Enquête
L’été, il arrive que nos enfants se lamentent : « J’m’ennuie… J’sais pas quoi faire ! » Comment faire pour que cette sensation de vide devienne un moment plein de promesses ? Que disent-ils lorsqu’ils disent « Je m’ennuie » ? Cas n°1 : Vous venez de déplier votre transat pour vous plonger dans votre polar, et votre fils se met à geindre : « J’m’ennuie ! » Ou, autre scène de la vie quotidienne : c’est au moment où vous commencez la préparation du repas que votre fille vient se col4
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ler à vous en miaulant : « J’sais pas quoi faire ! » Agaçant, mais normal : la phrase redoutée est souvent synonyme de : « J’ai envie de passer du temps avec toi, mais tu n’es pas disponible. » Cas n°2 : « Ch’sais pas quoi faire ! » annonce Marie-Lou en entrant dans la cuisine, encore tout essoufflée et ensoleillée par la partie de cache-
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cache qui l’a occupée tout l’aprèsmidi avec les voisines. Sa formule est surtout l’expression de l’intensité de ce qu’elle vient de vivre : le jeu était tellement prenant que de se retrouver seule, sans programme particulier, lui donne fugitivement cette impression d’ennui. Il faut en fait entendre : « Je ne sais pas encore ce que je vais faire maintenant. » Le temps de se désaltérer, de souffler un peu, et la fillette disparaît vers de nouvelles occupations. Cas n°3 : Dix-huit heures. Mélanie sait qu’elle ne va pas tarder à l’entendre, le refrain de l’ennui. Car lorsque sa fille de 5 ans gémit : « J’m’ennuie », c’est sa façon de dire : « Je suis épuisée, j’ai faim, je n’ai plus de forces. » La journée touche à sa fin, et elle n’a plus d’énergie pour entamer un jeu, un dessin. Avaler un petit rien lui donnera un bref regain d’énergie, juste de quoi prendre un livre, écouter un CD, ou simplement rêvasser, allongée sur le tapis, pas très loin de la présence rassurante de sa mère. Cas n°4 : Durant les vacances, les copains sont partis, les cousins ne séjournent pas forcément chez Papi et Mamie au même moment… Difficile parfois de trouver des compagnons de jeu. Le « J’m’ennuie » revêt alors son sens propre : « Je suis seul, face à moi-même, et ce n’est pas toujours confortable. »
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Tu t’ennuies ? Ça m’ennuie ! Soyons honnête : quel parent accueille avec flegme un « ch’sais pas quoi faaaire ! » traînant ? Que l’on soit dérangé dans la pause si rare que l’on s’était accordée, ou dans la corvée domestique qu’il faut bien accomplir, on a du mal à ne pas être agacé ! Car l’ennui de notre enfant ne nous laisse pas indifférent. Il y a ceux qui en sont jaloux : « Me dire ça à moi qui n’ai jamais de temps libre ; si j’en avais, j’aurais plein de choses à faire ! ». Il y a ceux qui se sentent coupables : « S’il s’ennuie, c’est qu’il se sent mal. C’est de ma faute, je ne lui consacre pas assez de temps. » Ceux qui trouvent ça inconcevable : « Il perd son temps alors qu’il y a tant à apprendre ! » Ceux à qui le désœuvrement donne le vertige... Si bien que le réflexe le plus répandu (Pomme d’Api a fait un sondage !), c’est de le noyer de suggestions : « Tu n’as qu’à… jouer aux Playmobils, faire un dessin, aller dehors, prendre un livre, mettre la table… »
Chabrillac, dans son Petit éloge de l’ennui (éditions Jouvence, 2011), met en garde : « Éviter l’ennui à l’enfant, c’est finir par le couper de son imaginaire. » Bourrer l’agenda des enfants et contraindre toutes leurs occupations sans leur laisser de plages libres, « fera d’eux des adultes stéréotypés et généralement peu créatifs », renchérit avec pessimisme la psychanalyste
Etty Buzyn, en préambule de son ouvrage alarmiste (Papa, maman, laissez-moi le temps de rêver !), qui s’appuie sur les observations faites dans son cabinet. Oui, l’ennui stimule la créativité de l’enfant, son plaisir du jeu, sa capacité à fantasmer, en le mettant en contact avec son monde intérieur. Certes, chercher en soi comment sortir de l’ennui est moins facile que de se
L’ennui de notre enfant ne nous laisse pas indifférent (…) Le réflexe le plus répandu, c’est de le noyer de suggestions : « Tu n’as qu’à jouer aux Playmobils, faire un dessin… »
Tu t’ennuies ? Quelle chance ! Pourtant, les murs de la rédaction de Pomme d’Api sont tapissés d’ouvrages de psychologie énumérant toute la richesse de ces moments d’ennui, de ce temps inoccupé où l’esprit peut s’adonner librement à la rêverie. Ainsi Odile
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voir proposer quelque chose. Mais c’est faire l’expérience de sa liberté : « De quoi ai-je envie, moi ? » Or, dans une société où les maîtres mots sont l’efficacité et la performance, où le temps doit être « bien utilisé », les adultes sont euxmêmes angoissés par ce face-àface avec soi-même, ce moment où l’on ne peut plus esquiver ses émotions et ses sensations.
Apprivoiser l’ennui D’accord, mais alors, on répond quoi à un lancinant : « Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire ! ». « J’ai bien lu que l’ennui était important pour leur développement, sourit Jean, père de trois filles, mais je ne me vois pas dire : “ennuie-toi, ma chérie !” ou bien “ne fais rien !“ » Certes, non. Parfois, il suffit de signifier que l’on a entendu la récrimination pour que l’enfant accepte son état : « Ah bon, tu t’ennuies ? » se contente de dire parfois Fanélie à l’un de ses quatre en8
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Illustrations : Pascal Lemaître.
Poser simplement la question : « De quoi as-tu envie ? » Si rien ne vient, on peut poursuivre en signalant qu’on n’est pas toujours obligé de faire quelquechose ! fants, qui, assuré d’avoir été pris au sérieux, passe alors à autre chose. Pour entraîner l’enfant à discerner son désir, mieux vaut « éviter de lui proposer quelque chose de prémâché, dans lequel il n’aura rien à créer, comme la télévision ou un jeu numérique », conseille Stéphanie PlancheJaffret,psychologueclinicienneàLyon. Poser simplement la question : « De quoi as-tu envie ? » Si rien ne vient, on peut poursuivre en signalant qu’on n’est pas toujours obligé de faire quelque chose : « Tu peux prendre un temps pour toi, te poser, rester dans tes pensées. » Le rôle de l’adulte, c’est d’ailleurs de se retenir d’intervenir quand l’enfant ne fait rien sans s’en plaindre. Quel mauvais souvenir que ces rêvasseries interrompues par un cinglant : « Si tu n’as rien de mieux à faire, viens donc mettre la table ! » Ou, sous une apparence plus éducative : « Prends au moins un livre ! » Ce moment de « rien », de « vide », c’est « un lieu pour partir ailleurs », écrit joliment Etty Buzyn. L’enfant n’y
reste jamais bien longtemps ! L’imagination prend le relais et une cabane se construit avec les coussins du canapé, un circuit se fraie un chemin entre les chaises… À nous alors de ne pas entraver ces initiatives. Et tant pis pour le bazar dans le salon. Nathalie est mère de trois petits âgés de 6 à 8 ans, et elle les élève seule. Pour elle, il n’était pas possible de les inscrire à des activités extra-scolaires : trop cher. Mais elle n’en a pas de regret : « Mes enfants ne s’ennuient
jamais. Ils passent des journées entières à imaginer des univers, à jouer des rôles, à se déguiser… Bon, c’est sûr, ma maison n’est pas digne d’un catalogue de déco ! » Aux adeptes du temps « utile », Stéphanie Planche-Jaffret réplique : « L’efficacité n’est pas toujours dans le faire mais plutôt dans l’être, surtout pour un enfant qui grandit. » Profitons de la parenthèse de l’été pour changer de regard sur l’ennui et se convaincre qu’avoir du temps à perdre, c’est en gagner. n Anne Bideault
« L’efficacité n’est pas toujours dans le faire, mais plutôt dans l’être, surtout pour un enfant qui grandit. »
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Pour les inévitables jours de pluie ou pour simplement changer des pelles, des seaux, des cerf-volants et autres jouets de l’été… -> UN ALBUM
Je m’ennuie, de Michael Ian Black et Debbie Ridpath Ohi, Seuil Jeunesse, 2013, 13,50 € Oh, qu’est-ce qu’elle s’ennuie, cette petite fille ! Jusqu’à ce qu’elle tombe sur une patate qui n’aime pas les enfants : ils sont ennuyeux ! La petite fille va alors se mettre en quatre pour prouver le contraire. Illustré avec humour, cet album est un plaidoyer pour l’ennui comme ferment de l’imagination des enfants.
-> UN JEU AUQUEL ON PEUT JOUER SEUL
Château Logique, Smartgames, 28,50 € environ. Distribué (entre autres) par Oxybul Éveil & Jeux. Ce jeu de cubes ne comprend que six pièces : quatre blocs et trois tours en bois. Ils peuvent s’imbriquer les uns dans les autres de multiples façons, et reproduire les 48 châteaux forts présentés dans un petit carnet. De quoi exercer observation, logique, motricité fine et vision dans l’espace. Dès 3 ans et jusqu’à 8 ans au moins !
-> DEUX JEUX DE SOCIÉTÉ
Little association, Djeco, 15 € environ. Une sorte de « Jungle speed » pour les petits : trois plateaux (la mare, le pré, le potager), trois animaux en volume (un lapin, une grenouille, une vache). Qui sera le plus rapide pour repérer la carotte et l’associer au lapin ? Une règle du jeu que l’on peut simplifier pour les plus jeunes (dès 2 ans) et compliquer pour les plus âgés (7 ans et plus). Fous rires garantis ! Jeu des poulettes, Janod, 19,90 € environ. Un jeu de l’oie simplifié, très joliment illustré. Il faudra déjà assembler le puzzle de bois qui sert de plateau, puis choisir une des quatre poulettes qui attendent d’être libérées. Idéal pour s’initier à la manipulation du dé, s’entraîner à compter et à reconnaître les couleurs (à partir de 3-4 ans).
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Sélection : Anne Bideault
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