Mémoire de recherche - Diplôme Supérieur d'Arts Appliqués - 2017

Page 1

LE MOI-INTENSE De la quête de l’idéal-selfique au désintérêt pour l’être-véritable

MÉMOIRE DE RECHERCHE U.E. 10 Diplôme Supérieur d’Arts Appliqués Design option Mode et Textile

# ANDRÉA DELIGNY

01


02


# PÔLE D’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DE DESIGN LA MARTINIÈRE DIDEROT, LYON

LE MOI-INTENSE

De la quête de l’idéal-selfique au désintérêt pour l’être-véritable

# ANDRÉA DELIGNY # MÉMOIRE DE RECHERCHE U.E. 10 Diplôme Supérieur d’Arts Appliqués Design option Mode et Textile promotion 2016-2017

# DIRECTEURS DE RECHERCHE STÉPHANIE FRAGNON ET FRANÇOIS JEANDENAND

03


LE MOI INTENSE REMERCIEMENTS

04


LE MOI INTENSE REMERCIEMENTS

REMERCIEMENTS Je tiens tout particulièrement à remercier mes directeurs de recherche Stéphanie Fragnon et François Jeandenand qui ont étayé ma réflexion par leurs connaissances. Je remercie également et de tout mon coeur, mes parents pour leur éternel soutien et leur investissement dans ce projet. Je remercie aussi Mathieu Jauze pour avoir égayé, chaque jour, la routine de l’écriture et Charlie Trimbur pour sa patience, ses encouragements et sa confiance en moi. Enfin, je remercie mes acolytes Juliette Dumazy et Léa Liotier avec qui je suis heureuse d’avoir vécu cette période pour le moins « intense » ! Puis, Juliette Cichostepski pour m’avoir accompagnée durant la dernière ligne droite et Clémence Friquet pour son inaltérable bienveillance. Enfin, je souhaite adresser mes remerciements à mon maître de stage Florent Tanet, dont le travail m’a tant inspiré pour la suite. Et surtout, je tiens à remercier Kim Kardashian, sans qui rien de tout cela n’aurait été possible !

05


LE MOI INTENSE AVANT-PROPOS

06


LE MOI INTENSE AVANT-PROPOS

AVANT-PROPOS C’est dans le véritable besoin de comprendre les modifications que le numérique opèrent et opérera sur notre relation au corps que ma recherche actuelle se porte. Au travers de l’étude ciblée d’une catégorie de jeunes internautes appelées IG-models, je souhaite proposer un regard « de l’intérieur » sur les métamorphoses actuelles du corps féminin à l’ère de la révolution numérique. Mais aussi, j’aimerais proposer un regard prospectif sur l’évolution des procédés de numérisation de l’usager.

Depuis un certain temps déjà, les difficultés d’identification du réel et du virtuel au sein de l’image numérique animent mes recherches. J’aime penser le corps tel un objet numérisable et modifiable à souhait. L’étude de l’image d’un type de corps inédit et façonné pour le numérique est selon moi, l’opportunité d’envisager autrement l’image de mode.

07


08


SOMMAIRE GLOSSAIRE P.10

INTRODUCTION P.12 # LE MONDE VIRTUEL EST VENU NOURRIR LA RÉALITÉ CHAP. 1 : QUÊTE D’INTENSITÉ À L’ÈRE D’INTERNET, aspiration à l’intensité continuelle P.19

A. B.

Quête d’intensité de l’être et de la vie et révolution numérique Nouvelle forme de communication par l’image-selfique APARTÉ 1 : IMAGE ET SENS

CHAP. 2 : AVÈNEMENT DU MOI-IMAGE, du narcissisme à la quête d’autrui P.27

A. B. C.

Individualisme et jouissance de soi Narcissisme : Amour-propre ou quête identitaire ? De l’unicité du moi à l’intensité du moi-pluriel

# LE RÉEL AU SERVICE DE LA VIRTUALITÉ CHAP. 3 : ÉDIFICATION DU MOI-INTENSE, de la transcendance à l’intensité P.35

A. B. C.

La célébrité, nouvelle forme de religiosité Nous serons tous élus, ou bien nous nous élirons tous ! Le prix de l’intensité APPARTÉ 2 : KIM KARDASHIAN : INTENSITÉ, RAYONNEMENT & DÉCHÉANCE

CHAP. 4 : FAÇONNAGE DU MOI-INTENSE, de l’image conversationnelle au culte du corps P.43

A. B. C.

De l’image au culte du corps L’athlétisme pour l’intensité Le corps objet et image APPARTÉ 3 : SEULS LES GRANDS SELFISTES SURVIVRONT, MON CORPS NON-INSTAGRAMABLE

# LE VIRTUEL POUR UNE RÉALITÉ AUGMENTÉE CHAP. 5 : DÉCAPITATION DU MOI-INTENSE, corps sans âme en flottaison numérique P.53

A. B. C.

Un nouveau paradigme, la réalité augmentée Décadence identitaire Déconstruction du mythe de l’intensité

CONCLUSION P.61 DOCUMENTOGRAPHIE P.62

09


LE MOI INTENSE GLOSSAIRE

GLOSSAIRE VOCABULAIRE RELATIF À LA PRATIQUE DE L’APPLICATION INSTAGRAM : INSTAGRAM : Réseau social dédié au partage d’images et de vidéos, proposé sous la forme d’une application pour smartphone. Il se compose essentiellement d’un compte personnel où le contenu apparaît de manière chronologique et de deux timelines exposant les postes des utilisateurs auxquels on est abonné, les nôtres et aussi ceux auxquels on est susceptible de s’intéresser. TIMELINE : Anglicisme issu des réseaux sociaux. C’est une frise chronologique virtuelle retraçant tous les éléments que l’utilisateur, ses abonnements ou autres internautes ont partagés sur le réseau. SELFIE : C’est un autoportrait (ou ego-portrait) pris avec un smartphone à double camera destiné à être partagé sur les réseaux sociaux. ACTE/PRISE SELFIQUE : Fait de se prendre en Selfie. IGER : Dit « Igueur », c’est le nom donné à l’utilisateur d’Instagram.

10

IG-MODEL : Littéralement une mannequin-Instagrameuse, c’est une Iger célèbre pour la monstration de son corps sur Instagram. SELFIE DE L’EXPÉRIENCE : C’est un selfie qui atteste des exploits et performances de l’individu dans le monde réel. SELFIE-CORPOREL : C’est un selfie qui se concentre sur le corps du photographe hors-contexte réel. FOLLOWERS : Ce sont les abonnés à un compte Instagram. POSTER/DIFFUSER/PUBLIER UNE IMAGE : Acte de faire apparaître une image sur son propre compte Instagram et sur la Timeline de ses followers. LIKES : Ce sont littéralement des « j’aime » qui indiquent qu’autrui approuve le poste. Plus on récolte de like plus notre poste est mis en avant sur la timeline.


LE MOI INTENSE GLOSSAIRE

VOCABULAIRE RELATIF AU DÉVELOPPEMENT DE L’ÉTUDE : MOI-VÉRITABLE : C’est « l’être de vérité », l’être pensant dans son corps palpable et tangible. LA QUÊTE DE L’INTENSITÉ : Concept contemporain qui exprime la valeur supérieure de l’existence comme nouvelle condition de la vie humaine. Elle est l’objectif, le mot d’ordre de la société de la performance individualiste. Dans mon étude, elle désigne surtout la quête du sentiment de se sentir intense et de vivre intensément au sein du monde virtuel. MONDE DE L’INTENSITÉ : Dans le contexte de mon étude, c’est le monde du virtuel, la sphère du réseau social qui accueille le moi-intense. L’IDÉAL DU MOI : Notion développée par le psychanalyste Freud qui est le besoin narcissique de développer une projection idéalisée de soi à laquelle l’individu tente de s’identifier pour conserver l’amour de ses parents. MOI-INTENSE : Apogée de la construction narcissique par l’acte selfique d’un moi-idéalisé. Il incarne la notion de réussite à son paroxysme pour sa capacité à avoir achevé sa quête de l’intensité. C’est une forme intense de réalisation de soi intrinsèque au besoin d’être vu, connu et reconnu au sein du réseau social. MOI-IMAGE : Le moi-image est la représentation photographique du moi qui n’a pas forcément atteint le statut de moi-intense. La IG-model par sa volonté de construire un moi-idéalisé reconnu au monde de l’intensité aspire à dépasser le stade du moi-image pour accéder au moi-intense.

11


LE MOI INTENSE INTRODUCTION

INTRODUCTION

12

Adepte du réseau social Instagram depuis environ cinq ans, j’ai originellement été séduite par le concept de l’application consistant à proposer une interface de suggestions d’images (appelée timeline)1 en lien avec les intérêts de l’usager. Ainsi, je pouvais très facilement accéder aux nouveautés de l’art contemporain et du design en m’abonnant à des comptes et en attribuant des likes à mes images préférées. Cependant, durant ces derniers mois, j’ai constaté un réel engouement pour l’image du corps féminin au sein de mon fil d’actualité. Je ne parle pas des images de mannequins et de célébrités dont la société médiatique nous inonde et auxquelles nous tendons à nous habituer. Ce que me proposait ma timeline était d’une toute autre nature : des selfies de très jeunes filles mettant en scène des corps dénudés et, ou des visages maquillés à outrance. Très intriguée par ces images de corps inédites, j’ai souhaité visiter les comptes d’Igers2 que l’on me suggérait. Dés lors, je suis devenue spectatrice d’une nouvelle frénésie numérique, un monde dans l’univers d’Instagram régit par les IG-models3, qui par l’incessant poste de leurs selfies s’érigent en Insta-famous,4 cumulant des dizaines de milliers de followers5. À contrario des stars visibles et médiatisées qui utilisent les réseaux sociaux pour affirmer leur popularité dans le monde réel, les IG-models ne sont célèbres qu’au sein de la sphère Instagram.

Puis, je me suis persuaduée qu’il s’agissait simplement de l’incarnation des travers de notre époque. Effectivement, au sein d’une société individualiste et médiatique, leur narcissisme les poussait à multiplier les selfies et à aspirer à devenir célèbre par la diffusion de leur image. Cependant, au fur et à mesure de mon enquête, j’ai réalisé que le phénomène prenait bien plus d’ampleur qu’une simple influence sociétale au sein du réseau social. Ces jeunes filles érigeaient, par le biais de leur compte Instagram, de véritables temples d’adoration dédiés à leur corps, récoltant des offrandes sous forme de milliers de likes et de followers ! Le sujet des IG-models me semblait de plus en plus énigmatique. Leur apparition était soudaine ; leur corps et l’esthétique de leurs images ne ressemblaient en rien à tout ce que notre société médiatique avait pu proposer jusqu’à maintenant. Et pourtant, elles étaient déjà si célèbres dans la sphère d’Instagram ! Puis, je me suis demandée si cette nouvelle pratique ne traduisait pas le besoin naissant de l’individu contemporain de remédier à une certaine platitude existentielle. Plutôt qu’une pratique anodine le selfiecorporel n’annoncerait-il pas l’aube d’un renouveau pour l’homme ? Lors de mon développement, je souhaite découvrir ce qui a créé le concept de la IG-model et de quelle manière il annonce le bouleversement de l’appréhension de notre corps et de notre moi-pensant.

Ce que j’ai nommé le « selfie-corporel »6, nouvelle pratique d’une génération dite « digital natives »7 a fait naître en moi plus qu’une simple curiosité : ma fascination devant ce nouveau type d’images me poussait à en savoir davantage. En commençant mon étude, j’ai ressenti de l’indignation, en tant que fervente défenseuse du féminisme je souhaitais crier au scandale ! Dire à ces jeunes filles d’aller se rhabiller et faire autre chose de leur vie !

1.,2.,3.,5.,6. : cf glossaire. 4. Célébrité d’Instagram, se dit d’un Iger qui cumule beaucoup de likes et de followers. 7. La notion de “digital natives” en français : “les natifs du numériques” selon Xavier La Porte dans l’émission La France et les Digitales Natives de France Culture, date du début des années 2000, elle désigne la jeune génération née et qui vivant dans un univers numérique.


LE MOI INTENSE INTRODUCTION

Deux captures d’écran illustrant ce à quoi ressemblait ma timeline avant la tendance des IG-models et après

13


LE MOI INTENSE IDÉAL DU MOI ET MOI-INTENSE

14


LE MOI INTENSE IDÉAL DU MOI ET MOI-INTENSE

DE L’IDÉAL DU MOI AU MOI-INTENSE Ce que j’ai nommé le moi-intense, est une ré-interprétation contemporaine de l’Idéal du Moi développé par le psychanalyste Freud dans sa seconde théorie de l’appareil psychique. Selon lui, la quête de l’Idéal du Moi naît suite à la disparition du sentiment de toute puissance infantile. L’individu narcissique, déterminé à conserver l’amour de ses parents, part en quête d’identification à une projection idéalisée. Il cherche à atteindre ce modèle, cette représentation symbolique dans un véritable « délire des grandeurs »1. Le Moi-intense, de la même façon, est déterminé à atteindre une idéalisation de lui-même dans le soucis très contemporain de prouver ses réussites et performances individuelles plutôt que dans le soucis de conserver l’amour de ses parents. Bien plus ambitieux, il part en quête de l’approbation de la sphère internet toute entière pour attester de sa légitimité à exister intensément.

1. selon Sigmund Freud, en 1911 dans Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Le président Schreber), in Cinq psychanalyses. Paris, PUF, 1971, le Délire des grandeurs est une forme de paranoïa qui consiste en la surestimation du moi.

15


16


#

LA VIRTUALITÉ EST VENUE NOURRIR LA RÉALITÉ

17


18


LA VIRTUALITÉ EST VENUE NOURRIR LA RÉALITÉ QUÊTE D’INTENSITÉ À L’ÈRE D’INTERNET

CHAPITRE 1

QUÊTE D’INTENSITÉ À L’ÈRE D’INTERNET, aspiration à l’intensité continuelle

19

@kimkardashian


LA VIRTUALITÉ EST VENUE NOURRIR LA RÉALITÉ QUÊTE D’INTENSITÉ À L’ÈRE D’INTERNET

A. QUÊTE D’INTENSITÉ DE L’ÊTRE ET DE LA VIE & RÉVOLUTION NUMÉRIQUE L’avènement du numérique a bouleversé en profondeur notre rapport au monde, aux autres et à nous-même. Partons du postulat que l’individu depuis les progrès techniques est trop confortablement installé. Nous sommes parvenus à triompher des contraintes naturelles et, selon le philosophe Tristan Garcia1, l’homme est devenu « frustré par la satisfaction grandissante de ses besoins ». Originellement accoutumé à se battre ne serait-ce que pour survivre, l’homme contemporain manifeste le besoin de prouver sa légitimité à exister en batissant une société concurentielle et individualiste. Désormais, l’appréhension du moi est gouvernée et orientée par l’évaluation de son intensité, c’est-à-dire sa performance sociale, professionnelle, physique, intellectuelle etc., selon Tristan Garcia, c’est un « procès de soi par soi » que l’individu moderne s’impose. Aussi, pour pallier à la monotonie et à l’automatisme 20 de sa vie désormais trop bien réglée, l’individu recherche constamment la tension existentielle procurée par le sentiment d’intensité, par exemple, dans la performance sportive, l’alcool, les jeux, L’AVÈNEMENT DU les drogues, l’amour, l’orgasme NUMÉRIQUE A BOULEVERSÉ etc. Cependant, ces bribes d’intenEN PROFONDEUR NOTRE sité dans le réel ne sont que trop RAPPORT AU MONDE, AUX AUTRES ET À NOUS-MÊME. brèves et le renvoient sans cesse dans les marécages de la routine. L’homme trouve alors dans l’ère Internet son exutoire moderne, notamment dans l’avènement du réseau social où il affiche ses réussites et performances diverses. Certes, une partie de la sphère privée bascule dans celle publique, cependant l’intimité dévoilée est méticuleusement choisie. L’homme se construit un moi-amélioré, et tente d’atteindre l’apogée de l’Idéal du Moi au sein du virtuel, ce que j’ai nommé le moiintense. Alors que l’existence sur terre ne permet plus à

l’homme d’éprouver le sentiment de « vivre à fond », l’internaute dans l’atemporalité2 des plateformes du virtuel parvient à intensifier la cadence de sa vie. Au sein du réseau social, l’indivu pense enfin accéder au sentiment de l’intensité continuelle. Avant tout, c’est la révolution numérique qui a amorcé un certain nombre de ruptures notamment la combinaison d’Internet et du smartphone qui a rendu possible l’instantanéité et l’interaction ininterrompue entre les individus de part et d’autre de la terre. En à peine dix ans, il est devenu le trait d’union entre nous et les autres et a fabriqué le concept de production d’images de soi comme nouveau vecteur de communication : le selfie. Élu mot de l’année en 2013 par les dictionnaires d’Oxford3, l’ego-portrait s’est propagé grâce à l’apposition d’une seconde caméra sur le devant du smartphone, facilitant la prise photographique du photographe lui-même. La tendance s’est si vite répandue qu’il est devenu le symbole de notre présence au monde de l’intensité. B. NOUVELLE FORME DE COMMUNICATION PAR L’IMAGE L’engouement pour la communication en selfie a donné naissance à de multiples applications spécialement conçues pour les partager telles que Snapchat, mais a aussi métamorphosé le principe de la photographie populaire. Auparavant envisagée telle une ouverture au monde elle est désormais une re-concentration sur le « photographe ». Le #selfie comptabilise 291 millions de publications sur Instagram ! L’ampleur de la pratique est telle que la philosophie de l’application initialement fondée sur la diversité et la richesse des contenus photographiques a logo Instagram fondamentalement été ébranlée ! La et Snapchat multiplication des comptes dédiés aux

1. citation tirée du livre LA VIE INTENSE, une obsession moderne, de Tristant Garcia - Édition Autrement, Les Grands Mots, 2016. 2. Diffère de l’intemporalité; selon la définition du dictionnaire Français Larousse : Qui ne dépend pas du temps, qui est hors du temps. 3. Voici la définition parue dans le Oxford dictionary : selfie : noun, informal : a photograph that one has taken of oneself, typically one taken with a smartphone or webcam and uploaded to a social media website.


LA VIRTUALITÉ EST VENUE NOURRIR LA RÉALITÉ QUÊTE D’INTENSITÉ À L’ÈRE D’INTERNET

selfies, surtout depuis l’avènement des IG-models, surpasse toutes les autres thématiques.

@alexisren

Qui sont ces pionnières du selfie-corporel et pour quoi surgissent-elles en si grand nombre sur le réseau social depuis ces derniers mois ? J’ai tout d’abord remarqué que le pic d’augmentation des selfies des IG-models sur ma timeline concorde avec la période de croissance fulgurante du nombre d’utilisateurs sur Instagram. Selon l’article Instagram : 600 millions d’utilisateurs4 « la progression d’Instagram est fulgurante. Le réseau social, lancé en octobre 2010, aura mis près de 3 ans à atteindre les 100 millions d’utilisateurs. (…) Désormais il compte 600 millions d’utilisateurs, dont 100 millions sont arrivés lors des six derniers mois. 30 milliards de photos partagées dont 70 millions par jour (…) et 70% des membres se connectent tous les jours. ». Si l’on se fie à la définition des « millenials »5 selon le célèbre conférencier Simon Sinek, ces jeunes gens sont actuellement en âge de développer une sociabilité numérique, de ce fait de diffuser leurs selfies sur l’application. On peut alors soumettre l’hypothèse qu’une partie de ces nouveaux utilisateurs constitue les jeunes IG-models en question.

Alors que la nouvelle génération s’éprend de l’intensification de l’échange par l’image, qu’en est-il de la communication traditionnelle? Ce que la spécialiste en communication digitale Thu Trinh-Bouvier6 nomme le « pic-speech » littéralement le « discours par l’image » est selon elle « une langue à dimension globale puisqu’elle s’appuie sur des outils et des technologies diffusés mondialement ». Tel un nouvel espéranto le selfie intensifie la communication dans le monde entier, sa définition sur Wikipedia insiste sur cette notion d’interaction et d’expérience partagée : « un selfie est un autoportrait photographique pris dans un contexte social ou touristique avec un smartphone, soit tenu à bout de bras, soit fixé au bout d’une perche à selfie. (…) Il est ensuite souvent partagé avec d’autres personnes par l’intermédiaire de MMS, ou sur les réseaux sociaux pour attester de sa présence sur un lieu, partager son état du jour ou publier certaines scènes particulières. ». En effet, ce que j’appellerai le selfie de l’expérience nourrit la soif d’intensification de notre vie. Il révolutionne notre rapport à l’espace-temps en abolissant les frontières et les fuseaux horaires et renforce le rapport à l’autre en enrichissant les modes de communication traditionnels. D’autre part, il récompense les efforts de l’individu performant, notamment par la reconnaissance d’autrui de son expérience accomplie. L’impact de ses actes sur le réseau social motive l’internaute à se surpasser dans sa vie quotidienne, ainsi commence la construction de son moi-intense. Prenons pour exemple le questionnaire que j’ai soumis à un panel de soixante personnes durant l’année 2016 nommé Instagram : Pratiques et comportements. À la question « qu’est ce que vous apporte Instagram ? », la catégorie des Igers pratiquant le selfie de l’expérience proposait des réponses en majorité positives : « une satisfaction de création au regard de mon feed7 », « une meilleure estime de moi et une forme de reconnaissance grâce à l’approbation par le

4. Écrit par Thomas Coëffé, le 15 décembre 2016 sur le Blog du Modérateur. 5. Terme développé par l’écrivain et conférencier Simon Sinek. Selon les idéologies, on parlera d’enfants du numérique, de “digital natives” ou de la génération Z. La définition reste approximativement la même : il s’agit de la génération née entre 1995 et 2000 qui a toujours vécu avec Internet, elle maîtrise l’utilisation des outils informatiques, s’en sert quotidiennement et ne conçoit pas le fait de vivre sans. 6. Auteur de l’ouvrage : Parlez-vous Pic speech ? - La nouvelle langue des générations Y et Z - Édition Kawa, 2015. 7. Le feed est l’interface du compte du Iger, en d’autre terme la timeline personnelle.

21


LA VIRTUALITÉ EST VENUE NOURRIR LA RÉALITÉ QUÊTE D’INTENSITÉ À L’ÈRE D’INTERNET

like » ou encore « cela me force à cuisiner, à créer et à m’intéresser à des domaines qui me sont inconnus ».

22

Pouvons-nous continuer pour autant d’utiliser le terme « communiquer » en ce qui concerne le selfiecorporel de la IG-model ? Le terme adéquat ne serait-il pas « diffuser » ? Alors que le néo-langage du selfie de l’expérience intensifie notre vie d’interactions ininterrompues, le selfie-corporel amoindrit la richesse de nos échanges traditionnels puisqu’il ne montre que nos corps. Force est de constater que du stade de l’appel mobile à celui du SMS jusqu’à l’ère du selfie-corporel ; nous n’avons cessé d’appauvrir nos discussions. Selon Elsa Godart8, nous sommes passés d’un « monde qui se raconte, qui se pense, à un monde qui se regarde ». Pour André Gunthert, spécialiste d’histoire visuelle « l’image-conversationnelle » n’a rien d’une conversation mais d’une brève apparition de ce qui veut être montré, très limitée dans le sens. Dés lors, qu’est ce qui a motivé la IG-model à créer le selfie-corporel ? Serait-ce une estime de soi poussée à son paroxysme qui ne s’assouvirait que par la prise frénétique de selfies-corporels ? L’individu sans cesse sollicité à ne se concentrer que sur lui-même et sa réussite individuelle développerait-il un trop grand intérêt pour lui-même ?

@alexisren

@sstupidgirl (colection page)

8. Elsa Godart, auteur du livre Je selfie donc je suis : Les métamorphoses du moi à l’ère du virtuel - Édition Albin Michel, 2016.


LA VIRTUALITÉ EST VENUE NOURRIR LA RÉALITÉ QUÊTE D’INTENSITÉ À L’ÈRE D’INTERNET

@yungelita

@yungelita

23

@baddiesfleek (collection page)

@kimkardashian


24


APPARTÉ : 1

IMAGE & SENS

SERAIT-CE LE DÉCLIN D’UNE SOCIÉTÉ INTELLIGIBLE ?

Les penseurs contemporains estiment et ont défendu la thèse qu’une image est porteuse de sens. Selon certains, son pouvoir communicatif peut outrepasser le discours traditionnel ! Cependant, certains sociologues actuels (et moi-même) sommes convaincus que le selfie, surtout corporel, n’a pas vocation à nous dire plus que ce qu’il est. Selon la première école dont j’illustre la pensée par les propos du philosophe et historien de l’art Horst Bredekamp, la force de l’image échappe aux hommes qui les ont pourtant créées. Une oeuvre une fois réalisée dépasse son auteur dans une sorte d’agir propre qu’il nomme « l’acte d’image ». Le regardeur plonge dans une expérience qui suscite une émotion particulière. Afin d’illustrer ses idées, parlons du concept du Punctum développé par le philosophe Roland Barthes dans son ouvrage La chambre claire publié en 1980 : Le Punctum Barthésien est ce quelque chose qui de manière imprévisible, jaillit de la photographie et me “point”. Il est ce qui bouscule le Studium1. C’est un moment de vérité, le « c’est ça ! », un hasard puissant qui touche et émeut le spectator, indépendamment de la volonté de l’operator. La seconde école, dont j’illustrerai la thèse par les propos d’Audrey Leblanc, docteur en histoire, défend une approche culturaliste des images. L’image se constitue d’objets propres qu’il faut remettre dans leurs usages : c’est un récit médiatique qui s’organise autour d’elle dans un contexte socio-culturelle. Les deux courants de pensée attestent que les images, qu’elles disposent d’une aura mystérieuse ou qu’elles soient le résultat d’un dispositif, sont vecteurs de sens. On peut ajouter que penser sans les mots est inconcevable. Ainsi, selon la philosophe Marie José Mondzain, toute production d’image est le résultat d’une pensée construite par le langage. Pour Barthes également, « il semble bien que le message linguistique soit présent dans toutes les images ». Néanmoins, dans son ouvrage Rhétorique de l’image paru en 1964 il questionne de nouveau la capacité de l’image à produire de véritables systèmes de signes ou bien de simples agglutinations de symboles. Près de cinquante ans plus tard, son questionnement n’a jamais été si légitime : nos représentations analogiques ne sont elles pas qu’agglutinations de symboles ? Le selfie-corporel n’est ni doté de l’acte d’image, ni d’un mystérieux Punctum, il n’est pas non plus une construction médiatique nous livrant des signes communicants. C’est une nouvelle catégorie d’images-partagées dont l’operator est aussi le spectrum et le premier spectator. Le punctum, s’il devait jaillir, jaillirait surement en l’operator-spectator lui-même tant sa propre image le “point”! Ainsi, si le selfie communique, du moins s’il est vecteur de sens, il n’atteste que de la perdition de la communication avec le monde !

1. Le studium est une image qui ne bouleverse ni ne surprend son spectateur, il s’agit de ce qui est bien établi. 2. Le spectator est le spectateur : l’individu qui regarde l’image. 3. L’operator est celui qui produit l’image, c’est le photographe.

25


26


LA VIRTUALITÉ EST VENUE NOURRIR LA RÉALITÉ DU NARCISSISME À LA QUÊTE D’AUTRUI

CHAPITRE 2

AVÈNEMENT DU MOI-IMAGE, du narcissisme à la quête d’autrui

27

@sstupidgirl (collection page)


LA VIRTUALITÉ EST VENUE NOURRIR LA RÉALITÉ DU NARCISSISME À LA QUÊTE D’AUTRUI

A. INDIVIDUALISME ET JOUISSANCE DE SOI Partons du postulat que la IG-model, en inondant Instagram de ses selfies assouvit ses pulsions narcissiques : son amour propre est comblé par son activité ; le sentiment d’apothéose éprouvé lors de la prise selfique n’a d’égal que ce que le peintre ressent devant sa muse adorée ! Comment pourrions-nous expliquer un tel engouement pour soi-même ?

28

Nous avons précédemment constaté que la quête d’intensité chez l’homme moderne était intrinsèquement liée à ses performances dans notre société de la réussite individuelle. Elle l’a encouragé à jouir de son individualisme et l’a contraint à sans cesse prouver son autonomie non pas pour l’éduquer à être fier du travail accompli mais pour le compte de la performance sociétale. Ainsi, nous glorifions intuitivement les carriéristes, les grands voyageurs solitaires, les autodidactes ou encore les sportifs individuels (pour ne citer qu’eux) qui sont parvenus sans l’aide de personne à s’ériger en moi-intense. « Désormais, les comportements individuels sont pris dans l’engrenage de l’extrême » selon Elsa Godart. Jouir de soi est alors l’apogée du sentiment individualiste ; l’auteur nomme ce sentiment l’Onanisme selfique : « la jouissance de soi par soi, par l’intermédiaire de l’image. Il s’agit de l’idée que la jouissance ne passe plus forcément par la présence de l’autre. ». Ainsi, être à la fois son propre photographe et son propre modèle est la conséquence directe de ce à quoi la société performante a voulu nous réduire : des êtres solitaires à son service. B. NARCISSISME : AMOUR-PROPRE OU QUÊTE IDENTITAIRE ? La société aurait-elle alors façonné de profonds « narcisses » capables de ne n’aimer qu’eux-mêmes ? Tel le mythe d’Ovide1, les IG-models dans la pleine jouissance de leur contemplation sont-elles vouées à mourrir ?

Il semblerait que oui ! Dans l’histoire de Narcisse comme dans le selfie s’opère une fascination pour le soi-corporel distinct du soi intérieur. Narcisse tombe amoureux de l’image de son reflet, mais il ignore tomber amoureux de lui-même. Ainsi, la jeune fille admire ses selfies-corporels de IG-model qui ne sont qu’une construction fantasmée d’elle-même. Selon le psychanalyste Sigmund Freud, l’individu est tel une instance d’auto-observation distingué de l’Idéal du Moi2, il « observe sans cesse le moi actuel et le mesure à l’idéal », ici on parle de la jeune fille face à son selfie de IG-model. Or, à contrario de Narcisse, l’admiration de son selfiecorporel ne révèle pas un sentiment amoureux, puisqu’il n’est pas produit pour que seule la IG-model puisse s’en délecter : ce qui est fondamental dans le selfie, c’est sa destination. Plutôt que de se “délecter” d’une relation binaire entre son image numérique et elle-même, elle se “délecte” d’apparaître sur le réseau social, d’y être vue et reconnue par autrui. C’est ainsi dans son apparition et son appartenance au monde de l’intensité continuelle qu’elle recherche sa propre intensité mais également dans la quête narcissique de la reconnaissance. Jean-Paul Sartre dans l’Être et le Néant3, décrit la jouissance « d’être » pour « autrui » que l’on réinterprétera désormais « d’apparaître » pour le « réseau social » : « c’est la honte ou la fierté qui me révèle le regard d’autrui et moi-même au bout de ce regard, qui me font vivre ». Au sein d’Instagram, ce qui fait vivre la IG-model, c’est uniquement sa fierté ! Aussi, la IG-model jouit de pouvoir se contempler sur la timeline à la place d’autrui alors que dans la réalité elle serait soumise à son regard sans pouvoir se voir. Cette pratique d’auto-contemplation et d’exhibitionnisme modifie le schéma de Sartre lorsqu’il illustre notre curiosité jouissive à pénétrer dans l’intimité d’autrui en regardant par le trou de la serrure : observer l’autre sans être vu revient désormais à nous

1. Le Mythe de Narcisse selon Ovide : Un jour, alors qu’il s’abreuve à une source après une dure journée de chasse, Narcisse voit son reflet dans l’eau et en tombe amoureux. Il reste alors de longs jours à se contempler et à désespérer de ne jamais pouvoir rattraper sa propre image. Il dépérit et finit par mourir de cette passion qu’il ne peut assouvir. 2. Concept dévelopé par le psychanalyste Sigmund Freud dans un article intitulé Pour introduire le narcissisme publié en 1914. 3. Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Édition Gallimard paru en 1943


LA VIRTUALITÉ EST VENUE NOURRIR LA RÉALITÉ DU NARCISSISME À LA QUÊTE D’AUTRUI

observer nous-même à la place d’autrui et en même temps qu’autrui ! Nous devenons celui qui épie et celui qui est épié en sachant l’être. L’individu se dédouble afin de contempler son moi-intense, comme s’il tentait de se rencontrer lui-même en se posant la question : qu’est ce que l’autre voit de moi ? Le docteur en psychologie Serge Tisseron a développé cette notion qu’il appelle l’ « extime », un « processus qui témoigne du désir de se rencontrer soi-même en faisant valider par l’autre des fragments de soi ». Finalement, si Narcisse tombe amoureux de son reflet n’est-ce pas parce qu’il part en quête de lui-même ? En effet, selon Hegel chacun a besoin de l’autre pour développer sa conscience de soi, pour savoir qui il est. Se voir à travers le regard d’autrui implique de voir sa réaction : ses gestes, ses expressions. Serait-ce alors une quête identitaire complètement vaine que de poster les fragments d’un moi mis en scène et idéalisé sur Instagram ? C. DE L’UNICITÉ DU MOI À L’INTENSITÉ DU MOI-PLURIEL Lors de la conférence C’est qui le self du selfie ?4 Le professeur Mauro Carbone démontre qu’il est vain de partir en quête identitaire à travers la pratique du selfie parce que ce n’est pas le je-intime que l’individu publie. Le selfie a son ou ses propres « self », ce sont des moi additionels qui intensifient “l’invariable et insipide moi” du monde monotone. Ainsi, la IG-model se concentre sur sa capacité à exister de manière plurielle en construisant son moi-intense. Prenons l’exemple de la très célèbre @Joannakuchta 560 publications - 1 millions de followers - 999 abon-

Cette jeune fille, véritable icône de la sphère des IG-models possède deux comptes sur l’application, en plus d’un compte snapchat et d’un compte Twitter. Chacun de ces médiums virtuels est le théâtre d’une mise en scène permanente. À hauteur de deux selfies nments.

postés par jour sur chacun de ses comptes Instagram, plus une constante activité sur les « story » Instagram et Snapchat, @Joannakuchta confirme la thèse du professeur sur la pluralité du self comme nouvelle manière de vivre (intensément ?).

29

@joannakuchta

Le monde du numérique offre la possibilité à l’individu en soif d’intensification d’exister pluriellement et partout à la fois. L’atemporalité des applications définie par la notion latine du hic et du nunc (« ici et maintenant ») replie l’espace et le temps sur eux-mêmes. C’est de l’ordre de la réalité augmentée : alors qu’individu signifie en latin « qui est indivisible » : le moi est devenu infiniment pluriel. Ainsi, la IG-model en quête d’intensité poste frénétiquement ses multiples selfies-corporels dans l’ambition de conquérir l’infini

4. Conférence tenue par Mauro Carbone, professeur en philosophie esthétique à Lyon 3, au Musée des Beaux Arts de Lyon le 07 Avril 2016.


LA VIRTUALITÉ EST VENUE NOURRIR LA RÉALITÉ DU NARCISSISME À LA QUÊTE D’AUTRUI

monde virtuel. Le philosophe Gilles Deleuze pensait que chacun de nous était plusieurs, son propos n’a jamais été autant d’actualité, de même la célèbre conférencière Sherry Turkle, considère « le moi comme un système multiple et disséminé »5. Cette frénésie des temps modernes a engendré le FOMO acronyme de Fear Of Missing Out, une sorte d’anxiété sociale caractérisée par la peur constante de manquer quelque chose là où on ne se trouve pas et son corollaire : l’obligation compulsive d’être partout à la fois. L’Iger entre donc dans un rapport addictif avec le réseau social dont le flux continu lui impose d’être constamment présent, d’ailleurs, il a d’ores et déjà été prouvé qu’un like déclenche dans notre cerveau autant de dopamine qu’une cigarette !

30

Nous pouvons désormais affirmer que les selfies d’une IG-Model ne sont pas le reflet d’une quête identitaire ou alors cette quête est perdue d’avance puisque le je introspectif, du « cogito ergo sum »6 du philosophe René Descartes est distinct de la projection idéalisée de ses selfies. Selon lui, c’est l’acte de penser qui prouve notre existence, poster n’étant pas penser, il n’y a pas d’essence du moi dans l’apparence du moi ! La IG-model se contente alors de jouir d’apparaître continuellement sur Instagram non pas dans un narcissisme exacerbé mais essentiellement pour assouvir son besoin d’exister dans le monde de l’intensité. L’autre (qui n’est lui aussi que pure construction imagée) dans une toute nouvelle intersubjectivité joue un rôle fondamental, non plus celui de l’interlocuteur mais celui d’approbateur de l’intensité du selfie via le like. Narcisse en tombant amoureux de son reflet, ne cherche-t-il pas l’autre à tout prix ? Désormais le reflet du moi n’apparaît plus dans l’eau, mais sur l’écran du smartphone. Fréquemment, il passe aussi par l’intermédiaire du miroir. Le célèbre « Miroir,

mon beau miroir dis moi qui est la plus belle ? » n’a jamais autant été illustré. Cependant l’individu n’attend pas une réponse du miroir, ni dans son propre regard sur lui-même. L’on prend son reflet en selfie pour le diffuser dans la direction de la timeline d’autrui, qui attestera de notre légitimité à exister par l’attribution de likes ! Plus la IG-model reçoit de likes, plus elle se complaît dans l’engrenage de la satisfaction immédiate de la visibilité virtuelle. Cependant, l’atemporalité de l’application crée le besoin du « tout, tout de suite » et le soucis de performance crée le besoin du « toujours plus ». L’addiction et l’insatisfaction deviennent intrinsèque à l’appartenance au monde de l’intensité. La IG-model, au nom de la performance individualiste, entame une quête effrénée de likes et de followers.

@joannakuchta

5. Conférence Connectés, mais seuls ? par Sherry Turkle avec TEDconference, retransmise sur le site TED.com 6. formule latine forgée par le philosophe René Descartes “Je pense donc je suis” d’abord employée en français dans le Discours de la méthode en 1637.


LA VIRTUALITÉ EST VENUE NOURRIR LA RÉALITÉ DU NARCISSISME À LA QUÊTE D’AUTRUI

31


32


#

LE RÉEL AU SERVICE DU MONDE VIRTUEL

33


34


LE RÉEL AU SERVICE DU MONDE VIRTUEL ÉDIFICATION DU MOI-INTENSE

CHAPITRE 3

ÉDIFICATION DU MOI-INTENSE, de la transcendance à l’intensité

35

@ona


LE RÉEL AU SERVICE DU MONDE VIRTUEL ÉDIFICATION DU MOI-INTENSE

Les pratiques de follow et de like mènent la IG-model vers l’insatiable besoin d’être vue et approuvée. Elle vit dans l’illusion qu’elle n’atteindra son moi-intense que si elle parvient à cumuler toujours plus d’approbation. Si l’apparition d’un Like sur l’écran de notre smartphone produit l’effet d’une cigarette, quelle est l’intensité du sentiment éprouvé lorsque l’on en reçoit des milliers ? A l’ère de l’intensité, qu’est-ce qu’une existence parfaitement accomplie si ce n’est une existence virtuelle couronnée par la célébrité ? A. LA CÉLÉBRITÉ, NOUVELLE FORME DE RELIGIOSITÉ Nous dotons la célébrité d’un vaste champ lexical religieux. Nous parlons de nos Stars contemporaines comme de nos icônes et de nos idoles. Nous les adulons, les idolâtrons, leur vouons un culte pour leur capacité à s’être érigées en individus visibles. Pourquoi ?

36

Selon Tristan Garcia, « nous incarnons depuis quelques siècles un certain type d’humanité : des hommes formés à la recherche d’intensification plutôt que de transcendance ». D’une part, notre société s’est laïcisée, cependant l’homme à besoin de croire en quelque chose. Ainsi, la nécessité d’adorer a basculé vers la nécessité d’ériger des modèles à suivre : des individus performants dont la preuve de leur intensité est la démultiplication de leur moi-image sur nos écrans. D’ailleurs, d’un point de vue étymologique idole et icône signifient « image qui cherche la transcendance, dotée d’un aspect sacré », comme si les stars étaient vouées à ne devenir que le sujet de leurs représentations imagées. Ainsi, le « Dieu Média » fait des célébrités nos nouveaux « Saints », guides non-spirituels qui nous mèneront vers la lumière (non plus divine !) des écrans numériques. D’autre part, il s’agit du besoin de donner un sens à la banalité de la vie et à notre apparition quasi epsilon1

sur terre. Auparavant, la religion palliait à la vanité de l’homme par la notion de l’élection : « Dieu élira chacun de nous », notre insignifiance au monde n’était qu’une étape transitoire avant d’accéder à la signifiance du Paradis. Désormais notre quête de légitimité se traduit par l’espoir d’être l’élu du Dieu Média, plus précisément, ce sont les likes et les followers qui nous élisent pour passer du côté du monde de la visibilité. Ainsi, l’Iger « diffuse » ses selfies dans l’espoir que « la sphère de l’approbation » le hisse au rang de célébrité, quasi synonyme d’intensité. Le terme de diffusion qui est selon le dictionnaire Français Larousse un « phénomène par lequel un rayonnement, comme la lumière, produit une répartition continue, dans de nombreuses directions » n’est pas sans rappeler la dimension transcendantale de “l’apparition lumineuse” : l’Iger, dont la luminosité des écrans diffuse le selfie, se hisse au rang de divinité. La série anglaise nommée Black Mirror traite de toute sorte de dystopie du monde numérique. Dans la saison 1, l’épisode 2, fifteen million merits aborde le concept d’ascension à la célébrité comme la délivrance des temps modernes. Les citoyens sont condamnés à vivre dans des cellules dont les murs sont constitués d’écrans projetant alternativement des pubs abrutissantes et des productions pornographiques. Leur seule activité obligatoire est de pédaler sur des vélos d’appartements disposés en batterie devant des écrans géants afin de gagner un salaire leur permettant de subvenir aux besoins quotidiens : zapper les pubs aliénantes de sa cellule, acheter un jus de fruit durant la pause. Le personnage principal rencontre une jeune fille douée pour le chant, il lui achète un ticket pour participer à une émission dans laquelle les plus talentueux deviennent célèbres. Si le jury et les milliers de citoyens aliénés représentés par des avatars approuvent la légitimité du candidat à être projeté sur leurs écrans, il passera alors dans le monde des privilégiés.

1. Selon la definition du site web http://www.cnrtl.fr/definition/epsilon : En mathématique, symbole d’une quantité infinitésimale que l’on fait tendre vers zéro.


LE RÉEL AU SERVICE DU MONDE VIRTUEL ÉDIFICATION DU MOI-INTENSE

Ainsi, au sein de cette projection dystopique la célébrité au travers de l’écran est le seul moyen de sortir de la société d’aliénation, également de l’insignifiance de notre existence.

Captures d’écran de l’épisode two fifteen million merits de la série Black Mirors

B. NOUS SERONS TOUS ÉLUS, OU BIEN NOUS NOUS ÉLIRONS TOUS ! Au début de la popularisation des mécanismes de production et de diffusion de l’image, les médias de masse retranscrivaient l’image de célébrités afin qu’elles soient vues et reconnues. Par exemple, la diffusion d’un concert permet à la star d’offrir une prestation scénique à ses fans, le média est l’intermédiaire entre l’un et l’autre. L’individu possède un talent qui pousse la sphère de l’anonymat à l’aduler, il est médiatisé parce qu’il est célèbre. Depuis l’avènement de la télé-réalité, les médias de masse produisent et diffusent l’image de gens « ordinaires » qu’ils érigent au rang de célébrité. Par exemple, le concept de Loft Story, Secret Story, Keeping Up With The Kardashians est de s’immiscer dans le quotidien des protagonistes. Ici, la célébrité est le produit des moyens de diffusion de l’image. L’écrivain Nathalie Heinich2 décrit cette nouvelle élite sociale du XXème siècle érigée par les systèmes médiatiques. Selon elle, la célébrité est devenue de nature tautologique : « ce n’est pas la vedette qui est à l’origine de la multiplication de ses images mais ce sont ses images qui en font une vedette ». Brisant l’accès classique à la visibilité : talent, fortune, pouvoir… la célébrité ne désigne plus que cette « qualité sociale » d’être reconnue pour son image et son nom, Wharol disait « je suis surtout connu pour ma notoriété ». Plus récemment encore, c’est la personnalisation des mécanismes de production et de diffusion numérique de l’image qui a permis à l’individu de se médiatiser lui-même et d’aspirer à devenir célèbre. En quelque sorte, l’accroissement du fantasme de célébrité est la face sociale du progrès technologique. Selon Elsa Godart, maintenant que chacun peut devenir réalisateur-distributeur en même temps qu’acteur de son propre film il développe « le désir de s’élire soimême vedette ».

2. Nathalie Heinich, De la visibilité, Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 2012.

37


LE RÉEL AU SERVICE DU MONDE VIRTUEL ÉDIFICATION DU MOI-INTENSE

L’Iger mène alors sa quête d’ascension vers le concept d’Insta-fame comme l’apogée de la construction de son moi-intense. C’est en postant frénétiquement des selfies et en voyant apparaitre incessamment des likes et de nouveaux followers sur son écran de smartphone qu’il intensifiera la cadence de sa vie et qu’il prendra conscience de sa légitimité à exister.

38

Mais à partir de quand peut on se proclamer célèbre sur Instagram ? Force est de constater qu’au sein d’une société de la performance, là où l’individu est poussé à toujours aller plus loin, l’exploit s’appauvrit. De surcroît, Instagram par son atemporalité et l’accroissement exponentiel de ses Insta-famous rend la réussite difficile d’accès. C’est qu’il n’existe pas de référentiel ou de valeur numérique de likes et de followers minimum pour obtenir le statut de moi-intense. Selon Tristan Garcia « l’intensité résiste au calcul, tout en permettant l’attribution subjective d’une grandeur ». Auparavant il suffisait de passer à la télévision pour se hisser dans la sphère du monde de l’intensité. Désormais, à défaut d’avoir un objectif définit, l’Iger, en usant des outils prévus à cet effet, entame une quête insatiable et acharnée de l’approbation. Si bien qu’actuellement, 2,5 milliards de likes attribués par jour soit environ 300 000 likes par seconde ne suffisent plus à maintenir son sentiment d’être regardé et d’exister. L’Iger utilise le # dit « hashtag » qui est un symbole suivi par un mot-clé permettant aux moteurs de recherche de répertorier des photos par thématiques afin d’obtenir plus de likes. Le logiciel développeur de hashtag (http://iqta.gs) lui propose une suggestion des hashtags les plus populaires. Pour cela, si la IG-model tape dans la barre de recherche #selfie, le logiciel lui suggèrera les mots clés lui permettant de maximiser sa visibilité. La promotion individuelle de l’Iger consiste avant tout à gagner l’approbation d’autrui pour augmenter sa visibilité, aussi plus il poste plus il a de

chance d’être vu. Il médiatise alors le moindre acte de performance pour édifier son moi-intense, sa vie réelle n’est plus que prétexte à poster dans le virtuel. Plus récemment, de multiples applications corollaires sont apparues afin qu’il s’auto-manage, on appelle cette pratique le « self-branding » ou encore l’autopromotion. L’utilisateur peut vérifier qui regarde son profil en téléchargeant « InstaVisit » ou « InstaViewer », qui s’abonne ou se désabonne avec « Crowdfire », quand poster une photo pour acquérir le plus de visibilité avec « Iconosquare ». Dès lors, Instagram devient une addiction des plus chronophage, en plus d’être atteint de FOMO, l’Iger, sans relâche promeut son lui-intense. Or, si chacun des Iger procède de la même manière, la valeur numérique exponentielle de leur visibilité atteindra une telle ampleur que le concept de célébrité dans sa définition de dissymétrie de connaissance entre le connu et l’anonyme n’aura plus aucune signification ! Chacun sur Instagram jouira de s’être érigé en célébrité à quelques centaines de millions de likes près !

applications de self-branding proposées sur l’Apple Store


LE RÉEL AU SERVICE DU MONDE VIRTUEL ÉDIFICATION DU MOI-INTENSE

@Ona

C. LE PRIX DE L’INTENSITÉ Au vue de la prolifération des selfie-corporels sur ma timeline, je constate que les IG-models usent avec brio des techniques de self-branfing. Partant de ce même constat, l’artiste New Yorkaise Leah Schrager s’est engagée à percer les secrets de la fulgurante montée en puissance de leur visibilité dans son Five-year celebrity project. Elle explique le boom de cette nouvelle catégorie de Igers par la combinaison du profond besoin sociétal de supériorité et de transcendance, de l’avènement des « micro-medias » et la montée en puissance de la revendication féministe libérale. Dans une Interview Dazeddigital Magazine3 elle exprime sa propre fascination pour la célébrité

et son désir d’y parvenir grâce à Instagram : « who feels alive if they’re not getting likes? ». Au sein de son mémoire Self-made SuperModels4 elle décrit les étapes de la construction de son moi-image nommé @Ona qui atteint désormais 254 publications - 462 000 followers - 780 abonnements, ainsi j’ai appris qu’Instagram était une application mercantile. L’artiste raconte avoir commencé par démarcher la célèbre collection page5 @the.buttblog 1053 postes - 1,1 million de followers - 2 783 abonnements, pour multiplier ses chances d’être vue. Selon le nombre de followers et la qualité des postes de la collection page, une IG-model débourse environ 150 $ pour un post non-permanent, il sera supprimé au bout de 30min à 1h (temps de visibilité maximal d’une publication), et, si la notoriété de la IG-model est une plue value pour la visibilité de la collection page, on lui “offrira” la possibilité de payer 250$ pour un post permanent. La collection page ne promeut que des IG-models qui ont déjà fait leur preuve dans le monde de l’intensité. Pour les autres, elles peuvent toujours se rabattre sur l’achat de followers, pratique courante qui consiste à acheter en package des « fake-followers » (faux comptes Instagram) créés pour aider les jeunes utilisatrices du réseau social à sortir de leur anonymat. Or, étant donné que n’importe quel Iger averti décèle la supercherie par la dissymétrie du ratio followers/likes, on peut désormais acheter des likes ! Il arrive également que l’on revende un compte Instagram entier, l’acheteur supprime le contenu existant et bénéficie ainsi d’une base de followers. Les mécanismes de self-branding promettent la satisfaction de l’accomplissement, or le sentiment se métamorphose instantanément en insatisfaction. La IG-model tente en vain de trouver une finalité dans le monde de l’infini, son éternel besoin de cumuler les approbations par centaines de milliers pour se sentir intense la contraigne même à monnayer son ascension. Sa vie réelle n’a plus d’autre utilité que de financer sa vie intense.

3. texte de Anna Freeman. How to create a famous instagram alter-ego, Dazeddigital.com, octobre 2016. 4. Leah Schrager - Self-made SuperModels, ON BEING AN INSTAGRAMMODEL AS A NEW FORM OF DIY, DIGITAL, FEMINIZED PERFORMANCE, septembre 2016. 5. Compte instagram très visité, qui recense des photos généralement par thématiques. En l’occurence elle sert à faire la promotion des selfies-corporels de IG-models

39


40


APPARTÉ : 2

KIM KARDASHIAN

INTENSITÉ, RAYONNEMENT ET DÉCHÉANCE

@kimkardashian 3668 publications - 95 millions de followers - 104 abonnements est l’incarnation de la célébrité dans sa définition de dissymétrie de la connaissance, 94 999 896 Igers auxquels elle n’est pas abonnée la follow, ce qui revient à pratiquement 1 / 6 ème de la communauté Instagram ! Elle est l’incarnation de la réussite contemporaine, la diffusion de son moi-intense l’a hissée au sommet, elle est mondialement connue et par conséquent très rentable. Alors que l’utilisateur lambda travaille au sein de la société pour subvenir à ses fantasmes de visibilité 2.0, on propose à la célèbre IG-model environ 500 000 dollars pour un post Instagram de placement de produit. Qu’est-ce qu’une vie parfaitement accomplie si ce n’est que d’être payé pour avoir réalisé le fantasme de son existence ? Cependant, elle jouit de sa visibilité parce qu’il existe de l’anonymat, mais combien de temps pourrat-elle encore compter sur la valeur numérique de ses abonnés pour attester de sa légitimité à exister en tant que moi-intense ? Si l’on se fie à l’accroissement exponentiel de likes et de following, bientôt chacun de ses followers sera lui aussi suivi par des millions de personnes. Néanmoins, ce qui fait de Kim une IG-model tant reconnue c’est que sa notoriété ne provient pas seulement de son auto-médiatisation sur Instagram : elle cumule les médiums de visibilité en étant aussi l’égérie de l’émission de télé-réalité familiale Keeping Up With The Kardashians. C’est alors une espèce “d’hyper-IG-model”. L’incarnation de l’« insta-fame » dans toute sa visibilité et sa luxuriance voit cependant apparaître ses limites. La star, suite à une séquestration par des braqueurs à main armée en octobre dernier, a brusquement cessé de poster sur Instagram, pourtant socle de son existence et de son empire. De son côté, @KanyeWest - 2 millions de followers - 0 abonnements, le mari de Kim Kardashian a été victime d’un burn-out qui l’a conduit à supprimer l’intégralité de ses posts Instagram : il a en quelque sorte tué son moi-intense et s’est directement fait interné à l’hôpital psychiatrique de Los Angeles ! En parallèle Kendall Jenner @kendalljenner, la demi-soeur de Kim, 2756 postes - 75 millions de followers - 175 abonnements, a dû freiner la cadence de ses posts de façon à soigner sa dépendance aux réseaux sociaux. « Hier encore, les Kardashian étaient des demi-dieux, un clan en or, convertissant en dollars tout qu’ils touchaient de leurs doigts agiles ». Cette première ligne de l’article Le burn-out kardashian est l’incarnation du fantasme de la construction de la célébrité à l’ère contemporaine. Cependant, le rapport addictif au réseau social et le fossé entre le moi-pensant et le moi-intense ne peut engendrer qu’une dissymétrie ingérable entre la vie réelle et le monde de l’intensité. Nous avons érigés les stars de téléréalités et de réseaux sociaux en Dieux profanes dont l’ultime pouvoir est leur rentabilité. Nous découvrons alors hébétés que l’empire de nos Dieux Igers s’ébranle. Le moi-intense bâti dans le virtuel ne résout pas la vanité de la condition humain.

41


42


LE RÉEL AU SERVICE DU MONDE VIRTUEL FAÇONNAGE DU MOI-INTENSE

CHAPITRE 4

FAÇONNAGE DU MOI-INTENSE, de l’image-conversationnelle au culte du corps

43

jestem_fit


LE RÉEL AU SERVICE DU MONDE VIRTUEL FAÇONNAGE DU MOI-INTENSE

La IG-model s’érige en tant que célébrité d’Instagram par son habileté à manier les outils d’autopromotion. Mais, avant tout, c’est son corps pris en selfie qui définira son statut et sa visibilité au sein du monde de l’intensité.

44

A. DE L’IMAGE AU CULTE DU CORPS Au sein d’une société en quête d’intensité via la production et la diffusion de ses selfies, l’individu a profondément bouleversé l’appréhension de son corps : il n’a jamais autant été confronté à son image et ne l’a jamais autant diffusée. Dans un second temps, l’émergence du selfie-corporel a entraîné une préoccupation majeure pour l’apparence physique, devenue unique preuve tangible de réussite. Dans son écrit Tu dois changer ta vie1, le philosophe Peter Sloterdijk nomme cette reconcentration corporelle la resommatisation. Il propose un concept selon lequel notre société laïcisée a développé de nouvelles pratiques et de nouvelles formes de « systèmes d’exercices » qui se sont substituées aux pratiques et rites religieux. En d’autre terme, chacun, selon « son Dieu personnel » s’astreint à des « systèmes d’exercices » relatifs à la pratique de sa propre « croyance ». Ainsi, la grande mouvance des pratiquantes du selfie-corporel se tourne vers un système d’exercices qui consiste en leur transformation physique. Le philosophe Friedrich Hegel, nous parle également de la notion de la pratique dans l’introduction de son ouvrage L’Esthétique2. Il démontre que le corps apparaît comme quelque chose de donné, il n’est pas le résultat d’une intention. Or, l’homme n’étant pleinement satisfait que lorsqu’il domine la nature en fonction de ses désirs, doit « exercer certaines transformations », afin qu’il ne laisse pas subsister en l’état son corps. En quoi l’ère de l’intensité a-t-elle davantage bouleversé ce besoin inhérent de l’homme à transformer son apparence physique ?

Elle l’a inévitablement accentué par la multiplication de ses selfie-corporels. Mais a-t-elle pour autant occasionnée de nouvelles normes corporelles ? En d’autre terme, l’avènement du selfie-corporel a-t-il produit une forme de corps spécifique à sa pratique ? En admettant que oui, qu’est-ce qu’un corps selfique, un corps dit « Instagrammable » ? Rappelons que nous ne vivons plus à l’ère de la médiatisation du talent plutôt que du corps (l’oeuvre pour l’oeuvre et non pour l’artiste), mais à l’ère de la médiatisation du corps talentueux. Ainsi, @KimKardashian, confirme par la valeur numérique de ses “disciples du virtuel” que s’il existe un corps Instagrammable, c’est le sien ! Nous avons observé précédemment que sa visibilité était le produit de sa capacité à s’auto-médiatiser et que la tautologie de la célébrité engendrait la célébrité. Cependant, si elle parvient à cumuler cent millions de followers, c’est certainement pour la spécificité de son corps. Ainsi, nous déduirons que le corps-selfique est celui de l’incarnation de la notion de resommatisation : le concept de l’esthétique d’un corps pensé pour qu’il engendre la visibilité. Dans l’analyse du poème de Rilke, Torse Archaïque d’Apollon, Peter Sloterdijk nous offre une parenthèse sur « l’état de parenté » physique et psychique entre les dieux et les athlètes « dans lequel l’analogie pouvait aller jusqu’à l’équivalence. Un dieu était toujours aussi une sorte de sportif, (…) et le sportif toujours une sorte de dieu. Dès lors, le corps des athlètes, qui unit la beauté et la discipline (…) s’offre comme l’une des occurrences les plus compréhensibles et les plus convaincantes de l’autorité ». Sloterdijk confirme ici le lien étroit entre le façonnage du corps par l’exercice physique et le passage de l’individu à un monde supérieur. Ainsi, tels nos nouveaux Dieux grecs, nos célébrités doivent être athlétiques ! Du moins, leur corps doit le paraître. La performance sportive importe peu, voire pas du tout, ce qui importe c’est uniquement la trans-

1. Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, Allemagne, Libella-Maren Sell Editions, 2011. 2. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique Tome 1, Allemagne, Le livre de poche (les classiques de la philosophie),1922.


LE RÉEL AU SERVICE DU MONDE VIRTUEL FAÇONNAGE DU MOI-INTENSE

formation qu’elle opère sur le corps. Effectivement, @KimKardashian, déesse de l’application doit s’astreindre à une invraisemblable routine sportive pour façonner son incroyable moi-intense autant concave que convexe ! On peut lire dans les revues « people » qu’elle s’adonne à un programme journalier d’athlète de haut niveau : six kilomètres de course à pied, des dizaines de séries de pompes et d’abdos, des gainages et pour finir mille sauts à la corde à sauter ! En quelques sortes, son corps instagrammable l’autorise à multiplier ses selfies-corporels dans le monde de l’intensité.

la IG-model, prenant exemple sur son modèle de réussite pratique l’exercice sans relâche. La définition hégélienne de la satisfaction de la transformation ne suffit plus à atteindre le sentiment d’intensité, ce n’est plus une fin en soi mais un moyen d’atteindre le moi-intense tant convoité. Un corps Instagrammable est alors celui qui a subi des transformations dans le monde véritable spécifiquement pour le monde de l’intensité.

45

@kyliejenner

@kimkardashian

B. L’ATHLÉTISME POUR L’INTENSITÉ Selon la méthode Kardashian/Jenner (les Jenner sont les demi-soeurs des Kardashians) le corps athlétique est le sésame du monde de l’intensité.

Ayant pressenti le besoin somatique sous-jacent à la pratique du selfie, de véritables IG-coachs de fitness ont lancé la tendance des « IG-Fitgirls », qui consiste à médiatiser le travail et l’évolution de son corps. Effectivement, la resomatisation à l’ère de l’intensité fédère pour sa visibilité. La multiplicité des hashtags relatifs à la performance physique dépasse amplement le les 5 millions de #kimkardashian avec 173 millions de #Fitness ! Prenons l’exemple de la très célèbre


LE RÉEL AU SERVICE DU MONDE VIRTUEL FAÇONNAGE DU MOI-INTENSE

46

IG-coach @Kayla_Itsines 5111 postes - 6,5 millions de followers - 165 abonnements créatrice du BBGprogram (Bikini Body Guide program) qui propose une série d’exercices de musculation à répéter tous les jours pour modeler son corps à la façon de l’icône du réseau social. Son concept est de cultiver à l’extrême la notion de performance et de réussite afin de motiver les jeunes filles à créer un compte Instagram dédié au suivi de son programme (@bodyfitnesstr). Elles pourront ainsi, chaque jour, augmenter leur visibilité par le poste de selfies-corporels et de leurs corollaires hashtags: #fitness, #workout, #goal. La IG-coach @Kayla_itsines prouve l’efficience de son projet par sa capacité à s’être elle-même érigée en individu visible : ses selfies-corporels cumulent jusqu’à 50 000 likes et mettent en scène un corps parfaitement instagramable : musclé, mince, bronzée : c’est l’incarnation de la performance. Aussi, les jeunes filles les plus assidues s’étant érigées en IG-models athlétiques reçoivent le privilège d’être publiées sur son Instagram pour jouir d’une visibilité sans précédent ! Ce sont les incontournables #BeforeandAfter (6 millions de publications et 30 000 likes par poste). C. LE CORPS OBJET ET IMAGE Selon Peter Sloterdijk « le corps faisant autorité de l’athlète-dieu agit immédiatement sur l’observateur par son caractère exemplaire. », en d’autres termes l’astreinte du travail du corps sera récompensée par l’atteinte au statut de moiintense. Les grecs antiques étaient aussi éduqués et contraints à atteindre un idéal de soi pour attester au sein de la société de leur réalisation personnelle. Cela exigeait un investissement colossal, telle l’astreinte au BBGprogram pour s’ériger en moi-intense. Or, il s’agissait de former simultanément le corps et l’esprit dans le soucis d’harmonie et de bien-être. Force est de constater que la pratique de l’exercice physique en continu comme prétexte à poster son

selfie-coporel ne nourrit en rien la spiritualité de la IG-model. Le moi-intense paraît désormais bien loin du concept de l’Idéal du Moi Freudien qui consiste en la quête de la réalisation de son moi-pensant. Non seulement on constate que les gestes répétitifs et chronophages de la musculation ne sont qu’une pratique aliénante et insatisfaisante, au même titre que la quête de l’approbation par le like qui n’a pas de finalité. Aussi, on s’aperçoit que la transformation de son corps à un prix, pareillement aux outils de selfbranding, la IG-model investit des sommes colossales pour se sentir exister au monde du virtuel (le nombre de BBGprogram vendu se compte en millions). Là où l’on jugerait que le jeu n’en vaut pas la chandelle, la IG-model est prête à tout pour être visible au monde de l’intensité. Elle voyage entre les paradigmes sous l’effet d’une cause-conséquence : plus elle pratique l’effort physique dans le monde véritable plus elle poste ses exploits dans le monde virtuel. Plongeant dans la frénésie de l’approbation, sa pratique addictive de l’effort physique la transforme en bodybuildeuse de compétition plus qu’en son modèle favori ! Elle devient un objet façonné à l’excès dont la saillante musculature produit une image à fois fascinante et médusante ! (@jestem_fit) La reconcentration sur le travail du corps présageait une ère d’anthropocentrisme or, nous entrons actuellement dans un véritable technocentrisme. En effet, l’ampleur de l’investissement de la IG-model pour le virtuel qu’il soit temporel, financier et dorénavant corporel a surpassé son intérêt pour la vie réelle. La matérialité du corps, aussi paradoxal que cela puisse paraître, devient la dernière occurence du monde véritable que l’on sollicite pour satisfaire l’existence au monde virtuel. De plus, la IG-model ne fait que jongler entre le véritable et l’intense dans un schéma aliénant et addictif sans jamais parvenir à goûter à l’intensité continuelle.


LE RÉEL AU SERVICE DU MONDE VIRTUEL FAÇONNAGE DU MOI-INTENSE

#Before/After @soniatlev

@body_fitness_fashion

@shanenricci

47

@kayla_itsines

@bodyfitnesstr

@soniatlev

@jestem_fit

#Before/After @kayla_itsines

@kayla_itsines


48


APPARTÉ : 3

SEULS LES GRANDS SELFISTES SURVIVRONT

MON CORPS NON-INSTAGRAMMABLE

En supposant que la pratique du selfie-corporel soit le sésame de l’ascension de la visibilité dans l’univers de l’intensité, je me suis demandée si le « sacrifice » de son corps était à la hauteur de la récompense. Qu’est-ce que cela produit vraiment, d’atteindre cette intensité tant convoitée par l’acte selfique ? J’ai alors créé un compte Instagram et me suis attelée à prendre ma plus belle posture selfique. Plutôt excitée à l’idée d’accéder à ce sentiment dont je m’autorisais à parler sans l’avoir éprouvé, je me suis astreinte (dans le plus fidèle mimétisme) à reproduire de simples postures (dont certaines relevaient déjà de la contorsion ! ). Malgré ma bonne connaissance du sujet, j’ai réalisé que l’exercice était plus complexe que ce que je voulais donner à croire au sein de ma recherche. Premièrement, le selfie-corporel impose de multiples contraintes logistiques : tenant mon Iphone à bout de bras, je tentais dans un équilibre précaire de faire entrer à la fois mon décolleté et mon postérieur dans le cadre de la photographie. Parvenue à mon but, il fallut encore faire la mise au point et appuyer sur le bouton sans trembler. Alors que je croyais trouver l’intensité promise, le compte rendu fut plutôt déroutant. J’admis la difficulté de réaliser un selfie-corporel « à la hauteur » des grandes selfistes, soulignant la patience et la dextérité d’être à la fois son propre modèle et son propre photographe. Aussi, je pris conscience du courage et de la confiance dont les IG-models doivent se munir pour poser face à elles-mêmes (une part de moi tend toujours à penser que c’est avant tout de l’inconscience). Je me suis personnellement sentie vulnérable, voyant mon reflet, dénudée face à mon écran de smartphone. « Le regard d’autrui » de Sartre ne fut pas nécessaire pour faire surgir un intense sentiment49 de honte, qui fut d’ailleurs la seule intensité à laquelle je pu goûter durant l’expérience. Malgré la tendance sociétale à célébrer les performances individuelles, force est de constater que l’on trouve dans certaines pratiques solitaires plus de médiocrité que d’éclat. J’ai tout de même réussi à me satisfaire d’un selfie-corporel, l’ai agrémenté de quelques hashtags et publié : « ce qui importe dans le selfie c’est sa diffusion ». Quelques minutes plus tard, j’ai été prise de panique ! Et si on ne likait pas mon selfie? Je saurai alors que je n’ai pas la capacité à m’ériger en être-intense. Or, ai-je véritablement envie de savoir si oui ou non le statut d’individu intense est à ma portée ? Je ne pouvais accepter d’être réduite à mon physique et mon aptitude à réaliser selfie-corporel à la hauteur d’une IG-model. J’ai ainsi compris que l’intensité résidait aussi en la mise en péril de l’acte de se « diffuser », qui je présume n’a d’égal que l’intensité de la jouissance de la réussite. En définitive, utiliser son corps comme objet de promotion ne revient pas à choisir la facilité, mais l’intensité continuelle du sentiment de mise en péril de soi. Ce que produit vraiment l’intensité est l’ambivalence du sentiment de la jouissance et de la souffrance sur l’être. Alors que la souffrance (l’acte de prise selfique jusqu’à sa publication) appartient au monde véritable, la jouissance naît dans le monde de l’intensité.


50


#

LE VIRTUEL POUR UNE RÉALITÉ AUGMENTÉE

51


52


LE VIRTUEL POUR UNE RÉALITÉ AUGMENTÉE DÉCAPITATION DU MOI-INTENSE

CHAPITRE 5

DÉCAPITATION DU MOI-INTENSE, corps sans âme en flottaison numérique

53

@sstupidgirl (collection page)


LE VIRTUEL POUR UNE RÉALITÉ AUGMENTÉE DÉCAPITATION DU MOI-INTENSE

La IG-model, alors qu’elle parvient à augmenter sa capacité à exister davantage dans le virtuel, voit s’accroître sa determination à éprouver le sentiment d’intensité continuelle. Si elle reçoit tant d’approbation sur son selfie-corporel, elle projette instantanément d’en cumuler davantage sur le prochain. Selon Tristan Garcia, il s’agit du principe de « la comparaison systématique d’une chose à ellemême ». A. UN NOUVEAU PARADIGME, LA RÉALITÉ AUGMENTÉE Selon Hegel, nous ne prenons conscience de nous même que lorsque l’on parvient à se reconnaitre dans son corps et selon Sartre « l’homme est ce qu’il n’est pas ». Ainsi, Il apparaît comme l’une des occurrences les plus évidente que l’individu, pour accéder à l’intensité du moi, opère des modifications sur son corps.

54

La IG-model trouve dans la chirurgie esthétique « de la variation, de la nouveauté » pour satisfaire son désir de recevoir « toujours plus de la même chose » (les likes et followers) ce qui revient, selon Tristan Garcia à une tentative de « maximalisation de l’être ». Proche de l’intensification, la notion de maximalisation de l’être est la tentative de perdurer dans le virtuel par le renouvellement du contenu de ses postes. Prenons l’exemple de @Aleiraoficial_sexy 5845 publications - 1 millions d’abonnés - 60 abonnements

dont les vingt-deux opérations chirurgicales (à l’heure actuelle) attestent de l’incontrolable besoin de renouveler le contenu de ses postes et (peut-être) d’atteindre une finalité : un « idéal » qui la fera basculer une fois pour toute dans les hautes sphères de l’intensité. Malgrè tout, l’on devine que, prise dans l’engrenage de l’extrême, elle n’a pu s’arrêter à temps : sa maximalisation relève d’une stupéfiante caricature de Kim Kardashian.

En effet, au vue de certains de ses selfies-corporels, il est difficile de croire en la véracité de sa plastique et l’aspect lustré et brillant de son corps s’apparente davantage à une matière synthétique qu’à de la peau. Son selfie-corporel floute les frontières entre la fascination et la répulsion. Pour Tristan Garcia : « peu importe. (…) le seul vrai péché est d’avoir manqué d’intensité. On peut avoir été médiocrement flamboyant. Mieux vaut avoir été médiocre avec flamboyance ». Peutêtre sommes nous face à une fascinante répulsion ! Le corps de la IG-model devient un objet-exploit, peu importe qu’il soit beau ou plaisant au regard, du moment qu’il relève de la performance ! D’autre part, certaines IG-models ont fait du « contouring »1 leur force de visibilité (selfies anonymes @tornslut et @loxkeylitx). Également hérité de l’icône Kim Kardashian, il s’agit d’une réappropriation des techniques d’intensification de l’individu : le visage est travaillé dans le seul objectif d’être médiatisé. Quoi de plus évident que de s’approprier les techniques développées par les médias pour se hisser soi-même en individu visible ? Ici encore, la pathologie du « toujours plus » régit la pratique de la IG-model. Si l’on en croit la citation de Tristan Garcia « ce qu’est la chose ne compte pas du moment qu’elle l’est le plus et le mieux possible », la IG-model est effectivement le « plus » maquillée possible, par conséquent le « mieux » visible possible ! Il semblerait que la surabondance des likes n’ait d’égal que le nombre de couches de fond de teint sur son visage ! Se figeant dans une non-expressivité des plus médusante, la IG-model n’apparaît plus réel pour prendre des allures d’avatar2 . Si les pratiques de transformation sont poussées à leur paroxysme ce n’est que la conséquence logique de la primauté de la visibilité sur Instagram. Lorsque l’exceptionnel s’abaisse à la norme; comment la IG-model (si ce n’est en rendant l’exceptionnel

1. Le contouring est une technique de maquillage qui consiste à redessiner les contours du visage. C’est un jeu d’ombres et de lumières qui rehausse certaines zones du visage ou au contraire les affine. La technique est particulièrement utilisée chez les grandes figures de la mode, du cinéma, de la scène, ainsi que d’autres célébrités. 2. Définition du dictionnaire Larousse : Informatique : Personnage virtuel que l’utilisateur d’un ordinateur choisit pour le représenter graphiquement, dans un jeu video ou dans un lieu virtuel de rencontre. 3. Selon la définition du site web : http://www.cnrtl.fr/lexicographie/inhumanité : Caractère de celui ou de ce qui n’appartient pas ou semble ne pas appartenir à la nature de l’être humain.


LE VIRTUEL POUR UNE RÉALITÉ AUGMENTÉE DÉCAPITATION DU MOI-INTENSE

55

@aleiraoficial_sexy

@aleiraoficial_sexy

selfies anonymes sur @tornslut et @loxkeylitx


LE VIRTUEL POUR UNE RÉALITÉ AUGMENTÉE DÉCAPITATION DU MOI-INTENSE

56


LE VIRTUEL POUR UNE RÉALITÉ AUGMENTÉE DÉCAPITATION DU MOI-INTENSE

davantage exceptionnel) peut-elle aspirer à la singularité du moi-intense ? Chaque modification apportée à son corps la déshumanise davantage, jusqu’à frôler l’inhumanité3. Son corps selfique n’appartient plus tout à fait au monde véritable, mais n’est pas pour autant son avatar puisqu’il reste réel. La IG-model est à la genèse d’un paradigme inédit au sein de la vie réelle : ce que j’appellerai la réalité augmentée. B. DÉCADENCE IDENTITAIRE L’hypersexualisation des selfies-corporels de la IG-model sont pareillement liés à son besoin accru de conserver sa visibilité dans le monde de l’intensité. Rappelons que la carrière de « l’icône des corps transformés », @KimKardashian, a été lancée par la mise en scène de son corps : une sex-tape ! Apparaît alors un lien étroit entre la modification de l’enveloppe corporelle et sa sexualisation. Effectivement, la transformation de la IG-model est “hypersexualisante”, elle consiste à augmenter ses attributs féminins. S’en suivent le choix généralement suggestif de son pseudonyme et de sa mise en scène ! Le néo-libéralisme sexuel des IG-models consiste donc en l’appréhension de leurs corps tel un objet-exploit dont le potentiel de visibilité augmente au fur et à mesure qu’elles l’effeuillent. Transformer son corps n’a d’intérêt que s’il est exhibé « la nudité fait vendre » : expression qui n’est pas sans rappeler le schéma de la prostitution ou de la pornographie ! De la tentation de l’argent facile dans le monde véritable nous basculons vers la tentation du « like facile » dans le monde de l’intensité. Revenons sur le scénario de l’épisode 2, Fifteen millions merits de la série Black Mirror. La jeune fille citée précédemment est finalement sélectionnée pour chanter sur le plateau de l’émission qui constitue une étape transitoire entre le monde véritable et le monde de l’intensité. À la suite de sa remarquable performance, les jurys décident arbitrairement qu’ils

n’ont pas besoin d’une chanteuse, cependant ils lui offrent une place d’actrice pornographique. La condition sine qua none de sa délivrance du monde aliénant est la diffusion pornographique de son corps à l’écran, elle l’accepte. Finalement, doit-on conclure que la soumission à la pornographie et le selfie-corporel sont l’un comme l’autre une plus-value pour s’ériger au monde supérieur ? En effet, le problème actuel réside en la confusion entre soumission à l’image sexualisée de la femme construite par l’homme et émancipation féministe. À l’ère de la numérisation du libéralisme sexuel, la femme prône l’appropriation de son corps et une nouvelle interprétation de son image. Naturellement, ce phénomène brouille les frontières traditionnelles entre l’image de la prostitution ou de la pornographie et un «exhibitionnisme sexy »4. Tentons de dissocier ces notions. En premier lieu, il n’y a pas consommation dans l’exhibition d’un selfie-corporel. De surcroît, la IG-model ne cultive pas un goût prononcé pour l’image pornographique, son selfie est en quelque sorte une « hypersexualisation puritaine » ! La célèbre @Yungelita - 1344 publications - 615 000 abonnés et 69 abonnements en atteste en proposant des selfies à la fois sages et érotiques. En fait, cela va de soi que la IG-model ne s’inscrit pas sur le réseau social pour publier des images obscènes puisque la charte Instagram censure systématiquement la photographie de sexes, de tétons féminins, et de poils pubiens. Néanmoins, leur similitude réside dans la notion de soumission, la prostitution pornographique telle le selfie-corpporel enchainent la femme à des pratiques aliénantes et font de son corps son seul facteur de réussite.

4. Le selfie exprime une volonté de se montrer “sexy” : http://www.cnrtl.fr/lexicographie/sexy : Qui a du sex-appeal, des formes physiques attrayantes, un comportement provocant. Qui traite hardiment de sujets relatifs à la sexualité, qui représente les attraits physiques de manière suggestive. Effectivement, l’on retrouve les caractéristiques de la IG-model : ses transformations la sexualisent, son effeuillage exhibe ses courbes outrancières dans des postures suggestives mais pas obscènes.

57


LE VIRTUEL POUR UNE RÉALITÉ AUGMENTÉE DÉCAPITATION DU MOI-INTENSE

@yungelita @kimkardashian @alexisren

58

@joannakuchta @joannakuchta

@shanenricci

@sstupidgirl

@yungelita

@yungelita


LE VIRTUEL POUR UNE RÉALITÉ AUGMENTÉE DÉCAPITATION DU MOI-INTENSE

C. DÉCONSTRUCTION DU MYTHE DE L’INTENSITÉ En s’inscrivant sur Instagram, la IG-model trouve initialement le moyen de s’émanciper des diktats de l’image du corps féminin fantasmé par l’homme. Elle aspire à l’intensité par la possibilité de se ré-inventer selon ses propres codes éthiques et esthétiques. Or, le monde de l’intensité l’influence à opérer des modifications sur son corps pour atteindre le moi-intense. Alors que la IG-model s’affranchit de la contrainte à se conformer à un idéal dans le monde véritable, elle s’inflige des transformations extrêmes pour exister au monde du virtuel : c’est une aliénation pour une autre !

La IG-model devient un moi en quête d’intensité déchu. Ayant frôlé à maintes reprises le sentiment de l’intensité, son besoin de s’en emparer à perpétuité l’a conduit à le perdre définitivement. Tel Icare, mort précipité dans la mer après avoir brûlé ses ailes en s’approchant trop près du soleil, la IG-model en voulant s’ériger en être intense se noie dans la masse de ses consoeurs ! De sa volonté initiale de prouver son unicité et sa légitimité à exister, la IG-model a suivi le mouvement de l’auto-décapitation.

Au fur et à mesure qu’elles se transforment, les IG-models multiplient dans un mimétisme asphyxiant leurs selfies-corporels. Les quêtes infinies de singularité et d’intensité poussées à l’extrême se rejoignent pour former un tout semblable. L’esthétique prédominante du cadrage fragmenté engendre leur décapitation ; abolissant ainsi l’identité rattachée à leur corps qui pourrait devenir celui de toutes les autres. De la dépersonnalisation jusqu’à la décapitation, il ne reste plus que LES TRANSFORMATIONS À des fragments de corps semblables en L’EXTRÊME ONT FAIT DES flottaison sur les timelines. La quête du IG-MODELS UNE SEULE ET moi-intense de la IG-model se fond dans MÊME ENTITÉ une trop grande similitude des « intensités », dont l’aura s’estompe. De ce fait, il n’existe plus de concept de célébrité (la dissymétrie entre les visibles et les anonymes disparaît), puisqu’on ne like plus l’unique et le singulier mais le concept qui englobe toutes les IG-models.

59


LE MOI INTENSE CONCLUSION

60


LE MOI INTENSE CONCLUSION

CONCLUSION L’ère internet a promis à l’individu l’intensité continuelle, l’opportunité d’augmenter la cadence de sa vie monotone et de pallier à la vanité de son existence au monde : « Nous serons tous les élus du Dieu Média ! ». Alors que l’application Instagram prétendait nourrir la vie réelle, offrant à son utilisateur de partager au plus grand nombre ses selfies de l’expérience, la pathologie contemporaine de la primauté de la performance l’a plongé, notamment la IG-model, dans une pratique addictive et aliénante. À la poursuite d’une hypothétique quête du moiintense, la IG-model fait de l’application son exutoire moderne, multipliant et diffusant frénétiquement ses selfies-corporels sur la sphère virtuelle. Elle développe alors un rapport obsessionnel à son corps, allant jusqu’à le maximaliser dans l’espoir d’éprouver toujours plus le sentiment d’intensité. Son « avatarisation » dans le monde réel atteste de son fantasme d’exister autrement et autre part. Plus elle se focalise sur sa réussite au sein du monde de l’intensité, plus l’aspect de son corps véritable s’inhumanise. Or, le problème réside en l’incapacité d’Instagram à étancher la soif d’intensité continuelle de la IG-model. En effet, y parvenir ne réside pas en la projection d’un corps dépourvu de moi-pensant dans le monde virtuel,

mais dans le transfert du moi-pensant dans un corps virtuel ! Malheureusement, l’application ne peut faire surgir qu’un sentiment d’intensité erratique1, par la projection de son selfie-corporel privé d’identité. La IG-model amorce l’idée que le réseau social peut devenir plus immersif qu’un simple rapport frontal à l’écran, elle incarne l’occurence la plus évidente de la nécessité grandissante chez l’homme d’investir les sphères de l’intensité. Tristan Garcia dit « l’homme intense se lasse vite », effectivement, l’individu se lasse de la vie réelle et de ses tentatives infructueuses d’intensification. La quête de l’intensité s’incarne alors dans la quête de nouveaux paradigmes d’existence : des mondes dont chaque homme pourrait être l’auteur, là où il transférerait sa conscience au sein d’un avatar modifiable à souhait ! À contrario des jeux videos d’immersion (entre autre les RPG2) exclusivement réservés aux initiés, il s’agit dorénavant de six cent millions d’Igers susceptibles de se projeter davantage dans le monde de l’intensité. Actuellement, le progrès numérique laisse entreapercevoir la possibilité de bouleverser en profondeur l’appréhension de notre corps et de notre moi-pensant. Nous nous trouvons à la genèse d’une révolution numérique de l’existence humaine. Notre monde est prêt à en créer un nouveau...

1. Définition du dictionnaire français Larousse : Qui est instable, qui varie. 2. Role Playing Game : jeu video de rôle

61


LE MOI INTENSE DOCUMENTOGRAPHIE

DOCUMENTOGRAPHIE BIBLIOGRAPHIE : BARTHES, Roland. La chambre claire, note sur la photographie, France, Gallimard, 1980, (Cahiers du cinéma Gallimard Seuil). SLOTERDIJK, Peter. Tu dois changer ta vie, Allemagne, Libella-Maren Sell Editions, 2011, 656p, (Pluriel) traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Chap 1-2-5-12. Sartre, Jean-Paul. L’Être et le Néant, France, Gallimard, 1943, 722p, (Bibliothèque des idées). HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, L’Esthétique, Tome 1, Allemagne, Le livre de poche, 1922, (les classiques de la philosophie). GODART, Elsa. Je selfie donc je suis, Les métamorphoses du moi à l’ère du virtuel, France, Albin Michel, 2016, 212p. DELSUET, Anne, T’es sur Facebook ? France, Flammarion, Antidote, 2013, 143p. CONSTANTINIDES, Yannis, Le nouveau culte du corps, dans les pas de Nietzsche, Paris, Actualité de la philosophie, 2013, 192 pages. GARCIA, Tristan, LA VIE INTENSE, une obsession moderne, France, Autrement, Les Grands Mots, 2016, p 203.

62

MÉMOIRE : SCHRAGER, Leah, Self-made SuperModels. ON BEING AN INSTAGRAM MODEL AS A NEW FORM OF DIY, DIGITAL, FEMINIZED PERFORMANCE, septembre 2016. ARTICLES : DESPLANQUES, Erwan, Éloge de la retenue sur les réseaux sociaux, Télérama, Janvier 2014. GUNTHERT, André, L’empreinte digitale. Théorie et pratique de la photographie à l’ère, actualité de la recherche en histoire visuelle, Octobre 2007. Auteur inconnu, Comment les filtres de snapchat modifient l’image que nous avons de nous-mêmes, les Inrocks, Août 2016. Wendy Syfret, ce que vos selfies nus disent de vous / ID - vice, Mai 2016. MICHAUD, Yves, le déluge des images philomag, Février 2013. Gunthert, André, L’image partagée, Paris textuel, 2015. FREEMAN, Anna, How to create a famous instagram alter-ego, dazed digital, Octobre 2016. MASSON, Elvira, Peur de toujours rater quelque chose ? vous êtes peut être atteint de FOMO, L’express styles, Mars 2014. KOSKIEVIC, Sarah, « j’ai tenté de devenir une star du fitness sur Instagram », Vice digital, Janvier 2016. REFUBA, Bérénice, Les stars du fitness sur Instagram déplacent les foules, Konbini, Octobre 2016.


LE MOI INTENSE DOCUMENTOGRAPHIE

FILMOGRAPHIE : SPIKE, Jonze, Her, Etats-Unis, Embassy International Pictures et Universal Pictures, mars 2014, 2h06min. GILLIAM, Terry, Brazil, Royaume-Unis, Annapurna Pictures, 1985, 2h22min. FOLMAN, Ari, Le Congrès, États-Unis, Entre Chien et Loup, Pandora Film, 2013, 2h03min. TÉLÉRÉALITÉ : Keeping Up With The Kardashian - États-Unis, 12 saisons, 158 épisodes, E!, 2007, 22-42min. SÉRIES : BROOKER, Charlie, Black Mirror, Royaume-Uni, Saisons 3, épisodes 13, Channel 4, Netflix, 2011-2016. Saison 1 / Episode : 2 fifteen million merits. Saison 1 / Episode : 1 l’hymne national. Saison 3 / Episode 1 San Junipero. DOCUMENTAIRES ET ÉMISSIONS : Bretsch, Dominik et Hufeisen, Simon, L’ascèse - StreetPhilosophy / Arte, Décembre 2015. Bretsch, Dominik et Hufeisen, Simon Vivre pour la Gloire - StreetPhilosophy, Arte, 2016. MESEBERG, Kay, La puissance de l’image, avec BREDEKAMP ,Horst, et LEBLANC, Audrey, Square Idée, Arte, 2016. Define beauty, 3 episodes - Nowness, 2016 : - CULLEN Clara, beauty is a form of genius. - SCHULLER, Marie, Am I Ugly ? DENJEAN, Cécile, Princesses , Pop Stars et Girl Power, Arte, Octobre 2016. CONFÉRENCES : CARBONE, Mauro, C’est qui le self du selfie ? Musée des Beaux Arts de Lyon, Avril 2016. LOUIS, Edouard, Conversation avec Edouard Louis / Opera National de Paris, Septembre 2016. Sherry Turkle, Connectés mais seuls TED retransmission sur Ted.com. EXPOSITION : Autoportrait, De Rembrandt au selfie / Musée des Beaux Arts de Lyon, Avril 2016. RÉFÉRENCES INSTAGRAM : @kimkardashian, @joannakuchta, @yungelita, @elitaharkov, @amaliaulman, @ona, @aleiraoficial_sexy, @jestem_fit, @sonialevfitness, @kayla_itsines, @emmafitnessgoal, @mygoalmotivation, @sstupidgirl, @tu.ugh...

63


64


écrit et réalisé par #ANDRÉADELIGNY

65




68

LE MOI-INTENSE De la quête de l’idéal-selfique au désintérêt pour l’être-véritable Mars 2017


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.