ALL.I.C N°2

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© Buonomo & Cometti

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Matthieu Chedid X Philippe Zdar / Roland Mouret / Artica Arbox / François-Paul Journe Ini Archibong / Natacha Verstraeten / Lucia Pica / Milo Manara / Christoph von Veyhe


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11 Quai des Bergues - 1201 Genève www.scabalgeneva.com



Révérence … Lorsqu’en 1983 il a été nommé directeur artistique de Chanel, Karl Lagerfeld a redonné vie à cette maison. Il a glissé du merveilleux et de l’humour dans la mode. Il a œuvré pour sauver les métiers d’art. Ce passionné du XVIIIe siècle a réinventé un style Chanel, un mélange entre le XVIIIe siècle et un esprit rockromantique. Et utiliser le passé pour parler de lui me semble horriblement anachronique. Isabelle Cerboneschi Autoportrait Karl Lagerfeld

Si les chats ont sept vies, celles de Karl Lagerfeld se comptaient sur les doigts de plusieurs mains : vie de créateur, vie de photographe, vie de curieux, vie de fête, vie de collectionneur, vie de dessinateur, vie d’inventeur, ou plutôt, de réinventeur de soi, comme l’avait fait Gabrielle Chanel avant lui… En 1983, les propriétaires de Chanel lui avaient donné carte blanche pour relancer la maison. Gabrielle Chanel n’était plus de ce monde depuis dix ans, sa marque était vieillissante. Karl Lagerfeld est arrivé au 31 rue Cambon avec son humour, sa force de travail, son catogan. Le succès, immense, inattendu, est venu quasi immédiatement. La première fois que je l’ai rencontré, en 2001, à l’issue d’un défilé haute couture, il avait préféré parler d’art que de mode. D’Alexej von Jawlensky en l’occurrence. Il admirait ce peintre qui savait dépeindre l’âme humaine en quelques traits et lui avait dédié une collection. S’ils avaient pu se rencontrer, le peintre aurait su discerner l’homme derrière le personnage de composition en noir et blanc, au-delà de ces lunettes noires, de ces chemises au col haut, de ces mitaines qui cachaient ses doigts courts. Comment était-ce de vivre avec cet homme au quotidien ? J’avais posé la question à Virginie Viard, l’interprète des rêves de Karl Lagerfeld, qui a été désignée par la maison pour continuer son œuvrel. Et surtout pourquoi avoir choisi de passer une partie de sa vie à ses côtés ? Elle m’ avait répondu simplement : « Parce que c’est lui. » Et tandis qu’elle parlait, Karl Lagerfeld la bombardait de photos de sa chatte Choupette par SMS. Ils formaient une sacrée bande de jeunes, tous les trois. « Il est trop drôle ! On ne s’embête pas deux secondes avec lui, disait-elle encore. Il n’est pas prétentieux. C’est ça que j’adore. Il est très consciencieux, travailleur, mais il ne se prend pas la tête. Ce ne sont que des vêtements, mais avec lui ils sont magiques. Il adore la mode, il ne s’en lasse pas. Parfois, je me dis : il n’en a pas marre ? » Il n’en a jamais eu marre. Après chaque défilé, il disait : « Bon, cela ne fait pas la prochaine collection », et il avait l’élégance de s’y remettre, encore. Après le défilé haute couture automnehiver 2012-13, couleur de ciel bleu, il m’avait dit : « J’adore l’avion. Il n’y a aucun endroit qui me détende autant. Il n’y a pas de téléphone et en règle général, comme il y a très peu de gens qui voyagent avec moi et qu’ils sont tous devant un écran, dans les airs, j’ai une paix royale. » Dans les airs…



Créer? Ce beau mystère « L’art est un effort pour créer, à côté du monde réel, un monde plus humain. Je crois que de beaux tableaux, de beaux drames, de beaux romans sont aussi nécessaires à l’humanité que des lois sages et de religieuses cérémonies. Je crois qu’un artiste, en créant un monde neuf, sauve à la fois lui-même et les autres.» André Maurois, Ce que je crois (1951). Isabelle Cerboneschi © Stéphanie Page Qu’est-ce que créer? Quelle énergie pousse une personne vers une autre, ou vers elle-même, et l’invite, ou plutôt non, la presse à prendre un pinceau, un micro, une guitare, un tissu, un crayon de couleur, des pigments, afin de faire naître un tableau, une chanson, un disque, une robe, un tourbillon vertical, une parure, une bande dessinée ? D’où vient cette force, cette intuition que cette démarche est juste? Qu’elle est en alignement parfait avec l’âme, le cœur et avec l’époque parfois, quand on a de la chance ? Ce sont des questions que nous avons posées à de nombreux artistes et ce numéro parle de cela, de l’acte créateur. Nous avons essayé de remonter en amont, à la source, afin de comprendre le moteur

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qui les anime, qu’ils soient chanteur comme M ou musicien comme Zdar, peintre comme Christoph von Weyhe, maître horloger comme François-Paul Journe, dessinateur comme Manara, make-up artist comme Lucia Pica ou créateur de mode comme Roland Mouret. Je dis bien « animer », du mot latin « anima » qui signifie le souffle, l’âme, car il s’agit de cela, d’un souffle, d’un appel de l’âme. Lors d’une rencontre à Genève, le dessinateur et scénariste de bandes dessinées Milo Manara expliquait les propos de Federico Fellini qui fut son ami et qui disait: « C’est la curiosité qui me réveille. » « Ce que voulait dire Fellini c’est que la curiosité était sa raison de vivre. Et sa vocation était de raconter ce qu’il avait découvert, grâce à sa curiosité. Et le fait qu’il se réveille, c’était bon pour nous. » C’est en effet bon pour nous qu’un artiste se réveille et qu’à travers une chanson, des mots, un tableau, un objet qui transcende la beauté, qui tutoie l’impossible, il ramène le monde vers nous. Qu’il nous le rende non pas plus intelligible, mais plus supportable, parce qu’il en fera une représentation partielle idéale. Sans eux, tous ceux qui voient au delà du quotidien, au delà de l’amour, au delà d’un port de Hambourg, la vie serait obscure, comme une nuit sans lampadaire, comme une ombre sans la lumière qui la révèle. Sans ces vivants piliers, ces éclaireurs, ces embellisseurs de vie, ces voyeurs d’autres mondes, tout cela n’aurait aucun sens. Ce numéro est dédié à ces magiciens du quotidien, ces éclaireurs de nos nuits sans lune, ces révélateurs de beauté.



Creation? This beautiful mystery ... “Art is an effort to create, next to the real world, a more human world. I believe that beautiful pictures, beautiful dramas, beautiful novels are as necessary to humanity as well as wise laws and religious ceremonies are. I believe that an artist, by creating a new world, saves both himself and others. “ André Maurois, Ce que je crois (1951) Isabelle Cerboneschi. ©Marc-Antoine Coulon

What is creating? What energy pushes a

person towards another, or towards herself, and invites her, or better, press her to take a brush, a microphone, a guitar, a fabric, a colored pencil, pigments, in order to create a painting, a song, a record, a dress, a tourbillon vertical, an adornment, a comic strip? Where does this strength come from, this intuition that this approach is right? That it is in perfect alignment with the soul, the heart and with the time sometimes, when one is lucky? These are questions that we have asked many artists and this issue is about the creative act. We tried to go upstream, to get right to the source, to understand the spirit that drives them, whether they are singer like M or musician like Zdar, painter like Christoph von Weyhe, master watchmaker like François-Paul Journe, scriptwriter and illustrator of comics like Manara, make-up artist like Lucia Pica or fashion designer like Roland Mouret. I use the word « animate” knowingly, from the Latin word “anima” which means the breath, the soul, because it is about that: creation is a breath, a call of the soul.

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During a meeting in Geneva, cartoonist and comic writer Milo Manara explained the words of Federico Fellini, who was his friend and who used to say: « It is curiosity that wakes me up ». What Fellini meant was that curiosity was his purpose in life. And his vocation was to tell us what he had discovered, thanks to his curiosity. And the fact that he woke up was good for us. » It is indeed good for us that an artist awakens and through a song, words, a painting, an object that transcends beauty, that is equalling the impossible, he brings the world back to us. He will not make it more intelligible, but more bearable, because he will give us an ideal and partial representation of the world. Without them all, those who can see beyond everyday life, beyond love, beyond the Port of Hamburg, life would be dark, like a night without a lamp, like a shadow without the light that reveals it. Without these living pillars, these pathfinders, these beautifiers of life, these voyeurs of other worlds, all that would make no sense. This issue is dedicated to these everyday magicians, these guides of our moonless nights, these revealers of beauty.



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M X Zdar, un disque et une amitié à l’infini Adrian & Alaïa, leurs œuvres exposés à Paris Roland Mouret fête les 20 ans de sa maison Portfolio: Le pouvoir vous va si bien Artica Arbox, marque sans genre Mame, le précieux entre dans le quotidien Portfolio : Un air de Dali Le parurier Goossens et l’artiste Harumi Klossowska de Rola La Twin Beat de Vacheron Constantin en lumière Entretien avec François-Paul Journe Quand l’horlogerie se conjugue au futur Wallpaper, Paradisa by House of Hackney

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Ini Archibong a dessiné la montre Galop d’Hermès

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Chopard invente le serti magique L’histoire du collier « Nizam of Hyderabad »

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Natacha Vertraeten, nouvelle étoile de la joaillerie Gallivant, Londres dans une bouteille de parfum Lucia Pica, entre ombre et lumière Portfolio : Glittermania Portfolio : Rousses ! Dans les pas de klimt et de Schiele Milo Manara illustre les montres Ulysse Nardin Dans l’atelier du peintre Christoph von Weyhe


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Fondatrice & Rédactrice en chef Isabelle Cerboneschi isabelle.cerboneschi@all-i-c.com

Editeur Olivier Cerdan Directrice artistique

Jo Phillips .Cent Creative jo@centmagazine.co.uk

Studio PAO

Amina Valentini pao@all-i-c.com

Secrétariat de rédaction Virginie Vivès virgine.vives@all-i-c.com

Ont participé à ce numéro : Photographes Buonomo & Cometti Michèle Bloch-Stuckens Denis Hayoun Stéphanie Page Jounalistes Isabelle Cerboneschi Vincent Daveau Donatien Grau Jo Phillips Lily Templeton Christos Tolera Illustrations Marc-Antoine Coulon Cristiana Baldetti

Traductions

Cent Magazine

Publicité

advertising@all-i-c.com

Abonnements

advertising@all-i-c.com

Coordinateur de production

Régis Chamberlin rchamberlin@chamberlinprod.com

www.all-i-c.com All rights reserved. No part of this magazine may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording or otherwise, without prior permission from all-i.c. Whilst every effort has been made to check the information contained on this website, the publishers cannot accept responsibility for errors or omissions. The views expressed by contributors are not necessarily those of all-i.c.com. Unless otherwise stated, the copyright of the individual contribution is that of the contributors. Every effort has been made to trace the copyright holders of images. We apologise in advance for any unintentional omissions and would be pleased to insert the appropriate acknowledgment in any subsequent publication should this be required photo: © Buonomo & Cometti

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Contributeurs

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Buonomo & Cometti

Jo Phillips

Angelo Buonomo et Didier Cometti ont quitté la Suisse pour Paris à l’âge de 16 ans. Après deux ans d’assistanat pour divers magazines, ces photographes/ stylistes/créateurs/maquilleurs se sont lancés comme stylistes freelance. Ils ont collaboré avec Tyen, Helmut Newton, Albert Watson, Giovanni Gastel. Après 19 ans de collaboration avec Tyen et Dior pour réaliser les campagnes de publicité parfum et beauté, ils ont pris leur envol.

Jo Phillips travaille dans l’industrie de la mode depuis plus de 30 ans, en tant que styliste, puis directrice artistique. Elle a créé le magazine Cent, à Londres. Il y a huit ans, elle est tombée amoureuse du monde digital et à transformé Cent en magazine online, puis elle a commencé a créer des sites dont ALL-I-C.com. C’est à elle que nous avons fait appel pour être la directrice artistique du magazine ALL-I-C.

Michèle Bloch-Stuckens

Denis Hayoun

Michèle Bloch-Stuckens est née à Bruxelles, a fait des études d’art à Genève, puis a étudié la gemmologie à Los Angeles. La passion pour la photo l’a prise en 2000. Quatre ans plus tard elle s’installe à Paris pour se spécialiser dans la photo de mode. Elle a longtemps tourné autour de son sujet: la femme. Ce qu’elle cherche à montrer de la féminité, c’est l’architecture d’une liberté.

Depuis près de 30 ans, Denis Hayoun photographie avec une rare élégance les joyaux de la cité du Temps. Il est né, vit, s’agite et travaille à Genève où il se forme à la photographie d’art et d’objets avant de se spécialiser dans la joaillerie et l’horlogerie. Au sein de son studio Diode, un atelier d’une dizaine de personnes, il enrichit chaque image de son art de la mise en scène et orchestre un éclairage sophistiqué autour des montres, parures et pierres.

Lily Templeton

Vincent Daveau

Lily Templeton aurait pu rester dans l’ingénierie, mais le digital lui a donné la possibilité de publier vite et beaucoup. Journaliste installée à Paris, elle parcourt le monde à la poursuite des fashion weeks les plus exotiques, chronique les podiums des capitales de mode, dévoile les dessous du milieu, décrypte ses courants d’idées et rencontre ses icônes.

Vincent Daveau est devenu journaliste horloger dans les années 1990 afin de partager sa passion. Historien de formation, restaurateur et concepteur de montres, auteur d’ouvrages sur les instruments de mesure du temps, il écrit pour différents supports classiques ou digitaux. Ce fanatique de voile travaille à associer ces deux secteurs historiquement liés.

Christos Tolera

Donatien Grau

Christos Tolera est né, vit et travaille à Londres. Cet artiste peintre, écrivain, et acteur fut l’un des piliers de la scène londonienne dans les années 80. Il a défilé pour Yohji Yamamoto, Comme des Garçons et Jean Paul Gaultier, parmi d’autres. La mode est pour lui un mode d’expression au même titre que son art. ©Jake Walters.

Donatien Grau est conseiller de la Présidence des musées d’Orsay et de l’Orangerie, à Paris. Il a conçu l’exposition Christoph von Weyhe, Au Silence (Galerie Azzedine Alaïa, Paris, 2016) et l’exposition “Pierre Guyotat & Christoph von Weyhe, Scenes and Stages” (The Box, Los Angeles, 2019). Illustration: © Phong Bui.


Interview Chapitre premier 18.

Interview croisée entre Matthieu Chedid et le producteur Philippe Zdar à l’occasion de la sortie de l’album « Lettre infinie »

Wallpaper, Zeus by House of Hackney

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M X Zdar à l’infini Dans une conversation, plus qu’une interview, le chanteur Matthieu Chedid, alias M, et le producteur Philippe Zdar, se racontent autour du nouvel album de M : « Lettre infinie ». Un disque qui entre en résonance avec la vie privée de Matthieu et leur amitié qui remonte à l’album « Je dis aime ». Au fil de la discussion, ils s’interrogent sur l’acte créateur et la musique comme vibration universelle et moyen de survie. Il fut aussi question de permaculture, de l’industrie de la musique et de toute la magie d’un studio d’enregistrement à l’ancienne. Sans oublier quelques anecdotes mettant en scène Stevie Wonder, Pharrell Williams, Toumani Diabaté… Des moments précieux, volés tandis que l’album « Lettre infinie » n’était pas encore fini. Isabelle Cerboneschi, Paris Photos: Buonomo & Cometti Dans la vidéo qui annonçait la sortie le 25

janvier de « Lettre infinie », le dernier album de M, l’alias de Matthieu Chedid, on voit le chanteur dans le studio d’enregistrement Motorbass du producteur Philippe Zdar. Ce n’est ni la première fois, ni la dernière. Leur amitié est née de leur passion commune pour une musique et des mots ciselés à la façon d’un joyau. Quand on se connaît sur le bout de la voix, ça aide. Il y a une confiance qui n’a plus besoin de se donner, un respect qui n’a pas besoin de dire son nom.

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En automne dernier, lors d’un dîner d’amis où ils étaient présents tous les deux, j’ai demandé à Matthieu Chedid s’il accepterait de me donner une interview sur son album en devenir. Il était d’accord, mais à une condition: la mener à deux voix, avec Philippe Zdar. J’ai dit oui bien sûr, sans réfléchir. Zdar, de son vrai nom, Philippe Cerboneschi, est considéré par le magazine Vanity Fair comme l’un des 50 Français les plus influents. Il est devenu ingénieur du son à 16 ans, a travaillé avec Gainsbourg, Etienne Daho, Prince, Pharrell Williams, Cat Power, les Beastie Boys, Franz Ferdinand,… La liste des stars dont la voix est passée sous ses doigts est tellement longue que je ne la connais pas. Il est la moitié du groupe


Motorbass, de la Funk Mob et du groupe Cassius, mais avant tout, c’est mon frère. Et comment l’Interviewer sans laisser sourdre notre intimité ? Mais Matthieu Chedid avait ses raisons: au cœur de cette amitié-là résident les clefs de ces œuvres co-créées par deux artistes qui se côtoient depuis plus de vingt ans. Et ces clefs, ils ont eu l’élégance de mes les confier. Matthieu Chedid, c’est le chanteur que l’on aime aimer. Il est lui et son double, M, personnage doux et tendre, comme tombé de la lune ou de ce beau pays de l’enfance pas perdue. Celui que l’on croit sur parole quand il dit « Sans un mot, tout est dit. Infiniment et pour la vie ». Fils du chanteur Louis Chedid, petit-fils de la poétesse Andrée Chedid, l’artiste a su tirer de ces fils généalogiques le meilleur, embrassant sa voie qu’il dessine de cette voix soyeuse qui

s’envole parfois dans les aigus. Il a créé un univers onirique où l’on a envie de se lover. Son dernier album parle d’amour, d’ailleurs. Lors de notre rencontre, il se préparait à être papa pour la deuxième fois. Ça se ressentait dans sa voix. L’interview a eu lieu dans le studio d’enregistrement Motorbass, à quelques jours du finissage de l’album. Une chance fabuleuse, car il y avait encore des choses pas tout à fait finies, en cours de peaufinage, et que c’était à portée d’oreille ce jour-là. Philippe Zdar: Ce morceau qu’on entend est fabuleux! C’est un de mes préférés. C’est un vrai single! I.C : Lequel ? PZ : Heu… « Je t’aime… » Matthieu Chedid: « Adieu mon amour ». Ce

que j’adore avec Philippe, c’est qu’il change les titres de tous les morceaux. Il y en a un qui s’appelle « Ma thérapie », il l’appelle « Planétaire», alors que le mot planète n’est même pas dans la chanson ! PZ : C’est parce que cela me fait penser à mon coiffeur quand je vivais à Aix-les-Bains! Coiffeur qui d’ailleurs ne s’appelait pas « Planète’Hair » mais « Diminu’tiff ! » (Rires). Comment on peut prédire qu’un morceau est un single ? PZ : Parce qu’on a envie de l’écouter plein de fois. Quelle histoire vouliez-vous raconter dans ce nouvel album? MC : Déjà c’est l’histoire que l’on vit avec Philippe. Depuis pratiquement mes débuts - mon premier album était home made - mais mon deuxième, « Je dis aime » (sorti

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en 1999, ndlr), a été marqué du son de Philippe puisqu’il l’a mixé. Chaque fois que l’on travaille ensemble, il se passe des choses assez fortes. Comment vous êtes-vous rencontrés? MC : On a eu une femme en commun. Mais pas en même temps? MC : Presque… PZ : On était en train de se séparer elle et moi. Un jour le téléphone sonne, je réponds, j’entends une voix qui dit: « Bonjour, j’aimerais parler à C. ». Je passe le téléphone à C. et quand elle raccroche, je lui demande qui c’était. Elle me répond « C’est Matthieu… ». Et rien qu’à la manière dont elle m’a répondu, je savais qu’il allait être son nouveau mec. Une semaine après, elle est partie … MC : Il y avait pourtant un contraste assez phénoménal entre nous deux. Nous sommes deux personnalités extrêmement différentes. Et encore plus à l’époque. PZ : C. n’arrêtait pas de nous dire que l’on devrait bosser ensemble et on a fait « Machistador » dans ce studio. On s’est rencontrés ici même. MC : Ce qui est drôle, c’est que ce nouvel album va s’appeler « Lettre infinie », comme la lettre M. Et j’ai le sentiment, pour plein de raisons, que c’est un disque très aligné qui me ramène à la période où on a fait les albums « Je dis aime » ou « Qui de nous deux ». Avec Philippe, nous vivons toujours des rendez-vous musicaux et artistiques et je sais déjà d’avance, c’est peut-être présomptueux, que ce disque est un grand rendez-vous dans ma vie. Et pas que dans votre vie professionnelle? MC : Non. « Lettre infinie » est en résonance avec l’Être infini. Or je vais être papa pour la deuxième fois: un petit garçon va arriver exactement au même moment que la sortie de ce disque, qui sera aussi une histoire de transmission, à l’image de « Qui de nous deux », qui était pour ma fille. PZ : Pendant que tu parles, je suis en train de réaliser qu’entre la création de tous tes albums, tu a été le guitariste de tous les albums de Cassius, le groupe que j’ai créé avec Hubert Blanc-Francard. A chaque fois on t’appelait pour venir faire une guitare et tu disais « oui ». Il y a une synchronicité que je trouve étonnante entre vous deux : le précédent album de Matthieu, « Lamomali », était une ode à un pays utopique heureux. Le dernier album de Cassius, « Ibifornia », racontait aussi une utopie heureuse. Ils sont sortis en même temps. Quels étaient ces mondes que vous appeliez de vos vœux? MC : Je crois qu’on est tous les deux des amoureux de la beauté absolue et par la musique, on invente des mondes rêvés. PZ : On rêve d’un monde idéal où règne l’art absolu, de la musique comme elle se 20

faisait dans les années 1970, et on essaie de faire perdurer cela et d’être ensemble. Aujourd’hui, il y a beaucoup de gens qui font de la musique sans jamais se voir, sans jamais se rencontrer, sans jamais déjeuner ou dîner ensemble. Et l’album sort de l’ordinateur très marketé. Nous sommes amoureux des sentiments très forts qu’on peut retrouver dans des studios d’enregistrement, qui sont des endroits assez magiques. Mais je ne sais pas si « Ibifornia » était un monde idéal que j’appelais de mes voeux… MC : C’était quand même une fusion entre Ibiza et la Californie et « Lamomali » c’était un métissage entre Paris et Bamako. Il y a beaucoup d’inconscient dans tout cela. Est-ce que cette idée de métissage de deux mondes était voulue dès le départ? PZ : On trouve une idée et on la justifie en faisant. Le message sur le métissage était beaucoup plus clair dans ton album « Lamomali » car il y avait un vrai mélange de culture, de musiciens. Mais c’est vrai que nous rêvons tous les deux d’un monde idéal. Peut-être qu’on est à la recherche d’un monde d’enfant ? MC : Il y a quelque chose de l’ordre de la sacralisation dans le mot idéal : c’est l’idée au-dessus de l’idée. C’est une nécessité pour nous de faire de la musique. Et

quand cela devient une nécessité, ça a une certaine noblesse. On ne fait pas de la musique juste… J’allais dire, pour draguer les filles. Rien n’est anodin, tout a une fonction. PZ : C’est une façon de survivre dans ce monde qui ne me correspond pas. Cela fait vingt ans que je n’ai pas de télé. C’était au départ une démarche politique et citoyenne. Or je me rends compte qu’on est en 2018, que tout le monde a une télé dans son téléphone, et que tous les efforts que j’ai faits sont écrabouillés. Faire de la musique, c’est une façon de gagner ma vie bien sûr, mais surtout de respirer. Et avec Matthieu, on a cela en commun. Tu te rappelles qu’on t’appelait l’Homme Guitare au début? MC : J’avais oublié. Pourquoi ce surnom de l’Homme Guitare? PZ : Parce qu’il jouait tout le temps, partout! Il me rappelle une anecdote qui s’était passée au studio Marcadet. Stevie Wonder y avait enregistré « I just called to say I love you », avec Jean-Philippe Bonichon, l’ingénieur du son qui m’a donné ma première chance. Ils sortent du studio à six heures du matin et ils attendent un taxi. Or à la sortie de Marcadet, il y avait une petite porte rouge avec un tout petit studio tout pourri qui faisait beaucoup de zouc.


Deux mecs sont en train de fumer dehors. Ils reconnaissent Stevie wonder. Ils lui demandent s’il ne pourrait pas jouer quelque chose sur leur chanson. Stevie Wonder répond bien sûr! Il fait attendre le taxi, il rentre et il se met à jouer de l’harmonica… Matthieu, c’était ça! On marchait dans la rue, des types l’arrêtaient pour lui demander de faire une guitare sur leur chanson, il disait « oui bien sûr » et il rentrait dans le studio. C’est pour ça qu’on l’appelait l’Homme Guitare. Il faisait tout le temps des guitares, sans être payé. Et C. sa compagne, c’était Madame Canapé. Elle s’endormait pendant qu’il jouait et on la réveillait quand c’était fini. Cela me fait penser à la phrase d’un poème de votre grand-mère que avez mise sur votre dernier album Lamomali : « Toi/ Qui que tu sois!/Je te suis bien plus proche qu’étranger. » MC : La musique, c’est aussi cela: un truc de troubadour, de simplicité. PZ : Si on réfléchit bien, c’est le plus pur de tous les arts, le plus rapide, le plus direct, avec la danse, peut-être. On peut tous aimer un même livre, mais avant que 5000 personnes se retrouvent dans une pièce à lire le livre ensemble et avoir le même frisson au même moment, ça risque d’être un peu compliqué. Alors que la musique, c’est pur comme de l’eau de roche. MC : C’est drôle que tu parles d’eau car « Lettre infinie », c’est l’idée d’un M qui s’amplifie, qui se répète à l’infini et qui propage une onde grandissante. C’est une manière de parler de musique comme d’une vibration. Je me suis retrouvé dans une émission de télé (On n’est pas couché, ndlr) avec Toumani Diabaté, et tout d’un coup il s’est mis à jouer de la kora et cela a eu un effet sur le public incroyable! La vibration de son jeu a complètement changé l’énergie sur le plateau, ce qui a fait monter l’audience de manière énorme. Il y avait une sorte de pureté dans ce moment. Quand on amène une autre culture dans la nôtre, par le biais de la musique, cela ouvre les consciences, les portes, les sensibilités. En parlant de Toumani Diabaté, vous avez été nommé griot? MC : J’ai été nommé griot blanc. C’est symbolique, mais ce n’est pas anodin. Il y a eu une reconnaissance, mais je ne sais pas de quoi. D’âme peut-être? L’âme au Mali? Toumani Diabaté, lui, c’est un vrai griot. Ils se transmettent la kora, leur instrument de musique traditionnel, de père en fils depuis onze générations. Donc depuis l’Empire Mandingue, ce qui serait pour nous le Moyen Âge. Quand il en joue, on sent que cela vient de loin. Sur la pochette de l’album « Lettre infinie » il y a un M. Comment faites-vous revenir ce personnage? MC : M, c’est mon nom d’artiste. J’ai le challenge de réinventer mon personnage à chaque album. M c’est ma part poétique, fantaisiste, et je suis en train de trouver

comment faire revivre M… PZ : Tout nu? MC : C’est pas idiot. Jean-Paul Gaultier avait signé les costumes de « Lamomali ». Qui fera ceux de « Lettre infinie »? MC : On est dans quelque chose de plus circassien. Le personnage se met en place gentiment… Quelle part de vous M représente-t-il? MC : M, c’est un personnage de mon monde intérieur. Il est lié à mon enfance. Or cette fois il est plus masculin. D’ailleurs, bizarrement, cet album est plus masculin que « Qui de nous deux ». C’est mon côté petit garçon qui ressort notamment dans une chanson qui s’appelle « Grand petit con ». M m’autorise à être un enfant en étant adulte. Une amitié comme la vôtre, qui dure depuis si longtemps, se traduit forcément dans la musique. PZ : J’ai un principe de base dans la vie : l’inconditionnalité de l’amitié. Avec Matthieu, on est lié Ad vitam æternam et cela se ressent forcément. J’aime vivre ces moments où l’on est ensemble, où l’on cherche un truc ensemble, où l’on est perdu, je les aime peut-être plus que le résultat final. Même si ce que l’on cherche, finalement, c’est vivre des belles choses et faire en sorte que le résultat soit génial… MC :… Comme ce petit dîner l’autre soir. PZ : Grâce à nos enfants qui grandissent, on se rend compte que l’on ne se voit plus beaucoup, alors qu’on passait notre vie ensemble au moment de « Je dis aime ». On enregistrait dans sa maison de campagne. On y a vécu pendant deux mois et demi et tout d’un coup, on ne se voit plus. C’est une chance de se retrouver grâce à la musique. MC : C’est vrai que c’est un prétexte pour se voir. J’ai regardé ce très beau documentaire sur Quincy Jones sur Netflix et il dit très clairement que pour lui, c’est l’amour, l’énergie des gens, qui fait la musique. Pourtant, enregistrer un album comme vous le faites, à l’ancienne, dans un studio d’enregistrement, ce n’est plus la norme aujourd’hui. PZ : Le fait de créer des disques sans se rencontrer, c’est très nouveau. Les mecs s’envoient les trucs par internet, ils ne se retrouvent pas dans un studio, ils ne savent pas si l’autre sent bon, s’il est drôle, s’il est petit,… C’est une horreur absolue ! Sans vouloir passer pour un vieux réac’, même s’ils remportent des Grammy Awards, je trouve cela pauvre musicalement. Pharrell pourrait être un mec comme ça. Mais quand on a fait des choses ensemble, il était là. Pour « Go Up », dans le dernier album de Cassius, il est venu 1h30 ici et cela a suffit. MC : Il y a une vraie présence. PZ : Sans cela, sans chimie humaine, on ne peut pas créer ! Nous devions choisir entre

deux morceaux: un lent et un rapide. Je lui ai dit: « On devrait choisir le morceau rapide, le « up tempo », parce que tu n’en fais jamais ». Il m’a répondu « up, up, up, go up », et il avait trouvé son truc. C’est devenu « Go Up ». Comment tu fais sinon? Je trouve cela super triste parce que la vie est plus importante que tout le reste. MC : La vraie question est là: pourquoi faiton cela? Pour être Numéro 1 ou pour vivre de belles choses? Si l’on fait de la musique, un disque, c’est d’abord pour vivre de grands moments et se nourrir mutuellement. Si ce n’est que pour le résultat final, cela n’a pas de sens. PZ : Nous fonctionnons comme cela, mais il y a plein de gens qui fonctionnent différemment, qui font des disques sans se rencontrer. Ce qui aurait été impossible à l’époque de Michael Jackson, de Quincy Jones, de Billie Holiday, d’Etta James, où tout le monde créait ensemble. Quand Aretha Franklin est morte, Questlove, le batteur de The Roots, a dit: si elle arrivait maintenant à 14 ans, on ne parlerait pas d’Aretha Franklin. Elle n’est pas canon, elle n’a pas 360’000 personnes qui la suivent sur Instagram. Les maisons de disques n’attendent plus quatre albums pour voir si ça marche: ils attendent un morceau, et si ça se se vend pas, c’est fini. En parlant de tous ces chanteurs, quelles sont vos influences communes? MC : Ce qu’on a en commun - moi grâce à mon père et toi grâce à tes débuts en tant qu’ingénieur du son - c’est le fait qu’on a connu des grands, comme Gainsbourg. La liste est longue… On a en commun cet amour de la musique et d’avoir vu beaucoup de musiciens. PZ : Nous sommes toujours très influencés par les musiciens qui pouvaient passer leur vie entière en studio, sur les routes. J’ai vu récemment un reportage sur Paul McCartney. Le type lui demandait: « Pourquoi vous continuez à faire ce métier alors que vous avez 900 millions de livres sur votre compte en banque? » Et lui répondait : « C’est la seule chose que je sache faire ! » Matthieu et moi avons tous les deux été très influencés par cette culture de studio, cet endroit magique. Ce métier, c’est un artisanat d’art incroyable! Un peu comme un joaillier ou un maître horloger. On est des passionnés! C’est cela que vous aimez quand vous travaillez avec Philippe: ce savoir-faire? MC : Oui et c’est un savoir-faire qui se perd. La manière dont Philippe travaille, c’est hors du temps! Il y en a encore quelques-uns comme lui, mais il se comptent sur les doigts d’une main. PZ : Il y en aura toujours, tout comme il y aura toujours des plumassiers et tous ces métiers qui auraient pu disparaître. En revanche si ce studio, qui est une interface, disparaissait, ce serait une vraie galère pour travailler comme je travaille. 21


MC : Et d’ailleurs je me suis inspiré de ce studio pour monter une oasis à la campagne, avec un jardin et un potager en permaculture, des jardins mandalas et un studio à l’ancienne. Vous êtes très impliqué dans tout ce qui touche à la permaculture, aux énergies renouvelables. MC : J’ai eu la chance de rencontrer des personnes inspirantes: Pierre Rabhi, Marc Grollimund, un spécialiste de la permaculture, Eric Scotto, qui est dans l’énergie renouvelable, Marc de la Ménardière, qui a fait le film « En quête de sens », Nicolas Hulot, que je vois de temps en temps… PZ : Ce qui est beau avec cette oasis, c’est que tu as trouvé un moyen de mettre tous tes intérêts ensemble : tout va dans le sens de cette quête de poésie. MC : Hier, en discutant tous les deux, on s’est rendu compte que la musique urbaine prenait toute la place dans l’industrie musicale. Or c’est une musique déconnectée du naturel, de la terre. PZ : Un jour, je parlais avec un berger de Formentera. Il devait partir à Barcelone et cela l’obligeait à devoir mettre des chaussures. Cela faisait 22 ans qu’il n’en portait plus. Sous ses pieds, il y avait de la corne ! Il m’a dit qu’il n’en portait pas parce que la semelle le bloquait, l’empêchait d’être en contact avec l’énergie de la terre. Et tout d’un coup j’ai pensé à la musique urbaine. L’urbain, c’est une énorme couche de goudron posée sur la terre, sur laquelle on

met des immeubles et des feux rouges. Et c’est quand même fou que la seule musique qui marche sur terre aujourd’hui, c’est L’ « Urban! » MC : Et ce qui est fou, c’est que Pierre Rabhi appelle ceux qui l’écoutent « la génération hors-sol ». On pourrait aussi appeler cette musique la musique hors-sol. Quel est le premier disque que vous vous soyez offert? PZ : J’ai eu la chance d’avoir une grande sœur qui écoutait Neil Young et du coup cela m’a permis de me rebeller et d’écouter les Sex Pistols, ce qui était très important, pour moi, le punk et le hard rock, à cette époque. MC : Moi, je n’écoutais pas de hard rock, ni de punk. Mon premier 45 tours c’était « Video kills the radio star » du groupe The Buggles. D’ailleurs, quand j’avais 13-14 ans mon père me disait: « Tu sais Matthieu, il faut que tu t’énerves! S’il te plaît énerve-toi, fais une crise! » Et le jour où ça m’est arrivé, il m’a dit « merci » (rires). Vous êtes tous les deux des amoureux des mots. Quel livre emporteriez-vous avec vous si vous deviez partir sur mars ? PZ : Il y en a un que je relis chaque année : c’est « Siddhartha » de Hermann Hesse. Et je prendrais aussi « Le Maître et Marguerite » de Mikhaïl Boulgakov, parce que je pourrais le relire toute ma vie… MC : Je partirais avec les œuvres poétiques complètes de ma grand-mère, Andrée Chedid. C’est incroyablement puissant.

Elle a écrit les paroles de plusieurs de mes chansons. J’emporterai cela pour me rappeler d’où je viens…

M X Zdar to infinity In a conversation, more than an interview, singer Matthieu Chedid aka M, and producer Philippe Zdar, are talking about M’s new album: “Lettre infinie”. A record that resonates with the private life of Matthieu and their friendship that goes back to the album “Je dis M”. Over the course of the discussion, they wonder about the creative act and the music as universal vibration and means of survival. They talked about the permaculture issue, the music industry and all the magic of an old-school recording studio. Without forgetting some anecdotes stories including Stevie Wonder, Pharrell Williams, Toumani Diabate ... Precious moments, stolen while the album « Lettre infinie » was not finished yet. In the video announcing the release on January 25 of “Lettre infinie”, the last album of M, the alias of Matthieu Chedid, we see the singer recording in the studio Motorbass, that belongs to the producer Philippe Zdar. This is neither the first nor the last time they worked together. Their friendship is born from their shared passion for music and chiseled words. When we know each other to the fingertips, it helps. There is a confidence that no longer needs to be given, a respect that does not need to say its name.

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Last fall, at a friend’s dinner where they were both present, I asked Matthieu Chedid if he would agree to give me an interview about his upcoming album. He agreed, but on one condition: to do it it with Philippe Zdar. I said yes of course, without thinking. Zdar, whose real name is Philippe Cerboneschi, is considered by Vanity Fair magazine as one of the 50 most influential Frenchmen. He became a sound engineer at age 16, worked with Gainsbourg, Etienne Daho, Prince, Pharrell Williams, Cat Power, the Beastie Boys, Franz Ferdinand, ... The list of stars whose voice passed under his fingers is so long that I do not know it all. He’s half of the


Motorbass group, the Funk Mob and the Cassius band, but above all, he’s my brother. So how to interview him without getting too personal? But Matthieu Chedid had his reasons: at the heart of this friendship are the keys of these works, co-created by two artists who have been working together for more than twenty years. And these keys, they had the elegance of my entrusting them. Matthieu Chedid is the singer we love to love. Him and his alias, M, sweet and tender character, as if he had fallen from the moon or from this beautiful country of childhood not lost yet. We want to believe him so much when he says: “without a word, everything is said. Infinitely and for life”. Son of the singer Louis Chedid, grandson of the poet Andrée Chedid, the artist has learned from this genealogical tree the best, embracing his path that he draws in this silky voice that sometimes flies in the highs. He has created a dreamlike world where you want to curl up. His last album is about love, by the way. When we met, he was preparing to be a father for the second time. It showed in his voice. The interview took place in the recording studio Motorbass, a few days before finishing the album. A fabulous chance, because there were still things not quite finished, being tweaked, and that was happening that exact day. Philippe Zdar: This piece we hear is fabulous! This is one of my favorites. It’s a real single! I.C: Which one? PZ: Er ... « Je t’aime ...” Matthieu Chedid: « Adieu mon amour”. What I love about Philippe is that he changes the titles of all songs. There is one called “Ma thérapie”, he calls it “Planetaire”, while the word planet is not even in the song! PZ: That’s because it reminds me of my hairdresser when I lived in Aix-lesBains! Which by the way was not called ‘Planet’Hair’ but ‘Diminu’tiff! (Laughs) How can we predict that a song is going to be a single? PZ: Because we want to listen to it many times. What story did you want to tell in this new album? MC: Already that’s the story we live with Philippe. Since practically my debut - my first album was home made - but my second, “Je dis aime” (released in 1999, ed), was marked by the sound of Philippe since he mixed it. Every time we work together, things happen that are pretty strong. How did you meet each-other? MC: We had a woman in common. But not at the same time? MC: Almost ...

PZ: We were separating her and me. One day the phone rings, I answer, I hear a voice saying, “Hello, I’d like to talk to C.” I pass the phone to C. and when she hangs up, I ask her who it was. She answers, “It’s Matthieu ...” And just the way she told me, I knew he was going to be her new guy. A week later, she left ... MC: There was a rather phenomenal contrast between the two of us, though. We are two extremely different personalities. And even more at the time. PZ: C. did not stop telling us that we should work together and we made « Machistador » in this studio. We met here. MC: What’s funny is that this new album is going to be called « Lettre infinie “, like the letter M. And I have the feeling, for a lot of reasons, that it’s a very aligned record that brings me back to the time when we made the albums « Je dis aime” or « Qui de nous deux”. With Philippe, we always live great musical and artistic encounters and I already know in advance, it may be presumptuous, that this record is a great appointment in my life.

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And not only in your professional life? MC: No. “Lettre infinie” is in resonance with the infinite Being. I’m going to be a daddy for the second time: a little boy will arrive exactly at the same time as the release of this record, which will also be a story of transmission, like “Qui de nous deux”, which was for my girl. PZ: As you speak, I’m realizing that between the creation of all your albums, you were the guitarist of all Cassius albums, the band I created with Hubert Blanc-Francard. Every time we called you to come and play guitar and you said ‘yes’. There is a synchronicity that I find surprising between you two: the previous album of Matthieu, “Lamomali”, was an ode to a happy utopian country. Cassius’ latest album, “Ibifornia”, also was about a happy utopia. They were launched at the same time. What were these worlds you were calling for? MC: I think we are both lovers of absolute beauty and by music, we invent dream worlds. PZ: We dream of an ideal world where absolute art reigns, music as it was in the 1970’s, and we try to make it last and to be together. Today, there are many people who make music without ever seeing each other, never meeting, never having lunch or dinner together. And the album comes out of the computer, very marketed. We are in love with the very strong feelings we can find in recording studios, which are pretty magical places. But I do not know if “Ibifornia” was an ideal world I placed my hopes in ... MC: It was still a fusion between Ibiza and California and “Lamomali” it was a mix between Paris and Bamako. There is a lot of unconsciousness in all this. Was this idea of mixing two worlds wanted from the start?

PZ: We find an idea and we justify it by doing. The message about blending was much clearer in your album “Lamomali” because there was a real mix of culture and musicians. But it’s true that we both dream of an ideal world. Maybe we are looking for a child’s world? MC: There is something of the order of sacralisation in the ideal word: it is the idea above the idea. It’s a necessity for us to make music. And when it becomes a necessity, it has a certain nobility. We do not make the music ... I was going to say, to flirt with girls. Nothing is harmless, everything to a function. PZ: It’s a way to survive and more and more in this world that does not fit me. It’s been twenty years since I don’t have a TV. It was initially a political and citizen approach. But I realize that we are in 2018, that everyone has a TV in his phone, and that all the efforts I made are crushed. Making music is a way to make a living of course, but above all to breathe. And with Matthieu, we have that in common. Do you remember being called the Guitar Man at first? MC: I forgot. Why this nickname of the Guitar Man? PZ: Because he played all the time, everywhere! It reminds me of an anecdote that had happened at Marcadet studio. Stevie Wonder had recorded “I just called to say I love you”, with Jean-Philippe Bonichon, the sound engineer who gave me my first chance. They left the studio at six in the morning and waited for a taxi. But at the exit of Marcadet, there was a small red door opening into a very small studio all rotten where people were recording a lot of zouc. Two guys are smoking outside. They recognize Stevie wonder. They ask him if he could play something on their song. Stevie Wonder answers of course! He asks the taxi to wait, he enters the recording studio

and he starts to play the harmonica ... With Matthieu, that was exactly the same thing! We were walking down the street, guys were stopping us to ask him to play guitar on their song, he was saying “yes of course” and he was going back to the studio. That’s why we called him the Guitar Man. He was playing guitars all the time, without being paid. And C., his companion, was nicknamed Misses Sofa. She fell asleep while he was playing and woke up when it was over. It reminds me of the verse extracted from one of your grandmother’s poem that you wrote on your last Lamomali album: “Toi/ Qui que tu sois!/Je te suis bien plus proche qu’étranger. “You / Whoever you are! / I am much closer to you than a stranger”. MC: Music is also that: a troubadour trick, simplicity. PZ: If you think about it, it’s the purest of all the arts, the fastest, the most direct, with dance, maybe. We can all love the same book, but before 5,000 people find themselves in a room reading the book together and having the same thrill at the same time, it can be a little complicated. While the music is pure rock water. MC: It’s funny that you’re talking about water because « Lettre infinie” is the idea of M that grows, that repeats itself infinitely and spreads a growing wave. It’s a way of talking about music as a vibration. I found myself in a TV show (« On n’est pas couché », ed) with Toumani Diabate, and suddenly he started playing the kora and it had an incredible effect on the audience! The vibration of his game completely changed the energy on the set, which raised the audience enormously. There was a kind of purity in that moment. When we bring another culture into ours, through music, it opens consciousness, doors, sensibilities. Speaking of Toumani Diabate, you were named griot? MC: I was named white griot. It’s symbolic, but it’s not trivial. There was recognition, but I do not know what. Soul perhaps? The soul in Mali? Toumani Diabaté, he is a real griot. They transmit the kora, their traditional musical instrument, from father to son for eleven generations. So since the Mandingo Empire, what would be for us the Middle Age. When he plays it, we feel that it comes from far away. On the cover of the album “Lettre infinie” there is a M. You bring back this character again, but how? MC: M, that’s my artist name. I have the challenge of reinventing my character with each album. M it’s my poetic, whimsical part, and I’m trying to find a way to revive M ... PZ: All naked? MC: It’s not stupid.

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Jean-Paul Gaultier had designed your costumes for the album “Lamomali.” Who will make your outfits for “Lettre infinie “?


MC: We are in something more circus inspired. The character is setting up nicely ... What part of you does M represent? MC: M is a character from my inner world. He is related to my childhood. But this time, he is more masculine. By the way, oddly, this album is more masculine than “Qui de nous deux”. This is the little boy in me who emerges, especially in a song called “Grand petit con”. M authorizes me to be a child while being an adult. A friendship like yours, which has lasted so long, necessarily translates into music. PZ: I have a basic principle in life: the unconditionality of friendship. With Matthieu, we are bound Ad vitam æternam and it is necessarily felt through what we do. I like to live these moments when we are together, where we look for something together, where we are lost, I cherish them perhaps more than the end result. Even if what we are looking for, finally, is to live beautiful things and make the result be great ... MC: ... like that little dinner the other night. PZ: Thanks to our growing children, we realise that we do not see each other much anymore, while we spent our lives together when we were recording “Je dis aime”. We registered in his country house. We lived there for two and a half months and all of a sudden, we did not see each other anymore. It’s a chance to get together thanks to the music. MC: It’s true that it’s a pretext to see each other. I watched this beautiful documentary on Quincy Jones on Netflix and he says very clearly that for him, it’s the love, the energy of the people, that makes the music. Still, recording an album as you do, the old-fashioned way, in a recording studio, is no longer the norm today. PZ: Creating music without meeting each other is very new. Guys send the stuff over the internet, they do not end up in a recording studio, they do not know if the other guy smells good, if he is funny, if he is small, ... It is an absolute horror! Without wanting to look too conservative, even if they win Grammy Awards, I find it poor musically. Pharrell could be a guy like that. But when we did things together, he was there. For “Go Up”, in the last album of Cassius, he came for 1.5 hours here and that was enough. MC: There is a real presence. PZ: Without all that, the human chemistry, we can not create! We had to choose between two pieces: a slow one and a fast one. I told him, “We should take the “up tempo” one, because you never do “up tempo”. He said “up, up, up, go up,” and he found his thing. It became the song “Go Up”. How would you do otherwise? I find it super sad because life is more important than anything else. MC: The real question is: why do we do that? To be Number 1 or to live with beautiful

things? If you make music, a record is first, to live great moments and then to feed each other. If only for the final result, it does not make sense. PZ: We operate like that, but there are lots of people who work differently, make disks without meeting each other. Which would have been impossible at the time of Michael Jackson, Quincy Jones, Billie Holiday, Etta James, where everyone created together. When Aretha Franklin died, Questlove, The Roots drummer, said, if she were 14 now, we would not be talking about Aretha Franklin. She is not hot, she does not have 360,000 followers on Instagram. Record companies are not waiting four albums to see if it works: they are waiting for a single piece, and if it does not sell, it’s over. Speaking of all these singers, what are your common influences? MC: What we have in common - me thanks to my father and you thanks to your beginnings as a sound engineer, is the fact that we knew some great ones, like Gainsbourg. The list is long ... We have in common this love of music and to have seen many musicians.

PZ: We are always very influenced by the musicians who could spend their whole lives in recording studios, on the road. I recently saw a report on Internet about Paul McCartney. The guy asked him, “Why are you still doing this job when you have 900 million pounds in your bank account? And he answered: “That’s the only thing I can do”! Matthieu and I have both been very influenced by this recording studio culture, this magical place. This job is an incredible art craft! A bit like a jeweller or a master watchmaker. We are passionate! That’s what you like when you work with Philippe: this know-how? MC: Yes, and it’s a skill that is lost. The way Philippe works is out of time! There are still some like him, but they can be counted on the fingers of one hand. PZ: There will always be some who work like that, just as there will always be plumassiers and all these crafstmanship that could have disappeared. On the other hand if this studio, which is an interface, disappeared, it would be a real pain to work as I work. MC: And I was inspired by this studio to 25


set up an oasis in the countryside, with a permaculture garden and vegetable garden, mandala gardens and an old-school studio. You are very involved in everything related to permaculture, renewable energies. MC: I had the chance to meet some inspiring people: Pierre Rabhi, Marc Grollimund, a permaculture specialist, Eric Scotto, who is in renewable energy, Marc de la Ménardière, who made the film “En quête de sens”, Nicolas Hulot, whom I see from time to time ... PZ: What’s beautiful with this oasis is that you’ve found a way to put all your interests together: everything goes in the direction of this quest for poetry. MC: Yesterday, when we both spoke, we realized that urban music took over all the place in the music industry. But it’s a kind of music disconnected from nature, from the earth. PZ: One day, I was talking to a shepherd living in Formentera. He had to go to Barcelona and that obliged him to put on shoes. It had been 22 years since he was wearing no shoes. Under his feet, it was like leather! He told me he did not wear shoes because the soles blocks him, prevents him from being in contact with the energy of the Earth. And all of a sudden I thought of urban music. The urban is a huge layer of tar placed on the ground, on which we put buildings and red lights. And it’s still crazy that the only music that works today is the “Urban”! 26

MC: And what is crazy is that Pierre Rabhi calls those who listen to this music “the soil-less generation”. We could also call this music the “soil less music” . What is the first record you offered to yourself? PZ: I was fortunate to have a big sister who was listening to Neil Young and it allowed me to rebel and listen to the Sex Pistols, which was very important for me, the punk and the hard rock, at that time. MC: I did not listen to hard rock or punk. My first single was The Buggles “Video kills the radio star”. By the way, when I was 13-14 years old, my father would say to me, “You know, Matthieu, you must be angry! Please, get upset, have a massive emotional meltdown! And the day it happened to me, he said “thank you” (laughs). You are both lovers of words. What book would you take with you if you were to be sent to March? PZ: There’s one book I read every year: it’s “Siddhartha” by Hermann Hesse. And I would also take Mikhail Bulgakov’s “The Master and Margarita” because I could read it all my life ... MC: I would leave with the complete poetic works of my grandmother, Andrée Chedid. It’s incredibly powerful. She wrote the lyrics of many of my songs. I will take this to remind me where I come from ...


Mode Chapitre deux 28. 30.

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Adrian & Alaïa, L’art du tailleur : une exposition révèle leur savoir-faire Roland Mouret se dévoile pour les 20 ans de sa maison Artica Arbox, une nouvelle marque sans genre est née Mame, la marque qui fait entrer le savoir-faire ancestral japonais dans les garde-robes des femmes Portfolio: Un air de Dali

Wallpaper, Hackney Empire by House of Hackney 27


Adrian & Alaïa, le passé recomposé

Jusqu’au 23 juin, la fondation Azzedine Alaïa présente l’exposition Adrian & Alaïa L’art du tailleur. L’occasion de découvrir la modernité du costumier Adrian et la perfection de la coupe d’Azzedine Alaïa. Les tailleurs de l’un entament un dialogue silencieux avec ceux de l’autre, au delà du temps. Isabelle Cerboneschi, Paris Vingt sept tailleurs du costumier

hollywoodien Adrian conversent en silence avec vingt sept tailleurs et manteaux d’Azzedine Alaïa. Que nous racontent-ils, à nous qui passons entre eux, les yeux plongés dans les coutures, dans ce détail de boutonnage sur cette veste difficile à dater ? Elle pourrait avoir été créée en 1940 comme en 1980. C’est la légère fatigue du tissu qui nous renseigne et nous dit que ce vêtement en a vu d’autres. Cette veste épaulée, très légèrement cintrée à la taille, nous parle de la mode, cet éternel retour, de ce passé que les créateurs et couturiers recomposent sans cesse. Il y a ceux qui le font avec génie. Azzedine Alaïa est de ceux-là. C’est la première fois que la fondation Azzedine Alaïa montre une partie du travail du couturier en regard de certaines pièces qui appartenaient à son immense collection. Adrian, qui était directeur des costumes à la MGM, a façonné l’image de Greta Garbo, de Katharine Hepburn, de Joan Crawford, autant de femmes immenses qu’Azzedine Alaïa admirait. Il a d’ailleurs habillé Garbo pour qui il avait créé un manteau, qu’il a racheté plus tard dans une vente aux enchères.

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« Dans les années 1980, Azzedine a été appelé par le fils d’Adrian qui voulait remettre à quelqu’un de confiance une partie des archives de son père et les vendre, explique Olivier Saillard, le commissaire de l’exposition. Azzedine a réuni les fonds nécessaires et a tout acheté. Il possède 150 pièces d’Adrian, des robes du soir, de jour, mais avec Carla Sozzani, la présidente de la fondation, on trouvait que montrer les tailleurs serait plus intéressant. »

Les créations du costumier sont adossées au mur tandis que celles du couturier sont campées au centre de la pièce. Il y a une raison à cela. « Les vêtements d’Adrian sont souvent très élaborés de face, or de dos, il n’y a rien, explique Olivier Saillard. C’étaient des pièces cinématographiques faites pour être vues de face. Chez Azzedine, c’est culotté. C’est la raison pour laquelle on a mis ses créations au milieu, car quel que soit l’endroit où l’on se trouve, on peut tourner autour et il y a quelque chose à voir. » En traversant l’exposition, on découvre ce qui reliait les deux hommes, cet art de la coupe, des détail. « Tous les deux travaillent une sorte de tailleur flou. C’est très léger, pas empesé, explique Olivier Saillard. Chez Adrian, qui a eu une marque de mode entre 1943 et 1951, il n’y a pas de corset, pas de maintien, pas de basque. C’est une silhouette très hollywoodienne, beaucoup plus Schiaparelli que Dior. » L’un comme l’autre appuient sur la taille, Azzedine Alaïa sans doute un peu plus fort. Parce qu’il aimait les femmes, leur audace et leurs formes, et que ses vêtements chuchotaient à l’oreille de celles qui les portaient : « redresse-toi et fonce… »

AZZEDINE ALAÏA - COLLECTIONNEUR ADRIAN & ALAIA - L’ART DU TAILLEUR, sous la direction d’Olivier Saillard - Galerie Azzedine Alaïa - 18 rue de la Verrerie - Paris 4e, jusqu’au 23 juin 2019. Vue de l’exposition AZZEDINE ALAÏA COLLECTIONNEUR © Stéphane Aït Ouarab / La Mode en Images


Adrian & Alaïa, the past recomposed Until June 23rd, the fondation Azzedine Alaïa presents the exhibition Adrian & Alaïa L’art du tailleur. The opportunity to discover the modernity of the costumer Adrian and the perfection of the cut of Azzedine Alaïa. The suits of one begin a silent dialogue with the other; beyond time. Twenty-seven suits from the Hollywood costume designer Adrian are in a silent converse with twenty seven suits and coats from Azzedine Alaïa. What do they tell us as we pass between them, eyes so close we can see the seams, as well as the detail of buttoning of the jackets all so difficult to date? They could have been created in 1940 just as in1980. It is the slight fatigue of the fabric which informs us that these garments have seen another life. This shouldered jacket,

very slightly niped at the waist, tells us about the fashion, this eternal return, of this past that designers and couturiers constantly revisit them. There are those who do it with genius. Azzedine Alaïa is one of them. This is the first time that the fondation Azzedine Alaïa has shown some of the pieces from the couturier’s collections alongside pieces of historical items from his huge collection. Adrian, who was the costume director at the MGM, and who shaped the images of Greta Garbo, Katharine Hepburn, Joan Crawford, and many strong, iconic women and who was admired by Azzedine Alaïa. Alaïa also dressed Garbo for whom he had created a coat, which he bought back at a later time from an auction. “In the 1980’s, Azzedine Alaïa got a call from Adrian’s son offering to sell part of the archives: he wanted to sell them to somebody he knew would respect them” explains Olivier Saillard, the curator of the exhibition. “Azzedine raised the necessary funds and bought everything. He owned 150 pieces of Adrian’s clothes, day to evening dresses, but with Carla Sozzani, the president of the

foundation, we decided that showing just the suits would be more interesting“. The creations of the costume designer are leaning against the wall while those of the couturier are set in the center of the room. There is a reason for this. “Adrian’s clothes are often very elaborate at the front, but bare at the back”, explains Olivier Saillard. “They were cinematographic pieces made to be seen from the front. With Azzedine, they are sassy. That’s why we put his creations in the middle, because no matter where you are, you can turn around and there is something to see”. While walking around the exhibition, one discovers what connected the two men, the art of the cut, the details. “Both were working on a kind of ‘soft’ tailoring. It’s very light, not starched,” explains Olivier Saillard. “Adrian, who had a fashion brand between 1943 and 1951, used no corsets, no support, no basques. It’s a very Hollywood silhouette, much more Schiaparelli than Dior. “ Both accentuated the waist, Azzedine Alaïa probably a little stronger. Because he loved women, their daring and their curves, and his clothes whispered in the ear of those who wore them: “Stand up and go ...”

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Roland Mouret, l’amour flou Pendant des années, Roland Mouret a défini une silhouette idéale à travers ses robes body conscious. Un livre qui retrace sa carrière sort cette année. Sans renier ce qui a fait son succès, il éprouve désormais le besoin d’intégrer de la souplesse dans ses collections, des drapés. Amis depuis de nombreuses années, Jo Philips et Roland Mouret s’entretiennent au sujet de la carrière du designer, de ses débuts et des convictions qui sous-tendent sa création. Jo Philips, Londres Roland Mouret a grandi dans la très

catholique ville de Lourdes, en France. Ce fils de boucher est parti à Paris à l’âge de 17 ans pour étudier la mode au Studio Berçot où il ne restera que trois mois. Les nuits parisiennes du Palace et de l’Elysée Matignon, sont plus intéressantes que les journées de cours. Repéré par Jean-Paul Gaultier, Yohji Yamamoto et Azzedine Alaïa, il commence une carrière de mannequin. Mais Londres l’appelle. Il ouvre un bar à Soho et commence à créer ses premières robes. Dans les années 1990, il lance la marque People Corporation. Des vêtements qui collaient à l’époque, un mélange de trash-androgyne-streetwear, avant-gardiste. Puis en 1998, il lance la marque qui porte son nom: Roland Mouret. Il ne dessine pas mais drape les vêtements sur un mannequin Stockman. Cela se ressent dans la sensualité qui émane de ses robes qui épousent parfaitement les corps. Il a habillé de nombreuses femmes iconiques et a défini un style, son style. Après avoir présenté ses collections pendant la fashion week de New York, il revient à Londres. Sa collection printemps-été 2019 était peut-être sa meilleure à ce jour, et peut se lire comme un résumé de toute sa carrière.

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Il a choisi de la présenter sur le toit des immeubles brutalistes de la rive sud de Londres. L’air libre et la brise ont ajouté une magie à son spectacle, donnant de la vie à ses vêtements vivants d’une manière moderne. Depuis que je connais Roland, nous parlons toujours de ses vêtements et cette fois, il m’a demandé: “Est-ce que cette


collection vous a suffisamment égratignée, Jo? ...” Jo Philips: Cette collection est-elle assez “scratchy”? Qu’entendez-vous exactement par cela? Roland Mouret: Il arrive un moment, dans une carrière, où l’on se demande si, malgré la fatigue, on peut aller plus loin, pousser les choses plus loin… Parce que je suis un autodidacte, je me suis demandé ce que je pouvais apprendre de plus. Dès que votre travail commence à impliquer à la fois la réalité et la créativité, le voyage prend une vitesse différente. Lors de votre dernier défilé, vous m’avez dit que nous vivons une période où il n’y a plus de règles. Pourquoi essayer de s’adapter aux règles sur la manière de réussir, de vendre, qui ont régit ces dix dernières années ? Tout est devenu tellement complexe aujourd’hui. Voulez-vous dire brisé? Oui brisé ... Je pense que le changement climatique a enfreint toutes les règles, et que cela a un impact sur le consommateur. Revenons sur votre histoire. Vous êtes parti à Paris pour devenir mannequin, puis vous êtes devenu styliste et directeur artistique. Et après? Après cela, je suis venu à Londres où j’ai continué à faire tout ce que je faisais à Paris: styliste, réalisateur vidéo. Puis j’ai ouvert le Freedom Café (un café de Soho où il travaillait avec Mark Langthorne, devenu son directeur commercial, ndlr), et c’est alors que j’ai créé la marque ‘People Corporation’. Elle m’est apparue comme l’une des premières lignes contemporaines, qui proposait des vêtements basés sur une culture. Voulez-vous dire des vêtements décontractés basés sur une culture? Non, je ne vois pas ce qui est contemporain comme décontracté. C’étaient des pièces vendues à des prix intéressants, destinées à une certaine population et à l’époque, c’était le temps de la « Cool Britannia ». En résumé toute la faune qui fréquentaient les clubs londoniens? La mode qui vient de la rue plutôt que du podium… Exactement. Combien de saisons avez-vous créé des vêtements sous le label People Corporation avant de dire ok, c’est le moment pour Roland Mouret? Six saisons… Oui, trois ans. Quel élément déclencheur vous a fait prendre conscience que vous étiez prêt pour autre chose? Quand les Japonais ont vécu le crash dans les années 1990. Cela a conduit mes financiers italiens à fermer la marque People Corporation. Et j’ai compris à ce moment-là que si je ne devenais pas créateur de mode

à part entière, je deviendrais une personne amère à 40 ans. Mais n’avez-vous pas toujours voulu être un créateur de mode? Oui, mais vous devez être prêt pour l’expérience de l’échec ... J’avais déjà vécu de nombreuses vies. Je ne voulais pas échouer par manque d’expérience. J’étais prêt à devenir créateur de mode parce que je pouvais accepter le fait que si j’échouais, j’apprendrais quelque chose sur moi-même. Je ne craignais plus d’échouer. Il y a des choses que l’on doit faire pour se prouver à soi-même quelque chose. Et il faut essayer, et réessayer… Qu’avez-vous gardé de People Corporation et qu’avez-vous insufflé dans Roland Mouret? La dernière collection de People Corporation, que j’avais appelée « qui a tué Gianni Versace » (rires) était basée sur ces jeunes urbains qui vont à la plage avec des tongs noires, des vestes-T-shirts colorées Mais dans cette collection, j’avais créé une jupe drapée et ce fut le début.

Le début de quoi? Au moment où je l’ai drapée, j’ai vraiment aimé jouer avec le tissu, ne pas avoir à dessiner. C’était la première fois que je réalisais que j’avais chez moi un mannequin Stockman sur lequel je pouvais créer des vêtements en trois dimensions. Je pourrais donc contrôler la pièce de A à Z. Je me souviens avoir vu votre première collection Roland Mouret sur un portant, dans les bureaux de votre relation publique de l’époque, Kate Monkton, et j’ai tout de suite compris votre travail. Avez-vous eu le sentiment que les gens comprenaient ce que vous faisiez, même si vous n’étiez pas aussi clair à l’époque sur votre démarche? Comment s’est passé cette première expérience? Je pense que je l’ai embrassée. L’amour, le regard que les Britanniques portent sur une expression créative sont tellement positifs. Je savais que je faisais quelque chose que personne d’autre ne faisait, ce qui pour moi signifiait que je ne copiais rien ni personne. C’était ma propre identité. J’avais peut-être été frustré par le fait que je fabriquais des vêtements moins coûteux

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que des vêtements de créateurs, mais les collections People Corporation m’ont appris que le service que vous fournissez avec vos vêtements est important. En revanche, je ne me suis jamais demandé ce que les gens comprenaient, quand ils venaient à mes défilés. C’était agréable et on en parlait. C’était à la fois difficile mais vraiment sympa. À quel moment avez-vous commencé à percevoir cette reconnaissance? Quand vous êtes hors norme et que vous faites quelque chose d’autre que personne n’a fait, vous devez faire face aux autres… Cela a commencé quand j’ai compris cette jupe de la dernière collection de People Corporation, puis quand j’ai défini les 15 robes de ma première collection Roland Mouret, et enfin quand j’ai reçu la réponse de la presse. Et c’est à ce moment précis que vous vous rendez dans votre studio, et que vous commencez à vous dire: «Je suis un usurpateur ». C’est ainsi que vous vous définissez en premier. Je suis un usurpateur et il est impossible que les gens ne s’en rendent pas compte. Combien de temps cela va-t-il durer? Je pense que c’est le chemin que traverse chaque personnalité publique. On se sent tous comme ça, on

se dit tous «Ils vont voir que je ne sais rien» (rires). À quel moment avez-vous commencé à croire en vous-même? Quand j’ai commencé à voir des gens porter mes vêtements, ni plus ni moins. C’est la régularité et la façon dont ils portent vos vêtements, qui donne confiance en soi. Et dès lors, vous devenez un fraudeur qui a appris quelque chose! Combien de saisons se sont écoulées avant que vous cessiez de vous sentir comme ça? Je dirais deux ou trois ans. C’est la période pendant laquelle j’ai refusé de vendre mes créations. Je voulais profiter du fait que si j’échouais, ce serait pour ce que je considérais comme une faiblesse. J’avais besoin d’enfermer ces sentiments, je ne voulais pas être pris au piège, par exemple par un problème de livraisons, ce genre de mauvais scénario que je ne connaissais pas encore à ce moment-là. Combien de temps avant de commencer à vendre? J’ai attendu trois ans. J’ai commencé à vendre parce que des gens qui croyaient en

moi souhaitaient mettre de l’argent dans mon entreprise. L’aventure avec mon premier contributeur n’a duré que 6 mois Mais vous en avez eu un second? Oui. À partir de ce moment je suis passé de du statut de jeune designer à celui de jeune entreprise, c’est ce qui fait la différence. Revenons à la saison printemps-été 2019: qu’est-ce qui vous a ramené à Londres? Le 20ème anniversaire de ma marque. Cela m’a donné envie de revenir, de réévaluer ma jeunesse, ma force, ma faiblesse. Je pense que c’est bien d’avoir une date symbolique qui vous permette de redéfinir vos racines. Je savais que le monde avait changé et que mon entreprise allait changer, alors quoi de mieux que de revenir à mon point de départ: on est plus fort et plus riche dans son pays. Est-ce une question de sécurité? Ce n’est pas une question de sécurité. Je reviens en tant qu’ancien designer et cela rend plus fort parce que je sais que toute la puissance de ma jeunesse créatrice a été absorbée par la culture de mon entreprise. Pourquoi Londres? Vous êtes pourtant très fier d’être français. C’est justement parce que Londres a fait de moi un designer français. Je n’aurais pu devenir ce que je suis en France. Je voulais me retrouver à l’endroit où ma compagnie a passé ces 20 dernières années. Comme un enfant, je suis revenu là où j’ai le plus appris et dans mon cas, c’était Londres. Qu’est-ce que Londres vous a donné, contrairement à d’autres cités? Le concept d’indépendance. Je pense que Londres est le meilleur endroit pour être quand on est un designer indépendant. Pourquoi avez-vous décidé de faire défiler votre collection printemps-été sur un toit? (Rires) C’était un endroit où je voulais défiler l’année dernière mais j’ai eu peur et je ne l’ai pas fait. Parce que vous craigniez qu’il pleuve? Exactement. Donc cette année, nous avions mis de côté quatre cents parapluies et tant pis s’il pleuvait! C’est quand cela ne te fait plus rien que tu es prêt à faire une chose comme ça. Mais je pense surtout qu’en tant que designer, nous devons nous assurer que nos vêtements correspondent à ce que nous croyons être juste. Nous voulons que nos vêtements sachent faire face aux éléments, et le changement climatique est la situation la plus réaliste que je connaisse.

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Quand vous dites que les vêtements doivent faire face, voulez-vous dire au temps, à la réalité ou les deux? Nous envoyons des messages symboliques quand nous faisons défiler nos vêtements dans des lieux totalement contrôlés, couverts où l’éclairage est faux. J’ai senti qu’il était temps de montrer le show là où il pourrait pleuvoir, où le vent soufflait.


Vous voulez dire que sous la pluie et dans le vent, les vêtements deviennent réels et vivants et ne sont plus un scénario fictif? Oui, parce que tous ces défilés montrent les vêtements dans un environnement qui ne dérange pas les tenues. Or cela devient un problème, pour moi, maintenant. Ce n’est pas comme cela que je veux montrer mon travail, dans de faux endroits, de faux murs, de faux éclairages, et je pense que d’une certaine manière, il faut créer une rupture. Il y avait le vent, mais il y avait aussi une portée politique dans ce défilé. Je voulais prendre en considération les personnes qui expriment leurs opinions et qui défilent dans la rue pour ce faire. Ce ne sont pas automatiquement les gens plus pauvres qui manifestent de nos jours. Je me suis interrogé: une femme peut-elle dépenser 3 000 euros dans une robe, qui transmet à l’extérieur un message de richesse, tout en acceptant de coller dessus un badge qui exprimerait sa propre opinion contre la société? C’est cela qui m’intéressait. La femme qui porte vos robes peut être elle-même ou qui elle désire être. En réalisant mon premier livre, cette année, j’ai vraiment pu définir ma vision de la femme… Je n’ai jamais porté mes propres vêtements, mais en faisant le livre, j’ai appris beaucoup de choses sur moi, en tant qu’homme homosexuel, parmi les femmes qui portent mes vêtements, parce que nous sommes si semblables dans nos parcours de vie. Parce que j’habille des femmes qui se sont battues, qui ne sont pas nées avec une cuillère en argent dans la bouche. Elles ont dû se battre, utiliser leur ingéniosité et leur créativité pour réussir. Et si j’étais une femme, mes vêtements seraient ceux que je voudrais porter pour faire face à la société. Je fabrique ces vêtements comme si j’avais pu naître femme. Je remarque que vous utilisez des mots tels que protéger, préparer…, J’utilise beaucoup de verbes, je les aime car ils définissent la façon dont on va bouger ou agir. Je pense que nous allons vivre avec plus de verbes maintenant. Vous voulez dire faire plutôt qu’être? Oui. Pensez-vous que vos vêtements permettent aux femmes d’être ce qu’elles veulent être? Je pense que les femmes, contrairement aux hommes, ont de multiples facettes. Certaines facettes durent tout une vie, comme l’image de la mère, ou la femme d’affaires. Et d’autres sont plus éphémères: elles disparaissent ou s’endorment. La femme icône, le côté vamp que l’on peut avoir dans certaines circonstances. Et je pense que je voulais créer des vêtements permettant aux femmes d’éclairer, ou de laisser dans l’ombre, ces différentes facettes, leur permettre d’incarner la femme d’affaires, la femme sexy, la mère, l’amante. Je voulais

créer des robes qui les accompagnent dans tous leurs rôles et je pense avoir réussi à créer quelque chose qui soit au-delà du simple vêtement. J’ai créé une idéologie visuelle, une identité féminine moderne, parce que mes robes ne montrent jamais qu’un côté de la femme. Quand les gens pensent à vos vêtements, ils pensent à un corps tout en courbes, des robes body conscious, or il y avait étonnamment beaucoup de vêtements flous dans la collection printemps-été 2019, une légèreté nouvelle. À travers mes robes body conscious, j’ai créé une forme féminine universelle, même si personne n’a compris ce que je voulais dire. C’est quelque chose sur laquelle j’ai travaillé pendant 15 ans. C’est une forme symbolique dont s’emparent femmes pour se comprendre elles-mêmes. Qu’entendez-vous par forme féminine universelle? C’est cette forme de corps, de courbes, qui est la courbe féminine universelle que j’ai définie à travers le tissu et maintenant je pense pouvoir fermer ce chapitre. C’est la raison pour laquelle les clientes reviennent: c’est pour cette silhouette. Avez-vous vu Killing Eve à la télévision? La robe noire et blanche du personnage qui permet de définir sa sexualité, c’est symboliquement ma robe. J’ai créé cette peau de tissu qui, lorsque vous la mettez, vous aide à être fière d’être une femme. C’est cela que j’appelle la forme

féminine universelle. Je n’ai jamais entendu aucune femme dire qu’elle avait essayé ma robe et qu’elle se détestait dedans. Je peux bien sûr continuer et ajouter deux ou trois modèles dans mes collections chaque saison, mais le chapitre est clos. Où voulez-vous aller ensuite? Vers une forme dont l’essence est parfaitement «de son temps…». Quand on porte ce que l’on est, que l’on commence à vivre avec le tissu volant autour de soi. Si vous regardez les peintures classiques, les tissus flottent autour du corps. C’est une manière de définir le féminin: la femme n’est jamais hors du temps. C’est un peu comme la méditation, lorsque vous commencez à laisser les images perturber votre esprit, vous avez des pensées négatives. Je pense que la fluidité est le meilleur de la méditation: cela a quelque chose à voir avec le moment présent. Quand on vit avec des vêtements flottant autour de soi, on est en phase avec soi-même, avec sa façon de marcher, par exemple. Vous voulez vous adresser à une femme qui serait en contact avec elle-même, et dont l’identité ressemblerait à une énergie douce et flottante? Oui! Quand on porte des vêtements flous, on peut ressentir le plaisir de l’instant. Donc, vous parlez de la représentation visuelle du plaisir d’un moment?

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Si vous marchez sur la plage avec un jean étroit et un haut ajusté ou si vous marchez sur la plage avec le même jean étroit et un haut ample, cela ne vous apporte pas le même genre de plaisir. Dans le second cas, vous vivez entièrement dans l’instant et vos vêtements ne vivent pas pour ou contre vous. Est-ce une pensée consciente ou juste un sentiment? Consciemment, je me suis dit que je devais fermer cette boîte de forme féminine universelle, parce que c’était fait. Je m’en suis rendu compte en créant des vêtements flous. J’ai toujours aimé l’idée d’un tissu enroulé autour d’un corps nu. Après avoir fait l’amour, vous vous enveloppez dans un tissu et vous êtes juste au bon endroit. J’ai l’impression que dans votre dernière collection toute votre carrière est réunie. Il y a une liberté nouvelle dans votre travail, qui n’est pas du laisser-aller, mais qui offre la possibilité d’aller là où je veux lorsque l’envie me prend… Je pense que c’est ce que je ressens actuellement dans ma vie, en tant que designer. Si je ne vais pas dans cette direction, je deviendrai un créateur de mode amer.

Vous continuez à chercher et c’est tout à fait remarquable. C’est drôle parce que je m’interroge beaucoup sur d’autres carrières, comme celles d’Yves Saint Laurent, de Valentino, de Chanel. Ils ont connu différentes périodes stylistiques, il ont traversé les transformations sociales comme les années 50, 60. J’ai eu ma période où le vêtement définissait une classe sociale. Je suis passé d’un siècle à l’autre et j’ai dû absorber tout le passé sans en faire le point de départ de notre avenir. Mais cette ère où la classe sociale vous définit est révolue. Toutes les lignes sur mes vêtements racontent cela. Un pli vous emmène d’un point du corps à un autre, et tout cela crée une identité culturelle et permet à une femme d’être n’importe qui. Est-ce parce que vous êtes plus âgé et capable de comprendre votre propre créativité que vous pouvez être beaucoup plus fluide,? En définissant la forme de la femme, vous transmettez un message. Et en laissant entrer le flou dans les collections, cela permet d’élargir ce message, parce que la structure prend plus de place, plus d’espace, et permet de le développer. Vous devez vous connaître vous-même

pour réussir. C’est la raison pour laquelle mon idée de créer la marque People Corporation était bonne, car cela m’a permis de définir ma propre écriture. Cette marque m’a fait comprendre qu’il fallait aborder son parcours avec une certaine humilité. Vous ne serez peut-être pas la personne numéro un pour les autres, mais vous devez être le numéro un pour vous-même. Je dépense une fortune pour organiser un défilé et me laisser juger par d’autres, mais je dois néanmoins être le numéro un à mes yeux. S’il pleut, prenez un parapluie ou rentrez chez vous. J’ai besoin que l’industrie s’adapte à ce que je fais, mais au final, je le fais pour moi-même. On fait tout ce que l’on fait pour soi-même.

Wrapping Time Roland Mouret grew up in the very catholic Lourdes area in the south west of France. The son of a butcher who went on to dress many iconic woman as well as to define a style of modern sexuality through his clothes. Now showing back in London after presenting in New York, and with a book out this year, his S/S 19 collection was possibly his best yet: a culmination of every stitch he has made up until now. Friends for many years, Jo Phillips chats with Roland about his career, his early shows and ultimately his beliefs behind how he creates. For his Spring Summer 2019 show Roland Mouret showed possibly his best ever collection. Presented on the roof of the brutalist buildings on London’s Southbank. The open air and breeze added a magic to his show, to his collection as it bought the clothes alive in a utterly modern way. For as long as I have known Roland we have always talked about, his clothes and as he puts it : « did it scratch enough, Jo?… » Jo Philips: Did this collection ‘Scratch’ enough? What exactly do you mean by scratch? Roland Mouret: There is a moment in your career where you think you are doing a lot and at times like that, I have thought myself how much more can I do? You are so tired you doing it all by yourself. But you can go deeper, you can push further… At the time I first thought about it I think it was because I was self taught so I wondered how much more could I learn?

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You told me about the idea of ‘scratching’ do you mean, I can go further down. Deeper, once you have a team behind you, you can go further and deeper.


The moment your work starts to involve reality and creativity the journey has a different speed. With the last show, you said we are in a period in the world where everything is not right and yet not wrong: that there are no more rules? Why try to fit with the rules of the last ten years because it was full of rules on how to succeed, how to sell. All these rules are now complicated Do you mean broken? Yeah broken... I think climate change broke all the rules for the consumer. Before we go further, let’s just go back and put your history in place. Once you were old enough you went to Paris to model then you became a stylist and an art director. Can you tell us about that time? Yes, and then I came to London. I was a stylist, a video director, I did all the things in London I was doing in Paris. Then came freedom café (a cafe in soho he ran with with Mark Langthorne his now business manager ) and it was then that I created the label ‘People Corporation’. It appeared to me as one of the first contemporary line, the beginning of contemporary product based on a culture. Do you mean casual wear based on a culture? No, I don’t see contemporary as casual. I see contemporary as a price point directed to a consumer, and at the time, it was the Cool Britannia time. So very much the club scene in London? The ideal of fashion coming from the street upwards rather than the catwalk downwards. Yeah. So how many seasons of People Corporation did you do before you said ok, it’s time for Roland Mouret? Six seasons… Yes... three years. What was the turning point where you felt: now I’m ready? When the Japanese had the crash in the 1990’s. It made the Italian backers close the brand. And I realised at that point, if I didn’t become a fashion designer I would become a bitter person at 40 years old. But didn’t you always want to be a fashion designer? Yes but you have to be ready for the experience of failing... But by then you had been through many incarnations. I didn’t want to fail because of lack of experience. I was ready to become a fashion designer because I could accept that if I failed, I would learn something about myself. I had no fear of failing any more. There are

things you have to do to prove yourself. You try and try for as long as it’s lasts. What did you take from people corporation that you brought to Roland Mouret? For the last season of People Corporation, which I called “Who killed Gianni Versace?’ (laughs), the collection was based on sort of urban beach people, you know, like black flip flops, coloured jackets t-shirts... But in that collection, I did a fold skirt and that was the beginning. That was the moment? The moment I draped it I was like… I really enjoyed draping the fabric, not to have to draw. It was the first time I realised I had a dummy at home, on which I could do three dimensional work. So I could control the piece from A to Z. I remember seeing the first ever collection on a rail of your public relation, at the time Kate Monkton, at her East End office, and I understood right there and then. Do you have a sense, at that point, that people understood what you were doing, even if maybe you were not that clear yourself at the time or did you struggle for a few years? What was the initial experience like for you? I think I embraced it, the love, the way the British mind looks at a creative expression, it was so positive. I knew I was doing something that no one else was doing or has done, which for me, meant I was not copying anything. It was completely my own identity. Maybe I had been frustrated I was doing clothes that were less expensive than designer clothes, but I learnt from the People Corporation collections that the service you deliver with your clothes is important. On the other hand, I never questioned what people understood, when they came to my shows and they would react. It was pleasurable and we would talk about it, I never felt out of order out of my own identity. It was hard but it was really nice. At what point did you start to feel the recognition because when you step outside of the ‘norm’ and you do something else no one has done, you have to face people… It started for me understanding that skirt from the last People Corporation collection and then defining the 15 dresses for my first collection and then the response from the press. And you go in your studio, and you start to have some kids that work with you, and you start to say to yourself « I’m a fraud », that’s what you define first. I’m a fraud. It’s impossible that people can’t see it. How long is it going to last? I think this is the journey of every famous or public figure. We all feel like this, we all feel ‘They going to see I don’t know anything, ‘ (laughing). At what point did you begin to believe in yourself?

When you see people wearing your clothes, no more no less. It’s the regularity and the way they wear your clothes. Then you become a fraud who learnt something! How many seasons of collections before you stopped feeling like this? I’d say 2 or 3 years. That’s the period I refused to sell because I wanted to enjoy that fact that if I had to fail, it was for what I considered my own weakness. I needed to close and package those feelings, I didn’t want to be trapped by it, by things like bad deliveries, those types of scenarios that I didn’t know about at that time. So how long before you sold? Three years. I started to sell because I had people who believed in me, who wanted to put money behind me. You had a first backer? It lasted only 6 months. Then a second? Yes. But from that moment, you start to enter this kind of situation you go from a young designer to becoming a young company, that makes the difference. Let’s move on to now to Spring Summer 2019, so what bought you back to London? The 20th birthday. The 20 years of this company made me want to come back, to re-evaluate my youth, my strength, my weakness. I think it’s good to have a symbolic period when you can come back and redefine your roots. I knew the world had changed and that my company will also change, so what’s better than coming back to where you started, because you are stronger and richer in your country

Is it about safety? It’s not about safety. I was coming back as an old designer, so you are not safer, but you are stronger because you know that the youth that designed has been absorbed into your culture.

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What is it about London because, you are a very proud French man? But it’s about the fact that London made me a French designer. I would never have been a French designer in France. I wanted to be at the place where everything was, where my company had spent 20 years, my company not me, like a child you go back, when where you are no longer teaches you, you go back to where you were as a child, and in my case the child was in London. Was does London give you though, that other cites don’t? Independence. The concept, I still think, is that London is the best place for independence. As an independent company, I still think London is recognised as the only place in the world for independent designers. Tell me how you approached S/S19 : why the location to start with outside on the roof of the South Bank? (Laughs) it was a location I wanted to do last year and I shit myself and didn’t do it. Why, because you worried it would rain? Yeah…So we had four hundred umbrellas and I thought: fuck it , ..if it rains…It’s when you don’t care you are ready to do these things. But I really think, as a designer, you have to make sure you clothes fit what you believe is right. You want your clothes to face the elements because for me climate change is the most realistic situation I have live through. When you say clothes have to face it, do you mean the weather or reality or both? We give symbolic attitudes towards fashion: clothes shown in places that are completely controlled : all covered, the lighting is fake. I wanted a new visual. I felt it was time to place the show where it could rain, where the wind was. Are you saying it means the clothes become real, alive, not shown in a fake scenario, but shown in the rain, the wind, so the clothes are living? Yes because all of these catwalk shows where this is nothing to disturb the outfits, for me, these are becoming a problem now. It’s not the way I want to show my work the old way, to present our collections in fake places, fake walls, fake lighting and I think in a certain way, you have to bring disruption into a situation. There was the wind, but there was also the political angle. The main concept of that show was considering people who express their opinions, people that march in the street against things. These are not automatically poorer people these days. So the point is, could you buy a dress at £3000, that gives the rest of the world the notion of wealth and protection, and yet still put a badge on the dress that express your opinion against society? That’s what I was interested in. I always felt with your work, your journey, 36

your designs that there was something going on underneath, a ‘scratch’, if you like. The woman who wears you dresses can be herself or whoever she wants to be. Through making my first ever coffee table book this year, I really defined the woman… I never wore my own clothes of course, but by doing the book, I realised there was much more of me, a gay man within the women that wear my clothes because we are so similar. In our life journeys, because I dress women who were not given it on a plate. They have had to fight, to use their ingenuity and creativity to make it and enjoy it. And I think I make clothes … well, let’s say if I had been a woman, these are the clothes I would like to have worn in order to face society; to face those who tell me things I’m not allowed to have. I’m making these clothes as if I could have been born a woman. I notice you use words like protect, prepared…, I use verbs now a lot, I like using verbs

because there is a definition of how you are going to move or the way you are going to act. I think we are going to live through verbs more now. You mean doing rather than being? Yeah. Do you think your clothes allow women to be who they want to be? You are not dictating a certain style of woman? I think women, unlike guys, have multiple sides within them and through the rhythm of life, certain facets stick longer like motherhood, like working. Yet there are others that are ephemeral and disappear or fall asleep. You know, the icon the sexiness, the vamp, all that side which is so different to guys and I think I wanted to make clothes that allowed women to switch on and off these different facets. To allow them to play the business woman, the sexy woman. From the mother to a lover, you can be everything you want. That’s where I think I have succeeded : I created something outside of


making clothes. I created, within society, a style that became very much the look, feel and emotion of the 90’s: a strong reflection of a 90’s woman’s Look at TV series, politics, anchor women,… I have created a visual ideology, a modern female identity, because my dresses never show just one side of a woman. It’s interesting there was a lot of floaty clothes in spring summer 2019 collection. When people think of your clothes they think of a curvaceous ‘body con’, yet you do fluid, draping. There was a lightness, a floaty-ness, in this collection. I’m not trying … I think in my journey for 15 years, I established an identity of a woman. My job now is not to find a second identity that first job is already done, already perfection. Through my fitted dresses, I created a universal female form and nobody understood what I meant by it. It’s something I worked on for 15 years. It’s a symbol that women use to understand things about themselves. What do you mean by the universal female form? It’s that body shape, of curves that’s the universal female curve that I defined through fabric and now I think I can close that chapter. I’ve done it, it’s established. It’s what customers came back to me for, they come back for that woman … It’s recognised in culture. Did you see Killing Eve on TV? The black and white dress the character is given to define her sexuality, that’s my dress, symbolically. I created that skin of fabric that when you put it on, you are proud to be a woman.That’s the universal female form. I never heard any woman say she tried on my dress and hated herself. Which means it’s a pleasure to define yourself as a woman in my dress. Now that’s it’s closed. I can, of course, carry on and add two or three every season, but it’s done. So where do you want to go next? There is a moment where a shape defines the very essence perfectly ‘of its time…’. The essence of the woman, which is quite close to relaxation, to yoga. That moment where you live at the right time. What you wear is what you are. You start to live with fabric flying around you. If you look at every painting where there is floaty-ness around the body, it is to define the woman, the feminine, the woman is never out of time. Like meditation, when you start to think, it does starts to disturb your mind and you have negative thoughts. I feel floaty-ness is the best of meditation: it has something to do about the moment you live, so you live with clothes floating around you, you are in time with yourself, for example the way you walk. Are you saying that this is about a woman in touch with herself, her own self which is like a floaty soft energy? Yes! If you analyse simply the moment when

we wear floaty clothes, it’s about defining our pleasure in that moment. So it’s the visual representation of the pleasure of the moment you are talking about? Think of walking on the beach in tight jeans and a tight top, but, if you walk on the beach in the same tight jeans and a floaty top, you define yourself, your own the pleasure of the moment. You stand in the moment where the elements are not living for or against you. You are completely in the moment when you wear floaty clothes. Is this something you made a conscious thought about or just a feeling? Well consciously, I said to myself I’m closing that box of universal female form because its’ done. I realised this because I was already engaged with floaty-ness. I always loved the idea of fabric wrapped around a naked body. After sex, you wrap yourself up, you are just in the right place. Having watched so much of your work over the years, the show felt like your whole career came together: it was just so right like a wave. I saw a freedom in the work which feels to me not like a freedom of say letting go, but of, I can go where the moment takes me… I think it’s how I feel now in my life, now as a designer. If I’m not going there, I’m going to be that bored, that bitter fashion designer. But actually you are echoing what we discussed at the beginning about that ‘scratch’. You keep moving forward and its quite remarkable. It’s funny because I question myself through other careers, like Yves Saint Laurent, Valentino, Chanel, with their different design periods like the 50’s, the 60’s and that was a transformation of time and social class. I had my period of a social time but it can’t be the same things now. It’s impossible. It’s a different time, that era of social class defining you. All the lines on my clothes are it. The fold, on my dress, the fold is never a he or a she. The fold takes you from one point of the body, it all goes to create a cultural identity, where a woman can be anyone she wants.

extend your message because fabric takes more space and expands the message and I really enjoy that. Yet you can still look at a Roland Mouret dress from the start and a 2018 Roland Mouret dress, and there is a line that runs through? Do you remember that one sleep wrap coat you bought from me? Yes I do... I could remake that coat easily, maybe make it better, make it more tailored? Ultimately my journey is with draping fabric, which is really quite unique. I’m lucky I have this, it’s mine and nobody else’s and it defines my work. You have to know yourself, your own journey in order to succeed. That’s why People Corporation was good, it gave me my own handwriting. It made me understand humility in my journey, that you may not be the number one person for others, but you need to be number one for yourself. I’m still spending a fortune putting on a show and being judged by others, but I still need to be number one for me, not for other people. Like I said, If it rains, take an umbrella or go home. I need the industry to fit with what I do, but ultimately, I do it for myself. That is the honesty you have to have. You do it for yourself. Page 31 à 33 Premier défilé de Roland Mouret Page 34 à 37, Collection printemps/été 2019

And it was very specific to that time? Yes because it was the transformation from one century to another one, because I came from one century into another and I has to absorb all the past but not make it the starting point of our future. Would you say the reason you are able to be much more fluid is because you are older now and able to understand your own creativity? By defining the shape of the woman, you can define the message for a woman because the concept of a message is a flag. You carry a flag to define a message. That’s what clothes are to you? Yes, because floating-ness allows you to

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Power suits you

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Photos & style : Buonomo & Cometti Model: Anna @ elite Make-up: Maddalena


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page 38 : T-shirt et jupe drapée collection printemps-été 2019 Yohji Yamamoto page 39 : Costume collection printemps-été 2019 Louis Vuitton page 40 : Veste en tweed et combinaison collection printemps-été 2019 Chanel page 41 : Robe en cuir collection printemps-été 2019 Hermès


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page 42 : Robe de tulle noir collection printemps-été 2019 Dior page 44 : Bustier et jupe en cuir collection printemps-été 2019: Azzedine Alaïa page 45 : Robe collection printemps-été 2019 Miu Miu


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page 46 : Soulier Christian Louboutin page 47 : Robe collection printemps-été 2019 Givenchy


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Artica Arbox, marque sans genre mais pas sans esprit Irene Roth, la créatrice de la marque Artica Arbox, a présenté sa première collection printemps-été 2019 à Paris. Une ligne « gender fluid » destinée à aucun sexe en particulier, ou plutôt qui s’adresse aux deux sexes à la fois et à tout ceux qui se trouvent en deçà et au-delà. Rencontre.

Isabelle Cerboneschi, Paris

En une présentation à Paris, Irene Roth a su créer le buzz avec sa marque Artica Arbox. Elle ne vient pas du sérail, mais de l’industrie du cinéma (Sony Pictures), dans les domaines de la publicité et du marketing. Rien à voir avec la mode, mais cette première carrière lui a donné le sens de l’époque et l’art de communiquer et je trouve assez admirable qu’une femme, dans la cinquantaine, décide de lancer sa propre marque de mode alors que derrière elle, il y a tous ces jeunes diplômés des écoles de mode qui rêvent de lancer la leur. Son avantage, c’est son expérience en tant qu’entrepreneuse. Et cela ne s’apprend qu’au fil des années.

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Les marques, anciennes ou nouvelles, se font et se défont de plus en plus rapidement, et il fallait une sacrée dose de conviction pour se lancer, et présenter sa première ligne de vêtements à Paris, considérée comme la capitale de la mode. Basée à Los Angeles, Irene Roth était convaincue qu’il restait de la place sur l’échiquier pour une marque streetwear de qualité, réalisée dans les règles de l’art dans des ateliers italiens, avec une pointe de tailoring et une pincée, ou plutôt, une grosse poignée d’ « american touch ».


Sa ligne reprend certains codes du streetwear, que l’on retrouve partout depuis plusieurs saisons, au point que l’on appelle de nos vœux le retour du costume cintré, des total looks monochromes dans des teintes affranchies: rose Malabar, jaune canari ou bleu Klein. Le long pardessus en denim se porte sur des pantalons en nylon. Elle a conçu des silhouettes athlétiques, des pièces fluides qui s’enfilent vite, pour partir vite, pour se rendre à un cours de pilates ou à un comité de direction d’une société qu’on a créée soi-même. Une collection genderless qui correspond à l’époque. Irene Roth a le sens du timing et lance sa marque alors que la société commence à intégrer peu à peu cette notion de « gender fluidity ». Un concept dont les magazines ont commencé à parler comme d’un « phénomène de société » en 2015, quand bien même la réalité dont il s’agit remonte à l’origine du monde. Mais à l’origine du monde, il n’y avait pas de réseaux sociaux pour tambouriner l’existence d’un nouveaux genre, qui n’en est pas vraiment un et qui regroupe des personnes qui ont choisi d’être qui elles veulent, indépendamment de leur sexe d’origine. Des gens passant d’un genre à l’autre, féminin, masculin, en y revenant sans s’y arrêter. En général ils appartiennent à la génération des Millennials

(qui sont nés en gros entre 1982 et 2000) et à la génération Z (de 2000 à nos jours). Étonnamment, ces personnes non binaires ont émergé à l’ère du langage binaire. Or donc, Irène Roth tombe assez bien avec sa mode non genrée, ce bleu pour les filles et ce rose pour les garçons, et vice et versa. «En fait c’était le but, confie Irene Roth. Quel que soit le genre, ou les caractéristiques de chacun, je voulais créer une ligne à laquelle les gens puissent souscrire et l’utiliser comme moyen d’expression personnelle. Il y a toujours une dualité dans tous ce que nous faisons: on peut être dur mais doux, les femmes ont des qualités masculines et les hommes n’ont plus peur de leurs aspects féminins. Je voulais englober cet esprit dans la collection et la progression la plus naturelle pour arriver à cela était de créer des pièces qui pouvaient être interprétées soit par des hommes, soit par des femmes. J’ai grandi à l’ère de Calvin Klein, de CKOne, mais cette idée qu’il n’y avait qu’un seulvêtement pour deux genres est arrivée trop tôt», expliquet-elle. «Avant de vouloir créer une marque, j’avais remarqué que, contrairement à avant, les gens ne s’habillent plus de manière spécifique pour aller travailler ou pour les week-end. Ils se vêtent pour exprimer leur

identité, pour le confort. Leur garde-robe est conçue en fonction de cela. Or mon rêve, c’était de pouvoir m’exprimer à travers la création d’une marque de vêtements. Ce qui primait, pour moi, c’était le confort. Ensuite, ma ligne devait pouvoir s’intégrer dans une garde-robe préexistante. Elle ne devait pas s’adresser à un genre féminin ou masculin en particulier, et enfin il devait y avoir de la couleur! Tout a commencé comme ça.» Le rose est unisexe chez Artic Arbox, « parce que c’est la couleur préférée de mon fils. Il a 9 ans, c’est un garçon qu’on pourrait qualifier de typique, il fait du sport, du skateboard, mais sa couleur préférée c’est le rose. Et pourquoi pas? » D’ailleurs, soit dit en passant, Irène Roth a trouvé le nom de sa marque grâce à ses enfants: « ils utilisent ces surnoms Artica et Arbox quand ils jouent aux superhéros ensemble », confie-t-elle. Irenet Roth a passé cinq ans a concocter sa recette avant de rencontrer le futur CEO de sa marque, Cristiano Minchio, l’ex CEO de Yeezy et de Vivienne Westwood US dans une usine de Florence. « Je voulais que ma marque ait des fondations solides: c’était important pour moi que les vêtements soient bien faits. Que lorsqu’un client les touche, il comprenne qu’il s’agit de produits de qualité et que ce n’est pas seulement une histoire

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de design, d’esprit ou de stratégie de marque. Je souhaitais honorer le savoirfaire. Or j’ai eu la chance de pouvoir travailler avec une fabrique italienne qui a cru dans mon projet. Je ne vais pas dire que les débuts ont été faciles: ils n’avaient aucune raison de travailler avec moi car ils travaillent déjà avec toutes les grandes marques que l’on connaît. Mais ils ont m’ont soutenue, ils ont investi du temps, de l’énergie, ils m’ont transmis des connaissance. Une bénédiction! Et c’est grâce à eux que j’ai rencontré Cristiano Minchio. » Le courant est passé, la collection printemps-été a été lancée… On attend la suite.

Artica Arbox, a genderless brand but with strong spirit Irene Roth, the creator of the Artica Arbox brand, presented her first spring-summer 2019 collection in Paris: a “gender fluid” line intended for no particular gender, or rather aimed at both genders at the same time and to all those who are within and beyond.

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After only one presentation in Paris, Irene Roth created the buzz with her brand Artica Arbox. She does not come from the seraglio, but from the film industry (Sony Pictures), in the fields of advertising and marketing. Nothing to do with fashion, but this first career gave her the sense of the times and the art of communication, and I find it quite admirable that a woman in her 50s decided to launch her own fashion brand while behind her there are all these young graduates of fashion schools who dream of launching their brand. Her advantage is her experience as an entrepreneur. And this can only be learned over the years. Brands, old and new, are made and lost quickly, and it took a lot of conviction to get started and present a first line of clothing in Paris, which is onsidered the capital of fashion. Based in Los Angeles, Irene Roth was convinced that there was room on the checkboard for a quality streetwear brand made in an Italian workshop, with a touch of tailoring and a pinch, or rather, a big handful of “American touch.” Her line picks up some streetwear codes, which have been seen everywhere for several seasons, to the point that we call for the return of the fitted-out costume, total monochrome looks in franked hues: Malabar pink, canary yellow or blue Klein. The long denim overcoat is worn on nylon pants. She has designed athletic silhouettes, flowing pieces that slip on quickly, to go to a pilates class or to a management committee

of a self-created company, a genderless collection that fits the era. Irene Roth has a sense of timing and launches her brand as society begins to integrate this notion of “gender fluidity,” a concept that magazines began to talk about as a “societal phenomenon” in 2015, even though the reality in question dates back to the origin of the world. But at the beginning of the world, there were no social networks to drum up the existence of a new gender, which is not really one and which gathers people who have chosen to be who they want, regardless of their original gender. People move from one gender to another, feminine, masculine, coming back without stopping there. In general they belong to the generation of Millennials (who were born between approximately 1982 and 2000) and to Generation Z (from 2000 to the present). Surprisingly, these non-binary people emerged in the era of binary language. Now, Irene Roth falls pretty well with her unisex fashion, this blue for girls and pink for boys, and vice versa. “In fact it was the goal,” says Irene Roth. “Whatever the gender, or the characteristics of each, I wanted to create a line to which people can subscribe and use it as a means of personal expression. There is always a duality in all what we are and what we do. We can be hard but soft, women have masculine qualities, and men are no longer afraid of their feminine aspects. I wanted to encompass this spirit in the collection, and the most natural progression


to this was to create pieces that could be interpreted by either men or women. I grew up in CKOne’s Calvin Klein era, but this idea of one garment for two genders came too soon. “Before I wanted to create a brand, I noticed that, unlike before, people do not dress anymore for work or weekends. They dress to express their identity, for comfort. Their wardrobe is designed according to that. But my dream was to be able to express myself through the creation of a clothing brand. What was important to me was comfort. Then my line should fit into a pre-existing wardrobe. It was not meant to address a particular feminine or masculine gender, and finally there had to be some color! It all started like this.” Pink is unisex at Artic Arbox, “because it’s my son’s favorite colour. He is 9 years old; he is what you would consider a typical boy. He plays sports, skateboards, but his favorite color is pink. And why not?” Incidentally, Irene Roth found the name of her brand thanks to her children: “They use

these nicknames Artica and Arbox when they play superheroes together,” she says. Irene Roth spent five years concocting her recipe before meeting the future CEO of her brand, Cristiano Minchio--the former CEO of Yeezy and Vivienne Westwood US--in a factory in Florence. “I wanted my brand to have a solid foundation. It was important to me that the clothes were well made. When customers touch the fabric, they should understand that these are quality products and that it’s not just a story of design, spirit or branding. I wanted to honor the craftmanship. But I was lucky enough to work with an Italian factory that believed in my project. I will not say that the beginnings were easy; they had no reason to work with me because they already work with all the great brands that we know. But they supported me, they invested time, energy, knowledge. A blessing! And it was thanks to them that I met Cristiano Minchio. There was the right chemistry between them.” The spring-summer collection has been launched. We look forward to her future collection.


Précieux quotidien On dit qu’elle est la nouvelle Sacai. La mode de Maiko Kurogouchi est un mélange entre le savoir-faire ancestral japonais, une certaine poésie, et un questionnement sur les besoins des femmes. Elle s’est donné pour mission de préserver l’artisanat en lui redonnant sa place dans un quotidien contemporain. Lily Templeton, Paris

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Découvrir le travail de Maiko Kurogouchi,

c’est ressentir l’émotion d’une Charlotte Perriand devant la richesse artisanale du Japon. Gagnante du Fashion Prize of Tokyo en 2018, la créatrice japonaise présente à Paris depuis deux saisons des collections dans lesquelles le merveilleux et le précieux sont des gestes du quotidien. Un manteau, aussi délicat par sa soie précieuse que par sa teinte lilas, semble flotter dans l’air. Son col dévoile une nuque; seul le contexte dira s’il s’agit d’une des Japonaises immortalisées par la peintre Shoen Uemura au tournant du 20ème siècle, ou d’une contemporaine cosmopolite s’étant habillée à la hâte. En guise de manifeste, un constat : « aujourd’hui, nous avons besoin de récits pour faire des vêtements, d’avoir une histoire à raconter aux gens. Cette histoire est la mienne.» Tirant son inspiration de son quotidien, elle dessine un vestiaire féminin intemporel dans lequel le réalisme des coupes s’assortit d’une touche d’émerveillement permanent. Au détour d’une robe apparaît une plante aperçue dans la cour de son bureau. La transparence d’un sac rappelle ces stalactites de givre de sa région natale de Nagano. Une robe évoque une tenue de samouraï, pour les jours où elle doit affronter des problèmes. Autant d’éléments collectés au fil des jours et consignés dans un carnet de bord, où elle regroupe jour après jour avec un Polaroïd, l’esquisse d’une silhouette et ses impressions. Autant de petits cailloux qui lui permettent de tracer la cartographie de l’esprit d’une collectionneuse du beau, et ainsi mieux comprendre les mécanismes de sa pensée. Au fil de ses collections, son vocabulaire s’enrichit de ces broderies à petits points que l’on nomme sashiko, de mailles torsadées makurame, de motifs inspirés du travail de découpe de verre appelé kiriko, de soies habutae ou mawata teintes à la main, le cuir délicatement tressé. Entre deux saisons, la créatrice japonaise sillonne son pays à la recherche de « nouvelles anciennes techniques » à utiliser dans son travail : les tissus tissés à Okinawa, les porcelaines de Karatsu, un filet de pêche repéré à Shiretoko Utoro. Cette profusion de techniques est hantée par le spectre de la disparition de ces savoir-faire. « Les 5 à 10 ans à venir vont être clé pour la transmission de ces techniques et savoirs. Avant de créer ma marque je travaillais chez Issey Miyake, où j’ai pu rencontrer beaucoup d’artisans, mais ils sont déjà âgés et beaucoup d’usines ferment. Je voulais travailler avec eux avant que leurs savoir-faire ne soient perdus », confie la créatrice, qui a lancé sa marque en 2010 alors qu’elle avait 25 ans. Son projet s’appelle « Mame », de son surnom d’enfance signifiant haricot et qui résume bien ce travail où germe une idée du futur créatif. Pourtant, pas question de traiter l’artisanat

comme une œuvre de mémoire. « Je respecte le vêtement artisanal mais je suis créatrice de mode. J’utilise la technique pour faire des vêtements que j’aimerais porter tous les jours » affirme-t-elle. Car son travail de création est autant affaire de préserver les techniques qui composent le nihon no mingu, les métiers d’art du Japon, que de poser les bases d’un avenir. « En tant que créateurs, nous avons la possibilité de créer quelque chose de nouveau à partir de techniques anciennes, et les transmettre aux générations futures. » Et elle n’hésite pas à faire fi de toute révérence pour faire appel au sulfureux Nobuyoshi Araki, qui a réalisé les images de sa collection été 2016. Au final, son travail parle du temps suspendu entre présent et mémoire future. « Les notes, photos et dessins célèbrent ce qu’il y a dans ces espaces interstitiels; entre la réalité et la fantaisie, entre les couches de tissus, entre les lignes, entre le jour et la nuit, et tout ce qui s’est produit entre la première page de ce carnet et la dernière. Les fragments de mémoires sont regroupées dans le journal, tissés, et de nouvelles histoires se déploient », écrit-elle sous une vidéo qui dévoile le carnet de bord de son été 2019.

Making daily life precious It is said that she is the new Sacai. Maiko Kurogouchi’s fashion is a mixture of Japanese ancestral know-how, poetry as well as questioning the needs of women. The mission she gave to herself is preserving craftsmanship by putting it back into contemporary, everyday life. To discover the work of Maiko Kurogouchi is to feel the same emotion as Charlotte Perriand when she discovered the rich craftsmanship and artisanal wealth of Japan. After winning the Fashion Tokyo Prize in 2018, the Japanese designer has been presenting her shows in Paris for the 53


To discover the work of Maiko Kurogouchi is to feel the same emotion as Charlotte Perriand when she discovered the rich craftsmanship and artisanal wealth of Japan. After winning the Fashion Tokyo Prize in 2018, the Japanese designer has been presenting her shows in Paris for the past two seasons, showcasing collections that recast the wonderful and the precious into daily gestures. Imagine this lilac silk coat, so delicate it seems to float in the air, its drop collar revealing the nape of the neck; only the context will tell whether it is one of the Japanese women immortalized by the painter Shoen Uemura at the turn of the 20th century or a contemporary cosmopolitan woman who dressed in a hurry. As a manifesto, an observation: “Nowadays, we need narratives to make clothes, to have a story to cater to people. This story is mine.” Inspired by her everyday life, she designs a timeless feminine wardrobe in which a touch of permanent wonder is added to the realism of the shapes. A plant spotted in the backyard of her office appears on a dress. The transparency of her signature bags nods to the frost stalactites from her native region of Nagano. Another outfit evokes the battle dress of a samurai, for those days when she is fighting her own battles. There are so many details, all painstakingly collected in

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her daily endeavours and recorded every day in a sketchbook in which she jots down the outline of a silhouette, various sketches alongside a Polaroid. These are but breadcrumbs that lead her through her magpie attraction to beauty and allow her a greater understanding of her own thought process. Throughout her collections, her design vocabulary is enriched by traditional crafts: small ‘sashiko’ embroidery stitches, ‘makurame’ cable knits, patterns inspired by the glass-cutting ‘kiriko’ techniques, handdyed ‘habutae’ or ‘mawata’ silks, leather woven in canework motifs. So many “new old techniques” the Japanese designer has collected during her extensive exploration of her home country, when she was eager to discover handwoven textiles in Okinawa, Karatsu porcelains or just the humble beauty of a fishing net in Shiretoko Utoro. This profusion of techniques is haunted by the shadow that these skills are disappearing. “The next 5 to 10 years are going to be key in passing these crafts down the generations. Before creating my brand, I worked at Issey Miyake. I met a lot of artisans, but they are already quite old, and many factories are closing down. I wanted to work with them before their skills are lost,” says the designer, who launched

her brand in 2010 at the age of 25, calling it “mame,” after the word bean, a fitting summary of a career in which she plants the seeds of a creative future. This is no preservation work, however. “I really respect traditional attire, but I am a fashion designer. I wanted to make clothes that I would wear every day,” she says. And her works is indeed as much about preserving the techniques that compose the ‘nihon no mingu’-- the history of Japanese folk art and crafts--as it is about laying the foundations for the future. “We as designers can create something new from old techniques, and to pass them on to future generations.” Yet her mindset doesn’t preclude a bit of irreverence; for her summer 2016 lookbook, she called upon the controversial photographer Nobuyoshi Araki. Above all, here is a tale of a temporal bridge between present and future memories. “The notes, photos and drawings celebrate everything in-between; between reality and fantasy, between layers of fabrics, between lines, between day and night and everything that happened between the first page of the diary and the last. The fragments of memory are drawn together in the diary, interwoven, and where new narratives unfurl, words she used to caption a video that unveiled her spring-summer 2019 sketchbook.


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Un air de Dali A l’occasion des 30 ans de la mort du peintre espagnol, le Grimaldi Forum de Monaco lui rend hommage en organisant une rétrospective de son œuvre qui se tiendra du 6 juillet au 8 septembre 2019. Une manière de mettre en lumière son génie créatif et son unicité. Les photographes Buonomo & Cometti et le model Jarrod Scott se sont inspirés du style et de l’esprit de cet artiste fantasque pour réaliser une série d’images hommage. Photos & style Buonomo&Cometti Model : Jarrod Scott @ New Madison

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page 57 : Veste collection printemps-été 2019 Givenchy


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page 58 : Chemise et pantalon collection printemps-été 2019 Louis Vuitton page 59 : Sac Keepall en PVC transparent rouge collection printemps-été 2019 Louis Vuitton

page 60 : Botte et marcel collection printemps-été 2019 Givenchy page 61 : Loupe œil Hermès, col à chemise blanc Yohji Yamamoto.

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page 62 : Hoody ACNE Studios page 63 : Pull et pantalon collection printemps-été 2019 Hermès

page 64 : Combinaison et chemise collection printemps-été 2019 Yohji Yamamoto ( combinaison et chemise )


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La poésie de l’objet Le parurier Goossens dessine depuis 1950 les bijoux des plus grands couturiers. Il lui arrive aussi de créer des objets à mi-chemin entre art et parure. Rencontre à l’occasion d’une première, sa collaboration avec l’artiste Harumi Klossowska de Rola Lily Templeton, Paris

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Sur une grande nappe blanche habillée de feuillages, un bouquet de gui captant la lumière dans ses baies en cristal de roche faisait office de centre de table. Entre les assiettes rustique-chic d’Astier de Villatte, se trouvaient ici une feuille de figuier ornée d’une chenille toute parée de cristaux et comme tombée d’un arbre pourtant absent, là une grenade à la peau brillante s’ouvrant non pas sur des grains juteux mais sur des grenats rutilants. Objets ou bijoux ? « Cela va de pair. L’orfèvre est capable de faire de grandes sculptures comme les bagues du pape, » s’exclame Patrick Goossens, directeur artistique et de son propre aveu « à la fois le patrimoine technique et la mémoire » de cette maison d’orfèvrerie fondée au milieu du siècle dernier par son père. Si la maison collabore de longue date avec couturiers et artistes – Cristobal Balenciaga, Gabrielle Chanel, Yves Saint Laurent lui ont tous confié la réalisation de créations personnelles ou de collections – c’est la première fois qu’elle fait appel à un imaginaire extérieur pour ses propres collections. La collaboration avec Harumi Klossowska de Rola est un véritable baptême du feu pour l’orfèvre. « Il fallait que je décide de ce qui est bien pour la maison. Moi artisan, j’ai été directeur artistique face à, et avec, une artiste. Il a fallu que je me contraigne à ne pas uniquement l’aider à faire des choses pour lui faire plaisir, à remettre la maison dans l’équation, » raconte Patrick Goossens. Car en filigrane, cette collaboration parle de transmission. Elle permet également de s’interroger sur ce que signifie être une maison d’art au 21ème siècle. La clef, conclut-t-il, « c’est savoir faire ressortir sa propre signature. » La signature d’Harumi Klossowska de Rola lui vient à la fois de la nature et de la main qui façonne. Depuis toujours plus attirée par la sculpture que la peinture, elle sait apprécier la sobriété, la beauté de l’imperfection qu’entraîne le travail de la main. Elle s’est d’ailleurs mise à la pratiquer, tout d’abord pour mieux dialoguer avec les artisans qui réalisent ses créations, puis par besoin lorsqu’elle s’est lancée dans la création de pièces plus monumentales, notamment de mobilier. « Ce que j’apprécie chez Goossens, c’est tout ce côté brut, cette manière de savoir-faire qui est très proche de ma recherche. » Enfant, elle chassait les pierres et les tesselles de mosaïques dans les jardins de la Villa Médicis pour en faire des sculptures, qu’elle offrait à ses parents, les peintres Balthus et Setsuko Ideta. Mais c’est la découverte des minéraux et des cristaux chez le galeriste Claude Bernard, un ami de la famille, qui scellera sa vocation. Cet amour pour les gemmes marquera son parcours et la conduira à dessiner des bijoux, en passementerie et pierres semi-

précieuses, tout d’abord. Le métal précieux viendra plus tard, lorsqu’elle collaborera avec Boucheron et plus récemment, Chopard. Ses créations, pièces uniques ou octuples tout au plus, sont baignées d’inspirations issues de la constellation artistique qui gravite autour de sa famille, de préceptes tirés du shintoïsme, et sont profondément nourries par son admiration pour la nature. « J’ai une passion pour l’Egypte, parce que leurs dieux étaient des animaux. Tout ce qui est animal ou végétal me touche beaucoup. Il y a toujours ce côté qui se rapproche de l’animisme, dans la mythologie grécoromaine, mais aussi dans le shinto, où il y a un respect pour tous les êtres vivants. Quand je crée des animaux, j’imagine toujours qu’ils ont une vie, que ce sont des totems. Un lien entre la nature et nous. » Complémentaires, l’artiste et l’artisan se sont retrouvés, le temps d’une collaboration, dans un dialogue, à la fois poétique et sérieux, qui laisse la part belle à leur prédilection commune pour les matières naturelles. Par goût exclusivement, pas parce qu’elles seraient plus nobles, car « il n’y a pas de bonne ou de mauvaise matière, juste une manière de les utiliser » rappelle l’orfèvre. La convergence de leur conception de l’objet donne à leur collaboration un sentiment d’évidence. « Petit à petit, je voulais que le bijou existe par lui-même, pas uniquement lorsqu’il est porté. Que posé sur une table, il ait une vie, » dit-elle. Plus que le bijou, c’est bien l’objet qui a toujours été au cœur de l’identité de la Maison Goossens, dans la lignée de son fondateur, Robert Goossens, qui « faisait des bijoux ou des objets, pour l’objet » décrypte son fils. Ensemble, ils ont choisi la flore comme terrain d’exploration, s’éloignant des fauves et autres animaux qui habitent leur création. Par volonté mais aussi par instinct et envie de sortir des sentiers battus. « Je ne fonctionne absolument pas comme un artiste. Je n’ai pas de message mais des valeurs à faire passer, » confie Patrick Goossens. « Harumi a choisi le gui, la grenade, la feuille de figuier qui sont des plantes qui ne sont pas qu’esthétiques. Elles portent en elles une histoire, une symbolique. » Immortalité, prospérité, résurrection mais aussi fertilité et générosité, voici résumée en douze objets et bijoux toute une philosophie de vie. Au-delà de son amour de la nature, la créatrice confie que sa démarche artistique est peut-être la réconciliation inconsciente entre son besoin de créer et un ressenti aigu du désastre écologique auquel notre civilisation fait face. « Les gens achètent ces créations en pensant que ce sont des totems: il s’établit presqu’une relation chamanique. Je cherche à créer ce lien pour sensibiliser les gens. »

En découle une consommation raisonnée qui fait écho aux valeurs de la maison. « L’univers Goossens, c’est avant tout que les choses soient bien faites, non pas avec une rigidité académique mais avec de belles proportions, une belle façon, que ce soit agréable, » résume Patrick Goossens. « Les bijoux Goossens sont faits pour être portés, pas pour véhiculer un style ou représenter une richesse. »

Objects of poetry Goldsmith house Goossens has been creating fashion jewellery for the industry’s foremost couturiers since the 1950s. It also creates objects that fall between art and adornment, as evidenced in its first ever collaboration with artist Harumi Klossowska de Rola. On a crisp white tablecloth dressed with foliage, a clump of mistletoe catches the light in its translucent rock crystal berries. A fig leaf with a glittering caterpillar still clinging to it seems to have fallen between the rustic chic tableware of Astier de Villatte, while glossy pomegranate opens not on juicy arils but on shining garnets. Objects or jewellery? “It goes hand in hand. A goldsmith is as capable of creating large sculptures as well as the pope’s rings,” exclaims Patrick Goossens, the artistic director and, by his own account, “at once the technical patrimony and memory” of this goldsmith founded in the middle of the 20th century by his father. After decades spent producing jewellery for some of the industry’s finest luminaries, including Cristobal Balenciaga, Gabrielle Chanel and Yves Saint Laurent, this is the first time the company has called upon an outside imagination for its own collections. It was a baptism by fire for the goldsmith.

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“I had to decide what was good for the house. Me, a craftsman, was in the position of being an artistic director faced, and working, with an artist. I had to compel myself not to seek only what would please her, but also to put the house in the equation,” says Patrick Goossens. In filigree, this collaboration is about transmission and about questioning what it means to be an artistic craft company in the 21st century. The key, he concludes, is to “know how to put forward one’s own signature.” The signature of Harumi Klossowska de Rola comes from the conjunction of nature and the hand that crafts. More attracted by sculpture than painting, she knows how to appreciate the sobriety, the beauty of imperfection that handwork entails. She started to sculpt herself, first to better discuss her designs with the artisans who create them, then to embark on the creation of large-scale items such as furniture. “What I appreciate about Goossens is this whole raw side, this know-how that is very close to my own path.” As a child, she hunted stones and mosaic pieces in the gardens of the Villa Medici, the French Academy in Rome, to create sculptures she would then present to her parents, painters Balthus and Setsuko Ideta. But it was the discovery of minerals and crystals in family friend Claude Bernard’s art gallery that would seal her vocation. This love of gemstones would influence her path and lead her to jewellery design, in passementerie and semi-precious stones first, then also precious metals when she started collaborating with Boucheron and Chopard. Her designs, whether unique or limited editions numbering no more than eight, draw inspiration from a wellspring in which are steeped the artistic constellation that gravitates around her family, Shintoism precepts and a deep love for nature. “I have a passion for Egypt, because their gods were animals. Everything that is fauna or flora touches me very much. There is always a side that borders on animism, in GrecoRoman mythology, but also in Shinto, where there is a deep respect for all living beings. When I create animals, I always imagine that they have a life, that they are totems--a link between nature and us.” For this collaboration, the artist and craftsman found themselves in a poetic and serious dialogue that favoured a shared proclivity for natural materials, a matter of taste only as “there are no good or bad materials, only the manner in which they are used,” says the goldsmith. Their convergent conception of objects made this collaboration a natural fit. “Over time, I wanted jewellery to exist by itself, not only when worn. That it could live even

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Moving away from the big cats and other animals that inhabit their repertoire, they chose flora as a field of exploration, by inclination but also moved by an instinctive need to think outside the box. “I don’t function like an artist. I have no statement to make, only values to pass on,” said Patrick Goossens. “Harumi chose the mistletoe, the pomegranate and the fig leaf, which are not just aesthetically pleasing plants. They carry a story, symbolism within them.” Immortality, prosperity, resurrection but also fertility, generosity, here is a set of twelve objects that summarize an entire life philosophy. Beyond her love of nature, the designer says that her artistic approach is perhaps the

unconscious reconciliation between her need to create and an acute sense of the ecological disaster facing our civilization. “People buy these creations thinking that they are totems. An almost shamanic relationship is formed here. I am trying to create this link to raise awareness.” This leads to mindful consumption, which echoes the values of the house. “The Goossens universe is above all about doing things well--not with academic rigidity but with beautiful proportions, good craftsmanship--that they be a pleasure to behold,” summarizes Patrick Goossens. “Jewellery from Goossens are made to be worn, not to convey a particular style or represent wealth.”


Horlogerie Chapitre trois 70.

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Coup de projecteur sur la Twin Beat de Vacheron Constantin, une montre à deux cœurs Conversation autour du Tourbillon Souverain Vertical avec le maître horloger François-Paul Journe Quand l’horlogerie s’inspire de son passé pour inventer son futur Rencontre avec Ini Archibong qui a dessiné la nouvelle montre féminine d’Hermès : la Galop

Wallpaper, Cosmos by House of Hackney

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Une montre à deux cœurs battants La Traditionnelle Twin Beat Quantième Perpétuel, dévoilée par Vacheron Constantin lors du Salon International de la Haute Horlogerie, peut disposer de 65 jours de réserve de marche. Une complication tellement utile que l’on se demande pourquoi elle n’a pas été inventée plus tôt Vincent Daveau Au cours de ses 260 années d’excellence

horlogère, Vacheron Constantin a acquis une indiscutable réputation en matière d’innovation dans les domaines techniques, tout comme dans ceux visant à améliorer la conception même des instruments de mesure du temps. Dans le cadre d’une première mondiale appelée à redéfinir l’avenir de la Haute Horlogerie, Vacheron Constantin présente la montre Traditionnelle Twin Beat Perpetual Calendar. Unique en son genre, ce garde-temps a été pensé par les horlogers et ingénieurs de la manufacture genevoise pour s’adapter aux besoins et aux usages des utilisateurs de la montre. Le cadran de la Traditionnelle Twin Beat Quantième Perpétuel, proposée en platine et dans un diamètre contemporain de 42 mm, surprend par son design mêlant guillochage original et surfaces en saphir. On pressent, par ce traitement très élaboré, que cette pièce au dessin clair et presque sage, n’a rien de classique. Les guichets et compteurs, parfaitement positionnés, confèrent à l’ensemble cet équilibre né du respect de la Divine Proportion. Toutefois, cet instrument offre plus que n’en dit sa sobre silhouette.

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L’inscription des 5 Hertz et des 1,2 Hertz apparaissant dans le secteur, tout comme la présence d’un indicateur de réserve de marche circulaire portant deux échelles de temps différentes, alerteront les amateurs férus de technique et les feront s’interroger sur leur raison d’être. Les plus curieux retourneront la montre pour voir le calibre et découvriront avec stupeur que ce nouveau mouvement mécanique à remontage manuel aux finitions contemporaines (traitement NAC anthracite) et soignées, emporte deux


balanciers de tailles différentes. Ce mécanisme inédit, qui aurait dû être inventé il y a des décennies, permettra à son propriétaire de choisir la durée de la réserve de marche de son garde-temps en fonction de ses besoins. Lorsque son possesseur entendra remiser la Traditionnelle Twin Beat Quantième Perpétuel dans son coffre sans que ce rangement affecte les réglages du quantième perpétuel, il lui suffira de faire basculer son mécanisme en mode « Veille » d’une simple pression sur le poussoir situé à 8 heures. Cette action aura pour effet de stopper le balancier vibrant à 36’000 alternances par heure et de lancer simultanément un second balancier oscillant à une fréquence considérablement réduite de 1,2 Hz (8’640 alternances/h). Ce qui permet d’étendre la réserve de marche maximale et de la faire passer de 4 jours à 65 jours au minimum (73 jours au mieux). Cette opération de mise en veille ou de remise en vitesse de fonctionnement normal est réversible et peut être répétée autant de fois que nécessaire, sans que cela ait d’incidence sur la précision chronométrique de la montre et sans que cela modifie les indications du calendrier perpétuel qui restent parfaitement à jour et ne nécessitent aucun réglage fastidieux. Cinq pièces seront produites cette année dans les ateliers de la manufacture. Beaucoup d’appelés, très peu d’élus…

A watch with two flying hearts The Traditional Twin Beat Perpetual Calendar, unveiled by Vacheron Constantin at the Salon International de la Haute Horlogerie, can have 65 days of power reserve, a mechanism so useful that one wonders why it was not invented earlier. During its 260 years of watchmaking excellence, Vacheron Constantin has gained an indisputable reputation for innovation in the technical fields, as well as those aimed at improving the very design of time-measuring instruments. As part of a world first to redefine the future of Haute Horlogerie, Vacheron Constantin presents the Traditional Twin Beat Perpetual Calendar watch. Unique in its kind, this timepiece has been designed by the watchmakers and engineers of the Geneva-based manufacturer to adapt to the needs and requirements of watch users. The dial of the Traditional Twin Beat Perpetual Calendar, available in platinum and in a contemporary diameter of 42 mm, surprises with its design mixing original hand guilloché and sapphire surfaces. We

suspect, by this very elaborate treatment that this piece, with a clear and almost wise design, is not classic. The windows and counters, perfectly positioned, give the watch a peculiar harmony born of the respect for the divine proportion. However, this instrument offers more than its sober silhouette says. The inscriptions of the 5 Hertz and 1,2 Hertz appearing in the sector, as well as the presence of a circular power reserve indicator with two different time scales, will alert watchmaking enthusiasts. When they turn over the watch and have a thorough look at the calibre they will discover with astonishment that this new mechanical movement with manual winding and with contemporary finishings and detail, carries two balance- wheels of different sizes. This original mechanism, which should have been invented decades ago, will allow its owner to choose the duration of the power reserve of his timepiece according to his

needs. When its owner intends to store the Traditional Twin Beat Perpetual Calendar in his safe without any side effects on the settings of the perpetual calendar, he can switch his mechanism in “Standby” mode by simply pressing the button located at 8 hours. This will stop the balance-wheel that beats at 36,000 vibrations per hour and simultaneously launch a second balancewheel at a considerably reduced frequency of 1,2 Hz (8’640 vibrations / h). This allows the owner to extend the power reserve from 4 days to 65 days minimum (73 days at best). This normal standby or restoring operation is reversible and can be repeated as many times as necessary, without affecting the chronometric accuracy of the watch and without modifying the indications of the perpetual calendar, which remain perfectly up to date and do not require any tedious adjustments. Five timepieces will be produced this year in the workshops of the manufacturers. Many are requested, but few will be chosen ... 71


“Je n’ai aucune conviction quand je crée : j’ai peur” Vingt ans après avoir créé le Tourbillon Souverain, le maître horloger François-Paul Journe lance le Tourbillon Souverain Vertical. Lors d’un long entretien, il revient sur les temps forts de ces vingt dernières années, il évoque ses maîtres et l’importance du passé pour inventer le présent, il explique son sens tout particulier de l’écoulement du temps lors du processus créatif, il raconte les raisons de l’entrée de Chanel dans son entreprise et il rit aussi, parfois.

Isabelle Cerboneschi

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pour la terminer. Cette ténacité, ce jusqueboutisme font sa force encore aujourd’hui. En apprenant à réparer des garde-temps anciens, il a compris que la voie à suivre était une subtile équation entre la quête de perfection, l’exploit technique et une esthétique intemporelle. Ses montres sont la synthèse de cela. Elles traduisent son respect de l’histoire horlogère, un goût personnel pour le classicisme et une certaine idée de l’horlogerie contemporaine. Ses garde-temps ont un visage sans âge, marqué non par les signes du temps, mais par l’histoire du temps. D’où sa devise « Invenit et fecit » (il a inventé et il a fait, ndlr), gravée sur ses cadrans.

La première fois que j’ai rencontré

François-Paul Journe, c’était au début des années 1990. Il venait de s’installer à Genève dans un bureau sans charme, mais cela n’avait aucune importance car son trésor était tout entier dans sa tête et dans ses mains. En 1999 il me présentait son Tourbillon Souverain avec remontoir d’égalité. Vingt ans plus tard, dans sa manufacture, il m’explique son nouveau Tourbillon Souverain Vertical. Face à lui pour la énième fois, l’écoutant raconter cette nouvelle complication, comme si la chose allait de soi et que tout était simple, j’ai pris conscience de tout ce que le temps, lorsqu’il est bien employé et que le chemin suivi est juste, peut accomplir sur une destinée. C’est une forme d’indifférence pour un futur dans lequel il n’avait pas envie de se projeter qui ont mené cet élève « difficile » vers le collège Lapérine, à Marseille (devenu le Lycée Professionnel Léonard de Vinci) pour y étudier l’horlogerie. Marseille, c’est la ville où il est né et dont il a gardé un peu de soleil dans la voix. Après un passage au Collège Pierre Girard à Paris, la loyauté familiale a fait le reste. Son oncle, Michel Journe, célèbre restaurateur d’horlogerie ancienne, avait ouvert la voie horlogère. Pourquoi ne pas la suivre ? Et c’est ainsi qu’oncle et neveu ont travaillé ensemble, restaurant les chefs-d’œuvre horlogers du passé. La passion pour ce monde de l’infini précis et précieux n’est pas tombée sur lui comme une révélation : elle est venue peu à peu, de manière naturelle, en faisant. Parce qu’il n’avait pas les moyens de s’offrir une montre signée par l’illustre d’Abraham-Louis Breguet, qu’il admirait, François-Paul Journe a décidé de réaliser sa propre montre de poche dotée d’un tourbillon, entièrement à la main. Il avait 20 ans. Il a mis cinq ans

François-Paul Journe fait partie de ces rares maîtres horlogers à n’avoir jamais sacrifié sa vision, poursuivant inlassablement ses idées iconoclastes, avec toujours, en guise de garde-fou, un respect pour les maîtres du passé. En septembre dernier, le groupe Chanel entrait à hauteur de 20% dans son entreprise, venant s’ajouter aux deux autres associés de François-Paul Journe, afin d’assurer la pérennité de son entreprise. Le maître horloger, depuis, appréhende la vie avec une légèreté qu’on ne lui connaissait pas. Dans son panthéon horloger, Abraham Louis Breguet est le maître. Celui qui vient juste après, c’est George Daniels, ce maître horloger décédé en 2011. On pourrait rajouter un troisième homme à ce palmarès: l’expert horloger Jean-Claude Sabrier, dont François-Paul Journe a racheté la bibliothèque en 2015. Le maître horloger a une manière touchante de vénérer: il le fait de façon absolue, radicale, en miroir de son caractère. Le jour de notre rencontre, il m’a présenté l’un de ses plus grands admirateurs qui tient le blog The JourneGuy. Ce collectionneur a appris le français juste pour pouvoir l’interviewer sans traducteur. Dans cette fameuse interview, FrançoisPaul Journe lui a confié qu’il rêvait d’une impossible rencontre : s’asseoir aux côtés de Breguet.The JourneGuy lui a offert tableau réalisé à son attention, le montrant à table avec Abraham-Louis Breguet et George Daniels. Le maître horloger en a perdu la voix. François-Paul Journe est du genre obstiné: poursuivre tous les défis, mais un à la fois. Il aura mis six ans pour créer la Sonnerie Souveraine avec répétition minutes qu’il a lancée en 2006 et retirée du catalogue fin 2018. Ce garde-temps était un exploit horloger et « une grande leçon d’humilité ». Il laisse temporairement la place à une montre astronomique qui sera lancée à l’occasion de la vente caritative Only Watch. Mais le jour de notre rencontre, il fut surtout question du Tourbillon Souverain Vertical, qu’il commençait à présenter. François-Paul Journe était serein, comme un homme qui n’a plus besoin de se prouver à lui-même

qu’il est capable de tutoyer l’impossible. I.C. : Qu’est-ce que le Tourbillon Souverain Vertical apporte de plus à celui que vous avez créé il y a vingt ans ? François-Paul Journe: Ce qui est formidable, c’est que le premier article sur le Tourbillon Souverain, c’est vous qui l’avez écrit! Vous devriez pouvoir répondre à cette question (rires). Il va apporter une nouvelle vie à ce tourbillon car c’est un produit légèrement différent. Le plus difficile fut de lui trouver un look. Une montre, c’est une émotion. Il faut qu’elle ravisse les gens. J’ai essayé de garder l’esprit du premier tourbillon bracelet que j’avais fait en 1991, tout en y ajoutant quelque chose de moderne. Le cadran est formé du mouvement guilloché avec un petit cadran en émail. Pourquoi un tourbillon vertical? Abraham-Louis Breguet a inventé le tourbillon pour des montres de poche, or dans les poches, le tourbillon était positionné à la verticale. Ensuite, quand la personne s’en défaisait, elle le posait verticalement sur un support. Celui-ci, c’est la même chose sauf qu’il s’agit d’une montre-bracelet: quand on la met sur une table, le tourbillon reste vertical. Une fois, posés à plat, tous les tourbillons horizontaux perdent 4 secondes dans la nuit, parce qu’il y a plus de frottements sur la pointe des pivots. On perd des secondes, même avec un remontoir d’égalité. Est-ce qu’il vous aurait été possible, technologiquement parlant, de le créer il y a vingt ans? Il ne me manquait rien mais je n’y ai même pas pensé! Les idées viennent petit à petit. Le visage très épuré de ce garde-temps, d’où vient-il? Je suis revenu à mes premières amours. Il y a un grand classicisme dans ce modèle. Sur le cadran en émail, je voulais recréer l’une des plus belles polices de caractères qui existait sur les pendules du XVIIIe siècle, quand les émailleurs ont su faire des grands cadrans, vers 1770. Ils se sont appliqués alors à créer des polices de caractère très épurées. C’est un choix qui m’est très personnel: dans cette montre on retrouve un peu d’histoire de l’horlogerie, du classicisme et de la modernité. C’est ce mélange de tout qui fait mon style. On verra ce que je ferai dans vingt ans pour le prochain. J’espère que vous reviendrez (rires). L’an passé vous avez retiré du catalogue la Grande Sonnerie que vous vouliez remplacer par une montre astronomique. Est-elle bientôt prête? Le prototype de l’astronomique est fait, le mouvement tourne, c’est un travail de longue haleine. Il reste encore quelques petits détails à régler mais il sera dévoilé lors de la prochaine édition d’Only Watch. On espère qu’il permettra de faire gagner de l’argent au profit de la recherche sur la myopathie!

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Fondation de la Haute Horlogerie, ndlr) avait inventé un barème des complications, un peu comme l’échelle de Richter: le niveau 10 correspondait à une grande sonnerie. Il y a au moins 200 ou 300 marques qui aimeraient atteindre le niveau 10, et nous on l’arrête! (rires). Oui, mais la montre astronomique dépasse le niveau 10! C’est bien supérieur à 10! Mais l’astronomique est une compilation de complications qui sont nécessaires si l’on est amoureux du ciel et des étoiles. La mienne a été conçue pour observer la voûte céleste. C’est un instrument qui aurait pu servir à un astronome du XVIIIe ou du XIXe siècle: il lui aurait donné au minimum les informations nécessaires pour faire son métier. La Grande Sonnerie, en revanche, c’est comme si l’on faisait un triple salto arrière en se recevant sur la pointe des pieds, sans même être décoiffé. C’est un exercice très difficile. Vous aviez mis six ans pour créer la Grande Sonnerie. Oui et beaucoup plus pour l’astronomique: je l’ai commencée en 2006. Il y a beaucoup d’indications sur le cadran et je n’arrivais pas à trouver son esthétique. Pendant six ans, j’ai cherché comment j’allais dessiner le visage de cette montre. J’ai fait je ne sais combien de dessins ! Et quand j’ai trouvé la formule, on a pu travailler relativement vite. Tant que ce n’est pas bon, je remets le projet à plus tard et entretemps, je fais quelque chose de plus facile.

page 72 : Le maître horloger François-Paul Journe © Nasha Gazetta page 74 & 75: Tourbillon Souverain Vertical, F.P. Journe. Photos et retouches : Studio Diode - Denis Hayoun.

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En général les montres cédées à Only Watch sont des pièces uniques. J’imagine que vous allez refaire d’autres exemplaires pour vos clients? C’est le prototype que nous mettons en vente. Ensuite il y aura la série. Enfin, quand je dis série: j’imagine qu’on en fabriquera autant d’exemplaires que la Grande Sonnerie. En 2006, quand on avait lancé la Grande Sonnerie, on a eu vingt commandes, et encore, on n’était pas trop connus! Quand l’astronomique va faire le tour du monde avec Only Watch on aura certainement 40 commandes, au minimum. On va essayer de les tenir mais on ne pourra peut-être pas. Dans la Grande Sonnerie, il y avait 465 composants et dans celle-ci il y en a 900 ! Réussir à faire une montre astronomique, c’est aussi une histoire de prestige. Franco Cologni (le président de la

Entretemps vous avez lancé l’Elégante, avec son mouvement électromécanique qui s’arrête de fonctionner quand la personne cesse de porter sa montre, et se remet automatiquement à l’heure lorsqu’elle est reprise en main. Oui mais je n’ai pas beaucoup travaillé dessus car c’était un travail de recherche. Le plus compliqué fut de faire marcher les premières séries: je soudais les bobines au binoculaire avec le fer à souder ! La mise au point du concept a pris un an. Nous avons refait trois ou quatre fois les circuits intégrés. Maintenant tout va bien. Avant l’Élégante vous n’aviez jamais défini vos montres selon un sexe donné, or celle-ci est clairement destinée aux femmes. Je reprends une phrase de Jean-Claude Biver : « Une montre, c’est comme une voiture. » Où avez-vous vu qu’il y a des voitures pour les femmes? De nombreuses marques le pensent … Je n’y crois pas du tout : il y a des petites tailles, des grandes tailles, …Au début, quand j’ai voulu faire l’Élégante, je voulais un design féminin. J’ai l’ai confié à une designer de Paris mais le résultat ressemblait à tout sauf à une montre F.P. Journe. Je l’ai donc fait moi-même : un design normal, avec un


cadran où l’on peut lire l’heure, une ligne des minutes ronde et des aiguilles qui tournent. D’où vous vient cette conviction d’être dans le juste lorsque vous créez une nouvelle montre? Je n’ai aucune conviction quand je crée : j’ai peur. Mais je sais ce que j’ai envie de faire. En 1991, quand j’ai fait mon premier tourbillon bracelet, c’était trop tôt: il n’a pas plu. Je l’ai exposé à Bâle quand j’étais à l’AHCI. Les gens ne l’ont pas compris. Je l’ai mis à mon poignet et j’ai attendu. En 1994, je suis allé déjeuner à l’Hippopotamus de Montparnasse. C’était l’été, on avait les manches relevées. La fille à l’accueil a vu mon poignet et m’a dit : « C’est quoi cette montre ? C’est fantastique ! ». Et je me suis dit que si la réceptionniste de l’Hippopotamus était capable de comprendre ce que j’avais fait, cela voulait dire que le monde avait changé et que le moment était venu. J’ai commencé à dessiner la collection. A l’époque je vivais entre Paris et Sainte-Croix.

Le prix permet aux apprentis d’acheter leurs propres outils et leur donne une visibilité médiatique. Est-ce que cela suffit? L’atelier de mon oncle Michel était à SaintGermain-des-Prés, dans le quartier des antiquaires. Il vendait des montres et des pendules anciennes, que nous réparions, et tout de suite, j’ai été plongé dans le bain des collectionneurs. J’ai connu ces gens. Quand j’ai fait ma première montre, immédiatement des clients étaient là. Ces jeunes, qui sortent de l’école, n’ont pas eu cette chance : il leur faut une couverture médiatique importante pour qu’ils soient visibles. Cela va leur permettre, s’ils sont talentueux et ont le sens du commerce, de discuter avec des collectionneurs et de faire des propositions. Ils feront leur première affaire et s’ils

travaillent bien, ils en feront une deuxième et cela s’enchaînera. En parlant d’apprentissage, qui fut votre plus grand maître? George Daniels. C’était un autodidacte qui a aimé l’horlogerie follement. Quand il avait 15 ans, pour gagner sa vie, il jouait au poker sur les docks. Puis il a commencé à s’intéresser à la mécanique horlogère et quand il a découvert l’univers de Breguet, il a fait comme tous ceux qui naissent à l’horlogerie: il n’y a rien de plus beau que le premier tourbillon de Breguet et il en a fait sa propre version. Moi aussi, ma première montre, je l’ai créée par rapport à celle de Breguet. Tout le monde passe par là, c’est le tuyau originel.

En 2016 vous avez créé le service Patrimoine, qui permet à des collectionneurs d’acheter des montres qui ne sont plus en production, mais que vous révisez entièrement. Comment évolue ce service? Très bien. L’idée est venue par hasard: des clients recherchaient un modèle particulier. Ils ne voulaient pas l’acheter en vente publique, ni sur internet. Ils nous ont demandé de la racheter pour eux, de la remettre en état et de leur donner une garantie. La première année, nous avons fait un chiffre de 1,7 million. Attention, ce n’est pas du gain, car c’est un service! On ne gagne pas vraiment d’argent avec cela: la marge est toute petite. Mais c’est bon pour l’image et bon pour nos clients qui sont heureux de pouvoir acheter une montre en parfait état, presque comme si elle sortait de la manufacture. Je les achète chez Christie’s, chez Sotheby’s. J’ai récemment racheté une montre qui avait été volée lors du cambriolage du Musée de l’horlogerie de Genève (en novembre 2002, ndlr), et qui avait été rachetée par les assurances: elle avait été retrouvée en Italie, elle était partie je ne sais comment au Etats-Unis. Nous l’avions prêtée en 2002 et elle nous est revenue après avoir fait tout ce chemin. Pendant le dernier Salon International de la Haute Horlogerie, vous avez participé à la remise du Young Talent Competition, destiné à découvrir de jeunes apprentis horlogers. La transmission dans votre métier est essentielle. Avez-vous le sentiment que les écoles laissent certains métiers de côtés? Oui mais c’est normal. Les écoles sont faites pour former des horlogers généralistes, parce que les maisons ont besoin de cela. Elles ne peuvent pas créer des artistes.

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Le grand problème des horlogers indépendants est la transmission de leur savoir et de leur entreprise. En septembre 2018 vous avez passé un accord avec Chanel qui a pris une participation de 20%. Ce n’est pas la première fois qu’on vous approche. Pourquoi avoir choisi Chanel? Ce sont des amis, ils aiment mon travail. Ils m’avaient déjà demandé d’entrer dans l’entreprise il y a dix ans mais j’attendais de voir ce que feraient mes enfants. Mon grand, Charles, qui est à Paris, fait des études d’histoire. C’est une bibliothèque vivante. Le petit, je voulais le faire entrer à l’école d’horlogerie, à Genève, il y a 3 ans, mais sa passion c’est le basket. Chaque fois que je partais en voyage, j’étais inquiet. Je me suis dit que s’il m’arrivait quelque chose, je ne voudrais pas qu’un groupe vienne ennuyer mes enfants. Voilà pourquoi Chanel : on est dans le même business, le luxe à échelle humaine. Cela devrait rassurer tout le monde. Êtes-vous heureux? Chaque fois que l’on me pose cette question, je réponds par une litote: je ne suis pas malheureux (rires).

“I have no conviction when I create: I’m afraid” Twenty years after having created the Tourbillon Souverain, master watchmaker François-Paul Journe launches the Tourbillon Souverain Vertical. During a long interview, he talks about the highlights of the last twenty years, he evokes his masters and the importance of the past to invent the present, he explains his particular sense of time during the creative process, he explains the reasons for Chanel’s entry into his business and he laughs too, sometimes. The first time I met François-Paul Journe was in the early 1990s. He had just moved to Geneva in an office without charm, but it did not matter because his treasure was entirely in his head and in his hands. In 1999 he introduced me to his Tourbillon Souverain, with constant-force device. Twenty years later, in his watch manufactury, he explains to me his new Tourbillon Vertical Souverain. While he explains this new complicated watch, like an evidence, I become aware of the effect of time on a destiny, when someone choses the right path and does what he is designed for. 76

It is a form of indifference to a future in which he did not want to project himself that led this “difficult” student to the Lapérine College in Marseille (now le Lycée Professionnel Léonard de Vincil) to study watchmaking. Marseille is the city where he was born and he kept a little bit of sun in his voice. After a short passage at Pierre Girard College in Paris, family loyalty did the rest. His uncle, Michel Journe, famous restorer of ancient watches and clocks had opened the watchmaking way. Why not follow it? And so uncle and nephew worked together, restoring the watchmaking masterpieces of the past. The passion for this world has not fallen on him like a revelation: it has been revealed little by little, in a natural way, by doing. Because he did not have enough money to afford a watch signed by the illustrious Abraham-Louis Breguet, whom he admired, François-Paul Journe decided to make his own pocket watch with a Tourbillon, 100% handmade. He was 20 years old. It took five years to complete this piece. Tenacity and will, were and still are the keys. As he learned to repair old timepieces, he understood that the way forward was a subtle equation between the pursuit of perfection, the technical achievement, and a timeless aesthetic. His watches are the synthesis of all that. They reflect his respect for watchmaking history, a personal taste for classicism and a certain idea of contemporary watchmaking. His timepieces have an ageless face, marked not by the signs of time, but by the history of time. Hence his motto “Invenit and fecit” (he invented and he did, ed) engraved on his dials. François-Paul Journe is one of those few master watchmakers who have never sacrificed his vision, tirelessly pursuing his iconoclastic ideas, but with the respect for the masters of the past. Last September, Chanel bought a minority stake of 20% in F.P. Journe, to ensure the sustainability of his business. The master watchmaker, since, apprehends life with a lightness that we did not know of him. In his own horological pantheon, Abraham Louis Breguet is the master. The next one is George Daniels, who passed away in 2011. One could add a third man to this list: the watchmaking expert Jean-Claude Sabrier, whose library François-Paul Journe bought in 2015. The master watchmaker has a touching way of venerating: he does so in an absolute, radical way, mirroring his character. The day we met, he introduced me to one of his biggest fans who runs the blog The JourneGuy. This watch collector learned French only to be able to interview him without a translator. In this famous interview, François-Paul Journe confided to him that he dreamed of an impossible meeting: to sit beside Breguet. The JourneGuy offered

him a painting, showing him sitting at a table with Abraham-Louis Breguet and George Daniels. Discovering the painting, FrançoisPaul Journe has lost his voice. François-Paul Journe is of the obstinate kind: he is in pursuit of all the challenges, but one at a time. It took him six years to create the Sonnerie Souveraine with minute repeater, which he launched in 2006 and removed from the catalog at the end of 2018. This timepiece was a watchmaking achievement and a “great lesson of humility”. It temporarily leaves its place to an astronomical watch that will be launched on the occasion of the charity sale Only Watch. But the day we met, we talked mostly about the Tourbillon Souverain Vertical. FrancoisPaul Journe was serene, like a man who no longer needs to prove to himself that he is capable of reaching the impossible. I.C.: What does the Tourbillon Souverain Vertical bring to the one you created twenty years ago? François-Paul Journe: You were the one who published the first article on the Tourbillon Souverain: you should be able to answer this question (laughs). It will bring a new life to this Tourbillon because it is a slightly different product. The most difficult thing was to find its look. A watch is an emotion. It has to ravish people. I tried to keep the spirit of the first Tourbillon bracelet I made in 1991, while adding something modern. The dial is made of guilloché movement with a small enamel dial. Why a vertical tourbillon? Abraham-Louis Breguet invented the tourbillon for pocket watches, and when in the pockets, the tourbillon was positioned vertically. Then, when the owner discarded it, he would put it vertically on a support. This one is the same concept but adapted to a wristwatch: when you put it on a table, the tourbillon remains vertical. Once laid flat, all horizontal tourbillons lose 4 seconds in the night, because there is more friction on the tip of the pivots. We lose seconds, even with a constant-force device. Would it have been possible, technologically speaking, to create it twenty years ago? I could have, but I did not even think about it! Ideas come little by little. The face of this timepiece, very pure, where does it come from? I came back to my first love. There is a great classicism in this watch. On the enamel dial, I wanted to recreate one of the finest fonts that existed on the clocks of the eighteenth century, when master enamelists were able to make large dials, around 1770. They put efforts in creating fonts with very clean characters. It is a very personnal choice: in this watch we can find a little bit of history of watchmaking, classicism and modernity. It’s this mix of everything that makes my style.


Last year you removed from the catalog the Grande Sonnerie that you intended to replace with an astronomical watch. Is it ready yet? The prototype of the astronomical is made, the movement does work, it is a long-term job. There are still a few small details to settle but it will be unveiled at the next edition of Only Watch. We hope that it will save money for myopathy research!

around the world with Only Watch, we will certainly receive 40 orders, at least. We will try to respond to the requests, but we might not be able to. In the Grande Sonnerie, there were 465 components and in this one there are 900! To succeed in creating an astronomical watch is also a matter of prestige. Franco Cologni (president of the Fondation de la Haute Horlogerie, ed) had invented a scale of complications, much like the Richter scale: the level 10 corresponded to a grande sonnerie. There are at least 200 or 300 brands that would like to reach level 10, and we stop it! (Laughs).

In general, the watches sold during Only Watch are unique pieces. I imagine you will redo other copies for your customers? We are selling the prototype. Then, there will be the series. And when I say series: I imagine that we will make as many copies as the Grande Sonnerie. In 2006, when we launched the Grande Sonnerie, we had twenty orders, and again, we were not well known! When the astronomical shall travel

Yes, but the astronomical watch exceeds level 10! It is well above 10! But the astronomical is a compilation of complications that are necessary for a person who is in love with the sky and the stars. Mine was designed to observe the sky. It is an instrument that could have served an astronomer of the eighteenth or nineteenth century: it would have given him the minimum informations needed to do his job. The Grande Sonnerie,

We will see what I will do in twenty years for the next one. I hope you’ll come back (laughs).

on the other hand, is as if you were doing a triple back flip, receiving yourself on tiptoe, without even being disheveled. It is a very difficult exercise. It took you six years to create this Grande Sonnerie. Yes and much more for the astronomical watch: I started in 2006. There are many indications on the dial and I could not find its aesthetic. For six years, I looked for how I was going to draw the face of this watch. I did so many drawings! And when I found the formula, we were able to work relatively quickly. As long as it’s not good, I postpone the project and in the meantime, I’m doing something easier.

François-Paul Journe dans ses ateliers @F.P Journe 77


Meanwhile you have launched the Elegant, with its electromechanical movement that stops working when the person stops wearing the watch, and automatically returns to the time when it is taken in hand again. Yes, but I did not work much on it because it was a research project. The most complicated was to run the first series: I sold the coils with the soldering iron, looking through the binocular! The development of the concept took a year. We have redone the integrated circuits three or four times. Now all is fine. Before the Elegant you had never defined your watches according to a given gender, but this one is clearly intended for women. I’ll use a sentence of Jean-Claude Biver: « A watch is like a car ». Where did you see that there are cars for women? Many brands do think so... I do not believe in this at all: there are small sizes, large sizes, ... At first, when I wanted to do the Elegant, I wanted a feminine design. I entrusted it to a designer from Paris but the result was like everything except a F.P. Journe watch. So I did it myself: a normal design, with a dial where you can read the time, and rotating hands. Where does this conviction that this is the right thing to do come from when you create a new watch? I have no conviction, when I create: I am afraid. But I know what I want to do. In 1991 when I made my first tourbillon bracelet, it was too early: it did not please people. I exhibited it in Basel when I was at AHCI. People did not understand it. I put it on my wrist and waited. In 1994, I went to lunch at the Hippopotamus of Montparnasse. It was summer, we had the sleeves up. The girl at the desk saw my wrist and said, “What’s this watch? It’s fantastic ! “. And I told myself that if the Hippopotamus receptionist was able to understand what I had done, it meant that the world had changed and the time had come. I started drawing the collection. At the time I lived between Paris and Sainte-Croix. In 2016 you created the Patrimoine service, which allows collectors to buy watches that are no longer in production, but that you revise entirely. How is this service evolving? Very well. The idea came by chance: customers were looking for a particular model. They did not want to buy it in public sale or on the internet. They asked us to buy it for them, restore it and give them a guarantee. The first year, we made a figure of 1.7 million. But it’s not gain, because it’s a service! You do not really make money with that: the margin is very small. But it’s good for the image and good for our customers who are happy to be able to buy a watch in 78

perfect condition, almost as if it was coming out of the factory. I buy them from Christie’s, Sotheby’s. I recently bought a watch that had been stolen during the robbery of the Geneva Watchmaking Museum (in November 2002, ed), which had been bought back by the insurance companies: it had been found in Italy, it flew I do not know how in the United States. We lent it in 2002 and it came back to us after having come that far. During the last Salon International de la Haute Horlogerie, you participated in the presentation of the Young Talent Competition, intended to discover young apprentice watchmakers. Transmission in your business is essential. Do you feel that schools leave some trades aside? Yes, but it’s normal. Schools are made to train general watchmakers, because houses need that. They cannot create artists. The prize given allows apprentices to buy their own tools and give them media exposure. Is that enough? My Uncle Michel’s studio was in SaintGermain-des-Prés, in the antiques district. He sold watches and old clocks, which we repaired, and immediately I was immersed amongst watch collectors. I knew these people. When I made my first watch, customers were there. These young people, who are coming out of school, did not have this chance: they need important media coverage to be visible. This will allow them, if they are talented and have the sense of trade, to talk to collectors and make proposals. They will do their first business and if they work well, they will do a second one and it will go on. Speaking of learning, who was your greatest teacher? George Daniels. He was an autodidact who loved watchmaking foolishly. To make a living when he was 15, he played poker on the docks. Then he began to take an interest in watchmaking mechanics and when he discovered Breguet’s universe, he did like any other watchmaker: there is nothing more beautiful than the first tourbillon of Breguet and he made his own version. Me too, my first watch, I created it compared to that of Breguet. Everyone goes through this original pipeline. The problem of independent watchmakers is the transmission of their knowledge and their company. In September 2018 you made an agreement with Chanel which took a 20% minority stake. This is not the first time groups approach you. Why did you choose Chanel? They are friends, they love my job. They had already asked me to join the company ten years ago but I was waiting to see what my children would do. My eldest son, Charles, who lives in Paris, is studying history. He is a living library but he’s not much into watches. The kid, I wanted to bring him to

the watchmaking school, in Geneva, 3 years ago, but his passion is basketball. Whenever I went on a trip, I was worried. I told myself that if something happened to me, I would not want a group to annoy my children. That’s why Chanel: we are in the same business, luxury on a human scale. This should reassure everyone. Are you happy? Whenever I’m asked this question, I answer with an understatement: I’m not unhappy (laughs).


Quand l’horlogerie se conjugue au futur

Les visiteurs du dernier Salon International de la Haute Horlogerie ont pu découvrir une industrie qui cherchait à écrire son futur tout en réinventant le passé, par l’usage de nouveaux matériaux ou de techniques inusitées. Une tendance qui touchait toutes les marques, y compris certaines habituées à entretenir un classicisme ultramontain. Faut-il voir dans cette mutation, un changement d’ère ? Vincent Daveau Photos et retouches : Studio Diode - Denis Hayoun

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L’avenir le dira, mais l’orientation prise

par le métier ces dernières années tend à prouver qu’il est assez peu probable de voir la pure tradition horlogère revenir sur le devant de la scène. Actuellement, seuls quelques irréductibles prêts à tout pour vendre du rêve à travers le rappel de ce dont étaient capables les horlogers du passé restent attachés à une vision d’antan idéalisée. A chacun sa transition Cette approche passéiste a renforcé l’idée chez les amateurs désireux de vivre avec leur temps, que la tradition avait vécu et qu’il était l’heure d’assumer pleinement l’idée de faire des montres modernes avec des matériaux d’avenir à l’aide de programmes informatiques ultra performants et des machines à commandes numériques de pointe, identiques à celles utilisées dans le secteur aéronautique ou spatial. L’horlogerie du présent est celle des ingénieurs maîtrisant Pro Engineer, Catia et celles des physiciens et des chimistes manipulant de nouvelles matières. Les travaux menés ces dernières années par les entreprises vivant dans leur époque, visent à mettre au point des instruments capables d’apporter des solutions aux problématiques des utilisateurs d’aujourd’hui. L’âge de carbone De toute évidence, la piste des matériaux innovants ou originaux dans le métier est la plus ancienne piste suivie par les horlogers suisses. Elle a permis de ménager la tradition tout en offrant aux adeptes de produits inscrits dans leur époque un cadre correspondant à leur idéal. Richard Mille a joué à fond sur ce thème pour s’imposer comme un acteur majeur de la modernité, sans renoncer à la tradition en matière de mécanique horlogère. Au fil des ans, les matériaux innovants ont également été intégrés dans la construction des mouvements. Dans ce domaine, la manufacture Ulysse Nardin a saisi avant les autres toutes les potentialités qu’offraient les nouvelles technologies. Avant-gardiste, elle a expérimenté bien des matériaux venus d’univers connexes pour les appliquer à l’horlogerie. Elle a été par exemple la première à utiliser le silicium, l’une des premières à faire emploi de la croissance galvanique des matériaux pour ses spiraux en diamants et était également précurseur en matière de traitements de surface avec le DiamonSil®. Aujourd’hui, cette maison lance le Carbonium®. Ce matériau utilisé pour la Freak X et la Skeleton X présente un rapport poids-performance exceptionnel. Comme le souligne Patrick Pruniaux, le CEO de l’entreprise, « ce composite employé en aéronautique a comme qualité d’être éco-responsable car son impact environnemental est deux fois moindre que la fibre de carbone conventionnelle ».

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Et en matière de carbone, le Salon International de la Haute Horlogerie (SIHH) qui s’est tenu à Genève en janvier, n’a pas fini de surprendre. Patrick Pruniaux présentait également une Laureato Absolute en Carbon Glass chez Girard-Perregaux, dont il est également le CEO. Étonnante par son aspect givré et sa faculté de capter la lumière, la montre a suscité l’attention du public qui s’interrogeait sur son mode de fabrication. Son boîtier est le fruit d’un assemblage soumis à très haute pression de nappages de fibres de carbone et de fibres de verre colorées (la couleur peut varier en fonction des envies et des besoins). Très légère, cette structure d’un nouveau type associe haute résistance et esthétique avantageuse ; deux atouts susceptibles de servir la cause d’instruments aux design contemporains. Mais la technologie s’exprimait aussi dans les couloirs des salons et alentour. Ainsi, il a été possible de voir fonctionner la dernière création de Dominique Renaud –the Watch Odyssey - avec son résonateur à couteau en silicium, les dernières itérations de la Zenith Defy Lab et la nouvelle TAG Heuer Carrera Calibre Heuer 02T Tourbillon Nanograph. Ce produit déjà connu sur base de calibre Heuer 02 Tourbillon emporte un spiral de nouvelle génération. « Je ne voulais pas un spiral en silicium, un matériau détourné de ce que les électroniciens utilisent, explique Guy Sémon Président de l’Institut Horloger de LVMH. Je voulais avoir un spiral qui apporte quelque chose aux consommateurs et qui soit réalisé dans un nouveau matériau. Quand on est physicien, on prend le Tableau Périodique des éléments et on mélange ceux avec qui on a une affinité. Moi, mon truc, c’est le carbone, autrement dit le graphite. Organisé différemment, ces mêmes atomes donnent le diamant et dans leur forme allotropique on a le graphène, autrement dit des nanotubes de carbone. Le but a été de mettre au point un polymère avec les propriétés d’un métal ». L’ensemble associé à un balancier en aluminium apporte un vrai plus en matière de résistance. L’avenir nous dira s’il parviendra à concurrencer le classique Elinvar, le silicium de nouvelle génération, mais aussi ceux en alliage de titane que le Swatch Group avec Audemars Piguet mettent au point en ce moment. Revisiter la tradition La modernité horlogère s’exprime aussi au cœur de montres sans que soient utilisés de nouveaux matériaux. C’est le cas de la nouvelle montre Traditionnelle Twin Beat Quantième Perpétuel de Vacheron Constantin qui a catalysé l’attention du public car la manufacture a choisi d’utiliser d’utiliser deux balanciers, avec des fréquences d’oscillation différentes, non pas pour chronométrer des temps avec précision, comme cela avait déjà été fait

dans le passé par d’autres maisons, mais pour augmenter la réserve de marche de la montre équipée d’une complication de quantième perpétuel. Cette nouvelle complication apporte un vrai plus en matière de fonctionnalité et d’usage. Pareillement, la modification apportée à la montre Tourbillon Souverain Vertical de François-Paul Journe, pour moderne qu’elle soit, demeure purement horlogère. « J’ai conçu ce tourbillon vertical pour que le fonctionnement de ce dernier soit constant, quelle que soit sa position lorsqu’elle n’est pas portée et offre ainsi la même amplitude et les mêmes qualités de réglage, que la montre soit posée à plat ou sur le côté, confie le maître horloger.» La nouvelle direction de recherche prise par les horlogers traditionnels semble donc s’orienter vers l’ergonomie et la facilité d’usage. Et ce n’est pas l’originale manufacture Moser & Cie qui démentira ces propos puisqu’elle renouvelle la complication de répétition minutes en lui permettant d’assumer seule et en musique le rôle d’annoncer une heure juste, parce que garantie par la présence d’un régulateur à tourbillon visible au sobre cadran inspiré de celui d’une Apple Watch. Mais l’horlogerie sait aussi aller de l’avant tout en étant régressive. C’est le choix fait par HYT dont les montres à l’image des clepsydres d’antan, affichent l’heure grâce à un fluide bicolore se déplaçant dans un capillaire. La dernière mouture baptisée H2.0, très graphique sous son dôme de saphir, optimise le plaisir de voir le temps s’écouler autrement, au sens premier du terme. Cependant, dans ce monde horloger avide depuis peu de se réapproprier les grands classiques, il en faut aussi pour les amateurs de pur futurisme. Voilà pourquoi la manufacture Urwerk a choisi de revisiter la pendule sympathique de Breguet à sa façon avec le Projet AMC. L’objet a fait l’effet d’une bombe dans le milieu très cosy du SIHH. Et pour cause, la machine ultra précise, au petit air de détonateur dans les James Bond, est vraiment atomique et comme les antiques pendules, capable de remonter et de remettre à l’heure la montre Urwerk qui lui est associée. A sa façon, Urwerk repousse les limites de l’horlogerie mécanique par une association osée entre heure scientifique et heure horlogère. Sorte de chaînon manquant dans le métier, cette machine étonnante et atypique prouve que l’histoire n’est pas prête de s’arrêter. Car, comme le disait Guy Sémon de TAG Heuer : « il n’y pas plus de 10 % de ce qui peut être mis dans une montre qui a été inventé ».


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When watchmaking meets the future Visitors to the last Salon International de la Haute Horlogerie, were able to discover an industry that sought to write its future while reinventing the past through the use of new materials or unusual techniques. A trend that affected all brands, including some accustomed to maintaining a ultramontane classicism. Is it necessary to see in this mutation a change of era The future will tell, but the orientation taken by the trade in recent years tends to prove that it is rather unlikely to see the pure watchmaking tradition coming back to the forefront. At present, only a few diehards willing to do anything to sell dreams through the reminder of what were able the watchmakers of the past remain attached to a vision of yesteryear idealized. To each his transition this backward looking approach reinforced the idea among amateurs eager to live with their time, that tradition had lived and that it was time to fully assume the idea of making modern watches with materials of the future using ultrahigh-performance computer programs and advanced digital control machines, identical to those used in the aeronautical or space sector. The watchmaking of the present is that of engineers mastering Pro Engineer, Catia and those of physicists and chemists manipulating new materials. The work carried out in recent years by companies living in their time is aimed at developing instruments capable of bringing solutions to the problems of today’s users. The carbon age Obviously, the track of innovative or original materials in the craft is the oldest track followed by swiss watchmakers. It has allowed the tradition to be spared while at the same time offering to the followers of contemporary products a framework corresponding to their ideal. Richard Mille has played a great deal on this subject to become a major player in modernity, without giving up the tradition of watchmaking mechanics. Over the years, innovative materials have also been integrated into the construction of movements. In this field, the manufacturer Ulysses Nardin seized before the others all the potentialities offered by the new technologies. This firm ahead of its time has experienced many materials from related universes to apply them to watchmaking. It was for example the first to use silicon, one of the first to make use of the galvanic growth of

materials for its diamond spirals and was also precursor to surface treatments with DiamonSil®. Today, this watchmaking house launches the Carbonium®. This material used for the Freak X and the Skeleton X has an exceptional weight-performance ratio. As Patrick Pruniaux, the CEO of the company, points out, “this composite used in aeronautics has the quality of being eco-responsible because its environmental impact is twice as low as conventional carbon fibre.” And in terms of carbon, the Salon International de la Haute Horlogerie (SIHH) held in Geneva in January, has not finished to surprise. Patrick Pruniaux also presented a watch called Laureato Absolute in Carbon Glass at Girard-Perregaux, of which he is also the CEO. Astonishing by its frosty appearance and its ability to capture the light, the watch aroused the attention of the public who wondered about its method of manufacture. Its case is the result of a very high pressure assembly of carbon fibre and colored glass fibre toppings (colour can vary according to needs). Very light, this structure of a new type combines high resistance and aesthetics; two strengths that could serve the cause of contemporary-design instruments. But the technology was also expressed in the halls of the exhibitions held around the SIHH. Thus, it was possible to see the latest creation of Dominique Renaud, the Watch Odyssey, with its silicon resonator, the latest iterations of the Zenith Defy Lab and the new TAG Heuer Carrera Caliber Heuer 02T Tourbillon Nanograph. This product already known on the basis of calibre Heuer 02 Tourbillon carries a new generation spiral. “I didn’t want a silicon spiral, a material diverted from what the electronics technicians use,” says Guy Sémon president of the LVMH watchmaking Institute. « I wanted to have a spiral that brings something to consumers and is done in a new material. When you are a physicist, you take the periodic table of the elements and you mix together the ones with whom you have an affinity. My thing is carbon, which is graphite. Organized differently, these same atoms give the diamond and in their form allotropic one has the graphene, in other words carbon nanotubes. The goal was to develop a polymer with the properties of a metal. » The combination of an aluminium balance brings a real plus in resistance. The future will tell us whether it will be able to compete with the classic Elinvar, the new generation silicon, but also those titanium alloys that the Swatch Group with Audemars Piguet are developing at this time. Revisiting tradition The watchmaking modernity is also expressed at the heart of watches without the use of new materials. This is the case with the new traditional watch of Vacheron Constantin’s classic Twin Beat perpetual calendar, which catalyzed public attention

because the manufacturer chose to use two pendulums, with different oscillation frequencies, not to time accurately, as this had already been done in the past by other houses, but to increase the power reserve of the watch equipped with a perpetual calendar complication. This new complication brings a real plus in functionality and usage. Similarly, the modification made to the François-Paul Journe’s Tourbillon Vertical Souverain, for modern as it is, remains pure watchmaking. “I designed this vertical tourbillon so that the operation of the latter is constant, irrespective of its position when it is not worn and thus offers the same amplitude and the same adjustment qualities, whether the watch is laid flat or on the side » , entrusts the master watchmaker. The new research direction taken by traditional watchmakers seems therefore to be oriented towards ergonomics and ease of use. And it is not the original Moser & Cie watchmaking brand that will deny these words since it renews the complication of minute repeater by allowing it to assume alone and with music the role of announcing a fair hour, because guaranteed by the presence of a tourbillon regulator visible on the plain dial inspired by an Apple Watch. But watchmaking also knows how to move forward while being regressive. It is the choice made by HYT whose watches in the image of the water clocks of yesteryear, display the hour thanks to a two-colour fluid moving in a capillary. The last version called H 2.0, very graphic under its sapphire dome, optimises the pleasure of seeing time flow otherwise, in the first sense of the term. However, in this world of watchmaking eager to reclaim the great classics, some brands chose to talk to lovers of pure futurism. That’s why the manufacture Urwerk chose to revisit Breguet’s sympathetic pendulum in its own way with the AMC project. The object has the effect of a bomb in the quiet lounges of the SIHH. And for good reason: the ultra precise machine, with its air of detonator found in James Bond movies, is really atomic and like the antique pendulums, able to reset the Urwerk watch associated with it. In its own way, Urwerk expand the boundaries of mechanical watchmaking by a daring an association between scientific time and watchmaking time. A kind of missing link in the industry, this amazing and atypical machine proves that history is not ready to stop. And, as Guy Sémon says: “There is no more than 10% of what can be put in a watch that was invented “. Urwerk UR-105 CT “Maverick”. Photo: Urwerk Skeleton X en version Carbonium Gold, wUlysse Nardin Laureato Absolute Chronograph Carbon Glass, Girard-Perregaux Art Piece Edition Historique, Greubel Forsey Tourbillon Souverain Vertical, François-Paul Journe Carrera Calibre Heuer 02T Tourbillon Nanograph, Tag Heuer H2.0 Time is Fluid, HYT 83


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“J’ai choisi de vivre dans un monde où il y aurait place pour la magie.” Le designer Ini Archibong a créé la nouvelle montre Galop d’Hermès présentée en janvier au Salon International de la Haute Horlogerie. Il s’est inspiré de l’histoire équestre de la maison et de ses harnachements. Un modèle pour les femmes, que les hommes leur emprunteront sûrement. Isabelle Cerboneschi Le designer Ini Archibong a reçu en

héritage un nom qui semble l’avoir prédestiné à dessiner une montre un jour. Ini signifie « le temps » et Archibong, quelque chose qui s’approcherait de « béni de Dieu ». Mais cela, la maison Hermès ne le savait pas encore lorsqu’il fut question de lui demander de dessiner une montre féminine, il y a trois ans. Ini Archibong a longtemps cherché sa voie avant de la laisser s’imposer d’elle-même. Né en Californie, de parents originaires d’Afrique de l’Ouest, il a essayé de se fondre dans le juste moule, comme on l’entend outre-Atlantique: collège, université, un métier qui fait sens pour une famille où tout le monde a étudié dans une Yvy League. Il va sans dire que devenir designer n’était pas une option. Ini Archibong a donc étudié le business à l’University of Southern California et aurait pu devenir banquier, mais cela ne correspondait pas à l’appel de son âme. Et lorsque je dis « âme », c’est à-propos: elle est l’un des principaux outils auxquels il recourt lorsqu’il crée. Créer, c’est ce qui le faisait vibrer avant même qu’il soit conscient que son destin était de raconter des histoires à travers des objets inspirés. Lorsque cette conscience est venue à lui, il s’est formé dans les meilleures écoles: le Pasadena’s Art Center College of Design en section design environnemental, où il a passé cinq ans de sa vie, puis L’École Cantonale d’Art de Lausanne. Et c’est grâce à l’ECAL que la rencontre entre la maison Hermès Horloger et Ini Archibong s’est faite. « C’est une histoire qui remonte à trois

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ans, explique Philippe Delhotal, le directeur création et développement d’Hermès Horloger. Il nous était apparu évident qu’il fallait créer une nouvelle montre dame. Je m’étais rapproché de l’ECAL et j’avais demandé à Alexis Georgacopoulos, le directeur de l’école, s’il connaissait de jeunes créateurs avec qui nous pourrions travailler. Parmi les dossiers qu’il m’a présentés, j’en ai sélectionné un, ce fut celui d’Ini. Ce qui m’a séduit, c’est la simplicité du trait qui me rappelait la singularité de la maison Hermès. Nous nous sommes rencontrés à Lausanne et ce fut le début d’une aventure humaine. » Ini Archibong crée à sa manière toute particulière: il médite, se promène dans la forêt, contemple le lac de Neuchâtel, où il vit, et c’est en faisant le vide en lui-même que le plein d’idées vient combler ce vide. Le designer n’avait jamais dessiné de montre. Mais c’est justement ce qui a plu à la maison: il serait plus à même d’apporter un peu de fraîcheur au projet. « Le brief était extrêmement large: nous voulions une montre pour femme, élégante, en lien avec la maison, explique encore Philippe Delhotal. Et pour qu’Ini s’imprègne de l’esprit de la maison, nous l’avons emmené à Paris visiter le Conservatoire Hermès. » Quand je découvre la montre Galop d’Hermès que me tend Ini Archibong, elle m’apparaît comme une évidence. L’essence de la maison, ses origines équestres, tout est là, concentré en un dessin essentiel. Le boîtier pourrait évoquer un étrier, l’ébauche d’un cadenas qui clôt un sac Kelly. Et je me demande comment Hermès n’y a pas pensé plus tôt?

Les premières discussions ont eu lieu en 2015, l’année où Ini Archibong fut diplômé. Même si la Galop a des formes simples, ce fut un long processus. Il n’est pas aisé d’atteindre l’esssentiel. Ce modèle joue avec les codes du féminin et du masculin, en phase avec l’époque. Depuis quelques saisons la notion de genre est bousculée dans le monde de la mode, des accessoires et de la beauté. L’horlogerie masculine a toujours été un territoire où les femmes aimaient s’aventurer, mais le contraire est rarement vrai. Or avec la Galop d’Hermès, on imagine très bien un homme porter cette montre conçue pour les femmes. Sa taille est suffisamment grande, ses lignes pures n’ont pas de genre, et avec ses chiffres inventés exprès, elle ne fait référence à aucun modèle antérieur. Autant réinventer l’art de son porter… I.C: Une montre est un objet très particulier, à la fois esthétique et animé. Quelles furent vos pensées lorsque Philippe Delhotal vous a proposé d’en créer une? Ini Archibong: Depuis un certain temps j’avais en tête de dessiner une montre. Mon frère aîné les collectionne et je suis fasciné par tous les détails qui peuvent entrer dans une montre, du fait de sa petite taille. Quand j’ai terminé mes études à l’ECAL, il me semblait que la meilleure chose à faire, étant installé en Suisse, c’était de dessiner une montre. Mais quand on n’est pas un designer horloger, on ne sait pas par quoi commencer. Je n’avais aucun modèle dans mon portfolio que j’aurais pu montrer à Philippe Delhotal, uniquement des lampes. Mais il m’a simplement demandé de penser à une montre et de revenir lui présenter des projets.


Quelle était à vos yeux l’unicité de la marque? Une montre Hermès n’a pas besoin d’être « diplomatique », de répondre à des codes rigides. Chaque montre du catalogue exprime une idée et cela laisse beaucoup de place à la créativité. Je n’ai pas eu à délaisser mon univers pour entrer dans celui d’Hermès: au Conservatoire Hermès, j’ai découvert que les courbes de mon propre vocabulaire avaient une raison d’être chez Hermès. J’ai alors pu proposer quelque chose de nouveau. Quel objet vous a le plus inspiré dans le musée? Ce fut une progression. Je me suis plongé dans les objets du monde de la mode d’Hermès, dans les foulards, j’ai cherché des points communs entre les boucles de ceintures, les boutons, les harnachements, c’est sur cela que je me suis concentré. Quand je regardais les sacs, j’observais surtout les pièces métalliques, les attaches, les éléments fonctionnels. Vous êtes-vous interrogé sur la perception du temps qu’ont les femmes, en créant cette montre? Je ne me suis pas posé la question de la perspective féminine. J’ai pensé au temps autrement: au temps avec un petit t – définir les fonctions de la montre – et ensuite au temps avec un grand T – comment faire en sorte qu’elle perdure. Concernant ses fonctions, les heures et les minutes, c’était tout ce dont j’avais besoin. C’est un luxe d’avoir plus d’information. Mais une montre n’est pas un objet comme un autre: on la porte sur soi. Comment faire en sorte que la femme qui la choisira, la gardera sur elle, toujours… Et vous, est-ce que vous la porteriez pour toujours? Je ne porte pas qu’une seule montre, j’en change selon les circonstances… Mais est-ce que vous la garderiez toujours? Bien sûr! Et-vous, est-ce que vous la porteriez? Oui, je la porterais. Je la trouve assez androgyne. En général, un objet qui finit par être porté par les deux sexes a été à la base conçu pour un homme. Mais avec cette montre, c’est le contraire: elle a été créée pour les femmes et peut tout à fait être portée par des hommes. Elle est un peu plus grande qu’une montre pour femme et empiète sur le territoire masculin. Quels ingrédients avez-vous mis dedans pour arriver à ce résultat? La première chose que l’on voit en la regardant, c’est évidemment l’étrier. Pour relier le bracelet aux cornes, je me suis inspiré de nombreux objets de harnachement que j’ai découverts au Conservatoire. Et comme la marque Hermès est connue pour bousculer les conventions, j’ai voulu placer la couronne 89


à la base de la montre, à six heures. C’est une montre à quartz et il n’est pas nécessaire de la remonter tous les jours, donc cela n’est pas dérangeant. Beaucoup d’éléments ont été empruntés aux calèches, aux recherches faites sur les formes aérodynamiques. Selon l’angle sous lequel on la regarde, on voit un pare-choc de voiture, ou bien une fusée, autant d’objets qui donnent une impression de vitesse. Et les chiffres n’ont pas la même grandeur. Nous voulions donner une impression de mouvement, de perspective. Quelle police de caractères avez-vous utilisée pour les heures? Elle n’existe pas: nous avons créé ces chiffres avec un étudiant diplômé de l’ECAL. Nous avons commencé avec le 8, qui reprend la forme de l’étrier, puis nous avons inventé les autres. Est-ce que la Maison Hermès Horloger a prévu de faire évoluer ce modèle, en y ajoutant des complications par exemple? Non, ce n’est pas prévu. J’aime les mouvements mécaniques, les complications en soi, en tant que prouesse technique et esthétique, mais comme je vous l’ai déjà dit, tout ce qui compte ce sont l’heure et les minutes. J’aime la pureté de la Galop. Je ne pense pas que cette montre gagnerait quelque chose si on lui ajoutait une phase de lune, ou un chronographe. Je pourrais en ôter les aiguilles et continuer à l’aimer! Vous imaginez? Un cadran magnifique en émail, très pur, sans aiguille, sans chiffre, sans rien qui vienne vous troubler (rires). En revanche, on peut très bien imaginer travailler sur le décor des cadrans… Depuis le début de cet entretien j’ai envie de vous demander ce que signifie votre prénom Ini? Mon prénom Ini signifie « le temps » et Archibong ne se traduit pas véritablement mais pourrait vouloir dire « béni de Dieu ». Donc mon nom pourrait signifier : « le temps de Dieu ». J’ai tendance à l’interpréter comme « C’est OK si je suis en retard », car entre le temps suisse et le temps de Dieu, c’est ce dernier qui gagne (rires). Vous avez grandi à Los Angeles, mais vos parents sont originaires d’Afrique de l’Ouest. Est-ce que la notion du temps y est différente? Complètement différente! J’ai grandi dans cette culture. J’ai essayé un jour d’expliquer notre perception du temps à un ami. Il m’avait demandé pourquoi, lorsque nous recevons une invitation à un mariage qui nous convoque à 14h, nous pouvons arriver cinq heures après l’horaire indiqué. Je lui avais répondu que si l’on regarde le ciel, à 14h, le soleil est à son zénith, et donc personne ne va apprécier ce mariage. Si vous regardez le soleil, vous savez quand il est temps de partir et de vous rendre au mariage. Cela peut sembler fou, mais c’est une manière de savourer ce que la vie nous offre, sans se laisser déterminer par ce qu’indiquent les aiguilles d’une montre. 90

Je me bats encore avec cette perception, mais je m’améliore. Et cela grâce à la précision des trains suisses! En Suisse, on doit être sur le quai bien avant l’heure exacte du départ, sinon on rate son train. Mais dans l’absolu, pour moi, un meeting qui commence à 14h ou à 14h05 sera toujours le même meeting. Il y a un temps pour tout: on ne déjeune pas à 12h, on déjeune quand on a faim. « Il y a un temps pour tout…, un temps pour toute chose sous les cieux », ce que vous dites évoque une très belle citation biblique extraite du livre de l’Ecclésiaste. Oui, je la connais. Je crois à la fois dans le libre arbitre et la détermination. Je crois que notre identité définit une part de notre destin, mais que nous avons le libre arbitre de transformer tout ce qui nous entoure afin que notre expérience de vie se rapproche le plus possible nos rêves. Je me suis battu plus de la moitié de ma vie à aller contre cela et m’efforcer de faire autre chose que créer. J’ai tout essayé, même de devenir banquier! Pourquoi cette lutte contre ce pour quoi vous étiez manifestement destiné? Parce que devenir designer, ce n’était pas un métier qui correspondait aux aspirations familiales. Je viens d’une famille très

académique, tous les membres sont allés dans des universités qui appartiennent au groupe de l’Ivy League. Les mathématiques et les sciences étaient les terrains familiers, mais personne n’était créatif. Je n’avais aucun exemple. Je ne savais même pas que « designer » pouvait être un métier jusqu’à mes 20 ans. Je suis allé à l’école, j’ai fait ce que je devais faire, j’ai suivi le droit chemin. Et quand j’ai vu que cela ne marchait pas, j’ai accepté mon destin. Je me suis demandé: qu’avais-je fait continuellement, de manière récurrente, toutes ces dernières années? Et ce que j’avais fait, c’était créer. Je faisais de la poterie dès l’âge de 12 ans, je dessinais. Créer, c’était ma constante et j’ai compris que c’était cela mon destin. Quand on regarde vos créations, vos lampes, vos meubles, une certaine magie s’en dégage. D’où vient-elle? Je ne sais pas. Ma famille est méthodiste. Quand nous allions à l’église, pour moi, Jésus faisait de la magie. Je lisais aussi énormément de livres de « fantasy ». Et tout cela a imprégné mon imaginaire. J’ai également une immense sensibilité et quand je dessine, quand je crée, je me mets dans un état de réceptivité totale. En choisissant mon destin, j’ai choisi de vivre dans un monde où il y aurait de la place pour la magie.


letting it impose itself upon him. Born in California, to parents from West Africa, he tried to blend into the mold, as it is seen across the Atlantic: college, university, a job that makes sense for a family where all of them studied at an Ivy League college. It goes without saying that becoming a designer was not an option. Ini Archibong therefore studied business at the University of Southern California and could have become a banker, but that did not correspond with the calling of his soul. And when I say “soul”, it’s apt: it’s one of the main tools he uses when he creates. To create is what made him vibrate before he was aware that his destiny was to tell stories through inspired objects.

Ini Archibong : © Ecoute Cherie Montre Galop d’Hermès © Mel Bles

“I chose to live in a world where there would be room for magic.” Designer Ini Archibong created the new Hermès Galop watch presented today at Salon International de la Haute Horlogerie. He was inspired by the equestrian history of the house and its harnesses. A model for women, that men will surely borrow. Interview. - Isabelle Cerboneschi. Designer Ini Archibong inherited a name that seems to have predestined him to design a watch one day. Ini means “time” and Archibong, something that would come close to “blessed of God”. But this, the house Hermès did not know when it was a question of asking him to design a feminine watch, three years ago. Ini Archibong long sought his way before

When this consciousness came to him, he trained at the best schools: the Pasadena’s Art Center College of Design in environmental design section, where he spent five years of his life, then the École Cantonale d’Art de Lausanne . And it is thanks to the ECAL that the meeting between the house of Hermès Horloger and Ini Archibong was made. “It’s a story that goes back three years” explains Philippe Delhotal, creative and development director of Hermès Horloger. It had become clear to us that we needed to create a new lady’s watch. I had approached ECAL and asked Alexis Georgacopoulos, the school director, if he knew of any young designers with whom we could work. Among the files he presented to me, was the one I selected, it was the file of Ini. What attracted me was the simplicity of the line that reminded me of the singularity of the house of Hermès. We met in Lausanne and it was the beginning of a human adventure”. Ini Archibong creates in his own particular way: he meditates, walks in the forest, contemplates the lake of Neuchâtel, where he lives, and it is by emptying himself that the ideas comes filling the void. The designer had never designed a watch. But that’s what pleased the house: he would be better able to bring some freshness to the project. “The brief was extremely wide: we wanted a woman’s watch, elegant, connected to the house”, explains Philippe Delhotal. And so with this Ini immersed himself in the spirit of the house, “we took him to Paris to visit the Conservatoire Hermès”. When I see the watch Galop d’Hermès that Ini Archibong hands me, it seems obvious to me. The essence of the house is there, its equestrian origins, everything is there, concentrated in its essential design. The case evokes a stirrup, the draft of a padlock that closes a Kelly bag. And I wonder why Hermès did not think about it earlier? The first discussions took place in 2015, the year in which Ini Archibong graduated. Even though the Galop has simple shapes, it was a long process. It is not easy to get to the very essence of the house in the watch. This model plays with the rules of the feminine

and the masculine, in keeping with our time. For some seasons the notion of gender has been shaken up in the world of fashion, accessories and beauty. Male watchmaking has always been a place where women liked to venture, but the opposite is rarely true. Yet with the Galop d’Hermès , we can imagine a man wearing this watch designed for women. Its size is large enough, its pure lines have no gender, and with its numerals created specifically for this watch, it does not refer to any previous models. So much to reinvent, even the art of wearing it ... IC: A watch is a very special object, both aesthetic and animated. What were your thoughts when Philippe Delhotal suggested you create one? Ini Archibong: For some time I had in mind to design a watch. My older brother collects them and I am fascinated by all the details that can be on a watch, because of its small size. When I finished my studies at ECAL, it seemed to me that the best thing to do, being in Switzerland, was to design a watch. But when you’re not a watch designer, you do not know where to start. I had no model in my portfolio that I could have shown to Philippe Delhotal, only lamps. But he simply asked me to think about a watch and come back to him with ideas. What was in your eyes the uniqueness of the brand? A Hermès watch does not need to answer rigid rules, it does not need to be ‘diplomatic’ Each watch in the catalogue expresses an idea and it leaves a lot of room for creativity. I did not have to leave my world to enter that of Hermès: at the Conservatoire, I discovered that the curves of my own vocabulary resonated at Hermès. I was able to propose something new. What object inspired you most in the museum? It was a progression. I immersed myself in the objects of the fashion world of Hermès, in the scarves, I looked for common points between the buckles of belts, the buttons, the harnesses, that is what I concentrated on. When I looked at the bags, I mostly studied the metal parts, the fasteners, the functional elements. Have you wondered about the perception of women’s timekeeping when creating this watch? I did not ask myself the question of the feminine perspective. I thought about time differently: at time with a small t - set the functions of the watch - and then at the time with a big T - how to make it endure. Regarding its functions, the hours and minutes was all I needed. It’s a luxury to have more information. But a watch is not an object like any other: one carries it on oneself. How to make sure that the woman who chooses this watch will keep it on her, always ... And you, would you wear it forever?

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I do not wear only one watch, I change it depending on the circumstances ... But would you still keep it? Of course! And you, would you wear it? Yes, I would wear it. I find it pretty androgynous. In general, an object that ends up being worn by both sexes has been basically designed for a man. But with this watch, it’s the opposite: it was created for women and can be worn by men. It is a little larger than a women’s watch and slightly encroaches on the male territory. What ingredients did you put in to achieve this result? The first thing you see when you look at it is obviously the stirrup. To connect the bracelet to the horns, I was inspired by many objects of harnessing that I discovered at the Conservatoire. And as the Hermès brand is known to shake conventions, I wanted to place the crown at the base of the watch at six o’clock. It’s a quartz watch and you do not have to wind it up every day, so it’s not a problem. Many elements have been borrowed from the carriages, the research done on the aerodynamic forms. Depending on the angle from which one looks at it, one sees a bumper of car, or a rocket, as many objects that give an impression of speed. And the numbers are not the same size. We wanted to give an impression of movement, of perspective. What font did you use for hours? It does not exist: we created these figures with a graduate student from ECAL. We started with the 8, which takes the shape of the caliper, then we invented the others. Has the Maison Hermès planned to evolve this model, adding complications for example? No, it’s not planned. I like the mechanical movements, the complications in itself, the technical and aesthetic prowess, but as I have already told you, all that matters is the hours and the minutes. I like the purity of the Galop. I don’t think this watch would win anything if we added a moon phase, or a chronograph. I could remove the hands and continue to love it! Can you imagine? A beautifully enamelled dial, very pure, without hands, without numbers, without anything that disturbs you (laughter). On the other hand, one can very well imagine working on the decoration of the dials. Since the beginning of this interview I wanted to ask you what does your name Ini mean? My name Ini means “time” and Archibong does not really translate but could mean “blessed of God”. So my name could mean “the time of God”. I tend to interpret it as “It’s OK if I’m late because between Swiss time and God’s time, it’s the latter who wins” (laughs). You grew up in Los Angeles, but your parents are from West Africa. Is the notion of time different? Completely different! I grew up in this culture. I tried one day to explain our perception of time to a friend. He asked 92

me why, when we receive an invitation to a wedding that asks us to arrive at 2pm, we can arrive five hours after the scheduled time. I told him that if you look at the sky, 2pm, the sun is at its zenith, and therefore nobody will appreciate this marriage. If you look at the sun, you know when it’s time to leave and go to the wedding. It may seem crazy, but it’s a way of savoring what life offers us, without being determined by what the clock indicates. I am still struggling with this perception, but I am improving. And thanks to the precision of Swiss trains! In Switzerland, one must be on the platform well before the exact time of departure, otherwise one misses his train. But in absolute terms, for me, a meeting that starts at 14pm or 14.05pm will always be the same meeting. There is a time for everything: we do not have lunch at 12pm, we have lunch when we are hungry.

becoming a banker!

“There is a time for everything ... and a season for every activity under the heavens”, what you say evokes a very beautiful biblical quotation from the book of Ecclesiastes. Yes I know it I believe in both free will and determination. I believe that our identity defines a part of our destiny, but that we have the free will to transform all that surrounds us so that our life experience is as close as possible to our dreams. I have struggled more than half of my life going against that, striving to do something other than create. I tried everything, even

When we look at your creations, your lamps, your furniture, some magic emerges. Where does it come from? I do not know. My family is Methodist. When we went to church, for me, Jesus was doing magic. I also read a lot of ‘fantasy’ books. All this has permeated into my imagination. I also have an immense sensitivity and when I draw, when I create, I put myself in a state of total receptivity. with my destiny, I chose to live in a world where there would be room for magic.

Why this struggle against what you were obviously intended for? Because becoming a designer, was not a job that corresponded to my family’s aspirations. I come from a very academic family, all members went to universities that belong to the Ivy League group. Mathematics and science were familiar, but nobody was creative. I had no example. I did not even know that a “designer” could be a profession until I was 20. I went to school, I did what I had to do, I followed the right path. And when I saw that it did not work, I accepted my destiny. I asked myself: what have I been doing, recurrently, all these last years? And what I did was to create. I was doing pottery at the age of 12, I drew. To create was my constant and I understood that it was my destiny.


Joaillerie Chapitre quatre 94. 96 .

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Chopard invente le serti magique

L’étrange histoire du collier « Nizam of Hyderabad » de la reine d’Angleterre, créé par Cartier Natacha Vertraeten, nouvelle étoile de la haute joaillerie

Wallpaper Sumatra by House of Hackney

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Les rubis suspendus

Pendant la semaine de la haute couture, qui s’est tenue à Paris en janvier dernier, Chopard a dévoilé ses dernières créations. Contrairement à ses habitudes, la maison n’a pas choisi de dévoiler une nouvelle collection de haute joaillerie, mais une nouvelle manière de sertir les pierres précieuses. Celles-ci semblent suspendues dans l’air, comme par magie. D’où le nom: Magical Setting. Il est rare que des joailliers établis se donnent la peine d’inventer de nouvelles techniques de sertissage. Cela méritait que l’on s’y intéresse de près. Isabelle Cerboneschi Les rubis ornant cette bague « marguerite», forme traditionnellement choisie pour des fiançailles, semblent graviter dans l’air, tenant ensemble par la bonté du SaintEsprit, ou par un aimant invisible, ou par on ne sait quoi.

Toujours est-il que la monture, vue de dessus, est invisible. Seule la pierre de centre est retenue par des griffes. En regardant la bague de profil, on découvre une sorte de serti clos autour des gemmes, comme un réceptacle de métal précieux dans lequel seraient enchâssées les quatre pierres précieuses traditionnelles : diamants, émeraudes, rubis, ou saphir. Mais par quel miracle, malgré cet artifice, les pierres brillent-t-elles d’un tel éclat? Elles devraient être plus éteintes, puisque la lumière ne semble pouvoir les traverser. Et comment tiennent-elles ensemble? Toutes les questions que l’on se pose sur cette nouvelle technique de sertissage ne trouvent aucune réponse. Chopard souhaite à la fois conserver cet effet magique - « un magicien ne dévoile pas ses tours » - et protéger son brevet.

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La structure inventée par les ateliers de la manufacture permet à la lumière de

circuler au cœur même et tout autour des pierres, donnant une luminosité inédite aux gemmes: comme si les pierres étaient éclairées par un chef opérateur génial qui agirait depuis l’intérieur même de la bague. « En tant que grande amoureuse des pierres précieuses, j’aime imaginer les façons les plus inattendues de les sublimer. Grâce au génie et à la virtuosité de nos ateliers de haute joaillerie, Magical Setting m’a permis de les faire flotter avec brillance et légèreté », dit Caroline Scheufele, la co-présidente et directrice artistique de Chopard, dans le communiqué. « Magical setting ». Le nom est bien trouvé. On connaissait le Serti Mystérieux inventé par Van Cleef & Arpels en 1933. Son secret? Les pierres précieuses, taillées de manière à se côtoyer sans laisser de jour apparent entre elles, ont reçu une légère encoche sur le côté, ce qui leur permet de glisser sur des rails d’or qui leur servent de monture. On connaissait les Happy Diamonds, ces diamants qui dansent en liberté surveillée entre deux parois de verre sur le cadran d’une montre qui porte le même nom. Une technique inventée par Chopard en 1976. On vivra désormais avec le mystère du Magical Setting.


Rubies in the air… During haute couture week, held in Paris last January, Chopard unveiled its latest creations. Contrary to previous seasons, the house did not choose to unveil a new collection of high jewellery, but a new way to set precious stones. They seemed to be suspended in the air, as if by magic. Hence the name: Magical Setting. It is rare for established jewellers to bother to invent new setting techniques. This deserves close attention.

The rubies adorning this ring, a shape traditionally chosen for engagements, seem to gravitate in the air, holding together by the goodness of the Holy Spirit, or by an invisible magnet, or by something we can not see. Still, the mounting, seen from above, is invisible. Only the center stone is held by claws. Looking at the ring in profile, we discover a kind of ‘bezel setting’ around the gems, like a receptacle of precious metal in which would be enshrined the four traditional precious stones; diamonds, emeralds, rubies, or sapphire. But by what miracle, despite this artifice, do the stones shine with such brilliance ? They should be darker, since the light does not seem to be able to pass through them. And how do they hold together? All questions that arise around this new setting technique that are not answered. Chopard wanted both to preserve this magical effect “a magician does not reveal his tricks” and to protect the patent. The structure invented by Chopard’s workshops allows the light to circulate in the heart and around the stones, giving a new light to the gems as if the stones were illuminated by a brilliant chief operator who acts from inside the stone of the

ring. “As a great lover of precious stones, I like to devise the most unexpected ways to enhance them. Thanks to our Magical Setting technique, developed through the genius and virtuosity of our haute joaillerie workshops, we have the ability to make them appear to be floating, while exuding brilliance and light”, says Caroline Scheufele, Chopard co-president and artistic director. ‘Magical setting:’ The name suits perfectly. We knew Serti Mystérieux invented by Van Cleef & Arpels in 1933. The secret ? Precious stones, cut so they could be set with each other without leaving any apparent space between them, by being given a slight notch on the side, which allows them to glide on rails of gold which serve as their mount. We know the Happy Diamonds, diamonds that dance at liberty on the dial of a watch that bears the same name. A technique invented by Chopard in 1976. We will live now with the mystery of Magical Setting.

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L’étrange histoire du collier « Nizam of Hyderabad » de la reine d’Angleterre En 2014, à l’occasion d’un gala de charité, Kate, la duchesse de Cambridge, arborait à son cou un collier qui sort rarement des coffres de la reine Élisabeth II: « Le Nizam of Hyderabad ». Ce collier, créé par Cartier, lui a été offert a l’occassion de son mariage l’année même de l’indépendance de l’Inde par le 7e Nizam d’Hyderabad. Quand les petites histoires rejoignent la grande. Isabelle Cerboneschi, Hyderabad

L’histoire de ce collier est venue à moi sur les hauteurs d’Hyderabad, dans l’un des salons du Falaknuma Palace. Avant de devenir un hôtel, ce palais appartenait autrefois au souverain d’Hyderabad, Osman Ali Khan, le 7e Nizam. Pendant la période coloniale britannique, c’est ici qu’il recevait ses hôtes.

La reine Elizabeth II portant le collier Nizam of Hyderabad. Par Dorothy Wilding, 1952. © William Hustler and Georgina Hustler / National Portrait Gallery, London.

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Queen Elizabeth II wearing the Nizam of Hyderabad necklace. By Dorothy Wilding, 1952. © William Hustler and Georgina Hustler / National Portrait Gallery, London.

La pièce dans laquelle je me trouvais, lorsque j’ai découvert l’existence de ce collier grâce à la maison Cartier, était à la charnière de deux siècles et de deux mondes. Le père du 7e Nizam l’avait fait décorer dans un style européen, très en vogue en Inde à la fin du XIXe siècle, avec des vitraux et des tableaux préraphaélites inattendus. Les hôtes ne s’en sont jamais plaints. Les actuels clients de l’hôtel non plus. C’est ici que j’ai pris connaissance de l’histoire du fameux collier baptisé le « Nizam of Hyderabad » qui appartient aujourd’hui à la Reine d’Angleterre. Le 7e Nizam a vécu entre l’ancien monde et le nouveau. Né en 1886, le jeune Osman Ali Khan a été élevé dans le zenana, comme on appelait les appartements des femmes chez les musulmans indiens, dans la pure tradition Moghol. Il a grandi avec un pied


Danemark. A l’occasion du mariage de la princesse, le 7e Nizam a souhaité lui faire un cadeau qui puisse marquer son attachement à la couronne. Il a donné des instructions au joaillier Cartier, à Londres afin que la princesse puisse choisir une parure dans leur collection. Le choix d’Élisabeth s’est porté sur une tiare, dont les motifs floraux pouvaient se détacher et se porter en broche et sur un collier créé par Cartier en 1935. A l’origine, il avait été conçu avec onze motifs pendants, dont neuf étaient détachables afin de former un diadème. Mais il a été redessiné et seul la pièce centrale formée de trois motifs pendants, a été raccourcie et conservée. Ce pendentif central détachable est orné de 13 diamants de taille émeraude et d’un diamant en forme de poire bordé de diamants de taille brillant. La chaîne, elle, est sertie de 38 diamants de taille brillant. Ce collier avait été vendu en juillet 1936 puis racheté par le joaillier à sa précédente propriétaire en 1937. Il est resté dans les stocks de Cartier jusqu’à ce que la princesse Élisabeth le choisisse. Lors de l’indépendance de l’Inde, le 7e Nizam souhaitait parvenir à un compromis avec la couronne britannique et faire dépendre son royaume du Commonwealth. Espérait-il que le collier joue un rôle dans les négociations? Les Britanniques ont refusé tout accord et suite à l’« Opération Polo », l’armée indienne a envahi l’Etat d’Hyderabad qui a été annexé en septembre 1948 et intégré à l’Union indienne. Osman Ali Khan, a abdiqué. Il est décédé en février 1967. Dans les archives du palais Chowmahalla, l’ancienne résidence officielle du Nizam, on peut néanmoins découvrir une lettre de la jeune princesse dans laquelle elle remercie le Nizam de ce magnifique et extravagant présent, lui disant combien elle le chérirait jusqu’à la fin des temps.

dans le passé, lorsque l’on parlait encore le perse à la cour, et dans le futur: afin de moderniser son état, il a créé des routes, un hôpital, une université, une cour suprême, … Le 15 août 1947, l’Inde indépendante nassait à minuit. L’empire britannique des Indes fut alors divisé en deux dominions indépendants - l’Union indienne et le Pakistan - laissant aux états princiers le choix de rester indépendants. Osman Ali Khan ne souhaitait pas que son état intègre l’Union Indienne. Envisageant de garder son indépendance, il a engagé des négociations en ce sens avec le gouvernement indien. Le 7e Nizam était encore à la tête d’une immense fortune estimée à l’équivalent de 210.8 milliards de dollars. En 1937, Time Magazine le présentait comme l’un des cinq hommes les plus riches du monde. Une

grande partie de sa fortune provenait du commerce des diamants: les célèbres mines de Golconde, qui ont appartenu à l’Etat princier d’Hyderabad pendant des siècles, ont généré quelques-uns des plus beaux diamants de l’histoire. Les mines aujourd’hui sont taries, mais les gemmes qui en sont issues sont toujours très prisées. Le Nizam était en possession notamment du Jacob Diamond, actuellement propriété du gouvernement indien. Il avait découvert cette pierre de taille coussin, qui pèse 184,75 carats, par hasard, dans l’un des chaussons de son père. Du fait de sa taille, il l’avait fait monter sur une base en or et l’utilisait comme presse-papier. Le 20 novembre 1947, l’année même de l’indépendance de l’Inde, Élisabeth a épousé Philip Mountbatten, prince de Grèce et du

La reine d’Angleterre a souvent porté la tiare du Nizam après son mariage. Elle l’avait d’ailleurs emportée avec elle en 1951, lors d’une visite officielle au Canada. On la voit porter sa parure sur de nombreux portraits officiels. Rappelons qu’à l’époque, elle n’était pas encore reine et n’avait pas accès aux bijoux de la couronne. Elle a fait démonter la tiare en 1973 et a utilisé les diamants en les combinant avec des rubis birman pour en faire la « Burmese Ruby Tiara » dessinée par Garrards en 1973. Quant aux trois broches détachables de la tiare d’origine, la reine les porte encore aujourd’hui. Le fameux collier « Nizam of Hyderabad », il contraste merveilleusement avec la robe de taffetas noir, dessinée par le couturier Norman Hartnell, que porte la princesse sur un portrait officiel de 1952 réalisé par Dorothy Wilding. lieu à la National Portrait Gallery. Le dress code du dîner semblait avoir été rédigé à sa seule attention : « black tie with a hint of sparkle ». Cravate noire avec un soupçon d’éclat.

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The strange story of the ‘Nizam of Hyderabad’ necklace belonging to the the of the Queen of England In February 2014, Kate, The Duchess of Cambridge, wore a jewel that seldom comes out of the vaults of Queen Elizabeth II: “The Nizam of Hyderabad necklace”. She appeared wearing this piece of jewellery for the first time in public at a gala held at the National Portrait Gallery. This necklace, created by Cartier, was given to Princess Elizabeth for her wedding, by the 7th Nizam of Hyderabad, the same year of the independence of India. When small and great history meet. The story of this necklace came to me at the heights of Hyderabad, in one of the many rooms of the Falaknuma Palace. Before becoming a hotel, this palace once belonged to the monarch of the State of Hyderabad, Osman Ali Khan, the 7th Nizam. During the British colonial period, it was where he received his guests. The room in which I was sitting, when I discovered the existence of this necklace thanks to Cartier, was from the turn of two centuries and two worlds. The father of the 7th Nizam had this place decorated in European style, very fashionable in India at the end of the nineteenth century, with stained glass windows and unexpected Pre-Raphaelite paintings. His hosts never complained. The current guests of the hotel either. It is where I became acquainted with the history of the famous necklace called “Nizam of Hyderabad” which belongs today to the Queen of England. The 7th Nizam lived between the old world and new. Born in 1886, the young Osman Ali Khan was raised in the zenana, as the women’s apartments as they were called by the indian muslims, in the pure Mughal tradition. He grew up with one foot in the past, when one still spoke Persian at court, and one in the future: in order to modernise his state, he created roads, a hospital, a university, a supreme court,.. © Cartier of London

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Ce joyau n’était pas sorti des coffres royaux depuis longtemps, jusqu’à cette soirée du 11 février 2014 où il est apparu au cou de la Duchesse de Cambridge. Vêtue d’une robe de soirée noire signée Jenny Packham, Kate arborait le fameux collier à l’occasion d’un gala de charité qui avait

On August 15, 1947, independent India was born at midnight. The British Empire of India was then divided into two independent dominions, the Indian Union and Pakistan, leaving the princely states the choice to remain independent. Osman Ali Khan did not


want his state to integrate the Indian Union. Considering to maintain his independence, he has had embarked in a negociating process with the Indian Government. The 7th Nizam was still at the head of a huge fortune estimated at the equivalent of 210.8 billion dollars. In 1937, Time Magazine featured him on the cover, presenting him as one of the richest men in the world. Much of his fortune came from the diamond trade: the famous Golconde mines, which had belonged to the princely state of Hyderabad for centuries, generated some of the most beautiful diamonds in history. The mines are closed, but the gems that came from them are still highly valued and sought after. The 7th Nizam was in possession of the Jacob Diamond, currently owned by the Indian government. He had discovered this cushion cut stone, which weighs 184.75 carats, by chance, in one of his father’s slippers. Because of its size, the diamond has been mounted on a gold base and the Nizam was using it as a paperweight.

the former official residence of the Nizam, a letter from the young princess can be found where she thanked the Nizam for this magnificent and extravagant present, telling him how much she would cherish this present until the end of time. The princess often wore the Nizam tiara after her wedding. She travelled with it in 1951, during an official visit to Canada. She is seen wearing this jewel on many official portraits. We should remember that at this time, she was not yet queen and did not have access to crown jewels. She had the tiara dismantled in 1973 and she used the diamonds by combining them with Burmese rubies to create the “Burmese Ruby Tiara” designed by Garrards in 1973. As for the

three detachable pins of the original tiara, the queen still wears them today. Regarding the “Nizam of Hyderabad necklace” it contrasts beautifully with the black taffeta dress, created by designer Norman Hartnell, and worn by the Princess on an official 1952 portrait by Dorothy Wilding. This jewel had not come out of the royal vaults for a long time, until the evening of February 11, 2014 when it appeared around the neck of the Duchess of Cambridge. Dressed in a black evening dress by Jenny Packham, Kate wore the famous necklace at a gala held at the National Portrait Gallery. The dress code of the dinner seemed to have been selected for her attention only: “black tie with a hint of sparkle.”

Design © Cartier of London 1935

On November 20, 1947, the very year of India’s independence, Elizabeth married Philip Mountbatten, Prince of Greece and Denmark. On the occasion of the wedding of the princess, the 7th Nizam wished to make her a gift which could mark his attachment to the Crown. He gave instructions to the jeweller Cartier, in London so that the princess could choose a jewel from their collection. Elizabeth’s choice fell on a floral tiara, composed of diamonds set in platinum. It featured three detachable rose brooches and a leafy background, and on a necklace created by Cartier in 1935. Originally, the necklace was designed with eleven pendants, nine of which were detachable to form a diadem. But it has been redesigned and only the central piece formed of three pendants has been shortened and preserved. This detachable central pendant is adorned with 13 emerald cut diamonds and a pear-shaped drop. The chain is set with 38 brilliant-cut diamonds. This necklace was sold in July 1936 and then bought back by the jeweller from its previous owner in 1937. It remained in Cartier’s stock until Princess Elizabeth chose it. During India’s independence, the 7th Nizam desired to reach a compromise with the Crown of England and make his kingdom dependent from the Commonwealth. Did he hope that the necklace would play a role in the negotiations? The British refused any agreement and following “Operation Polo”, the Indian army invaded the state of Hyderabad which was annexed in September 1948 and integrated into the Indian Union. Osman Ali Khan, abdicated. He died in February 1967. In the archives of the Chowmahalla Palace,

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Poésie de diamants Après avoir dessiné des accessoires de mode chapeaux et bijoux - , Tatiana Verstraeten lance sa première collection de joaillerie, inventant de nouveaux portés. Ses joyaux sont d’une poésie folle, à mi-chemin entre Hollywood et un conte de Perrault. Rencontre.

Isabelle Cerboneschi, Paris

C’est en voyant la photographie d’une

femme à la blondeur boticellienne portant ce qui pourrait être des ailes de diamants, ou la prolongation de sa chevelure, que j’ai eu envie de rencontrer Tatiana Verstraeten, l’auteur du collier. Et quand je la rencontre enfin, je me demande si elle n’est pas le résultat d’un casting. Si elle n’a pas été choisie pour jouer le rôle de la marchande de joyaux dans un film dont je serais l’involontaire actrice: elle incarne le personnage à merveille avec sa blondeur et la délicatesse boticellienne de ses traits. Avant janvier, seuls les insiders la connaissaient. Mais une collection, parfois, peut suffire pour que l’on se souvienne d’un nom. C’est Edward Enninful, le rédacteur en chef du Vogue Anglais, qui l’a repérée le premier en août dernier. En mai prochain, tous les visiteurs du salon GemGenève*, pourront découvrir ses créations. Avant de se lancer dans le monde de la joaillerie, Tatiana Verstraeten dessinait des bijoux et des chapeaux. Comme Victoire de Castellane avant elle, la jeune femme

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est passée par les studios de création de Chanel. Quand on entre dans une maison de couture, on est au service d’une vision, celle du directeur artistique, on en est l’interprète. Et lorsque l’on décide d’en sortir, on ne peut se prévaloir de tout ce que l’on y a appris, mais on peut s’en servir, et c’est ce qu’elle a fait. Le métier est entré en elle par infusion: on sent l’influence de la mode et du style sur ses créations. Elle a le sens du moment. « J’avais envie de créer quelque chose de pérenne, explique Tatiana Verstraeten. La mode a une particularité: une collection chasse l’autre. Il y a une beauté dans l’éphémère, mais ce n’est pas quelque chose qui m’attire. Je n’aime pas que les choses disparaissent. J’avais besoin d’un temps de création lent, alors que le rythme de création de la « fashion jewellery » va très vite. On peut créer une collection en 30 jours, alors que cela peut prendre des années avec la haute joaillerie » Le rythme lent de la joaillerie correspond mieux à la femme qu’elle aimerait être

demain. « Je voudrais devenir maman, fonder une famille. J’ai donc besoin faire les choses de manière réfléchie. Le rythme de la mode, les huit collections par an, tout cela allait bien à ma jeunesse, mais plus à celle que je suis aujourd’hui. J’ai déjà 34 ans! » Tatiana Verstraeten ne vient pas du sérail. Elle est né en Belgique, a beaucoup voyagé avec ses parents qui travaillaient pour Médecins sans Frontières, elle fait des étude en Marketing et Finance en Belgique puis à Londres, a travaillé dans une banque privée puis a fait du conseil avant d’entrer comme designer au Studio Chanel. Un chemin parfaitement éclectique. «J’ai grandi dans un contexte familial où tout le monde va à l’université et j’ai fait l’université comme tout le monde. Mes parents avaient fait médecine, mais cela n’a pas empêché mon père d’aimer la montage et d’être un grand montagnard, ni ma mère d’aimer la peinture et la sculpture et de faire les beaux arts à 50 ans. Ils ne m’ont rien imposé, rien empêché. Ils m’ont laissé reconsidérer mon parcours. Mes parents sont mes racines.»


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Au studio Chanel, Tatiana Verstraeten dessinait des bijoux et des chapeaux aux côtés de Karl Lagerfeld. Il lui a donné le sens de la rigueur et de l’élégance, dit-elle. Et c’est dans la maison de la rue Cambon qu’elle a découvert les Métiers d’Art. C’est une chose de travailler pour l’une des plus prestigieuses maisons qui soit, c’est une autre de décider de créer pour soi, en son nom propre, et d’entrer dans la lumière. La productrice de cinéma canadienne Nancy Grant l’a convaincue de lancer sa propre ligne et lui a proposé de devenir sa partenaire financière dans cette aventure. «Elle a découvert d’autres talents avant moi! Le plus grand, c’est le cinéaste Xavier Dolan.» Elle a aussi la chance d’être soutenue par un diamantaire anversois. La jeune femme a dû tout apprendre en peu de temps: les réseaux professionnels, la production, la vente. « Je viens du bijou de mode où j’ai eu la chance de travailler avec beaucoup de matières différentes, réinventer des volumes, explique-t-elle. En haute joaillerie, il y a moins de place pour l’essai: la moindre erreur coûte en grammes d’or. On ne reprend pas beaucoup son travail: on ne peut qu’aller de l’avant. On doit apporter des dessins très précis aux ateliers car on sait que le résultat sera exactement ce que l’on a présenté. La démarche créative est très différente, mais du fait que je me suis 102

beaucoup entraînée dans ma précédente expérience, cela m’aide à oser en haute joaillerie des volumes, des formes, des portés pas du tout classiques.» Le collier Barbara par exemple. Malgré ses 700 grammes et sa centaine de carats de diamants, ce collier aux ailes d’ange est facile à porter car son poids est réparti sur le tour du cou et la naissance des épaules. Quant à ses boucles d’oreilles qui coulent comme des franges précieuses, sa pièce signature, elles viennent s’accrocher derrière l’oreille et un clip les maintient à l’avant, tandis que les franges d’or et de diamants viennent se loger dans le cou. Comme on ne discerne pas le fermoir, elles donnent l’illusion qu’une petite pluie précieuse vient s’écouler sur la peau. Pour sa première collection, Tatiana Verstraeten s’est concentrée sur le diamant. « La taille des pierres n’était pas importante: ce que je voulais c’est traduire une envie, proposer mon style, faire quelque chose de nouveau.» Le collier Vienne évoque l’Art Nouveau, les pièces de Lalique, mais avec un esprit d’aujourd’hui. Il est formé d’une ronde de papillons qui pourraient tout aussi bien être des fleurs, comme arrêtés dans leur vol. Les ailes sont peintes à l’émail à froid. « J’ai appris la technique et je les ai peints moi-même, comme ça je peux en

maîtriser complètement la couleur. Je pars d’un émail transparent auquel j’ajoute des pigments nude ou perle, en variant un peu à chaque fois pour leur donner une vie.» Le collier comporte 7000 diamants sertis et des pierres de lune de taille diamant viennent donner un aspect aquatique au pavage. «On ne porte plus de haute joaillerie dans la rue, en tout cas pas à Paris. C’est le cinéma avec ses tapis rouges qui ont fait une place à ces moments de parure. Et je suis heureuse d’avoir Nancy Grant à mes côtés afin de pouvoir dessiner des pièces qui seront portées sur les red carpet. Dans les grands dîners de la haute société, on voyait très bien les bagues, mais sur le tapis rouge, tout est loin. On regarde avant tout le visage: c’est là que naît une expression, qu’une femme peut montrer sa force, et je voulais encadrer son visage plus que ses mains.» Tatiana Verstraeten crée des pièces hollywoodiennes, immenses, merveilleuses, tout en souhaitant très fort ni choquer, ni déranger. Elle espère que ses bijoux seront à la fois remarqués, mais sans extravagance. C’est étrange ce souci de vouloir à la fois entrer en pleine lumière, mais discrètement, comme si l’on pouvait briller dans l’ombre… GemGenève, du 9 au 12 mai, Palexpo, Genève.


Poetry of diamonds After designing fashion accessories - hats and costume jewelry - Tatiana Verstraeten launches her first high jewelry collection, inventing new ways of wearing it. Her jewels has a poetic side, halfway between Hollywood and a tale of Perrault. It was when I saw the photograph of a Boticellian blond woman wearing what could be diamond wings, or the extension of her hair, that I wanted to meet Tatiana Verstraeten, the creator of that peculiar necklace. And when I finally meet her, I wonder if she is not the result of a casting. If she was not chosen to play the role of the jeweler in a film of which I would be the involuntary actress: she embodies the character perfectly with her blondness and the Boticellian delicacy of her features.

seraglio. She was born in Belgium, traveled extensively with her parents who worked for Médecins sans Frontières, studied Marketing and Finance in Belgium and then in London, worked in a private bank and then became an adviser before being hired as a designer in the Sudio Chanel. A perfectly eclectic path. “I grew up in a family environment where everyone goes to university and I went to university like everyone else. My parents had studied medicine, but that did not stop my father from loving moutain, nor

my mother from loving painting and sculpture and doing a fine arts school at 50 years old. They did not impose anything on me. They let me reconsider my journey. My parents are my roots.» At the Studio Chanel, Tatiana Verstraeten designed costume jewelry and hats, alongside Karl Lagerfeld. He gave her a sense of rigor and elegance, she says. And it was while she was working for the house of the rue Cambon that she discovered the « Métiers d’art », the incredible craftsmanship.

Before January 2019, only the insiders knew about her. But sometimes a collection can be enough to remember a name. Edward Enninful, the editor-in-chief of the english Vogue, first spotted her last August. In May, all visitors to GemGenève * will be able to discover her creations. Before entering the world of high jewelry, Tatiana Verstraeten designed costume jewelry and hats. Like Victoire de Castellane before her, the young woman went through the creative studios of Chanel. When you enter a couture house, you are at the service of a vision, that of the artistic director, you become his interpreter. And when you decide to come out of the house, you can not rely on everything you’ve learned there, but you can use it, and that’s what Tatiana Verstraeaten did. The knowledge came into her by doing. We can feel the influence of fashion and style on her creations. She has a feeling of the moment. “I wanted to create something that lasts, says Tatiana Verstraeten. Fashion has a particularity: one collection dispels the other. There is a kind of beauty in the ephemeral, but it is not something that attracts me. I do not like things fading away. I needed to create slowly, while the pace of creation of the “fashion jewelery” goes very fast. We can create a collection in 30 days, while it can take years with high jewelry » The slow pace of jewelry is better suited to the woman she would like to be tomorrow. “I would like to become a mother, to start a family. So I need to do things thoughtfully. The rhythm of fashion, the eight collections a year, it all went well while I was young, but not with the person I am today. I’m 34 years old already! “ Tatiana Verstraeten does not come from the

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It is one thing to work for one of the most prestigious houses in the world, it is another to decide to create for oneself, in one’s own name, and to enter the light. Canadian film producer Nancy Grant convinced her to launch her own brand and offered to become her financial partner in this venture. “She discovered other talents before me! The biggest is the filmmaker Xavier Dolan. Tatiana Verstraeten is also fortunate to be supported by an Antwerp diamond dealer. The young woman had to learn everything in a short time: professional networks, production, sales. “I come from the fashion jewelry where I had the chance to work with a lot of different materials, reinvent volumes,” she explains. In high jewelry, there is less room for testing: the slightest mistake costs in grams of gold. We do not do much tests: we can only go forward. We must show very precise drawings to the people working is th workshops because we know that the result will be exactly what we presented. The creative process is very different, but because I was well trained in my previous experience, it helps me to dare in high jewelry volumes, shapes that are not at all classical. » The Barbara necklace for example. Despite its 700 grams and a hundred carats of diamonds, this necklace with angel wings is easy to wear because its weight is distributed around the neck and at the birth of the shoulders. As for her fringe earrings, her signature piece, they hang behind the ear and an invisible clip keeps them firmly in place, while the fringes of gold and diamonds play with the neck. As we do not discern the clasp, they give the illusion that a little precious rain is flowing on the skin. For her first collection, Tatiana Verstraeten focused on diamonds. “The size of the stones was not important: what I wanted was to translate a desire, to propose my style, to do something new.” The Vienna necklace evokes the Art Nouveau, Lalique pieces, but with a spirit of today. It is formed of a round of butterflies that might as well be flowers, stopped in their flight. The wings are painted with cold enamel. “I learned the technique and I painted them myself, so I can completely control the color. I start from a transparent enamel to which I add pigments nude or pearl, varying a little each time to give them life. The necklace features 7000 set diamonds and diamond-shaped moonstones that add a watery feel to the pavement. “We do not wear high jewelry in the street anymore, at least not in Paris. It is the cinema with its red carpets, that offer a place for these moments of adornment. And I’m happy to have Nancy Grant at my side so I can draw some pieces that will be worn on the red carpet. In the big dinners of high society, we could see the rings very well, but on the red carpet, everything is far away. We look at the face, above all: it is were an 104

expression is born, where a woman can show her strength, and I wanted to frame her face more than her hands.” Tatiana Verstraeten creates Hollywood pieces, huge, wonderful jewels, while wishing very hard neither shock nor disturb. She hopes her jewelry will be noticed, but not in an extravagant way. How strange this desire to want to get under the spotlight, but discreetly, as if one could shine in the shade ... Photography, Mathieu César Artistic Direction, Tatiana Verstraeten Production, Nancy Grant Model, Fanny François Hair, Sebastien Bascle MakeUp, Marielle Loubet


BeautĂŠ Chapter cinq 106. 108.

Gallivant, tout Londres dans une bouteille de parfum Lucia Pica, le maquillage Chanel entre ombres et lumière

116 .

Portfolio: Glittermania

122.

Porfolio: Rousses !

Wallpaper, Dinosauria By House of Hackney 105


Le parfum de la rue Petite question singulière : Quelle est l’odeur de Londres ? Ses célèbres routes sales, irrégulières et pourtant abondantes qui s’entrelacent ne s’arrêtent que là où chaque événement historique s’est produit. Jo Phillips, Londres

Entre le Shakespeare Globe, les rues dignes d’un roman de Dickens, la luxueuse Carnaby Street, l’east end hipster et la nourriture de Borough, la ville a englouti son histoire pour la révéler à nouveau à tous ceux dont les pieds la foulent. Ceci est ma déclaration d’amour à cette ville que j’aime tant ; son ancien, son neuf, son révolutionnaire, son traditionnel, sa créativité et sa merveilleuse excentricité. Tous ces ingrédients qui la composent ont été mélangés ensemble dans un flacon afin de créer un unique parfum : L’eau de parfum London de Gallivant. J’aimerais pouvoir m’en attribuer la création, mais ce serait mentir. Gallivant est une marque de parfums célébrant quelques unes des plus belles destinations du monde : Berlin, Tel Aviv, Copenhague, Tokyo ou Brooklyn, qu’elle honore à travers nos sens. Autant de fragrances qui s’adressent aux “voyageurs urbains”. Cependant, Londres est mon premier amour, mon tout premier “chez-moi”. Il est temps d’explorer la ville grâce à ce flacon et son contenu magique. Tout commence avec du concombre et des feuilles de violettes, cette odeur fraîche symbolisant ces matins humides de printemps, tellement enracinés dans le cœur des Londoniens. Le concombre frais apporte une humidité verte tandis que les feuilles de violette, mystérieuses, génèrent cette nuance fraîche et vaguement « sale ».

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Au cœur de ce parfum se trouve la rose, que nous considérons comme la plus anglaise des fleurs, mais qui n’est en vérité pas originaire du Royaume-Uni. Il y a également de la rose de mai, la variété ayant le parfum le

plus frais ainsi que de l’huile de rose et de la racine d’iris. La rose nous rappelle l’odeur d’une balade le dimanche matin le long de Columbia Road, le plus important marché publique de fleurs de Londres, où les habitants voisins, encore un peu endormis, viennent acheter d’énormes bouquets de ces fleurs, qui sont les plus éloquentes de toutes. Mais c’est la racine d’iris qui raconte l’autre facette de ces rues londoniennes. Elle est florale et légèrement poussiéreuse, et traduit sur nos peaux tous les coins, et les recoins irréguliers de Londres. À sa base, on peut sentir le cuir, le bois de santal, le patchouli et le bois de cèdre. Le bois de cèdre, avec ses notes chaudes, boisées et balsamiques côtoie le Patchouli avec ses accents terreux, doux mais frais, sombres et froids à la fois. On ferme les yeux et l’on imagine ces bâtiments anciens qui sentent légèrement l’humidité, l’excentrique lord anglais et son manoir de style Géorgien vaguement délabré, où l’humidité s’est propagée jusqu’à la bibliothèque. Le cuir représente les livres reliées des bibliothèques, mais aussi le côté Rock and Roll des vestes de motards portées par des filles et des garçons errant dans les rues à la recherche d’une soirée ou d’un petit remue-ménage à 3 heures du matin. On perçoit une pincée du « smog » londonien dans tout cela. La base de bois de santal est crémeuse et contient un peu de pin frais avec un léger soupçon d’épices. Les couches de ce parfum, comme l’écho des rues entre elles, sont porteuses d’une histoire riche. La fragrance capture divinement la véritable essence de Londres ... Que son règne soit long !


Illustration Cristiana Baldetti

Between Shakespeare’s Globe, the Dickensian streets, fashionable Carnaby Street, hipster east end and the food of Borough market, the town has swallowed its history up yet exposed it back again from all the feet that trample over its magnificent history.

alongside rose oil and Orris root.

Here is my romantic love song to my darling town; its old, its new, its revolutionary, its traditional, its creativity and its wonderful eccentricity. Everything all bought together in a bottle, in a perfume all its own: London EDP by Gallivant. I wish I could take credit but I can’t. Gallivant is a boutique collection of perfumes that celebrate, via our sense, the smell a handful of the world’s most wonderful city destinations: as the brand says ‘for the urban traveller.’ Celebrated cities include Berlin, Tel Aviv, Copenhagen, Tokyo and Brooklyn.

But it’s the Orris root that tells the other tale of these London streets. It’s floral and a little dirty and it’s this that brings the gritty, hard, rough twists and turns of the city to life on the skin. At its base smell the leather, the sandalwood, patchouli, and Cedarwood. Cedarwood with its warm, woody, balsamic notes sits alongside Patchouli with its earthy, sweet yet freshly sharp, dark and cold, accent. Picture those old buildings that smell slightly damp; the eccentric rich English Lord with a slightly dilapidated Georgian mansion house where the damp has risen all the way to the library. The leather yes, it’s library books but it’s also the Rock and Roll of biker jackets on girls and boys roaming the streets looking for a good night out or even a little bit of a rumble at 3am. There is even a hint of London smog in there too. The base of sandalwood is rich, milky, a little bit of fresh pine with a tiny hint of spice. The layers of the fragrance like the streets echo each other, providing a richly layered story. This perfume divinely captures the very essence of London …

But London is my first love, my first real home, so let’s explore the city via this glass flacon and its magical contents.

The scent of the street A strange question, but what does London smell like? Its celebrated dirty, rough yet bountiful roads that twist and turn, stopping only where every historic event has laid itself to rest.

It starts with cucumber and violet leaves, that fresh smell synonymous with those wet spring morning so engrained into a Londoner’s heart. Fresh cucumber brings green wetness and the violet leaf, a slightly mysterious one, brings an almost green fresh slightly ‘dirty’ nuance. The heart of the fragrance is ‘rosy’; however much we consider this the most British of flowers it is actually not native to the UK. There is included within the rose de Mai, the freshest of all the roses in perfume

The rose sums up the scent of a Sunday morning stroll down Columbia Road, London’s premier public flower market where sleepy- eyed locals go to purchase huge bunches of these most eloquent of flowers.

Long may it reign.

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Lucia Pica, l’art du clair-obscur La nouvelle collection de maquillage Chanel s’inspire d’un voyage en Asie, entre Séoul et Tokyo. La Global Creative Designer pour le Maquillage et la Couleur de Chanel a su voir dans certains détails infimes du quotidien, une beauté inattendue et des effets de lumière qui l’ont inspirée. Lucia Pica est adepte d’un maquillage qui embellit, qui illumine: elle refuse le camouflage. Dans un entretien, elle parle de sa vision de la beauté et de ces gestes essentiels qui changent beaucoup, parfois même l’humeur Isabelle Cerboneschi, Paris « Car un laque décoré à la poudre d’or n’est pas fait pour être embrassé d’un seul coup d’œil dans un endroit illuminé, mais pour être devin é dans un lieu obscur, dans une lueur diffuse qui, par instants, en révèle l’un ou l’autre détail, de telle sorte que, la majeure partie de son décor somptueux constamment caché dans l’ombre, il suscite des résonances inexprimables. » En découvrant la dernière collection de maquillage printemps-été 2019 créée par Lucia Pica, la Global Creative Designer pour le Maquillage et la Couleur de Chanel, j’ai pensé à cet extrait de l’ouvrage « Eloge de l’ombre » de Junichirô Tanizaki. Car parmi les 9 couleurs de la palette de fards à paupière, il y a la poudre d’or et toutes les teintes de l’obscurité qui viennent en contrepoint, l’une révélant l’autre. Est-ce d’avoir grandi à Naples qui lui a donné ce goût de la couleur saturée, l’envie d’en découdre avec les règles établies du métier, le désir d’introduire des teintes audacieuses dans les palettes? Lucia Pica fait partie d’une nouvelle génération de maquilleurs qui osent utiliser des couleurs d’une manière parfois perturbante. Elle ne croit pas au maquillage camouflage et pense qu’au lieu de cacher un cerne ou une imperfection, il vaut mieux mettre en lumière une qualité: forcer sur l’éclat du regard, faire monter le rouge aux joues. Depuis sa nomination en 2014, Lucia Pica cherche son inspiration dans des ailleurs plus ou moins lointains. Il y a eu son « road trip » en Californie, à l’origine 108


de la collection automne-hiver 2017-18, et récemment un voyage en Asie, entre Séoul et Tokyo, dont elle a rapporté des images empruntées au quotidien, d’une étrange beauté. De ces photos prises dans un marché au poisson, dans le ciel mauve parcouru de cables électriques, dans un buisson de fleurs, elle a fait une collection qui vient mettre de la lumière sur un coin de peau et modifier subtilement l’architecture d’un visage. Elle a su voir dans des teintes fugitives des couleurs à exploiter, cherchant son inspiration dans l’infime. La collection s’appelle « Vision d’Asie: l’art du détail » et ce n’est pas par hasard. I.C. : Que recherchez-vous pendant ces voyages d’inspiration? Lucia Pica : Cela fait plusieurs saisons que je réalise des « road-trips » pour faire des portraits des villes, trouver des inspirations. Mais quand je me suis retrouvée à Tokyo et à Seoul, j’ai réalisé que la question n’était plus de faire des images de paysages, mais que je devais me concentrer sur tout autre chose. Cette culture est tout entière centrée sur les détails et c’est là que nous devions porter notre attention. Avec la photographe, nous avons commencé à nous promener, à mener presque une vie normale, nous allions au marché, mais pour voir des textures. Et peu à peu, nous avons pris conscience que l’art du quotidien, dans cette culture, est quelque chose de sacré. Depuis l’emballage employé pour y mettre la nourriture, jusqu’aux poubelles, qui ont des couleurs incroyables, tout a l’air d’avoir été organisé comme pour une exposition. On ne pense plus à ces objets comme à des choses normales. C’est la raison pour laquelle j’ai appelé cette collection « l’art du détail ». Cette collection est-elle censée être un équilibre entre l’ombre et la lumière? En Asie, quand je regardais les jeux d’ombre et de lumière, je me demandais comment recréer cela sur un visage. Comment structurer et sculpter un visage, mais de manière subtile, avec des effets de brillance, comme si la lumière venait de l’intérieur? Et cela ne devait surtout pas ressembler à un masque, à tous ces produits de contouring épais. Si vous regardez les photos que nous avons faites pendant notre voyage, vous verrez qu’elles capturent des moments de vie. Les détails deviennent abstraits, comme une peinture contemporaine. Les photographies traduisent très bien les textures que je voulais pour cette collection. Le « Baume Essentiel », par exemple, est mon produit préféré. Il hydrate et apporte de l’éclat. J’aime l’utiliser seul car il apporte de la fraîcheur mais vous pouvez l’utiliser sur votre visage, sur vos yeux, sur votre rouge à lèvres, sur votre maquillage, sur un fard à paupières, en petites touches sur le visage pour l’illuminer. Parfois, le soir, si je me maquille, je le porte par-dessus mon maquillage. J’aime ces produits qui captent

la lumière et font que le maquillage devient quelque chose de plus abstrait. La nouvelle collection est un mélange de couleurs mates et brillantes: les lèvres sont mates et les joues brillantes. Quand on y pense, c’est tout le contraire de ce que les femmes ont fait pendant des décennies: elles voulaient une peau mate et des lèvres brillantes. Comment en sommes-nous arrivés là? Parce que nous voulons avoir l’air sophistiqué et glamour, tout en ayant l’air réelle. Une femme qui choisit nos produits, veut que sa peau soit embellie, mais sans la couvrir pour autant. Il s’agit d’exprimer qui l’on est avec des couleurs et des textures. Mais tout en ayant une peau parfaite. Et pourquoi ce désir de brillance aujourd’hui? Et si c’était pour avoir l’air en bonne santé, heureuse et fraîche ? Nous voulons que nos émotions transpirent. Même une femme d’affaires n’a pas besoin de montrer à quel point elle est forte et intouchable. Nous travaillons, nous sommes fortes, mais nous sommes également vulnérables. Je me sens

comme ça. Je n’ai pas honte de montrer que je suis heureuse, triste, ou un peu gênée. C’est bien d’avoir du rouge qui monte aux joues. La vulnérabilité est une force. Vous êtes une grande utilisatrice de couleurs mates, sur le vernis, les lèvres, les yeux. Quel effet recherchez-vous sur un visage? Le mat absorbe la couleur, mais en même temps, c’est très chic. La couleur est plus profonde et j’aime ça. Je me demande pourquoi on parle encore d’ « ombres à paupières » ? Parfois, les fards font l’inverse en ajoutant de la lumière sur l’œil… Certains peuvent encore être des ombres: c’est un mélange d’ombre et de lumière, de couleurs, d’accents. Les ombres à paupières ont beaucoup évolué. Nous pourrions en effet changer ce mot… Vous considérez-vous comme un chef opérateur, une artiste peintre, une personne qui souligne la beauté ? Je dirais que j’essaie de mettre l’accent sur la beauté et que je suis une rêveuse. Je crois que tout est possible.

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Avez-vous déjà rêvé de couleurs? Les idées me viennent parfois au hasard, dans les rêves diurnes ou dans une inspiration venue de nulle part. Parfois, lorsque je prépare une collection, je me lève le matin et je sais exactement ce que je vais faire. Vous avez créé une couleur rose vif pour les ongles appelée «Neon» et j’ai remarqué, pendant le défilé printemps-été 2019, que certains accessoires étaient de la même couleur. Or le laps de temps qu’il faut pour créer une ligne de beauté et une collection de prêt-à-porter n’est pas le même: était-ce un hasard ? Nous avons eu beaucoup de chance! Nous travaillons un an et demi à l’avance. Le processus est beaucoup plus lent. Les idées voyagent… Vous m’avez dit qu’au Japon, vous aviez été confrontée à cette notion de «wabi sabi », l’art de l’imperfection, et que vous avez essayé de l’interpréter dans cette collection. Or c’est tout à fait à l’opposé des tutoriels sur internet où l’on voit une personne se transformer grâce à un maquillage très épais. Votre façon de faire, est-ce une sorte de résistance face à cette beauté artificielle? Je n’ai pas choisi de résister contre quelque chose: je fais ce en quoi je crois. Je ne parle pas de l’art du «wabi sabi» dans le sens où mon maquillage serait imparfait. Le maquillage doit devenir une partie de votre personnalité, de vous-même, avec toutes vos imperfections. Il s’agit d’améliorer la beauté de quelqu’un et non pas transformer tout le monde en un idéal de beauté. Je crée des produits pour des femmes qui s’acceptent. Les tutoriels sont fascinants, mais peuvent être parfois effrayants. J’aime l’idée que vous attrapiez des détails pendant vos voyages et que vous utilisiez tout ce que vous avez vu pour créer vos collections. Le Japon est un pont entre le passé et le futur, la Corée est déjà le futur, quels ont été les moments les plus féconds de ce dernier voyage épique? Pour être honnête, nous avons passé cinq heures dans le marché aux poissons, à photographier ces textures qui brillaient. J’ai dit à la photographe: « Regarde, c’est comme un gloss ! ». Et elle m’a répondu : « C’est juste un poisson ». C’était tellement fascinant de passer du temps dans ces endroits, jour et nuit. Tout était si intense, si beau, même les détails triviaux. Tout ce que je voyais autour de moi, cela devenait du maquillage. Lorsque vous consacrez un peu de temps à quelque chose et à vousmême, que vous laissez tout le reste aller, que vous vous libérez du stress, vous vous réinitialisez. Vous actualisez la façon dont vous regardez les choses. C’est ce que je fais pendant ces voyages. Les couleurs d’un lieu font partie de la culture du pays. Ce qui change, c’est la façon dont je les 110

considère et ce que je fais avec ce que j’ai vu. L’idée derrière cette collection n’était pas seulement de créer un nouveau rouge à lèvres pour le plaisir de le faire. C’était de rester réceptive à ce qui se passe. Beaucoup de textures de maquillage ont été inventées récemment: quelle pourrait être la prochaine? Nous recherchons toujours des textures plus légères et faciles à utiliser, mais qui produisent un bel effet. Nous avons par exemple créé un fond de teint qui va être lancé au printemps : il s’appelle « L’Eau de Teint ». J’ai travaillé en étroite collaboration avec les laboratoires pour parvenir à cette texture. Je voulais quelque chose de super translucide, comme une seconde peau: un fond de teint hydratant et aqueux, non gras, mais qui aurait également un effet lissant. C’est comme une eau hydratante contenant des bulles de fond de teint. Vous


pressez un peu de produit sur la main, vous le mélangez avec un pinceau et vous l’appliquez sur la peau. Et c’est frais! C’est vraiment incroyable. C’est mon premier fond de teint, même si il se rapproche plutôt d’un embellisseur. Je vous ai dit que j’aimais les belles peaux transparentes et parfaites. Dans la première palette que vous avez créée pour Chanel en 2016, le brun était un peu rouge, le beige était un peu gris. Vous jouez avec les couleurs d’une manière très particulière. Je joue beaucoup avec les nuances, pour que la couleur ne soit pas plate mais qu’elle soit profonde. Il existe tellement de couleurs que vous pouvez mélanger! Lorsque j’ai choisi celle que je désire obtenir, je l’envoie au laboratoire, elle me revient, je la vérifie, je la renvoie et nous continuons ce processus jusqu’à ce que le résultat soit exactement comme je le voulais. Un argenté, par

exemple, peut devenir bleu très facilement or j’essaie toujours d’aller dans l’autre sens et de me débarrasser du bleu. Vous avez créé « La Palette Essentielle » en août 2017. Un produit «quatre en un»: rouge à lèvres, blush, surligneur et correcteur. Comment avezvous eu cette idée? J’ai eu cette idée en réfléchissant aux essentiels de beauté. Je voulais créer un produit facile à utiliser et multifonctionnel. Je souhaitais mettre dans une boîte tout ce dont j’ai besoin pour créer le type de peau que j’aime: fraîche, naturelle et éclatante. Nous n’avons pas envie de transporter toute notre trousse de maquillage dans nos sacs, lorsque nous sortons le soir. J’ai conçu ce produit de manière à ce que l’on puisse disposer dans un même boîtier d’un correcteur de teint parfait, d’une couleur pour les joues et les lèvres et d’un enlumineur. Avec ce produit, vous pouvez retoucher rapidement votre maquillage avant une occasion. Je suis tellement heureuse de l’avoir créé ! Je ne peux plus vivre sans lui. Ma mère mettait un peu de rouge à lèvres sur sa bouche et sur ses joues. Elle avait besoin de faire vite, parce qu’elle avait quatre enfants, mais elle voulait toujours avoir l’air frais. C’est un geste qui m’a suivi, je pense… Quel est l’objet de beauté sans lequel vous ne pouvez pas vivre? Le rouge à lèvres bien sûr ! Mais en été je ne porte que du mascara. Quel est votre petit secret de beauté caché? Dormir! (rire). Je vous ai parlé de toutes mes petites astuces: vous mettez un peu de mascara le matin et vous avez l’air éveillé; un peu de couleur sur vos joues et vos lèvres et vous avez l’air plus heureux. Mais j’aime aussi cette beauté qui vient de l’intérieur, lorsque vous méditez, que faites faire de la réflexologie. Quand vous prenez simplement soin de vous.

Lucia Pica, Global Creative Designer pour le Maquillage et la Couleur de Chanel. © Chanel Collection printemps/été 2019, Photos d’inspiration de Lucia Pica avec les produits. © Chanel Collection printemps/été 2019, Photos d’inspiration de Lucia Pica. © Chanel 111


Lucia Pica, the art of light and shadow The new Chanel makeup collection is inspired by a trip to Asia, between Seoul and Tokyo. The Global Creative Designer for Makeup and Colour at Chanel has seen in some tiny details of everyday life, unexpected beauty and light effects that inspire her. Lucia Pica is adept at make-up that beautifies, illuminates: she refuses to camouflage. In an interview, she talks about her vision of beauty and these essential gestures that change a lot, sometimes even the mood

“Lacquerware decorated in gold is not something to be seen in a brilliant light, to be taken in at a single glance; it should be left in the dark, a part here and a part there picked up by a faint light. Its florid patterns receding into darkness, conjuring in their stead an inexpressible aura of depth and mystery, of overtones but partly suggested. The sheen of the lacquer, set out in the night, reflects the wavering candlelight, announcing the drafts that find their way from time to time into the quiet room, luring one into a state of reverie”. When I first saw the new Chanel springsummer 2019 make-up collection created by Lucia Pica, Global Creative Designer pour le Maquillage et la Couleur de Chanel, I thought of this extract of the book by Junichirô Tanizaki called ‘In Praise of Shadows.’ Among the 9 colours of the eye shadow palette, there is a gold powder and all the shades of darkness that come in counterpoint, one revealing the other. Is it to have grown up in Naples that gave her a taste for saturated colours, the desire not to follow the established rules of the trade and introduce bold hues into the palettes? Lucia Pica is part of a new generation of make-up artists who dare to use colors in a sometimes disturbing way. She does not believe in ‘camouflage’ makeup and thinks that instead of hiding, a ring or an imperfection, it is better to highlight a quality: to force on the brightness of the glance, to show the red of the cheeks. Since her appointment in 2014, Lucia Pica has been seeking inspiration in more or less distant places. She went on a road trip in California, the origin of the fall-winter 201718 collection, and recently, she travelled to Asia, between Seoul and Tokyo, from where she brought back images borrowed from daily life: revealing a strange beauty. From these photos taken in a fish market, in the purple sky covered with electric cables, in a flower bush, she made a collection, like a lighting cameraman, brings light to some part of the skin and subtly modify the architecture of the face. She was able to see things in fugitive colours, searching in the tiny and trivial what could inspire her. This collection is called ‘Vision d’Asie: l’art du détail” and that is not by chance.

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I.C. : What are you looking for during those trips? Lucia Pica : I’ve been doing those inspiration trips for years now and I’ve always been inspired by the place, doing a portrait of the city, a reportage on a travel journey. But when I got in Tokyo, or Seoul, I realised it was not about doing a landscape of the city. Every thing about this culture is


about the details. With the photographer, we were going around, living a normal life, going to market to see textures. Soon we realised that within this culture, everything that is about normality and day life becomes sacred. It gets elevated. Everything, from the little packaging, the wrapping that they use for the food, the rubbish bins that have those incredible colours, everything is curated in such a way that you don’t think at it as a normal object anymore. That’s why I called the collection ‘The art of detail’. Is this collection meant to be a balance between the shadow and the light? While in Asia, I was looking at light and shadow and asking myself how can I create light and shadow on a face? How do I structure and sulpt the face, but in a subtle way, with a glossy shimmer that gives a glowing effect, like it’s coming from within. And it shouldn’t look like a mask, like that contouring heavy stuff. If you look at the pictures we did during our trip, you see there are moments of everyday life. They are capturing these details, and elements, and they become quite abstract at the end, like contemporary painting. The photographs translate really well the textures I wanted for this collection. The « Baume Essentiel » for instance, which is my favorite product. It moisturises and creates a glimmering effect that sculpts the face. I like to use it alone because it brings freshness, but you can use it on your face, on your eyes, on your lipstick, on your makeup, on an eyeshadow, in small touches on the face to illuminate. Sometimes, at night, if I wear some makeup, I wear it on top of it. I quite like make-up that catches the light and becomes more abstract. The new collection is a mix between matte and glowing colours: matte lips and glowing cheeks. When we think about it, it’s the exact contrary of what women did for decades: they wanted to have matte skin and glowing lips. How did we get to that point? Because you want to look sophisticated and glamourous, but you also want to look real. At least a woman who choses Chanel make-up. She’s the kind who wants her skin to come through. It’s not about covering so much. It’s about expressing herself, with colours, with textures. But with a beautiful, even skin. And what does glowing skin say about a woman today? Don’t we want to look healthy, happy, fresh? That’s what we want. We want to transpire our emotions. Even a career woman doesn’t have to show how strong and untouchable she is. We are strong and we are working, doing everything, but we are also vulnerable and express our emotions. I feel like that. I’m not shy to show if I’m happy, sad, being a little embarrassed. It’s fine to have red coming through the cheeks. Vulnerability is strength.

You are a great user of matte colours on varnish, lips, eyes. What is the effect you are searching with matte on a face? Matte absorbs the colour, but at the same time, it’s very chic. The colour is deeper and I like that. I wonder why we still talk about ‘eyeshadow’? Sometimes they do the opposite, adding some light on the eye… Some still can be shadows: it’s a mix between light and shadow. It’s also about colour, accent. Eyeshadows have evolved a lot. We could change the word… Do you consider yourself as a light-designer, a painter, an artist, a emphasiser of beauty, or someone else? I would say I try to emphasis beauty and I’m a dreamer. I believe everything is possible. Do you ever dream of new colours? Ideas come to me randomly sometimes, in day dreams, or as an inspiration out of nowhere. Sometimes, when I’m preparing a beauty story, I wake up in the morning and know exactly what I’m going to do. You have created a vivid pink colour for the nails called ‘Neon’ and strangely, I have noticed during the spring-summer 2019 fashion show that some accessories were in the same colour. The time it takes to create a beauty line and a collection is not the same: is it a coincidence? We were very lucky! We work a year and a half in advance. The process is much slower with beauty. Ideas are in the ether… You told me you were confronted in Japan to this notion of ‘wabi sabi’, the art of imperfection, and that you tried to interpret it in this collection. It is quite the opposite approach of the make-up tutorials we see on internet that are showing how to create a new character with heavy make-up. Is your way of doing a kind of resistance to this artificial beauty? I didn’t chose to be a resistant : it’s just what I believe. I’m not talking about the art of ‘wabi sabi’ in the sense of my make-up being imperfect. It’s more about the make-up becoming a part of your personality, of yourself with all the imperfections you are made of. It’s about enhancing someones beauty and not transforming everyone in one ideal of beauty. I create products for women who accept themselves. Tutorials are fascinating, but sometimes scary. 113 113


I love the idea of you catching details while you travel, and use everything you saw to create your collections. Japan is a bridge between the past and the future, Korea is already the future, what were the most fruitful moments of this epic trip? To be honest, we spent five hours in the fish market, photographing those shiny textures. I said to the photographer: ‘look, that’s like an eye-gloss!’. And she was like: ‘it’s just a fish !’. It was so mesmerising to spend time in those places, day, night… Everything was so intense, so beautiful, even the trivial details. All I was seing around me was makeup. When you dedicate a little bit of time to something and to yourself, and let go of all the rest, the stress, you reset. You refresh the way you look at things. That’s what I do during those trips. The colours of a place are part of the culture of the country. What changes is the way I look at them and what I do with what I saw. The spirit behind this

collection is not only to create a new lipstick for the sake of it. It’s staying receptive to what’s going on. A lot of make-up textures have been invented lately : what could be the next one? We always search for textures that are lighter, and easier to use but have a really good effect. We created for instance a foundation that should be launching soon called ‘L’Eau de Teint’. I’ve worked closely with the labs to get to this. I wanted something super translucent, like a second skin: a foundation that would feel hydrating and watery, not oily, but also that would have a really smoothing effect. It’s like a hydrating water with some bubbles inside of foundation. You squeeze a little bit of the product on the hand, you mix it with a brush and you put it on the skin. And it’s fresh, really amazing. It’s my first foundation. It’s

more like an enhancer. I told you I believe in see-through beautiful perfect skin. In the first palette you created for Chanel in 2016, the brown was a little red, beige was a bit grey. You are playing with colours in a very peculiar way? I’m playing a lot with undertones, so that the colour is not flat: it’s deep. There is so many colous you can mix. When I chose the colour I want, I send it to the lab, it comes back, and we go on until it’s exactly how I wanted it to be. A silver can become quite blue very easily, and I’m always trying to go to the other end and get rid of the blue. You created ‘La Palette Essentielle’ in August 2017. A product that is ‘four in one’ a lipstick, blusher, highlighter and concealer. How did you get this idea? I had this idea because I was thinking about the essentials. I wanted to create a product easy to use and multifunctional. To put in a box everything I need to create the type of skin I like: fresh, natural and glowing. We don’t want to carry heavy stuff and to put all our make-up in our bags when we go out in the evening. I made this product so that you have the perfect concealer, a cheek and lip colour and a highlighter, all in one. You can do a quick touch-up before any occasion. I’m so happy with myself creating this! I cannot live without it. My mother used to put some lipstick on her mouth and on her cheeks too. This was a normal thing to do. She needed to be quite quick because she had four children, but still wanted to look fresh. It’s a gesture that I’ve kept, I think. Which is the beauty object can you not live without? Lipstick for sure, but in summer I wear only mascara. What is your little hidden beauty secret? Sleep! (laugh). I told you about all my tricks : you put a little bit of mascara in the morning and you look awake; a little bit of colour on you cheeks and lips and you look happier. But I also like that kind of beauty that comes from within when you meditate, have reflexology done. When you simply take care of yourself.

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Glittermania Déposées en touches sur les paupières, sur la bouche, sur les pommettes comme un blush, sur le front, et même en all-over, les paillettes scintillaient sur la plupart des maquillages vus pendant les derniers défilés. Les fards sont chargés de pigments luminescents tout en étant couvrants. Les peaux s’illuminent, tandis que les bouches sont mates. Le make-up est un jeu de rôle. Une invitation à l’excès. Lily Templeton, Paris Photos: Buonomo&Cometti Longtemps, l’héritage d’un autre temps,

celui de la retenue et de la pudeur, a voulu que le maquillage reste affaire de camouflage et reste discret. Aujourd’hui, il faut qu’à la moindre caresse du pinceau, la couleur soit. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les réseaux sociaux, à la fois catalogue d’une offre pléthorique et arène dans laquelle les marques s’affrontent pour obtenir l’amour des communautés. Si Pat McGrath—grande prêtresse du maquillage qui a créé les visages marquants de podiums devenus légendaires chez Dior, McQueen et d’autres—ou Huda Kattan—influenceuse devenue femme d’affaire—sont admirées, ce sont celles et ceux qui font voler en éclat le statu quo qui fédèrent, refusant allègrement les dichotomies classiques du masculin/féminin, du flamboyant/discret ou du jour/nuit. Ces artistes d’un nouveau genre clament haut et fort que « la vie s’ouvre quand vous vous ouvrez, » dixit PatrickStarrr, gourou transgenre du maquillage. « Le maquillage n’a pas de taille. » Pas plus que de sexe ou de couleur de peau. Adjuvant maïeutique de notre être, le pigment comme la paillette, sa compagne de route, renforcent le pouvoir transformatif du maquillage, cette capacité à changer la réalité en monde dans lequel la magie se ressent à chaque respiration. De quoi donner envie de faire comme Jeffree Star, star de Youtube, toujours « impatient d’inonder entièrement nos vies de paillettes. » Comme le dit le manifeste de la marque de maquillage inclusif américaine Fluide, c’est «

là ou nous rencontrons notre soi irrévérent, transcendant. » Mettre le paquet sur les pigments revient finalement à faire éclater les préjugés d’un autre âge et transgresser la politesse implicite que représentait jusque là le maquillage qui camouflerait les marques d’une vie. Ce serait, en quelque sorte, l’antithèse des lunettes de Clark Kent. Rien à enlever, mais il faut faire acte et esquisser les contours de son identité. On ne se présente plus sous son meilleur jour mais sous son vrai visage. Le « colour payoff », ou rendement de couleur, endosse alors le rôle d’échelle de valeur. Manquer d’intensité, ce n’est pas seulement être un produit de qualité inférieure, c’est tout simplement renier l’engagement implicite qui se forme entre marque et visage. Trahir l’identité, en somme.

Glittermania Slicked over an eyelid, the mouth, used as a highlight across the cheekbones, the forehead or used all-over, glitter is sparkling on much of the makeup seen these past seasons. Pans are loaded with

luminous, high-intensity pigments. Skin is illuminated while mouths remain matte. Makeup is make-believe, and an invitation excess. For a long time, the heritage of yesteryear, was a time of restraint and modesty, demanding that makeup remained a camouflage, to be an unseen sight. Today, the imperative is that colour explodes at the slightest caress of a brush. To wit, social media, is now the largest catalogue and the area in which brands compete for the love of the make-up communities. ‘If Pat McGrath, high priestess of make-up, who created some of the runway’s most memorable faces for Dior, McQueen and others’, say Huda Kattan, the influencer turned beauty entrepreneur, ‘are admired, they are the ones who blast the status quo to smithereens and who refuse the classic dichotomies of masculine/feminine, flamboyant/discreet, or even day/night’. This new wave of artists know that “life opens up when you do,” to quote transgender makeup guru PatrickStarrr. “Makeup is a one size fits all.” And doesn’t care about gender or skin colour. Midwife of our inner selves, pigment and glitter reinforce the transformative power of makeup, its ability to transform reality into a fantasy world where magic is the air. A valid reason to turn into a Jeffree Star, Youtuber 115 115


who is always “so excited to just dunk our whole lives in glitter.” As the manifesto for gender-fluid makeup brand Fluide says, that’s “where we meet our irreverent, otherworldly selves.” Packing on the pigment becomes a way to fight prejudice and stereotypes; a means to transgress the “maquillage de politesse,” 116

the so-called common courtesy of hiding one’s truth and the marks of a life lived. This is, in a way, the antithesis of Clark Kent’s eyewear. Not something to be removed but something one chooses to wear to reveal one’s identity. It’s no longer about showing one’s best face. It’s about the true face.

Colour payoff becomes a scale against which intentions are weighed. Lack of intensity is therefore not just the sign of an inferior product, but the sign of having broken the covenant between brand and face. A betrayal of the customer’s identity, in short.


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make-up: Maddalena models: Nana & Correntin @ elite Couleurs: Chanel, Dior, Mac,Tom Ford, Shiseido, by Terry, Givenchy, Path McGrath, Fenty by Rihanna. 119


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Rousses! En marge de ses photos de mode, la photographe Michèle Bloch-Stuckens poursuit sa démarche artistique autour des « Femmes et Éléments » commencée il y a deux ans. Après “L’Air”, elle livre ici un extrait de son travail sur “Le Feu”, des images qui font écho à l’exposition « Roux ! De JeanJacques Henner à Sonia Rykiel ! », qui se tient jusqu’au 20 mai, au musée Jean-Jacques Henner, à Paris. Un hommage aux chevelures de feu.

Photographies : Michèle Bloch-Stuckens

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Modèles : Anne-Lise Maulin @ City Paris et Gabrielle Dubois @Karin Paris Hair : Raynald Bernard @B-agency Make-up : Joséphine Bouchereau @atelier68 Paris Retouche (post production) : Stéphanie Herbin @alimage.com


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Arts Chapitre six 130. 132.

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Dans les pas de Klimt et de Schiele

Rencontre avec Milo Manara qui a illustrĂŠ dix cadrans de montres Ulysse Nardin Dans son atelier, le peintre Christoph von Weyhe raconte son processus crĂŠatif

Wallpaper, Flights of fancy by House of Hackney 129


Dans les pas de Klimt et de Schiele 2018 a marqué le centième anniversaire des disparitions d’Egon Schiele et de Gustav Klimt. Des expositions en leur honneur se sont tenues à Paris, Londres et Vienne. Pourquoi ces deux artistes inspirent-ils les artistes en devenir, les poussant à s’exprimer d’une manière plus libre? Christos Tolera, Londres A l’instar de tous les grands artistes, Schiele et Klimt n’ont jamais été relégués dans le passé car ils parlent de vérités universelles, dans le genre de celles contre lesquelles nous résistons et que nous remettons en permanence en question. Leur art nous dit quelque chose d’important. Mais quoi? La popularité des deux peintres a toujours été reconnue, mais on ne parle que rarement de leur influence durable sur les illustrateurs en devenir et les adolescents passionnés par le dessin. Cela ne peut en aucun cas être sous-estimé et se situe sûrement entre la satisfaction de besoins adolescents et une rébellion innée contre des forces inconnues. La première fois que j’ai vu les dessins d’Egon Schiele, je me suis senti adulte. Cela a rendu l’art plus cool que cool. Cela m’a donné une voix, une expression que je ne connaissais pas. Schiele, en particulier, décrit à sa façon, avec beaucoup d’émotion, les souffrances sexuelles contorsionnées que nous connaissons tous, mais dont nous n’osons pas parler. Il exprime quelque chose que nous ne savons dire avec des mots. Toutes les grandes oeuvres d’art font cela. Klimt a fourni la plateforme depuis laquelle Schiele s’est lancé, nous offrant une célébration de la couleur, du motif et de la sensualité débridée. Klimt était un romantique, Schiele un expressionniste. S’il y avait une ligne de démarcation à tracer entre les deux artistes, le romantisme et l’expressionnisme les diviseraient.

Illustration Jacquetta Crook instagram @jacquetta_crook www.christostolera.com

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Les adolescents sont les destinataires parfaits de ces deux forces qui contournent l’intellect et se connectent au coeur. Pour ceux d’entre nous qui fuient le romantisme, nous pouvons rêver de la beauté de l’érotisme à travers les riches motifs et les robes précieuses de Klimt.

Les propositions expressionnistes de Schiele sont plus affirmées, passionnées et sans excuse. C’est privé et c’est public: une parfaite dichotomie. L’illustration de mode, en raison de son immédiateté et de son omniprésence, est une plateforme très populaire sur laquelle Schiele en particulier, exerce toujours une influence dominante. Les réseaux sociaux le reflètent parfaitement. En observant attentivement les comptes Instagram de nombreux illustrateurs, on reconnaît une imagerie familière qui fait référence aux deux peintres, pas toujours de manière évidente, mais les signes de reconnaissance sont là: l’angulaire, le coloré, l’érotique et le sensuel. Le style, sans être explicite dans son contenu, est implicite dans le caractère érotique de ses origines. A côté de la douleur et de la souffrance, de la beauté et de la romance, nous sommes tous invités à la sensualité, dans son acception la plus élevée.

Taboo or not taboo? Twenty eighteen marked a hundred years since the passing of both Egon Schiele and Gustav Klimt. Major exhibitions in Paris, London and Vienna have been celebrating their work. Once again fledgling artists on school excursions will no doubt be influenced to take risks and express themselves in a way they only thought possible in private.


The first time I saw Egon Schiele’s drawings, it gave me a voice I didn’t even know I had. Like all great artists, Schiele and Klimt have never been consigned to the past because they speak of universal truths of the kind that we resist yet perpetually question. Occasionally, by applying today’s morals to yesterday’s ills, scandals are created that urge us to reject these supposedly anachronistic offerings. Yet these overtures relentlessly fall on deaf ears because something important is being said. We just don’t quite know what it is except that we relate, we connect, we recognise and we know. This tangibly edgy popularity has always been accepted, yet what is rarely spoken about is the enduring influence on nascent illustrators and teenage drawing enthusiasts. This can in no way be understated. Maybe it comes somewhere in between fulfilling the need to express adolescent yearnings and an innate rebellion against unknown forces. Schiele, in particular, carries an emotional voice through his mark making, to describe the contorted sexual sufferings we have all known but daren’t talk about. He expresses something we cannot adequately say in words. All great art does this. Klimt provided the platform from which Schiele would launch himself, giving us a celebration of colour, pattern and unbridled sensuality. Klimt was a romantic, Schiele an expressionist. If a line were to be drawn between the two, romance and expression would divide them. These two artists personify the difference. Teenagers and adolescents are the perfect recipients of these two forces, which bypass the intellect and connect to our core. For the more escapist romantic of us, we can dream of the beauty in eroticism alongside the vivid rich patterns and robes. Schiele’s twisted expressionist offerings are more assertive and passionate and unapologetic. It’s private and it’s public and it’s a perfect dichotomy. Fashion-based illustration, due to its immediacy and ubiquity, is a very popular platform where Schiele, in particular, holds a prevailing influence beyond these apprentice years. Social media such as Instagram reflects this perfectly. A trawl through its recommendations and pages often lead us to familiar imagery, not always so obvious, but the signs are there: the angular, the colourful, the erotic and the sensual. Implicit in the style without being explicit in its content is the erotic and frequently pornographic nature of its origins. Alongside the pain and the suffering, the beauty and the romance, we are invited to sex, the great leveller. All are welcome, and here we are again. Sex and fashion. Taboo or not taboo? That is the question. Maybe the answer is, when it looks this good, who really cares?

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« Notre organe sexuel le plus puissant, c’est le cerveau ! » Le dessinateur et scénariste de bandes dessinées Milo Manara s’est associé avec l’horloger Ulysse Nardin afin de créer dix cadrans de montres érotiques. Mais lors de notre rencontre, il fut surtout question de Machiavel, de Fellini, de Michelangelo Merisi da Caravaggio, et de « l’amour qui fait tourner le soleil et les étoiles »… Isabelle Cerboneschi

Milo Manara a découvert la bande dessinée en 1967, chez le sculpteur Miguel Ortiz Berrocal dont il était l’assistant. Il avait 22 ans. C’est tard, mais ce genre de lecture était interdite dans sa famille. Milo Manara a donc grandi sans Tintin, ce qui n’a eu aucune incidence sur sa carrière d’auteur et dessinateur de bande dessinée. En découvrant Barbarella de Jean-Claude Forest ou Les Aventures de Jodelle du belge Guy Peellaert, une bande dessinée inspirée du Pop Art et publiée en 1966, Milo Manara ressent une fascination pour ce moyen d’expression. Enfin une forme d’art reproductible, qui permette à la fois de raconter une histoire et de la dessiner! La fin des années 1960 étant une époque qui invitait à la liberté sous toutes ses formes, Milo Manara commence à dessiner des dessins érotiques afin de financer ses études d’architecture à Venise. Puis au fil des années, il en fait son métier. Son trait, ses courbes voluptueuses, se prêtent merveilleusement aux nus féminins qu’il dessine à l’envi. Sa carrière prend un essor international en 1983, lorsqu’il crée Clic!, une série parue 132


tout d’abord dans le magazine Playmen, et qui deviendra l’album « Le Déclic ». Cette étrange histoire de désir féminin activé par une télécommande s’est vendue à plus d’un million d’exemplaires, devenant ainsi le bestseller de la BD érotique. La même année, il co-crée avec avec son ami Hugo Pratt, l’un des chefs-d’œuvre de la bande dessinée, « Un été indien ». Un album magistral qui raconte la difficile, voire impossible, co-existence entre les Indiens et les habitants d’un village de colons du Massachusetts, au début du XVIIe siècle. Milo Manara a travaillé avec Federico Fellini, avec Alejandro Jodorowsky sur la saga Borgia. Son interprétation de la vie du Caravage, dont le 2ème album est sorti en décembre 2018, est remarquable. On sent chez lui une profonde empathie pour ce peintre qui remettait en cause l’ordre établi et bousculait les conventions au péril de sa vie. Milo Manara partage avec lui son aversion pour l’autorité, dont il ne s’est pas caché lors de notre rencontre en janvier à Genève, au Salon International de la Haute Horlogerie. I.C : On vous a proposé de travailler pour de nombreuses marques mais aucune avant Ulysse Nardin n’avait eu l’idée de vous demander de dessiner un cadran de montre. Comment l’expliquez-vous? Milo Manara : Ulysse Nardin a démontré de nombreuses fois qu’il était le premier à faire les choses. C’est en effet le premier. Je ne sais pas si ce sera le dernier… La tradition des montres érotiques remonte au XVIIe siècle, lorsque fut inventée la fonction de répétition minute, avec les marteaux qui tapaient sur les timbres et permettaient d’animer de petits automates. Sauf qu’à l’époque, les scènes étaient cachées. Ulysse Nardin préfère les révéler. Dans mes dessins, il n’y a pas beaucoup de révélations (rires). Et surtout, mes dessins ne sont pas animés! Vous racontez en dix cadrans l’histoire d’une femme qui fait la rencontre d’un personnage légendaire: une sirène. Estce plus facile pour vous de dessiner un érotisme imaginaire? Oui. L’érotisme ne peut être qu’imaginaire. Ce que l’on voit tourner sur internet, toutes ces vidéos pornographiques, relèvent plutôt de la performance athlétique. On s’éloigne de l’érotisme, qui est un jeu issu de l’imagination. Notre organe sexuel le plus puissant, c’est le cerveau. Nous vivons une époque paradoxale, entre censure et extrême liberté d’expression. Comment trouvez-vous votre place entre ces extrêmes? Notre époque est en effet emplie de contradictions incompressibles. Mon ouvrage sur le Caravage va être publié en Chine.

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Or on m’a demandé de changer certains dessins, de couvrir certains nus. Il y a pourtant très peu d’érotisme dans cette BD. La violence, en revanche, n’est interdite nulle part! Je n’arrive pas à comprendre cela. Je pense que tout cela est plus une question économique ou politique, que morale. J’ai toujours opéré à mon égard une véritable censure contre la violence: cela m’est très difficile de dessiner une scène violente ou mortelle. Je l’ai fait, parfois, dans des histoires dont je n’avais pas écrit le scénario, comme par exemple Borgia de Jodorowsky, mais c’est rare. Thanatos semble actuellement plus fort qu’Eros, or vous vous évertuez à prôner le contraire. L’érotisme pour moi, n’est jamais conflictuel. Il est joyeux, positif. J’admets que chacun de nous le vive selon son éducation et son passé. Je peux comprendre le sadisme et le masochisme, et tout ce qui peut émaner de l’âme humaine, car ce ne sont que des élaborations culturelles de la violence: ce n’est pas la violence. Un écrit, un dessin, c’est une chose, mais la vraie souffrance photographiée ou filmée, c’est repoussant. Vous évoquez l’album Borgia, or en le lisant, je trouve qu’il y a beaucoup de similitudes entre notre époque et celle des Borgia et de Machiavel. C’est vrai. C’est le cynisme du pouvoir. Les hommes politiques citent beaucoup Machiavel aujourd’hui, mais sa vision était beaucoup plus complexe, plus subtile que l’usage que l’on en fait. Les élus ne pensent qu’aux prochaines élections alors que Machiavel voyait plus loin: il s’agissait d’une pensée politique globale. Les hommes politiques d’aujourd’hui n’ont ni la vision, ni la force d’envisager un futur. Notre planète est dirigée par l’argent et c’est tout. Or pour Machiavel, le pouvoir ne pouvait être que politique. Dans l’album Le Caravage, qui montre le rapport conflictuel que le peintre avait avec l’autorité, on a le sentiment qu’il y a un peu de vous qui transparait. Comme avec tous les artistes un peu controversés, chacun voit dans Le Caravage un peu de soi. Il avait un rapport à l’autorité complexe. Un grand nombre de ses tableaux ont été refusés car non conformes à certaines visions du pouvoir. Il représentait la vierge comme une femme réelle. Il a peint Saint Mathieu comme un paysan analphabète, et comme il ne savait pas écrire, il a peint un ange guidant sa main. Le tableau a été refusé. Pour lui, les apôtres étaient de pauvres gens, et il tenait à le montrer car Jésus-Christ s’est incarné parmi les pauvres. Vous avez dit un jour que le corps d’une femme était sacré. En quel sens? Il est sacré en regard de la violence que les femmes subissent. Il y a de plus en plus de cas de femmes assassinées par des

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membres de leur famille, et cela touche aussi l’Italie et la France. Je pense que c’est une conséquence de la place que la femme a gagnée dans la société. Les hommes ne sont pas prêts à lui laisser cette place et ils réagissent avec violence, comme d’habitude. Le phénomène va en s’amplifiant car la femme conquiert de plus en plus d’espace public, provocant une réaction troglodyte de la part de l’homme. C’est pour cela qu’il faut affirmer que le corps d’une femme est sacré et qu’il est inviolable. Par quelle partie d’un personnage commencez-vous à dessiner? Je commence toujours par les yeux, et notamment l’oeil droit du personnage. Et chaque fois que je fais autrement, mon dessin est raté. Les yeux sont la partie la plus importante de notre corps. On y discerne l’intelligence. Il est fondamental que le regard soit vivant pour que le reste le soit. Vos personnages féminins sont souvent représentés de dos. Est-ce parce qu’il dévoile moins et permet d’inventer une histoire? On peut penser que les hommes et les femmes sont égaux, vus de dos. Or c’est justement en les regardant de dos que l’on voit leur différence. C’est une question de structure du corps et une façon de se tenir dans l’espace. Un dos, c’est aussi quelqu’un qui s’éloigne, et cela génère une forme de mélancolie. Le metteur en scène italien Tinto Brass avait l’habitude de dire que chaque derrière possède sa propre expression, son caractère. On n’est absolument pas égaux vus de dos. Federico Fellini, dont vous étiez l’ami, disait: « C’est la curiosité qui me réveille. » Et vous, qu’est-ce qui vous réveille? Le sens du devoir ! (rires). Non, en réalité c’est mon réveil. Ce que voulait dire Fellini c’est que la curiosité était sa raison de vivre. Et sa vocation était de raconter ce qu’il avait découvert, grâce à sa curiosité. Et le fait qu’il se réveille, c’était bon pour nous. Malheureusement, il ne se réveille plus… Quel fut le déclic qui a donné vie à l’album Le Déclic? On m’avait commissionné pour raconter une histoire érotique qui devait paraître dans le mensuel Playmen. La dernière page était consacrée à des BD érotiques. Or il y avait un journaliste dans la rédaction qui était très laid, mais vraiment très laid. Et pourtant il était entouré de femmes splendides. Je me suis dit qu’il devait avoir un secret, un pouvoir spécial. J’ai imaginé qu’il possédait une télécommande qui pouvait influencer la libido de ces femmes fabuleuses. Et c’est venu comme ça… Je n’ai jamais imaginé que cette histoire rencontrerait un tel succès mondial! Votre vie a-t-été aussi romanesque que vos bandes dessinées? Ah non! C’est difficile pour un auteur de BD

d’avoir une vie romanesque. Une bande dessinée, c’est un travail très méthodique, lent, qui demande beaucoup de régularité. Hugo Pratt fut le seul auteur que j’ai connu qui ait vécu comme son héros. Mais c’est aussi parce qu’il dessinait très vite et n’importe où: dans un avion, sur un bateau… Dans Le Paradis, le chant 33e de la Divine Comédie, Dante Alighieri a écrit : « L’amour qui meut le soleil et autres étoiles », « l’amor che move il sole e le altre stelle ». C’est aussi votre vision? Bien sûr si l’on considère l’amour dans le sens d’Eros, l’amour naturel, profane en grec ancien. Si l’on cherche à atteindre une planète qui se trouve à des millions d’années-lumière, il n’y a qu’une façon d’y arriver: envoyer un homme et une femme dans l’espace et espérer que grâce à leur descendance, quelqu’un finira par arriver sur cette planète. Notre éternité en dépend. Eros, l’amour physique, possède une dimension divine

“Our most powerful sexual organ is the brain! “ Cartoonist and scriptwriter Milo Manara has teamed up with watchmaker Ulysse Nardin to create ten erotic watch dials. But when we met, we spoke mostly about Machiavelli, Fellini, Michelangelo Merisi da Caravaggio and « love that moves the sun and other stars» In 1967 Milo Manara discovered comic books whilst being the assistant at the age of 22 for the sculptor Miguel Ortiz Berrocal. A bit late, but this kind of literature was forbidden in his family. Therfore Milo Manara grew up without, for example, Tintin, which had no impact on his career as an author and cartoonist. Discovering Barbarella by Jean-Claude Forest or Les Aventures de Jodelle of the Belgian Guy Peellaert, a cartoon inspired by Pop Art and published in 1966, Milo Manara felt a fascination for this means of expression. Finally, a form of reproducible art, which allows one to write a story and to draw one! Toward the end of the 1960’s, a time of great freedom in all its forms, Milo Manara began to draw erotic drawings in Venice to finance his studies in architecture. Then over the years, he made it his job. His line, his voluptuous curves, lend themselves wonderfully to female nudes he drew at will. His career took off internationally in 1983, when he created Clic!, a series first published in the magazine Playman, and which would become the album « Le Déclic “. This strange story of female desire


activated by a remote control sold over a million copies, becoming the best-selling erotic comic. The same year, he co-created with his friend Hugo Pratt one of the masterpieces of the comic world “Un été indien,” a masterful album that tells the difficult, if not impossible story of co-existence between the Native

Americans and the inhabitants of a settler village in Massachusetts in the early seventeenth century. Milo Manara worked with Federico Fellini and Alejandro Jodorowsky on the Borgia saga. His interpretation of the life of Caravaggio, whose second album was released in December

2018, is remarkable. One feels in him a deep empathy for this painter who questioned the established order and jostled conventions at the risk of his own life. Milo Manara shared with him his aversion to authority, which he did not hide during our meeting in January in Geneva, at Salon International de la Haute Horlogerie.

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IC: You have been approached by many brands but none before Ulysse Nardin had the idea to ask you to draw a dial for a watch. How do you explain it? Milo Manara: Ulysse Nardin had shown many times that he was the first to do things. This is indeed the first. I do not know if it will be the last ... The tradition of erotic watches dates back to the 17th century, when the minute repeater was invented, with hammers striking the rings and used to animate small automatons. Except that at the time, these were hidden. Ulysse Nardin prefers to reveal them. In my drawings, there are not many revelations (laughs). And most importantly, my drawings are not animated! You tell in ten dials the story of a woman who meets a legendary character: a mermaid. Is it easier for you to draw imaginary eroticism? Yes. Eroticism can only be imaginary. What we see on the internet, all these pornographic videos, are rather athletic performances. Eroticism is a game created by the imagination. Our most powerful sexual organ is the brain. We live in a paradoxical time, between censorship and extreme freedom of expression. How do you find your place between these extremes? Our era is indeed filled with incompressible contradictions. My book on Caravaggio will be published in China, but I was asked to change some drawings, to cover some nakedness. There is, however, very little eroticism in this comic strip. Violence, on the other hand, is not forbidden anywhere! I cannot understand this. I think all of this is more an economic or political issue than a moral one. I have always practiced a real censorship against violence in my work; it is very difficult for me to draw a violent or deadly scene. I have done it sometimes in stories I did not write the screenplay for, like Borgia by Jodorowsky, so it’s rare. Thanatos now seems stronger than Eros, but you are wary of preaching the opposite. Eroticism, for me, is never confrontational. It is happy, positive. I admit that each of us live according to his own education and his own past. I can understand sadism and masochism, and anything that can emanate from the human soul, because these are just cultural elaborations of violence; it’s not violence. A writing, a drawing is one thing, but the real suffering photographed or filmed is repulsive. You mention the comic book Borgia and reading it, I find that there are many similarities between our times and that of the Borgias and Machiavelli. It is true. It’s the cynicism of power. 136

Politicians cite Machiavelli much today, but his vision was much more complex, more subtle than the use made of it today. Elected officials think only of the next election yet Machiavelli saw further: it was a global political thought. Today’s politicians have neither the vision nor the strength to envision a future. Our planet is driven by money, and that’s all. For Machiavelli, power could only be political.

Federico Fellini, whose friend you were, said : « It’s curiosity that wakes me up. » And so, what wakes you up? My sense of duty! (Laughs). No, actually it’s my alarm clock. What Fellini meant was that curiosity was his reason for living. And his vocation was to tell what he had discovered, thanks to his curiosity. And the fact that he woke up was good for us all. Unfortunately, he doesn’t wake up anymore ...

In the album Caravaggio, which shows the conflictual relationship that the painter had with authority, we feel that there is a little of you that shows itself. As with all controversial artists, everyone sees a little of Caravaggio in themselves. He had a complex relationship with authority. Many of his paintings were rejected because they did not conform to certain visions of power. He represented the Virgin Mary as a real woman. He painted Saint Matthew as an illiterate peasant, and as he did not know how to write, he painted an angel guiding his hand. The painting was rejected. For him, the apostles were poor people, and he wanted to show it because Jesus Christ was born among the poor.

What was the trigger that brought the comic book « Le Déclic » to life? I was commissioned to tell an erotic story that was to appear in the monthly Playmen. The last page was devoted to erotic comics. Now there was a journalist in the editorial staff who was very ugly, but really very ugly. And yet he was surrounded by splendid women. I told myself he had to have a secret, a special power. I imagined he had a remote control that could influence the libido of these fabulous women. And it came like this ... I never imagined that this story would be met by such a global success!

You once said that a woman’s body was sacred. In what sense? It is sacred; when we see the violence that women suffer. There are more and more cases of women being murdered by members of their families, and that also affects Italy and France. I think it’s a consequence of the place that women have earned in society. The men are not ready to accept women in this place, and they react with violence, as usual. The phenomenon is increasing as the woman conquers more and more public space, provoking a troglodyte reaction on the part of the man. This is why we must affirm that a woman’s body is sacred and must not be violated. Which part of a character do you start drawing first? I always start with the eyes, and especially the right eye of the character. And every time I do otherwise, my drawing fails. The eyes are the most important part of our body. We can discern intelligence in them. It is fundamental that the eye is alive so that the rest is alive. Your female characters are often represented from behind. Is it because it reveals less and makes it possible to invent a story? We can think that men and women are equal, seen from behind. But it is precisely by looking from behind that we see their differences. It’s a matter of body structure and how to stand in a space. A back is also someone who is moving away, and this generates a form of melancholy. The Italian director Tinto Brass used to say that each behind has its own expression, its character. We are absolutely not equal seen from the back.

Has your life has been as romantic as your comics? Oh no! It’s hard for a comic book writer to have a romantic life. A comic strip is a very methodical, slow work that requires a lot of regularity. Hugo Pratt was the only author I knew who lived as his hero. But it’s also because he drew very quickly and anywhere: on an airplane, on a boat ... In Paradise, the 33rd song of the Divine Comedy, Dante Alighieri wrote : ‘Love that moves the sun and other stars, l’amor che move il sole e le altre stelle ‘. Is this your vision too? Of course, if we consider love in the sense of Eros, natural love, profane in ancient Greek. If you want to reach a planet that is millions of light-years away, there’s only one way to get there: send a man and a woman into space and hope that through their descendants, someone will eventually arrive on this planet. Our eternity depends on love. Eros, the physical love, has a divine dimension.


Les nocturnes lumineux de Christoph von Weyhe Depuis plusieurs années, l’oeuvre de Christoph von Weyhe, longtemps demeurée discrète, entre dans la lumière. A l’occasion d’une exposition à The Box, Los Angeles, durant la première édition de Frieze, il revient sur son processus de travail. Commencée il y a soixante ans, son oeuvre trouve ses origines dans la gravure, et s’étend jusqu’à une forme d’expressionnisme et de retenue. Depuis trentecinq ans, il rend visite au port de Hambourg, la nuit, dernier spectacle de ses années d’adolescence, et il crée les prémices de son oeuvre: entre Paris et Hambourg, entre l’expérience et la mémoire, entre des oeuvres d’un soir et des travaux de mois. Lors d’un entretien exceptionnel, il lève le voile sur les mystères de la création de son œuvre. Donatien Grau, Paris. Photos: Buonomo & Cometti Christoph von Weyhe est né à Halle, en

de lui qu’il révèle les mystères de la création. Entretien.

Il est rare, très rare de pouvoir interroger un artiste sur son processus créatif et d’obtenir

Donatien Grau: Ma première question portera sur la notion de travail. Je suis fasciné par la présence du travail dans votre vision du monde. Vous peignez un monde de travail. Et dans votre méthode même de peinture, ces couches qui viennent se rajouter les unes aux autres, il y a comme une pratique de travail incessant. Pouvez-vous me parler du rôle du travail dans votre œuvre? Christoph von Weyhe: Je commence par le commencement. Quand je suis à Hambourg, j’étale des feuilles de papier sur le sol. Généralement j’ai de la chance parce qu’il ne pleut pas, sinon c’est la catastrophe. J’ai ma palette en porcelaine, mes couleurs. J’utilise des couleurs qui sont déjà liquides: une marque suisse, Lascaux, la meilleure du monde. Cela permet d’aller plus vite. J’étale la couleur sur la palette et avec un pinceau je peux les mélanger entre elles et les utiliser pures à ma guise.

Allemagne, en 1937. Cela fait soixante ans que son œuvre se déroule et depuis trente-cinq années, il effectue des séjours à Hambourg, la ville où il a grandi, pour en peindre le port, inlassablement. De nuit de préférence, parce que la nuit estompe les architectures et révèle le mystère des lieux. L’artiste capture le port à un moment précis, selon un angle donné, avec la technique de la gouache, puis de retour dans son atelier, à Paris, il transcrit cette sensation qu’il a perçue avec de la couleur. Et ce pendant des mois, voire des années, revenant sur l’ouvrage jusqu’à en être satisfait. Ses peintures confinent à l’abstraction, parce qu’il s’agit plus de faire ressentir que de donner à voir. Ce sont des paysages nocturnes, mais il s’en dégage paradoxalement une luminosité qui est due à sa technique très particulière de fabriquer ses fonds.

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Je travaille sur un papier qui s’appelle photocarton en allemand. Un papier assez solide. Après il faut prendre des précautions pour que les couleurs, qui ne sont pas sèches, en pliant le papier, ne se touchent. Cela ferait un troisième tableau involontaire, avec ces couleurs qui s’écrasent… J’ai toujours des plastiques utilisés dans le bâtiment. Je les pose sur la peinture encore fraîche. Cela me permet de rabattre l’autre volet du travail, parce que sinon je ne pourrais pas les transporter, ce serait trop grand. Puis je les plie pour les transporter, et quand j’arrive à la maison j’enlève vite ce plastique pour qu’il ne dessèche pas, ce qui déchirerait le papier. A ce moment-là, je les date et je les signe. Une fois les gouaches pliées, elles rentrent dans un porte-dessin que je peux emporter dans l’avion. Je pars avec mon porte-dessin, je rentre à Paris, et je les regarde ici. Les regardez-vous longtemps? Oui je les regarde souvent parce que généralement je suis satisfait de ce que j’ai fait. Vous êtes plus souvent satisfait de ce que vous avez fait dans les gouaches que dans les tableaux? Oui, exactement. Les gouaches sont

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travaillées avec une certaine rapidité et avec l’excitation que me procure ce face-à-face avec le sujet que je vais peindre. Je trouve dans cet endroit, le port de Hambourg, une grande beauté. J’ai l’impression de voir une scène de théâtre. Une scène de théâtre avec quasiment pas d’êtres humains. Il y a toujours la présence du travail. Ce n’est pas mort. C’est important pour moi. Il y a une activité qui ne cesse pas la nuit, puisque je peins le soir, mais je ne peux pas voir généralement les silhouettes parce qu’elles sont trop loin. Les œuvres de vous avec des personnages sont rares… Oui c’est vrai. Et parfois cela me manque qu’il n’y ait pas de personnages, mais en même temps je me dis que l’on peut quand même voir que c’est un lieu de travail, qui n’est pas mort. Il n’y a pas d’humain et c’est vivant… Exactement. C’est très important d’avoir ce sentiment ; ce n’est pas seulement un sentiment car je sais que la réalité est telle, mais il est aussi vrai que l’éloignement ne permet pas de reconnaître les personnages. Vous dites: « Je sais que la réalité est

telle ». Quelle est la réalité du port? Est-ce que c’est la réalité du port que vous cherchez à peindre, est-ce que c’est la réalité de ce fragment de port ? Il s’agit de fragment, c’est vrai. Je fais d’ailleurs mon choix. Je cherche un motif qui me séduise. La particularité du port de Hambourg, c’est que le port n’est pas sur la mer mais sur un estuaire. Et là aussi est sa beauté. Pourquoi est-ce plus beau ? Si c’était sur la mer je ne sais pas comment je pourrais y accéder. Il me faudrait être sur un bateau. Et c’est le fait que vous puissiez y accéder qui fait que c’est beau? Cette dimension d’accessibilité ? Oui. Absolument. Pourquoi ne vous êtes-vous jamais lassé de Hambourg? C’est une question que je me suis posée. J’avais peur d’une certaine redite. Et je me suis aussi aperçu que jusqu’à présent cela ne m’est pas arrivé. C’est peut-être aussi parce que le port est très vivant, du fait qu’il y a de gros bateaux qui rentrent et qui sont sur le quai, qui vont être vidés de leur containers. Cette activité est vraiment intense.


Dire que Hambourg est votre motif est à la fois vrai et faux. Parce qu’Hambourg est un champ dans lequel votre motif change en permanence. Vous avez certains endroits de prédilection mais ce n’est jamais la même chose. C’est vrai. C’est pour cette raison que, jusqu’à présent, je n’ai pas éprouvé d’ennui, ou de déception. Parce que les motifs se renouvellent constamment. Si l’on était face au port à ce moment donné on pourrait voir ce que vous voyez, mais quand on voit le tableau, on voit un tableau qui tend fortement vers l’abstraction. Que pensez-vous de ce rapport de vos tableaux à l’abstraction? On ne peut pas embrasser tout, c’est tellement vaste. On est obligé de choisir un motif et là déjà sont les bases de l’abstraction. C’est un peu facile d’ailleurs, je trouve. Pour un artiste aussi précis techniquement que vous l’êtes, avec votre formation de graveur, cette tendance vers l’abstraction est très révélatrice. Ce n’est pas une tendance qui apparaissait dans vos œuvres de jeunesse, où l’on voit bien qu’une extrême précision domine. A quoi attribuez-vous ce penchant pour la simplification des formes ? Mon travail sur le port de Hambourg a commencé avec des paysages diurnes. Là on voit des choses beaucoup plus figuratives. On voit des détails qui s’estompent la nuit. J’ai commencé ce travail nocturne avec des monotypes. En souvenir de l’école des Beaux-Arts où j’étais dans un atelier de gravure. Le monotype me séduisait en ce sens que l’on ne fait qu’un exemplaire, une pièce unique. Je n’aimais pas l’idée de faire une édition de tant de numéros.

les architectures des grues sont d’une assez forte banalité. C’est un paysage industriel. Et cela n’a aucun intérêt. Je me suis dit non, cela ne m’intéresse pas, je ne veux pas peindre le port. Cela a déjà été fait. Emil Nolde avait fait quelques peintures dans le port de Hambourg. Curieusement Vuillard est venu aussi à Hambourg mais il n’a pas peint le port. Il a peint l’Alster. Pourquoi l’avez-vous peint de jour, avant? Parce que je voulais faire des relevés assez précis de tous les bâtiments. Et qu’est ce qui a fait que vous vous êtes dit: je ne veux plus faire de relevés, je passe à autre chose? Quand j’ai fait le premier triptyque d’après des dessins qui sont dans mon grand carnet de croquis, c’étaient des travaux nocturnes. Le panneau central est un feu que j’avais vu, un soir dans le port. Ce n’était pas un brasier mais un feu qui jaillissait d’une cheminée, je ne pouvais pas le déterminer exactement car c’était la nuit. Je l’ai vu quand j’étais dans le train, j’ai vu ce paysage.

Vous l’avez vu dans le train et vous l’avez dessiné? Oui. Ce triptyque existe en plusieurs version. Je l’ai refait à la plume, à l’aquarelle, il est à Hambourg, et la dernière version était une grande toile aussi en noir et blanc, où j’ai repris ce triptyque sur une seule grande toile. C’était l’aboutissement de ce travail. Le Fonds National d’Art Contemporain l’a achetée. Et vous avez commencé à travailler avec la gouache et moins avec la plume. Oui c’est vrai, parce que c’est très, très long. J’avais découvert que les monotypes remplaçaient ce travail, avec une autre approche. Et de là vous êtes passés aux tableaux actuels : on pourrait tout à fait dire que le fond que vous faites, ce fond gris, noir, blanc mélangés, c’est comme de la plume. Oui c’est vrai. C’est aussi long qu’un dessin à la plume, mais c’est la couleur. Peut-être qu’un jour je referai des dessins à la plume, mais cela m’étonnerait. Je pense que je retournerai aux monotypes.

Pourquoi ? Je trouvais que c’était trop commercial (rires). Et quand j’ai découvert les monotypes de Degas, j’ai eu un choc, je les ai trouvés magnifiques. C’est une technique qui est relativement récente : les Italiens l’ont inventée et elle remonte au XVIIe siècle. Dürer n’a jamais fait de monotype. Et les monotypes ont été liés à la nuit. Pourquoi? Parce que je trouvais cela très beau. La peinture a commencé après les monotypes, après avoir fait l’expérience du travail dans la nuit. Je voulais faire les monotypes nocturnes car je trouvais cela beaucoup plus mystérieux. A la suite de cette série de monotypes, mon travail est devenu plus abstrait, c’est vrai. Parce que je ne voyais pas les choses de la même manière. Parfois, quand on voit le port dans la journée,

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Vous avez envie de retourner aux monotypes? Parfois j’en ai envie. Quand je faisais ces monotypes, je faisais tout moi-même. Degas avait un ami qui était imprimeur et il pouvait tirer ses plaques sur une presse. Pour ma part, j’étais obligé de faire tout à la main. J’étais obligé de tremper le papier dans la baignoire chez ma sœur, j’occupais la salle de bain (rires). Ensuite il faut suspendre le papier pour qu’il ne soit pas trop humide. Après on étale cette feuille sur le sujet, je le faisais sur des plaques de verre, et après je frottais le papier sur la plaque de verre avec un bois très lisse pour qu’il s’imbibe de l’encre d’imprimerie. Le lien avec Degas est frappant, audelà même des monotypes. On voit bien, quand on regarde les premières danseuses de Degas, que ses tableaux sont coupés, structurés, cadrés comme des photos. Un peu comme vous… J’ai l’impression que je regarde ce paysage comme un photographe. Dans le choix de mes motifs, j’ai l’impression que je suis comme un photographe. D’ailleurs je suis fasciné par la photographie, même si je n’en fais jamais. Vous n’avez jamais eu envie d’en faire? Non. La peinture est mon élément. Vos premiers carnets, pourtant, présentaient des relevés quasi photographiques. Oui. C’est vrai. C’était d’une précision… Qu’est-ce qui a fait que vous êtes passé des carnets très précis à cette forme de peinture dans le port ? J’étais persuadé que je n’étais pas doué pour la couleur. J’étais très timide et n’osais aborder ce problème. Et un jour je me suis dit: il faut que je le fasse, il faut que je travaille la couleur. Et on m’a dit que j’étais doué pour la couleur. C’était une révélation. Qu’est-ce que vous entendez par « être doué pour la couleur »? Au début, j’étais intimidé : je regardais les maîtres, Titien, Monet, et je me disais : mon Dieu je suis loin! (rires). Mais après je me suis jeté dans ce bain et j’ai l’impression que maintenant je ne pourrais plus m’en passer. C’est très beau. J’aime beaucoup la couleur. Parfois on ne peut pas imiter comme un peintre du XIXe siècle les couleurs que l’on voit devant soi, et il faut faire des choix. Simplifier pour exprimer. Je suis fasciné par ce monde nocturne et les rapports entre les couleurs sont simplifiés par la lumière. Et cela me plaît, cette simplification. Cela diminue les nuances des couleurs. Êtes-vous satisfait de cette diminution des nuances? Oui parce que je pense que je m’exprime avec la couleur plus fortement. Tout est en quelque sorte simplifié, les structures, l’architecture, et cela me plaît. 140

Les couleurs dans la nuit sont-elles aussi fortes que dans vos tableaux ? Sur la partie du port que je vois de cette rive où je suis, avec l’Elbe qui nous sépare de l’autre rive, il y a toujours des projecteurs qui illuminent, sinon les gens ne pourraient pas travailler. C’est très éclairé par la lumière électrique. Il y a un mélange d’artifice, et c’est fascinant. Je reviens au début de notre conversation et cette question du travail. Cela fait plus de soixante ans que votre œuvre se déroule, et vous continuez à travailler. Pour vous c’est une chose fondamentale. Votre œuvre est aussi un labeur. Est-ce que vous le voyez comme tel? Ici, dans l’atelier, oh oui. Un labeur qui nécessite beaucoup de discipline. Je suis très discipliné et je me rends compte des efforts que cela demande pour réaliser des fonds, etc. Parce que j’ai fait l’expérience. Parfois je suis fatigué et je me demande pourquoi je suis obligé de faire cela, mais une fois que c’est fini je me dis que ça valait la peine. Vous êtes arrivé à un moment, dans votre art, où vous pouvez rassembler tous les éléments. Vous avez eu des étapes très figuratives, d’autres moins figuratives, sans couleur, avec beaucoup de couleur, et j’ai l’impression que vous êtes dans un moment où vous avez une grande liberté, dans le traitement de tous ces éléments. Oui, tout à fait. Je me rends compte que j’ai acquis une liberté. Cela n’empêche que réaliser une peinture sur toile me demande beaucoup de temps. Je fais un calque de la gouache et j’utilise ce calque pour transposer sur la toile et je découpe. On pourrait utiliser un crayon mais je suis plutôt comme les peintres de la Renaissance. Ils faisaient des trous et passaient des colorants pour avoir la silhouette de ce qu’ils avaient préparé sur papier en dessin. Je découpe et je fais des petits traits pour garder les proportions, qui étaient sur la gouache. C’est un gros travail. Cela me prend parfois une semaine pour reporter les éléments sur la toile, mais pas trop fort pour qu’après je puisse travailler avec la couleur plus librement. Et après? Et après il y a des fonds à faire. Je commence par une couleur relativement neutre, un gris, généralement, un gris assez clair, et après je passe d’autres couches sur cette première couche, jusqu’à la dernière couche qui donne cette vibration. Combien de couches en moyenne? Cinq, en ce moment. Maintenant j’ai compris le processus. Et après vous rajoutez la couleur qui est un peu la dernière étape? Maintenant, parfois, je mets la couleur au début.

La couleur vient en premier? Oui et après je fais le fond. Est-ce cela qui donne à la couleur cet effet très vibrant? Oui. Parce que si je mettais la couleur sur le fond, cela voudrait dire que la couleur, un rouge ou un jaune, pourrait être couverte. C’est une expérience que j’ai faite. C’est relativement récent. Maintenant je mets la couleur dès le début. Vous apprenez sans cesse. Oui, voilà. Et c’est cela qui est fascinant. On fait des progrès dans le maniement de la couleur. Il y a une sorte de paradoxe avec vous: vous avez et vous avez eu depuis toujours beaucoup d’amis artistes et je me souviens il y a quelques années, quand vous vous êtes révélé au public pour ainsi dire c’était avec l’accompagnement de beaucoup de nos amis: Mike Bouchet, Paul McCarthy, Patrick et Dominique Modiano. Alors même que vous n’avez cessé de vivre, et ne cessez de vivre entouré d’artistes, vous avez continué votre progression tout seul : artistiquement, vous avez suivi votre propre chemin. Oui c’est vrai. Quand j’étais à l’école des Beaux-Arts, c’était le début de ce mouvement très français Supports/Surfaces, et j’ai essayé de m’en démarquer. Je n’ai pas essayé de faire partie d’une école ou d’un mouvement. J’étais conscient de ma singularité. Et je me suis dit: je vais faire quelque chose avec la peinture. Il faut que je me débrouille et que je perce avec. Et ce n’est pas facile. Longtemps je me sentais très isolé et maintenant il y a des gens qui commencent à s’intéresser à mon travail. Et que ressentez-vous? Une satisfaction. Une grande satisfaction parce que j’étais conscient de ma singularité, et je me demandais aussi si cela ne m’avait pas poussé dans mon isolement. J’avais cette conscience d’être un peu isolé. Je ne me sens plus comme cela maintenant.


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The nocturnal lights of Christoph von Weyhe For several years, the work of Christoph von Weyhe long remained discreet, but now it enters into the light. On the occasion of an exhibition at The Box, Los Angeles, during the first edition of Frieze, he talks about his working process. Begun sixty years ago, his work has its origins in the engraving and extends to a form of expressionism and restraint. For thirty-five years, he visited at night the Port of Hamburg, the last site of his teenage years when he left for Paris, and he created the first fruits of his work: between Paris and Hamburg, between experience and memory, between works of an evening and months of work. In a special interview, he unveils the mysteries of the creation of his work. Christoph von Weyhe was born in Halle, Germany, in 1937. He has been working for sixty years, and for thirty-five years he has been returning to Hamburg, the city where he grew up, to tirelessly paint the port. He preferred to go at night because the night blurs the architecture and reveals the mystery of the place. The artist captured the port at a precise moment, at a given angle using gouache, and then back in his studio in Paris, he transcribed with colour this sensation that he perceived. He returned to the works for moths or even years until he was satisfied. His paintings confined to abstraction because they are more about feeling than they are about seeing. These are nocturnal landscapes, but they paradoxically emi a brightness due to the artist’s very peculiar technique. It is rare, very rare, to be able to interview an artist about his creative process and to obtain from him the mysteries that go into his creations. Donatien Grau: My first question is about the notion of your work ethic. I am fascinated by how much you work and also the vision of work in your own art. You paint a world of work. And in your very method of painting, these layers are added to each other, there is like a practice of incessant work. Can you tell me about the role of work in your work? Christoph von Weyhe: I start with the

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beginning. When I'm in Hamburg, I spread sheets of paper on the floor. Usually I'm lucky because it's not raining, otherwise it's a disaster. I have my porcelain palette, my colours. I use paints that are already liquid: a Swiss brand, called Lascaux, the best in the world. This allows me to go faster. I spread the colour on the palette, and with a brush I can mix them and use them pure as I please. I work on a paper called photo-card in German. A pretty solid paper. After that, it is necessary to take precautions so that the colours, which are not dry when folding the paper, do not touch each other. That would be a third unintentional picture, with these colours crashing ... I have plastics used in the building industry, so I put them on the still-fresh paint. This allows me to fold the work, because otherwise I could not carry them; it would be too big. Then, I fold them and carry them, and when I get home I quickly remove the plastic so that it does not dry, which would tear the paper. At that moment, I date them, and I sign them. Once the gouaches are folded, they fit into a drawing rack that I can carry on the plane. I leave with my drawing-board, I return to Paris, and I look at them here. Do you look them for a long time? Yes, I look at them often because I am generally satisfied with what I did. Are you more often satisfied with what you did in the gouaches than in the paintings? Yes, exactly. The gouaches are worked with a certain speed and with the excitement that gives me this vis-à-vis to the subject that I will paint. I find in this place, the port of Hamburg, a great beauty. I feel like I'm seeing a theatre scene. A theatre scene with almost no human beings. There is always the presence of work. It's not dead. It’s important to me. There is an activity that does not stop at night, since I paint at night, but I cannot usually see silhouettes because they are too far away. Your work including people is rare... Yes, it's true. And sometimes I miss that there are no characters, but at the same time I tell myself that we can still see that it is a place of work, which is not dead. There is no human and it's alive... Exactly. It's very important to have that feeling; it's not just a feeling because I know the reality is such, but it's also true that the distance does not allow us to recognise the characters. You say, "I know the reality is such." What is the reality of the port? Is it the reality of the port that you are trying to paint, is that the reality of this fragment of port? Feeling of the port? This is fragmented, it's true. I make my choice. I'm looking for a motive that seduces

me. The peculiarity of the port of Hamburg is that the port is not on the sea but on an estuary. And here too is its beauty. Why is it more beautiful? If it were on the sea I do not know how I could access it. I would have to be on a boat. And it's the fact that you can access it that makes it beautiful? This dimension of accessibility? Yes. Absolutely. Why did you not ever get tired of Hamburg? This is a question I asked myself. I was afraid of some repetition. And I also realised that until now it has not happened to me. It may also be because the port is very much alive, because there are big boats that will be emptied of their containers coming in and out on the platform. This activity is really intense. To say that Hamburg is your motive is both true and false because Hamburg is a field in which your motive changes constantly. You have some favourite places but it's never the same. It is true. It is for this reason that until now I have not experienced any boredom or disappointment, because the reasons are constantly renewed. If we were facing the port at that moment we could see what you see, but when we see the painting, we see a painting that tends strongly toward abstraction. What do you think of this relationship of your paintings to abstraction? We cannot embrace everything--it's so vast. One is obliged to choose a motive, and there already are the bases of the abstraction. It's a bit easy, I think. For an artist as technically precise as you are, with your engraver training, this trend toward abstraction is very revealing. This is not a trend that appeared in your early works, where it is clear that extreme precision dominates. What do you attribute this penchant for the simplification of forms? My work on the port of Hamburg started with daytime landscapes. There we see much more figurative things. We see details that fade at night. I started this night work with monotypes in memory of the School of Fine Arts where I was in an engraving workshop. The monotype appealed to me in the sense that we only make one copy, a single piece. I did not like the idea of multiple editions editing so many numbers. Why? I thought it was too commercial (laughs). And when I discovered the Degas monotypes, I was shocked; I found them beautiful. This technique is relatively recent. The Italians invented it, and it goes back to the 17th


century. DĂźrer has never made a monotype. And the monotypes have been linked to the night. Why? Because I found it very beautiful. The painting began after the one design, after experiencing working at night. I wanted to make the nocturnal monotypes because I found them much more mysterious. As a result of this series of monotypes, my work has become more abstract, it's true, because I did not see things the same way. Sometimes, when you see the port during the day, the architectures of the cranes are quite commonplace. It is an industrial landscape. And that has no interest. I said no, it does not interest me, I do not want to paint the port. This has already been done. Emil Nolde had made some paintings in the port of Hamburg. Curiously Vuillard also came to Hamburg, but he did not paint the harbor; he painted the Alster. Why did you paint it before? Because I wanted to make fairly accurate representations of all the buildings. And what made you say to yourself: I do not want to do surveys anymore, I want to move on to something else? When I made the first triptych from drawings in my big sketchbook, it was nocturnal

work. The central panel is a fire I saw one night in the harbour. It was not a fire but a fire that came out of a fireplace. I could not determine exactly because it was night. I saw it when I was in the train, I saw this landscape. Did you see it on the train and draw it? Yes. This triptych exists in several versions. I redid it with pen, watercolour, it is in Hamburg, and the last version was a large canvas, also in black and white, where I took this triptych on a single large canvas. It was the culmination of this work. The Fonds National d’Art Contemporain bought it. And you started working with gouache and less with a pen. Yes, that's right, because it's very, very long. I discovered that the monotypes replaced this work with another approach. And from there you went to the current painting style. One could quite say that the background you make, this grey background, black-and-white mixed, is like a pen. Yes, it's true. It's as long as a pen drawing, but it's colour. Maybe one day I will do pen drawings again, but that would surprise me. I think I'll go back to monotypes.

Do you want to go back to monotypes? Sometimes I want to. When I did these monotypes, I did everything myself. Degas had a friend who was a printer, and he could pull his plates on a press. For my part, I had to do everything by hand. I had to dip the paper in the bathtub at my sister's; I was in the bathroom (laughs). Then you have to hang the paper so that it is not too wet. After we spread this sheet on the subject--I did it on glass plates--and after I rubbed the paper on the glass plate with a very smooth wood so that it would imbibe the printing ink. The link with Degas is striking, even beyond the monotypes. We can see, when we look at the first dancers of Degas, that his paintings are cut, structured, framed as photos. A bit like you... I feel like I look at this landscape like a photographer. In my choice of motifs, I feel like I'm like a photographer. Besides, I am fascinated by photography, taking pictures, even if I never do it. You never wanted to take photographs? No. Painting is my medium. Your first notebooks, however, had almost photographic records. Yes. It is true. It was about precision...

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What made you go from very precise notebooks to this form of painting in the harbour? I was convinced that I was not good at colour. I was very shy and did not dare to tackle this problem. And one day I said to myself: I have to do it, I have to work the colour. And I was told that I was gifted with colour. It was a revelation for me.

beautiful. I really like colour. Sometimes we cannot imitate painters of the nineteenth century using the colours that we see in front of us, and we must make choices. Simplify to express. I am fascinated by this nocturnal world and the relationships between colours are simplified by the light. And I like that simplification. This diminishes the nuances of the colours.

Are the colours at night as strong as in your paintings? On the part of the port that I see from this shore where I am, with the Elbe that separates us from the other side, there are always spotlights that illuminate; otherwise people could not work. It is very well lit by the electric light. There is a mix of artifice, and it's fascinating.

What do you mean to be "gifted for colour"? At first, I was intimidated: I looked at the masters, Titian, Monet, and I said to myself: my God I am far away! (Laughs). But then I took the plunge, and I feel that now I could not do without it. It is very

Are you satisfied with this decrease in nuances? Yes, because I think I express myself with colour more strongly. Everything is sort of simplified, structures, architecture, and I like that.

I come back to the beginning of our conversation and this issue of work. It has been more than sixty years since your work unfolded, and you continue to work. For you it is a fundamental thing. Your work is also a labour. Do you see it as such?

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Here in the workshop, oh yes. A job that requires a lot of discipline. I am very disciplined, and I realise how much it takes to create the background and so on, because I did experiment. Sometimes I get tired and wonder why I have to do this, but once it's over I think it's worth it.

usually a fairly light grey, and then I pass other layers on this first layer until the last layer, the one that gives this vibration.

You have arrived at a time, in your art, where you can gather all the elements. You have had very figurative stages, others less figurative, colourless, with a lot of colour, and I have the impression that you are now in a moment where you have your greatest freedom of all these elements. Yes quite. I realise that I have gained a freedom. That does not prevent that to complete a painting on canvas takes me a lot of time. I make a layer of gouache, and I use this layer to transpose on the canvas, and I cut. We could use a pencil, but I am rather like the painters of the Renaissance. They made holes and passed dyes to have the silhouette of what they had prepared on paper in drawing. I cut and I make small strokes to keep the proportions, which were on the gouache. It's a big job. It sometimes takes me a week to put the elements on the canvas so that I can work with the colour more freely.

And after you add the colour that is a bit of the last step? Now, sometimes, I put the colour at the beginning.

And after? And then there are backgrounds to do. I start with a relatively neutral colour, a grey,

How many layers, on average? Five, right now. Now I understand the process.

Colour comes first? Yes and after I do the background. Is this what gives the colour this very vibrant effect? Yes, because if I put the colour on the bottom, it would mean that the colour, a red or a yellow, could be covered. I have experienced this. It is relatively recent. Now I put the colour from the beginning.

stop living surrounded by artists, you have continued your progress alone. Artistically, you have followed your own path. Yes, it's true. When I was studying at the Beaux-Arts in Paris was the beginning of this very French Support / Surface movement, and I tried to distinguish myself from it. I did not try to be part of a school or movement. I was aware of my singularity. And I thought, I'm going to do something with painting. I have to manage to get by in this world. And that is not easy. For a long time I felt very isolated, and now there are people who are starting to take an interest in my work. And so how do you feel? A satisfaction, a great satisfaction because I was aware of my singularity, and I also wondered if it had not pushed me into my isolation. I had this awareness of being a little isolated. I do not feel like that anymore.

You are learning constantly. Yes, that's it. And that's what's fascinating. Progress is being made in the handling of colour. There is a kind of paradox with you: you have, and always have had, a lot of artist friends, and I remember a few years ago, when you revealed yourself to the public, so to speak, you were accompanied by many of our friends: Mike Bouchet, Paul McCarthy, Patrick et Dominique Modiano. Even as you do not

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The End


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