Des visions habitées Sorcières. Nus. Anonymes.
Anne Frémy
Conférence du 19 mars 2018 Séminaire “Sorcières. Nus. Anonymes.” Cneai Pantin
« ... la Sorcière est toujours logée, elle participe substantiellement à un lieu physique, décor (objets) ou paysage. »1 Roland Barthes
Le titre du séminaire “Sorcières. Nus. Anonymes” est extrêmement stimulant. D’apparence ésotérique, il se présente comme une énigme à résoudre ou un rébus à déchiffrer. Il incite d’emblée à se tourner vers des domaines inexplorés, magiques, extrêmes, peuplés de personnages mystérieux. Conjugué au mot architecture, cet étrange énoncé fait appel à des références marginales mais puissantes dont le Palais Idéal, les Tours de Watts ou la Sagrada Familia sont les emblèmes. Imaginés par de fortes personnalités, les projets insolites dont je veux parler se caractérisent par un engagement obstiné, pour ne pas dire une obsession, ainsi que par une insoumission aux règles sociales et architecturales, qui donnent à ces entreprises et aux modes de vie qu’elles impliquent une dimension héroïque. Les édifices ou les projets d’édifices de ces singuliers de l’architecture sont des performances autant que des monuments autobiographiques. Conçues comme des monades inimitables, ces “rêves solidifiés” relèvent pour chacun de ces chamans du “merveilleux fait avec les mains”, deux notions chères aux surréalistes qui furent d’ailleurs les premiers à s’intéresser aux architectures sorcières de ces mages constructeurs parmi lesquels j’ai élu Frederick Kiesler, Flavio de Carvalho et Edward James. Tous les trois sont à la fois architectes, artistes, et théoriciens de leurs oeuvres et de leurs vies. L’’architecture est généralement anonyme. Seule une infime partie du corpus architectural porte la signature d’un architecte reconnu comme auteur. En dehors de ces deux registres, aussi riches l’un que l’autre en chefs-d’oeuvre, des dissidents de l’architecture jouent les trouble-fêtes, bâtissant des œuvres uniques, excentrées et excentriques, qui chamboulent et Roland Barthes, préface de La sorcière, de Jules Michelet. Edition Le Club français du livre, Paris, 1959. 1
régénèrent les principes évolutionnistes de l’histoire de l’architecture. Sorciers ou mages, ces figures passionnelles et solitaires ont créé des rituels et des édifices magiques aussi bien que des vêtements destinés à habiller leurs rêves d’Homme Nu. Le choix de ces trois personnages repose sur l’intuition que chacun d’eux avait un lien avec au moins l’un de ses termes—sorcellerie, nudité, anonymat— et plusieurs liens entre eux. Le philosophe Giordano Bruno, mort sur un bûcher à Rome en 1600, écrivait à propos des liens : “Il est des choses qui se lient par ellesmêmes, d’autres qui lient par certaine partie ou qualité en elles ; il en est qui lient en raison d’une chose dont elles sont voisines, solidaires, ou auprès de laquelle elles sont disposées —tout comme un édifice de belle forme résulte de l’agrégat de parties informes en elles-mêmes.”2
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Des liens, Giordano Bruno, Edition Allia, Paris, 2010.
Frederick Kiesler, l’Architecture Magique et la Salle des Superstitions Frederick Kiesler est austro-américain. Il est né en 1890 et mort en 1965, l’année où il achevait à Jérusalem le Sanctuaire du Livre, une de ses deux oeuvres construites, la première ayant été démolie. Il est connu pour le concept de l’« Endless House”, jamais réalisée à l’échelle 1 mais qui fera tout au long de sa vie l’objet d’une recherche également sans fin, sous forme de textes, de dessins et de maquettes. En quête d’un retour aux sources libérateur, Frederick Kiesler voit dans les formes englobantes de la caverne, des galeries souterraines et des mondes organiques la possibilité de restaurer l’unité perdue de l’homme et de la nature. En 1942, dans une “Note brève sur la conception de la galerie Art of This Century de Peggy Gugenheim”, il rédigeait cette première déclaration d’intention à l’origine de tout son programme : “Aux yeux de l’homme primitif, la vision et la réalité ne formaient pas deux mondes séparés. Tout au long de son existence quotidienne, il ne connaissait q’un seul univers, où ces deux éléments se trouvaient continuellement présents. Et lorsqu’il gravait ou peignait les murs de sa caverne ou le flanc d’une falaise, aucun cadre ou bordure n’isolait ses œuvres d’art de l’espace ou de la vie—le même espace, la même vie qui englobait ses animaux, ses démons, et lui-même.... Nous savons qu’une telle unité a existé jadis. Nous savons qu’elle a été détruite.... Nous, les héritiers du chaos, devons être les architectes d’une nouvelle unité. Ces galeries sont la démonstration d’un monde qui change, dans lequel le travail de l’artiste se détache comme un lien essentiel de la structure d’un nouveau mythe.”3
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Frederick Kiesler, Note brève sur la conception de la galerie Art of This Century de Peggy Gugenheim, 1942. Editions Centre Georges Pompidou, 1996
Vers la fin de la seconde guerre mondiale, Frederick Kiesler soumet à des éditeurs un projet de livre, intitulé “L’architecture Magique”, qui ne sera finalement jamais publié. En quelques 300 pages et une soixantaine d’illustrations, il revisite l’histoire de l’architecture pour en faire une histoire universelle et naturelle, incluant des sources biologiques, archéologiques, botaniques, zoologiques, etc. L’architecture, la maison en particulier, est pour lui le médium (organique qui fait le lien) entre les sciences de la vie et les sciences du rêve. Il considère d’ailleurs que toute son oeuvre “est réellement une sorte de magie—une activité créatrice de vie et de liberté. “4 Selon Frederick Kiesler, «l’Architecture Magique est l’architecture de tout homme, une architecture qui sert de médiateur entre le rêve et la réalité, tout en abordant les problèmes urgents de l’existence humaine après une période de dévastation mondiale». Il invoque “l’influence psychofonctionnelle des lignes, plans, formes, matériaux”5. La maison et l’homme vivent “d’émotions et de rêves à travers le medium de son physique”6 et dans son projet, ils entretiennent des relations physiques faites d’”échanges érotiques et sensuels”. Il revendique une “élasticité de l’architecture adaptée à l’élasticité de la vie”7 : “Nous ne voulons plus de MURS”8 est alors et pour toujours son mot d’ordre ou son credo. Il oppose cette vision alchimique de l’architecture au fonctionnalisme moderne qu’il déclare mort : “J’oppose au mysticisme de l’Hygiène, qui est la superstition de l’architecture fonctionnelle, les réalités
Design’s bad boy”, Architectural Form, vol.86, 1947, p.140 Frederick Kiesler, Contemporary art applied to the store and its displays, 1930. Editions Centre Georges Pompidou, 1996. P.75 6 Frederick Kiesler, Pseudo-functionalism in Modern Architecture, Partisan Review,1949. P.755 7 Frederick Kiesler, Manifeste, 1925. Editions Centre Georges Pompidou, 1996 8 Frederick Kiesler, Manifeste, 1925. Editions Centre Georges Pompidou, 1996 4 5
d’une Architecture Magique qui prend racine dans la totalité de l’être humain, et non pas dans des parties bénies ou maudites de cet être.”9 En 1947, Frederick Kiesler met en oeuvre les principes de cette architecture médiumnique dans la mise en scène de la “Salle des superstitions” qui constitue un des segments de l’exposition organisée par André Breton et Marcel Duchamp à la galerie Maeght. L’exposition consiste en une succession de mises en scène et d’environnements, autant d’épreuves et de rituels régressifs que le spectateur doit affronter : après la Salle de pluie et de Dédale de Marcel Duchamp, l’initié pénètre dans la Salle des Superstitions dont les murs sont couverts de tentures qui occultent la morphologie de la galerie et la transforme en grotte informelle. Dans ce “cadre initiatique surdéterminé”10, on peut voir, ou entrevoir (car il semble qu’il y faisait très sombre) : “La cascade figée des superstitions” de Joan Miro,”Le Lac noir” de Max Ernst, Le Whist (chance de Hibou, chance de Corbeau, chance de Chauve-souris, chance de Femme) de Roberto Matta, “Le Rayon Vert” de Marcel Duchamp, le “Totem des Religions et la Figure Anti- tabou” de Frederick Kiesler et Etienne Martin, “l’Homme-angoisse” de David Hare, “Le Mauvais œil” de Enrico Donati, etc. La même année, Frederick Kiesler rédige le Manifeste du Corréalisme, qu’il adresse à l’architecte André Bloc : “La Forme ne s’ensuit pas de la Fonction. La Fonction s’ensuit de la Vision. La Vision s’ensuit de la réalité. »11
Frederick Kiesler, L’architecture magique de la Salle des Superstitions, 1947. Editions Centre Georges Pompidou, 1996 10 Elza Adamowicz, Ceci n’est pas un tableau: les écrits surréalistes sur l’art. Editions L’Âge d’Homme, 2004. P.199 11 Frederick Kiesler, Pseudo-functionalism in Modern Architecture, Partisan Review,1949. P.758 9
Flavio De Carvalho et la Cité de l’Homme Nu Flavio de Carvalho est brésilien. Il est né en 1899 et mort en 1973. Il a construit deux édifices : sa propre maison, Fazenda Capuava (1929) à Valinhos, près de Campinas et le complexe résidentiel d’Alameda Lorena (1936) à Sao Paulo, composé de 17 maisons mitoyennes. La première est une très belle ruine et les secondes sont dénaturées par des ajouts et des interventions qui les rendent parfois méconnaissables. La rareté de ses constructions s’explique par l’étendue de ses nombreuses autres activités dont la peinture, la performance, la littérature, la scénographie, la chorégraphie, la mode, l’action politique, le journalisme, le mobilier, etc. Il éprouve un intérêt particulier pour l’ethnologie et l’anthropologie et surtout pour la psychanalyse freudienne ; Totem et Tabou est sa lecture fétiche. Au IVeme congrès des architectes panaméricains qui se tient à Rio de Janeiro en 1930, Flavio de Carvalho expose pour la première fois un projet qu’il intitule «La Cité de l’Homme Nu». Il s’exprime en tant qu’Anthropophage, un mouvement de pensée spécifiquement brésilien initié en 1928 par ces autres polymathes qu’étaient Oswald de Andrade, Oswaldo Costa et Raul Bopp. Le Manifeste Anthropophage fait référence au rituel cannibale des indiens Tupinambas décrit en 1557 par Hans Staden, un aventurier allemand prisonnier des Tupi pendant plusieurs mois. Son récit, intitulé « Nus, féroces et anthropophages»12 est à la fois un récit d’aventure et un témoignage ethnographique factuel. Les Anthropophages modernes renouent métaphoriquement avec cette pratique en la transposant sur les plans politique et esthétique au Brésil moderne. L’absorption des qualités de l’Autre par l’ingestion de Hans Staden, Nus, féroces et anthropophages, Véritable histoire et description d’un pays habité par des hommes sauvages, nus, féroces et anthropophages situé dans le nouveau monde nommé Amérique inconnu dans le pays de Hesse avant et depuis la naissance de JésusChrist jusqu’à l’année dernière. Edition Anne- Marie Métailié, Paris, 2015 12
son corps, ritualisée par les natifs brésiliens, devient le modèle de l’assimilation réciproque des cultures du Brésil : “J’ai demandé à un homme ce qu’était le Droit. Il m’a répondu que c’était la garantie de l’exercice de la possibilité. Cet homme s’appelait Galli Mathias. Je l’ai mangé”. Associé à “l’acte le plus profane et le comportement le plus anti-social qu’on puisse imaginer “13, le mouvement Anthropophage est d’autant plus provoquant qu’il se réfère aux sources historiques du Brésil. “Transformer le Tabou en Totem “14 est son mot d’ordre. Il s’agit d’inverser symboliquement, par l’irrévérence et l’ironie notamment, les rapports de domination entre le savant et le populaire ou entre l’exogène et l’indigène : avec les Anthropophages, hérauts de la fusion et de l’altérité, il est difficile de savoir qui mange qui : “Seul m’intéresse ce qui n’est pas mien. Loi de l’homme. Loi de l’anthropophage.”15 L’Anthropophagie fait de l’ingestion réciproque des cultures indigènes, africaines et européennes un projet pour le Brésil et la «Cité de l’Homme Nu» de Flavio de Carvalho en fait partie. Il est lui-même le produit singulier de ces influences conjuguées : il a étudié en Europe, en France et en Angleterre, avant de revenir au Brésil en 1923, qu’il redécouvre comme un nouveau monde. La Cité des Hommes Nus de Flavio “ressuscite le primitif, libéré des tabous occidentaux, le sauvage avec tous ses désirs, sa curiosité intacte et sans entraves, à la recherche d’une civilisation nue”. Elle est formée d’une constellation de laboratoires-satellites qui gravitent autour d’un centre de recherche dans lequel les habitants auraient la possibilité de découvrir les “merveilles de la nature et les plaisirs de la vie”, sans retenue ni entraves, dans un état de réinvention perpétuelle. L’urbanisme de la Cité de l’Homme Nu est Monica Dantas, L’anthropophagie comme stratégie de digestion et d’assimilation, 69 eme congrès de l’Association Canadienne française pour l’avancement des sciences, Paris 2001 14 Oswald de ANDRADE, Revista de Antropofagia, ano 1, n° 1, primeira dentiçào, mai 1928. 15 Ibid 6 13
généré par l’énergie des libido et des désirs recherchés et accomplis. L’érotisme est son moteur et sa raison d’être. L’Homme Nu est un homme sans Dieu, sans propriété, sans contrat et surtout sans vêtement, car “ce qui s’opposait à la vérité, c’était le vêtement, l’imperméable entre le monde extérieur et le monde intérieur. La réaction contre l’homme vêtu.”16 Pour Oswaldo Costa, un autre membre du mouvement Anthropophage, “Le Portugal a habillé le sauvage. Il faut le remettre à poil. Pour qu’il se baigne à nouveau dans son ‘innocence joyeuse’ perdue et que le mouvement anthropophage maintenant lui restitue. (...) Nous voulons l’homme sans le doute, sans même la présomption de l’existence du doute : nu, naturel, anthropophage”.17 La vision très schématique de Flavio de Carvalho ne deviendra jamais un projet d’architecture et c’est peut-être aussi bien comme ça. Néanmoins il poursuit sa quête de libération et la « Cité de l’Homme Nu » prend d’autres formes dont les quatre happenings réalisés entre 1931 et 1958 et qu’il qualifie d’“expériences”. Pour Experiência n°3, en 1956 il conçoit un vêtement à sa mesure avec lequel il déambule dans les rues et les cafés de Sao Paulo sous le regard des photographes. Ce grand gaillard porte un ensemble provoquant : une jupe courte et plissée, un haut à manches courtes en gaze baleiné de fil de fer qui maintient le tissu loin de la peau et de la transpiration, enfin des sortes de collants en résilles pour laisser l’aircirculer autour des jambes. Il entend ainsi dénoncer les contraintes vestimentaires importées d’Europe en donnant l’exemple et exhorte ses semblables à se dévêtir. Ce que les brésiliens n’ont jamais manqué de faire (cf le « culte de la fesse »). Sa dernière contribution à la Cité de l’Homme Nu, Experiência n°4 désigne l’expédition qu’il accompagne en 1958 au coeur de la forêt d’Amazonie à la recherche de peuples encore inconnus du Rio Negro. Mais la rencontre n’aura pas lieu. Ibid 6 Oswaldo Costa, Revista de Antropofagia, ano 1, n° 1, primeira dentiçào, mai 1928. 16 17
Edward James, le principe de plaisir Edward James est un poète anglais, né en 1907 et mort en 1984. Héritier d’une immense fortune à laquelle il est indifférent, il se met au service des surréalistes dont il sera le mécène et l’un des plus grands collectionneurs, finançant revues, concerts, pièces de théâtre, ballets, expositions. Il soutient effectivement plusieurs peintres et plus particulièrement Salvador Dali avec lequel il signe aussi une série de meubles et d’objets dont le “Téléphone-homard” et le “Canapé May West”. Man Ray le photographie à plusieurs reprises. En 1937, René Magritte fait de lui deux portraits prémonitoires quand on connait le destin du modèle : « Reproduction interdite » et « Le principe de plaisir » (Portrait of Edward James) 1937. En 1945, lassé par la vie mondaine dans laquelle il n’a pas trouvé sa place, il voyage et découvre au Mexique un site vierge et isolé, Las Pozas18, irrigué de sources, de cascades et de piscines naturelles. Il fait l’acquisition d’une parcelle de cette forêt tropicale et s’installe au village qu’il met à contribution avec bienveillance et générosité. Passionné par les fleurs et les oiseaux, il commence par disposer dans la forêt une collection de milliers d’orchidées, des centaines de cacatoès ainsi que d’autres animaux : “un monde sensationnel, fleuri d’orchidée, une Icarie où vivrait, en harmonie, un représentant de chaque survivant du Déluge ! Noé à bord de l’arche !”19 Hélas, en 1963, un déluge s’abat réellement sur la région et détruit toutes ses fleurs, lui imposant de concevoir son arche plus solidement. Il décide alors de « construire en dur » et engage à grand frais un chantier qui ne se terminera jamais.
18 Las posas : les bassins, les piscines 19 Edward James, cité par Anne Vallaeys, Edward dans sa jungle, édition Fayard Roman, Paris, 2010.
La fascination des Surréalistes pour l’architecture de Gaudi ou du Facteur Cheval ont sans aucun doute préparé Edward James au projet qui va occuper la seconde moitié de sa vie et absorber une grande part de sa fortune et de sa collection d’art. Dali anticipe sur le projet de son ami lorsqu’il écrit en 1930 : ”aucun effort collectif n’est arrivé à créer un monde de rêve aussi pur et aussi troublant que ces bâtiments modern’style, lesquels, en marge de l’architecture, constituent à eux seuls, de vraies réalisations de désirs solidifiés, où le plus violent et cruel automatisme trahit douloureusement la haine de la réalité et le besoin de refuge dans un monde idéal, à la manière de ce qui se passe dans la névrose d’enfance.”20 Les constructions de Las Pozas, belvédères, salons de verdures, dédales, sculptures, escaliers sans fin, édifices sans murs, sont éparpillées comme un “château éclaté dans la forêt qu’il peuple partout de ses fragments.”21 Trente-six folies, mélanges de tous les styles architecturaux, sont dispersées sur le site et enchevêtrées dans une végétation luxuriante à la limite de l’engloutissement. Décrivant la métamorphose d’une table qu’il avait fabriqué et installé dans sa jungle, Edward James évoque sa fascination pour cette osmose magique, aux effets imprévisibles, entre la nature et ses fragments d’édifices : “Nous avions construit les pieds en taillant les troncs d’une sorte de buis frais. Un jour, comme j’effleurais son assise, je sentis sous ma paume quelque chose de doux qui montait du sol, une légèreté de velours de papillon ou un lacis de toiles d’araignée... Pas du tout ! Ma table générait un feuillage tendre ! Ses pieds étaient pourtant isolés du sol, ils reposaient dans des boites de conserve, pour décourager fourmis et bestioles, mais, grâce à l’eau accumulée, la sève des Salvador Dali, « L’âne pourri » in Le surréalisme et la révolution n°1, Paris, 1930 21 Julien Gracq, Carnets du grand chemin, Editions José Corti, Paris, 1992 22 Anne Vallaeys, Edward dans sa jungle, édition Fayard Roman, Paris, 2010. 20
abattis se régénérait... C’était ma table de la jungle. Une vitalité sauvage croissait à portée de mes doigts, de mes jambes, tandis que je me reposais... j’imaginais mon plan de travail bourgeonnant, croissant sans cesse, grimpant, m’obligeant à ménager des échasses à mon siège de brousse. » Il n’y a pas de plan préalable et la construction de ce “monument géographique et mental”22 est improvisée. Plusieurs chantiers peuvent avoir lieu simultanément, être délaissés puis repris, selon le principe de plaisir adopté par Edward. Pour compléter ses mises en scène édéniques, on raconte qu’il encourageait ceux qui travaillaient pour lui à nager nu dans les bassins du domaine. Ces trois oeuvres, comme leurs auteurs, ne sont ni anonymes, ni très connues, elles sont entre les deux et à part. Elles appartiennent au domaine radical et confidentiel des idiolectes architecturaux, plus ou moins ésotériques, qui parsèment la planète et l’enchantent. La sorcière, telle que l’observe Roland Barthes au prisme du texte de Jules Michelet, est une figure de “l’exil hors du monde habité”. Il ajoute : “c’est la Sorcière qui, en se retirant du monde, en devenant l’Exclue, recueille et préserve l’humanité…la Sorcière représente la lumière, l’exploitation bénéfique de la Nature, l’usage audacieux des poisons comme remèdes, le rite magique étant ici la seule façon dont une technique de libération pouvait se faire reconnaître de toute une collectivité aliénée.” Dans un texte intitulé le Musée des sorciers, Michel Leiris, écrivait :”la religion, la magie, les sciences occultes, le merveilleux, la poésie, la pataphysique” sont des “formes de protestation contre la vie terrestre et de refus (ou d’impossibilité) de s’adapter à elle, autant de magnifiques erreurs”23. 23 Michel Leiris, A propos du Musée des sorciers, Document n°2, 1929. Un texte de huit pages à propos de l’ouvrage de Grillot de Givry, le Musée des sorciers, paru la même année. réédité par les éditions Henri Veyrier, Paris, 1988