Le bleu de Picasso Hypothèses sur le choix de la monochromie
Ambrogio Galbiati Avril - Mai 2001
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Autoportrait, Paris 1901
« Chaque fois que j’ai eu quelque chose à dire, je l’ai fait du mieux que j’ai pu. Des sujets différents exigent des méthodes différentes. Ceci n’implique ni évolution ni progrès, mais un simple accord entre l’idée que l’on désire exprimer et les moyens pour le faire ».
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Entre fin 1901 et 1914 l’œuvre de Picasso a connu différentes époques, distinguées par le nom d’une couleur dominante ou par le terme de "cubisme" entré dans la langue courante pour définir "la" révolution de la peinture moderne. Ces époques ont cependant un caractère commun: le retour ponctuel à la monochromie, voire même, parfois, son usage continu. L’adoption initiale de la couleur bleue à partir de 1901 a fait l’objet de larges débats. Alfred Barr* déclarait en 1946 : "Le fait que Picasso se soit consacré si longtemps à la monochromie bleue n’a jamais été expliqué de façon convaincante", et l’un des plus renommés critiques, qui est aussi son biographe, Pierre Daix**, reconnaissait vingt ans plus tard que, depuis lors, aucun progrès n’avait été fait. L’étude approfondie de la peinture de Picasso à cette époque et durant les dernières décennies a mis en évidence un aspect que l’on retrouvera dans toute son œuvre, à savoir : le lien étroit entre la richesse de sa personnalité, les événements de sa vie, et l’évolution de sa peinture. Les indications avancées sur le choix de la couleur bleue se rapportent surtout à des données biographiques ou à la psychologie du peintre. Voici un bref résumé des différentes thèses formulées sur le sujet. C’est en février 1901 à Madrid, où il a fondé avec Francisco Soler une revue hebdomadaire, que Picasso apprend le suicide de son ami Carlos Casagemas. Dans l’une des cinq livraisons de la revue paraît une nouvelle de Santiago Rusignol, El patio azul, où la couleur bleue se trouve associée à l’histoire d’une mort. A Paris, en juin de la même année, Picasso expose ses œuvres chez Vollard. A l’euphorie due à la réussite de l’exposition succède une période qui va amener le peintre à une profonde interrogation sur lui-‐même. En automne apparaissent les premières œuvres à dominante bleue, et quarante ans après Picasso dira qu’il a commencé à peindre en bleu en pensant à la mort de Casagemas. Entre fin 1901 et fin janvier 1902, à Paris, ont été posés les fondements de la période bleue: les sujets sentimentaux, la monochromie bleue, et la prédominance de la forme dans la composition. Les visites répétées à la prison des prostituées de Saint-‐Lazare deviennent le catalyseur autour duquel les sentiments de Picasso se matérialisent dans la peinture, dont on disait en ce temps-‐là qu’elle est "l’émanation de la tristesse et de la douleur". On a noté, d’autre part, un lien avec la peinture du Greco: les personnages allongés, l’usage du bleu, et le fait que l’une des œuvres-‐clé de cette époque-‐là, les Funérailles de Casagemas, ait été inspirée par les Funérailles du comte d’Orgaz. Plus tard, on a dit aussi que le bleu était la couleur préférée de Picasso, et que sa peinture de la fin 1901 marque le début de l’anti-‐naturalisme.*** * Premier directeur du Musée d’Art moderne de New York ** Pierre Daix : La vie de peintre de Pablo Picasso. Seuil, Paris 1977. *** Pierre Cabanne: Le siècle de Picasso. Denoêl, Paris 1975 Pierre Daix, Georges Boudaille e Pierre Rosselet: Picasso 1900-‐1906. Ed.Idées et Calendes, Neuchâtel 1988 Pierre Daix: La vie de peintre de Pablo Picasso. Seuil, Paris 1977 Dictionnaire Picasso. Robert Laffont, Paris 1995 Palau i Fabre: Picasso vivant. 1881-‐1907. Albin Michel, Paris 1990 Jurgen Glaesemer: Der junge Picasso. Kunstmuseum, Bern 1984
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“Le moi intérieur est nécessairement dans ma toile, parce que c’est moi qui la peins. Je n’ai pas besoin de me tourmenter pour cela. Quoi que je fasse, il y sera, même trop… le problème est ailleurs ! »
L’enterrement de Casagemas. Paris, 1901
Quand Picasso affirme que "c’est en pensant à la mort de Casagemas" qu’il s’est mis à peindre en bleu, il donne une indication du moment et de la raison explicite de cette transition, mais il ne dit rien qui puisse nous éclairer sur le choix de cette couleur. Force est de constater qu’à partir de cette date, et pendant plus de douze ans, sa peinture sera à dominante monochrome, même si les tableaux qui vont se succéder ne sont pas tous "bleus" ou "roses" ou d’une autre couleur. Sa façon de procéder – à l’exception du travail en commun avec Braque à partir de 1908, plutôt influencée par le mode rationnel de ce dernier – n’est ni programmatique ni linéaire. C’est pourquoi il est impossible d’attribuer un sens à sa pratique si on l’analyse à chaque étape, mais il devient tout autant problématique d’en réduire la diversité et la complexité si on la qualifie du seul terme de "monochromie". Toutefois, en choisissant comme fil conducteur la succession des modifications qui surviennent dans les œuvres monochromes, on peut noter qu’elles correspondent à un dessein intuitif dont on trouvera la confirmation dans son œuvre future. Les choix de Picasso ont été avant tout ceux d’un peintre, même s’il n’est pas contestable que les événements de sa vie ont constitué le moteur et aussi la cause de son orientation picturale.
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C’est à partir des Demoiselles d’Avignon que l’on s’est accordé pour reconnaître chez Picasso un tournant comparable à celui de la Renaissance, survenu cinq siècles auparavant. On a évoqué à ce propos l’émergence d’une nouvelle conception de l’espace, la multiplication des points de vue, l’abolition de la profondeur. On en a nommé les précurseurs : Manet, Cézanne, Gauguin, Van Gogh, les Nabis, Toulouse-‐Lautrec, Degas, Seurat… De l’œuvre qui précède les Demoiselles, on a, à partir de la période bleue, affirmé la tendance à l’anti-‐naturalisme qui conduit Picasso à dialoguer avec l’art de la Polynésie, les sculptures ibériques de la période romane, et les masques africaines. Les Demoiselles d’Avignon, Parigi 1907
La tendance à l’anti-‐naturalisme, apparue avec la période bleue, situe le travail critique de Picasso par rapport à la représentation classique, sur un terrain peu exploré par la critique et dont il donnait à Apollinaire une explication dans les termes suivants: "les couleurs ne sont que des symboles et la réalité n’est que dans la lumière". Picasso mettait l’accent sur un thème général, celui de la lumière et de sa fonction, ainsi qu’elles avaient été énoncées dans la perspective de la Renaissance. S’accordant aux formulations de cette dernière, les choix du bleu et de la monochromie se prêtent à une nouvelle interprétation.
La perspective était fondée sur une fiction : l’existence d’un personnage imaginaire qui, à une distance donnée, et avec l’aide de la géométrie, construisait sur un plan un espace suggérant l’idée d’une profondeur, semblable à celle perçue par l’œil.
La crédibilité de la ressemblance était due à un second artifice : l’adoption d’une unique source de lumière, extérieure à la représentation, qui donnait un relief aux corps à travers les rapports de clair et d’obscur
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Quand cette source de lumière apparaîtra plus tard à l’intérieur de tableaux comme ceux de Georges de La Tour ou de Claude Lorrain, elle se révélera pour ce qu’elle est : une fiction. La créd ibili té de la ress emb lanc e était due à un un seco nd artif ice : Georges de La Tour. La Madeleine 1653 Le Lorrain. L’embarquement de la reine de Saba. 1648 l’ad Les études de Léonard de Vinci sur les effets produits par l’éclairage (le clair-‐obscur) ont opti on constitué pendant des siècles les bases de la représentation : d’u "Le clair-‐obscur pratiqué par Léonard de Vinci suppose une révision complète du rôle de la ne couleur dans l’art occidental, et son exemple d’illusionnisme cohérant a subordonné la couleur uniq ue au dessin et aux ombres jusqu’au xix siècle *. sour * John Shearman "Leonardo’s Colour and Chiaroscuro". Cité par Rubin dans Picasso et le portrait. ce Flammarion, Paris 1996 de de lum ière, exté rieu re à la repr ésen tatio n, qui don nait un relie f aux Domenico Ghirlandaio. Dessin préparatoire et détail de la fresque Naissance de Marie. Florence, S. M.Novella corp s à trav ers les 6 rapp orts de
Leonardo de Vinci. 1478 – 1480 Fra’ Bartolomeo. 1472-‐1517 Lorenzo di Credi, 1459-‐1537
A partir du XVème siècle le dessin devient un genre à part. Aux rapports de clair et d’obscur qui avaient pour fonction de suggérer le volume et d’indiquer un état particulier de la lumière, on attribuera désormais une valeur neutre, qu’ils apparaissent ou non sur des fonds colorés.
Filippino Lippi. 1484-1485
Piero di Cosimo. Florence 1462-1521
Domenico Ghirlandaio.
La tradition de la neutralité du clair-‐obscur, de son être "non couleur"* par rapport au tableau, sera perpétuée par les Académies, là où s’est déroulée la formation de Picasso, et on a remarqué que celui-‐ci est plus proche du modèle de Léonard fondé sur la ligne et le clair-‐ obscur, que de la tradition coloriste du XXème siècle moderne**. * Leon Battista Alberti : De pictura 1435 ** William Rubin: Picasso et le portrait. Flammarion, Paris 1996.
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1901 Paris
En juin 1901, Picasso présente à l’exposition de Vollard 64 peintures et un certain nombre de dessins. Les sujets traités sont extrêmement variés : natures mortes, paysages, portraits, scènes de corrida et de vie parisienne, nus, danseuses... tous dominés par un fort chromatisme.
Portrait de Gustave Coquiot. Paris, 1901 Méditerranée. Barcelona, 1901
French cancan. Paris, 1901 Mère avec son enfant et fleurs, Paris, 1901
L’étreinte, Paris, 1900 Devant l’église, 1900
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L’attente. Paris, 1901 Courses de taureaux. Barcelone, 1901 Femme dans sa loge. Paris, 1901
Une fois éteint l’enthousiasme qui avait suivi le succès de son exposition, saluée par des éloges et quelques critiques*, Picasso opère ce qui a été appelé un recentrage sur lui-‐ même**, une profonde réflexion sur sa vie et sur son œuvre. Il recherche un accord entre la vérité de sa vie et les moyens picturaux aptes à l’exprimer. * Félicien Fagus publie le mois suivant un article dans la Revue Blanche où, à côté d’éloges : "Il est peintre, absolument peintre...il adore la couleur pour elle-‐même... il s’éprend de tout sujet et tout est sujet pour lui...", apparaissent quelques critiques : "Le danger pour lui réside dans cette même impétuosité qui pourrait l’amener à une virtuosité facile, à un facile succès" Thème repris par un autre critique, François Charles (dans L’Ermitage) : "Quant à Picasso, dont on me dit qu’il est très jeune, il débute avec une telle prouesse que je me permets de nourrir quelque inquiétude pour lui dans l’avenir. L’on pourrait dire d’où provient chacun de ses tableaux, dont la variété est par trop considérable". ** Pierre Daix, La vie de peintre de Pablo Picasso. Seuil, Paris 1977
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La couleur du clair-‐obscur
A partir des Funérailles de Casagemas (fin 1901), les sujets de Picasso changent et, progressivement, on assiste à une réduction de la chromaticité.
Portrait de Casagemas. Barcelone 1899-‐1900 Au chevet d’un malade. Barcelone 1899-‐1900
Les derniers moments. Barcelone 1899-‐1900 Visages stylisés à la façon du Greco. Barcelone, 1899
Cette régression du chromatisme trouve un précédent dans une série d’œuvres exécutées à Barcelone pendant l’hiver de 1899, où les sujets traitent de l’agonie et de la mort. Au sujet de ces œuvres, Palau y Fabre a fait remarquer que "Picasso n’a jamais peint de tableaux aussi sombres. En y regardant de plus près, on s’apercevra que la future période bleue est celle de la lumière qui dissipe les ténèbres, d’une couleur, d’une espérance enfin retrouvée dans la profonde obscurité ˝. Picasso, aux prises avec les thèmes profonds de la vie, explorait les moyens de traduire en peinture la complexité de ses sensations. En réduisant les instruments expressifs dont il disposait, il était parvenu aux noirs qui éteignent la lumière et rendent la couleur imperceptible. Cette expérience, à la limite du représentable, l’a poussé jusqu’aux racines du langage pictural pratiqué par lui, là où ne subsistent que les rapports de lumière et d’ombre dans leur expression la plus élémentaire, ainsi qu’ils le sont dans le dessin. * Palau i Fabre: Picasso vivant. 1881-‐1907
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Veillée funèbre. Barcelone, 1899 Le repas de l’aveugle. Barcelone, 1903
Si on établit une relation entre la période de 1899 et celle de l’automne de1901, on note que la recherche d’une plus profonde expressivité, s’accompagne d’une réduction des moyens picturaux. Avec le choix du bleu, l’expérience précédente se trouve repensée : en utilisant une seule couleur pour peindre ses sujets, Picasso a attribué une couleur à la valeur neutre du clair obscur, la pratique propre au dessin.
Dessins académiques. La Corogne, 1893. Barcelone, 1896
Comme dans le dessin le traitement des volumes est réduit à son essence : le rapport entre les parties claires et celles en ombre. Le clair obscur du dessin est traduit dans les valeurs du bleu, la couleur la plus apte à en rendre les caractéristiques.
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Cette solution permettait à Picasso de disposer d’un moyen élémentaire pour explorer la forme, en la soustrayant aux contraintes imposées par les accords de couleurs. Il pouvait peindre, c’est-‐à-‐dire faire de la couleur, avec ces mêmes libertés qui, depuis toujours, avaient constitué quelques-‐unes des caractéristiques du dessin : la spontanéité et l’inachevé. Le non-‐fini traduit en peinture deviendra récurrent dans l’œuvre de Picasso, tant pour interroger et exhiber le caractère fictif de la peinture, que pour provoquer l’attention du spectateur.
Nu bleu. Paris, 1905 Andrea del Verrocchio, 1475
Donner une couleur à la valeur neutre des effets produits par la lumière, constituait une première atteinte à l’un des fondements de la représentation par la Renaissance. Pourtant, comme à la Renaissance, mais selon un procédé opposé, (même si jusqu’aux Demoiselles d’Avignon l’éclairage de ses sujets procèdera d’une source de lumière extérieure au tableau) Picasso suggérait l’idée d’une vision intérieurement conçue. Avec le bleu, il trouvait en outre un accord entre l’exécution picturale et le sujet traité, en suggérant une atmosphère et une sonorité proches des réalisations de l’antiquité classique. Comme dans la peinture pompéienne, où le traitement naturaliste des différents sujets se conjuguait aux thèmes mythico-‐rituels, par le moyen du ton dominant des fonds.
Fresque de la maison des Mystères, Pompéi Fresque pompéienne, Naples, Musée National
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Maternité au bord de la mer.1902 La rencontre1902 Le peintre Sebastiàn Junyer., 1902
Les choix de Picasso avaient mûri peu à peu, comme il nous est montré par les oscillations de la couleur dominante dans ses œuvres : du vert bleu, au bleu violet, au noir bleu... mais deux constantes apparaissaient : sur la toile, traversée par une couleur unique, le fond à peine signalé perdait en profondeur, et toute l’attention du peintre visait à rendre plus solide, plus "vrai" le volume de ses sujets.
Rembrandt. Saint Jérôme et le lion, env. 1653 Vieux Juif. Barcelone, 1902
""La perspective nous disait le temps qu’il fait"
Dans ses gravures, Rembrandt caractérisait par des traits monochromes les variations de lumière et la tonalité des sujets. Même dans le cadre d’une source lumineuse donnée, Picasso se souciait en revanche d’en éviter les effets secondaires et accidentels; c’est là un problème qu’il affrontera systématiquement plus tard avec Braque, quand il recherchera seulement le ton local exact de chaque objet. 13
L’étreinte. Barcelone, 1903 Pauvres au bord de la mer. Barcelone, 1904
Quelques peintures de la période bleue semblent sortir du schéma de la monochromie, comme si, revenant à l’idée d’une œuvre plus achevée grâce à la présence d’autres couleurs, Picasso avait voulu vérifier la justesse de sa façon de procéder, et transférer ensuite sur ses œuvres monochromes les couleurs dont il s’était approprié.
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1901-‐1908 [[Les œuvres de la période bleue (automne 1901-‐ été 1904) ont été réalisées surtout à Barcelone.(Février-‐ Octobre 1902, Février 1903-‐ Avril 1904) et seulement en partie à Paris, où le peintre s’établira à partir du printemps 1904]
Pendant son séjour à Madrid, début 1901, Picasso peint une série de portraits de dames de la haute société. C’est alors qu’apparaît pour la première fois une prédilection pour la couleur bleue.
Dame en bleu. Madrid, 1901 Nu (Jeanne). Paris, 1901
La même couleur souligne quelques œuvres exposées chez Vollard, à Paris, pendant l’été de la même année, et dont le traitement est proche des techniques impressionnistes.
Les toits bleus. Paris, 1901 Casagemas sur son lit de mort. Paris, 1901
"La période bleue a été une période d’intériorisation et d’interrogation grave sur le sens de la vie, et de la peinture en rapport avec le sens de la vie". Pierre Daix
Plus tard, les sujets des œuvres qui suivent les Funérailles de Casagemas se restreignent. Picasso concentre toute son attention sur la figure humaine qu’il isole par rapport aux fonds. Ceux-‐ci sont à peine signalés, et la tonalité de la couleur, qui domine et unifie l’œuvre entière, annule leur effet de profondeur.
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La courtisane. Paris, 1901 La chambre bleue. Paris, 1902 Portrait de Sabartés. Paris, 1901
Aux portraits et aux scènes de genre succèdent les images des prostituées de la prison Saint-‐Lazare et les maternités, dont les réalités lui semblent plus proches. Libéré de la comparaison avec les critères d’une beauté esthétique, il recherche à travers des sujets "vrais" une vérité de la peinture et de ses moyens d’expression. La peinture de Picasso oscille alors entre l’accord chromatique de surfaces plates et de forts contrastes de clair et d’obscur.
Femmes à la fontaine. Paris, 1901 Femme à la coiffe. Paris, 1901
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Buveuse assoupie. 1902 La pauvresse. Barcelone, 1902 La soupe. Barcelone, 1902
L’aspect sculptural des personnages est tempéré par leur forme arquée et par les annotations synthétiques qui les entourent.
Toits de Barcelone. 1903
Dans les œuvres de Barcelone les rapports de clair-‐obscur se réduisent au minimum, et les variations de la lumière sont remplacées par celles de la couleur. Les bleus apparaissent comme une composante naturelle de l’endroit. En dépit de la présence de profondes et sombres tonalités, les tableaux semblent dégager une lumière qui est la leur.
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La Célestine. Barcelone, 1903
Les portraits, de Barcelone à Paris, nous montrent une progressive simplification des formes. Dans La femme de l’acrobate, la dominante bleue perd de son intensité. Le fond s’éclaircit et participe de la même vivacité de traitement que celle accordée au portrait.
Tête de femme. Barcelone, 1903 La femme de l’acrobate. Paris, 1904
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La repasseuse. Paris, 1904 Mère et fils. Paris, 1905
Entre 1904 et 1905, réapparaissent timidement les fonds animés et les couleurs; Picasso semble retrouver de l’intérêt pour les variations lumineuses et pour les rapports de ses nouveaux sujets avec le fond.
Les bateleurs. Paris, 1905
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Deux frères. Gosol, été 1906 La toilette. été 1906 Les adolescents. Gosol, été 1906
Pendant son séjour de l’été 1906 à Gosol, en Espagne, se produit un autre changement. Le retour à la monochromie est accompagné d’une interrogation sur ses fonctions et d’une réduction des variations de clair et d’obscur.
Deux adolescents. été 1906 Nu aux mains jointes, été 1906 Femme nue, été 1906
Dans Les adolescents, des zones claires et obscures apparaissent en distribution uniforme sur toute l’étendue de la toile, au point de faire rivaliser le fond avec le volume des corps. Dans le Nu aux mains jointes, le volume est de retour avec un fort contraste des tons, mais dans la Femme nue il semble être aspiré par le fond. Les oscillations de style que l’on remarque d’une œuvre à l’autre, donnent à penser que Picasso cherchait à conférer du volume aux corps et à les inscrire dans un fond, de façon à éviter les artifices de l’éclairage.
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Tête de picador au nez cassé 1903 Tête de femme. 1906-‐1907
Le rapport avec la sculpture, que Picasso avait pratiqué dès 1901, apparaît décisif en cette période. L’hiver précédent, il avait pu admirer au Louvre les sculptures ibériques d’Osuna et de Cerro del Santos. Leur charge d’expressivité, la rude simplification des formes, se reflèteront dans le portrait de Gertrude Stein, un tableau qu’il terminera à son retour à Paris.
Portrait de Gertrude Stein. Paris, automne 1906
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Nu sur fond rouge. Paris, été-‐automne 1906 Deux femmes nues. Paris, automne 1906
Dans les peintures de l’automne-‐hiver 1906, la sculpture domine le caractère de ses personnages, mais la découverte des masques nègres et la traduction linéaire des volumes qu’il a observé dans le Nu bleu de Matisse, l’amènent à une révision de l’usage du clair-‐obscur, dont les rapports, réduits à l’essentiel, obéiront à la seule logique d’une construction du volume, de moins en moins dépendante de l’artifice d’une source de lumière extérieure à l’œuvre.
Buste d’homme. Paris, automne 1906 Nu assis. Paris, hiver 1906-‐1907
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Buste de femme. Paris, 1907Femme aux mains jointes Marin. Paris, Juin 1907 hiver 1906-‐printemps 1907 Avril-‐Mai 1907
Cette nouvelle orientation aboutira avec les Demoiselles d’Avignon
Les Demoiselles d’Avignon. Paris, juin-‐ juillet 1907
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Pour Picasso, l’adoption de la monochromie a constitué la référence à laquelle il recourait afin de vérifier les choix picturaux qu’il expérimentait tour à tour.
Parti d’une réduction du chromatisme pour se concentrer sur la la forme, il était parvenu à redéfinir les rapports de clair-‐obscur en en les rendant indépendants d’une source lumineuse.
1901 Autoportraits 1907
À la recherche d’une plus profonde vérité de la représentation, il était passé de l’imitation de l’apparence de ses sujets à l’invention de nouveaux signes expressifs qui les définissaient.
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1908. Picasso et Braque
Picasso. Paysage, Août 1908
Braque. Maison à L’Estaque, août 1908
Braque fait la connaissance de Picasso en septembre 1907 au Bateau Lavoir, où il voit les Demoiselles d’Avignon. Leur intérêt commun pour la peinture de Cézanne les rapproche. L’été suivant, Braque part pour L’Estaque, à Marseille, et Picasso séjourne à la Rue-‐des-‐Bois, à quelques kilomètres de Paris. Au retour, la comparaison de leurs œuvres respectives démontre une impressionnante proximité d’intentions. Dès lors commence une étroite relation de recherches qui durera jusqu’en 1914. De la peinture de Cézanne, Braque avait retenu la façon de traiter les volumes. De la couleur,-‐dira-‐t-‐il plus tard, ne nous intéressait que l’aspect lumineux; la lumière et l’espace sont deux choses qui sont proches et nous les étudions en même temps. Dans ses œuvres, l’orientation vers la monochromie, de même que l’indépendance des rapports de clair et d’obscur au regard d’une source lumineuse fictive, étaient la conséquence d’un processus de rationalisation des procédés picturaux de Cézanne. Picasso était prêt à recevoir ce message. Il s’était posé ce problème depuis 1901, et sur son parcours il avait intégré tous les genres d’influences, depuis Ingres jusqu’aux masques nègres, mais la peinture, pour lui, allait de pair avec les expériences vécues. C’est là sa grande différence avec Braque, avec lequel il a partagé six années d’intenses expériences. Et c’est ce qui lui fera dire, plus tard, de ne l’avoir pas revu depuis août 1914, quand il l’accompagna à la gare d’Avignon, où Braque partait pour la guerre. La monochromie pratiquée par ces deux peintres pendant la période cubiste était un instrument destiné à réduire la complexité des termes de la peinture, et donc adopté intentionnellement en vue de la redéfinition de ceux-‐ci. Cela leur a permis d’inventer un nouveau langage dans lequel la couleur, réintégrée, n’aura plus la physionomie qu’elle avait dans la peinture du passé. Cependant, le cadre des solutions apportées par le cubisme ne satisfaisait pas les exigences de Picasso. À Edouard Pignon qui lui parlait du passage par le cubisme, Picasso répondait : "Oui, mais il pouvait me tuer. Il pouvait même me tuer si j’y étais resté". « Je ne dis pas tout, mais je peins tout »
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