Respirer GALERIES D’ART
GALERIES D’ART Respirer
PAUL RAGUENÈS,
© Laurent Cérino / Acteurs de l’économie
GALERISTE DANS LE « LOWER EAST SIDE » LYONNAIS La galerie de Paul Raguenès SNAP rue de la Thibaudière à Lyon, n’a pas un an. Artiste lui-même, il l’a ouverte en octobre 2013, sur un constat : « A Lyon, il y a beaucoup d’outils institutionnels ou associatifs pour promouvoir l’art contemporain, mais comparé à d’autres villes de même taille, comme Amsterdam ou Turin, il y a peu de galeries privées. » Alors que la plupart des galeries sont implantées sur les Pentes, autour de Bellecour ou – plus récemment – à la Confluence, il garde en tête les exemples de Lower East Side à New York, de Belleville à Paris, ou de Marrickville à Sidney, et choisit le 7e arrondissement pour son atmosphère branchée « berlinoise ». Les premiers mois sont empreints d’inquiétude : les jours où personne ne pousse la porte de la galerie, quand les rares ventes ne couvrent pas les frais, « on ne sait pas trop où l’on va ». Pour se faire connaître, il multiplie les soirées à thèmes, les petits-déjeuners. Depuis le printemps, il reçoit entre quinze et vingt personnes par jour et commence à espérer dépasser les pronostics de son comptable, à savoir 120 000 euros de chiffre d’affaires pour la première année. Ce qu’il propose est d’une « abstraction assez radicale, parfois expérimentale, qui touche parfois à l’art minimaliste ou conceptuel ». Une ligne qu’aucune autre galerie à Lyon ne défend : « Je crée une part de marché, je ne la prends pas à quelqu’un d’autre », dit-il, notant d’ailleurs que les personnes qui achètent chez lui n’achetaient pas à Lyon auparavant. La place de Lyon dans la scène de l’art contemporain est pour lui en expansion. « Les outils muséals sont performants, la ville a beaucoup évolué en dix ans, il y a de nouveaux arrivants, une nouvelle énergie, une vraie curiosité pour l’art contemporain. Alors qu’à Paris ou Bruxelles le marché est saturé, ici, il y a une vraie marge de progression, et de la place pour deux ou trois galeries supplémentaires. » 152 Acteurs de l’économie
Paul Raguenès, dans sa galerie lyonnaise SNAP.
L’ART
des galeries lyonnaises Dans une ville où l’attention à l’art contemporain se focalise sur les grosses machines publiques – Biennale, musée d’Art contemporain (MAC) en tête – les galeristes, fragilisés par la crise, multiplient les actions pour se faire connaître et élargir leur public. ANNE BIDEAULT
«C
e n’est pas un hasard s’il y a le mot galère dans galeriste ! », s’exclame Françoise Besson dans un éclat de rire. Même si les dix ans d’existence de la galerie qui porte son nom, rue de Crimée (1er arrondissement), sont la preuve de son savoir-faire, elle avoue être « toujours sur la corde raide, constamment à découvert ». Pourquoi ? Parce qu’un galeriste doit toujours avancer de la trésorerie : pour financer les stands sur les foires où il expose, pour éditer un catalogue, une plaquette, un carton d’invitation, pour payer l’encadrement des œuvres, les tirages des photos, etc. Agacés par l’emballement médiatique pour un marché « devenu spéculatif » autour d’une
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D’ÉVOLUER
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trentaine d’artistes internationaux qui vendent à prix d’or, les galeristes lyonnais dévoilent leurs chiffres dans l’espoir de déconstruire l’image de « nababs » que l’on se fait souvent de leur métier : la moyenne des transactions se situe entre 1 500 et 3 000 euros, répartis à 50/50 entre l’artiste et le galeriste. Sauf exception, le chiffre d’affaires moyen d’une galerie bien implantée tourne autour des 300 000 euros annuels. Et la marge nette ? « Moins de 10 %, avoue Françoise Besson. Quand je vends une œuvre 10 000 euros, il m’en reste 800 dans la poche. » Alors, « marchands d’art » ? Aucun ne se retrouve dans cette appellation désuète : Acteurs de l’économie 153
Respirer GALERIES D’ART il faut bien vendre, certes, mais ce qu’ils mettent tous en avant, quelle que soit l’audace de leur ligne éditoriale, c’est leur travail de défricheur. Or, être défricheur, voire avant-gardiste, c’est accepter la tache risquée de former le regard de son public. Un travail de longue haleine, sans garantie de succès. Les plus chanceux défendent une ligne artistique qui rencontre sans difficulté la sensibilité du public. C’est le cas de la galerie Le Soleil sur la place, à deux pas de la place Bellecour, qui affiche le plus gros chiffres d’affaires du secteur : 600 000 euros annuels. Depuis dix-huit ans, Michel Roux-Levrat et son épouse y mettent « leur expérience du monde de l’entreprise au service de l’art ». Avec modestie, ils constatent qu’« apparemment, [leurs] choix artistiques correspondent au goût des Lyonnais, mais ce sont [leurs] choix à [eux], dictés par aucun argument commercial ». De fait, ils vendent 60 % des œuvres qu’ils exposent à des collectionneurs lyonnais, pendant que leurs collègues peinent à séduire ce public (seulement un quart des acheteurs sont lyonnais).
Patrice Giorda, artiste-peintre lyonnais, dans son atelier. "!
Pour la majorité des galeristes, donc, il est vital d’« éduquer son public ». Jérôme Catz, directeur et commissaire de Spacejunk, centres d’exposition dédiés au street art, table sur « quinze à vingt ans pour éduquer un public à une culture émergente ». Pronostic qui l’a d’ailleurs décidé à ne pas se lancer dans une activité marchande. À un tout autre poste d’observation, Thierry Raspail, directeur du MAC et de la Biennale d’art contemporain, fait un constat qui pousse à la même conclusion : « Sur les 200 000 visiteurs de la Biennale, environ 45 % ont moins de 26 ans. » Autant dire qu’ils n’ont pour l’heure aucun pouvoir d’achat : il faut être solide et patient pour miser sur celui qu’ils auront à 40 ans ! Pas étonnant que le terme « médiation » jalonne toutes les déclarations des professionnels du secteur. Entendez : faire connaître son travail, ses artistes. Tous aiment parler de leur métier, des raisons pour lesquelles ils ont choisi de défendre telle ou telle œuvre, et ils le font souvent sans compter, en passionnés. Pour autant la nécessité économique n’est pas dissimulée : faire de la médiation, c’est espérer élargir sa clientèle. Car seule une toute petite frange des passants ose franchir la porte d’une galerie. Pour la majorité des Français, c’est intimidant : « En France, on considère que l’art, c’est pour les riches, alors qu’en Allemagne, en Italie, aux USA, mettre de la peinture chez soi, c’est culturel », remarque Patricia Houg, qui, après de 154 Acteurs de l’économie
© Gilles Framinet
UNE CLIENTÈLE À FORMER
« LES INSTITUTIONS SONT LE NOUVEAU TREMPLIN DES ARTISTES » PATRICE GIORDA, ARTISTE-PEINTRE LYONNAIS « A mes débuts, j’ai eu la chance d’accéder rapidement à une audience nationale en exposant mes œuvres à Paris. Un tremplin national pour tout artiste car l’exposition était bien plus forte qu’à Lyon, surtout dans les années 1980. A l’heure actuelle, c’est à Berlin ou Bruxelles qu’il faut être. Paris a perdu de sa superbe. Dans ce contexte, difficile pour les galeries lyonnaises de prétendre à un rayonnement internationale bien qu’elles soient de qualité et savent vendre. Elles n’ont pas la capacité pour faire la promotion des artistes dans le monde. Maintenant, ce rôle, ce sont les institutions qui peuvent l’occuper. Des grandes structures nombreuses à Lyon, qui attirent un très large public. Il est désormais plus facile de démarrer et d’y être remarqué. » RC
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RUBRIQUE DE NOM Respirer
© Courtesy / Galerie le Reverbère
D ÉC O U VR EZ IS O N TO U TE LA SA 5 01 2 / 4 2 01 SI TE SU R N O TR E
La galerie Le Réverbère est une référence pour ses expositions de photographies. Ici, les œuvres de Jean-Claude Palisse. #!
UNE VISIBILITÉ À SOIGNER
Si une foire offre un bon coup de projecteur, celui-ci n’est que ponctuel. Or l’enjeu est aussi de travailler sur la visibilité quotidienne des lieux d’exposition, à l’heure où Lyon devient une destination touristique prisée. Car malgré le contreexemple que constitue le poids du site internet de la galerie Le Soleil sur la place (10 à 15 % du chiffre d’affaires), il est
impensable de faire l’économie du contact direct avec le public. Tous les galeristes interrogés font le constat de leur manque de visibilité auprès des passants, des touristes. Pour les uns, comme Patricia Houg, qui rêve d’un outil numérique doté d’une géolocalisation, sur le modèle du « Gallery Guide » new-yorkais, « c’est à nous, acteurs privés, de nous prendre en main ». Pour les autres, comme Catherine Dérioz (galerie Le Réverbère), le secteur est trop peu soutenu par les pouvoirs publics. Elle réclame par exemple une signalétique urbaine qui permette aux promeneurs d’être guidés vers les galeries au cours de leurs déambulations à travers la ville. En attendant, elle a pris l’initiative de publier un agenda collectif, « Photographie(s) Lyon & Co », sorti le 4 septembre. Financé par les espaces d’exposition qui y figurent et par des annonces publicitaires, il fait la promotion de tout ce qui concerne la photo à Lyon durant les quatre premiers mois de l’année scolaire. Poussant cette logique encore plus loin, Françoise Besson songe à des « packages touristiques » à la carte : trois jours à Lyon, de bonnes tables, une pièce de théâtre, un opéra, des musées et un parcours galeries. Un travail de conseil qu’elle a fait jusqu’à présent de façon informelle
et qui lui a bien réussi : elle tient un gîte urbain au-dessus de sa galerie, et oriente tout naturellement les touristes qui y sont hébergés. Ces gens-là deviennent souvent clients de la galerie et lui restent fidèles. C’est en tout cas une des idées qu’elle entend proposer au réseau ADELE, qu’elle copréside depuis le printemps dernier avec Lucja Ramatowski-Brunet, qui représente une structure associative subventionnée, L’attrape-couleurs sur l’Île Barbe. Ce réseau regroupe aussi bien des acteurs privés (galeries) que publics (Beaux-Arts, Institut d’art contemporain de Villeurbanne, etc.) des agglomérations de Lyon et Saint-Étienne, et se donne pour mission leur promotion collective. La conviction des deux coprésidentes ? « Il y a sur notre territoire un potentiel d’acteurs publics et privés, de collectionneurs et d’artistes très important, qui, en se serrant les coudes, pourrait hisser la région au rang de l’Île-de-France. » UNE IDENTITÉ LYONNAISE À ASSUMER
Car, il faut bien le dire, dans ce milieu-là, être « provincial », à défaut d’être un complexe, reste un handicap. Vis-à-vis des collectionneurs lyonnais comme de la scène artistique nationale. Catherine Dérioz dirige avec Jacques Damez la seule
WAGNER
© THINKSTOCK
nombreuses années consacrées à la galerie familiale, s’est décidée à créer une foire, la Docks Art Fair, en 2007. Créer cette foire, c’était pour elle le moyen d’aller vers un public qui ne fréquente pas les galeries, « pour dynamiser le marché, pour diffuser notre travail et nous donner de la visibilité, il faut créer de l’événement ». Jusqu’à présent, elle s’était calée sur la Biennale. Pour la première fois, cette année (jusqu’au 28 septembre) elle s’affranchit de cette ombre tutélaire. Cette édition, consacrée à la photographie, s’étale sur trois semaines au lieu des quatre jours habituels. Un coup de poker dont elle espère beaucoup : « La scène artistique lyonnaise a un gros défaut de visibilité. Faire une foire à Lyon, même de petite taille, c’est montrer qu’on est forts, c’est dire « regardez tous ces lieux que vous ne connaissiez pas ! ». »
L E VA I S S E A U FA N T Ô M E OPÉRA/ORCHESTRE ET CHŒURS DE L’OPÉRA DE LYON DIRECTION MUSICALE KAZUSHI ONO MISE EN SCÈNE ALEX OLLÉ/LA FURA DELS BAUS NOUVELLE PRODUCTION
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N°122 Octobre 2014
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11 AU 26 OCT. 2014 À PARTIR DE 10 €
0 4 69 85 54 54 WWW.OPERA-LYON.COM L’Opéra national de Lyon est conventionné par le ministère de la Culture et de la Communication, la Ville de Lyon, le conseil régional Rhône-Alpes et le conseil général du Rhône. Acteurs de l’économie
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Respirer GALERIES D’ART galerie lyonnaise privée à pouvoir s’enorgueillir d’un rayonnement international : Le Réverbère, rue Burdeau (1er arrondissement), une référence en photographie. La reconnaissance des Lyonnais, ils ne l’ont que depuis qu’ils ont exposé à la Fiac à Paris. « Ce jour-là, le regard de nos collègues galeristes et du public sur nous a changé ». Inversement, s’emporte Patricia Houg, « Paris renie son marché de l’art ! Rendez-vous compte : il n’y avait aucune galerie de province à la Fiac cette année ! Pour exposer à Paris, une galerie lyonnaise doit d’abord exposer à l’étranger ! » Mais quel est donc l’intérêt d’exposer à Paris ? « En province, les opportunités sont difficiles à créer, explique Sandra Nakicen, galeriste « sans galerie fi xe ». A Paris, les critiques, les directeurs des grandes institutions, les collectionneurs se croisent très régulièrement. Le réseau se tisse naturellement. Ici, tout est le fruit d’un effort. » Dès lors, comment s’y prendre ? « Il faut faire son métier comme si l’on était à Paris, comme toute entreprise classique installée en région », préconise Patricia Houg. « Et être présent sur les foires », renchérit Françoise Besson, qui doit une grosse partie de son chiffre d’affaires aux graines semées lors des foires internationales.
RUBRIQUE DE NOM Respirer UNE COLLABORATION AVEC LES ACTEURS PUBLICS À RÉINVENTER
Enfin, beaucoup appellent de leurs vœux sans trop y croire des partenariats publicprivé « à l’américaine », qui verraient institutions publiques et acteurs privés travailler main dans la main pour promouvoir des artistes. Confier le commissariat d’une exposition publique à
un galeriste privé ? « Pas si simple, admet Thierry Raspail. Il y a encore cette idée, en France, que l’art doit être pur et que les questions d’argent le salissent ! » Pourtant, reconnaît l’influent directeur du MAC et de la Biennale : « Nous ne donnons aux artistes qu’une plus-value symbolique ! Ce sont bien les marchands qui font vivre les artistes, pas les institutions ! »
« LYON MANQUE DE FOLIE » HENRI PARADO, AVOCAT ET COLLECTIONNEUR « VIVANT » « Si la capitale de la gastronomie ne sera jamais Paris, New York ou Berlin, je garde en tête, les merveilleuses rencontres avec des photographes faites à la galerie Le Réverbère. Une galerie incontournable où à un moment donné, vous faîtes confiance au galeriste plus qu’à l’artiste. J’ai démarré ma collection dès le plus jeune âge. Je me souviens que c’est en voyant les peintures de mon père accrochées sur les murs de la maison que ma passion pour le 3ème art est née. Dès l’âge de 18 ans, dans mon premier appartement, j’ai donc voulu reproduire la même chose avec une œuvre en pastel de Pierre Caro, achetée sur le marché de la création à Lyon. Puis, aux débuts des années 1980, j’entre pour la première fois dans les galeries lyonnaises avec un œil un peu plus affuté avant de faire mes armes à Paris à la galerie d’Yvon Lambert. Un haut lieu de la capitale, où chez lui, j’achèterais tout. Quelques années plus tard, incontournable, je découvre New York et ses emblématiques Andy Warhol, Keith Haring mais aussi le street art, devenue ma passion. Il faudra attendre mon passage dans la ville qui ne dort jamais pour que l’on me dise qu’une galerie exceptionnelle est installée à Villeurbanne, tenue par Philip Nelson. La réflexion me vint alors : pourquoi partir à New York si je trouve mon bonheur ici, à Lyon.Cependant il me manque juste cette folie. Les Lyonnais se passionnent davantage pour les choses qui ne font pas peur, sont confortables et très classiques plutôt que pour ce qui en jette, bouge, ose. » RC
JACQUELINE DELUBAC, LE CHOIX DE LA MODERNITÉ. RODIN, LAM, PICASSO, BACON
© Courtesy / Galerie Françoise Besson
EXPOSITION DU 7 NOVEMBRE 2014 AU 16 FÉVRIER 2015
www.mba-lyon.fr
La galerie Françoise Besson expose les œuvres de l’artiste Lyonnais Frédéric Kohdja. #! 158 Acteurs de l’économie
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N°122 Octobre 2014 mobile l’audioguide de l’exposition !
L’exposition a été réalisée avec le mécénat principal de la Fondation Total.
Roger Kahan, Jacqueline Delubac (détail), s.d., Tirage argentique d’époque, 29 × 22 cm, Paris, BnF, Arts du spectacle, fonds Guitry, BNF 4-COL-41. Droits réservés © Succession Delubac © Bibliothèque nationale de France
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RUBRIQUE DE NOM Respirer
© René Basset
Respirer GALERIES D’ART programmatiques dans les galeries ou – pire ? – chez des collectionneurs, étaient embryonnaires. « L’amour de l’art, l’amour des peintres, l’amour des œuvres écartaient tout le reste. Dorénavant, les motivations d’exposition ou d’acquisition ne semblent plus guère dissocier l’œuvre de sa valeur marchande », constate, résigné mais sans amertume, Paul Gauzit. Conséquence de ce phénomène mercantile qui affecte non seulement la santé des galeries mais bien d’autres domaines comme l’immobilier : « Les œuvres très chères n’ont aucun mal à trouver preneur. En revanche, celles qui s’adressent à de vrais amateurs mais n’assurent aucune visibilité à la revente sont à la peine. L’art est bel et bien réduit à un produit. »
« L’ART EST RÉDUIT À UN PRODUIT » Paul Gauzit célèbre cette année les 50 ans de sa galerie, le Lutrin. Observateur libre et sans équivalent de l’histoire de la peinture et des galeries lyonnaises, il constate que le comportement des acteurs de la filière – marchands, artistes, collectionneurs – n’échappe pas aux pollutions utilitaristes et mercantiles propres à la société DENIS LAFAY l est « la » légende des galeristes et marchands d’art lyonnais. Une existence toute entière dévolue à la peinture, et à servir le travail de ceux qu’il juge honorer la création « dans l’authenticité et avec intégrité ». Voilà 50 ans que Paul Gauzit a créé le Lutrin, sise place Gailleton, et tour à tour défriché, révélé, exposé, consacré plusieurs générations de peintres lyonnais ou étrangers à sa ville – une ouverture « essentielle » pour ne pas faire écho au « stupide » complexe d’infériorité visà-vis de Paris par la faute duquel d’aucuns s’enfermaient dans la seule présentation des artistes locaux. Hier Sima, Benrath et l’abstraction des années 1960, puis les « paysagistes » du XIXème siècle Carrand, Besson ou Girin « à l’époque très abordables », puis encore Truphémus, Grandjean, Avril ou les « Zignards » Combet-Descombes et Morillon, et plus près de nous Giorda, Munier, Seror, Tavarès ou Chevalier. A l’écoute des célèbres critiques d’art René Deroudille puis JeanJacques Lerrant, proche de tous les conservateurs qui, depuis Madeleine Rocher-Jeaunau, se sont succédé aux commandes du musée
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des Beaux-Arts et ont nervuré sa crédibilité, ami des « vrais » amateurs et collectionneurs auprès desquels il puise un « encouragement déterminant » à poursuivre son engagement, Paul Gauzit observe l’évolution de son métier. Sans aigreur, sans nostalgie ni acrimonie, simplement avec la grave lucidité qu’impose la mise en perspective des réalités économiques, « comportementales », même philosophiques de la filière avec l’état de la société. RAPPORTS HUMAINS
Lui qui pendant de nombreuses années continua d’exercer son métier d’artisan relieur afin de compenser l’insuffisance de ses revenus de galeriste, regarde en effet ce métier « coller » désormais fortement aux nouvelles injonctions consuméristes, marketing, utilitaristes. « Hier » les rapports humains, autant avec les artistes que les collectionneurs, dominaient toute autre considération, la satisfaction de présenter un peintre et une œuvre admirés effaçait la déconvenue de faibles recettes, et les logiques spéculatives aujourd’hui prégnantes et qui dictent certaines orientations
Même les artistes n’échappent pas à la contamination utilitariste ; chez beaucoup, « faire carrière » devance, dans la hiérarchie des ressorts, ce qui devrait être l’essentiel : « La nécessité de peindre, coûte que coûte, indépendamment de toute autre considération, de toute autre préoccupation. » Désormais, la reconnaissance et la réussite disputent à la création intrinsèque le rôle de moteur. Les comportements d’achat eux-mêmes ont substantiellement évolué. Les amateurs aguerris, encore imperméables aux modes, regardent la peinture d’un œil « aiguisé » et d’un cœur « enfiévré », empreints et formés des lectures, des expositions, des connaissances, des références et des émotions accumulées. Les plus jeunes, « eux », laissent davantage la communication et « l’air du temps » pénétrer et salir leur jugement. « Jusqu’à acheter directement sur internet, sans même scruter « physiquement » l’œuvre. Un comble. » Faut-il alors s’étonner que dans la presse généraliste locale le néant se soit peu à peu substitué aux pleines pages de critiques d’exposition ? Autre facteur disruptif : la mutation des modes de vie. Ainsi le désir déclinant de posséder, la profusion de sollicitations et la multiplicité des aspirations et des loisirs, enfin une mobilité géographique parfois planétaire, soudaine et donc précarisante, relèguent celui de peintures loin dans l’ordre des actes d’achats. « Pourtant, jamais la fréquentation des musées et la curiosité des gens pour la peinture n’ont été aussi grandes. Mais aujourd’hui, ce qui peut être plaisir intellectuel ou émotionnel ne se traduit pas toujours en consommation. » Dans un tel contexte, Lyon constitue-t-elle encore une place qui « compte » dans le panorama des métropoles artistiques et des filières de diffusion ? « Sans conteste », tranche Paul Gauzit. Et en l’occurrence, les mêmes errements sont bienvenus, car la motivation marchande de collectionneurs et galeristes participe à faire connaître la création locale aux plans national et même international. N°122 Octobre 2014
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Crédits photos : M. Dalmasso ; G. Dardenne – Beegoo Images ; C. Martelet ; J-L Rigaux ; Seb Montaz – Montaz Rosset Film ; F. Mainard ; La Pierra Menta – Jocelyn Chavy ; C. Pfaff
« FAIRE CARRIÈRE »
AUX ORIGINES DE L’EXPOSITION Respirer
Respirer THÉÂTRE / CINÉMA
« Définir et présenter une exposition, c’est rendre compte de la diversité sociale et culturelle du territoire, au fil du temps »
AUX ORIGINES DE L’EXPOSITION Les expositions ont le vent en poupe et drainent des foules intéressées. Si bien que monter une exposition est à la fois un art et un métier qui fait appel de plus en plus au partenariat et surtout au rôle essentiel du conservateur.
© Musée de Grenoble - DR
GÉRARD CORNELOUP
n été plutôt pluvieux côté météo, mais un été plutôt radieux côté expositions. À Lyon comme aux quatre coins de la région Rhône-Alpes, les amateurs, mais aussi les voyageurs, les visiteurs et les autres, n’ont eu que l’embarras du choix quant aux visites estivales autant que muséales à effectuer. Grands musées de carrure nationale et de collections internationales ou institutions plus modestes, à découvrir ou à retrouver ? Sculptures, peintures, dorures, gravures, livres ou assemblages multisupports ? Objets d’art ou du quotidien remontant aux temps médiévaux, ou créés il y a peu sous les doigts magiques autant que créatifs d’un artiste de la nouvelle génération ? Les pistes étaient aussi diverses que multiples. Et l’on exclut de ce riche panel les expositions présentées par nombre de galeristes et associations. Au sortir de ces mondes temporaires, souvent séducteurs autant que révélateurs, une question s’est volontiers posée au visiteur : comment un thème, un sujet, une approche sont-ils choisis et par qui ? De quelle manière est préparée, mise en chantier, réalisée, mitonnée l’exposition ? Une visite dans quatre 162 Acteurs de l’économie
N°122 Octobre 2014
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structures muséales ou à vocation « expositionnelle » de la région Rhône-Alpes, œuvrant dans des mondes patrimoniaux sensiblement différents, permet de capter quatre approches différentes, mais aussi de découvrir des déterminations, des directions et des obligations communes. Avec, également, un corpus de démarches possédant nombre de points communs, soudant l’action des conservateurs et conservatrices maison et des équipes qui les entourent. Du vénérable autant que légendaire musée des Tissus et Arts décoratifs de Lyon, jadis fondé par la chambre de commerce et d’industrie (dont les deux structures dépendent d’ailleurs toujours), au musée de Grenoble, structure municipale tournée vers les beaux-arts et surtout centrée sur le moderne et le contemporain, en passant par le musée Paul Dini de Villefranche-sur-Saône, où triomphent les peintures modernes et contemporaines. Avec un détour par l’une de ces structures avant tout documentaires et informatives, par traditions tournées vers le papier et l’écrit… mais aussi, désormais, vers le support informatique, que sont les bibliothèques et autres archives municipales, se consacrant elles Acteurs de l’économie 163