Traverser les frontières Marina Amaral

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TRAVERSER LES FRONTIÈRES : l’errance comme processus créatif MARINA AMARAL


TRAVERSER LES FRONTIÈRES : l’errance comme processus créatif AMARAL MARINA Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles - Ecole supérieure des Arts Mémoire en vue de l’obtention du master en arts plastiques, visuels et de l’espace finalité spécialisée Design Urbain Année académique 2019/2020 Promoteur : Matthias De Jonghe Lecteur interne : Ismaël Bennani (Professeur titulaire du Master en Pratiques Editoriales à l’ArBA-EsA ) Lecteur externe : Carolina Serra (Historienne de l’art et anthropologue)


Je tiens à remercier mon promoteur Matthias De Jonghe, pour son soutien et ses excellents commentaires. Je tiens également à remercier les professeurs de l’atelier Design Urbain, Alice Finichiu, Cristina Braschi, Louise Lefebvre et Pauline Cabrit et les autres professeurs de l’ARBA. J’ai trouvé ici un environnement stimulant pour mes explorations entre le design, l’art et l’architecture. Enfin, je tiens à remercier ma famille et mes amis, qui ont été là pour moi et pour mes recherches, et qui ont même contribué à ce travail en participant aux activités qui s’y rapportent.


table des matières

ERRARE HUMANUM EST 7

prologue

10

introduction

14

contributions théoriques

42

méthodologie

lexique

BARRIÈRE 47

errance 05

50

errance 13

53

définition du concept

OBSTACLE 56

errance 01

59

errance 03

62

errance 11

65

définition du concept

ÎLE 68

errance 02

71

errance 07

74

errance 12

77

définition du concept

LIMITE 80

errance 06

83

errance 08

86

errance 09

89

définition du concept

FRONTIÈRE 93

errance 04

96

errance 10

99

définition du concept

POINT DE CONTACT 102

conclusion

108

bibliographie

111

iconographie

114

annexe I

116

annexe II

125

annexe III



Errare humanum est est une expression latine signifiant “se tromper est humain”. Titre utilisé dans le chapitre d’introduction du livre Walkscapes, dans lequel Francesco Careri retrace les arguments selon lesquels la création de l’architecture est liée au parcours erratique et aux mouvements nomades. “Avant que la transformation physique de la croûte terrestre débute avec les menhirs, le territoire a subi une transformation culturelle basée sur la marche, une action qui s’est développée à la surface de la planète sans violer sa matière. Par conséquent, le chemin est un espace avant l’espace architectural, un espace immatériel avec des significations symboliquesreligieuses. Pendant des milliers d’années, alors qu’il était encore impensable de construire physiquement un lieu symbolique, la marche dans l’espace représentait un moyen esthétique par lequel il était possible d’habiter le monde.” (CARERI, 2013, p. 63 - traduction personnelle)

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PROLOGUE Lors de mon échange académique, j’ai eu l’occasion de marcher côte à côte avec le Professeur Francesco Careri - co-fondateur du groupe Stalker/Osservatorio Nomade et enseignant à la Faculté d’Architecture de l’Université Roma Tre de la discipline Arti Civiche, dans laquelle il propose la déambulation comme une manière de recherche et de didactique qui a exploré, cette année-là spécifiquement, Rome Ovest (Ouest). La marche errante pratiquée dans cette classe ne nous retient pas dans un chemin : le chemin se fait en marchant1. Les choix qui déterminent le chemin ont été faits en fonction des situations rencontrées et de la compréhension du lieu résultant de l’expérience partagée. Comme je n’avais jamais mis les pieds dans cette région auparavant, j’étais ouverte à l’inattendu, à ce qui se passait en chemin, à ce que l’expérience devait évoquer. Et c’est en me perdant dans l’espace que j’ai appris à connaître cet endroit. De retour au Brésil, mais toujours inspirée par cette expérience italienne, j’ai entamé une recherche sur les situationnistes, la notion de dérive théorisée et expérimentée par eux et le déroulement de leurs pensées dans le champ contemporain. Cette recherche a été la base de mon projet de fin d’étude en architecture et urbanisme qui visait à comprendre comment la dérive pouvait être un 1 En référence à deux vers célèbres du poème XXIX de Proverbios y cantares, de l’écrivain espagnol Antonio Machado, un poète qui utilise de façon récurrente le chemin comme un mot représentatif de la trajectoire de vie d’une personne : “Caminante, no hay camino,/se hace camino al andar.” 7


outil d’analyse de l’espace urbain. Outre une grande recherche théorique, le travail comportait également une part pratique d’expérimentation, à travers la réalisation de dérives dans un quartier de la ville de Rio de Janeiro. Soucieux d’explorer des méthodes de représentations capables de transmettre les différentes dimensions du paysage - qui ne peuvent être perçues que par l’expérience de l’espace -, le résultat final se tenait aux frontières de l’art, de la cartographie, de l’architecture et de l’urbanisme, comprenant même une intervention urbaine. A Bruxelles, mes expériences m’ont amenée à m’intéresser de plus près aux sciences sociales et à la compréhension de l’errance du point de vue philosophique. En tant qu’immigrante, les barrières linguistiques, les frontières culturelles, les limites personnelles, les échanges de points de vue et d’expériences sont des choses présentes dans ma routine, et j’ai donc décidé d’utiliser l’errance (en tant que marche et en tant que mode de pensée2) pour étudier ces questions.

2 La pensée débridée saute en effet du “coq-à-l’âne”, et c’est ce mouvement que la dérive, dans sa réalisation “mentale”, épouse. 8


01. Intervention Este lugar ĂŠ aqui, Marina Amaral, Rio de Janeiro, 2017. 9


INTRODUCTION Le présent mémoire enquête sur l’action de la promenade errante et sa pertinence comme moyen d’appréhender l’espace - reconnu comme une appropriation des personnes et donc, un “espace vécu” (LEFEBVRE, 1974). Ce travail est réalisé en liaison avec le projet de fin d’études développé dans l’atelier de Design Urbain, dans lequel les réflexions théoriques présentées ici seront testées et expérimentées, générant un échange cyclique entre théorie et pratique (mémoire et projet d’atelier). Même s’ils sont construits ensemble, les produits de cette recherche sur l’errance sont spécifiques et liés au mémoire ou au projet d’atelier. Pour mieux éclairer cette distinction, les productions réalisées dans l’atelier comprennent l’expérimentation d’actions créant progressivement le protocole ; l’expérimentation de différents médiums pour représenter graphiquement l’expérience ; l’étude de la façon de partager et de recueillir les perceptions de l’activité d’errance avec d’autres personnes et l’adaptation du protocole au contexte de confinement découlant de la pandémie COVID-19. Les produits graphiques permettent également d’illustrer le document texte du mémoire. D’autre part, parmi les éléments de mémoire présentés ici, on trouve la recherche et la réflexion théorique sur l’errance, la marche et les manières de représenter l’expérience ; le récit des errances à la recherche d’une écriture intime et poétique ; la construction du sens de chaque mot du lexique à partir des 10


expériences et la réflexion théorique sur le processus vécu et les concepts travaillés tout au long de la recherche. Bien sûr, il y a un échange entre tous ces produits et recherches afin que le mémoire et le projet d’atelier se nourrissent mutuellement. Il est important de souligner que l’errance traitée dans cette étude se rapporte à l’action de marcher de manière erratique, fluide - sans chemin préétabli - dans la ville, car l’espace urbain et sa dynamique sont les enjeux à explorer en se promenant. Le choix d’associer le concept d’errance à la promenade urbaine vient de la reconnaissance que l’acte de marcher permet l’expérience du lieu, révélant de nombreuses dimensions du paysage urbain, reconnues par le corps, dans une relation où la subjectivité est fondamentale. Dans cette recherche, non seulement les éléments matériels qui délimitent physiquement l’espace et son environnement sont importants, mais aussi d’autres dimensions comme, par exemple, le paysage sonore, le symbolisme et la mémoire. Comme le souligne Rebecca Solnit (2002)3, la marche dans l’espace urbain est généralement liée à une fonction ou est comprise comme un moyen de transport, étant rares les moments où l’action est liée au plaisir et au loisir. Ainsi, l’adjectif “errant” entend, dans le cadre de ce travail, ajouter à la marche urbaine les notions de subversion, d’imprévisibilité et de subjectivité. La subversion à l’égard de la norme se manifeste, dans ce cas, en jouant avec les comportements habituels que la vie et la configuration des villes modernes et contemporaines établissent, suivant ce que dit Frédéric Gros (2014 : 271-272) sur l’aspect subversif de la flânerie : “Subversion is not a matter of opposing but of evading, deflecting, altering with exaggeration, accepting blandly and moving rapidly on. The flâneur subverts solitude, speed, dubious business politics and consumerism.” Le verbe italien “errare” - ainsi que son équivalent portugais “errar” - associe l’erreur au vagabondage sans but prédéfini de l’errance : se tromper, d’une certaine manière, c’est se perdre, se laisser conduire consciemment à re-signifier des espaces et à découvrir de nouvelles perceptions du paysage urbain. Construire le chemin au cours de son propre parcours à partir des situations qui se présentent met en évidence combien l’imprévisibilité est un aspect inévitable de l’errance. L’imprévisible apporte des surprises, des opportunités et la possibilité d’un changement de direction, dans un jeu entre perte et reprise de contrôle.

3 “La balade en ville a toujours eu un aspect plus louche, car, trop accessible aux sollicitations en tout genre, elle transforme aisément le piéton en flâneur, badaud, chaland, émeutier, manifestant, rôdeur, chineur, et quantité d’autres occupations qui, pour agréables qu’elles soient, ne sauraient moralement rivaliser avec la fréquentation de la nature. (…) A bien des égards, pourtant, la marche en ville présente plus de points communs avec la chasse et la cueillette primitives que la promenade en plein nature.” (SOLNIT, 2002, p. 232) 11


La notion de jeu est ici une pièce maîtresse car elle est capable de transformer la marche en une activité intéressante et plaisante dans laquelle la subjectivité du marcheur est explorée. Marcher par pur plaisir, se laisser emporter par le jeu de l’errance, sans assumer une fonction utilitaire pendant une période de temps où un certain espace est exploré, fait remonter à la surface une dimension d’émerveillement, de suspension et de réappropriation du temps, par ceux et celles qui se proposent d’exercer l’activité d’errance. Le temps est un élément précieux dans le modèle fonctionnaliste/capitaliste qui régit notre société, comme en témoigne la maxime attribuée à Benjamin Franklin “Remember that time is money”, qui suggère que, lorsque nous ne nous rendons pas utiles et ne sommes pas productifs, nous ne faisons rien d’autre que gâcher le temps, compris seulement comme source potentielle de profit. Dans cette optique, se rendre utile signifie participer à la production de richesses et à la circulation des biens commerciaux, c’est donc ce statu quo que la pratique de l’errance se propose de mettre en suspens. Ainsi, l’un des objectifs de ce travail est de comprendre comment la promenade urbaine errante peut être appréhendée comme un processus créatif pertinent pour les artistes, architectes, designers qui s’interrogent sur l’espace de la ville et sa subjectivité, ou simplement pour tout citoyen intéressé à explorer et à se connecter avec l’espace urbain à partir de l’expérience d’une manière sensible (relative à la subjectivité de chaque individu) et sensorielle (relative à la perception par les sens du corps).

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02. Une dĂŠrive dans Rome Ovest, 2015. 13


CONTRIBUTIONS THÉORIQUES .PREMIERS PAS

Nombreux sont les personnages et les mouvements artistiques et littéraires qui se sont servis de cette promenade erratique pour comprendre et critiquer la ville qui se construisait en leur temps. On peut citer la flânerie de Baudelaire, les déambulations dadaïstes et surréalistes et la dérive situationniste comme des références de base, puisqu’elles ont été de grandes inspirations pour les mouvements et les artistes qui utilisent la marche erratique urbaine depuis la fin du XXe siècle. Sur la base de l’analyse de Paola Berenstein Jacques, il est possible de reconnaître trois phases différentes de ces mouvements d’errances à travers la ville, qui coïncident avec trois moments différents de l’urbanisme moderne, en faisant une lecture approximative. Une telle division est faite de manière générale, ainsi que l’autrice nous en avertit, mais jouit d’une profondeur suffisante pour autoriser une compréhension générale globale du contexte historique dans lequel les pensées exposées ont été développées. “(...) la période des flâneries, du milieu et de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle, qui a critiqué exactement la première modernisation des villes ; la période des déambulations, des années 1910-1930, qui faisait partie de l’avant-garde moderne mais a aussi critiqué certaines de ses 14


idées urbaines depuis le début des CIAM4s ; et la période des dérives, des années 1950-1960, qui a critiqué à la fois les hypothèses de base des CIAMs et leur vulgarisation d’après-guerre, le modernisme.” (JACQUES, 2005, p. 21 - traduction personnelle) La figure du “Flâneur”, créée par Baudelaire dans le contexte de l’expansion urbaine provoquée par la Révolution industrielle, explore et enquête la ville qui commence à se créer à partir d’une promenade erratique dont l’objectif était simplement d’être et d’observer l’espace urbain. Le flâneur est aussi, par excellence, le poète/l’artiste qui s’immerge dans la foule et s’identifie à ce qu’il voit : le flâneur n’est rien de particulier, il est ouvert au changement, à la métamorphose, et c’est cette disponibilité qui lui permet de créer sa poésie, son œuvre d’art. “La foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c’est d’épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. L’observateur est un prince qui jouit partout de son incognito.” (BAUDELAIRE, 1885, p.65) Chez Baudelaire, la flânerie comporte une dimension spectaculaire subversive, c’est une contestation du temps dédié au travail, un refus d’agir “utilement”, une mise à distance, une manière discrète de participer aux mécanismes de la vie collective. Le groupe Dada a proposé des excursions dans des lieux banals de la ville comme une forme d’anti-art qui s’est développée dans les errances des surréalistes,

4 Les CIAMs (Congrès internationaux d’architecture moderne) ont été une série d’événements qui se sont déroulés entre 1928 et 1956 et au cours desquels les principaux noms de l’architecture européenne de l’époque ont débattu des orientations du Mouvement Moderne. 15


03. Affiche des Excursions & visites Dada - 1ère visite : Eglise Saint Julien le Pauvre, Tristan Tzara, 1921.

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qui exploraient l’espace urbain d’une manière erratique et aléatoire. La visite du jardin de l’église Saint-Julien-le-Pauvre en avril 1921 fut l’action inaugurale de la Grande Saison Dada, une série d’activités et d’excursions urbaines menées par le groupe dans des “endroits choisis, en particulier (…) ceux qui n’ont vraiment pas de raison d’exister”, comme l’annonçaient les affiches diffusées dans toute la ville de Paris invitant les gens à participer à l’acte. L’objectif de la saison était d’étendre les actions du groupe des espaces fermés des salles d’exposition et des cabarets à l’espace public, ouvert et urbain. “Le choix du lieu banal pour la première visite, une église peu connue, presque abandonnée, avec un jardin qui ressemblait à un terrain vague, dans un quartier touristique de la ville - qui a échappé à Haussmann - ne semble pas si innocent. La visite elle-même a peut-être été mal utilisée, comme l’a dit Breton, mais le choix du lieu à visiter, en principe n’importe quel endroit de cette vie urbaine quotidienne, était très conscient.” (JACQUES, 2012, p. 94-95 - traduction personnelle) Bien que les autres visites annoncées n’aient pas eu lieu, la Grande Saison Dada marque une transition importante : elle amorce la décomposition du groupe dadaïste, délaissé par certains de ses membres qui rejoignent le mouvement surréaliste. Les surréalistes utilisent la déambulation et développeront alors l’idée de “hasard objectif”5, qui est intrinsèquement liée à l’expérience de l’errance dans l’espace urbain, et qui est présente dans les manifestes et les œuvres surréalistes “Nadja” et “Le paysan de Paris”, d’André Breton et de Louis Aragon respectivement. La pratique d’expériences éphémères, parmi lesquelles la dérive est la principale, a été la stratégie de base utilisée par l’Internationale situationniste pour comprendre l’espace urbain. La reconnaissance des effets “psychogéographiques”6 de l’environnement et son appréhension en tant que données analytiques sont responsables de la caractérisation de la procédure de dérive comme différente d’une marche dans son sens le plus traditionnel et connu. Ce groupe est née de la réunion de quelques collectifs qui ont exploré et questionné l’art et sa relation avec l’architecture, la ville et la vie dans le contexte

5 Un concept qui cherche à attribuer une causalité décisive au hasard, qui est par nature imprévisible et fortuit. 6 “Psychogéographie: étude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus.” (IS, 1958, p. 13) 17


des années 1950. Opposées à l’idée de séparation des domaines de connaissance et en faveur d’une plus grande intégration des disciplines, leurs propositions ne visaient pas à s’imposer comme un modèle, mais se présentaient comme une posture critique du fonctionnalisme de la ville moderniste. Comme l’explique Guy Debord dans “Théorie de la Dérive”, la dérive est une marche sans parcours prédéterminé ni but fixe. Cela fait partie de cette méthode de se laisser emporter par les aptitudes que l’on trouve dans l’espace, faisant de la sensibilité de l’individu qui dérive son propre guide. D’une certaine manière, l’exploration du paysage devient une expérience ludique et est ouverte à l’inattendu, reconnaissant les attraits sensoriels que présente son relief. “Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade. Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent.” (DEBORD, 1958, p. 19) Les situationnistes ont réalisé les cartes dites psychogéographiques, qui montraient des fragments de la ville - chacun représentant une “unité d’ambiance”7 - reliés à son environnement au niveau sensoriel, sans obéir, par conséquent, à une relation géographique. “The Naked City : Illustration de l’hypothèse des plaques tournantes en psychogéographique”, a été l’une des premières cartes psychogéographiques produites et est l’une des plus connues. Ce document représente dix-neuf sections de la ville de Paris, découpées sur une carte traditionnelle, qui sont reliées par des flèches rouges de différentes dimensions. Étant donné que les sections de la ville sont des unités d’ambiance identifiées lors de l’exercice de dérive, les flèches représentent les liens existants entre ces unités, démontrant la proximité dans le champ de sensibilité, puisque les découpages ne sont pas disposés sur la carte en fonction de leur position physique réelle.

7 Le bloc ou un ensemble de blocs sont compris par les situationnistes comme un ensemble architectural qui compose une ambiance et reçoit donc la désignation “unité d’ambiance” ou “unité d’atmosphère”. 18


04. The Naked City : Illustration de l’hypothèse des plaques tournantes en psychogeographique, Guy Ernest Debord, 1957.

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La non-représentation de la ville dans son ensemble et le manque d’engagement dans l’ordre géographique des segments donnent à la carte une disposition similaire à celle d’un archipel, où les unités d’atmosphère sont, en quelque sorte, flottantes dans un espace vide. Le vide ouvre l’espace à de multiples interprétations et démontre que la carte - la ville, du point de vue situationniste - est construite par les relations entre les éléments et est ouverte à différentes lectures. Jacques développe une réflexion sur l’Internationale situationniste qui identifie la pertinence de sa critique urbaine dans la ville d’aujourd’hui, basée sur la notion de spectacularisation urbaine. Dans la contemporanéité, l’autrice souligne quelques postures diverses en matière de gestion et d’aménagement des villes. Mais elles sont cependant similaires parce que la plupart des modes d’agencement de l’espace urbain, aujourd’hui, reposent sur une logique excluant la participation de la société civile, dont les membres se trouvent ainsi cantonnés à un rôle de spectateur. Dans La Société du Spectacle de 1967, Guy Debord écrit que “Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais une relation sociale entre les personnes, médiatisé par des images” (DEBORD, 1997, p. 14 - traduction personnelle). Lorsque l’on parle de spectacularisation de la ville, il est donc entendu que l’utilisation excessive des images attrayantes (qui sont produites, en général, par un processus de ségrégation) transforme les relations sociales établies entre les personnes et l’espace, ou entre les personnes dans l’espace, en liens superficiels affaiblis. Le processus de spectacularisation, selon Jacques, est alors responsable de l’appauvrissement - voire de l’expropriation - des expériences urbaines physiques et sensorielles et est directement lié au manque de participation populaire. On peut donc comprendre que la promenade urbaine erratique présente un rôle critique et propositionnel depuis le XIXe siècle sur les façons de construire la ville qui sont appliquées. Aujourd’hui, l’errance est à nouveau présente et devient une invitation à la réflexion et à l’immersion dans la ville. Voici quelques groupes d’artistes et d’auteurs qui, comme moi dans la réalisation de ce travail, semblent partager les préoccupations et les provocations de Jacques, à partir de ses pratiques dans divers champs d’action, médiums et lieux du monde.

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TRAVERSER LES TERRITOIRES

Le groupe Stalker est un collectif d’artistes et d’architectes apparu à Rome dans les années 1990 dont le nom fait référence au film Stalker d’Andrei Tarkovski (1979). Les membres du groupe utilisent la marche erratique pour parcourir les quartiers abandonnés de Rome, qui sont généralement situés en bordure de la ville. En 1995, ils ont mené une action appelée “Stalker attraverso i Territori Attuali”8, qui consistait en une marche de quatre jours allant du périmètre extérieur au centre de Rome et s’étendant jusqu’aux limites de la ville au-delà de la zone périphérique des années 1950. L’expérience s’est matérialisée à partir de divers moyens de représentation tels que la photographie, la vidéo, la carte, le journal de bord et un manifeste. “Territoires actuels” est le nom donné aux lieux qui sont en marge, “difficiles à comprendre et donc à projeter” (CARERI, 2017, p. 15 - traduction personnelle), mais qui sont néanmoins perçus dans leur potentialité et leur possibilité par le groupe qui, dans cette action, les traverse pour les connaître dans leur “devenir” et cherche à les représenter de manière non restrictive. La pratique menée par le groupe Stalker peut être considérée, comme le soutient Thierry Davila dans Marcher, Créer (2002), comme une extension des

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Stalker à travers les territoires actuels, en traduction personnelle. 21


05. Photographie de la dÊrive autour de Rome fait pendant l’action Stalker attraverso i Territori Attuali, Stalker, 1995. 22


théories et actions proposées et exécutées par les situationnistes. Bien que le nom “dérive” ne soit pas utilisé par le groupe, sa pratique de l’errance ressemble à ce que propose Debord dans sa “Théorie de la Dérive” en 1956 et c’est en déambulant sur le territoire que Stalker révèle l’espace urbain comme une expérience, un espace vécu et non comme le décor d’une société spectacularisée9. Cependant, certaines distinctions importantes par rapport aux situationnistes sont le nombre de participants, qui, dans les actions de Stalker, sont plus nombreux contrairement à la proposition de Debord visant à diviser les dériveurs en sousgroupes10 de deux ou trois personnes, et la nature des interventions que chaque groupe a effectuées. Alors que les situationnistes étudiaient la ville construite et son espace physique plus consolidé, l’intérêt du groupe italien, comme mentionné précédemment, concernait l’exploration et la découverte de territoires abandonnés, en marge, de terrains vagues. “Ce laboratoire urbain déplace par conséquent la théorie et la pratique de la dérive situationniste, ainsi que l’utopie architecturale qui l’accompagne, de deux manières au moins: d’une part, il ne s’agit pas, en marchant, d’utiliser la métropole comme un décor dans lequel il faudrait produire, par le mouvement même de la derive, une désorientation, mais plutôt de circuler dans la ville inorganique, loin des rues et des quartiers balisés de la mégapole, pour regarder le dépaysement à l’oeuvre, pour constater son existence sous la forme de terrains vagues, le corps devenant ici un véritable outil de discernement; il s’agit également et simultanément, toujours en marchant, en circulant, de ne pas faire du devenir et du déplacement des processus consubstantiellement liés à des objets architecturaux, à des édifices organisés, ou à quelque autre structure destinée à les produire, à les susciter, voire, si l’on force volontairement le trait, à les programmer, même si cette structure est

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En relation avec l’œuvre de Debord, La Société du Spectacle, 1967.

10 “On peut dériver seul, mais tout indique que la répartition numérique la plus fructueuse consiste en plusieurs petits groupes de deux ou trois personnes parvenues à une même prise de conscience, le recoupement des impressions de ces différents groupes devant permettre d’aboutir à des conclusions objectives. Il est souhaitable que la composition de ces groupes change d’une dérive à l’autre. Audessus de quatre ou cinq participants, le caractère propre à la dérive décroît rapidement, et en tout cas il est impossible de dépasser la dizaine sans que la dérive ne se fragmente en plusieurs dérives menées simultanément. La pratique de ce dernier mouvement est d’ailleurs d’un grand intérêt, mais les difficultés qu’il entraîne n’ont pas permis jusqu’à présent de l’organiser avec l’ampleur désirable.” (DEBORD, 1958, p. 20) 23


ouverte et vouée elle-même à la fluidité. Bref, il s’agit de ne pas construire l’architecture de devenir mais plutôt d’appartenir, ne serait-ce transitoirement et d’une manière éphémère, au devenir à l’oeuvre, au pur moment.” (DAVILA, 2002, p. 127-128) L’architecte italien Francesco Careri est l’un des membres fondateurs de Stalker et continue à développer les théories et les pratiques initiées par le groupe dans le domaine académique, dans sa production théorique et en tant qu’enseignant à la Faculté d’architecture de l’Université de Rome Tre. Dans son livre Walkscapes, publié en 2002, il considère la marche comme une pratique esthétique et donne un aperçu historique de sa relation avec la formation d’un sens du lieu, en identifiant l’importance de cet acte du nomadisme au land art. En reconnaissant la marche comme première forme de transformation du paysage par l’être humain, Careri comprend que les changements ne sont pas seulement dans la dimension physique mais également, et peut-être surtout, dans la production symbolique d’espace. En comprenant que la ville actuelle a des espaces vides, en transit ou en transformation constante aux limites des zones de plus grande occupation (avec ou sans planification), on identifie la persistance du nomadisme dans la ville sédentaire, par analogie avec la relation vide x plein. Cependant, le concept de vide en tant qu’absence d’éléments construits n’est pas toujours synonyme d’absence de signification et, en ce sens, peut être synonyme aussi de la possibilité. Ainsi, la soi-disant “transurbance” proposée par Careri, utilise l’errance urbaine dans le contemporain comme une manière d’expérimenter la ville à partir de l’exploration des “espaces vides”11. C’est une invitation à se perdre qui reprend en quelque sorte la psychogéographie utilisée par les situationnistes en s’ouvrant aux possibilités offertes par le site et en choisissant l’expérience sensorielle comme guide pour l’itinéraire. Il affirme qu’au XXe siècle, des disciplines telles que la littérature et la sculpture ont abordé le chemin comme moyen de travailler dans un “champ élargi” (KRAUSS, 1979) et propose ensuite que le parcours soit également compris comme un instrument esthétique à la disposition de l’architecture et du paysage. La façon erratique de marcher peut être comprise comme un moyen d’étendre le champ de l’architecture aux frontières du paysage et de la sculpture. La discipline Arts civiques - Arti Civiche en italien - est proposée par Careri

11 Les espaces vides sont également un thème traité par Philippe Vasset dans Un livre blanc, sa démarche sera commentée plus avant. 24


06. A line made by walking, Richard Long, 1967.

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depuis 2005 comme cours optionnel pour les étudiants en architecture et urbanisme, et certains étudiants en arts de l’Université de Rome Tre. Le nom fait référence à la discipline “Civics” du biologiste Patrick Geddes qui proposait en 1913 une étude pratique de la ville à partir de l’immersion directe des étudiants dans la ville. “(...) Arts civiques, un terme plus engagé, qui a trait à la civitas, l’état de citoyen, le fait que non seulement des espaces sont produits, mais aussi la citoyenneté, le sentiment d’appartenance à la ville. Donc, non seulement la production d’objets, d’installations et de peintures, mais aussi les déambulations, les significations, les relations. Comme le civics de Geddes, civiques est au pluriel car elle est transdisciplinaire (…)” (CARERI, 2017, p. 100 - traduction personnelle) Le cours est entièrement développé à pied, sans aucune activité interne à l’université. La marche et la déambulation sont des méthodologies didactiques par lesquelles les étudiants sont invités à explorer et à s’approprier la ville, à faire l’expérience de l’espace avec le corps, à découvrir comment ils peuvent transformer poétiquement et politiquement le lieu où ils marchent. Chaque année, une zone différente de la ville est choisie pour être explorée tout au long du cours. En général, environ 10 km sont parcourus à pied à chaque réunion, qui a lieu chaque semaine et va du déjeuner au coucher du soleil, avec des pauses stratégiques en cours de route, pour lire un poème, prendre un café, parler avec les habitants sur le trottoir ou à l’intérieur de leur maison. Le contact avec les personnes que l’exercice de transurbance cherche à établir est chargé de mettre en évidence l’aspect humain du paysage urbain traversé. La marche erratique est ainsi un instrument de recherche et le groupe de marcheurs forme une sorte de “laboratoire scientifique en mouvement”.

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07. Une dĂŠrive dans Rome Ovest, 2015. 27


ENREGISTRER L’EXPÉRIENCE, CRÉER UNE CARTOGRAPHIE ERRANTE L’action de parcourir un territoire ou d’explorer un espace ou d’enquêter sur le paysage urbain, pour rappeler certains des termes utilisés précédemment, évoque la notion de géographie. La géographie est, par définition, la science qui s’occupe de la description de la Terre et de l’étude des phénomènes physiques, biologiques et humains qui s’y produisent, de leurs causes et de leurs relations. Cependant, les pratiques présentées précédemment ne prétendent pas être un outil géographique capable de décrire objectivement et rigoureusement l’espace physique parcouru par la marche. Au contraire, l’errance vise précisément à révéler la subjectivité de l’expérience, en explorant souvent les couches immatérielles du paysage, comme la mémoire, les symbolismes ou les sons, pour donner quelques exemples. Tout en précisant qu’il ne se considère pas comme un errant12, Philippe Vasset tisse des réflexions intéressantes sur la géographie et la pratique du géographe en décrivant ses aventures à la recherche d’”espaces blancs”, dans son ouvrage Un livre blanc (2007). En décrivant une de ses explorations, l’auteur expose que, sur la carte qui lui sert de guide, le lieu choisi pour être visité se confond avec des formes et des

12 “Je ne flânais pas, j’allais droit à mon but sans m’attarder ni m’intéresser à ce qui portait déjà un nom (…)” (VASSET, 2007, p. 34) 28


couleurs (ou l’absence de couleur dans le cas des espaces blancs). Cependant, en faisant l’expérience de la visite, en étant dans l’espace, et en l’appréhendant à travers les sens du corps et les sensibilités personnelles, le lieu acquiert un sens. “Chaque expédition se déployait comme un atterrissage. Avant de partir, il n’y avait, sur la carte, que des formes abstraites et des àplats colorés, comme un paysage que la distance fige mais, au fur et à mesure que j’approchais, tout s’animait.” (VASSET, 2007, p. 33) En marchant et en traversant cette partie spécifique du territoire de la ville, ce qui était auparavant vide de sens (que l’espace s’inscrive ou non dans le statut de vide matériel) acquiert pertinence et valeur symbolique. Je pense que cette réflexion nous offre un moment opportun pour revenir au concept de psychogéographie utilisé par les situationnistes et pour approfondir un peu plus sa signification et son potentiel d’utilisation. Comme l’indique Merlin Coverley13, le terme a été créé par l’Internationale lettriste, un groupe, également dirigé par Debord, qui a précédé la formation des situationnistes, dans le contexte parisien des années 1950. La psychogéographie cherche à prendre en compte les effets psychiques de l’individu au-delà de ce que la géographie physique du lieu reconnaît et est donc un moyen de découvrir d’autres dimensions du paysage. Son appréhension n’est possible qu’à travers une expérience personnelle-corporelle dans le domaine d’étude, qui, dans le cadre de ce travail, coïncide avec la ville. Il est ainsi possible de comprendre le rôle central que joue l’expérience dans l’élaboration des procédures situationnistes. On peut donc dire que la pratique de la dérive constitue la procédure situationniste de base à partir de laquelle l’étude psychogéographique et la construction des situations se déroulent. La psychogéographie est la façon dont les situationnistes perçoivent l’espace : reconnaître les couches subjectives du paysage qui affectent l’individu à partir du relief géographique, tel que défini par Debord dans “Introduction à une critique de la géographie urbaine” (1955) : “La psychogéographie se proposerait l’étude des lois

13 COVERLEY, Merlin. Psychogéographie! Poétique de l’exploration urbaine. 1e éd. Lyon : Les moutons électriques, éditeur, 2011. 29


exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. L’adjectif psychogéographique, conservant un assez plaisant vague, peut donc s’appliquer aux données établies par ce genre d’investigation, aux résultats de leur influence sur les sentiments humains, et même plus généralement à toute situation ou toute conduite qui paraissent relever du même esprit de découverte.” (DEBORD, 1955, p. 13) L’étymologie même du mot semble définir de façon simplifiée la rencontre entre la psychologie et la géographie. Même si le terme n’est pas utilisé par beaucoup d’autres que les situationnistes, d’autres mouvements utilisent ou ont utilisé des approches similaires lorsqu’ils cherchent à étudier la rencontre entre ces deux sciences lors de la pratique de la marche et de l’errance urbaine. “En termes plus larges, la psychogéographie est, comme son nom le suggère, le point où la psychologie et la géographie entrent en collision : un moyen d’explorer l’impact de l’espace urbain sur le comportement.” (COVERLEY, 2011, p.8) Tous les mouvements et les auteurs présentés jusqu’ici ont cherché à matérialiser et à documenter leurs expériences d’errances avec les supports les plus divers. En gardant à l’esprit que la pratique de la marche erratique permet de reconnaître des dimensions du paysage urbain qui vont au-delà de la visualisation de l’espace construit, mettant en lumière les relations subjectives du sujet par rapport à l’espace, nous pouvons voir qu’il y a une valeur poétique14 dans ces représentations, car elles ne sont pas seulement le récit d’une expérience, mais aussi une interprétation d’un lieu et d’un moment. Lorsqu’on aborde la représentation d’un lieu, la cartographie est un autre terme qui vient immédiatement à l’esprit. En général, la cartographie peut être

14 “(…) la plasticité du terme poétique s’explique aussi par le fait que, depuis l’Antiquité, ce dernier est associé à une forme d’émotion, voire de transe. Cet état, initialement attribué au poète, serait transmis au lecteur, qui ressentirait à sa suite une « émotion appelée poésie », selon la formule de Pierre Reverdy”. (COHEN et REVERSEAU, 2017) 30


définie comme la science de la représentation graphique de la surface de la Terre, ayant comme produit final la carte. La cartographie érige certains modes de représentation en normes, qui dépendent de toute forme de l’interprétation de l’espace, même si en général cela n’est pas évident. Même la plus orthodoxe des cartes engage la subjectivité de son/ses auteur.trice.s, un exemple en est la carte IGN utilisée par Vasset dans les explorations rapportées dans son livre : les zones blanches traduisent un certain rapport des cartographes (et d’ailleurs, on peut peut-être dire de la société ellemême) aux friches et terrains vagues. Comme nous l’avons vu par rapport au concept de géographie, les produits de la représentation des expériences d’errances ne visent pas à faire des cartes descriptives de l’espace parcouru. D’autre part, l’esthétique et les éléments graphiques typiques de la cartographie sont souvent utilisés de manière subversive pour mettre en évidence des concepts, illustrer de nouvelles perceptions et attribuer une valeur à certains aspects qui ne sont normalement pas présents dans les cartes traditionnelles. Comme le souligne une autre réflexion de Vasset, très souvent, il y a une grande différence entre les éléments qui sont représentés sur les cartes et le paysage réel. “J’imaginais toujours que les zones blanches seraient faciles à repérer, leurs limites clairement visibles sur le fond de la ville. Ce n’était, bien sûr, jamais le cas : à mesure que j’appochais, la carte cessait brusquement de décrire le réel et devenait un document inutile dont les formes abstraites, quel que soit le sens dans lequel on les plaçait, ne recouvraient plus le paysage” (VASSET, 2007, p. 91) Sur ce point, nous devons faire quelques considérations. L’espace urbain est dynamique et en constante transformation et il est habituel qu’il y ait une sélection d’éléments à représenter sur une carte en fonction du thème principal à mettre en valeur. Il semble donc évident que la carte, comme d’autres médiums, a des limitations et que la représentation ne sera jamais égale à la réalité15.

15 Les textes de Jorge Luis Borges dans Histoire de l’infamie sont célèbres pour traiter de la confusion entre carte et territoire. 31


08. Stalker attraverso i Territori Attuali, Stalker, Rome, 1995. 32


09. Guide psychogéographique de Paris : Discours sur les passions de l’amour, pentes psychogéographiques de la dérive et localisation d’unités d’ambiance, Guy Ernest Debord, 1957.

10. Carte symbolique de la New Babylon, Constant Nieuwenhuys, 1969. 33


“Si la carte correspondait au territoire, on renoncerait à la variété des plaisirs et des expériences afin de partir en quête d’un élixir unique : la vérité vraie de la réalité, intemporelle, universelle, absolue. Illusoire.(…) C’est donc que l’évidence n’en est pas tout à fait une. Au royaume des certitudes, dans lequel nos sociétés se complaisent, on présume volontiers que la carte est le territoire” (WESTPHAL, 2019, p. 9) Cependant, cette réflexion nous ouvre l’espace pour utiliser d’autres formes de représentation au-delà de la carte afin de présenter des dimensions du paysage qui ne peuvent être manifestées par la cartographie traditionnelle. De cette façon, les représentations issues de la marche et des errances urbaines vont bien au-delà de la subversion de la cartographie et expérimentent divers médiums, tels que la performance, la sculpture et l’écriture, par exemple. À ce stade, le concept de “site-writing”, élaboré par l’architecte et théoricienne Jane Rendell, semble recouvrir certains des moyens utilisés, pour matérialiser la subjectivité d’un lieu, par les groupes, les artistes et les auteurs présentés jusqu’à présent. Le terme désigne une méthode d’écriture de l’espace qui cherche à transmettre le sens et le contenu d’une lecture critique sur un certain lieu. L’autrice propose d’élargir la discussion sur la localisation et le “site-specific” pour y inclure la critique artistique, architecturale et urbaine. “(...) site-writing could be described as a process of figuration, one that is strongly informed by psychoanalytic understandings of subjectivity and representation, where relations between critic and site, as well as between text and reader, are figured, configured and reconfigured through the process of writing and re-writing.” (RENDELL, 2016, p. 36) En tant qu’enseignant du cours “Théorisation des pratiques/Pratique de la théorie : Architecture, Art et Urbanisme”16, qui fait partie du Master en Histoire de l’Architecture de la Bartlett School of Architecture - UCL, Rendell utilise le processus de site-writing avec ses étudiants dans le but d’une exploration transdisciplinaire

16 Nom original du cours: Theorising Practices/Practising Theory : Architecture, Art and Urbanism, partie du programme MA in Architectural History. 34


11. Carnac, celebration du territoire avec la farine et le vin, pendant Stalker attraverso i Territori Attuali, Stalker, Rome, 1995.

12. The Leaning Tower of Venice, dérive psychogéographique à Venise, Ralph Rumney, 1957. 35


axée sur l’analyse critique des pratiques architecturales et artistiques. Les étudiants sont invités à “écrire les lieux” comme une critique, une réaction, une insertion ou une interprétation du lieu à l’inverse de simplement écrire sur l’espace. “Site-writing seeks to question the separation of critical analysis and creative work in urban research by aiming to ‘write sites’ rather than to write about sites. My hope is that by operating as a mode of practice in its own right, one which takes into account its own sites and situations, this kind of criticism can raise ethical questions concerning the relation of the critic to the work positioned ‘under’ critique and propose alternative ways of researchers and writers to ‘relate’ to their own ‘objects’ of study.” (RENDELL, 2016, p. 36) Les travaux des étudiants ont été rassemblés et exposés au public lors de l’exposition “Site-Writing/Site-Reading”, qui présentait une grande variété de formes de représentation, telles que des collages, des performances, des groupes de livres et des fragments, entre autres.

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13. Gutter / Index / Margin, exposition des “site-writings” des participants au cours Theorising Practices/Practising Theories dirigé par Jane Rendell à la Bartlett School of Architecture, UCL, Londres, 2017. 37


CONSTRUIRE MON CHEMIN

Comme annoncé précédemment, ce travail vise à mettre en évidence comment l’errance urbaine peut être une pratique enrichissante d’un processus créatif qui cherche à appréhender l’espace de manière sensible et subjective. Les auteurs et les réflexions présentés jusqu’ici constituent des références importantes qui m’inspirent et m’informent théoriquement pour exercer l’errance en pratique et explorer les formes de représentation les plus adaptées pour documenter mes expériences. Considérant le caractère subversif et subjectif inhérent à l’errance surtout lorsqu’elle est pratiquée en promenade - qui a été exploré dans les pages précédentes, il m’a semblé intéressant d’exposer mes propres positions concernant les points les plus pertinents de cette recherche - qui se reflètent dans le récit et dans les réflexions issues de l’expérience, qui se trouvent dans les pages suivantes. Les expériences que j’ai rapportées dans le prologue m’ont permis de percevoir qu’à partir du moment où une personne décide de pratiquer la promenade errante, elle ouvre ses perceptions et sa sensibilité pour comprendre la ville d’une manière subjective et profonde. En marchant de cette manière, nous sommes souvent susceptibles de remarquer et de nous engager avec des éléments très banals du paysage, qu’une marche régulière avec la seule fonction de déplacement ignorerait. Par conséquent, comme l’a déjà décrit Debord dans “Théorie de la dérive”, le degré de familiarité avec le lieu à explorer est un aspect sans pertinence, sachant 38


qu’il est possible de redécouvrir un quartier déjà habituel en reconnaissant de nouvelles perceptions et expériences. Le terme “redécouvrir” est intéressant car il démontre que la façon dont on se déplace dans un certain lieu est capable de transformer la façon dont on le perçoit et dont on se connecte à l’espace et à ses significations. Thierry Davila le décrit impeccablement dans le passage suivant : “Souvent, lorsque nous marchons, lorsque nous sommes pris par la marche au cours de déambulations répétitives dans des villes ou dans des quartiers familiers, un intense sentiment de découvert nous saisit face au spectacle du monde qui défile au rythme de nos pas, comme si ce qui s’offrait à nous, se déployait soudain à nos yeux, venait à peine d’apparaître, comme si, tout à coup et miraculeusement, nous arpentions l’univers sans jamais l’avoir fait auparavant. Souvent, la marche parvient à déplacer la réalité la plus routinière vers des zones d’incertitude et d’étrangeté qui la font renaître à elle-même et qui nous mettent face à une autre ville, un autre décor, comme incrusté dans les rues et les passages que nous croyions pourtant connaître. (…) Tel est souvent, le pouvoir de la marche : nous déprendre de nous-mêmes, mettre nos sensations et notre regard à nu pour nous faire renaître au dehors, pour nous dessaisir du monde connu, pour le transfigurer soudain et en réactiver l’intensité ; refaire le monde en le déplaçant loin de ses visages répétés et balisés, le reprendre en produisant une véritable conversion du regard chez le piéton disponible à l’espace et au temps qu’il traverse.” (DAVILA, 2002, p. 159-160) Le lieu que j’ai proposé d’explorer et de redécouvrir avec l’errance dans ce travail n’est pas un espace spécifique mais un ensemble de concepts. En tant qu’immigrant, la distance géographique et symbolique par rapport à ma culture, ma nation et mon contexte social et urbain fait partie de ma vie quotidienne et m’a incitée à étudier certains concepts qui se rapportent à la notion de distance et de séparation. Les concepts choisis (barrière, obstacle, île, limite et frontière) cherchent à refléter ce questionnement, depuis la séparation physique jusqu’à la distance abstraite et symbolique. 39


Comme ce travail cherche à mettre en évidence la subjectivité de la perception d’un lieu à travers l’expérience du parcours d’errance, les concepts travaillés ne seront pas nécessairement abordés à partir de leurs définitions respectives trouvées dans le dictionnaire, mais plutôt réinterprétés, en construisant un sens particulier à partir des références théoriques et des compréhensions issues des expériences. Philippe Vasset pensait construire une géographie alternative à partir de son exploration pour découvrir et décrire les espaces blancs (équipé de dispositifs usuels tels qu’un gps, un appareil photo et un cahier) ; cependant, sa rencontre avec un géographe lui a permis de se rendre compte qu’il effectuait des procédures similaires, souvent avec le même niveau d’infrastructure. De toute façon, la réalisation d’une géographie autonome ou indépendante a sa valeur (je dis autonome plutôt qu’alternative puisqu’il est réalisé avec des équipements, des pratiques et des supports similaires à ceux d’un professionnel du secteur mais de manière indépendante par un citoyen). Au-delà de cela, on peut penser qu’une géographie alternative - ou peut-être que cartographie est le terme le plus correct - est en fait une façon de décrire et de représenter un lieu à partir de médiums différant des supports traditionnels, en privilégiant des aspects de l’espace qui ne sont pas présents dans les cartographies conventionnelles. Le développement d’une cartographie alternative est, en fait, l’un des points les plus pertinents sur lesquels ce travail propose de réfléchir et d’expérimenter.

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14. Woluwelaan, Machelen, 2019 - errance 06. 41


MÉTHODOLOGIE La méthodologie pensée pour l’élaboration de ce travail propose la création d’un lexique, cadre d’une réflexion théorique permettant de définir les significations spécifiques de chacun des termes qui feront l’objet de l’étude. A partir de l’étude de la bibliographie et des réflexions théoriques exposées précédemment, un protocole a été mis en place qui identifie les actions et les supports avec lesquels le chercheur-marcheur peut travailler sur l’investigation des sites. La base de ceci est un tableau17 qui croise les concepts du lexique avec les actions. Les cinq mots qui composent le lexique sont : obstacle, barrière, île, limite et frontière. Les actions sont à leur tour divisées en trois temps : pré-action, action et post-action. La pré-action concerne les choix qui doivent être faits avant la promenade, en prenant toujours le concept comme guide. Le choix de la date et du lieu, les objets et les supports qui seront pris, ce qu’il faut observer de ce lieu et les règles du “jeu” font donc partie de cette étape. La notion de jeu utilisée ici s’inspire de la définition de ce mot18 utilisée par

17

Le tableau complet se trouve à l’Annexe I.

18 “L’élément de compétition devra disparaître au profit d’une conception plus réellement collective du jeu : la création commune des ambiances ludiques choisies.” (IS, 1958, p. 10) 42


les situationnistes, et cherche à créer une dimension ludique de l’errance urbaine, puisqu’il est entendu que la ville doit aussi être un espace de plaisir, de passion et d’enchantement. Les règles du jeu vont alors créer une dynamique entre le corps du marcheur et les aspects de l’espace que l’on souhaite observer dans un lieu déterminé. Il est important de rappeler ici que lorsque l’on travaille avec l’errance, il faut toujours être ouvert à l’imprévisible rencontré en cours de route ; par conséquent, tant le jeu que les autres composantes de la phase de pré-action peuvent et doivent être modifiés en fonction de l’expérience vécue - ce qui nous amène au deuxième temps : l’action. L’action correspond à ce qui a été réellement vécu et met en évidence les changements qui se sont produits par rapport à ce qui était prévu dans l’étape précédente. A ce stade, nous nous demandons : la marche a-t-elle été faite seule ou accompagnée ? Qu’est-ce qui a été observé ? Comment s’est déroulé le jeu ? Quelles informations du site ont été recueillies et en quoi les matériaux/supports sélectionnés ont-ils été utiles ou non ? Finalement, l’étape intitulée post-action renvoie à l’interprétation de l’expérience, de ce qui a été vécu et observé, des informations recueillies par rapport au lieu et au concept auquel il se réfère. Cette interprétation se traduit par une production artistique (site-writings) - qui consiste en une analyse sensible des questions étudiées par rapport à l’espace exploré par la promenade errante. Le protocole a été formé à partir des promenades que j’ai faites, qui ont mis en évidence des ajustements et des actions intéressantes. Pour mieux expliquer : l’observation des actions expérimentales spontanées effectuées lors des premières errances a servi de base à la conception du protocole ; les errances qui ont suivi, à leur tour, reposaient sur des actions expérimentales guidées, mais non limitées, par le protocole. Les informations qui y sont contenues servent de base à la production artistique - qui consiste en une analyse sensible des questions étudiées par rapport à l’espace exploré par la promenade. Le désir de partager19 mes propres découvertes en faisant les errances a généré la prospective d’inviter autrui - en particulier ceux qui se trouvent en dehors de la vie artistique ou du design - à faire l’expérience de ce même processus.

19 Inspiré par la provocation de Vasset: “Au fur et à mesure de la rédaction s’est en effet imposé le sentiment que l’art et la littérature en particulier feraient bien mieux d’inventer des pratiques et d’être explicitement programmatiques plutôt que de produire des objets finis et de courir après les tout derniers spectateurs pour qu’ils viennent les admirer. On pourrait même imaginer une nouvelle discipline artistique, faite d’énoncés et de formules : charge aux amateurs, s’ils le désirent, de réaliser les projets décrits, sachant que la majorité n’en fera rien, se contentant d’imaginer, à partir des instructions, de possibles aboutissements, l’oeuvre elle-même étant cette oscillation, ce précaire équilibre au seuil de l’expression.” (VASSET, 2007,p. 54) 43


Dans un deuxième temps donc, ce protocole est remis à d’autres personnes afin qu’elles puissent faire - indépendamment de moi - une expérience de l’errance et traduire leurs interprétations de l’espace de la manière qui leur convient. Les résultats de cette action sont des représentations subjectives et personnelles de chacun des volontaires par rapport au lieu visité. Cependant, l’expansion de la pandémie COVID-19 et les quarantaines établies par la suite dans la plupart des pays ont rendu impossible pour beaucoup de volontaires de finaliser leurs marches et productions liées à cette phase du travail. Les principaux aspects du concept d’errance, pour moi, concernent l’ouverture à l’imprévisibilité qui se présente sur le chemin et la mise en place des actions du jeu à réaliser pendant l’expérience, qui vont révéler de nouvelles perceptions de l’espace. Devant l’impossibilité de rencontrer d’autres personnes, d’accéder à et d’occuper l’espace public, j’ai réfléchi à la manière dont le protocole pourrait être adapté à une exploration des espaces de quarantaine, en tenant compte des principaux aspects de l’errance. D’un point de vue théorique, cette situation sans précédent est liée en plusieurs couches et avec tous les mots du lexique. Ainsi, les errances réalisées durant cette période sont présentées tout comme les expériences précédentes et apportent également des réflexions relatives à la définition des concepts du lexique. Bien que les résultats du partage du protocole avec d’autres personnes aient été davantage travaillés dans les produits liés au projet d’atelier, ce matériel est disponible dans les annexes II et III à titre d’information.

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15. Rue du Cheval Noir, Molenbeek-Saint-Jean - errance 01. 45


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DE L’AUTRE CÔTÉ errance 05 la mer 16.11.2019

Lorsque je regarde la mer, plus précisément la mer du Nord, qui communique avec l’océan Atlantique, depuis la côte belge, il est inévitable de me connecter avec ce qui se trouve - plus symboliquement que géographiquement parlant - de l’autre côté. Les eaux de ce grand océan sont le plus grand et le principal élément qui sépare l’autre côté de celui-ci, le continent européen et le continent américain, deux phases différentes de ma vie. De l’autre côté, il y a mon pays, ma famille, ma culture, mon passé et tout ce qui fait de moi ce que je suis dans mon présent. L’élément séparateur, qu’il s’agisse du temps ou de la mer, ne m’offre pas - en tant que corps marchant - la possibilité de le franchir, de le traverser, de le percer. Dans mon carnet, j’avais écrit que l’une des actions1 que je ferais dans cette marche serait de “suivre la ligne de la mer”. Cependant, en étant là et en marchant au bord de la mer, je me suis rendu compte que la marge de la mer n’est pas statique, ce n’est pas une ligne. J’ai donc suivi le va-et-vient de l’eau sur le sable, pour reproduire le mouvement des vagues. Comprendre la mer comme une barrière mouvante en raison de sa liquidité apporte une sensation de fluidité, qui est liée aux perceptions sensibles et

1

Le protocole complet se trouve à l’Annexe I. 47


personnelles du lieu. Même si j’ai visité cette plage pour la première fois, les significations symboliques et la mémoire transmises par la présence de l’élément mer m’ont fait sentir que j’appartenais à cet endroit. Ce qui me semble montrer combien notre perception spatiale est fortement subjective. Comme prévu, le littoral belge a peu de ressemblance avec le brésilien à première vue. L’architecture - bien que de nombreuses villes côtières du Brésil possèdent également de grands bâtiments en bord de mer - diffère en termes de matériaux et de styles, le climat froid et même le comportement des gens est assez différent. Cependant, je me suis impliqué dans les petits détails qui ont fait le pont avec l’autre côté. La ligne d’horizon ténue qui confond l’eau et le ciel, le vent dans les cheveux, le son des vagues, la texture des pas sur le sable (même avec mes pieds en chaussures). Même si je ne marchais pas seule ce jour-là, les réflexions générées pendant la promenade étaient principalement introspectives et personnelles. Bien sûr, nous parlons et échangeons sur nos perceptions en cours de route, mais parfois - et cela dépend de la relation entre les individus - le silence montre plus de compréhension qu’une grande discussion.

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Partie de la série Azul da cor do mar, série de cartes postales peintes à l’aquarelle à l’eau de mer. Transition, réflexion de ce qui existe de ce côté-ci et de l’autre côté de la mer, mouvement et fluidité, étaient des questions abordées d’un point de vue personnel et de manière abstraite par les peintures. 49


PÉRIMÈTRE errance 13 mon appartement 13.05.2020

Les murs sont les éléments qui séparent et divisent l’espace, la plupart du temps en raison de leur fonction et de leur propriété. Pendant cet enfermement, les murs nous séparent de tout et de tous, de nos voisins et de la ville. Dans ce contexte, j’ai commencé à interpréter les murs comme des barrières. J’ai donc décidé de m’approcher des murs de mon appartement, où j’ai passé ma quarantaine, en particulier les murs extérieurs qui me séparent du reste du monde. Dans cette exploration, les textures et les matérialités étaient des caractéristiques qui m’intéressaient, et j’ai donc établi2 qu’en me promenant dans le périmètre de la maison, je devais toujours garder une partie de mon corps en contact avec le mur. J’avais également prévu de faire des arrêts tous les 20 pas pour faire attention à ce qui se trouverait de l’autre côté de cette barrière, mais le compte a été perdu dès le début et je m’arrêtais chaque fois que je trouvais une texture différente en cours de route. J’ai commencé ma promenade dans la chambre, au deuxième étage. Un point de départ intéressant, car, comme c’est dans le grenier, il est difficile de savoir où commence le plafond et où finit le mur. En raison du plafond bas, ma tête m’a également servi de sens, puisqu’elle a touché le mur/plafond à un certain moment, une sensation tout à fait nouvelle. Ensuite, je suis descendue. J’ai fait mon premier

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Le protocole complet se trouve à l’Annexe I. 50


arrêt lorsque ma peau a touché la surface plus froide du miroir fixé à la porte d’entrée. J’ai instinctivement mis mon oreille contre la porte, en essayant d’écouter ce qu’il y avait derrière, de découvrir ce qu’il y avait de l’autre côté. J’entendais les voisins ouvrir leur porte, descendre les escaliers et finalement disparaître. Même si nous vivons très proches les uns des autres, littéralement à quelques centimètres les uns des autres, je ne sais presque rien d’eux. J’ai fait mon deuxième arrêt dans le salon, lorsque mon dos a touché le rebord de la fenêtre. J’ai fermé les yeux pour que cette barrière reste aussi opaque que les autres murs de l’appartement, et je me suis concentré pour écouter et entendre ce qui se passait de l’autre côté. J’entendais le chant des oiseaux, j’imaginais qu’ils étaient assis sur un arbre dont je savais qu’il était là et qui s’étendait pour se rapprocher de ma fenêtre. Je savais très bien que l’arbre était là, mais je n’avais jamais vu les oiseaux auparavant. Quelques pas plus tard, mes doigts sont passés sur quelques trous dans le mur, probablement des cadres et des affiches précédents qui pendaient de cette même surface. Il est impossible d’utiliser ces trous comme support pour mes propres cadres car ils ne correspondent pas à la disposition de mes meubles, de sorte qu’ils restent visibles à des endroits aléatoires sur le mur, montrant qu’il y avait d’autres façons d’habiter ce même espace. Comme des cicatrices dans mon appartement, elles montrent où les habitants précédents ont vécu une partie de leur vie. Un signe du passé, et un élément commun entre ma vie et celle des inconnus. En entrant dans la salle à manger, la texture du mur a changé. Les murs y sont recouverts de papier peint. La sensation est différente, tout comme le bruit d’une main qui frappe le papier peint par rapport à la brique. Ce mur sépare mon appartement et le bâtiment voisin. Je me suis mis à l’écoute, pour essayer d’avoir un aperçu de ce qui se passait de l’autre côté. J’ai rencontré surtout du silence, mais au bout d’un moment, des voix et des sons de vie sont apparus. Même s’ils étaient un peu éloignés, c’était une preuve de vie, qu’il se passe quelque chose derrière le mur. Après cette promenade errante, je me suis rendu compte que je n’ai jamais été de l’autre côté de ces barrières, sauf pour l’espace derrière la porte d’entrée. Néanmoins, mon exploration m’a donné une meilleure idée de l’espace et de la vie derrière les murs, comme les jardins, les voisins et les maisons. Derrière les barrières, il y a d’autres personnes et d’autres espaces, et si nous y prêtons attention, nous pouvons identifier des signes de leur existence.

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À travers le mur, série d’empreintes de la texture des murs aux points mentionnés dans le texte, faites avec du papier blanc et du pastel. 52


DÉFINITION DU CONCEPT La signification de “barrière” dans le dictionnaire3 présente le mot comme l’objet ou l’élément naturel qui provoque la clôture d’un passage. Interdire un passage signifie rendre impossibles l’accès, les échanges et même la communication entre deux (ou plusieurs) parties. A commencer par cette réflexion, on peut penser que la barrière crée une division, que c’est un élément qui sépare ces deux côtés en bloquant l’accès de l’un à l’autre. Donc, la barrière est comprise dans ce travail comme un élément matériel (qu’il soit d’origine naturelle, géographique ou construit par l’être humain) qui produit en quelque sorte une division. L’inaccessibilité entre un côté et l’autre est un point clé pour établir ce concept dans le cadre de ce travail, et c’est exactement ce qui fait la différence entre barrière et obstacle. La relation établie entre l’élément représentatif de la barrière et le corps humain, en tant que marcheur, ne présente pas de possibilités de croisement ou de contournement comme c’est le cas pour l’obstacle. Le mur est généralement utilisé comme un représentant figuratif de la

3 Barrière nf. 1. Assemblage de pièces de bois ou de métal, pour enclore un lieu ou fermer un passage : Barrière d’un passage à niveau. 2. Obstacle naturel qui interdit le passage ou le rend difficile : La barrière des hautes montagnes. 3. Ce qui constitue un obstacle entre deux personnes, deux groupes : L’âge n’était pas une barrière entre eux. (Dictionnaire Larousse) 53


barrière. Mezzadra et Neilson abordent cette question dans la préface de Border as Method, où ils cherchent à élucider les distinctions entre une barrière et la limite entre deux Etats-nations. “In the past few years, we have become increasingly uncomfortable with the fixation in many critical border studies as well as activist circles on the image of the wall. (…) The image of the wall can also entrench the idea of a clear-cut division between the inside and the outside as well as the desire for a perfect integration of the inside.” (MEZZADRA, NEILSON, 2013, p. viii) Le mur est un élément architectural de séparation, qui met en évidence - et souvent qualifie - ce qui se trouve de chaque côté. Il y a une dualité expressive dans la figure du mur comme barrière, car en même temps qu’il peut symboliser la protection, il est aussi représentatif de l’exclusion. Cette association avec l’élément matériel du mur nous permet d’aller au-delà et de comprendre comment le concept de barrière peut être exprimé à différentes échelles dans la vie urbaine quotidienne. Dans cette perspective, on peut interpréter que la peau est une barrière qui enveloppe le corps, les murs de la maison sont des barrières qui séparent la vie privée et la vie publique, la mer est une barrière qui s’interpose entre deux continents. Ce ne sont que quelques exemples. Aussi souvent que la séparation faite par ces barrières est une partie importante de la vie en société, il ne faut pas oublier que tant d’autres barrières impliquent la restriction d’une vie pleine. C’est pourquoi il me semble pertinent d’enquêter et de prendre conscience des barrières qui nous entourent. Dans les moments difficiles, nous devons également être capables de surmonter ces barrières. Même si la définition utilisée ici considère que la barrière est un élément concret qui se présente dans l’espace de manière à pouvoir être touché, les implications symboliques de cet élément ne doivent pas être exclues. Au contraire, la forme et la matérialité de la barrière sont capables d’exprimer des significations et de mettre en évidence des questions subjectives qui sont perçues de manière différente par chaque personne.

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CONTOURNABLE errance 01 canal 24.10.2019

Depuis que je me suis installée à Bruxelles, le Canal est un élément de la ville qui suscite ma curiosité. Née et élevée dans des villes côtières, j’ai senti - et je ressens encore - qu’il manque une grande voie d’eau qui est promue dans la ville, où les gens pourraient s’adonner à des activités de loisir et de contemplation. Mais pour une (ou plusieurs) raison quelconque, le Canal ne répond pas à ces attentes, il me semble avoir une ambiance industrielle peu accueillante, ce qui rend la promenade sur ses berges moins agréable que j’imaginais. Les deux canaux qui existent à Bruxelles (canal de Charleroi et canal de Willebroek) forment un élément qui traverse la ville du sud au nord. Construits en mettant l’accent sur le flux de la production industrielle, ils ont une échelle différente de celle observée d’ordinaire dans le contexte urban - compte tenu du tronçon du Canal le plus proche du centre ville. Pour ces raisons, j’ai d’abord interprété ce lieu comme représentant le concept de barrière, puisqu’il impliquait une certaine séparation entre les côtés est et ouest de la ville. Cependant, en faisant cette promenade, j’ai réalisé que l’élément du Canal est, en fait, un obstacle, car il existe des moyens de le contourner. Les différences entre l’urbanisation et les ambiances que l’on retrouve de part et d’autre reflètent évidemment l’influence que cet élément exerce dans l’espace : il est capable de susciter des manières distinctes de traiter et de construire le territoire urbain. Comprendre le Canal comme un obstacle signifie que je le considère comme 56


une structure insérée au milieu du maillage urbain qui provoque une interférence dans la dynamique existante, mais qui est, d’une certaine manière, contournable : je peux le surmonter. Comme c’était la première promenade que j’ai faite pour ce travail, les actions1 prévues n’étaient pas très claires. En tout cas, c’est le fait que j’ai pu me tromper sur mon propre protocole qui ne naissait que ce jour-là qui m’a amenée à réfléchir sur les changements qui me semblaient nécessaires pour poursuivre mes explorations.

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Le protocole complet se trouve à l’Annexe I. 57


Page de cahier avec collage comparatif entre les similitudes et les différences trouvées de chaque côté du canal, papier, stylo et colle. 58


TRAVERSER errance 03 canal 15.11.2019

Comme le Canal restait pour moi un élément intrigant du paysage urbain, j’ai décidé d’y retourner et de l’explorer à nouveau. Cette fois, j’ai essayé d’établir un protocole plus clair et plus objectif, qui servirait de base pour approfondir l’étude de cet espace. Bien sûr, même si j’avais un protocole précis, je restais ouverte à l’imprévisibilité que le lieu et l’expérience présentaient : après tout, quand on fait une errance, il ne faut pas avoir peur de se tromper. Interprétant ce lieu comme un obstacle, les actions2 envisagées - et que j’ai effectivement pu exécuter – ont permis d’approcher l’objet, de le contourner, de le croiser, de le parcourir. Ce jour-là, j’ai établi que je traverserais tous les ponts que je trouverais le long du chemin qui longeait le canal. La structure des ponts a permis une nouvelle relation entre le corps marchant (moi) et le corps du Canal : la superposition. Ce que j’appelle superposition désigne le moment où, sur un pont, mon corps est aligné avec le Canal, me révélant une perspective inédite, plus proche, sur cet objet. Je me suis arrêté pour observer le paysage architectural qui se présentait avec le Canal comme élément central, à chaque pont traversé. Ainsi, à chaque arrêt, ce paysage a changé. Les différences étaient plus ou moins évidentes en fonction

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Le protocole complet se trouve à l’Annexe I. 59


de la distance entre un pont et le suivant. L’écart entre un pont et une autre semblait augmenter à mesure que je continuais à marcher vers le nord et donc à m’éloigner du centre ville. Le dernier pont traversé, le Pont de Buda, se trouve à quelques mètres de la “fin” de la région bruxelloise. L’approche et la distance sont les deux relations les plus fortes entre le corps humain et le corps de l’obstacle que j’ai pu ressentir pendant cette marche. La superposition entre mon corps et celui du Canal symbolisant le rapprochement, tandis que la fatigue corporelle après la longue durée du parcours montre la différence de proportion entre nous deux. Le canal reste une grande structure industrielle, qui me frustre d’être une présence de l’eau dans la ville sans répondre à mes attentes liées à la présence de l’eau comme lieu ludique et phénoménologique. Cependant, après avoir parcouru environ 9 km de sa longueur, ce qui ressemblait auparavant à un géant, un monstre, est devenu plus accessible et plus pénétrable pour moi.

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Partie de la série Ponts, superpositions des empreintes de la matérialité du pont (fait avec du papier blanc et pastel) et des images du paysage au nord et au sud vu de ce même pont (imprimées sur du papier calque). 61


SAUDADE errance 11 mon appartement 26.03 - 10.05.2020

Saudade est un mot de la langue portugaise qui est très difficile à traduire dans d’autres idiomes. Bien au-delà de ce qui peut être manqué, le sentiment que provoque la saudade peut être décrit comme une profonde nostalgie stimulée par le manque de quelque chose de spécial. C’est le souvenir du plaisir lié à un moment passé associé au désir et à l’espoir de faire revivre ce même ancien état de bonheur dans le futur. Il y a aussi une certaine crainte dans la saudade que cet état de bonheur ne reste qu’en mémoire et ne puisse plus être ressenti. C’est cet aspect qui touche le cœur dans des contextes d’incertitude comme celui que nous connaissons actuellement. Le confinement en fonction de la pandémie a entraîné l’impossibilité de traverser les territoires, de se rencontrer. La distance, géographique et émotionnelle, fait partie de la vie quotidienne de ceux qui migrent, ou même de ceux qui s’aventurent et établissent des liens affectifs dans différents endroits. Cependant, l’empêchement de la locomotion, et plus encore, l’absence de prédiction du moment de la réouverture des routes engage l’angoisse de la peur de ne pas retrouver le bonheur, dans le sentiment de saudade. Au Brésil, l’expression “tuer la saudade”3 est très courante et est utilisée pour désigner la disparition - même si elle n’est que temporaire - de ce sentiment. Face à l’obstacle de l’impossibilité de franchir les distances qui nous permettent d’être

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Matar as saudades, en portugais. 62


avec des personnes et des lieux affectifs, il est naturel de développer des outils qui donnent une continuité aux liens affectifs malgré la distance physique et sociale. Le désir de tuer la saudade est ce qui m’encourage à trouver des moyens de contourner cet obstacle. Bien sûr, les technologies présentent de nombreuses façons de nous relier à ceux qui sont distants, cependant, je suis plus intéressée à reconnaître quelles actions4 et stratégies analogiques me permettent de me rapprocher des éléments, des sensations et des situations qui me manquent pendent le confinement. La nourriture est un outil très efficace pour tuer la saudade. Lorsque ma mère n’a pas pu venir à Bruxelles à cause de la pandémie, j’ai cuisiné en même temps qu’elle (pour mon dîner, pour son déjeuner selon le fuseau horaire) un repas brésilien typique, pour que toutes deux nous puissions profiter de la nourriture qui nous unit. Cela a permis de retrouver le confort, alors même que nous étions séparées. C’est presque comme un câlin. Il y a une chanson qui dit que les cariocas5 n’aiment pas les jours nuageux, et c’est vrai. Quand le temps est gris, j’aime écouter de la bossa nova et de la tropicália, deux genres de musique brésilienne classique. Ils apportent, comme le nom tropicália le suggère, une ambiance tropicale à ma vie. Lorsqu’il résonne à travers mes écouteurs, ce son, et les sentiments qui y sont associés, entrent en moi. Cette atmosphère résonne en moi et éclaire mon esprit. L’arrivée du printemps a apporté des jours plus chauds et plus ensoleillés après des mois d’hiver froids et gris. La fenêtre de ma chambre est inclinée de sorte que le ciel est la première chose que je vois quand je me réveille. Tous les jours. Le simple fait de se réveiller face au bleu profond, sans nuages, qui laisse entrer une lumière chaude, suffit à me donner un sentiment de familiarité, de légèreté et de bien-être. Bien qu’ils ne soient pas associés à un souvenir spécifique, les jours de ciel bleu ont façonné ma vie quotidienne pendant la majeure partie de mon existence et, à un moment où ils deviennent rares, ils acquièrent une valeur sentimentale encore plus grande. A 15 heures, en ces jours ensoleillés, le soleil chaud envahit ma salle à manger. Comme mon appartement n’a pas de balcon, je décide de bien ouvrir toutes les fenêtres, d’éloigner quelques meubles, de m’asseoir au soleil et prendre un thé glacé “mate” au citron - une boisson typique du carioca. La sensation du soleil qui brûle ma peau est probablement l’une de mes sensations préférées. Le soleil sur ma peau avec le goût du thé dans la bouche me fait me transporter vers mon habitat naturel : la plage.

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Le protocole complet se trouve à l’Annexe I.

5 Nomenclature donnée à ce qui est relatif à la ville de Rio de Janeiro ou à ce qui est son naturel ou son habitant. 63


Le soleil de 15h envahit la salle Ă manger et touche ma peau, photographie numĂŠrique. 64


DÉFINITION DU CONCEPT Dans le dictionnaire6, le mot “obstacle” est défini comme ce qui génère une difficulté, empêche la poursuite de quelque chose. Pour commencer, nous proposons d’interpréter la notion d’obstacle comme une structure insérée au milieu du maillage urbain, qui provoque une interférence dans la dynamique existante, mais qui est, d’une certaine manière, contournable : il est possible de le surmonter. Si nous réfléchissons à l’action de contourner, nous pouvons aussi comprendre l’obstacle comme une potentialité : cela nous fait changer de chemin, changer de point de vue, sortir de la routine. L’obstacle entraîne une déviation des intentions, nous devons adapter notre comportement aux restrictions spatiales présentées. Bien que trouver un élément qui nous empêche de continuer implique généralement l’imposition d’un problème, trouver ou inventer des alternatives et des moyens de le surmonter peut être capable de provoquer des interactions intéressantes entre le corps et l’espace. Il est donc important de reconnaître les

6 Obstacle nm. 1. Ce qui empêche d’avancer, ce qui s’oppose à la marche : Ce cheval bute à chaque obstacle. 2.Tout objet qui s’interpose, qui se trouve sur le trajet de quelque chose : Lumière qui se réfléchit sur l’obstacle qu’elle rencontre. 3. Ce qui empêche ou retarde une action, une progression ; difficulté : Se heurter à des obstacles insurmontables. 4. Chacune des difficultés qui sont à franchir par des coureurs, des cavaliers, des motocyclistes sur un parcours déterminé : Heurter le dernier obstacle dans une course de haies. (Dictionnaire Larousse) 65


opportunités que l’obstacle peut offrir. Cela semble être l’interprétation de Parkour du concept d’obstacle : transformer les contraintes en opportunités. It is through application of the ‘obstacles into opportunities’ philosophy as a spatial practice that the objects and spaces of the urban environment become the site of an intimate involvement. (…) The spatial practice is constituted thus: the Traceur moves rapidly and fluidly through the city, reflexively reinterpreting the objects encountered. Objects such as walls, fences, and handrails are transformed from obstacle into opportunity by being incorporated into a trajectory in a way that serves to perpetuate the motion. (BAVINTON, 2007, p. 403) Comme l’explique Bavinton, cette approche qui transforme l’obstacle en opportunité va au-delà de l’action, mais est lue comme une philosophie par les spécialistes du domaine. Les mouvements effectués par le Traceur, qui se sert des obstacles matériels qu’il rencontre en chemin pour poursuivre son exploration, produisent une relation différente entre le corps et l’objet, car les gestes ne reproduisent généralement pas la fonction habituelle de ces éléments. Il y a aussi une symbolique dans le comportement inhabituel du Traceur par rapport à l’espace. De façon similaire aux pratiquants de l’errance urbaine, il semble être ouvert à l’imprévisibilité du trajet et prêt à réinterpréter le paysage urbain en explorant sa relation avec son propre corps. Cela nous donne aussi l’occasion de réfléchir à la dimension métaphorique des obstacles et aux possibilités de trouver des moyens de les surmonter. Tout comme nous traversons un pont pour surmonter l’obstacle d’un cours d’eau, nous pouvons accomplir des actions qui nous permettent de contourner une certaine situation ou de recréer des sensations, par exemple. Ainsi, nous pouvons nous inspirer de la philosophie du Parkour pour réinterpréter l’espace et notre relation avec les éléments qui le composent, y compris ses symbolismes et ses fonctions.

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LES RELATIONS ENTRE L’EAU ET LA TERRE errance 02 étangs d’ixelles 14.11.2019

Quand je pense aux étangs d’Ixelles, je les mets en relation avec le concept d’île. Contrairement à ce qui prévaut dans l’imaginaire collectif, dans ce cas, ce qui est isolé est l’eau et ce qui l’entoure de tous côtés est la terre, plus précisément le béton, la ville. En marchant dans l’espace étroit qui fait la limite entre l’élément insulaire et son contour, les sons qui entraient dans mes oreilles et qui se répercutaient dans mes pensées étaient les caractéristiques du lieu qui ont le plus attiré mon attention. Pour quelque raison, que je ne peux pas identifier précisément, j’étais particulièrement sensible aux stimuli sonores ce jour-là. Les actions1 prévues pour cette promenade se résument à la réalisation d’un parcours aléatoire autour des deux étangs, mais n’incluent pas spécifiquement l’aspect sonore du lieu, ni même la prévision de l’enregistrement. Il était donc important d’être ouvert à l’erreur, d’adapter les actions à ce que l’espace offrait à ce moment-là et d’être créatif dans l’utilisation des objets qui étaient à ma disposition pour des usages qui n’étaient pas prévus. Le paysage sonore ressenti et enregistré au cours de la promenade a conduit à une réflexion dynamique sur le concept de l’île, qui change avec le temps, avec

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Le protocole complet se trouve à l’Annexe I. 68


le mouvement du corps dans l’espace. Il y a un son de fond et un son plus central ; évidemment la distinction entre ce qui est central et ce qui est fond évolue selon les événements du lieu, mais on peut penser qu’il existe aussi une interprétation personnelle, liée peut-être à la psyché de l’auditeur et à ses conditions physiquebiologiques, qui conduit au choix - inconscient ou conscient - d’un son plus intéressant pour être perçu comme central ou non. Tout d’abord, le bruit stéréotypé d’un centre urbain (qui pour moi est représenté par des voitures passant à grande vitesse dans les avenues voisines) cesse progressivement d’être le bruit principal et devient un arrière-plan au bruit de l’eau en mouvement dans l’une des fontaines de la lagune la plus grande. Puis c’est la fontaine qui devient le fond tandis que le grognement pépiement de l’oiseau qui vole au-dessus de l’étang et le bruit de mes pieds qui marchent dans les feuilles sèches qui recouvrent la terre à la fin de l’automne sont les sons centraux dans cette partie du chemin. À chaque pas, l’approche ou la distance par rapport à l’origine de ce son provoque une alternance de ce qui est central et de ce qui est fond, de ce qui est insulaire et de ce qui est environnant, de ce qui est eau et de ce qui est terre. À un certain moment je me suis assise sur un banc pour observer si la même dynamique auditive serait également perçue sans que mon corps se déplace. J’ai finalement compris que la réponse est oui, parce qu’il y a d’autres corps et d’autres événements qui produisent cette alternance sonore dans le paysage auditif du lieu.

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Image de l’onde acoustique correspondant au mixage Sound islands, mixage sonore réalisé avec les enregistrements du paysage sonore observé au cours de la promenade, cherchant à mettre en évidence le sens dynamique du concept d’île ressenti lors de cette expérience. L’audio est disponible dans : https://drive.google.com/file/d/1pZ6zyHyirqM1GGds7CT9TsYNgj-t8rO/view?usp=sharing. 70


ISOLA errance 07 étangs d’ixelles 24.11.2019

Une fois de plus, j’ai choisi de me promener autour des étangs d’Ixelles en essayant de réfléchir à la signification d’être une île, d’être isolé. Mais cette fois, je n’étais pas seulement accompagnée de mes propres pensées. Marcher avec quelqu’un d’autre est une expérience complètement différente de marcher seul. Il y a échange, conversation et communication, même le silence a un autre sens quand il est entre une personne et une autre. Nous sommes disposés2 ce jour-là à suivre le contour du périmètre des deux étangs pour étudier l’espace de transition entre ce que nous avons établi comme environnement - terre, ville - et île - eau, étang. Au cours de la promenade, nous nous sommes rendu compte que cet espace de transition n’était pas uniforme, mais qu’il comportait plusieurs couches. Sa composition semble être une suite de lignes : trottoir, garde-corps et espace végétalisé. Le garde-corps était l’élément physique de l’espace qui m’a le plus intrigué. Pour moi, c’est le point de contact exact entre le contour et l’île, car il sépare le trottoir, appartenant à la ville, de la zone végétalisée, qui peut être lue avec la lagune comme un parc. Cependant, le plus curieux est que, bien que la présence de

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Le protocole complet se trouve à l’Annexe I. 71


cet élément indique un accès restreint, sa matérialité est fine et fragile par rapport au corps humain, ce qui en fait un obstacle facilement contournable. Il est possible de le franchir, ce qui est fait par de nombreux utilisateurs de l’espace et les animaux qui y vivent à tout moment. À cette occasion, j’ai demandé à mon collaborateur d’utiliser la surface d’un A3 pour représenter ses impressions sur notre expérience pendant la marche et les choses dont nous avons parlé. Donner à la personne invitée la possibilité d’exposer ses propres perceptions et interprétations représentées avec les supports qui lui conviennent, a conduit à une interprétation plus riche des enjeux et du lieu traité. La stipulation d’un protocole et d’indications générales qui guident la forme de représentation de l’expérience ne figent pas la créativité individuelle et l’interprétation de l’invité, mais constitue une directive - ouverte aux erreurs et aux modifications résultant de l’expérience - qui permet de renverser les orientations et de trouver des moyens créatifs de s’exprimer à partir des supports plus compatibles avec les capacités de chacun. À ma grande surprise, il a proposé que sa représentation soit projetée sur la surface d’un papier A3, subvertissant ainsi les orientations passées. Son gif3 numérique a cherché à traduire son agitation en imaginant ce qui se passerait si les trois zones explorées (environnement - transition - île) se pressaient les unes les autres et débordaient de leurs propres limites.

3 La représentation faite par Tom Cassauwers peut être consultée dans : https://editor.p5js.org/ tomcas/present/CBlkTjHUC?fbclid=IwAR0snqb-EnDw9NiX-BMio9rj4BM-T6CAdm0SC0QyhtTz5o EeQUALzjdVUyY. 72


Test de peinture avec des matériaux recueillis au cours de l’expérience, représentant les couches de transition entre l’environnement et l’île : pierres (rue), terre (trottoir), herbe (espace végétalisé) et eau (étang). 73


YIN ET YANG errance 12 moi et l’environnement 24.04 - 03.05.2020

Être isolé signifie que quelque chose - dans ce cas, moi - est séparé des autres éléments de son ensemble - comme les autres personnes et la vie sociale au sens large qui en découle. Dans ce contexte, je suis devenu l’île, et je suis entouré par l’ambiance de l’espace physique. Lors d’une conversation avec une amie chère, elle m’a racontée qu’elle était anxieuse et confuse à cause des nouvelles qui se déroulaient autour d’elle. Mais lorsqu’elle est allée à la fenêtre de sa maison, elle a remarqué à quel point le paysage était calme. Ce contraste m’a intrigué, et m’a amenée à penser au chaos et au calme. Je comprends le chaos comme un état de confusion générale, il reflète les incertitudes de la situation dans laquelle nous vivons. Le bombardement d’informations, vraies ou absurdes, dans nos vies. Et notre préoccupation de ce qui va arriver à nos proches. La situation brésilienne, avec un système politique qui ne réagit pas à la pandémie, ajoute une autre couche à ce chaos. Le calme est un sentiment difficile à décrire avec des mots, mais je crois que la définition du dictionnaire Larousse peut bien le traduire : état d’un lieu, d’un moment exempt d’agitation, de mouvement, de bruit ; lieu, atmosphère caractérisés par cet état. Ces jours-ci, le calme est représenté, pour moi, par le silence du paysage, le temps libre, la lumière qui entre par la fenêtre, et même le confort de pouvoir travailler en pyjama.

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J’ai donc décidé d’observer et de noter4 quand l’environnement et mes pensées contrastent avec le chaos et le calme, pendant le confinement. Dans un cas, je me suis réveillée d’un mauvais rêve. Je ne me souviens pas de beaucoup de détails, mais je me rappelle d’une situation de guerre, avec beaucoup de bruit. Il me semble que mon subconscient a intégré la situation de combat que nous vivons aujourd’hui. L’armée est impliquée dans la réponse au corona, les corps sont emportés, une rhétorique de guerre contre le virus est constamment présente dans les médias. Le rêve semblait être une réflexion sur les images constantes que je voyais dans les médias sociaux. Cependant, quand je me suis réveillée, je l’ai fait dans un environnement complètement calme. La lumière du soleil matinal touchait les murs de ma chambre, le paysage était silencieux, avec juste quelques oiseaux qui chantaient de temps en temps. Cela créait une atmosphère de calme, alors qu’à l’intérieur, je vivais une expérience de chaos. Le contraire s’est produit lorsque je méditais, ce que j’ai fait pendant la quarantaine pour pouvoir me concentrer et me détendre. Pendant l’exercice, avec mon esprit ouvert, le bruit d’une ambulance s’est approché et a transformé l’atmosphère. Dans ce cas, je me suis sentie calme à l’intérieur tandis que mon environnement se transformait en un état de chaos, le bruit de l’ambulance reflétant la situation désastreuse dans laquelle se trouve notre société. Le chaos et le calme ont servi à s’équilibrer de cette manière pendant ma quarantaine. L’un a poussé l’autre à plusieurs moments. On ne peut jamais en avoir qu’un seul, et la situation est toujours en évolution.

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Le protocole complet se trouve à l’Annexe I. 75


Photo conceptuelle de référence pour les collages qui sont en cours de production, représentant le contraste de l’environnement avec l’excès d’informations (chaos) et l’îlot propre de tous les éléments de l’environnement (calme). Óbidos, Portugal, 2019. 76


DÉFINITION DU CONCEPT En bref, la définition du mot “île” dans le dictionnaire5 fait référence à un morceau de terre entouré d’eau de tous côtés, décrivant ainsi le concept du point de vue de la géographie physique. Cependant, il est possible d’élargir le sens de ce terme en remplaçant les mots “terre” et “eau” par d’autres substances et/ou éléments qui nous sont utiles, en fonction du contexte. En interprétant la définition d’île comme une substance qui est enveloppée dans une autre substance, nous réalisons que ce concept est relationnel, car tout dépend de la paire de substances/choses que nous choisissons d’analyser. À partir de cette logique, nous pouvons examiner les paires d’éléments les plus diverses et réfléchir aux relations qu’elles établissent. Par exemple, nous pouvons supposer que si les étangs d’Ixelles sont des îles (formant ainsi un archipel) d’eau entourées par la ville qui représente la terre, je suis moi-même aussi une île avec mes propres caractéristiques uniques au milieu de Bruxelles, tout comme le canard est une île dans l’étang tout en y nageant. Même sans étudier à fond l’étymologie du mot, l’association de île avec le verbe isoler est assez suggestive. Isoler est un verbe utilisé pour décrire l’action de séparer, détacher, éloigner une chose d’autres choses, de rendre quelque chose

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Île nf (latin insula) 1. Espace de terre entouré d’eau de tous côtés. (Dictionnaire Larousse). 77


inaccessible. Cette distance ne doit pas nécessairement être physique, la difficulté d’accès à ce qui est isolé peut aussi se situer dans le domaine de l’imaginaire, du temps, de la mémoire. La relation entre la pensée/sentiment et l’environnement/atmosphère montre également comment ce concept peut être utilisé de manière plus symbolique. Un exemple intéressant de la façon dont le concept d’île développé ici peut se manifester en relation avec la mémoire et l’imagination et non avec des substances matérielles, peut être la description de Fedora dans Les villes invisibles d’Italo Calvino: “Au centre de Fedora, une métropole de pierre grise, il y a un palais de métal avec une sphère de verre dans chaque pièce. À l’intérieur de chaque sphère, on peut voir une ville bleue qui sert de modèle à une autre Fedora. Ce sont les formes que la ville aurait pu prendre si, pour une raison ou une autre, elle n’était pas devenue ce qu’elle est aujourd’hui.” (CALVINO, 1990, p.16 - traduction personnelle) À partir de la narration de ce qui se passe dans le palais de Fedora, nous pouvons interpréter que les sphères de verre sont des petites îles imaginaires d’une ville qui n’existe que dans le champ du mental, immergées dans la ville réelle qui existe matériellement. De nombreuses relations peuvent être mises en évidence dans ce cas, des sphères bleues immergées dans la ville grise, le verre et la pierre, l’idéation et la réalité, le présent et le futur ou le passé et le présent. Étendre la compréhension des éléments qui constituent une île et ses environs au-delà de la terre et de l’eau (définition géographique) permet d’identifier et d’étudier les dimensions symboliques, immatérielles et subjectives qui coexistent dans un lieu.

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LA LIGNE errance 06 ligne de limite entre la région de bruxelles-capitale et la province du brabant flamand 17.11.2019 Quand je regarde la carte de la Belgique, la ligne de démarcation entre la Région de Bruxelles-Capitale et la Province du Brabant flamand semble assez expressive. Mais je me demande si, compte tenu de la continuité de l’espace urbain, sa matérialisation comme élément de division de cet espace est forte et abrupte, ou plutôt subtile et souvent inaperçue ? Ces inquiétudes sont quelques-unes des raisons qui m’ont amenée à penser qu’il serait intéressant d’étudier la disposition de cette ligne dans l’espace et ses environs lors d’une de mes errances. Dans cette marche, on - au pluriel puisque j’ai eu un collègue aventurier ce jour-là - a tenté de marcher1 par-dessus la ligne de limite, ce qui n’était souvent pas possible étant donné les occasions où elle passe “à l’intérieur” de bâtiments ou de zones inaccessibles au marcheur. Nous observons que la signalisation était présente à certains endroits le long du tracé mais qu’elle n’était pas un élément suffisamment important pour rendre visible la ligne imaginaire de limite. D’autre part, l’urbanisation de la zone exploitée a semblé fusionner les zones industrielles et les petites propriétés rurales, qui dénotent la position périphérique, à proximité de la ligne de limite de cet espace.

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Le protocole complet se trouve à l’Annexe I. 80


Au cours de la promenade, nous avons notamment parlé de la façon dont la ligne est en fait un symbole qui cherche à définir des limites et à diviser le territoire. La ligne elle-même m’a semblé être beaucoup plus un élément cartographique qu’un élément spatial, dans ce cas. Bien sûr, il a également été possible de percevoir certains signes du passage de la région de Bruxelles à la Flandre, la langue et l’identité visuelle des signes étant les éléments les plus forts de cette transition puisqu’il n’y avait pas beaucoup de monde sur le chemin. Cependant, ces objets ont été davantage pulvérisés par l’espace qu’alignés en formant une ligne de séparation rigide, ce qui est la perception que j’ai lorsque je regarde la carte.

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La ligne, papier papier découpé à la forme de la ligne de démarcation, avec ligne de laine collée à la forme du trajet parcouru. 82


PASSEPORT SANS TIMBRE errance 08 ambassades de l’avenue louise 25.11.2019

En supposant qu’une ambassade est un territoire appartenant au pays qu’elle représente et que l’ambassadeur est l’autorité suprême dans cet espace, je me permets d’interpréter le périmètre de l’ambassade comme une ligne de délimitation entre deux pays. Dans cette optique, j’ai cherché le mot “ambassade” sur Google maps et je suis tombé sur un scénario dans lequel les lignes générées par les périmètres de délimitation des territoires d’ambassades dans la ville fournissent des limites qui n’ont pas d’équivalence en géographie physico-politique. Réalisant qu’il y avait une concentration remarquable de points marqués sur l’avenue Louise, j’ai choisi cet endroit pour faire ma promenade. Certaines des actions2 prévues pour cette marche ont dû être repensées en fonction des conditions existantes au moment de l’expérience : par exemple, il n’a pas été possible d’entrer dans les ambassades (dépasser les lignes de limite) pour des raisons de bureaucratie et d’accessibilité. Mais j’ai pu comprendre qu’un tel fait a présenté une confrontation intéressante à la question de l’accès (ou plus précisément l’impossibilité d’accéder) à un lieu et les mécanismes mis en place pour sélectionner qui a le droit d’accéder à ces espaces.

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Le protocole complet se trouve à l’Annexe I. 83


Bien que les attentes suscitées par la formulation du protocole n’aient pas été satisfaites parce que la plupart des ambassades exigeaient des formalités que je ne pouvais pas remplir ou étaient fermées, il est important de se rappeler que se tromper est une partie légitime du processus créatif que j’essaie d’explorer, à partir duquel d’autres possibilités peuvent être révélées et définies. Dans ce cas, le sentiment d’inaccessibilité, même lorsque j’ai essayé d’entrer dans l’ambassade de mon propre pays, m’a causé la même anxiété qu’une des fois où j’ai passé le contrôle de l’immigration dans un aéroport. Le policier néerlandais m’a demandé comment il pouvait être sûr que je retournerais dans mon pays d’origine, ce à quoi j’ai répondu que je n’avais aucun intérêt à rester illégalement sur le vieux continent. Déconcerté par la réponse honnête, il m’a laissé passer en souriant. En me rappelant cette histoire, je me suis rendu compte que les contrôles de sécurité et d’immigration (présents à l’entrée de certaines ambassades et aéroports) sont, en quelque sorte, la matérialisation de la ligne de limite. Dans ces cas, la ligne prend une valeur symbolique encore plus grande, car il existe un système avec certains critères objectifs et d’autres moins clairs, qui détermine qui peut franchir la ligne ou non. En tout cas, l’expérience de la confrontation avec l’accès et l’impossibilité d’accéder à un lieu donné a conduit à une réflexion sur la valeur symbolique de la limite. La ligne représentative de la limite est imaginaire et abstraite et, tout comme les mécanismes qui marquent sa présence dans l’espace, peut avoir des interprétations sensibles et personnelles selon l’expérience de ceux qui la franchissent ou la traversent.

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Passeport,copie d’une page de passeport avec des tampons et des étiquettes fictives reflétant les difficultés d’accès rencontrées. 85


UN MÈTRE ET DEMI errance 09 le chemin entre chez moi et le supermarché 20.03.2020

Les contacts sociaux étant minimisés et l’occupation de l’espace public limitée au minimum nécessaire, aller au supermarché est l’une des rares occasions qui me permettent de transiter par la ville. J’ai donc décidé de transformer une activité qui semble si banale et prévisible en une expérience erratique et ludique, en découvrant comment les rencontres se déroulent dans cette ambiance de science-fiction. Suivant les recommandations de la distanciation sociale, le jeu3 principal de cette promenade était de garder la distance minimale d’un mètre et demi par rapport aux autres personnes. Contrairement à toutes les autres errances que j’ai faites, cette fois je ne jouais pas seule : tout le monde dans la rue devrait suivre cette même orientation. Imaginant un cercle autour de moi avec un rayon de 1,5 m, je suis partie de chez moi anxieuse d’interagir et de jouer avec les gens que je croisais en chemin, heureuse de respirer de l’air frais mais encore un peu inquiète des risques de cette aventure. Quand je vois quelqu’un venir dans l’autre direction, une tension perceptible se crée entre nous deux, chacun essaie de prévoir les mouvements de l’autre, nous nous ajustons en observant comment l’autre se positionne, produisant une

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Le protocole complet se trouve à l’Annexe I. 86


chorégraphie improvisée qui nous permet de nous croiser tout en maintenant la distance minimale d’un mètre et demi entre nous. Ce jeu est un jeu de communication, dans lequel le dialogue entre les participants se fait à travers le corps et ses mouvements, le geste est ce qui parle. En m’observant et en observant les autres, il était facile de reconnaître les principales stratégies du jeu : traverser la rue ; s’approcher d’un bâtiment pendant que l’autre personne s’approche des voitures garées ; marcher dans la rue au lieu du trottoir ; ne jamais toucher quoi que ce soit ou qui que ce soit. Entrer dans le supermarché, c’est comme passer une phase de jeu : les difficultés augmentent. L’espace est plus petit et la concentration de personnes est plus grande. Il faut trouver les articles sur la liste et il faut toucher les produits, ce qui est un grand déclencheur de la situation actuelle. Mon cercle imaginaire était assez mis à mal pendant cette phase. Les allées du supermarché ne permettent pas beaucoup des stratégies utilisées dans l’espace extérieur, il était souvent nécessaire de contourner les rayons et de marcher à reculons pour suivre les règles du jeu. Le chemin du retour ne promettait pas d’apporter beaucoup de défis, car les principaux gestes étaient intériorisés et la réaction du corps à l’approche d’une personne semblait déjà être un réflexe presque automatique. Cependant, perdue dans mes pensées, je n’ai pas remarqué à l’avance un petit groupe de trois personnes parlant au milieu du trottoir. Deux se sont appuyés contre la vitrine d’un magasin, tandis que le troisième s’est appuyé contre une voiture stationnée pour me laisser passer. À ce moment, mon cercle imaginaire s’est complètement cassé, je me suis sentie vulnérable et une sirène a commencé à se faire entendre dans ma tête.

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Expérimentation avec de l’encre à base de vin et de savon sur papier, une réflexion sur l’idée d’une bulle de protection, superposées par des phrases descriptives utilisés graphiquement pour renforcer le concept de bulle et de périmètre sur du papier calque. 88


DÉFINITION DU CONCEPT En cherchant le mot “limite” dans le dictionnaire4, nous trouvons quelques variations d’application qui tournent autour de la ligne comme élément marqueur de la division entre un espace et un autre, ou plus précisément, la délimitation entre l’espace appartenant à une administration et celui appartenant à l’autre administration. La division politico-administrative qui détermine les questions de pouvoir et d’accès entre les différentes zones d’un territoire comme les villes, les régions et les pays est marquée par une ligne imaginaire qui se matérialise principalement sur des cartes. Dans une publication récente, Zoran Nikolić examine plusieurs cas où les lignes de démarcation se sont comportées de manière inhabituelle à la suite, entre autres, de conflits historiques. L’auteur interprète les lignes de démarcation comme des cicatrices dans le territoire faites par l’être humain, motivé par le désir de délimiter sa zone de pouvoir.

4 Limite nf 1.Ligne séparant deux pays, deux territoires ou terrains contigus : Le Rhin marque la limite entre les deux pays. 2.Ligne qui circonscrit un espace, marque le début et/ou la fin d’une étendue : Les limites du terrain de jeu. 3.Ce qui marque le début et/ou la fin d’un espace de temps ou ce qui le circonscrit : Dans les limites du temps qui m’est imparti. (Dictionnaire Larousse). 89


“Borders do not always “behave” in a predictable way. They do not always follow a simple, straight course, with as few twists and turns possible. Where borders are not clearly defined, this creates potential for conflict. But perhaps the main cause of conflict is man’s instinct to strive for more. Over many years, conflicts - both large and small - have led to the movement of borders, as people have sought to make the dream come true that “ours” is better than “theirs”. The political map of the world reveals the results of these movements, the lines giving the impression of scars left by man on the face of our planet, and the course of that they follow seeming, in some cases, to be illogical.” (NIKOLIĆ, 2019, p. 6) À ce stade, il est nécessaire de préciser que, bien que l’auteur utilise le mot anglais “borders” (dont la traduction directe serait frontière), le concept de limite développé ici fait référence à la ligne de démarcation, puisque le mot “frontière” fait également partie du lexique de ce travail, mais utilisé d’une manière différente : ne faisant pas référence à la division politico-administrative du territoire. Bien que la définition de la ligne de démarcation soit souvent basée sur la distribution historique et culturelle des différents groupes sur un territoire, d’autres fois, elle est tracée de manière autoritaire sans respecter les formes d’occupation de l’espace existant sur le site. Mais dans les deux cas, cet élément est capable de limiter l’accès et le transit des personnes et des choses entre les deux côtés. Les questions politiques liées à l’établissement de la ligne de démarcation dans les espaces explorés par les errances susmentionnés sont variées et complexes. Il ne s’agit pas, dans le cadre de ce travail, d’approfondir notre compréhension de la question, mais de chercher à comprendre comment l’établissement de la ligne crée une division grossière des deux côtés, au niveau bureaucratique et cartographique alors que, dans l’espace, la transition est plus fluide. L’apparition de la pandémie et les mesures prises en réaction à celle-ci ont reconfiguré notre mode de vie. Comme le mot lui-même l’indique, les limitations du contact et de l’occupation des espaces ont exposé une extension de l’interprétation du concept de limite. La ligne de limite, telle qu’elle est interprétée dans le récit de l’expérience d’aller au supermarché, cesse d’être statique sur le territoire, mais se rapporte et se déplace autour de chaque individu. Il y a une notion de devoir civique dans la fixation et le respect des règles du jeu du retrait social. Les limites qui définissent l’accès à l’espace et à la convivialité nous 90


emprisonnent et nous libèrent à la fois. Autant la distance est l’une des principales règles imposées, autant on ne joue pas seul lorsque l’adversaire menace le collectif. Lorsqu’une personne ne s’identifie pas comme un joueur, une alarme est déclenchée dans l’esprit des autres joueurs, ne pas respecter les règles dans cette situation signifie mettre l’autre en danger. On peut interpréter la ligne comme l’expression du concept de limite, car elle délimite l’étendue du pouvoir d’action entre deux côtés. Cependant, bien que la ligne soit très expressive sur la carte ou la loi, il n’est pas rare qu’elle ne soit pas physiquement représentée sur place, de sorte que sa présence n’est pas évidente pour ceux qui traversent l’espace et s’y meuvent. Mais le caractère symbolique et politique qu’elle porte lui permet d’influencer la formation et l’utilisation de l’espace.

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DIT IS VOOR ONS TWEE errance 04 oostende 16.11.2019

Quand je suis arrivée en Belgique, Bruxelles était toujours un lieu plus familier. Il m’a été plus facile d’apprendre le français que le néerlandais, le premier étant plus proche du portugais (ma langue maternelle) et partageant des racines latines. Avec le néerlandais je ne pouvais pas me fier à mon intuition pour l’apprendre par rapport au français. Néanmoins, cette diversité de langues et de cultures m’a toujours étonnée et intriguée. La Belgique, un pays qui n’a qu’une fraction de la taille du Brésil, parle plus de langues que nous. Un voyage en train d’une heure seulement nous amène à une langue, une culture et, par conséquent, une ambiance complètement différentes. Et c’est exactement ce à quoi j’ai été confrontée en arrivant à Oostende. Je ne savais pas à quoi m’attendre. J’avais déjà visité et vécu dans d’autres régions de la Flandre. Mais la seule chose que j’avais entendue à propos de la côte était que la plage n’était pas impressionnante pour quelqu’un venant des tropiques. Cela n’a fait qu’ouvrir d’autres questions. Qu’en est-il de la ville rattachée à la plage ? Comment était-elle structurée ? Qu’est-ce qu’on y ressent ? Dans mon esprit, Oostende était comme une page blanche. Je n’étais pas seul pendant cette exploration. Mon copain flamand m’a accompagnée. Ce qui m’a ouverte à plus de contrastes, puisqu’il n’était pas originaire de la région côtière et a mis en évidence les distinctions même au sein de la Flandre. Le fait d’être accompagnée par une autre personne qui, bien que parlant 93


la langue, ne venait pas de cette ville, a rendu possible certaines dynamiques1 intéressantes pendant la promenade. Par exemple, j’ai noté des mots qui me semblaient intéressants, que je les lise sur des plaques ou que je les entende dans la rue, même si je ne l’ai pas fait correctement. En même temps, mon copain, qui ne connaissait pas la ville, a décidé l’itinéraire à suivre en me communiquant les indications en néerlandais et en gestes. Un élément que nous avons trouvé est une plaque décrivant comment, pendant la première guerre mondiale, des cabines ont été prises sur la plage pour faire une barricade. Un objet conçu pour le plaisir et les loisirs a été transformé en une construction préparée pour la guerre, changeant complètement sa fonction. Nous avons aussi parlé du nom Oostende, et de sa signification ou de ses allusions en néerlandais. C’est une référence à l’extrémité est d’une petite île où elle se trouvait auparavant, et comment Oostende était à l’origine située à l’est des villages voisins comme Westende. Au moins jusqu’à ce qu’une inondation médiévale inonde l’île, et qu’Oostende doive être déplacée. Il est intéressant de noter qu’ils ont simplement transporté le nom de la ville, en même temps que la ville. Aujourd’hui, Oostende n’est plus à l’est, mais le nom vit séparément de ses origines. Mon exploration d’Oostende a contribué à mon cheminement vers l’intégration en Belgique et particulièrement la Flandre. Elle m’a aidé à ressentir et à réfléchir aux particularités de ce pays et aux différentes cultures qu’il abrite. Une consigne souvent répétée par les gens quand on apprend une nouvelle langue est qu’il faut faire des erreurs. On doit parler beaucoup, et ne pas avoir peur de se tromper. Car c’est de cette façon que l’on apprend. Je crois que c’est la même chose pour l’apprentissage d’une culture. En se promenant dans une ville et dans sa langue, on peut l’apprendre, en nous trompant.

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Le protocole complet se trouve à l’Annexe I. 94


Partie de la série Geen titel, de poèmes concrets utilisant des phrases et des mots notés au cours de l’expérience de manière graphique en réfléchissant sur leur signification. 95


CADRAGE errance 10 fenêtres dans mon appartement 20.03 - 20.04.2020

Pendant le confinement, la fenêtre est la surface de contact avec le monde extérieur. Cette métaphore peut également être associée aux écrans numériques qui nous informent et nous divertissent virtuellement, mais je suis plus intéressé par l’exploration des fenêtres “analogiques”, matérielles, les ouvertures au milieu du mur. Cela nous amène parfois à ouvrir des fenêtres intérieures, à observer ce qui se passe dans notre esprit, notre perception et notre interprétation. La fenêtre diffère de la porte car, normalement, notre corps ne la traverse pas, mais nous observons et interagissons avec les éléments qui sont encadrés par cette ouverture, dans une relation similaire à celle du public et de la scène. Cette relation est mutuelle car on peut aussi imaginer que la fenêtre encadre une scène intérieure vers l’extérieur. La matérialité généralement transparente ou translucide est également un facteur important car elle permet une connexion plus immédiate entre l’intérieur et l’extérieur, même si la fenêtre est fermée. Cet intérêt pour la fenêtre m’a amenée à passer quelques minutes, parfois même des heures, à observer2 l’extérieur depuis les fenêtres de mon appartement, tout en laissant mes sens et mes pensées vagabonder dans le paysage pendant presque tous les jours de la quarantaine. Par la fenêtre arrivent des informations qui parlent à tous les sens du corps humain : les sons qui parviennent aux oreilles, la lumière qui modèle le paysage visuel chaque jour (voire chaque heure) d’une manière différente, les odeurs qui se

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Le protocole complet se trouve à l’Annexe I. 96


rapportent aux goûts imaginatifs, le vent et le soleil (ou son absence) qui touchent directement notre peau et influencent la température de l’environnement interne. Souvent, ces informations ont activé des souvenirs dormants d’autres endroits, de moments passés et d’autres qui ne se sont pas (encore) produits. Bien que je regarde le même paysage chaque jour, mon humeur, mes sentiments, le temps, les news que j’avais lues dans les minutes précédant l’observation m’ont fait ressentir les mêmes choses différemment. Par exemple, de la fenêtre de ma chambre, je peux voir de loin les sculptures des Arcades du Cinquantenaire, certains jours elles semblent être très éloignées, d’autres elles semblent être mes voisines, le vert semble plus intense, sa silhouette plus claire et plus définie. L’autre jour, j’ai découvert une sculpture sur la terrasse d’un voisin, un objet vertical et élancé, probablement en fer. Le lendemain, j’ai cherché cette sculpture dans le paysage et je ne l’ai pas trouvée. C’était une journée nuageuse dehors, mes esprits étaient également gris après avoir vu une autre des malheureuses et honteuses déclarations du président de mon pays, le monde ressemblait au chaos, tout comme les arbres se balançant avec un vent fort. Le chaos et l’appréhension sont les sensations que je ressens chaque fois que le bruit d’une ambulance entre chez moi par les fenêtres. J’ai l’impression que les sirènes sont devenues plus fréquentes depuis le 14 mars, le début de notre confinement. Cependant, en partageant cette perception avec mon compagnon, il me dit qu’il n’a pas remarqué cette augmentation. Je n’ai pas voulu faire de recherches sur les statistiques officielles qui pourraient dissiper ce doute, mais le contexte de la pandémie influence certainement ma perception en ce moment. Après tout, comment ne pas se sentir concerné par cette réalité ? Le 9 avril, le jour s’est levé ensoleillé et, en regardant par la fenêtre, j’ai vu le bel arbre qui se dresse dans la cour du voisin et qui semble majestueux devant la fenêtre de mon salon ; il était complètement en fleurs. Je ne connais pas le nom de cet arbre, mais je me souviens qu’un an auparavant, j’avais aussi été émerveillée par ses fleurs roses, il y avait seulement quelques semaines que nous avions emménagé dans cet appartement. Dans le sud-est du Brésil, nous n’avons pas de saisons bien définies, les plantes sont toujours vertes et chaque fleur fleurit à un moment différent de l’année. J’ai dû attendre un an pour voir cet arbre refleurir. Observer le cycle de la nature à travers ma fenêtre est passionnant et me rappelle les cycles de ma propre vie. Comme presque toutes les choses précieuses, les fleurs de cet arbre ne durent pas longtemps. Je disais déjà adieu à la vue fleurie quand, après une nuit venteuse, je me suis réveillé avec plusieurs pétales roses sur le sol de la chambre. Le paysage est entré par ma fenêtre. 97


Le paysage qui est entré par la fenêtre, photographie numérique. 98


DÉFINITION DU CONCEPT Bien que la définition de “frontière” dans le dictionnaire3 privilégie le sens du mot comme ligne de démarcation entre deux états, elle signale également que le sens de frontière est intrinsèquement lié à la notion de segmentation de deux choses différentes qui se touchent. La définition de frontière que nous essayons d’établir ici s’éloigne de ce qui est défini dans l’imaginaire collectif et dans le dictionnaire et exige une ouverture d’interprétation. Tout d’abord, il est nécessaire de comprendre la différence et la dualité qu’elle présente avec le concept de limite. Si la limite, dans ce lexique, concerne la ligne de démarcation politico-administrative du territoire, la frontière concerne davantage les questions d’identité et de culture. Dans l’article “A New World Border”, l’artiste et écrivain Guillermo GómezPeña mentionne comment il utilise le concept de frontière de manière organique pour traiter des questions liées à la culture, l’identité et la citoyenneté.

3 Frontière nf 1.Limite du territoire d’un État et de l’exercice de la compétence territoriale.2.Limite séparant deux zones, deux régions caractérisées par des phénomènes physiques ou humains différents : Frontière entre le quartier pavillonnaire et les grands ensembles.3.Délimitation, limite entre deux choses différentes : Quelle est la frontière entre l’autorité et l’autoritarisme ? 4.S’emploie en apposition pour indiquer que quelque chose est situé à la frontière : Les villes frontières. (Dictionnaire Larousse). 99


“Mais pour moi, la frontière n’est plus située dans un site géopolitique fixe. Je porte la frontière avec moi, et je trouve des nouvelles frontières partout où je vais.” (GÓMEZ-PEÑA, 2014, p.67) En comprenant le concept de frontière avec une dimension métaphorique, représentée surtout par les différences culturelles, linguistiques et personnelles qui caractérisent une personne par rapport au lieu où elle vit, on peut en arriver à la conception, pour dire les choses brièvement, que la frontière est dans le marcheur – dans le cas de ce travail, la frontière est en moi. Ainsi, pratiquement n’importe quel lieu peut servir de base à l’exploration de ce concept, car il dépend principalement du protocole qui est mis en œuvre pour se concentrer sur les actions, perceptions, expériences et supports qui peuvent mettre en évidence la question de la frontière dans un espace donné. Comme en témoigne le récit des explorations effectuées pendant la période de quarantaine, bien que les informations et les stimuli soient les mêmes - en considérant le même espace -, chaque personne interprète et réagit de manière différente, laissant explicite le rôle de la subjectivité individuelle dans la perception du paysage. D’après les errances faites tout au long de ce travail, surtout lorsque j’ai eu la chance de comparer mes perceptions avec celles d’autres personnes, la subjectivité que je mentionne comme influençant la perception semble être liée aux expériences vécues, à la culture, à la personnalité, aux aptitudes et aux intérêts de chacun. Pour mieux expliquer mon point de vue : le paysage urbain (puisque nous avons affaire à l’espace urbain, même à l’intérieur d’un appartement) est complexe et multidimensionnel, nous offrant des informations et des stimuli de plusieurs façons. L’ensemble des caractéristiques qui forment notre subjectivité agit inconsciemment la plupart du temps - pour sélectionner les aspects de ce paysage qui correspondent le mieux à nos intérêts, qui attirent le plus notre attention, qui nous marquent le plus au cours de l’expérience spécifique dans un espace-temps donné, aspects qui ensuite se fixeront dans notre mémoire. Ainsi, la frontière que nous décrivons ici concerne l’ensemble des aspects construits (et en constante transformation) tout au long de la vie d’une personne qui influencent cet individu dans sa perception des éléments constitutifs d’un lieu.

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CONCLUSION Dans ce travail, j’ai cherché à évaluer la pertinence de l’errance urbaine comme procédure d’étude de l’espace et de la vie dans les villes utilisée par divers mouvements et auteurs à différentes époques, de la révolution industrielle à la contemporanéité. A partir des références étudiées, on peut voir que l’expérience du lieu fournie par l’action de marcher est un facteur fondamental pour l’appréhension des éléments subjectifs qui composent le paysage urbain et la participation même du corps marcheur comme producteur de sens. L’application des actions indiquées dans les protocoles, en utilisant l’errance comme méthode d’appréhension de l’espace, a permis de comprendre des aspects du paysage qui ne sont pas perceptibles sans l’expérience et l’immersion dans le lieu que l’on souhaite investiguer. Aucune autre façon d’aborder l’espace ne remplace l’expérience du lieu, car seule l’expérience est capable de mettre en évidence les dimensions subjectives et sensibles du paysage pour ceux qui l’explorent. Considérant, comme cela a été mentionné à plusieurs reprises tout au long de ce travail, que les couches subjectives du paysage urbain sont nombreuses et dialoguent avec la sensibilité du sujet qui les reconnaît, il n’est pas possible d’énumérer et de signaler toutes les dimensions existantes. L’appréhension de l’espace par l’expérience est donc diverse pour chaque individu, qui a son propre regard et sa propre sensibilité par rapport à l’espace parcouru. 102


16. Westelijke Strekdam, Oostende - errance 05.

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Par conséquent, l’utilisation de l’errance urbaine dans le cadre d’un processus créatif visant à une appréhension plus sensible de l’espace urbain, comme proposé ici, aboutit à la reconnaissance de la multidimensionnalité du paysage urbain et à la production d’une lecture personnelle du lieu exploré. En réalisant une écriture ou une cartographie subjective, on promeut une lecture critique et sensible de la ville qui intègre l’expérience personnelle sur le terrain. Comme discuté dans la première partie de ce travail, les représentations des expériences des errances réalisées par les auteurs et les mouvements étudiés ont une valeur poétique ; au cours de mon expérience, il n’en a pas été autrement. Ce que j’appelle ici valeur poétique s’inspire du débat présenté par l’architecte et théoricien Fabiola Zonno sur la poétique et la complexité des œuvres qui se situent entre l’architecture, l’art et le paysage. “La poétique de la complexité explore un mode d’action artistique, réflexivement opératoire, qui fait apparaître le paysage comme une réalité multiple et différentielle, faite d’ambiguïtés, de paradoxes, de déplacements. Ainsi, nous comprenons le mode poétique dans la complexité accueillant l’incertitude de l’événement et le dialogique - comme un mode possible d’action contextuelle dans le contemporain. Puisque le terme complexe signifie “ce qui est tissé ensemble” et que le terme contexte, du verbe latin contexo, signifie “tisser, entretisser, entrelacer”, nous pensons que toute action artistique in situ, ou contextuelle, est créée entrelacée avec la vie, en même temps qu’elle la recrée, en explorant et en créant des complexités.” (ZONNO, 2014, p . 109 - traduction personnelle) Les produits liés au projet d’atelier cherchent à refléter les perceptions de manière graphique, à partir de l’utilisation de divers supports, tels que la tapisserie (que j’ai apprise dans mon C.A.C l’année académique précédente), l’impression de textures au pastel, la photographie, le collage et l’aquarelle. Cependant, les mots et le texte ont également été explorés en tant que médiums, surtout de façon graphique dans l’atelier, en cherchant l’inspiration dans la poésie concrète de Wlademir DiasPino, et de façon plus orthodoxe dans ce travail, constitués de textes qui cherchent à relater les expériences vécues. Ces textes ont cherché à refléter la poétique de l’expérience de l’errance et à imprégner l’écriture de la subjectivité de la perception, d’où la tentative d’une 104


écriture personnelle et intimiste. Bien que l’écriture littéraire, surtout dans une langue autre que ma langue d’origine, ne soit pas un médium que je maîtrise parfaitement, la nécessité de trouver des moyens de décrire les expériences et les réflexions que je voulais aborder dans cette étude m’a conduite à l’expérimenter. Le travail de Georges Perec, dans lequel je n’ai pu me plonger qu’assez tardivement, alors que le processus d’écriture du mémoire touchait à sa fin, a été une grande source d’inspiration lors de la révision des textes descriptifs et de la rédaction des errances réalisées pendant la quarantaine. Les exercices d’écriture et les jeux utilisés par lui et par d’autres membres du groupe Oulipo sont en rapport avec le concept de jeu que je cherchais à explorer et seront certainement des références importantes pour mes travaux futurs. Ecrire en français a été un grand défi dans la réalisation de ce travail et je crois que les erreurs linguistiques, orthographiques et grammaticales existantes sont une façon de plus de mettre en évidence la spécificité de cette étude, qui cherche à assumer les subjectivités individuelles qui font partie du processus de création. Je crois que le concept de jeu, tel qu’il a été exploré pendant ce travail, est une leçon sur la possibilité de transformer la vie urbaine en une expérience ludique qui nous enchante, nous divertit et nous permet d’être heureux tout en exerçant le droit civique d’explorer - de manière poétique et critique - l’espace urbain public et privé. En établissant le protocole, cette notion de jeu nous permet d’utiliser les points d’intérêt comme guides de la promenade errante, apportant une dimension ludique et investigatrice au sujet qui réalise la promenade comme un processus créatif et une analyse de l’espace urbain. S’amuser fait aussi partie de l’expérience urbaine et peut être un facteur intéressant à considérer dans la définition des modèles de recherche et d’intervention urbaine. Le déroulement de la pandémie et tous les changements qui l’ont accompagnée ont révélé qu’être ouvert aux événements imprévisibles et les prendre comme une incitation à la réflexion est parfois l’occasion de changer de direction, comme l’errance nous l’enseigne ; cette ouverture à l’imprévu nous permet de découvrir et d’explorer des lieux et des situations inimaginables. D’un point de vue théorique, cette conjoncture se rapporte en plusieurs couches et avec tous les mots qui composent le lexique. La pandémie en soi est un obstacle qui m’a empêchée de continuer sur la même voie et j’ai dû trouver des moyens de contourner cet obstacle. Pour le virus, il n’y a pas de bordures, pas de limites politico-administratives qui l’empêchent de se propager. Cependant, les actions qui limitent notre coexistence sociale, l’accès à l’espace public, le transport des personnes symbolisent des limites. Être en quarantaine, c’est être isolé, c’est être symboliquement sur une île de protection, où ce qui est à l’extérieur est symboliquement et/ou réellement dangereux. De cette façon, les murs de nos 105


résidences se présentent comme des barrières qui nous séparent de l’espace extérieur, créant une dualité entre les deux côtés du mur. Enfin, nos diversités culturelles, nos souvenirs personnels et nos contextes - qui se rapportent à la frontière qui est à l’intérieur de chacun - influencent la façon dont nous nous sentons avant tout cela et la façon dont nous percevons le paysage et l’espace urbain à travers la fenêtre (élément qui devient notre surface de communication avec la ville et la société). Les concepts définis dans le lexique flottent autour de la notion de frontière et, à première vue, peuvent sembler présenter une intonation négative impliquant les principes de séparation et de division. Cependant, à partir des expériences et des réflexions faites, on s’est rendu compte que l’élément qui divise est aussi celui qui va relier et mettre en relation ce qui est séparé. Explorer des lieux et des situations qui reflètent d’une certaine manière les concepts de barrière, d’obstacle, d’île, de limite et de frontière, c’est utiliser son propre corps et sa propre perception comme “point de contact” ; et c’est pour cette raison que ce terme a été choisi pour être le titre de la conclusion de ce travail. De cette façon, nous nous rendons compte que la promenade errante se présente comme une forme d’exploration de l’espace urbain qui met en évidence des aspects subjectifs et sensoriels. Elle s’adresse non seulement aux professionnels qui se consacrent à la construction technique de la ville, mais aussi aux artistes qui étudient la dynamique poétique et sociale de la vie urbaine et, fondamentalement, à tout citoyen intéressé à explorer et à approfondir la relation avec l’espace urbain et à le resignifier.

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17. Westelijke Strekdam, Oostende - errance 05. 107


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LAROUSSE. (s. d.). Obstacle. Dans Le Dictionnaire Larousse en ligne. Consulté le 10 janvier 2020 sur https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ obstacle/55440?q=obstacle#55062 LEFEBVRE, Henri. La production de l’espace. 1e éd. Paris : Éditions Anthropos,1974. MEZZADRA, Sandro et NEILSON, Brett. Border as Method, or, The Multiplication of Labor. 1e éd. Durham and London : Duke University Press, 2013. NIKOLIĆ, Zoran. The atlas of unusual borders. 1e éd. Glasgow : HarperCollins Publishers, 2019. RENDELL, Jane et al. Site-writing. In : CAMPKIN, Ben ; DUIJZINGS, Ger (edit.). Engaged Urbanism - Cities and Methodologies. 1e éd. London and New York : I.B.Tauris & Co. Ltd, 2016. SOLNIT, Rebecca. L’art de marcher. 1e éd. Paris : ACTES SUD, 2002. VASSET, Philippe. Un livre Blanc : Récit avec cartes. Paris : rentrée littéraire Fayard, 2007. WESTPHAL, Bertrand. Atlas des égarements : Etudes géocritiques. Paris : Les Éditions de Minuit, 2019. ZONNO, Fabiola do Valle. Lugares complexos, poéticas da complexidade : entre arquitetura, arte e paisagem. 1e éd. Rio de Janeiro : Editora FGV, 2014.

110


ICONOGRAPHIE 01. Intervention Este lugar é aqui, Marina Amaral, Rio de Janeiro, 2017 : collection personnelle. 02. Une dérive dans Rome Ovest, 2015 : collection personnelle 03. Affiche des Excursions & visites Dada - 1ère visite : Eglise Saint Julien le Pauvre, Tristan Tzara, 1921 : https://anterior.estepais.com/articulo. php?id=1023&t=atractores-extranos-el-dia-mundial-de-lo-banal 04. The Naked City : Illustration de l’hypothèse des plaques tournantes en psychogeographique, Guy Ernest Debord, 1957 : https://legermj.typepad.com/ blog/2014/05/psychoprotest.html 05. Photographie de la dérive autour de Rome fait pendant l’action Stalker attraverso i Territori Attuali, Stalker, 1995 : http://www.osservatorionomade.net/ tarkowsky/manifesto/manifesting.htm 06. A line made by walking, Richard Long, 1967 : richardlong.org/ Sculptures/2011sculptures/linewalking.html 07. Une dérive dans Rome Ovest, 2015 : collection personnelle 08. Stalker attraverso i Territori Attuali, Stalker, Rome, 1995 : http-//articiviche. 111


blogspot.com/p/appuntamenti.html 09. Guide psychogéographique de Paris : Discours sur les passions de l’amour, pentes psychogéographiques de la dérive et localisation d’unités d’ambiance, Guy Ernest Debord, 1957 : http://strabic.fr/Guy-Debord-er-la-carte-derivepsychogeographie-internationale-situationniste 10. Carte symbolique de la New Babylon, Constant Nieuwenhuys, 1969 : https:// www.stichtingconstant.nl/work/symbolische-kaart-new-babylon 11. Carnac, celebration du territoire avec la farine et le vin, pendant Stalker attraverso i Territori Attuali, Stalker, Rome, 1995 : http://www.osservatorionomade. net/tarkowsky/manifesto/manifesting.htm 12. The Leaning Tower of Venice, dérive psychogéographique à Venise, Ralph Rumney, 1957 : http://www.museodelcamminare.org/progetti/re_iter/rumney/ rumney_en.html 13. Gutter / Index / Margin, exposition des “site-writings” des participants au cours Theorising Practices/Practising Theories dirigé par Jane Rendell à la Bartlett School of Architecture, UCL, Londres, 2017 : https://site-writing.co.uk/ exhibitions/gutter-index-margin-2/ 14. Photo prise à Woluwelaan, Machelen, 2019 - errance 06 : collection personnelle 15. Photo prise à la rue du Cheval Noir, Molenbeek-Saint-Jean - errance 01 : collection personnelle 16. Photo prise à Westelijke Strekdam, Oostende - errance 05 : collection personnelle 17. Photo prise à Westelijke Strekdam, Oostende - errance 05 : collection personnelle 18. Photo prise dans le Boulevard de l’Abattoir, Bruxelles - errance 01 : collection personnelle Image de couverture: La ligne - errance 06 : collection personelle

112


18. Boulevard de l’Abattoir, Bruxelles - errance 01. 113


ANNEXE I TABLEAU DES PROTOCOLES

114


BARRIÈRE BARRIÉRE CHOIX DU LIEU ET DATE

PRÉ-ACTION

DÉFINITION DES RÈGLES DU JEU

PR ÉAC TI O N

Mer 16.11.2019 suivre la ligne de la mer

OBSTACLE OBSTACLE

Murs du mon appart. 13.05.2020 me promener dans le périmètre de l'appartement en ayant toujours une partie de mon corps contre le mur

Canal 24.10.2019 trouver le canal sans regarder la carte

le corps humain versus le corps barrière

les textures de ces surfaces, ce qu'elles peuvent indiquer par rapport à ce qui se trouve de l'autre côté

marcher le plus près possible du bord du canal et chaque fois que un pont est trouver, le traverser et marcher de l'autre côté du canal

Étangs 14.11.2019

Mon appartement 26.03 - 10.05.2020 tuer la “saudade”

faire un parcours aléatoire

chercher les manières de contourner l’obstacle

m'arrêter tous les 20 pas et imaginer ce que/qui est de l'autre côté de ce mur CE QU'IL FAUT RECHERCHER

Canal 15.11.2019

ÎLE ÎLE

explorer les environs du canal

prêter attention à l'expérience corporelle: l'échelle humaine par rapport à l'échelle du canal

les informations que je reçois à travers le mur

LIMITE LIMITE

Étangs 24.11.2019

Moi et l'environnement 24.04 - 03.05.2020

Bxl-Flandre 17.11.2019

Ambassades 25.11.2019

incarner la ligne de contour qui isole l'île de son environnement

observer et noter les moments de contraste entre ce que je ressens et l'atmosphère qui m'entoure

suivre la ligne imaginaire de la limite

faire "le tour du monde" en marchant sur Avenue Louise

FRONTIÉRE FRONTIÉRE Oostende 16.11.2019

Aller au supermaché 20.03.2020 suivre les indications de distance sociale

suivre le chemin/la volonté de l’autre

suivre le contour du périmètre des deux îles

Fenêtres dans mon appart. 20.03 - 20.04.2020 observer le paysage pendant quelques minutes à chaque fenêtre de l'appartement

fermer les yeux

quels sont les lieux et les situations que je ne peux pas être en ce moment

être observateur de l’ambiance

étudier cette ligne comme un espace de transition qui peut être un point de contact, une barrière et/ou un périmètre d’isolement

observer les éléments qui caractérisent les sentiments de chaos et de calme

observer la signalisation indiquant la présence de la ligne imaginaire

s'intéresser aux symboles et à l'histoire du lieu

observer l’ambiance

comment puis-je reproduire des sensations similaires en quarantaine

prêter attention à l'expérience vécue en cours du parcours

prêter attention à la relation du corps humain avec les éléments physiques, construits et symboliques présents dans l’espace

observer comment ces sentiments sont exprimés dans l'environnement

être attentif de la signification de cette signalisation

observer les mécanismes qui définissent l'accessibilité du territoire et indiquent les sphères de pouvoir qui agissent sur celui-ci

observer les réactions des gens

s'intéresser aux symboles et à l'histoire du lieu

faire attention aux sons, à la texture du vent, à la température de l'air, aux arômes qui viennent de l'extérieur

enquêter sur la ligne, le périmètre et ce qu'il y a de chaque côté SUPPORTS ET OBJETS

MARCHER * obs:

JOUER

gsm

gsm

gsm

gsm

gsm

gsm

gsm

gsm

gsm

carnet

carnet

carnet

carnet

carnet

carnet

carnet

carnet

carnet

carnet

appareil photographique

réceptacles

papier

papier

appareil photographique

sac en plastique

réceptacle

appareil photographique

appareil photographique

livre

livre

pastel

pastel

papier

papier

pastel

pastel

ACTION L’ AC TE

-

errance

errance

errance

errance - surtout dans la pensée

errance

errance

errance - surtout dans la pensée

errance

errance

errance - surtout dans la pensée

errance

errance - surtout dans la pensée

présence d’une autre personne

seule

seule

seule

seule - mais en liaison avec d'autres

seule

présence d’une autre personne

seule

présence d’une autre personne

seule

seule

présence d’une autre personne

seule

la ligne de la mer change en fonction de l'avance et du recul des vagues, suivre cette ligne c'est aussi jouer à aller à la rencontre et à s'évader des vagues

j'ai perdu le compte des pas et j'ai fait le premier arrêt quand j'ai trouvé un contraste notable des matériaux, j'ai décidé donc que ce serait alors la règle pour faire les prochains arrêts

j'ai sorti de l'école et j'ai essayé de suivre la direction nord-ouest

je me suis guidé par les noms des rues qui font référence aux ponts et/ou aux accès pour trouver le Canal à partir du nord du centreville

écouter de la musique brésilienne (bossa nova et tropicália)

profitant de la forme des lagons, le parcours a été conçu de manière à dessiner le symbole de l'infini

on a essayé de faire tout le périmètre des deux lagunes en traversant les multiples lignes qui le déterminent, c'est-à-dire : tantôt en marchant sur le trottoir, tantôt sur la partie végétalisée (et donc en traversant la barrière du garde-corps)

dans ce cas, les actions du jeu étaient plus organiques, j'ai été attentif pendant quelques jours aux sentiments de chaos et de calme et surtout aux occasions où ils contrastaient de manière plus perceptible

lorsque la ligne imaginaire traverse le centre d'une rue, il est possible de marcher dessus comme si elle était sur une corde raide

il n'a pas été possible d'entrer dans les ambassades (dépasser les lignes de limite) pour des raisons de bureaucratie et d'accessibilité

imaginer une circonférence de 1,5 m autour de moi pour me guider dans le jeu

en plus de suivre le chemin indiqué par l'autre personne, nous essayons de communiquer les directions à suivre en néerlandais

observation répétée pendant un mois

toutes les passerelles piétonnes entre le nord du Pentagone et la fin de la Région bruxelloise ont été franchies

cuisiner des plats affectueux, qui ont le goût de la famille et me rappellent ma mère

le respect des règles du jeu ne dépend pas seulement de moi, mais aussi des autres qui sont dans la rue puisque tout le monde doit suivre les mêmes directives

article lu dans le train pour se rendre à Ostende: “A new world Border” par Guillermo Gómez-Peña, dans le livre Géo-Esthétique

j'étais attentif aux informations provenant de la fenêtre, même si je n'y faisais pas face ou si j'exerçais d'autres activités

le seul pont sur la route qu'il n'était pas possible de franchir était le chemin de fer située près du Domaine Royal de Laeken

laisser le soleil entrer et toucher ma peau

le franchissement des ponts montre un’autre relation entre le corps piétonnier et le corps du canal : la superposition

faire attention à ce qui me manque me permet de développer des actions qui cherchent à recréer des lieux et des situations à partir de stimuli sensoriels

de la lecture de l'article sur le chemin d'Ostende, il a été compris que la frontière est en moi, parce que les différences linguistiques, culturelles et personnelles m'accompagnent partout

l'arrivée du printemps, les déplacements des voisins, les changements de temps

la distance parcourue entre un pont et un autre a augmenté en raison de l'éloignement du centre-ville et de la proximité de la zone portuaire et industrielle située à l'extrémité nord de la région bruxelloise

dans cette recherche, les stimuli reçus par les sens du corps ont également une valeur symbolique qui est attribuée par la mémoire et la nostalgie caractéristiques typiques de la saudade

perception de la mer comme une barrière fluide et dynamique qui est aussi un point de contact

les murs étant généralement des éléments opaques, le toucher et le son ont été les sens les plus utilisés pendant l'expérience

le mouvement m'a fait imaginer ce qu'il y a de l'autre côté de la mer

la dualité entre les deux côtés du mur ne concerne pas seulement l'espace construit, mais peut également être interprétée comme une séparation entre le présent et le souvenir de la façon dont cet espace était/sera dans d'autres temps

m'éloigner du point que j'aimerais rejoindre a permis d'explorer les ambiances existant entre le centre et la rive droite du Canal

voir le ciel bleu au réveil

quand la ligne imaginaire traverse des bâtiments et des lieux d'accès difficile, il fallait choisir le territoire à traverser

même s'il n'était pas prévu, le paysage sonore était l'aspect le plus pertinent de l'espace vécu lors de cette promenade

la ligne de contour délimitant l'île (étangs) et ses environs (ville/rue) est en réalité multiple: trottoir, garde-corps, espace végétalisé

aussi souvent que nos sentiments se reflètent dans la façon dont nous percevons le paysage, il y a parfois un contraste plus évident entre ce qui se passe à l'intérieur et ce qui prédomine à l'extérieur

la signalisation était présente à certains endroits le long du tracé et n'était pas un élément suffisamment important pour rendre visible la ligne imaginaire de la frontière

il a été expérimenté la confrontation avec l'accès (ou plus précisément l'impossibilité d'accéder) à un lieu

les gens développent des stratégies pour garder la distance de 1,5 m (traverser la rue, reculer, s'appuyer contre un bâtiment, entre autres)

le garde-corps est une barrière physique qui indique un accès restreint, mais en même temps, parce qu'il est petit et fragile en apparence, il est possible de le franchir, ce qui est fait par de nombreux passants - et les animaux qui y vivent

ce contraste, dans le cas de cette expérience, s'est produit principalement en plaçant la solitude de l'habitat dans un contexte d'isolement social et les inquiétudes suscitées par la pandémie, c'est-à-dire le rapport entre le particulier et le global

l'urbanisation de la zone exploitée a semblé fusionner les zones industrielles et les petites propriétés rurales, qui dénotent la position périphérique, à proximité de la ligne du limite

les heures d'ouverture et la nécessité de “parlophoner“ pour que la porte s'ouvre constituent un mécanisme de sélection de l'accessibilité

dans le contexte de la pandémie, il existe une notion de devoir civique dans l'accomplissement du "jeu", qui est en fait une façon de rendre ludiques les lignes directrices pour le contrôle sanitaire

comment les éléments du paysage influencent l'ambiance intérieure de l'appartement et peuvent également évoquer des souvenirs et des sentiments

la perception du paysage change en fonction de l'humeur et de l'état d'esprit de l'observateur

cette distance est ressentie par la fatigue physique du corps, par la température ambiante (en fonction du nombre de personnes et des usages) et par le vent

conversation de la signification de cet élément barrière avec la personne invité

RECUEILLIR

carnet

errance

j'ai essayé de passer par des rues que je n'avais jamais traversées auparavant, ce qui m'a éloigné de l'endroit que je voulais arriver

OBSERVER

carnet

recueil des matériaux - eau; sable;béton (éléments de transition)

texture - empreintes du revêtement des murs

photos - éléments qui représentent visuellement l'environnement ressenti ; éléments qui, d'une manière ou d'une autre, démontrent l'identité des habitants de cet espace

texture - empreintes du revêtement de sol (trottoir) de chaque pont traversé

enregistrement - le son de la mer au contact du sable

des croquis représentant ce qui a été perçu de l'autre côté

texture - empreintes des différents matériaux (sol et mur) qui ont été trouvés sur le chemin

photos - prises exactement au milieu de chaque pont, une dans la direction sud, puis traverser le trottoir et en prendre une autre dans la direction nord

notes - le lieu/situation qui me manque, les actions pour le recréer et les sensations ressenties dans cette recréation

notes et esquisses - les interprétations du concept de l'île

recueil des matériaux - qui composent cet espace de transition et en tracer les contours

notes - récit des situations vécues

enregistrement - le paysage sonore

texture - empreintes des feuilles sèches accumulées sur le sol

croquis des motifs qui représentent les sentiments

photos - prises en certains points de la ligne, un du côté de Bruxelles, un du côté des Flandres

photos - les symboles, les couleurs et les mots indiquant la nation à laquelle appartient ce territoire

signaler les situations à une autre personne

notes - les mots et les phrases qui sont lus dans le chemin

notes - les éléments du paysage visuel, les souvenirs et les perceptions

notes - les perceptions (fait dès mon retour à la maison car il n'a pas été possible de le faire pendant le trajet)

notes - les mots et les phrases que l'on entend dans le chemin, de la façon dont on comprend, sans s'inquiéter si elle est grammaticalement correcte

notes - des réflexions sur le rôle de la subjectivité dans la perception

collecte des pétales qui sont arrivés avec le vent

transmission du protocole et les lignes directrices de base pour représenter l'expérience à l’autre

POST-ACTION

INTERPRETATION / PRODUCTION

P OS T AC TI O NS

élaboration des aquarelles à l'eau de mer et à la peinture bleue reflétant le symbolisme de la mer comprise comme une barrière

selections des empreintes

élaboration des collages avec des photos prises

schématisation des photos prises de chaque pont dans les deux sens

recherche de couleurs et de formes qui transmettent chaque sensation de manière graphique et abstraite

tissage des pièces en tapisserie

test de production de peintures avec des matériaux collectés

test avec différents supports pour représenter les motifs esquissés pendant l'expérience

schématisation des photos prises de chaque point de la ligne du limite

dessin des timbres d'immigration à partir des symboles photographiés et de l'expérience de l'entrée à la frontière, même si cela n'a pas été fait

rendre visible la distance conseillée entre les personnes par rapport à l'idée de périmètre et de bulle - expérimentation avec de l'encre à base de vin et de savon

creation des poèmes concrets avec les mots et les phrases annotés, reflétant la place et les circonstances dans lesquelles ils ont été recueillis et fusionnant avec les autres langues que je parle quotidiennement

collage avec les pétales recueillis

utilisation du format carte postale pour les aquarelles

des tests pour faire passer les esquisses à des matériaux qui permettent une superposition avec les empreintes

utilisation du format carte postale pour les collages

superposition des photos et des textures correspondant au même pont et organisation de l'ordre et l'espacement des feuilles selon l'ordre du parcours

esquisses et essais pour la fabrication de pièces de tapisserie

mixage sonore

textes explicatifs et élaboration du dossier/ support d'exposition

étude des superpositions entre les motifs

superposition de la ligne de démarcation imaginaire (coupe dans le papier) et la ligne tracée en marchant (laine)

réflexion et esquisses des interprétations du symbolisme de la ligne du limite

des phrases descriptives et des symboles utilisés graphiquement pour renforcer le concept de bulle et de périmètre

textes explicatifs et élaboration du dossier/ support d'exposition

coupure de papier en essayant de penser au cadre de la fenêtre

textes explicatifs et élaboration du dossier/ support d'exposition

textes explicatifs et élaboration du dossier/ support d'exposition

textes explicatifs et élaboration du dossier/ support d'exposition

tissage des pièces en tapisserie

poèmes concrets

en production

écriture au verso des cartes postales des phrases qui se rapportent au sujet traité dans les aquarelles

textes explicatifs et élaboration du dossier/ support d'exposition

textes explicatifs et élaboration du dossier/ support d'exposition

réfléchir à ce qui peut être produit avec les objets/ matériaux collectés textes explicatifs et élaboration du dossier/ support d'exposition REPRESENTATION / RESULTAT

cartes postales

en production

cartes postales avec des collages

empreintes de textures

empreintes de textures

serie photographique superposition des deux

en production

tapisserie

peinture

mixage sonore

empreinte de texture

en production

serie photographique

tapisserie

painture abstrat

ligne

passeport

poèmes concrets


ANNEXE II WANDER-IT- YOURSELF GUIDE .Ce document a été rédigé en anglais pour permettre son utilisation par des volontaires non francophones. .Chaque volontaire n’a reçu qu’un seul concept du lexique. .La mise en page a été conçue de manière à ce que la personne puisse écrire sa réponse librement, comme dans un “mind map”.

116


INTRODUCTION Walking allows us to experience places in new ways, and can reveal new dimensions of a space. The body recognises these things, in a very subjective and intersubjective way. In this research I not only look at the material and physical elements of a space, but also other dimensions, like for example how a place sounds, which symbols are in it or the special memories it can evoke. The concept of “errance” is very important in this study, and refers to the action of walking in an erratic way, free, without a predetermined route. We can have a location or points of interest but the path we’re going to take to arrive there is going to be determined by the experience of walking and encountering things and situations on place. One of the objectives of this work is to understand how walking in a city in a wandering way can be used as a creative process by artists, architects, designers working on urban space or simply any citizen interested in exploring and connecting with the urban space in a subjective and sensorial way. After studying a range of works and artistic movements, I created a procedure that will guide you through actions to do this type of erratic walk in specific spaces. This procedure is divided in three phases: the pre-action, the action and the postaction and is related to one of the concepts of the lexicon that was chose for you. Those are the steps I propose you to follow:

_Take the word I chose for you and read the description of it; _Connects the concept with a certain place you’re going to walk; _Fill in the pre-action questions to plan your walk; _Do your walk; _Fill in the action questions taking into account the experience of your walk; _Fill in the post-action questions and represent your impressions and interpretations on a A4 paper (more details bellow) 117


BARRIER The barrier is understood in this study as something physical (which can be a natural element or something made by humans) that divides a space. In contrast to the obstacle, the barrier blocks the path of someone walking, and doesn’t offer any possibilities to be bypassed or overcome.

OBSTACLE The obstacle represents a structure inserted in the middle of the urban space that interfere and disturbs the atmosphere of the surrounding area. Nevertheless this obstacle can also be bypassed or overcome.

ISLAND From a geographic viewpoint, an island is a piece of land with water on all sides of it. Nevertheless, it’s possible to enlarge this concept and imagine that an island can be anything (a person, substance, material, etc) that is surrounded by a different thing on all sides.

BOUNDARY The political-administrative division that determines issues of power and access between different areas of a territory such as cities, regions and countries is marked by an imaginary line that is mainly materialized by maps. This line can be interpreted as an expression of the concept of boundary, as it delimits the extent of power on both sides. However, although the line is very expressive on the map, it is not an element present in real space, but obviously finds the mechanisms by which it manifests itself.

FRONTIER This take the concept of frontier to be something fluid, represented mostly through differences in culture, language and people. Nevertheless a frontier can also be something that isn’t only present in the physical space, but also inside people because they carry differences in things like culture and language with them. So a frontier can be explored everywhere, even when we’re not at an actual border, since paying attention to a range of things can highlight this experience. 118


pre-action The pre-action refers to the choices that are made before the walk, using the concept as a guide. So for example the choice of date, place, the objects we will take, what we want to observe and the rules of a game. The game here takes inspiration from the situationists, and wants to create a fun dimension in the walk. Because the city should also be a space of pleasure. The rules of the game create a dynamic between our body and the space, and can influence the way we view the space around us. Important here is the emphasize that an erratic walk should always maintain a large degree of unexpectedness. Hence, the things we chose during the preaction can be modified in function of the experience we have during the walk.

119


pre-action

where and when I’m going?

place

why does this place correspond to the concept I’ll be working with?

to pay attention to

how does the space reflect the concept chosen at the beginning?

rules of the game

which actions can I transform in the rules of a game that will help me explore the place I’m observing?

which aspects of the place interest me?

what do I want to observe, ask and learn from this place?

TIP: try to make the experience fun!

choose the objects I will be working with, and which look useful for collecting the information I seek

objects / materials

camera (or phone)

audio recording device (or phone)

pen + notebook

paper + pastel pencils

bag /pot (to collect things lying around)

120


action The action refers to the walk we do. In this space we look at whether we did the walk alone, what we observed, how we used the game to explore the space, which information we gathered during the walk and what kind of objects we used. Summarizing, here we analyse the things we did during the walk, and refer back to what we wrote down during the preaction phase.

121


action

did I walk alone, or did someone join me during the walk?

walking

did I change anything to the game during the walk? if yes, what were they?

playing

which interesting things I discover in relation with what I marked in the “pay attention to� item?

observing

what did I collect? (for example pictures of sidewalks or sand from the beach)

which period of the day was it?

did it help me explore interesting elements of the place? did I have fun?

collecting

what did I see?

were the materials I took (like a pen or a camera) useful?

122


post-action During the post-action phase we remember and interpret the experience. This interpretation should be translated in the surface of an A4 paper, the last page of this document. We can use what we collect in the experience and the mediums we’re more confortable with (like drawing, collage, writting). This is going to result in an artistic production that reflects a subjective interpretation of the experience of the walk.

123


post-action

how did I perceive the things around me?

tip: there’s no right or wrong in this exercise,feel free to experiment and show the subjective impressions only I could have of this place and experience

which materials and supports did I use?

interpretation

production / representation

result

how do I link them with the concept I chose at the beginning and how did it change the way I perceive this place?

represent what I described above in a A4 paper using what I collected on the walk and/or other tools I enjoy (like drawing, writing, making a collage, etc)

how do they communicate my interpretation and my perception of the place?

124


ANNEXE III WANDER-IT- YOURSELF : IN QUARANTINE .Ce document a été rédigé en anglais pour permettre son utilisation par des volontaires non francophones. .Pour cette version, on a tenté de simplifier les lignes directrices autant que possible afin de faciliter la mise en œuvre de l’expérience, compte tenu du fait que la quarantaine a affecté les volontaires de différentes manières.

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INTRODUCTION The concept of “errance� refers to the action of walking in an erratic way, free, without a predetermined route. Walking allows us to experience places in new ways, and can reveal new dimensions of a space. The body recognizes these things, in a very subjective and intersubjective way. We can consider that one main aspect of an errance is to be open to the unpredictability that the experience is going to bring and use them to apprehend the place in another way, more sensible and attentive to the elements that touch us the most. In this research I not only look at the material and physical elements of a space, but also other dimensions, like for example how a place sounds, which symbols are in it or the special memories it can evoke. Since we are living in an unprecedented situation in which access to public and common spaces is limited, we can use some of the features mentioned above to investigate our quarantine space and its relations with the outside. In the context of a pandemic and with various political and administrative limitations, our perception of a place is not the same as in everyday life. However, we can take advantage of this to carry out an affective and subjective interpretation of space. After studying a range of works and artistic movements, I created a procedure that will guide you through actions to do this type of erratic walk in your quarantine space. This procedure is divided in three phases: the pre-action, the action and the post-action. Those are the steps I propose you to follow: _Read the pre-action questions and take the necessary materials; _Read the action instructions; _Choose which game option you would like to play; _Do your wandering walk; _Note down modifications and adaptations made to the proposed protocol; _Fill in the post-action questions and put your impressions and interpretations on an A4 paper (more details bellow); _Send your results to : amaral.marina@hotmail.com 126


PRE-ACTION : what you’re going to need

place . your quarantine space . is it your apartment, the house of your parents, etc? . where is it?

objects / materials . pen + notebook . materials and tools you have like: (right down other options)

camera

color

(or phone)

pencils

a4 paper

old magazines

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ACTION : wandering through the space observing In a situation of isolation such as a quarantine, the constructed elements of space acquire new metaphoric senses. In this experiment we will consider the following symbolic interpretations: . the walls of the house are barriers that separate us from the outside world; . the windows are the surfaces of communication we have with the city space and the others of the community; . decrees and laws draw limits on coexistence and the occupation of spaces. playing Choose one of the games below or write your own, if none of the below apply to you _go by all your windows, open them if possible; _in each one observe the landscape for a few minutes; _then, with your eyes closed, pay attention to the sounds, the texture of the wind, the temperature of the air, the aromas that come from outside;

1.

_write down or memorize the observed things and events that have marked you the most. _walk along the interior walls of the house or a room of your choice, always have a part of your body in contact with the wall; _pay attention to the textures; _stop every 20 steps and imagine the other side of the wall: what is happening there, who lives on the other side and what textures are present?

2.

_write down or memorize your main impressions. _take a random route and try to go through all the doors of the house only once; _when you get to the front door stop a few steps in front of it and observe it, if possible open the door; _imagine that the door is the spatial representation of a line that imposes a limit;

3.

_crossing that boundary or not is a choice, think about the implications of this. 128


POST-ACTION : translating into paper

interpretation Look or remember the notes you have made during the exploration:

. what were the things that marked you the most?

. what were the memories, feelings and sensations they provoked in you?what is different in your perception from the days before the pandemic?

representation . make a map of the house/apartment or a room you are in quarantine

. in a different paper (A4 preferably) try to graphically translate the questions raised above and try to fill in as much of the paper as possible (it can be a drawing, a collage, a text, a photo, etc‌ and can be done manually or digitally)

. write down if you modified any of the above orientations

!!! tip: there’s no right or wrong in this exercise, feel free to experiment and show the subjective impressions only you could have of this place and experience *consider the blank page below as an invitation to express your creativity and perceptions, as well as a template of the size A4

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