La Perception et l'architecture de la Mémoire - Anastasya Cornu

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Anastasya CORNU

LA PERCEPTION ET L’ARCHITECTURE DE LA MÉMOIRE

Collection Mémo - ENSAP Bordeaux 2018 Mémoire de Licence


LA PERCEPTION ET L’ARCHITECTURE DE LA MÉMOIRE

C’est donc sur ces termes que j’ai orienté mes recherches. Les notions de perception de l’espace par le corps et ses sens, associés à l’esprit et à sa mémoire, m’ont amenée à aborder le concept de phénoménologie. La phénoménologie étant à la fois un concept théorique, philosophique et un courant de pensée architectural.

« Notre corps est cet étrange objet qui utilise

Ces recherches m’ont permis d’extraire dif-

ses propres parties comme symbolique générale

férents éléments clefs constituant ce courant de

du monde et par lequel en conséquence nous pou-

pensée architectural, notamment le rapport au lieu,

vons fréquenter ce monde, le comprendre et lui

au temps et à la mémoire. Ces déductions m’ont

trouver une signification » .

ensuite orientée sur l’architecture comme lieu et

1

La perception est une faculté primaire chez l’homme. Un outil de compréhension de son environnement, se basant sur des faits et des formes antérieurs, issus de la mémoire collective ou personnelle et associés aux expériences sensorielles vécues par l’individu. Lorsque l’enfant découvre le monde et se construit en utilisant ses propres sens, il expérimente son « soi ». C’est cette expérience vécue qui va se raccrocher par la suite à ses expériences passées, constituant ainsi sa mémoire. C’est également ainsi que l’on découvre une architecture. Elle est un engagement du corps et de l’esprit. On la regarde, on la touche, on la sent, on la traverse, on l’entend, on la devine, on la repense. Le corps est au centre de cette discipline et en est l’objet. Il est « à l’origine de la spatialité, il est le principe de la perception » 2. L’architecture s’impose à nous et on se l’approprie. Elle est multiple,

support de la mémoire. Je me suis donc intéressée aux mémoriaux contemporains, qui par leurs programmes libres et leurs symboliques fortes, constituent des espaces particuliers, sensibles et sujets à l’interprétation. J’ai choisi ici d’étudier en particulier le Mémorial des Martyrs de la déportation à Paris (1962) par Georges-Henri Pingusson (1894-1978), l’un des mémoriaux qui m’a le plus marqué jusqu’à présent par sa conception spatiale. J’en suis venue à me demander si cet édifice contemporain pouvait s’inscrire dans la pensée de l’architecture phénoménologique contemporaine merleau-pontienne. J’ai donc étudié la définition de ce courant de pensée en philosophie et sa transcription spatiale dans l’architecture par l’analyse d’édifices remarquables reliés à la phénoménologie, afin de dégager des hypothèses de réponse à ma problématique.

avec des matières, des couleurs, des lumières, des sons, des formes et des odeurs différentes. Elle provoque en nous des émotions profondes. Mais au-delà des expériences sensorielles et émotionnelles, elle fait appel au vécu de l’individu, aux souvenirs, à l’expérience corporelle et psychologique

1 MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris :

Gallimard, 1976, p. 284.

2 Idem, p. 184.

réunies dans un tout : le corps et l’esprit.

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La phénoménologie

Un courant philosophique

Tout d’abord, il faut comprendre ce qu’est la

Ce courant va influencer par la suite la disci-

phénoménologie. C’est un courant de pensée phi-

pline architecturale après la chute du Mouvement

losophique, que l’on rattache plus particulièrement

moderne à la fin des années 1960. En effet, ce

au philosophe allemand Edmund Husserl (1859-

mouvement et ses concepts rationalistes et fonc-

1938), dans les années 1900 et qui se concentre

tionnalistes donnaient au corps l’aspect d’un mé-

sur l’étude des phénomènes, de l’expérience

canisme, en s’éloignant de la composante émo-

vécue et des contenus de la conscience. Husserl

tionnelle et psychologique de l’humain. Après ce

s’inspire lui-même des réflexions de Jean-Henri

mouvement radical, l’architecture cherche à revenir

Lambert (1728-1777), dans la quatrième partie de

« aux choses mêmes » et aux sensations induites

son Nouvel Organon (1764) où il dit que « la phé-

par l’expérience de l’espace architectural.

noménologie dans son acception la plus générale peut être qualifiée d’optique transcendante, dans la mesure où elle détermine en partant du vrai l’apparence et inversement, en partant de l’apparence le vrai » .

3

Dans cette architecture, la perception devient un récit, elle entraîne le visiteur dans la découverte du lieu, pour lui donner du sens par l’expérience et le parcours. Le programme n’est plus au cœur de la réflexion du projet, mais devient le réceptacle

Ce courant de pensée est souvent remis en

d’une histoire interne, où le visiteur devient pro-

question et ré-interprété, telle « une science qui

tagoniste et acteur du projet. Il en devient même

n’en finit pas de naître et de renaître sous diffé-

l’écrivain dans sa ré-interprétation sensible asso-

rentes formes » 4. Il s’intéresse à l’homme comme

ciée à son vécu.

un individu fait d’un corps (Korper) et d’un esprit liés (Lieb), faisant l’expérience du vécu en mêlant ces deux éléments 5. Tandis que Husserl voit la phénoménologie comme une méthode et une science, le philosophe français

Maurice

Merleau-Ponty

(1908-1961),

s’éloigne de cette vision pour s’appuyer « sur le vécu et le ressenti avant d’être nommé » 6. D’ailleurs, à partir des années 1950 lorsqu’on aborde la phénoménologie contemporaine, c’est à cette dernière définition que l’on se réfère.

3 LAMBERT Jean-Henri, Nouvel Organon Phénoménologie, Paris :

Vrin, 2002, p. 193. 4 DOYON François, La méthode phénoménologique du

jeune

Heidegger, publié sur Académia.edu, 2018,

(consulté le 02-04-2018),

p. 163, <https://www.

academia.edu/1018929/La_m%C3%A9thode_

La phénoménologie est basée sur la sensibilité, l’expérience corporelle et surtout la perception,

5 HUSSERL Edmund, « Recherches phénoménologiques pour la

celle-ci étant décrite en phénoménologie comme

consti-

« l’activité de l’esprit par laquelle un sujet prend

gie et une philosophie

conscience d’objets et de propriétés présents dans son environnement sur le fondement d’informations délivrées par les sens » 7.

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ph%C3%A9nom%C3%A9nologique_du_jeune_Heidegger>.

tution », Idées directrices pour une phénoménolophénoménologique pures, Paris : PUF,

1996, §36. 6 BLAY Michel, « Phénoménologie » Dictionnaire des concepts philoso-

phiques, Paris : Larousse, édition CNRS, 2013, p. 618.


La phénoménologie

En architecture

« Il n’y a pas d’être qui ne soit situé et orienté, comme il n’y a pas de perception possible qui ne s’appuie sur une expérience antérieure d’orientation de l’espace. La première expérience est celle de notre corps dont toutes les autres vont utiliser les résultats acquis » 8.

Études de cas : Après avoir abordé le courant de pensée phénoménologique en philosophie et avoir parlé de son influence dans le champ architectural, je me suis intéressée à certains bâtiments que l’on relie à ce mouvement post-moderniste et à la transcription spatiale de ces concepts. J’ai donc sélectionné un ensemble d’édifices remarquables qui ont été étudiés et analysés dans leurs conceptions spatiales, avec les différentes sensations rencontrées lors du parcours de ces lieux. J’ai commencé par m’intéresser à Peter Zumthor (1943-...), architecte suisse des espaces vécus, qui décrit la méthodologie de la perception dans son livre Atmosphères 9. J’ai choisi d’étudier les thermes de Vals, car c’est un édifice qui fait appel à l’ensemble des sens de l’individu qui le traverse, par le choix des mises en scènes de l’espace et de ses matériaux (figure 1). J’ai ensuite étudié un édifice particulier de l’architecte américain Daniel Libeskind (1946-...). Le Musée juif de Berlin (1989-2001), qu’il a conçu de façon à déstabiliser le corps et les sens, avec des configurations spatiales inattendues qui font ressentir des émotions particulières au visiteur. J’ai également choisi cette architecture car c’est un musée qui relate l’histoire des Juifs d’Allemagne et qui fait donc appel à la mémoire collective et au lien avec le site (figure 2).

8 MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie ... p. 302. 9 ZUMTHOR Peter, Atmosphères, Bâle : Birkäuser Libri, 2006.

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Les Thermes de Vals

Atmosphères et espaces vécus

Si l’on devait prendre un architecte contempo-

rat est stimulé par le choix des effluves dans le bain

rain pour exprimer la transcription spatiale de ce

de fleurs, qui embaument l’espace. Le goût est mis

courant de pensée, on prendrait pour référence

en avant dans la salle de désaltération avec des

Peter Zumthor (1943-...). Cet architecte suisse

eaux thermales. Enfin l’ouïe, qui est sollicitée par

cherche à créer des espaces « vécus » et qui nous

les échos du son sur la pierre, particulièrement

« touchent », que l’on découvre par les sens et le

dans la salle de la partition de musique minérale,

corps 10.

écrite par le musicien et compositeur suisse Fritz

En se référant à la phénoménologie de la per-

Hauser (1953-...).

ception, on arrive ainsi à mieux lire et comprendre

Le son et le temps sont deux composants ré-

son architecture. Son oeuvre la plus représentative

currents dans la conception de son architecture et

et charismatique, aux thermes de Vals (1993-96),

de la phénoménologie.

illustre bien ces concepts. Dans cette mise en scène de l’espace, le programme n’est pas l’épicentre de la réflexion. Ce sont les émotions qui sont mises en avant.

On découvre ainsi cet édifice par le parcours et par les sens, avec un itinéraire laissé au choix du visiteur, où l’on perd la notion du temps dans une « flânerie libre » 11. C’est une expérience in-

C’est un édifice épuré et sobre, inséré au creux

solite vécue par l’individu, qui invoque en lui des

du village suisse de Vals. Il se déroule essentielle-

souvenirs familiers, des bribes de mémoire de ses

ment dans un parcours interne, offrant par moment

expériences passées, associées aux différentes

des cadrages privilégiés sur les montagnes envi-

atmosphères du lieu.

ronnantes. Ce projet, comme l’ensemble de ses réalisations, a une relation très forte à son site. Il s’élabore à partir du lieu, en en prenant l’essence pour y créer une harmonie, une symbiose. Le lieu joue d’ailleurs un rôle clef dans le concept de phénoménologie en architecture. Cet édifice fait appel à l’ensemble des sens de l’individu, dans la conception de ses différents espaces et atmosphères. Le toucher est ainsi stimulé par l’utilisation de la pierre Gneiss directement issue du site, qui dessine des lignes horizontales sur les murs, avec des finitions et des polissages différents selon les pièces

(figure 1).

Il

est également appelé par les sensations du corps tout entier avec les différentes températures des bassins (bassin de feu, de glace). La vue est attirée par les jeux d’ombres et de lumières tamisées qui guident entre les pièces et créent une atmosphère particulière ou encore par la dilatation et la compression de l’air qui créent des espaces tantôt sombres et étriqués, tantôt clairs et ouverts. L’odo12 |

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10 ZUMTHOR Peter, Atmosphères ... p. 11. 11 Idem, p. 41.


Fig. 1, Vue depuis l’intérieur des thermes de Vals, © Fernando Guerra, 2016.

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Le musée Juif de Berlin L’expérience inédite du souvenir

Il est un autre bâtiment que l’on retrouve sou-

Ici encore, il n’y a pas réellement de parcours

vent comme étant rattaché au courant phénomé-

défini. Le visiteur est libre de ses mouvements et

nologique et traitant plus particulièrement du sujet

de sa propre découverte du lieu, dans lequel il vient

de la mémoire et du souvenir : le Musée juif de Ber-

se perdre, perdre la notion de temps et de ses re-

lin (1989-2001), par l’architecte américain Daniel

pères. Les espaces sont mêlés, avec des limites

Libeskind (1946-...). Celui-ci est construit dans le

floues et mouvantes. Le seul contact avec l’exté-

quartier de Kreuzberg, à l’endroit de l’ancien siège

rieur se fait par une lumière zénithale, ou par des

de la Chambre suprême de Prusse.

ouvertures obliques, qui ne sont en rapport ni avec

Cet édifice est un récit par le parcours, retraçant l’histoire des Juifs d’Allemagne, qui cherche à désorienter le visiteur, dans une expérience inédite des sens. Ainsi la mise en scène de l’espace est

les niveaux, ni avec la composition de la façade. Ces ouvertures aléatoires redonnent un point de repère en resituant le visiteur par rapport aux bâtiments extérieurs du site.

composée dans le but de surprendre, de déstabiliser, ou d’incommoder les explorateurs du lieu. La première partie se déroule en sous-sol et sort des limites visibles extérieures du bâtiment, ce qui rend difficile sa compréhension. Le sol est légèrement incliné et crée une sensation de ma-

C’est une configuration spatiale qui mobilise le corps d’une façon inédite, inattendue et qui fait appel à la mémoire collective des événements qui ont marqué l’histoire du peuple juif d’Allemagne. La mémoire et le souvenir sont d’ailleurs des sujets centraux dans la phénoménologie du temps 12.

laise le long du parcours. Un jeu de lumière savamment orchestré guide entre les différentes parties du musée et devient le seul « point d’ancrage » auquel se raccrocher. L’éclairage crée parfois un sentiment d’insécurité, notamment dans la tour de l’holocauste, espace étriqué où l’on peut à peine discerner les autres visiteurs dans la pénombre entre de grands et hauts murs noirs

(figure 2).

Dans l’un des interstices rencontrés dans la suite du parcours, on traverse une mer de visages de métal posés au sol, avec des expressions d’horreur figées et qui semblent gémir par le son métallique qu’ils procurent en s’entrechoquant sous les pas. Arrive ensuite le jardin de l’exil et ses 40 colonnes penchées de bétons qui créent une sensation de déséquilibre et d’instabilité, qui

n’est

pas sans rappeler le mémorial de l’Holocauste de Berlin (1998-2005) par l’architecte américain Peter Eisenman et ses monolithes (figure 4).

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12 RICOEUR Paul , La Mémoire, l’Histoire, l’oubli, Paris : éditions du

Seuil, 2000, voir notamment la première partie «


Fig. 2, Vue depuis l’intérieur de la tour de l’Holocauste, © Thomas LÄNG, Berlin, 2014.

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Cependant, chez Zumthor et Libeskind, cette perception est savamment mise en scène, étudiée. Les impressions ressenties sont guidées, influencées par le jeu de l’architecte. Zumthor décrit d’ailleurs ce processus dans son livre Atmosphères 13. On pourrait prendre le contre-pied de cette façon de construire le récit, en prenant l’idée du philosophe allemand Heidegger (1889-1976), pour qui « l’artiste n’a pas une claire conscience de ce qu’il veut faire, seul le tout fera l’œuvre » 14. Ainsi, on pourrait réinterpréter l’œuvre comme étant un récit phénoménologique et non comme une décision préalable de l’auteur.

Dans ces exemples, diverses notions importantes se dégagent pour construire ou lire une architecture phénoménologique : - L’importance de l’expérience vécue par

l’individu et la place du corps dans l’espace, - L’importance des sens, réunis avec l’esprit, - La mise en scène de l’espace dans le but de stimuler les sens et les émotions, - La sensation de désorientation et / ou le

parcours libre, - La matérialité qui invite au contact, - L’ombre et la lumière qui guident et créent des atmosphères inédites, - Le lien avec le site, 13 ZUMTHOR Peter, Atmosphères, Bâle : Birkäuser Libri, 2006.

- La temporalité et le rapport à la mémoire personnelle et / ou collective.

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14 BLAY Michel, « Phénoménologie», ... p. 617.


Le mémorial

Espace symbolique et sensible de la mémoire

Lorsque l’on évoque le vécu et la mémoire col-

Dans la sculpture et la peinture, le temps et le

lective dans l’architecture, on pense rapidement à

mouvement sont figés, capturés dans un instant T,

l’architecture même de la mémoire : le mémorial.

tandis que l’espace est à la fois concret et abstrait,

En effet, le mémorial est un lieu de souvenir et

objectif et subjectif, traversé et vécu, permanent et

de recueil. C’est un objet singulier, avec un pro-

changeant dans le regard de celui qui le traverse.

gramme qui semble flou, libre. On ne l‘habite pas, ce n’est pas non plus un cimetière, bien que certains puissent être des cénotaphes, ni un lieu où l’on dénonce. C’est un espace neutre, un artefact symbolique afin de se souvenir d’un passé collectif, d’une erreur, d’un événement brutal qui marque le passé commun des hommes. Le mémorial est également lié de façon intrinsèque à son lieu, la place de l’événement historique qui a marqué les hommes, chargé d’une symbolique propre et imperceptible.

Je me suis d’abord intéressée au mémorial aux Juifs assassinés d’Europe à Berlin (1998-2005) de Peter Eisenman (1932-...). Bien qu’il ne se revendique pas comme faisant partie du courant de pensée phénoménologique, on voit que sa conception spatiale se rapproche de ces concepts. Ici, comme dans les cas précédents, le site et la mémoire sont des éléments clefs de la compréhension du lieu

Pour exprimer la perte, la douleur et pour rendre ce souvenir immuable, l’homme a choisi de représenter cela par l’architecture. On pourrait se demander pourquoi le mémorial contemporain est devenu espace, quand on sait que par le passé, il s’agissait communément de sculptures comme par exemple l’USMC War mémorial à Rosslyn en Virginie de 1954, ou de monuments comme l’Arc de Triomphe de Paris, (1806-1836), par l’architecte Jean-François-Thérèse

Études de cas :

Chalgrin

(1739-1811),

(figure 4).

Dans un second temps, l’ensemble de ces études de cas m’ont permis de dégager certains éléments et concepts qui constituent l’espace phénoménologique afin d’appuyer et d’orienter mon analyse du Mémorial des Martyrs de la Déportation à Paris de Pingusson. Cette analyse découle en effet des concepts mis en évidence dans les autres édifices explorés.

dédié aujourd’hui à la commémoration de la première guerre mondiale. Cependant, on comprend que quand la douleur est trop forte et l’horreur trop grande, la représentation figurative et figée de la statue ne suffit pas à exprimer la fracture et devient insupportable. « On ne peut pas représenter l’horreur et la folie qui ont eu lieu, (...) l’architecture est une représentation du monde » 15. De plus, l’émotion et les sensations ressenties en traversant un espace sont au-delà des sensations qui nous traversent en étant face à un tableau ou un objet. En effet, si le tableau Guernica (1937) de Picasso (1881- 1973) représente la guerre, il n’en est pas pour autant un mémorial et ne procure pas les

15 Arte, Peter Eisenman Le mémorial aux juifs assassinés d’Eu- rope, France, 13 mars 2009, 0:42-0:52 min, <https:// www.youtube.

com/watch?v=W17alAHZW2U>.

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Le mémorial de l’Holocauste

Parcours abstrait et désorientation

Sans connaître la sémantique forte du projet, on découvre naïvement un espace laissé libre à l’interprétation personnelle, comme une allégorie à ré-inventer. Ainsi, un enfant jouera allègrement perché sur les stèles, tandis qu’un adulte ressen-

« C’est une construction qui transmet la mé-

tira la pression de l’espace contraint et la désorien-

moire de la guerre, par l’expérience de l’oeuvre

tation incommodante de la perte des repères. Sa

éprouvée par le corps entier » .

mémoire lui rappellera sans doute la géométrie

16

Quand on associe la phénoménologie et le mémorial, on trouve rapidement la référence du mémorial aux Juifs assassinés d’Europe à Berlin de

d’un cimetière, ou l’atmosphère lui évoquera peutêtre un inconfort sourd et latent, qui prendra tout son sens quand la symbolique lui sera révélée.

l’architecte américain Peter Eisenman (1932-...),

Dans cet espace, « l’immersion perceptive » 18

inauguré en 2005. Celui-ci est érigé en souvenir

fait appel à toutes les sensations du corps pour

des victimes juives, exterminées par les nazis au

qualifier cet environnement, intimement lié à son

cours de la Shoah. Bien qu’Eisenman ne se reven-

site. C’est un espace d’interprétation, de relec-

dique pas comme faisant partie du courant phéno-

ture, un récit qui change dans l’expérience vécue

ménologique, on peut toutefois relier cet édifice à

par le visiteur, mais qui se réfère également à

ce courant de pensée, du moins sa partie visible,

l’expérience passée et commune. La construction

par les choix de conception de l’espace et des dif-

regroupe ainsi l’ensemble des caractéristiques

férentes ambiances.

dégagées dans les autres cas d’étude, on pourrait

Le mémorial se présente sous la forme d’un champ de stèles, « l’idée d’un champ abstrait, (...) rien de figuratif » 17, sur une superficie de deux hectares et au cœur de la ville. Les 2711 monolithes

donc rattacher sa conception à la pensée phénoménologique, étant donné que le programme est totalement effacé par la perception et les sens, en faisant appel au temps et à la mémoire.

ont des hauteurs différentes, allant jusqu’à cinq m è t r e s , qui semblent aléatoires et forment des chemins multiples ( figure 3). Bien que quadrillé, le parcours est labyrinthique, le sol est fait de pentes avec des degrés et des orientations différentes, destinées à désorienter le visiteur. Il questionne ses repères, le son de la ville alentour n’est plus perceptible. Les individus se croisent et se perdent au gré des vagues et de la ligne d’horizon, aperçue de manière épisodique. Le béton, matériau brut et froid, submerge le visiteur de part et d’autre dans les allées

( figure. 4).

Le

sol fait résonner ses pas, le silence devient pesant.

Fig. 3, Coupe du mémorial, © Eisenman Architects.

18 |

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16 Citation de Carl André, artiste plasticien Américain, in BILLOT Léa,

Le mémorial, à l’aune de l’expérience émotion-

nelle : les enjeux d’un

combat contre l’oubli, mémoire de

master, école nationale supérieure

d’architecture et de pay-

sage de Bordeaux, 2015, p. 123, <https://www.

archires.

archi.fr/node/870684f>. 17 Arte, Peter Eisenman Le mémorial aux juifs assassinés d’Eu-

rope...1:05-1:22 min. 18 CHARLIAC Chloé, « Immersion émotionnelle et expérience

perceptive

de l’espace chorégraphique », Trans-immersion,


Fig. 4, Vue depuis le dédale du mémorial, © Georgie Pauwels, Berlin, 2013.

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Le Mémorial des Matyrs de la Déportation

Un édifice précurseur à l’aube de la phénoménologie architecturale

Le mémorial des Martyrs de la Déportation de

La problématique ici est de représenter l’infi-

Paris est un cas particulier. Il est construit sur l’île

gurable. Les choix se sont donc portés sur des

de la Cité au centre de la capitale, par l’architecte

représentations abstraites et libres d’interpréta-

français Georges-Henri Pingusson (1894-1978) en

tions comme pour le mémorial de l’holocauste de

1962. Il est donc plus ancien que les édifices pré-

Berlin. On abandonne donc l’idée de la sculpture,

cédents.

trop figurative, pour se tourner vers l’architecture,

La particularité de cet édifice est que son architecte fait partie des derniers du Mouvement moderne français et s’en détache pourtant déjà, pour se rapprocher des sensations ressenties par les visiteurs et de la perception. Le mémorial a pour but de perpétuer le souvenir des 200 000 Français déportés dans les camps nazis, pendant la Seconde Guerre mondiale. Sa construction fut décidée en 1953 par le Réseau du Souvenir, association d’anciens déportés. Le site emblématique se trouve en plein cœur de la capitale, à l’endroit où le fleuve se sépare en deux, comme la symbolique d’une faille, à l’Est de la cathédrale Notre-Dame. C’est un édifice précurseur, qui marque une rupture avec la représentation conventionnelle du mémorial. En effet c’est un édifice quasi-invisible et enseveli dans le sol, dans lequel on descend pour aller se recueillir et non un monument majestueux comme les autres mémoriaux classiques (figure 5). Cette volonté de rompre avec la convention marque le début de la remise en question en France du mémorial d’après-guerre, où l’horreur fut tellement grande, que la représentation traditionnelle ne suffisait plus à exprimer la douleur et n’avait plus de sens.

20 |

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qui doit évoquer par ses propres moyens le drame indescriptible de la déportation. Ici encore, le parcours et les sens ont une importance majeure dans la compréhension de l’espace. Pour faire cette analyse j’ai choisi de mettre de côté les éléments trop figuratifs et concrets de la mémoire, pour me concentrer sur la spatialité et la matérialité du lieu qui invoque le souvenir et le recueillement par l’espace et les sens. De la même façon que dans le mémorial de Eisenman où seule la partie visible et abstraite peut être analysée comme étant en lien avec la phénoménologie.


Le bâtiment se décompose en trois phases. D’abord, la « phase du silence » 19, avec la pro-

Enfin, la « phase de la présence » 21, lors de

menade dans le jardin du square de l’Île-de-France,

laquelle le visiteur entre dans le véritable lieu de

qui sert de transition vers le monument. Celui-ci est

recueillement. La crypte, qu’éclairent faiblement

masqué par les murs de quais qui bordent la pointe

des lumières venues du sol, est formée d’une vaste

de l’île, quasiment invisible de l’extérieur. Cette

pièce hexagonale sur laquelle s’ouvre la longue

phase permet de s’éloigner progressivement de la

galerie dont les murs sont recouverts de 200 000

ville.

bâtonnets lumineux en verre, représentant chacun

Ensuite, la « phase du dépaysement » 20, qui commence par l’un des deux escaliers, plutôt raides et étroits entre des murs granuleux, par

des déportés morts dans les camps nazis. De part et d’autre de l’hexagone central se trouvent deux galeries latérales symétriques.

lequel on descend dans l’édifice. Puis le visiteur ar-

Ici, c’est l’idée du parcours méditatif au cœur

rive sur le parvis triangulaire, cerné de hauts murs

d’une structure architecturale abstraite et signi-

blancs piqués

fiante qui donne toute sa singularité au lieu.

(figure 5).

On ne perçoit plus la ville,

juste un morceau de ciel. Les repères s’effacent. À la pointe du parvis est placée une unique ouverture vers l’extérieur, qui laisse seulement entrevoir l’eau de la Seine. Cette ouverture est surmontée d’une herse métallique noire, sculptée par l’architecte lui-même, qui en barre l’accès. Tout ici suggère l’emprisonnement, l’oppression. On a rompu avec la ville. Seuls demeurent deux éléments : l’eau et le ciel. Du mur compris entre les escaliers, émergent deux énormes blocs, qui, malgré leur poids, flottent en porte-à-faux au-dessus du sol. Ces deux monolithes paraissent comprimer un étroit passage par lequel on accède à la crypte du mémorial (figure 5).

19 BROCHARD Antoine, Mémorial des martyrs de la déportation, Paris :

éditions du linteau, 2015, p. 33.

20 Ibidem. 21 Ibidem.

Fig. 5, Croquis axonométrique du mémorial, © Hadrien Krief, 2015.

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Fig. 6, Vue depuis l’entrée de la crypte, © Tom Gagner, Paris, 2014.

Fig. 7, Vue d’une main sur le béton des murs du parvis, © R. Bouwens, Paris.

22 |

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Contrairement aux autres édifices étudiés, le

Le choix du site lui-même est porteur d’un

parcours n’est pas libre, bien que quelques choix

symbole particulier, au centre de la capitale et du

s’offrent au visiteur. Cependant la désorientation

fleuve, à l’endroit où celui-ci est séparé en deux,

et la perte des repères sont bien présentes. En

comme une fente ou une rupture, que l’on peut

effet, à part l’ouverture sur le ciel et la Seine dans

rapprocher de la rupture induite par l’horreur de la

le parvis triangulaire, aucun point de vue n’est of-

guerre. L’abstraction de l’espace est en lien avec la

fert sur la ville pour se repérer dans l’espace. On

sémantique du lieu, le souvenir et la mémoire. La

n’entend d’ailleurs plus aucun bruit de ville, juste

conception de l’espace est donc liée à la dimension

le bruit du clapotis de l’eau quand on s’approche

temporelle.

de l’ouverture basse. Ce dépaysement permet un recueillement total et une pleine perception de l’espace par les sens. C’est donc une expérience physique et spirituelle à laquelle le visiteur est convié, construite autour d’une accumulation de « tensions phénoménales » 22.

Pour résumer, cet édifice rassemble donc tout ou partie des différents éléments constitutifs de la pensée phénoménologique appliquée à l’architecture, extraits des analyses d’édifices précédentes (cf. p. 16).

On pourrait donc le considérer, comme

une avant-garde des autres bâtiments en lien avec

Comme dans les thermes de Vals, les sens

la phénoménologie. Cette abstraction et ce choix

sont sollicités dans le parcours et font l’objet d’une

du non-monument en font l’un des précurseurs

attention particulière. Le toucher est stimulé par la

de réalisations plus contemporaines abordées en

rugosité des murs que l’on doit frôler pour entrer

amont.

dans la crypte. Le béton blanc utilisé est martelé sur toute sa surface pour obtenir cette texture 7).

(figure

La vue est attirée par le contraste de lumino-

sité entre la clarté du parvis dilaté et l’ombre de la crypte compressée, ainsi que par l’atmosphère lumineuse tamisée dans le long couloir de la crypte qui permet à peine de discerner l’espace (Figure 7) ; l’ouïe est sollicitée par le son léger de l’eau perceptible dans l’ouverture sur la Seine et par le silence absolu qui règne dans la crypte où seuls les pas résonnent ; enfin l’odorat est aiguisé par l’odeur humide des murs de pierres sombres et froids de la crypte. L’atmosphère dans sa globalité donne une sensation sourde d’oppression et de désorientation, comme dans le Mémorial de l’Holocauste de Berlin et le Musée juif de Libeskind, avec la masse écrasante des murs, l’agressivité de la grille et les monolithes massifs comprimant l’entrée de la crypte. Cette impression est amplifiée par l’absence totale de perspective dans le parcours. Le visiteur ne peut jamais appréhender le monument dans son ensemble. Il subit l’espace sans jamais pouvoir le saisir dans son entier, ni prendre de recul. Enfin, la relation au site est particulièrement forte. Le monument s’insère dans la forme prédéfi-

Nous avons ainsi vu que le mémorial était un type particulier d’architecture, sensible et symbolique, qui se rapproche particulièrement du courant phénoménologique par la grande liberté de son programme et par sa force sémantique ainsi que sa relation au temps, au lieu et au corps. Nous aurions pu nous demander alors si les mémoriaux contemporains en général s’inscrivent dans ce courant de pensée architectural et philosophique. Cette question était d’ailleurs ma problématique de départ, mais il aurait fallu analyser et confronter un panel de mémoriaux contemporains, ce qui ne pouvait pas rentrer dans les limites de ce sujet de recherche. Toutefois, cette question reste ouverte, car nous avons vu qu’un autre mémorial contemporain s’inscrivait dans ce courant de pensée, ce qui laisse à penser que d’autres encore pourraient s’en rapprocher dans leurs conceptions spatiales et leurs atmosphères. Nous aurions alors pu nous pencher sur le Mémorial contemporain de l’abolition de l’esclavage de Nantes (2012), réputé pour les expériences sensorielles qu’il propose afin d’évoquer le souvenir de façon métaphorique. 22 TEXIER Simon, Georges-Henri Pingusson , Paris : éditions du patrimoine, 2011, p. 138.

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Bibliographie Ouvrages et revues BLAY Michel, « Phénoménologie » Dictionnaire des concepts philosophiques, Paris : Larousse, édition CNRS, 2013. BROCHARD Antoine, Mémorial des martyrs de la déportation, Paris : éditions du Linteau, 2015. CHARLIAC Chloé, « Immersion émotionnelle et expérience perceptive de l’espace chorégraphique », Trans-immersion, n°134 de Sociétés, Bruxelles : Deboeck supérieur, avril 2017. HALBWACHS Maurice, La mémoire collective, Paris : PUF, 1950. HUSSERL Edmund, « Recherches phénoménologiques pour la constitution », Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, Paris : PUF, 1996. LAMBERT Jean-Henri, Nouvel Organon Phénoménologie, Paris : Vrin, 2002. MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris : Gallimard, 1976. RICOEUR Paul , La Mémoire, l’Histoire, l’oubli, Paris : éditions du Seuil, 2000. TEXIER Simon, Georges-Henri Pingusson, Paris : éditions du patrimoine, 2011. ZUMTHOR Peter, Atmosphères, Bâle : Birkäuser Libri, 2006.

Publications numériques BILLOT Léa, Le mémorial, à l’aune de l’expérience émotionnelle, École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Bordeaux, 2015 CIZERON Marc, HUET Benoit, « Regard phénoménologique sur l’expérience corporelle », Paris : édition EP.S revue, 2011 DOYON François, « La méthode phénoménologique du jeune Heidegger », publié sur Académia.edu, 2018 RICHIR Marc, « Phénoménologie et architecture », le Philosophe chez l’architecte, Paris : Descartes et Cie, 1996

Images BOUWENS R., Mémorial des Martyrs de la Déportation, Paris 4e : vue d’une main sur le béton, n.d. , Paris EISENMAN Architects, 1998-2005 GAGNER Tom, Paris, 14 mai 2014 GUERRA Fernando, Vals, 30 octobre 2016 KRIEF Hadrien, Georges-Henri Pingusson, Mémorial des martyrs de la déportation 1962, 2015 LÄNG Thomas, Berlin, 24 novembre 2014 PAUWELS Georgie, Berlin, 21 octobre 2013

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Anastasya CORNU Collection Mémo - ENSAP Bordeaux 2018 Mémoire de Licence


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