sapin, pour ce faire, des pavés de trois couleurs différentes ont été apposés. L’image attire l’attention sur la présence d’une forêt qui se dressait sur ce site autrefois, mais dont les arbres ont été abattus. The Shadow n’est ainsi pas projetée par un arbre vivant, mais davantage par le souvenir d’un arbre. Ainsi, les gens marchent sur l’œuvre et font corps avec elle. “La plupart des gens ignorent probablement sa forme générale, ils sont « à l’intérieur » et n’en voit qu’un motif partiel“ (2), “Elle attire l’attention sur le sol pendant qu’il implique le corps du spectateur“ (3). On remarque ainsi que bien souvent, les œuvres qui s’incrustent dans le sol s’étalent sur un vaste espace. Dans la même idée que le mémorial d’Eisenman qui par la dispersion de ses stèles rejetait l’idée d’un centre, le contre-monument de Jochen Gerz, par sa diffusion dans l’espace, entretient une relation vive avec son environnement. Sa présence sousjacente imprègne l’ensemble de la place et il devient ainsi un espace public, un véritable
(1) Le Monde, A Bogota, le « contre-monument » hommage aux victimes des guérillas colombiennes https://www. lemonde.fr/culture/article/2018/12/28/a-bogota-le-contre-monument-hommage-aux-victimes-des-guerillascolombiennes_5402978_3246.html (Consulté le 21/12/19). (2) “Probably for the most part, people are unaware of its overall shape; rather they are “inside” the piece, seeing a partial pattern“. Traduction de l’auteur. Site web de Esther Shalev-Gerz, The Shadow, https://www.artandeducation.net/ announcements/289257/esther-shalev-gerz-the-shadow (Consulté le 12/01/20). (3) “It calls attention to the ground as it involves the body of the viewer“ Traduction del ‘auteur. Site web de Esther ShalevGerz, The Shadow, https://www.artandeducation.net/announcements/289257/esther-shalev-gerz-the-shadow (Consulté le 12/01/20).
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lieu(1) qui devient modifiable en fonction des interactions qui s’y développent.
(1) La notion de lieu se définit par rapport à celle d’espace, où un espace n’a pas d’affectation particulière si ce n’est sa fonction : il est neutre. A contrario, un lieu est un espace où ont été projetées des représentations de l’Homme. Il permet de cristalliser des représentations collectives en fondant une co-appartenance source d’identité. Le lieu a des qualités qui sont davantage que sa définition cartésienne, il est créé en y perpétuant des valeurs usages, rapports, etc. Définition personnelle construite à partir des éléments du cours d’introduction à la sociologie et à l’anthropologie de Nabil Beyhum et Léo Legendre dispensé en L1 à l’École nationale d’architecture Paris Val-de-Seine).
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Fig. 50 The Shadow (L’Ombre), Esther SHALEV-GERZ, 2018. Vancouvert.
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C - L’ILLÉGALITÉ COMME MOTEUR DU CONTRE MONUMENTAL
On peut établir un lien assez révélateur entre le monument de Sarrebruck et les Pierres d’Achoppement : en effet, bien que les deux mémoriaux aient fini par être officialisés, le premier en étant reconnu, le second et étant autorisé par l’État, ils sont à l’origine illégaux. Cet état de fait met en évidence la dichotomie qui apparait lorsqu’il s’agit d’étudier la mémoire anti-monumentale versus la tradition monumentale classique, du point de vue de la politique. En effet, le monument traditionnel relève d’une culture politique précise : en temps qu’objet mémoriel il est utilisé par le gouvernement comme un dispositif pour forger une mémoire à laquelle la conscience collective adhère dans son ensemble. Son thème, son objet, et sa formalisation sont choisis en fonction des priorités culturelles et historiques d’un État qui décide ce qui doit être montré, entretenu et dont on doit se souvenir en fonction de son identité et son histoire idéale, toujours consensuelle. Ainsi la mémoire qu’entretient le monument traditionnel se veut exempte de doutes et de désaccords, elle est un instrument pour cimenter de l’intérieur une nation, et faire oublier les parties les moins consensuelles de l’Histoire. A ce titre nous pouvons citer Daniel Fleury “L’État joua longtemps un rôle unitaire dans la mesure où la « mémoire historique » (à laquelle s’intègre la « mémoire de pierre ») était regardée comme l’un des ciments du sentiment national“ (1). Par la colonisation d’un imaginaire, par la mise en place de symboles forts, universels et suffisamment vagues pour susciter l’adhésion de la masse, le monument impose une mémoire qui agit comme un masque aux divisions d’une société, divisions particulièrement présentes lorsqu’ils s’agit de la Shoah, en Allemagne, ou en France. Elle consolide et unifie les citoyens derrière une image collective. Ainsi le monument classique porte une signification claire, définie, qui ne permet pas une interprétation individuelle : il est autoritaire, manifeste, un symbole de la puissance publique et prétend par conséquent à l’intemporalité et au triomphalisme. “Il existe toujours une orthodoxie du monument“ (2) écrit Joelle Zask dans son œuvre Outdoor art. La mémoire incarnée est donc fermée sur elle même, non réformable, elle ne peut pas évoluer en fonction des apports des individus ou du progrès des consciences. Pour conclure, le monument s’inscrit dans la même idée que les cérémonies et commémorations, (dont on remarque que ce sont des rassemblements de plus en plus désertés) dont le calendrier a
(1) FLEURY D. (2010), “Plaques, stèles et monuments commémoratifs : l’État et la “mémoire de pierre“, Revue historique des armées, vol 259, p. 6. (2) ZASK J. (2013), Outdoor art : la sculpture et ses lieux, Paris, La Découverte, p. 200.
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été établi mécaniquement par l’État : tous ces instruments véhiculent une image choisie et arrêtée de l’Histoire qui veut être non pas transmise, mais inculquée et apprise(1). Par conséquence, en concevant la genèse de son projet dans l’illégalité, loin des puissances publiques et de leur influence, Jochen Gerz libère d’emblée son mémorial de l’imposition que le gouvernement tend à avoir sur la mémoire. L’artiste déplore d’ailleurs la déconnexion entre les motivations justifiant qu’un projet d’art public soit accepté, venant donc des autorités publiques décisionnaires, et la volonté du public même(2). Il conçoit ainsi son mémorial en prenant le temps de définir ce dont le public a besoin pour créer une véritable conversation avec ce dernier “L’éthique centrale de l’art public a inévitablement pour mandat l’intérêt du public“ (3). En ce sens, il ne participe plus à la fabrication d’une mémoire entretenant le grand récit collectif, mais à un processus de remémoration plus proche d’une mémoire commune. Pour en revenir à l’invisibilité de cet anti-monument, nous pouvons dire qu’elle aussi permet une occasion de critique de la visibilité des monuments classiques. En effet “Le traitement négatif ajoute à la contestation du didactisme des monuments aux morts, en refusant la transmission passive d’une version «officielle» de l’histoire“ (4). L’effacement de l’œuvre, demandant à chacun de ses visiteurs d’en comprendre les intentions et la signification, invite à se questionner sur les limites de la mémoire, et sur l’émergence de l’oubli. En soustrayant à la vue le marquage de l’espace, Jochen Gez encourage à réfléchir sur cet acharnement qu’ont les institutions à recréer une Histoire lisse et consensuelle plutôt qu’à reconnaître qu’elle est composée d’une infinité de représentations dont les parties les plus sombres ne sont pas à exclure. Finalement, la dimension illégale du contre-monument a permis d’esquiver les consultations habituelles quand il s’agit de projets d’appel d’art public et de ne pas tomber ainsi dans la création d’un objet défini d’une mémoire incapable de se renouveler. Ainsi, l’anti-monument de Jochen Gerz (tout comme les Stolpersteine de Gunter Demnig) se développe dans le temps, subordonné à une multiplicité de contributions, et renouvelle ainsi constamment la mémoire qu’il porte. Une mémoire “vivante“, ou autrement dit “commune“, définie par Joëlle Zask comme “plurielle, indépendante à l’égard d’une autorité extérieure, dépourvue de centre, mouvante, faite de pensées et d’émotions personnelles qui parfois se communiquent les unes aux autres, parfois restent tues, réformées par la coordination progressive entre des recherches, des données, des témoignages qui sont toujours individuels et en vue desquels les individus
(1) ZASK J. (2013), Outdoor art : la sculpture et ses lieux, Paris, La Découverte. (2) GERZ J. (2004), Toward public authorship, Third Text, vol. 18, no 6, p. 649-656. (3) GERZ J. (2004), Toward public authorship, Third Text, vol. 18, no 6, p. 649-656. (4) ROUSSEAU A. (2017), “La volonté politique de commémoration des morts appartient aux vivants, Examen de trois « anti-monuments » réalisés par Jochen Gerz“, Conserveries mémorielles #21 | 2017 Vivre-ensemble : traces, expressions, temporalités, p. 7.
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engagent un aspect important de leur existence“ (1). De la même façon que le monument de Hambourg, le mémorial de Sarrebruck n’impose pas telle ou telle mémoire, il est un outil qui sert à un effort, ou travail de mémoire. Il active les facultés mnésiques du visiteur car c’est l’acte même de se souvenir, et le questionnement sur la signification de cet acte, qui est mis en activité. De manière générale, le contre-monument embrasse et encourage les conceptions contradictoires du passé. Il ne fait pas l’impasse sur le refus de responsabilités, le négationnisme, la volonté de consensus difficilement mise en place. Il est un lieu de coordination entre la création d’un processus de remémoration et une enquête historique. La mémoire collective s’impose, sans possibilité de modification, elle porte la puissance des pouvoirs publics. Au contraire la mémoire commune mise en place par les anti-monuments résulte d’un processus, d’un travail de mémoire qui replace le souvenir au cœur de l’esprit du public. Il est d’ailleurs assez intéressant de remarquer, dans le cas des Pierres d’Achoppement de Demnig, que son mémorial s’est ponctuellement heurté à ce pouvoir institutionnel cité plus haut. L’artiste à posé en octobre 2013 pour la première fois treize Stolpersteine en France, en Vendée, dans des villages où avaient vécu treize Français enrôlés dans le service de travail obligatoire (STO) et tués dans les bombardements de Hambourg en 1943. Cependant, la pose de ces pavés n’a jamais été autorisée à Paris en raison du rôle que la police a joué dans les déportations, d’après Demnig. Cette supposition, bien que non avérée, et contestée par la Mairie de Paris qui répond que c’est simplement parce que Paris a choisi d’autres façons de rendre hommage aux victimes du nazisme et de Vichy, montre le pouvoir dont jouissent les institutions dans la filtration de la mémoire. Nous avons ici un exemple d’un mémorial porté par le public, qui vient “d’en bas“ comme le souligne Brigitte Miessner(2), qui est vu comme une menace à l’ordre mémoriel consensuel élaboré par une ville dont les institutions n’assument peut être pas entièrement leur responsabilité et leur rôle de collaborateur dans la déportation. Encore une fois il faut préciser qu’il s’agit d’une hypothèse et d’une prise de position personnelle de l’artiste en question. Mais outre ces conflits, le fait que le mémorial des Stolpersteine ne soit initié par aucune institution, mais par les individus, lui confère une portée symbolique beaucoup plus profonde. N’importe qui peut être l’instigateur de ces pavés et cela participe à un processus d’appropriation de la mémoire : on fait les recherches, on obtient les autorisations, on prend ensuite contact avec l’artiste qui vient poser le pavé. Tout ce travail créé un échange, un lien, Gunter Demnig (1) ZASK J. (2013), Outdoor art : la sculpture et ses lieux, Paris, La Découverte, p. 200. (2) Libération, Pavés d’éternité Par Odile BENYAHIA-KOUIDER, Berlin de notre correspondante — 27 janvier 2005 à 00:09 https://www.liberation.fr/societe/2005/01/27/paves-d-eternite_507558 (Consulté le 21/12/19).
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Fig. 51 Stolpersteine (Pierres d’Achoppement), Gunter DEMNIG, 1997. Europe.
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parle ainsi de sculpture sociale pour définir la dimension de son action : il ne s’agit pas juste d’un objet, mais de tous les liens qui entourent le processus de création du pavé. Selon Claire Kaiser, le fait que le projet ne dépende et ne soit lié à aucune institution explique justement l’engouement qu’il suscite, engouement qui n’est pas à prendre à la légère puisque l’on parle du plus grand mémorial décentralisé du monde(1). De la même manière que les Pierres d’Achoppement, le Monument contre le Racisme est né d’une initiative personnelle et illégale qui a par la suite été reconnue par les institutions qui ont rebaptisé la place et apposé la plaque “Place du Monument invisible“. Nous avons explicité à travers l’exemple des pavés de Demnig l’impact que revêt l’initiative personnelle de la constitution d’un mémorial. Il a également été établi que, justement parce qu’il n’avait pas été conçu dans le contrôle des institutions, le Monument de Sarrebruck s’était affranchi des problématiques liées au contrôle de la mémoire par l’État. Nous pouvons alors nous demander si la pose de cette plaque n’est pas un acte qui va finalement à l’encontre du processus anti-monumental de l’œuvre Si l’on se penche quelques instants sur le terme de “plaque“ et ce qu’il nous enseigne, la plaque commémorative se trouve au fondement de la tradition commémorative. On la retrouve ainsi depuis l’Antiquité, où les civilisations se sont préoccupées de rappeler les hauts faits d’armes de leurs soldats ou la mémoire de glorieux personnages : les façades des temples égyptiens, les stèles ou colonnes dédiées aux généraux romains victorieux, etc. Son existence comme pratique institutionnalisée date des premières périodes démocratiques qui favorisent l’émergence de l’individu. Après la guerre de 1870, des plaques commémoratives apparaissent dans le département du Rhône, mais c’est à partir de 1918 qu’elles émergent véritablement. En effet, comme nous l’avons précédemment évoqué, le traumatisme de l’opinion publique combiné à l’émergence d’un esprit patriotique fonde la construction des “monuments aux morts“. L’État prend conscience à l’issue de cette guerre de l’importance de donner un caractère particulier aux soldats morts et entreprend la création d’hommages publics cadrés et réglementés. A ce titre nous pouvons parler de la loi du 25 octobre 1919 qui “Prévit les formes d’un hommage national, mais aussi la création de livres d’or communaux sur lesquels seraient portés les noms des « Morts pour la France » nés ou résidant dans la commune. Ces deux dernières notions sont à souligner car elles furent prises en compte par les communes lors de la gravure des noms sur les monuments, donnant ainsi naissance à une règle de fait, sinon de droit, en matière d’inscriptions qui s’imposa et
(1) France culture, Une histoire particulière, un récit documentaire en deux parties https://www.franceculture.fr/emissions/ une-histoire-particuliere-un-recit-documentaire-en-deux-parties/une-stolpersteine-pour-eva-12-a-la-recherche-duneinconnue (Consulté le 21/12/19).
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s’impose encore de nos jours“ (1). Les plaques se multiplient, sur les monuments aux morts, apposées contre les socles des sculptures, ou simplement placardées sur une façade par manque de place, elles sont à l’origine un moyen privilégié de la mise en mémoire traditionnelle. En effet elles combinent d’une part l’écriture soit l’explicitation claire de l’objet à commémorer (on retrouve à ce titre l’idée d’une contemplation passive d’une œuvre qui n’est pas expérimentée et vécue, mais simplement regardée), et d’autre part un marquage de l’espace, constituant une appropriation de l’espace. En conclusion “Les plaques commémoratives sont, avant tout, le fruit de l’Histoire qui couronne, récompense, très inégalement, la gloire ou l’importance nationale d’un fait ou d’un personnage. Elles constituent parfois le seul véhicule d’une unité nationale naissante, et représentent un instrument de promotion de l’histoire à des fins politiques. L’inégale répartition des plaques, dans un espace public fractionné en unités administratives et sociales distinctes confirme la dimension politique de la commémoration“ (2). Cette dernière citation met clairement en évidence le caractère intrinsèquement traditionnel de l’objet de la plaque commémorative. D’un autre côté, si l’on s’intéresse à la plaque de rue il s’agit d’un type de panneau de signalisation routière dont la fonction est d’indiquer le nom d’une voie. Nous retrouvons ici l’idée d’une action des pouvoirs publiques pour nommer, définir et caractériser un espace de manière officielle. Ainsi, l’objet de la “plaque“ élément rigide, signalétique et officiel, nous pourrions même dire réducteur, dans l’idée qu’il définit les limites nettes de l’élément qu’il présente, entre en totale contradiction avec la mémoire que sont supposés porter les contre-monuments : une mémoire vive, en constante évolution et renouvellement. Que peut-on en ce sens dire de l’apposition de cette plaque ? Il est difficile de ne pas la voir comme un dispositif qui replace l’anti-monument de Gerz dans la tradition commémorative, et lui enlève ainsi une partie de son essence. L’officialisation du Monument contre le Racisme, de manière aussi protocolaire et administrative, va à l’encontre du processus contre monumental car il s’agit d’une institutionnalisation on ne peut plus cadrée et formalisée. Or, c’est le fait qu’il s’agissait d’une initiative détachée des pouvoirs publics et de leur influence qui fondait une grande partie de la portée de l’œuvre. D’une certaine façon, et bien qu’il s’agisse d’un passage obligé qui favorise la visibilité du contremonument auprès du public et donc sa résolution conceptuelle et symbolique, nous en avons conscience, l’État s’approprie le contre-monument et en amoindrit par conséquent sa portée. De plus, dans la même idée, la signalétique de l’œuvre par l’écriture de son nom “Place du Monument invisible“ est très contradictoire. Elle encourage à penser que l’œuvre (1) FLEURY D. (2010), “Plaques, stèles et monuments commémoratifs : l’État et la « mémoire de pierre »“, Revue historique, des armées, vol 259), p. 3. (2) DUTOUR J. (2006), “Les plaques commémoratives. Entre appropriation de l’espace et histoire publique dans la ville“ Les mondes du patrimoine, vol 19, p. 1.
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Fig. 52 Platz des Unsichtbaren Mahnmals (Place du Monument Invisible), Jochen GERZ, 1993. Sarrebruck.
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ne se suffit pas à elle même et que l’on doit signaler son essence, l’invisibilité, pour qu’elle puisse être réceptionnée. Or, venir annoncer de façon aussi balisée et frontale l’invisibilité d’un espace est absurde. Par la matérialisation de cette plaque on vient marquer l’espace de façon apparente : le monument n’est plus entièrement invisible. Ainsi l’œuvre de Jochen Gerz porte ainsi en elle un paradoxe particulièrement déstabilisant où ce qui la révèle est aussi d’une certaine manière ce qui la réduit.
CONCLUSION :
Le mémorial de Jochen Gerz réunit ainsi de nombreux aspects fondamentaux de l’expression contre-monumentale telle qu’elle est envisagée dans ce mémoire. Invisible, aplati, disséminé dans le sol avec lequel il ne fait qu’un, il touche par sa sourde présence l’ensemble de la place. Mais pour ne pas se restreindre à une anti-monumentalité uniquement formelle et symbolique, 2146 pavés, Monument contre le Racisme, stimule une réflexion individuelle qui réintègre la mémoire au cœur de l’esprit des individus. De la même façon que l’architecture dans la colonne de Hambourg ne pouvait pas s’élever indéfiniment contre le fascisme, le Monument de Sarrebruck n’est pas pensé pour faire perdurer une mémoire en la portant, mais bien pour rappeler que c’est aux Hommes de l’entretenir, et leur donner un moyen de le faire. Enfin, l’indépendance de cette œuvre par rapport aux institutions officielles qui semblent détenir la plupart du temps le pouvoir décisionnaire de l’expression monumentale de la mémoire(1) finit de l’extraire de la tradition classique pour la faire devenir l’un des piliers les plus radicaux de la veine des contre-monuments.
(1) “Monumentale“ n’est pas ici employé comme un élément ayant des proportions imposantes, mais comme l’adjectif de l’objet du monument au sens de monument commémoratif.
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CONCLUSION
Au terme de ce mémoire, nous pouvons voir que chacun des anti-monuments du corpus mobilise certains aspects de l’expression contre monumentale. À propos du mémorial de Peter Eisenman et de Richard Serra, il s’agit de la création d’un espace que l’on pénètre physiquement. La proximité avec l’architecture, l’immersion totale de l’individu dans le monument permet de le vivre réellement et donc de vivre le souvenir commémoré. De plus le procédé de l’abstraction permet une liberté d’interprétation qui ouvre la portée mémorielle et sociale du monument. Par rapport à la colonne de Jochen Gerz et Esther Shalev Gerz, le visiteur est mobilisé d’une autre manière puisqu’il devient acteur de l’œuvre. Par l’écriture il s’engage tout entier dans l’entretien d’une mémoire qu’il fait également naître. Le processus de remémoration est alors bilatéral. De plus, la mobilité de l’œuvre est fondamentale, encore plus car ce sont les individus écrivant sur la colonne qui la font disparaitre progressivement. Les deux procédés contre-monumentaux fonctionnent ainsi ensemble. Enfin, en ce qui concerne le Monument contre le Racisme, l’expression anti monumentale permet de prendre conscience que le mémorial ne peut pas à lui seul porter un souvenir et le re-situe ainsi au sein même de l’individu. Par sa présence latente il fait réfléchir et provoque ainsi un processus de remémoration. Il apparait également que, quelque que soit la finalité réflexive de l’œuvre, les contre-monuments convoquent perpétuellement l’esthétique de la disparition comme premier moyen d’y parvenir. Ainsi, le mémorial de New York monumentalise le vide, la fontaine de Aschrott se construit en envers de son original, le monument de Pingusson s’enterre et se soustrait à l’espace de la ville, l’œuvre de Salcedo désintègre les armes… Dans notre corpus aussi, que ce soit par l’abstraction, par une immersion progressive ou par une pure invisibilité, la thématique de la disparition se révèle être au cœur de la pensée anti-monumentale. Cette idée est d’ailleurs confirmée par les propos de Gérard Wajcman à propos des œuvres de Jochen Gerz : “Chacun de ses monuments contient, sous une forme ou une autre, le principe de sa disparition“ (1). Au début de son ouvrage Traces et mémoires urbaines, enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, Vincent Veschambre dit que “le marquage relève de cet « effet de visibilité »“ (2). Il met également en évidence les liens qui unissent le principe de la marque à la notion de visibilité en convoquant les origines
(1) CRADDOCK S., JOCHEN G., MAGNIN J-D., WAJCMAN G. (2002), L’Anti-Monument, Les mots de Paris, Paris, Actes sud, p. 5. (2) VESCHAMBRE V. (2008), Traces et mémoires urbaines, enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 9.
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germaniques de ce terme, “mark“ : “limite visible“. La confrontation de la citation de Gérard Wajcman avec les idées développées par Vincent Veschambre révèle une tension entre des concepts fondamentaux propres à la mémoire et à l’espace dont les contre-monuments sont la résultante. À l’issue de cette étude, je réalise que lorsque j’ai fait le choix de ce sujet, je pensais que les contre-monuments se résumaient uniquement à une expression architecturale et/ou spatiale qui prenait à contre-pied les mises en espace propres aux monuments traditionnels. Certains écrits ne faisaient en effet état que de problématiques de mise en espace, comme un système donné et fini et non comme la formalisation d’une démarche de mise en mémoire nouvelle. Ainsi, je n’avais pas saisi leur contexte historique de création, ni la manière dont ils sont une réponse à des enjeux sociaux et politiques. Or, c’est précisément ces éléments qui apparaissent décisifs au terme de ce mémoire. En effet, l’analyse de ce sujet questionne le rôle de l’architecture dans des dynamiques plus larges que la simple valeur esthétique ou utilitaire. Pour commencer, nous pouvons nous demander à la fin de cette étude si l’on ne serait pas entrain d’assister à l’émergence d’une nouvelle tendance : celle des antimonumentalistes. En effet, nous remarquons des traits communs dans les démarches de plusieurs artistes : l’enterrement en est l’exemple le plus évident. Tour à tour, Esther ShalevGerz (le Monument contre le Fascisme), Jochen Gerz (le Monument contre le Racisme), Horst Hoheisel (Negative Form), Micha Ullman (la Bibliothèque engloutie) désertent la surface et explorent les potentialités du sol. Gérard Wajcman avertit cependant du paradoxe que la reconnaissance du contre-monument comme un nouveau courant implique : “On voit tout de suite en quoi le fait d’instaurer l’anti-monument comme une sorte de genre de l’art contemporain, avec ses spécialistes, reviendrait à l’institutionaliser, à monumentaliser l’antimonument lui-même, ce qui serait un comble“ (1). Mais, on ne peut pas ignorer que l’apparition de cette dynamique portée par un groupe d’acteurs pourrait à terme faire école. Pour continuer, un deuxième axe de réflexion sur lequel nous pouvons ouvrir à l’issue de cette étude est celui de l’idée d’un monument dépolitisé. Dans la mesure où les drames pour lesquels sont érigés les monuments sont liés à des évènements historiques, comment concevoir un monument indépendant des questions politiques ? Dans ce cas, qui parle ? et pour qui ? Par rapport à la première moitié du vingtième siècle, on observe une modification du pouvoir institutionnel dont l’influence a diminué au profit d’acteurs sociaux. La vulnérabilité de l’État par rapport à des évènements sociaux oblige donc à appréhender la monumentalité de manière différente. Dans ce cadre, le contre-monument
(1) CRADDOCK S., JOCHEN G., MAGNIN J-D., WAJCMAN G. (2002), L’Anti-Monument, Les mots de Paris, Paris, Actes sud, p. 5.
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est un contexte qui exprime un rapport nouveau à l’État, il témoigne ainsi d’une situation politique qui se recompose sur l’architecture Pour finir, si la veine des contre-monuments est née avec la Seconde Guerre mondiale, elle persiste aujourd’hui pour commémorer d’autres évènements, à travers le monde, et ne touche plus uniquement la mémoire de la Shoah. Nous pouvons ainsi nous demander pourquoi les modalités de commémorations classiques ne suffisent plus à mettre en mémoire les évènements dramatiques contemporains ? Un premier axe de réponse serait l’idée selon laquelle les drames contemporains ne font plus forcément consensus aussi facilement que les évènements du passé. En France, on peut prendre l’exemple des attentats du 13 Novembre qui ne sont pas consensuels sur les coupables et les victimes. En effet, les coupables ont tué au nom de l’Islam, religion qui était également celle pratiquée par certaines victimes des attentats. Ces différents axes de réflexion témoignent de l’idée selon laquelle l’architecture ne se cantonne pas à un cadre esthétique ou utilitaire, mais touche également la sphère sociale et politique. Par ailleurs, l’immersion dans le monde de la recherche que l’élaboration de ce mémoire a permis, m’invite à envisager la conception d’un projet de fin d’étude qui se lie aux questions développées dans cette étude, et au champ théorique mobilisé. Un point particulier a retenu mon attention, lors de l’entretien avec Esther ShalevGerz à propos du monument de Hambourg, cette dernière a insisté sur l’idée que lors de la conception et de la mise en place de ce mémorial, la mémoire liée au fascisme était encore en pleine construction, ni close, ni actée, puisqu’elle commençait à émerger. Ainsi, la création de ce contre-monument devenait partie prenante de la construction d’une mémoire autour du fascisme, il ne s’agissait pas uniquement de faire état d’un passé, mais de construire un avenir. Ainsi, j’envisage de réemployer les connaissances produites dans le cadre de cette étude pour concevoir un contre-monument qui traite d’un sujet actuel. Placer un mémorial au cœur d’une actualité, en constante transformation permet ainsi de participer à la fabrication d’une mémoire pas encore figée, en œuvrant pour qu’elle continue de se renouveler. L’anti-monument apporte ainsi un éclairage nouveau, et engrange une réflexion et une discussion pouvant influencer les comportements sociaux.
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BIBLIOGRAPHIE
OUVRAGES
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Libération, Pavés d’éternité Par Odile BENYAHIA-KOUIDER, Berlin de notre correspondante — 27 janvier 2005 à 00:09, https://www.liberation.fr/societe/2005/01/27/paves-d-eternite_507558. (Consulté le 21/12/19). UNESCO, Qu’est-ce que le patrimoine culturel immatériel ? https://ich.unesco.org/fr/qu-est-ce-que-le-patrimoine-culturel-immateriel-00003 (Consulté le 06/12/19)) Yolocaust https://yolocaust.de/ (Consulté le 24/12/19)
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ICONOGRAPHIE Fig. 1 Schéma résumant les liens qui structurent les dispositifs de mémorial, contre-monument, monument, et non monument. Document personnel. Fig. 2 Ci-dessus, un schéma représentant la nature du lien entre monument et anti-monument. Document personnel. Fig. 3 Le poilu victorieux, Eugène BEUNET, Monument aux morts de 1914 /18 , 1920. Troisvilles (Nord-Pas-de-Calais). Photo de Micheline Casier (août 2012) https://e-monumen.net/patrimoine-monumental/poilu-victorieux-monument-auxmorts-1914-18-troisvilles/ (Consulté le 15/01/20). Fig. 4 et 5 Mémorial des Martyrs de la déportation, Georges-Henri PINGUSSON, 1962. Paris. Documents personnels. Fig. 6 et 7 Vietnam Veterans Memorial (Mémorial des Vétérans du Vietnam), Maya LIN, 1982. Washington D.C. https://www.archdaily.com/774717/spotlight-maya-lin (Consulté le 15/01/20). Fig. 8 Three Soldiers Statue (Statue des Trois Soldats), Frederick HART, 1984. Washington D.C. https://www.thinglink.com/scene/393096562806358016 (Consulté le 15/01/20). Fig. 9 Vietnam Women’s Memorial (Mémorial des femmes du Vietnam), Glenna GOODACRE, 1993. Washington D.C.
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https://pixabay.com/fr/photos/m%C3%A9morial-des-femmes-du-vietnam-232531/ (Consulté le 15/01/20). Fig. 10 Maquette du concours du Denkmal für die ermordeten Juden Europas (Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe), Peter EISENMAN et Richard SERRA, 2005. http://www.eisenmanarchitects.com/ (Consulté le 15/01/20). Fig. 11 Denkmal für die ermordeten Juden Europas (Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe), Peter EISENMAN et Richard SERRA, 2005. Berlin. http://www.eisenmanarchitects.com/ (Consulté le 15/01/20). Fig. 12 Maquette du concours du Denkmal für die ermordeten Juden Europas (Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe), Peter EISENMAN et Richard SERRA, 2005. http://www.eisenmanarchitects.com/ (Consulté le 15/01/20). Fig. 13 Schéma à propos de la dichotomie de mise en espace entre le monument commémoratif classique déconnecté de son contexte, et le contre-monument de Berlin, dispersé, qui immerge le spectateur devenu visiteur. Document personnel.
Fig. 14 Schéma à propos de la dichotomie entre le monument commémoratif organisant l’espace autour de lui, et l’anti-monument de Berlin interagissant de par son organisation spatiale non centrée et dispersive, avec les visiteurs. Document personnel. Fig. 15 Projet du Memorial to the Six Million Jewish Martyrs (Mémorial aux Six Millions de Martyrs Juifs), Louis KAHN, 1968. New York City. https://www.moma.org/calendar/exhibitions/2726/installation_images/19597 le 15/01/20).
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(Consulté
Fig. 16 Photographies montrant l’immersion progressive à laquelle est confrontée le visiteur lors de son parcours dans le mémorial. Documents personnels. Fig. 17 Schéma à propos de l’évolution de la perception visuelle du visiteur lors de son parcours dans le mémorial. Documents personnels. Fig. 18 Coupes et plan du mémorial.
Documents personnels. Fig. 19 Schémas à propos du dimensionnement des espaces dans le mémorial de Berlin d’Eisenman (en haut) , et dans le mémorial de Paris de Pingusson (en bas). Documents personnels. Fig. 20 Croquis de la déambulation au sein du mémorial, le 04 février 2020 à 12h13. Document personnel. Fig. 21 Plan de situation du Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe AUCHER L. (2019), “Devant le mémorial, derrière le paradoxe“, Géographie et cultures, Vol 105. (Conception et réalisation : Christophe Giraud, Carto. Atlas, 2018). Fig. 22 Plan masse du Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe AUCHER L. (2019), “Devant le mémorial, derrière le paradoxe“, Géographie et cultures, Vol 105. (Conception et réalisation : Christophe Giraud, Carto. Atlas, 2018). Fig. 23 Plan masse de Ground Zero, Daniel LIBESKIND, Michel ARAD et Peter WALKER. New York City. https://projects.newsday.com/gdpr/ (Consulté le 15/01/10).
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Fig. 24 Croquis des pratiques des individus dans le mémorial, le 04 février 2020 à 12h09. Document personnel. Fig. 25
Projet Yolocaust, Shahak SHAPIRA, 2016. https://www.thesun.co.uk/living/2658468/artist-shahak-shapira-cleverly-shames-crasstourists-who-take-shallow-selfies-at-the-holocaust-memorial-in-berlin/ (Consulté le 15/01/10). Fig. 26 La Fontaine d’Aschrott avant sa destruction. Le croquis de Hoheisel montrant l’intention de renversement. https://www.researchgate.net/figure/Figura-4-Horst-Hoheisel-Memorial-de-Kasselrecuperando-el-pinaculo-del-memorial-fuente_fig2_332775118, (Consulté le 15/01/10). Fig. 27 Negative Form (Forme négative), Horst HOHEISEL, 1985. Cassel. https://the-passenger.de/2018/12/29/aschrottbrunnen-rathausvorplatz-kassel/ (Consulté le 15/01/10). Fig. 28 Schémas à propos des différences sémantiques entre “évolution“ et “transition“. Document personnel. Fig. 29 Plaque informative apposée en 1992 (remplaçant la première plaque datant de 1986 qui ne contenait pas les photographies). https://www.shalev-gerz.net/ (Consulté le 16/01/20). Fig. 30
Monument contre le Fascisme en 1986, mesurant douze mètres de hauteur, et en 1992, complètement enfoui dans le sol. Photographies envoyées par Esther Shalev-Gerz.
136
Fig. 31
Mahnmal gegen Faschismus (Monument contre le Fascisme), Esther SHALEV-GERZ et Jochen GERZ, 1986. Hambourg. Photographies envoyées par Esther Shalev-Gerz. Fig. 32
Mahnmal gegen Faschismus (Monument contre le Fascisme), Esther SHALEV-GERZ et Jochen GERZ, 1986. Hambourg. Photographies envoyées par Esther Shalev-Gerz. Fig. 33 Mahnmal gegen Faschismus (Monument contre le Fascisme), Esther SHALEV-GERZ et Jochen GERZ, 1986. Hambourg. Photographies envoyées par Esther Shalev-Gerz. Fig. 34 Mahnmal gegen Faschismus (Monument contre le Fascisme), Esther SHALEV-GERZ et Jochen GERZ, 1986. Hambourg. Photographies envoyées par Esther Shalev-Gerz. Fig. 35 Mahnmal gegen Faschismus (Monument contre le Fascisme), Esther SHALEV-GERZ et Jochen GERZ, 1986. Hambourg. Photographies envoyées par Esther Shalev-Gerz. Fig. 36 Plan schéma des alentours du Monument contre le Fascisme. Document personnel. Fig. 37 L’entretien de la mosquée de Djenne. https://www.culturesofwestafrica.com/fr/macons-de-djenne/ (Consulté le 23/01/20).
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Fig. 38 Le mémorial aux soldats morts en opérations extérieures (OPEX), Stéphane VIGNY, 2019 Paris. https://www.asafrance.fr/item/hommage-le-memorial-dedie-aux-soldats-morts-enoperations-exterieures-opex-enfin-inaugure.html (Consulté le 23/01/20). Fig. 39 Schéma représentatif des idées de Robert Musil. Document personnel. Fig. 40 Mahnmal gegen Rassismus (Monument contre le Racisme), Jochen GERZ, 1991 Sarrebruck. https://www.jochengerz.eu/works (Consulté le 23/01/20). Fig. 41 Mahnmal gegen Rassismus (Monument contre le Racisme), Jochen GERZ, 1991 Sarrebruck. Documents personnels. Fig. 42 The Empty Library (La Bibliothèque Engloutie), Micha ULLMAN,1995 Berlin. http://www.sierpinski.fr/-/galleries/phototheque/allemagne/-/medias/e0149de7-d1c94db7-8404-4883e5cac1cb-allemagne-berlin-bebelplatz-la-bibliotheque-engloutie (Consulté le 23/01/20). Fig. 43 Reflecting Absence (Refléter l’Absence), Daniel LIBESKIND, Michel ARAD, et Peter WALKER, 2011. New York City. https://libeskind.com/work/ (Consulté le 23/01/20). Fig. 44 Mahnmal für die 65 000 ermordeten österreichischen Juden und Jüdinnen der Shoah (Mémorial aux 65 000 Juifs autrichiens assassinés de la Shoah), Rachel WHITEREAD, 2000.
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Vienne. https://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9morial_de_la_Shoah_(Vienne) 23/01/20).
(Consulté
le
Fig. 45 Schématisation des principes contre-monumentaux des œuvres de Horst Hoheisel et Daniel Libeskind d’un côté, et de Rachel Witheread de l’autre. Documents personnels. Fig. 46 Livre conçu par Esther Shalev-Gerz en complément du Monument contre le Racisme, 1993 2146 Steine Mahnmal gegen Rassismus Saarbrücken. Stuttgart, Verlag Gerd Hatje, 183 p. Photographies personnelles. Fig. 47 Croquis à propos des usages quotidiens de la place du Monument Invisible. Documents personnels. Fig. 48 Stolpersteine (Pierres d’Achoppement), Gunter DEMNIG, 1997. Europe. http://www.stolpersteine.eu/en/ (Consulté le 24/01/20). Fig. 49 Fragmentos : espacios de arte y memoria (Fragments : espace d’art et de mémoire), Doris SALCEDO, 2018. Bogota. https://sieteartes.co/fragmentos-espacio-de-arte-y-memoria-doris-salcedo/ (Consulté le 24/01/20). Fig. 50 The Shadow (L’Ombre), Esther SHALEV-GERZ, 2018, Vancouvert. https://www.shalev-gerz.net/portfolio/the-shadow/ (Consulté le 24/01/20). Fig. 51 Stolpersteine (Pierres d’Achoppement), Gunter DEMNIG, 1997.
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Europe. http://www.stolpersteine.eu/en/ (Consulté le 24/01/20). Fig. 52 Platz des Unsichtbaren Mahnmals (Place du Monument Invisible), Jochen GERZ, 1993 Sarrebruck. Documents personnels.
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TABLE DES ANNEXES ANNEXE 1 - “HORS DE MOI-MÊME“ Hors de moi-même, texte écrit par l’auteur dans le cadre de la troisième édition du concours d’écriture “L’architecture à la lettre - un lieu, un texte“ lancé par la Société française des architectes.
ANNEXE 2 - EXTRAIT DU MYTHE DE THEUTH DANS PHÈDRE PLATON (370 av J.C.) [1993], Phèdre, Paris, Belles Lettres, p. 118 à 123.
ANNEXE 3 - ENTRETIEN Rencontre avec Esther Shalev-Gerz, à son atelier dans le XXème arrondissement de Paris, le 09 janvier 2020. L’entretien a duré quarante cinq minutes.
ANNEXE 4 - SCHÉMAS ET REPRÉSENTATION VISUELLE Schémas d’organisation et de hiérarchisation des différentes notions à la genèse du mémoire, le 30/05/19. Tableau de recherche, organisation et hiérarchisation des notions clés du sujet, le 05/11/19. Tableau de recherche, organisation et hiérarchisation des notions à propos de la dichotomie entre monument et contre-monument, le 17/11/19. Contre-monuments du corpus et références mobilisées par rapport aux différentes expressions de l’anti-monumentalité, le 22/11/19.
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ANNEXE 1 - “HORS DE MOI-MÊME“ Sur ma droite coule un fleuve que je connais bien. Je n’entends pas son murmure apaisé, je ne vois pas les reflets dont il se pare. Il est pourtant tout près, juste derrière les parapets de pierre, à quelques mètres en contrebas. Sur ma droite, la Seine a fait son lit et à ma gauche les arcs boutants semblent jaillir du sol pour rejoindre le corps de NotreDame. J’ai toujours aimé la regarder de ce point de vue latéral : oublier la frontalité de ses deux tours, oublier comment j’ai appris le monument dans les livres, les dessins et les photographies. Et le découvrir de mes propres yeux. J’aime regarder la perspective des arcs qui se succèdent, contourner l’architecture, et voir apparaître la haute flèche au rythme de mes pas. Aujourd’hui, quand je passe, je me dis que la pointe du clocher n’aura jamais été aussi sublime qu’à l’instant précédant son effondrement, dévorée par les flammes. La Seine a fait son lit, les arcs boutants jaillissent du sol. Au-dessus de ma tête les arbres étirent leurs branches nues et le noir de leur bois contraste avec le gris presque blanc du ciel. Sous mes pieds défilent des graviers ocre et beiges. Je sens l’irrégularité du chemin contre mes semelles. J’aurais préféré une promenade pavée. Mes pensées et mes pas m’ont amenée à l’entrée de ce lieu si particulier que je suis venue visiter. Je ne ralentis pas quand je passe les hautes grilles noires qui gardent le mémorial. Je refuse en souriant l’audio-guide que l’on me propose : je ne suis pas venue pour apprendre, je suis venue pour ressentir. Sans le voir, je traverse le modeste jardin aménagé, et ne m’arrête que lorsque j’arrive en haut de l’étroit escalier de pierre. Je regarde autour de moi et saisis ce tableau.
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Paris m’environne. Je la vois maintenant, la Seine. Elle s’étend autour de l’Île de la Cité dont je me situe à la pointe, le fleuve se sépare en deux larges bras et donne ainsi l’impression d’enlacer le monument, et moi avec. Paris m’encercle, avec ses hauts immeubles Haussmanniens. Paris exerce sur moi cette pression si difficilement qualifiable… je ne parle pas de bruit ou de foule. Plutôt de cette familiarité, et de cette immuabilité du temps et de l’espace que je ressens quand j’arpente cette ville. C’est si prétentieux de ma part de penser que je tiens la capitale dans mes iris, mais c’est mon sentiment. J’ai l’impression de connaître par cœur le mariage du zinc et de l’ardoise qui donne aux toits ce gris si reconnaissable. Par cœur ces balcons et le rythme qu’ils donnent aux façades, par cœur les ponts qui enjambent le paysage et lient les rives. Par cœur les arbres et leur rigoureux alignement. Je connais si bien la ville qu’elle me donne l’impression d’être intemporelle.
Paris m’enveloppe, Paris m’enclot. Et au cœur de la Capitale une petite perle existe. Elle est dissimulée, emmurée, derrière de larges blocs de béton recouverts de pierres. Le mémorial des Martyrs de la déportation.
Je m’engouffre pour descendre l’escalier raide et étroit. Mes épaules frôlent la pierre granuleuse. Le vent accompagne mes pas et entame sa visite à mes côtés.
143
Trois marches. Les murs s’élèvent et fendent le ciel. Huit marches. Le ciel rétrécit pour prendre la forme de l’étroit couloir que j’emprunte. Douze marches. Le silence envahit mes sens. Le silence et la certitude d’avoir changé d’univers. Paris s’est évanoui. Je suis hors du monde, je suis hors du temps. Déracinement.
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De la pierre, partout autour de moi. Rugueuse, peu hospitalière, c’est un véritable rempart. Protection ou enfermement ? La place sur laquelle je suis descendue est triangulaire. Je baisse les yeux et regarde le sol. On est venu entailler la dalle : des stries parallèles aux parois la morcellent, et des lignes creusées plus finement recoupent perpendiculairement ces sillons. Il en résulte un pavement carré : rigide et anguleux. Les deux murs de part et d’autre de moi, ceux qui font écho aux cannelures principales, se resserrent et confinent mon regard. Ils convergent vers l’angle devant lequel je me tiens. L’angle n’en est pas vraiment un, puisqu’il est arrondi. L’angle n’en est pas vraiment un, puisqu’à la pointe de la place, à la base du mur, la pierre s’ouvre en une brève échappée visuelle. Un paysage nous est offert, mais une grille lourde et noire, métallique, s’est imposée et obstrue le passage. Enfermement. Au-dessus de cette barrière, une sculpture du même métal trône, écrasante et douloureuse. Ses pointes acérées tombent vers le sol, et tendent vers le ciel. Au sein de ces grands pics effilés, d’autres pièces métalliques, triangulaires et noires, prennent place. Leurs dents pointées vers moi me défendent d’approcher.
Oppression.
J’avance cependant jusqu’à la pointe de la cour, je pourrais toucher le métal si j’en avais envie, il suffirait de tendre la main. Je m’assieds, et j’essaye de faire abstraction des grilles pour capturer le paysage qui s’étire derrière. Capturer ? Je m’assieds, et j’essaye de faire abstraction des grilles pour habiter
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le paysage qui s’étire derrière. L’ouverture est faite de telle façon que je ne vois que le fleuve : il n’y a que de l’eau, à perte de vue. Où suisje ? Ce n’est plus Paris, et ce n’est pas la Seine. La mer ? L’océan ? J’attache mon regard à la myriade de scintillements qui se répandent à la surface de l’eau. Juste de l’eau. Son arythmie m’envoûte. Et quelque part dans un coin de ma tête, une pensée naît. Une pensée qui me dit que je n’ai jamais aussi profondément regardé la Seine, que jamais je ne l’ai aussi réellement comprise, maintenant que je ne peux que l’entr’apercevoir. Quand on voit tout, on ne voit rien. Je vois, à présent. La rigueur du métal, la dureté des cannelures du sol, la pierre... l’épaisseur, l’autorité, et l’entrave... Ces éléments encerclent mon corps, et font pression sur mes pensées. Mais pourtant, quelque chose d’autre existe : une pureté habite l’architecture. Elle est évanescente. Moi, comme une enfant qui a besoin de tout comprendre, j’essaye de l’attraper, de la faire mienne. Mais elle, plus insaisissable qu’un rêve, ne s’accroche pas à la matière : elle résonne dans l’eau, le ciel et le souvenir. Elle réside dans ces trois immuabilités du temps et de l’espace qui me sont offertes à cet instant.
Le temps et l’espace...
J’aime la manière dont ce lieu imbrique ces deux notions : le temps et l’espace. Deux concepts jumeaux, qui, s’influençant l’un l’autre, font éclore un troisième : la mémoire. Car il est maintenant évident que je suis dans cet autre-lieu, quelque part entre l’immatériel et l’intemporel. C’est une bulle hors du monde. La seule fenêtre que l’on m’ouvre sur l’extérieur n’est qu’une entrave,
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un instrument de plus pour me ramener dans cette prison. C’est une bulle hors du temps, car le mémorial rend permanentes les pensées d’une autre vie. D’un autre individu. De milliers d’autres individus.
J’arpente un univers de souffrance. Mais cette douleur n’est pas la mienne.
J’ai conscience des fantômes qui enveloppent mon corps et accompagnent mes mouvements. D’innombrables âmes résident entre ces murs. J’invente leurs vies, leurs peurs. Je me projette dans leur combat… C’est le ciel, la forme de la cour, ces lignes dans le sol : tout me le transmet. L’architecture est un pont qui lie les âges : elle convoque le passé et le fait exister dans le présent. Alors, finalement, comme la matière, l’architecture plie le temps. Je me détourne de la herse noire. Je me retourne pour faire face aux deux imposants pylônes ; ils encadrent l’étroite entrée de la crypte. Entre ces deux blocs proéminents il n’y a que l’obscurité, et juste une lumière jaune qui brille dans la profondeur de l’ombre. Un pas, je m’engage ; mes épaules rasent de nouveau les aspérités de la pierre. Un instant, sur le seuil, je suspens mon mouvement. Je me fige. Je laisse mes sens, chaque parcelle de mon corps, saisir l’essence de ce mince passage. Les masses démesurées qui se dressent de part et d’autre de moi limitent mon horizon en un rectangle de ciel étriqué. Partout autour, les ténèbres. Partout devant moi. Je tourne le dos au soleil. J’avais eu l’impression de plonger sous l’eau quand j’ai descendu les marches du premier escalier. J’avais eu l’impression de changer de monde quand, d’un instant à l’autre, les cris des enfants et les vrombissements des voitures se sont mués en silence. Je voyage une nouvelle fois. Je quitte le jour, la vie. Et je pénètre dans l’antre des morts.
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Le silence est d’autant plus palpable qu’à celui-ci s’ajoute une nouvelle impression, je cherche les mots pour la qualifier. Car je me trouve à présent dans une crypte hexagonale, une dalle circulaire en bronze est posée au centre, elle est simple et dénuée d’ostentation. “Ils allèrent à l’autre bout de la terre et ils ne sont pas revenus“. Les lettres, en relief, semblent avoir été tracées par à-coups, leur aspect acéré me frappe : la brutalité qu’elles suggèrent entre en contraste avec le calme qui règne. Un écho me parvient : quelque part au détour d’un couloir perdu, quelqu’un a parlé. La voix se répercute contre les murs nus, elle résonne un moment, puis faiblit lentement, avant de venir mourir dans le creux de la pierre. Le silence reprend ses droits sur la crypte. Humilité. Je contourne la dalle pour me diriger vers le fond de la pièce. Découpée dans le mur, une fenêtre intérieure s’ouvre sur un long couloir, mais des barreaux obstruent le passage de l’autre côté.
Couleur de nuit, rigidité du métal. Je suis prisonnière.
Je ferme les yeux un court instant, je m’en remets au calme qui règne dans l’architecture. J’essaye de faire abstraction de la sensation d’écrasement, j’essaye de trouver l’esprit de ce lieu. J’ouvre les yeux, et je regarde par delà la grille. Une longue cellule aux murs de lumière s’élance devant moi. Le fond de la galerie est d’un noir absolu, mais une lueur ocre étincelle dans la profondeur. Alors que je fais courir mon regard sur les murs, des phrases captent mon attention, elles sont écrites avec les mêmes caractères agressifs que celle de la dalle. Je choisis de me focaliser sur le sens des mots. Ce n’est pas à ma tête qu’ils parlent, ou à mes yeux, c’est à mon instinct, à ma fragilité.
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“Il n’est pas de commune mesure entre le combat libre, et l’écrasement dans la nuit“ Saint-Exupéry
“Car les coeurs qui laissaient la guerre battaient pour la liberté. Au rythme même des saisons, et des marées du jour et de la nuit“ R. Desnos
“Et le choix que chacun fait de sa vie et de lui même était authentique puisqu’il se faisait en présence de la mort“ Sartre
J’embrasse la crypte du regard. Je suis dans la pensée de quelqu’un d’autre, quelqu’un que je n’ai jamais croisé, quelqu’un que je n’ai jamais connu et ne connaîtrai jamais. Soixante dix années nous séparent, mais je suis dans sa tête. Je suis dans ton cœur.
Hors de moi-même.
Hors de moi-même, texte écrit par l’auteur dans le cadre de la troisième édition du concours d’écriture “L’architecture à la lettre - un lieu, un texte“ lancé par la Société française des architectes.
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ANNEXE 2 - EXTRAIT DU MYTHE DE THEUTH DANS PHÈDRE
PLATON (370 av J.C.) [1993], Phèdre, Paris, Belles Lettres, p. 118 à 123.
SOCRATE : Je puis au moins te rapporter une tradition des Anciens : eux connaissent la vérité. Si nous pouvions la découvrir par nous-mêmes, aurions-nous encore souci de ce que les hommes ont cru ? PHÈDRE : Drôle de question ! Mais fais-moi connaître cette tradition dont tu parles. SOCRATE : J’ai donc entendu dire que vécut près de Naucratis en Égypte un des anciens dieux de là-bas ; on appelle ibis l’oiseau qui lui est consacré, et lui-même se nomme Theuth. C’est lui qui inventa le nombre avec le calcul, la géométrie, l’astronomie, et aussi le trictrac, les dés, enfin et surtout l’écriture. En ce temps-là Thamous régnait sur l’Égypte entière, dans cette grande ville du haut pays que les Grecs appellent Thèbes d’Égypte, et dont ils nomment le dieu Ammon. Theuth vint le trouver et lui montra les arts qu’il avait inventés, lui disant qu’il fallait les répandre parmi les autres Égyptiens. Alors le roi lui demanda quel pouvait être l’usage de chacun d’eux; à mesure que Theuth le lui exposait, et selon que les explications lui semblaient bonnes ou mauvaises, le roi blâmait ceci, louait cela. Nombreuses, dit-on, furent les observations que Thamous fit à Theuth, pour ou contre chaque art : il serait très long de les rapporter en détail. Mais quand on en vint à l'écriture : « Voici, ô Roi, dit Theuth, une connaissance qui rendra les Égyptiens plus savants, et leur donnera plus de mémoire : mémoire et science ont trouvé leur remède. » Le roi lui répondit : « Très ingénieux Theuth, tel est capable de créer les arts, tel l’est de juger dans quelle mesure ils porteront tort, ou seront utiles, à ceux qui devront les mettre en usage. Et toi, à présent, comme tu es le père de l’écriture, par bienveillance tu lui attribues des effets contraires à ceux qu’elle a. Car elle ne peut produire dans les âmes, en effet, que l’oubli de ce qu’elles savent en leur faisant négliger la mémoire. Parce qu’ils auront foi dans l’écriture, c’est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d’euxmêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu n’as donc pas trouvé un remède pour fortifier la mémoire, mais pour aider à se souvenir. Quant à la science, tu en fournis seulement le semblant à tes élèves, et non pas la réalité. Car, après avoir beaucoup appris dans les livres sans recevoir d’enseignement, ils auront l’air d'être très savants, et seront la plupart du temps dépourvus de jugement, insupportables de surcroît parce qu’ils auront l’apparence d’être savants, sans l’être. » PHÈDRE : Quelle aisance tu as, Socrate, à composer des histoires égyptiennes, ou de
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n’importe quel pays, selon ton bon plaisir ! [...] SOCRATE : Ainsi donc celui qui croit laisser après lui un art consigné dans les caractères d’écriture, et celui qui à son tour le recueille avec l’idée qu’il en sortira du certain et du solide, sont bien naïfs sans doute, et méconnaissent à coup sûr l’oracle d’Ammon, s’ils croient que des discours écrits sont quelque chose de plus qu’un moyen de rappeler, à celui qui les connaît déjà, les choses traitées dans cet écrit. PHÈDRE : C’est très juste. SOCRATE : L’écriture présente, mon cher Phèdre, un grave inconvénient, qui se retrouve du reste dans la peinture. En effet, les êtres qu’enfante celle-ci ont l’apparence de la vie ; mais qu’on leur pose une question, ils gardent dignement le silence. La même chose a lieu pour les discours écrits : on pourrait croire qu’ils parlent comme des êtres sensés ; mais si l’on les interroge avec l’intention de comprendre ce qu’ils disent, ils se bornent à signifier une seule chose, toujours la même. Une fois écrit, chaque discours s’en va rouler de tous côtés, et passe indifféremment à ceux qui s’y connaissent et à ceux qui n’ont rien à en faire ; il ignore à qui il doit ou ne doit pas s’adresser. Si des voix discordantes se font entendre à son sujet, s’il est injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père. A lui seul, en effet, il est incapable de repousser une attaque et de se défendre lui-même. PHÈDRE : Ceci également est très juste.
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ANNEXE 3 - ENTRETIEN Rencontre avec Esther Shalev-Gerz, dans son atelier dans le XXème arrondissement de Paris, le 09 janvier 2020. L’entretien a duré quarante cinq minutes.
A : Pouvez-vous me situer le contexte de création du Monument contre le Fascisme ? E : Pour comprendre un monument de n’importe quel genre, il faut comprendre qu’on ne le fait pas tout seul, on le fait toujours avec les commanditaires. Moi, j’aime le fait de répondre à une commande parce qu’il y a tout de suite un dialogue et on peut voir si quelqu’un essaye de vous imposer quelque chose ou pas. En tant qu’artiste, c’était important pour moi de travailler cette forme qui est très ancienne. Ici, la commande était déjà faite inconsciemment par la ville. C’est-à-dire que la ville à vécu une situation compliquée : fin des années soixante dix, il y avait une montée du phénomène de ce qu’on appelle aujourd’hui le néo-fascisme. La ville ne savait pas quoi faire avec et a décidé de faire un monument contre le fascisme, la violence et la guerre, et pour la paix et le droit des hommes… le nom était beaucoup plus long à l’origine, après c’est juste devenu “contre le fascisme“. La commission de culture de la ville a élaboré cette idée. A : Pourquoi teniez-vous à ce que le nom soit simplement “Monument contre le Fascisme“ ? E : Parce qu’il fallait laisser le plus important, ce que la ville voulait vraiment : un monument contre le fascisme. Pour les autres : la paix, le droit des hommes, etc, il aurait fallu faire d’autres monuments. Ce qui m’a tout de suite inspirée c’est que d’habitude tous les monuments sont “pour“ quelque chose et non pas “contre“. À l’époque quand on a commencé à parler de faire l’œuvre ensemble, je lui ai dit “Bon tu sais… les monuments en général je ne les aime pas, c’est nous qui sommes responsables, et pas un monument qui va lutter contre le fascisme.“ L’idée a commencé comme ça : on va faire disparaitre un monument. J’ai grandi entourée de monuments : je suis née en Lituanie sous l’oppression Russe et les grands monuments russes où l’on est toujours beaucoup plus petit. Pour moi, comme jeune artiste c’était très important de montrer clairement ma position par rapport à ce type de monuments. De l’autre côté, en Israël il y avait tous les monuments de la Shoah sur des sujets graves et importants, c’est difficile pour une jeune personne de vivre avec. Moi je me demandais comment exprimer mes sentiments par rapport à la Seconde Guerre mondiale, en incluant la collaboration, toute l’histoire, comment capter tout ça dans un monument ? Et c’était évidemment important de faire participer les gens qui vont faire disparaitre le monument. La forme carrée et simple de la stèle renvoie à l’histoire de toutes les stèles. Je ne voulais
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pas avoir une forme très élaborée, mais plutôt une forme que l’on connait et que l’on peut appréhender facilement, je ne voulais pas inventer quelque chose, mais au contraire utiliser quelque chose qui est beaucoup plus architectural et personnel. A : Diriez-vous que le mémorial de Hambourg s’inscrit dans la veine des contre-monuments ? Comment ? E : Pour moi, à l’origine c’était un monument, ce n’était pas un contre-monument. C’est devenu un contre monument parce que c’est difficile pour les gens de comprendre quelque chose qui est radical, quelque chose qui remet en question et qui fait continuer à réfléchir. Il y a encore des gens aujourd’hui qui s’intéressent à ces démarches parce que ça met en question qui doit ériger le monument et qui doit le faire disparaitre. Ici il s’agissait d’une histoire vivante, c’est là la différence avec un monument de la deuxième guerre mondiale qui est clos et fini. Ici c’était justement le contraire : c’était le début d’un phénomène. Aujourd’hui on réfléchit à des musées et mémoriaux face au terrorisme, on est entrain de réfléchir à propos d’un phénomène qui est encore en place, qui n’est pas clos, et ça amène une réflexion complètement différente. Pour moi la réflexion devait aussi être dans la matière, avec quelque chose qui continue de bouger, de vivre dans une matière qui normalement n’est pas sensée bouger. Les monuments de la Seconde Guerre mondiale travaillent la mémoire, ici c’est le contraire : la mémoire est devant nous, dans le futur. Les gens devaient pouvoir se dire après “J’ai participé“, “J’ai réfléchi“, “Je n’ai pas participé“, “J’étais là“. Toutes ces discussions internes des passants, des gens qui regardent, font que ça continue encore. C’est ensuite que les historiens et les critiques l’ont appelé anti-monument. C’est James Young le premier qui l’a appelé anti-monument, et comme il était très connu, c’est resté. Maintenant c’est “contre-monument“ parce que j’ai négocié avec plusieurs personnes qui écrivaient beaucoup sur le monument. Et, à une table ronde, à Paris, j’ai dit “Non, ce n’est pas anti-monument, c’est contre-monument“. “Contre“ c’est qui est là l’un contre l’autre, il y a un monument et nous on en fait un contre, en face. C’est fondamental. Alors que le terme “anti“, j’étais très malheureuse qu’ils utilisent ce terme parce que tout de suite ça perd son statut de monument. Pour moi c’était important que ce soit clair que c’était un monument. Dans les années qui ont suivi plusieurs artistes ont travaillé de la même façon : Micha Ullman, Horst Hoesiel qui a fait la fontaine. C’était deux ou trois ans après, ils se sont mis à travailler la terre. Pour moi, la terre était vraiment le matériau de ce monument. C’était le mouvement, la terre qui...qui... received, qui reçoit le monument. C’est mieux en anglais. Habituellement on oublie sur quoi on marche, alors que c’est ça qui nous tient. Créer un dialogue entre la surface et la profondeur de la terre était très important.
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A : Pourtant Jochen Gerz a publié un livre à propos des Mots de Paris, et le titre du livre est L’Anti-monument. Est-ce qu’il était d’accord avec cette différenciation entre “anti“ et “contre“ ? E : Ça il faudrait lui demander… Sa position était un tout petit peu différente de la mienne, après il a fait le monument à Sarrebruck, j’étais contre. J’étais contre et j’ai publié un livre, lui a enfoui, moi j’ai publié. Lui était vraiment choqué après le Monument de Hambourg, et après deux ans, quand le mur de Berlin a disparu, tout le monde a trouvé que notre Monument était génial : parce que ça disparaît, ça change, il y a des choses qui changent. Et c’est devenu international, le New York Times en a parlé, partout… Et le concept a inspiré beaucoup de réflexions, c’était vraiment dans l’ère du temps. Après il a fait ce travail avec ses étudiants à Sarrebruck, ça a commencé par faire une recherche et voir tous les cimetières juifs en Allemagne, toutes les adresses. Mais l’idée d’enterrer est venue après, d’abord il avait juste prévu d’amener toutes les adresses. Après ils ont décidé, ça je ne comprends rien, je n’ai jamais compris, d’enlever les pavés et de les remettre face cachée. Pour moi c’était impensable, j’ai dit “non“, enfouir deux fois ? La plupart de ces cimetières n’existaient plus, mais si on enfouit juste parce qu’on a peur du vandalisme… Moi, j’ai fait un livre : j’ai fait un travail où j’ai mis tous les cimetières. C’était très important de faire ça, de faire le contraire : de les montrer. C’est le seul endroit où sont répertoriées toutes les adresses. Ce livre allait avec le livre sur le Monument de Hambourg. C’était un peu “On va faire un autre monument“. Moi je n’étais pas monumentaliste, quelque part ce “genre“ il faut le faire quand c’est important. Là, écrire un livre aurait suffi, on n’avait pas besoin encore de… Mais, comme on était devenus internationalement connus il voulait un autre coup. Et puis, en visuel, toi tu as fait le voyage, mais la plupart des gens ne le font pas. Qui va aller à Sarrebruck ? Personne. Parce que tu es devant rien, tu parles avec le cerveau, tu ne parles pas avec l’expérience. Et l’expérience d’un monument est la chose la plus importante, la plus personnelle et globale qu’il y a. Ce monument passe bien comme une histoire, mais en réalité… Comme ce n’était pas mon œuvre je ne pouvais pas dicter, mais j’ai essayé. A : Et à propos de la symbolique du sol ? Du fait que l’on marche dessus ? E : C’était bien de marcher dessus pour moi. Parce qu’on regarde par terre. Je trouvais ça bien de les mettre face visible, moi. Comme The Shadow, c’est dans un grand campus universitaire. Le sol est très important, toujours. Surtout parce que l’on est inconscient : on regarde toujours par terre pour ne pas tomber, mais on ne se souvient jamais. Si je vous demande comment est le sol dans l’atelier de Esther… ? C’est toujours important les transformations que l’on fait dans le sol, la terre. Nous on est debout, et la chose est devant
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nous, et cette relation me plaît beaucoup. Et Sarrebruck pour moi c’était un acte manqué de les enterrer à nouveau, on aurait juste pu les mettre face visible le long de l’allée. Je ne sais même pas pourquoi Sarrebruck... juste parce qu’il a fait son cours là bas, c’est dommage parce que c’est au fin fond de la campagne Allemande. Et même s’il y a toute l’information dans le château, ce n’est pas assez. A : À Hambourg, comment l’individu est-il mobilisé dans le processus de remémoration par rapport à un dispositif particulier ? E : On a mis quelque chose, et c’était au public, aux passants de l’animer. Et si le public ne voulait pas l’animer il fallait qu’il y ait rencontre, discussion, et pour moi le vrai monument c’est la discussion. Et c’est ça qui était le plus important. Le jour du vernissage était horrible : tout le monde était contre. Tout le monde a détesté ce monument, tout le monde disait « Qu’est ce que ça veut dire ? Elle (la colonne) n’est pas belle, ce n’est pas un lion qui saute dans l’air, il n’y a pas de nom de victimes…“ Les gens voulaient un monument classique. Alors que nous on a mis une chose qui n’est pas belle, que l’on doit signer, ils avaient l’impression de soutenir le fascisme en signant le monument. Ils demandaient pourquoi. Quatre cent personnes hurlaient, parlaient du fascisme, du néo-fascisme, de comment on est supposé être. Ça a beaucoup changé la façon que j’ai de travailler parce que c’était beaucoup plus lié aux gens, à leur parole, leurs visages, leurs expressions… C’était la chose la plus formidable, pour Jochen c’était plus compliqué, comme il est Allemand, c‘était très choquant. On avait beaucoup de critiques, le maire avait beaucoup de problèmes et il devait défendre le monument “Bon, ce n’est pas trop cher, un demi kilomètre de chaussée ça coute beaucoup plus, une prof d’histoire ça coute beaucoup plus pour l’année.“. La ville était très tourmentée par cette proposition qui était trop avant gardiste. Pour moi, c’était une réussite, pour ça. Et c’est tellement réussi que jusqu’à aujourd’hui on continue d’en parler. Et même si tu ne signes pas, tu sais que tu n’as pas signé. D’une façon ou d’une autre tu as quelque chose de construit en toi par rapport à ce monument. A : Aviez-vous prévu toutes les dérives, graffitis, impacts de balle dont le monument à été marqué ? Qu’en pensez-vous ? E : Je me souviens quand j’étais entrain de signer la plaquette en métal qu’on avait mise sur la cahier qu’on a rendu pour le concours, je me suis dit que ça arriverait. Ce n’était pas facile d’écrire avec, tout le monde a coupé les stylets tout le temps, on devait toujours mettre des nouveaux stylets. Et ensuite les gens gravaient avec les clés, avec n’importe quoi. C’était clair qu’une œuvre dans l’espace public… Il y a tellement peu de place dans l’espace public
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où l’on peut faire tout ce qu’on veut, que c’était important de proposer ça et de le laisser, et ensuite les gens doivent vivre avec. Tous les graffitis qu’on appelle aujourd’hui les arts de la rue, il n’y en avait aucune autour du monument : tout était dessus. Il y avait beaucoup plus de signatures et de noms évidemment. Certains personnes aussi ont marqué “J’aime un tel“, ces annonces qu’on fait parce qu’on veut que tout le monde le sache. Selon moi, chaque personne qui touche le monument touche l’antifascisme. Parce qu’ils savent ce qu’ils sont entrain de faire. A : Même quand il s’agissait de croix gammées ? E : Oui, évidemment. C’est clair. Il n’y en avait pas énormément, je pensais qu’il y en aurait plus, puisque c’était le berceau du néo-fascisme. Il y en avait maximum six ou sept. C’était un peu comme un enfant qui commence à écrire : au début c’était “qu’est ce que je peux faire ?“, on gribouille, après il y avait des phrases comme “Si on brûle les livres on finira par brûler les gens“, ou “Fuck off“, ou “Je hais tout le monde“. L’avant dernière phrase marquée c’était “Nazis raus“ “dehors les nazis“. On peut dire que le monument a fonctionné ou n’a pas fonctionné, mais avec “Nazis raus“ écrit tout en haut, je pense que oui, ça a marché. Si on mettait ça en haut du monument, on savait que ça allait rester pour un moment, le temps que le monument s’enfonce. Et personne n’est venu l’enlever. La participation du public était signifiante. La commission voulait mettre le monument dans un parc, moi je n’étais pas d’accord : il fallait que le monument soit au croisement des gens, là où ils peuvent le voir chaque jour. Sur la place il y avait un grand marché, on pouvait accéder au métro. En bas il y avait une porte d’accès, on pouvait rentrer pour faire le service et faire descendre le monument. Il y a aussi eu des gens qui ont essayé de casser la porte pour pénétrer. A la fin, j’ai demandé, il y avait une lumière derrière la porte avant, j’ai demandé à ce qu’on éteigne la lumière et qu’on mette du métal devant la porte pour qu’elle ne s’ouvre plus : comme ça on ne voyait plus rien. Pour moi, il n’y avait rien à voir.
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ANNEXE 4 - SCHÉMAS ET REPRÉSENTATION VISUELLE
Schéma d’organisation et de hiérarchisation des différentes notions à la genèse du mémoire. Dessous, les schémas de Victor Huchon et Léa Pelleteret, le 30/05/19. La schématisation par le dessin permet de réfléchir aux rapports entre les concepts et de clarifier le sujet. De plus, durant cet exercice, deux autres étudiants devaient également dessiner mon sujet, le fait de l’expliquer, mais aussi de voir les différentes schématisations permet de mieux cerner et organiser les idées.
Musil, Oeuvres pré-posthumes Excès de visibilité rend invisible
TEMPS Passé Présent Futur
MONUMENT Institution - Tradition Présence - Émergence Matérialité concrète Monumentalisation
ANTI - MONUMENT
Durabilité
MÉMOIRE ESPACE Trace Marque
Transmission Commémoration Identité Halbwachs, La mémoire collective
Absence - Immergence - Enterrement - Invisibilité - Disparition - Immatérialité ANTI = OPPOSITION => Valeur de revendication politique et sociale
Veschambre, Traces et mémoires urbaines: enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition
CHANGEMENT DANS LE RAPPORT À L’ESPACE Espace = moyen MISE EN MÉMOIRE TRADITIONNELLE QUESTIONNEMENTS POLITIQUES ET SOCIAUX Questions = cause SOCIAUX : le monument peut-il suffir pour porter une mémoire ? N’a-t-il pas besoin de l’intervention d’individus pour que la mémoire continue de vivre et puisse être transmise ?
POLITIQUES : transposer une mémoire sur un monument qui se souvient pour nous, est ce que ce n’est pas se décharger du devoir de souvenir, et tendre vers l’oubli ?
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NOUVELLE FORME DE MISE EN MÉMOIRE Mémoire = conséquence
Tableau de recherche, organisation et hiérarchisation des notions clés du sujet, le 05/11/19.
Tableau de recherche, organisation et hiérarchisation des notions à propos de la dichotomie entre monument et contre-monument, le 17/11/19.
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Contre-monuments du corpus et références mobilisées par rapport aux différentes expressions de l’anti-monumentalité, le 22/11/19.
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Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, nous prenons conscience de la complexification des drames auxquels les sociétés sont confrontées. Dans ce contexte, émerge un nouveau type de mémorial qui remet en question les caractéristiques invétérées des monuments : le contre-monument. À travers les exemples du Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe de Peter Eisenman, du Monument contre le Fascisme de Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz, et du Monument contre le Racisme de Jochen Gerz, ce rapport d’étude cherche à comprendre les différents procédés par lesquels ce dispositif contemporain permet l’élaboration d’un processus de remémoration.
In the aftermath of the Wold War II, we become aware of the complexity of the tragedies societies are confronted with. In this context, a new type of memorial, raising questions about the inveterate characteristics of monuments, emerges : the countermonument. Through the examples of the Memorial to the Murdered Jews of Europe by Peter Eisenman, the Monument against Fascism by Jochen Gerz and Esther Shalev-Gerz, and the Monument against Racism by Jochen Gerz, this study report seeks to understand the different processes by which this contemporary device allows the development of a remembrance process.
Remémoration - Espace - Temporalité - Transmission - Disparition - Contre-monument
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