Utopie mode d'emploi

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sommaire

introduction Ce qui est passé et révolu

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A / Histoire des utopies: naissance et héritage B / de l’écrit au dessin C / Incarnations

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ce qui est passé mais constitue le présent

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C / Les années 60-70, le pétrole coules les idéaux

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ce qui constitue des perspectives d’avenir

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A / Utopie « de faits » contre utopie « de valeurs » B / les années 60-70, le pétrole coule à flots

A / Transition et résilience : l’expérimentation du présent B / les amorces C / l’utopie reprend du service

conclusion

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bibliographie

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remerciements

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« Cette année nous fêterons en août le cinquantième anniversaire de la mort de Charles-Edouard Jeanneret, dit Le Corbusier ». En lisant cette phrase apparue en tête de mon fil de recherche internet, une remarque fuse dans ma tête, « ce qui est sûr, c’est que ce jour là, je coupe le téléphone et l’ordinateur. Je gonfle mon île en plastique, je prends ma pagaie, mes lunettes de soleil, et je me laisse dériver au large pour admirer le paysage. Je ne veux pas entendre parler de Le Corbusier ». On peut me reprocher mon manque de respect spontané à l’égard de cette figure de l’architecture Moderne, mais on peut aussi se demander ce qui m’a amené à penser cela aujourd’hui. J’ai toujours aimé observer le comportement des gens dans leurs habitats, découvrant au fil des années différents rythmes, différentes habitudes, différents rituels quotidiens qui forment ce que l’on nomme des « routines ». Je me suis dit que l’espace domestique était biologique. J’ai également pu relever parfois certains troubles liés à l’espace, des tocs, des phobies et des logiques défiant toute logique. Je me suis alors dit que l’espace domestique était psychologique. En poussant l’analyse plus loin, j’ai découvert que la définition d’un habitat ne se limitait pas seulement à quatre murs et un toit (pour le schéma classique breton) mais qu’il avait une dimension plus profonde en nous, viscérale. Qu’il était le foyer, l’épicentre, de ce que nous sommes et avons envie de dire. Je me suis donc demandé si l’espace domestique était politique en plus de tout ça. Si en regardant le fauteuil dans lequel je m’assoie tout le temps, ou la couleur de ma maison un observateur extérieur pouvait savoir qui j’étais, ou bien si mon habitat pouvait faire de moi le citoyen d’une cause, ou d’une idée. En continuant ainsi de suite les recherches et les questions, je me suis rendu compte que l’espace domestique, notre habitat, était biologique, 9


psychologique, politique, sociétal, scientifique, onirique, économique…. Tout cela à Ia fois. Il est objet de rêverie et d’amour, comme avec Gaston Bachelard1, objet de curiosité et de jeux pour George Perec2. C’est le refuge, le lieu où l’on se sent bien comme lorsque Dorothy3 tape ses souliers rouges en fredonnant « there’s no place like home ». Il est encore maintes et maintes choses, dépendamment de son habitant. Comprenant alors que l’habitat est un fragment de l’espace illimité que nous nous approprions et que nous cristallisons par nos actions, il m’a fallu comprendre comment il était vécu. Je me suis alors intéressée aux acteurs principaux de cette histoire, l’architecte, le designer, et l’habitant, en posant des questions à l’habitant, et en essayant de comprendre les intentions derrières les projets d’architectes ou de designers. M’amenant également à réfléchir à ce que signifie l’espace pour nous. Étonnamment, le dénominateur commun de toutes ces dynamiques est l’utopie. Chaque habitant recherche un idéal domestique, et chaque designer ou architecte vise le projet révolutionnaire. Tous visent une utopie, mais pas du même ordre. Ce qui donne à l’habitat toute sa dimension pour l’habitant, expliquant en partie le fait que l’espace domestique puisse devenir générateur de troubles par moments, nous ramenant ainsi à la relation entre ces trois acteurs.

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1 Gaston Bachelard (1884-1962) est un philosophe français des sciences et de la poésie. Également épistémologue, renouvelle l’approche philosophique et littéraire de l’imagination et interroge les rapports entre la littérature et la science. Il est l’auteur de nombreux ouvrages comme Poétique de l’espace (1957), L’air et les songes (1943), L’eau et les rêves (1942)... 2 George Perec (1936-1982) est un écrivain et verbicruciste français, auteur des Les choses (1965), La disparition (1969). 3 Dorothy est le personnage principal du film Le magicien d’oz de Victor Fleming sorti en 1939 aux États-Unis.


Le problème reste selon moi qu’il y a un décalage entre recherche d’idéal et utopie. Il est difficile d’établir une définition propre à chacune, car dans le dictionnaire chacune renvoie à l’autre, mais un idéal renvoie selon moi une image plus innocente que celle d’une utopie. L’utopie sous-entend un mécanisme pour parvenir au but, c’est un processus subjectif, défini par une personne, englobant une démarche propre, quoique parfois applicable par d’autres selon un procédé précis. À la différence de l’idéal, qui est un rêve qui reste personnel, dont on est libre de ne pas partager l’idée. Une utopie appelle également un destin plus grandiose que celui de l’idéal, voué à rester chimère. Si dans le fond les deux sont opposables, il semblerait également que ce soit la recherche d’utopie qui l’emporte, et marque les esprits. La question qui me préoccupe désormais est de savoir de quelles manières la recherche d’utopie s’est-elle transformée en réalité aujourd’hui dans le champ de la création, ce qu’elle nous a apporté, mais surtout peut-elle encore nous apporter ? L’utopie a fait l’objet depuis bien des siècles de plusieurs études. Preuve de l’intérêt que l’utopie stimule en nous, l’intitulé de ce sujet a déjà fait le titre d’un autre essai par Sandrine Roudaut : L’utopie, mode d’emploi : modifier les comportements pour un monde soutenable et désirable4. L’ouvrage est si récent, que je ne l’ai pas trouvé lors de mes recherches initiales. Il s’avère après lecture du résumé, que nous ne parlerons pas, elle et moi, de la même chose, même si nous partageons le même sentiment concernant l’utopie. Me réservant la lecture intégrale de son ouvrage après rédaction de cet exercice, il me semble alors nécessaire dans mon cas de rappeler dans un premier temps l’origine et les 4

Roudault, S. (2014). L’utopie, mode d’emploi. La Mer Salée Eds.

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fondements de l’utopie, afin de mieux cerner de quoi nous parlons, pour ne pas nous perdre entre les définitions et les interprétations qui pourraient nous ramener sur le chemin de l’idéal, qui n’est pas mon sujet. En comprenant l’essence de l’utopie et ses objectifs, nous serons mieux parés pour comprendre ensuite sa transition dans le domaine de l’art et de l’architecture. Puisqu’une utopie est subjective, nous verrons également ses limites, et en quoi l’utopie n’est finalement qu’un moyen. Nous apprendrons alors à discerner ce qui compte ou pas dans l’utopie, et l’imprégnation de l’intention dans l’utopie. Chaque utopie est liée à son contexte, ce qui nous conduira à définir le nôtre, et nous verrons que la relecture de ce contexte du point de vue de l’utopie est nécessaire pour comprendre le rôle qu’elle a joué dans l’architecture à l’issue de la seconde guerre mondiale. Sachant cela, nous quitterons enfin pendant un temps l’utopie pour nous poser la question de sa pertinence, nous continuerons de faire un point sur notre contexte, afin de continuer à analyse l’utopie de la manière la plus juste qui soit, ce qui nous amènera à revenir à l’utopie, afin de vérifier tout ce que nous aurons avancé.

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A / Histoire des utopies : naissance et héritage L’utopie, pour l’expérience que j’en ai et ce que j’en entends, est selon moi une vague. Matière vivante présente au-dessus de nos têtes, sans forme physique identifiable. Elle est unique, omnisciente, impalpable, mais malléable. Elle serait donc pour ainsi dire un matériau intellectuel qui surplombe l’Histoire humaine. Comme tout matériau, cette « masse » possède alors sa propre mécanique. Elle part de loin, se forme, apparaît et disparaît aussi progressivement qu’elle est apparue, laissant une empreinte après son passage. De même que pour les vagues, cette empreinte va s’effacer pour être remplacée par une autre. Et ainsi de suite… Historiquement, le mot utopie apparaît pour la première fois en 1516 en Angleterre, sous la plume de Thomas More1, pour le titre de son roman : Utopia, du court traité de la meilleure forme de gouvernement2. Ce livre fait partie aujourd’hui des premières références qui nous viennent à l’esprit lorsqu’on parle d’utopie. Et pour cause ; par cet écrit More a fait d’une pierre deux coups : il a fondé un néologisme et un genre littéraire. Le néologisme tient de l’association du préfixe négatif grec « ou » (« non, ne…pas ») avec « topos » (« région, lieu ») = utopos, qui donnera utopia en anglais. Littéralement, « utopia » peut se comprendre comme quelque chose qui ne se situe «en aucun lieu», mais aussi « en tous lieux », si l’on adopte une lecture moins littérale. Donc une histoire qui peut s’appliquer en tout temps, en tous lieux, et pour tous. 1 Thomas More (1478-1535) est un juriste, historien, philosophe, humaniste, théologien et homme politique anglais. Voir image 1 de l’annexe iconographique. 2 More, T. (1990). Utopia. Raleigh, N.C: Alex Catalogue. Voir image 2 de l’annexe iconographique.

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On imagine là facilement un propos dont la force d’impact a pour but d’être grandiose, de la même manière que pourrait l’être un manifeste. Thomas More est un homme de pensée qui a alimenté par ses écrits le courant intellectuel de l’Humanisme en Europe et qui donc amorcera avec d’autres le courant de la Renaissance. Comme tous les humanistes, More nourrissait une passion pour la géométrie, la philosophie Grecque dont il connaissait très bien les fondements et les écrits - et resituait l’homme comme point de départ de chaque réflexion, ou établissait l’homme comme point de connexion et de centralité entre plusieurs sujets. Parce que More s’inspire de la philosophie grecque et qu’il reprend le principe du dialogue platonicien, on peut dire qu’Utopia est un exercice rhétorique typique de l’époque humaniste. C’est un roman, purement fictif, présenté sous la forme de la retranscription d’un dialogue avec un marin aventurier, Raphael Hythlodée, dans lequel l’écrivain invente une cité modèle située sur une île, Utopia. C’est une manière pour l’humaniste de dresser un portrait à l’humour noir - tout en subtilité - de son époque, avec l’intention de feindre un monde en miroir du monde connu, pour mettre en lumière l’existant. Son discours pourrait être : voyez comment est notre monde, comment il pourrait être. Nous pourrions nous servir du meilleur décrit pour améliorer le présent, mais relativisons aussi et surtout le présent, car il n’est pas le pire, mais toute chose évolue. Tendons vers le meilleur. Là où Utopia devient intéressant, c’est que Thomas More va construire son roman étape, par étape, engageant alors une réflexion sur plusieurs plans à la fois, ce qui va lui permettre d’entrer dans les détails assez rapidement et de poser sa « recette » de l’utopie : une cité fondée par un 16


homme (Utope), selon une pensée et une logique uniques (celle d’Utope), appliquée à une communauté d’habitant « générique » (les utopiens), géométriquement, moralement et spatialement parfaite, et en autarcie (l’île d’Utopia)3. Si le mot et le genre sont inédits en 1516, le concept lui est bien plus vieux. Il hérite de la philosophie de Platon décrite dans La république4, des romans d’aventures grecs5, de la doctrine chrétienne du Paradis Perdu dans le premier testament et de la ville de Jérusalem décrite dans l’apocalypse de Saint Jean, des comptes-rendus de pèlerinages… C’est la recherche en permanence d’un idéal de genre humain, de terre à habiter. Ce sont des formulations de désirs toujours valables aujourd’hui. Nous pouvons donc penser qu’il y a déjà à cette époque une systémique, la vague, qui est en marche, alimentée par les mythes et croyances de l’époque de la Renaissance. On imagine la taille du bagage de l’utopie aujourd’hui. Cependant l’impact d’Utopia fut tellement fort qu’avec les années, certains ont pu oublier qu’il s’agissait d’un moyen d’expression pour permettre à More de travailler sa réflexion. Qui plus est, Utopia est aussi un clin d’œil amical à l’Éloge de la folie d’Érasme publié en 1511. Ce n’est plus l’exercice rhétorique humaniste qui est en jeu, mais l’exercice de l’utopie lui-même : vouloir atteindre un idéal. L’utopie englobera alors toute conception plus ou moins rationnelle, parfois tournée vers l’avenir, mais toujours considérée comme impossible à réaliser, jusqu’à ce que la donne change et que, soit par la technique, soit par l’évolution des mentalités ou autre, l’utopie devienne réalité. 3 Voir image 3 de l’annexe iconographique. 4 La république de Platon est un dialogue philosophique portant principalement sur la justice dans l’individu et dans la Cité. 5 L’odyssée et L’iliade d’Homer.

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Les romans utopiques vont alors se succéder, apportant à chaque époque de l’histoire humaine son lot d’utopies romancées : Gargantua de François Rabelais et La nouvelle atlantide de Francis Bacon pour la Renaissance. Puis La cité du soleil de Tommaso Campanella, Histoire comique des états et empires de la lune de Cyrano de Bergerac, Histoire des sevarambes de Denis Varaisse, Les aventures de télémaque de Fénélon pour les utopies de l’époque Classique. Viennent ensuite les utopies des Lumières avec L’Île des esclaves de Marivaux, Candide de Voltaire, L’An 2440, rêve s’il en fut jamais de Louis-Sébastien Mercier (première déviation du genre, car il s’agit d’une uchronie). Le 20° siècle aura Le phalanstère de Charles Fourier, Voyage en icarie d’Étienne Cabet, Erewhon de Samuel Butler, Nouvelles de nulle part de William Moris, pour finir sur des utopies plus contemporaines comme Île d’Aldous Huxley, La nuit des temps de René Barjavel ou encore Les fourmis de Bernard Werber. L’utopie devient un genre littéraire à part entière, et va évidemment être détourné et critiqué, créant un genre dans le genre, que l’on appelle la dystopie, ou contre-utopie. Le premier exemple connu apparaît en 1726 dans Les voyages de gulliver de Jonathan Swift. Ces critiques de l’utopie ne sont pas des utopies à l’envers, mais le résultat possible ce que pourrait donner une utopie poussée à l’extrême de sa logique, pour voir ce qui arriverait si un de ses paramètres se mettait à dysfonctionner. La base des deux genres est commune, la contre-utopie étant peut-être plus ironique, plus engagée, plus connectée au contexte et donc plus concrète, ramenant l’utopie à la réalité de son contexte réel. Une contre-utopie n’est pas forcément négative. Très rapidement donc, l’utopie pose problème, et la contre-utopie apparaît pour s’opposer à trop de raison, trop de perfection. À une saturation. 18


Ne perdons pas de vue non plus qu’il s’agit à la base d’une fiction, et que l’auteur s’amuse, ou rebrousse chemin à travers un autre livre, et revoit son jugement critique (ce qui sera le cas de Huxley). La volonté de la part des écrivains de croire en leurs utopies se retrouvera de nombreuses fois, ce qui fera la force de ces romans : la force de persuasion, liée à la description, l’impact dans l’imaginaire. Les écrivains jouent avec la capacité de rêver de leurs lecteurs pour faire passer leur message. D’autres recherches philosophiques donneront encore d’autres variantes à l’utopie, comme par exemple Michel Foucault à propos de la question des espaces autres, avec Le corps utopique et Hétérotopies publié en 1967, où là, les hétérotopies deviennent des lieux physiques de l’utopie, à comprendre comme des espaces concrets servant de tremplin à l’imaginaire, prenant pour exemple la cabane que les enfants font avec leurs draps entre deux chaises… La matière à penser offerte par Thomas More va donc être exploitée et tournée dans tous les sens, comme une terre à modeler, pour que tour à tour chacun réinvente et critique la civilisation dans laquelle il vit. Tout le monde se met à « utopier ». B / De l’écrit au dessin Plus les philosophes et les romanciers écriront sur les utopies, plus nous entrerons dans la description du vécu de celles-ci. Et par conséquent dans la description des villes, des habitats, habitants et objets qui les font. Les écrits seront retranscrits en dessins, soit par l’auteur, soit par des artistes qui auront réussi à rentrer dans les textes et en seront devenus « mordus ». Le dessin alimente l’imaginaire et lui donne vie, insufflant ainsi plus de force et de matière à l’exercice, le rendant concret, physique, et surtout, le 19


démocratisant ; comme avec l’abbaye de Thélème6 dans le Gargantua de Rabelais, publié en 1534, restituée en dessins et gravures à maintes reprises par Charles Lenormant vers 1840. L’abbaye du reste pose la première la question de la contrainte sociale, qui se retrouvera plus tard chez d’autres utopistes. De là à la réalisation grandeur nature, il n’y a qu’un pas. Et il sera franchi. Car si pendant longtemps l’exercice va rester un exercice littéraire, il est clair que son impact et sa diffusion vont faire qu’à un moment l’utopie sera bien plus qu’un exercice et qu’elle entrera concrètement dans le champ de la création artistique pour s’incarner, notamment grâce à deux architectes : Étienne-Louis Boullée7 et Claude-Nicolas Ledoux8. La Rennaissance est passée, les braises en sont encore chaudes. Il est certain que Boullée et Ledoux ont grandi dans dans une éducation encore imprégnée de l’euphorie post-humaniste. Avec l’image des projets et cités parfaites propres à cette époque. Les deux architectes, contemporains, vont laisser libre court à leur imagination dans leur projets architecturaux, même si Boullée deviendra plus théoricien que Ledoux, ne laissant principalement que des projets papier9. Pour ce qui est de Ledoux, il va réaliser de 1775 à 1779 la Saline royale d’Arc-et-Senans10, considérée comme la première cité ouvrière connue en France. Ledoux est un homme pragmatique et visionnaire, persuadé que « seule l’architecture peut guérir l’humanité souffrante ». On retrouve

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6 Voir image 4 de l’annexe iconographique. 7 Étienne-Louis Boullée (1728-1799) est un architecte français. 8 Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806) est un architecte et urbaniste français. 9 Voir images 5, 6, 7, 8, 9 et 10 de l’annexe iconographique. 10 Voir image 11 de l’annexe iconographique.


dans une phrase issue du livre de Ledoux11 un sentiment vis-à-vis de l’homme qui se retrouve souvent dans les récits utopiques: l’humanité est aussi pleine de défauts qu’il faut gommer, ou éduquer. À l’époque de Ledoux, la révolution industrielle n’est pas encore là, mais elle est en marche. Et c’est dans un souci de lier bien-être des ouvriers/habitants, rendement de production, hygiène et sécurité de la marchandise, que Ledoux va articuler l’ossature de la saline12, en l’organisant sur un modèle de cité idéale. Tout est pensé et orchestré comme une petite machine parfaite, en autarcie grâce à son enceinte. C’est un projet architectural qui suit le principe de la table rase : on a un espace donné, on pense une architecture, on la construit, et la livre « clé en main » au commanditaire. Comme on ferait un « château de sable ». La saline est ceinturée d’un grand mur, il n’y a qu’une seule entrée13, somptueuse et chargée symboliquement, qui s’ouvre ensuite sur un espace illimité. L’entrée donne directement sur la maison du directeur14, placée au bout de l’étendue verte, au centre de la ligne médiane. Il y a l’idée également que si personne ne surveille, l’organisation spatiale de la citée ouvrière incite à l’auto-surveillance, tant l’intimité peut être faible face à l’omnisciente présence du patron, symbolisée par l’œil-de-bœuf percé sur la façade de sa maison15. Principe de contrôle subjectif qui sera repris par Michel Foucault avec le panoptique. Surveillance qui chez Ledoux restera néanmoins fictive, et donnera plus l’image du patriarche protecteur que du geôlier. C’est cette organisation géométrique et cette mise en autarcie volontaire qui nous poussent à qualifier cette cité 11 Ledoux, C. (1804) L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des moeurs et de la législation. H.L Perronneau, Paris. 12 Voir image 12 de l’annexe iconographique. 13 Voir image 13 de l’annexe iconographique. 14 Voir image 14 de l’annexe iconographique. 15 Voir image 15 de l’annexe iconographique.

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d’utopie, et de la considérer comme la première utopie architecturale incarnée. Et c’est aussi parce que cette saline rappelle les cités idéales chères aux idées de la Renaissance. À la différence que Ledoux ne devait probablement pas considérer ses architectures comme des utopies. Il y croyait réellement et ne faisait que répondre à une commande du roi en appliquant un cahier des charges précis avec sa propre vision. Pour lui, la frontière entre imaginaire et réel est très faible, et la saline d’Arc-et-Senans doit être lue comme un conte. De même, lorsqu’il commence à dessiner cette saline, Claude-Nicolas Ledoux imagine une ville à la campagne: Chaux16. C’est toute la question de la relation à l’environnement qui émerge à ce moment du projet, dans ses dessins, et qui sera traité d’une autre manière pour la saline royale. Ledoux s’imagine modifier la topographie environnante pour cacher dans le paysage les animaux qui selon Vitruve doivent présider à la fondation d’une ville, argumentant que « si les animaux l’avaient voulu, on vivrait dans un autre monde ». Il s’agit là d’une belle image, et d’une belle intention dans une perspective affective, pour rappeler que l’homme est nature, et qu’il doit composer avec, et que si façonnage il y a du paysage par la main de l’homme, il doit être intelligent et faire avec la part verte du monde. On comprend bien alors que le concepteur de l’utopie architecturale, ou tout simplement artistique, est dans sa propre logique lorsqu’il pense le projet. C’est une pensée unique, subjective. De l’intention et du message que le créateur veut faire passer dépend beaucoup de choses une fois l’utopie incarnée, gardant toujours malgré tout une capacité à rêver, comme chez Etienne-Louis Boullée.

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Voir image 16 de l’annexe iconographique.


C / Incarnations L’utopie m’apparaît à ce moment de son histoire toujours comme une « vague ». Mais une vague qui commence à se modifier, à muter vers un autre type de vague, moins régulière et neutre que les précédentes. Ce qui fait que l’on a conscience de l’utopie, c’est qu’à un moment, l’homme (j’entends ici le penseur, ou le créateur) la capte, mettant un mot dessus, et s’emparant de son mécanisme pour réfléchir avec, dans le but de façonner ses observations, ses intuitions, son ressenti pour avancer son idée et dans le but ultime de faire avancer une société. La vague de l’utopie qui jusque-là se suivait dans sa logique, commence maintenant à se diviser. On distingue une multiplication de l’appropriation de l’exercice. L’utopie est rôdée, elle est acquise et va se banaliser... À la logique initiale viennent se substituer d’autres logiques, toutes revendiquées avec la même force, bien que seules quelques unes entrent véritablement dans l’esprit des gens. À la réalité du quotidien et de la vie urbaine (même si elle est très éloignée de la vie urbaine que nous connaissons) s’opposerait alors une recherche d’idéal, un rêve en rupture avec le réel. La réalisation de ce rêve trouve appui dans l’exercice de l’utopie, dans lequel beaucoup de paramètres entrent en jeu. C’est l’utopie vulgarisée, et c’est comme ça qu’elle va continuer à évoluer, jusqu’à passer d’omnisciente à omniprésente. Cette quête perpétuelle d’idéal est basée sur trois piliers : la volonté d’un équilibre entre l’homme et la nature, la volonté d’ériger l’homme en tant qu’être accompli et épanoui, et enfin la volonté de fonder une société toujours plus sophistiquée. Le second projet utopique incarné marquant (le premier pensé en tant qu’utopie) est le Familistère de Guise17. Réalisé 17

Voir image 17 de l’annexe iconographique.

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en 1858 par Jean-Baptiste André Godin18, achevé en 1884. Ce familistère, ou palais social est une mise en application du concept de Phalanstère19 inventé par Charles Fourier20, publié en 1882. À cette époque, le contexte social prend un tournant décisif en Europe. Révolution industrielle, révolution sociale, révolution esthétique avec l’Art and Crafts… La cité de Godin21 se veut une œuvre exemplaire et un modèle pour les innovations sociales qui se mettent en place. C’est un complexe d’habitations collectives, qui prend la forme d’un grand hangar. Toutes les habitations et lieux d’usages sont centrés autour la cour principale, qui est surmontée d’une grande verrière22. Godin n’était pas un architecte, plutôt un chef d’entreprise aux idées sociales assez novatrices pour son temps. C’est pourquoi l’exercice de l’utopie est très frappant dans le familistère. On oscille entre l’image du patriarche bienfaiteur et celle du gardien totalitaire, car le lieu a été fourni à ses ouvriers pour allier épanouissement, confort et efficacité de rendement dans la production. Tout est concentré sur place, la circulation ainsi que la disposition des habitats gravitent autour de la cour centrale, destinée à être le nœud social de la structure, le lieu commun où les enfants s’amusent, où les adultes se retrouvent, comme le bourg d’un quartier. L’organisation des pièces dans l’habitat ne suit pas des règles architecturales logiques, les chambres sont du côté du couloir qui mène à la cour, réduisant ainsi le confort, le repos et l’intimité d’une chambre. Le bureau

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18 Jean-Baptiste André Godin (1817-1888) est un industriel utopiste français, partisant des principes établis par Charles Fourier.. 19 Voir image 18 de l’annexe iconographique. 20 Charles Fourier (1772-1837) est un philosophe français, fondateur de l’École sociétaire. 21 Voir image 19 de l’annexe iconographique. 22 Voir image 20 de l’annexe iconographique.


est quant à lui éloigné de toute source sonore extérieure, pour laisser régner la concentration à son maximum. Paradoxalement, on ne retrouve pas grand-chose des idées sociales de départ. Des trois piliers qui font l’utopie, Godin n’en a retenu visiblement qu’un : l’épanouissement de l’individu. Mais là encore, le fait d’être un chef d’entreprise autodidacte et non un architecte prend inconsciemment le dessus dans la proposition de Godin: c’est la notion de rendement qui apparaît le plus. Tout est réglé autour de cette finalité. Ce qui donne une impression de contrôle totalitaire et sectaire de la structure sur les habitants. Le rapport avec l’extérieur est rompu. De toute manière on se demande si le familistère a été pensé pour que les ouvriers de Godin puissent sortir voir le monde. L’autarcie est complète. Il n’y a pas non plus de volonté d’élever l’homme en intelligence selon un principe. Plutôt un besoin d’avoir ses salariés à proximité immédiate du lieu de la production, et de faire qu’ils soient bien dans leur habitat, afin d’obtenir d’eux le meilleur rendement possible. Le tout placé sous le principe de « libre volonté » de la part des ouvriers… Le familistère de Guise et la Saline royale d’Arc-et-Senans sont symptomatiques de la place que nous accordons à l’utopie au quotidien. Ce que l’on remarque également grâce au Familistère de Guise, c’est que l’utopie est une faculté innée chez tout le monde, et que de ce fait, le mécanisme est appropriable par tous. Une fois la logique installée, il est facile de se laisser tenter. Avec l’utopie nous pouvons devenir tour à tour révolutionnaire, génie, père fondateur et démiurge, selon les caractères. La « systémique » des utopies suit les révolutions sociales et industrielles, et avec elles l’évolution de l’habitat, de l’homme. On constate qu’une fois incarnée, l’utopie perd de sa valeur, de sa force. 25


1 / Hans Holbein le Jeune, portrait de Thomas More, peinture à l’huile, 1527.

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2 / Couverture du livre Utopia, lithogravure, 1516.


3 / Carte de l’Île Utopia, tirée du roman Utopia, gravure, 1516.

4 / Charles Lenormant, l’abbaye de Thélème, gravure, 1840.

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5 / étienne-Louis Boullée, projet de cénotaphe de style égyptien, vue extérieure, 1786.

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6 / étienne-Louis Boullée, projet de cénotaphe de style égyptien, vue extérieure, 1786.


7 / étienne-Louis Boullée, projet de cénotaphe de style égyptien, vue en coupe, 1786.

8 / étienne-Louis Boullée, projet de cénotaphe à Newton, vue en coupe, 1784.

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9 / étienne-Louis Boullée, projet de cénotaphe à Newton, vue en coupe, 1784.

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10 / étienne-Louis Boullée, projet de cénotaphe à Newton, vue en coupe, 1784.


11 / Vue aérienne de la Saline Royale d’Arc-Et-Senans.

12 / Claude-Nicolas Ledous, plan d’ensemble de la Saline royale d’ArcEt-Senans, gravure, 1775.

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13 / Entrée de la Saline royale d’Arc-Et-Senans, vue sur la maison du gardien.

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14 / Maison du gardien de la Saline royale d’Arc-et-Senans.


15 / Claude-Nicolas Ledoux, principe de surveillance des habitants de la Saline royale, dessin, 1775.

16 / Claude-Nicolas Ledous, carte gĂŠnĂŠrale des environs de la Saline de Chaux, gravure, 1804.

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17 / Familistère de Guise.

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18 / Première page de l’édition du journal Phalanstère, de Charles Fourrier, 1832.


19 / Vue 3D du Familistère de Guise.

20 / Vue de la cour intérieure, sous verrière, du Familistère.

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A / Utopie de fait versus utopie de valeurs Le quotidien dans lequel nous vivons aujourd’hui tient de celui mis en place à la fin de la Seconde guerre mondiale. À l’issue de la guerre, la fracture idéologique est telle que le milieu artistique va réagir de manière proportionnelle à ce qu’il a vécu. C’est la naissance des monochromes, du buto… Que répondre au désastre laissé par cette guerre ? Le vide, l’abstraction, la négation... Si auparavant nous étions centré sur des évènements européens, les analyses qui vont suivre adoptent un point de vue global et en marge, parce que les frontières sont levées, les codes reformulés, et que tout va être une question de parallèles, de multi-mondes dans le grand monde. Nous verrons qu’il est nécessaire de les avoir tous à l’œil pour comprendre en quoi ils sont plus liés qu’ils n’y paraissent. En architecture et en design, la fin de la Seconde Guerre mondiale laisse un contexte favorable aux nouvelles idéologies. C’est la table rase. Il faut tout rebâtir en proposant un modèle universel et standard. La porte est ouverte aux utopies fondatrices, et c’est le début de la transversalité des disciplines, les artistes de cette époque pratiquent ce que l’on appelle l’art total (voire totalitaire ?). Les architectes deviennent designers (l’inverse se fera moins), et certains ne produiront plus que du mobilier ou des objets, comme Andrea Branzi. L’affirmation des opinions se fait haut et fort, en s’imposant. Parce que nous avons vu avec le Familistère de Guise qu’une utopie peut s’incarner, en Europe, les nouveaux idéaux vont s’incarner avec les unités d’habitation de Le Corbusier23.

23 Charles-Édouard Jeanneret-Gris (1887-1965) dit Le Corbusier, est un architecte, urbaniste, décorateur, peintre, sculpteur et homme de lettres suisse, naturalisé français en 1930.

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La première (et la plus connue) étant la Cité Radieuse de Marseille24, construite entre 1947 et 1952. En 1933, à l’issue du quatrième Congrès International d’Architecture Moderne25 (CIAM), Le Corbusier établit la Charte d’Athènes26. Nous sommes entre les deux guerres, le mouvement architectural en place, le Modernisme, donne le sentiment que l’on a atteint les sommets de la perfection de la pensée architecturale. Cette charte, rédigée dans cette humeur euphorique, arrête des principes rigoureux et précis concernant la planification et la construction des villes. La guerre étant terminée, et il faut reloger rapidement et avec peu de moyens la population. Suivant les principes qu’il a établis, Le Corbusier fait sortir de terre ses unités d’habitations. Le challenge est de taille, car ce sont des habitats collectifs, accessibles à bas prix et qui ne font pas de différence dans les niveaux de vie sociale, du moins pour les besoins de base. Le Corbusier les surnomme les machines à habiter. Avec ces machines à habiter, nous nous retrouvons face à une utopie dite « des faits », car elle découle d’un constat général mais suit une logique personnelle. En proposant clé en main des habitats optimisés27, en les déclarant appropriables par chacun, Le Corbusier impose sa vision à une population, sans prendre en compte la nature psychologique de l’habitant, qui est multiple, complexe et contradictoire. C’est une utopie totalitaire qui ne laisse aucune place à la liberté de vivre. Le Corbusier a réduit les habitants à ce qu’ils représentent pour lui, des

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24 Voir image 21 de l’annexe iconographique. 25 Ces congrès qui débutèrent en 1928 à La Sarraz (Suisse) et prirent fin en 1956 à Dubrovnik, ayant pour but de promouvoir une architecture et un urbanisme fonctionnels. Voir image 22 de l’annexe. 26 Voir image 23 de l’annexe iconographique. 27 Voir images 24 et 25 de l’annexe iconographique.


silhouettes a-personnelles qui habitent par leur corps son architecture, mais pas par leurs vies. Les codes couleur dictent une conduite, l’organisation impose une régularité et une circulation (on retrouve la même organisation que dans le Familistère de Godin avec le couloir-rue28). Si l’unité d’habitation est une prouesse d’architecture typique d’une époque, elle vieillit mal à l’usage sur le long terme. L’utopie incarnée s’est usée. L’utopie de faits n’est pas souhaitable. Diamétralement opposé à la pensée de Le Corbusier, Franck Lloyd Wright29 entame aux États-Unis une réflexion autour de l’intégration de l’habitat dans son environnement, dont le plus bel exemple est la maison sur la cascade (Falling Water30). Bien qu’il ne s’agisse pas d’habitats collectifs, mais de maison individuelle, Wright s’oppose à la verticalité vers laquelle tout le monde tend. Avec son projet de maisons usoniennes, Wright veut rendre accessible aux Américains le confort de la maison individuelle à bas prix, sans renoncer au confort, à l’esthétisme et à la connexion avec la nature. Profond naturaliste, Wright voit l’architecture comme un prétexte à l’expérience sensible de la beauté de la nature. Les maisons usoniennes étaient pensées pour montrer aux habitants que l’installation en périphérie de la ville est possible et heureuse, et chaque maison devait être conçue en concertation avec l’habitant, dans un souci de satisfaction totale. Contrairement à l’utopie de fait, nous sommes face à une utopie de valeur, qui vise un idéal universel, qui n’implique aucune mesure forcée. L’usage de ces ceux types d’utopies architecturales vont se confirmer à travers deux cas de villes : Brasilia31 de Oscar 28 Voir image 26 de l’annexe iconographique. 29 Franck Lloyd Wright (1857-1959) est un architecte américain, naturaliste dans l’âme. 30 Voir image 27 de l’annexe iconographique. 31 Brasilia est la capitale de la République fédérative du Brésil

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Niemeyer32 et Lucio Costa33, et Arcosanti34 de Paolo Soleri35. Après Chandigarh36, Brasilia37 se construit en peu de temps et selon une pensée unique. Le constat pour cette ville aujourd’hui, est qu’elle n’est pas pensée en termes d’usages. Elle n’est pas à l’échelle humaine. En contrepartie, Broadacre City38 de Wright (restée utopie de papier), Arcosanti39 de Paolo Soleri devient la première écoville des États-Unis et ville pionnière de la décroissance. Selon un principe qu’il appelle « Archologie », contraction d’architecture et écologie, cette ville idéale tente de respecter au maximum l’environnement, comme si elle était un organisme venu se greffer dans le paysage pour former une symbiose. On peut rattacher plusieurs autres utopies dans ces deux catégories. Elles permettent de discerner les objectifs, même avec des contextes ou des moyens différents. Ces deux catégories permettent de savoir si l’on prend la bonne direction lorsqu’on s’empare de l’utopie pour créer, et d’éviter les malaises, la production inutile, pour ne pas se retrouver sans savoir que faire de ce qui a été produit

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32 Oscar Niemeyer (1907-2012) est un architecte et designer Brésilien. 33 Lucio Costa (1902-1998) est un architecte et urbaniste Brésilien. 34 Arcosanti est un écovillage fondée en 1970 aux États-Unis dans l’État de l’Arizona, à 110 km au nord de Phoenix 35 Paolo Soleri (1919-2013) est un architecte, écrivain, sculpteur, urbaniste et artiste italo-américain. 36 Capitale des États du Pendjab et de l’Haryana en Inde, elle a été entièrement pensée par Le Corbusier en 1947. Voir image 28 de l’annexe iconographique. 37 Voir image 29 de l’annexe iconographique. 38 Concept utopique d’urbanisation développé par Frank Lloyd Wright à partir des années 1930. Voir images 30 et 31 de l’annexe iconographique. 39 Voir images 32, 33, 34 et 35 de l’annexe iconographique.


lorsqu’on arrive en fin de vie du projet. On constate également que l’aspect social et environnemental est toujours autant présent. B / Les années 60-70, le pétrole coule à flots. Si chaque vague d’utopie est liée à son contexte, nous sommes forcés de repréciser un peu le nôtre, pour comprendre si l’utopie est toujours présente en 2015, si oui comment, et encore une fois, de quelles utopies on parle. Et pour cela, on peut se dire que le point de départ de notre contexte actuel tient des événements des années 1960-1970. Les années 70 dans ma mémoire, ce sont Bob Marley, le Rubik’s Cube, le Watergate, le rock psychédélique et la mode qui va avec, Boney M, le début de la liberté sexuelle et Vivienne Westwood… En creusant un peu plus, c’est aussi la période d’insouciance qui se met en place après le chantier de reconstruction de la Seconde Guerre mondiale. Le temps où l’on se pose, on reprend un peu de folie, et où l’on ose s’exprimer sans tabous. Parallèlement c’est aussi le temps où comme on ose tout, beaucoup de stratégies politiques et économiques se mettent en place qui vont provoquer quelques perturbations et changer certains paramètres pour les années à suivre. L’obsolescence programmée40 est apparue dans les années 20, elle est à cette période bien rôdée, ancrée. L’industrie fonctionne à merveille. La croissance va bon train, et il n’est pas question de la ralentir ni de changer grand-chose d’ailleurs. Dans un monde où tout n’est que 40 Nom donné à l’ensemble des techniques dans la chaîne de production visant à réduire la durée de vie ou d’utilisation d’un produit, afin d’en augmenter le taux de remplacement par l’usager.

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mouvement et instabilité (dans le sens positif), le risque pour une rupture peut tomber à tout moment. Quand on regarde dans le rétroviseur aujourd’hui, la plus grosse perturbation marquante de cette période, c’est le premier choc pétrolier en 1972. Si l’on utilise le terme « choc pétrolier », c’est parce que les répercussions sont estimées sur les plans économique, industriel et politique. Humainement et écologiquement parlant, cela signifie surtout que l’on entame le chemin vers le point de non-retour de l’utilisation du pétrole en tant que ressource naturelle principale et par conséquent un coup d’accélérateur sur le changement climatique. La pétrochimie entre les années 20 et 70 progresse proportionnellement aux courbes de marché : soit, de manière exponentielle. Et la recherche investie permet de trouver de nombreuses qualités au pétrole. Dès lors, son abondance et son bas prix sur le marché en font la clé du paradis pour les industriels, les exploitants de gisements, et les commerçants. Et dans le même temps le bonheur des usagers, qui voient dans le plastique la marque d’une civilisation « évoluée ». Le pétrole se retrouve partout, il induit un énorme impact dans les transports, le textile… et deviens une matière première stratégique. Les avancées de la pétrochimie sont remarquables et nullement critiquables, mais le pétrole est une matière première fossile. Un pic pétrolier correspond donc au fait que le taux de consommation du pétrole est supérieur ou égal au taux de pétrole existant... Il semblerait alors que la réalité physique des choses ne suive pas la réalité fictive du marché ni de la valeur produite. D’autres têtes de la communauté internationale scientifique, économique et industrielle commencent à se poser des questions et à élaborer des scénarios pour l’avenir, en 44


terme d’éthique, de sciences du vivant, d’alternatives… En 1972 paraît le rapport du Club de Rome41 : Limits to growth 42 présenté devant une assemblée d’économistes et de personnalités du monde l’industrie aux États-Unis, qui marque le premier coup d’alarme des scientifiques concernant la suite des évènements. Le message est alarmiste, mais optimiste. Ils exposent leurs recherches et constats, décrivent douze scénarios imaginés, allant du plus apocalyptique au plus optimiste, et déclarent la nécessité de ralentir l’utilisation du pétrole à outrance (donc de changer le modèle économique en place, considéré obsolète) et de concentrer la recherche sur des alternatives au pétrole. Sans pour autant quitter totalement le pétrole. En 1972, les scientifiques pensent que si le monde réagit de suite, l’équilibre entre l’homme et la nature est encore possible. Mais selon eux, il fallait réagir vite. De là, deux approches bien distinctes de ce constat se profilent : ceux qui vont réagir tout de suite, des scientifiques, écologistes… et vont commencer à engager la transition, la recherche de nouveaux matériaux, de nouvelles ressources pour fournir l’énergie, la sensibilisation des populations… Et ceux qui vont fermer les yeux; des économistes, propriétaires de gisements, qui face à l’anticipation des scientifiques préfèrent attendre et voir. Au choix proposé par les scientifiques, leur argumentation n’aura pas fait le poids face aux promesses du pétrole concernant le marché. Quarante ans nous séparent de cette date. 41 Groupe de réflexion réunissant des scientifiques, des économistes, des fonctionnaires et des industriels de 53 pays, préoccupés des problèmes complexes auxquels doivent faire face toutes les sociétés, tant industrialisées qu’en développement. Il doit son nom au lieu de la première réunion déroulée le 8 avril 1968. 42 Meadows, D. H., & Club of Rome. (1972). The Limits to growth: A report for the Club of Rome’s project on the predicament of mankind. New York: Universe Books. Voir image 36 de l’annexe iconographique.

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Selon mes parents, quarante ans c’est peu. J’ai pourtant le sentiment de parler d’une « autre » époque… Toujours est-il qu’un cargo est lancé. C’est un premier choc pétrolier. En même temps, cela devient le premier « verrouillage » pour l’usage en grande masse de cette matière première dans l’industrie et le commerce. Soutenu fortement par le principe de l’obsolescence programmé entamé dans les années 20, ce cargo s’appelle « la croissance pour la croissance». Son credo : « businness as usual ». Il est toujours en marche aujourd’hui parce que tout le monde compte sur lui. Aujourd’hui, on parle de société dépendante au pétrole et au style de vie qu’il procure pour qualifier notre société de consommation, avec une consommation mondiale de 65 431 833 711 mbj43 depuis début 2015 (sachant que nous sommes 7 286 016 500 sur terre au même moment). Inutile de parler d’utopies ici, il n’y en a pas eu. C’est à croire que les scientifiques en sont incapables. Pourtant ils projettent, anticipent et imaginent des scénarios, desquels ils vont faire avancer leurs recherches. L’utopie n’est donc pas basée sur le concret, et s’annule face au pragmatisme : la raison pour laquelle on ne peut parler d’utopies dans ce cas. Du côté des économistes, c’est différent. Et l’utopie a une place. Mais pas en 1960-70, où l’on est dans une routine pérenne, un modèle économique qui fonctionne et qui dans le fond promet d’engranger toujours plus, un modèle social qui croît tranquillement… Le monde se développe. On n’a pas tant que ça besoin de l’utopie. On sait par contre qu’elle y a son empreinte, physique à travers les réalisations de certains projets, et imaginaire pour ce qu’elle génère. Nous l’avons dit, nous avons tous en nous la capacité d’utopier. On s’attend donc à voir réappa-

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43 MBJ: Million de Barils par Jour. C’est l’unité de mesure pour parler de la quantité de pétrole que nous consommons.


raître l’utopie à tout moment. Surtout après la première « brèche » idéologique évoquée. Dans ce cas de figure, nous sommes dans un contexte plus problématique ; l’usage de l’utopie pourrait alors faire avancer ou mener dans d’autres impasses. C / Les années 60-70, le pétrole coule les idéaux La barrière entre le design et l’architecture disparaît de plus en plus avec les années, faisant émerger des pratiques transversales de plus en plus affirmées. Les artistes, architectes et designers réagissent, comme de petits miroirs placés partout, à leur contexte, pour le faire avancer, évoluer et changer si besoin. Dans un contexte comme celui-ci, il est intéressant de regarder comment se sont déroulés les événements. Quels ont été les constats et les partis pris. Même s’il ne réagira pas au choc pétrolier ni au changement climatique, du moins pas aussi directement qu’aujourd’hui, le milieu de l’architecture et du design va prendre dans les années 60-70 un tournant et réagir à sa manière, avec ses outils et intuitions, à ce contexte. Et si dans la première partie nous étions focalisés sur l’Europe, l’étude va ici être globale. Avec la Seconde guerre mondiale, tout s’est mélangé ; ceux qui ont fui l’Europe ont emmené leur bagage culturel, l’Amérique nourrit les fantasmes encore d’actualité… La fracture idéologique est unique et identique chez tous, mais l’analyse et les actions sont cependant très diverses au sein de la communauté créative. Un mouvement réactionnaire se forme dès la fin de la Seconde guerre mondiale, qui prend concrètement vie au début des années 60. Mené en parallèle de la reconstruction entreprise par Le Corbusier et des principes appliqués de la Charte d’Athènes, il va remettre face à sa réalité la 47


société de consommation en place et ce qui aura été posé par les architectes de la reconstruction. C’est avec un réalisme critique, à coup d’utopies et surtout de contre utopies que les messages vont se faire entendre, et que des expérimentations vont débuter. « Architecture du futur » et « sentiment d’habiter » sont les deux grandes préoccupations du début de ce mouvement. En parallèle de la reconstruction, certains observent et analysent, en prenant pour parti de se placer non plus comme des « démiurges éducateurs », mais plutôt comme de multiples points de vue omniscients sur l’étendue de la ville. Les premières critiques s’attaquent au fonctionnalisme, jugé pure et inhumaine technique. Des architectes comme les Smithson se lancent dans la recherche d’un ordre formel qui va pouvoir s’adapter aux évolutions de la société : une structure urbaine qui se plierait à la structure mouvante de la société, que l’on appellera par la suite la mégastructure. Le sentiment commun est également, quel futur pour l’habitat (dans son sens architectural et psychologique) ? Dans leur analyse, ces architectes réactionnaires identifient un malaise dans le vécu urbain et architectural de la ville pour l’habitant, qui selon eux se répercute ensuite sur l’habitat. Le sentiment de l’habitat, le lien viscéral qui nous y attache est donc, on le voit ici, essentiel dans nos vies, bien qu’il revienne toujours comme un paramètre dans les projets plutôt que comme le projet en lui-même. La solution émise au milieu des années 60 serait alors de (re)construire sans repartir de zéro, mais en comptant avec les caractéristiques de la vie moderne (l’automobile, la mobilité à grande échelle et grande vitesse, l’accessibilité des services, la croissance démographique…). Refuser le principe de la table basse, considéré comme une erreur, et faire une ville sur la ville. Remodeler la ville en fonction de 48 la réalité des gens qui l’habitent.


Comme avec Claude Nicolas Ledoux, l’architecture est ici le remède aux maux de l’homme, même si bien évidemment l’intention finale n’est pas la même. Il y a aujourd’hui un intérêt assez fort accordé à cette idée d’architecture « guérisseuse ». Des livres publiés autour de ces recherches, comme Can architecture affect your health ?44 prennent souvent en exemple cette partie de l’histoire de l’architecture. Dans le panel des architectes engagés pour apporter une alternative au malaise urbain soulevé, on trouve surtout les Smithson45. Ce couple va repenser la ville, en tenant compte des flux humains, de la circulation, en replaçant l’homme comme centralité du projet, en tentant d’offrir une reconnexion entre l’homme et son environnement. Si la démarche est davantage tournée vers l’urbanisme que vers l’architecture, c’est parce qu’il semblerait qu’il faille partir de la ville, pour passer par la maison ou aboutir à l’idéal : le bien-être de l’individu dans son environnement. Nous avons affaire avec des architectures qui dépassent la question de l’habitat. Selon le couple Smithson, la ville se vit et se construit par le vécu. Leur slogan : « Architecture is not made with the brain ». Dans la logique de leur réflexion, ils identifient également le spectre de la société qui vit dans ces villes: elle n’est pas figée comme dans les maquettes d’architecture. Ils distinguent les individus en deux catégories : ceux qui se « fixent » à l’espace et s’approprient le lieu et ceux qui sont en perpétuelle mouvance (les nomades, les itinérants). Les projets de Paul et Alison Smithson voient alors l’espace comme une grande cellule, dans laquelle le projet urbaniste 44 Jencks, C. (2012). Can architecture affect your health? 45 Peter (1923-2003) et Allison (1928-1993) Smithson sont un couple d’architectes britaniques qui ont eu une oeuvre et une pensée architecturale commune. Ils furent associés au Team X qui marqua en 1953 le début de la critique envers la modernité des CIAM, jugés complètement dépassés.

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se définirait comme plusieurs petites cellules organisées en symbiose pour habiter cette grande cellule46, l’architecture se mettant alors au service de l’urbanisme, s’adaptant à l’environnement physique. De là une trame de réflexion est posée, dont d’autres architectes et artistes, qui partagent les idées des Smithson, vont s’emparer, faisant émerger pour nous aujourd’hui d’autres pistes : Yona Friedman47 va replacer l’habitant au centre de sa réflexion d’architecte, se demandant au passage si le métier d’architecte est nécessaire, et rêver à des projets de ville spatiale48 (héritage pictural de la science fiction. L’homme marche sur la Lune pour la première fois en 1969) où autoconstruction, autoplanification et urbanisme démocratique sont les mots d’ordre, d’une ville où comme pour Broadacre City de Franck Lloyd Wright, l’idée de barrière entre ville et campagne doit disparaître... Constant49 va quant à lui rêver d’une ville qui dépasse le fonctionnalisme et fait la synthèse de ce qu’on vient de dire, avec New Babylon50. On en revient encore à la recherche du paradis perdu, à des élaborations de cités idéales… L’utopie est bien là. Ce qui va suivre va perdre et contredire le mouvement initial, les intuitions initiales vont déboucher durant les CIAM

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46 Voir images 37, 38, 39 et 40 de l’annexe iconographique. 47 Yona Friedman (1923) est un architecte franco-hongrois, figure majeure de l’architecture utopiste. À la question «Faut-il promouvoir la participation de l’habitant?» il répondra «La participation de l’architecte pourrait elle être utile quelque part?». 48 Voir images 41, 42, 43, 44, 45 et 46 de l’annexe iconographique. 49 Constant Anton Nieuwenhuy (1920-2005) est un peintre néerlandais qui participa au mouvement CoBrA (CopenhagueBruxelles-Amsterdam) et à l’Internationale Situationniste (organisation révolutionnaire communiste désireuse d’en finir avec le « malheur historique »). 50 Projet utopique d’urbanisme développé par Constant, comme le dit Franck Lloyd Wright, dans les années 60. Voir images 47, 48, 49 et 50 de l’annexe iconographique.


sur LE projet, LA solution : les mégastructures. Les architectes ont pris le parti de l’utopie. Comme pour les modernistes (avec qui ils sont pourtant en contradiction), l’utopie n’est plus un moyen, mais un projet, une projection. La mégastructure va permettre d’inventer de nouveaux mondes, en essayant d’apporter des solutions face au malaise urbain et au modernisme qui leur pose problème. Avec les mégastructures, de nouveaux challenges sont rendus abordables et imaginables : agir sur le climat pour investir des terrains hostiles (le désert), créer une ville sur la ville, densifier la ville pour acquérir de nouveaux espaces… Chacun y va de ses idées dans les mêmes thèmes, au fil des années. On ne sait plus qui a répondu au constat initial (le malaise urbain de l’habitant) ni même si ce constat en était un. La mégastructure, solution du problème énoncé, va ellemême entrer en crise, dans un premier temps avec le mouvement Archigram51 à Londres. La contre-utopie est là. Contemporains du Pop Art, dont ils mesurent directement l’impact auprès des gens, ainsi que de Yona Friedman et Constant, les architectes d’Archigram ont saisi l’importance de l’image, et ne passent plus que par elle pour faire valoir leur message (notamment avec l’édition d’une revue52). Contemporains de la société de consommation qui s’affirme, ils sont les premiers à tenter de la critiquer en s’intéressant à l’urbanisme, mais tout en restant en admiration pour ce que cette société offre. La ville est pour eux un énorme terrain de jeu. À l’image de 51 Archigram est un groupe d’architectes britaniques formé en 1961. Composé de Peter Cook (1936), Ron Herron (1930 - 1994), David Greene (1937), Warren Chalk (1927-1988), Dennis Crompton (1935) et Mick Webb (1937), le groupe leader de la vague contestataire. Voir image 51 de l’annexe iconographique. 52 Revue éditée de 1961 à 1974. Voir image 52 de l’annexe iconographique.

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la société elle est gonflable, étirable, jetable53. Leurs projets d’architectures sont débridés et inspirent le mouvement Architectura Radicale54 en Italie (réunissant Superstudio55, Archizoom Associati56…). Si les utopies de Friedman étaient une réaction au mouvement moderniste, les contre utopies d’Archigram, Archizoom et Superstudio vont critiquer les mégastructuralistes et la société de consommation, tout en étant fascinées par ce que cette même société offre. C’est comme le disait Gainsbourg : « Je t’aime, moi non plus ». Le projet devient critique pure, ne cherchant plus de nouvelles formes mais se contentant d’amplifier l’existant, pour montrer ses limites. Sauf qu’on ne distingue plus la critique. Le mouvement est fertile, la contre-utopie avait pour but de s’attaquer au trop-plein de perfection, jugée inhumaine, du modernisme. L’impact de l’image étant ce qu’ils auront retenu des mégastructuralistes, Superstudio jouera avec des collages photographiques et des dessins qui vont marquer nos esprits57. Et un discours également : en 1971 Natalini écrit « si le design est plutôt une incitation à consommer, alors nous devons rejeter le design ; si l’architecture sert plutôt à codifier le modèle bourgeois de société

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53 Voir les projets Instant City (image 53, 54), Walking City (voir image 55) et Plug In City (image 56 de l’annexe iconographique). 54 Mouvement architectural né à la fin des années 60 qui doit son nom au critique d’art Germano Celano, et qui réunit les groupes italiens Superstudio, Archizoom, 9999 et UFO. 55 Agence d’architecture fondée à Florence en 1966 par Adolfo Natalini (1941) architecte italien et Cristiano Toraldo di Francia (1941) architecte italien, rejoins plus tard par Roberto Magris, Piero Frassinelli, Alessandro Magris et Alessandro Poli. Voir image 57 de l’annexe. 56 Agence de design fondée également en 1966 à Florence par quatre architectes: Andrea Branzi (1938), Gilberto Corretti (, Paolo Deganello (1940), Massimo Morozzi (1941-2014) et deux designers Dario et Lucia Bartolini. Voir image 58 de l’annexe iconographique. 57 Voir images 59, 60, 61 et 62 de l’annexe iconographique.


et de propriété, alors nous devons rejeter l’architecture ; si l’architecture et l’urbanisme sont plutôt la formalisation des divisions sociales injustes actuelles, alors nous devons rejeter l’urbanisation et ses villes... jusqu’à ce que tout acte de design ait pour but de rencontrer les besoins primordiaux. D’ici là, le design doit disparaître. Nous pouvons vivre sans architecture ». Bien que le discours soit vrai, prenant et pertinent, le mouvement décline, et sa fin arrive avec les Italiens. Le vent révolutionnaire est tombé, on revient à la case départ. Les années 60-70 dans le champ de la création n’auront pas réussi à faire évoluer les mentalités, le problème était mal cerné, mal formulé? Où est-ce l’utopie qui a faussé la donne ? L’utopie est-elle alors un problème pour la création ? En tout cas, chercher à établir des solutions à travers elle entraîne la démarche dans un cercle vicieux sans fin, et nous venons de voir qu’en tirant trop dessus, même sa contreutopie n’a pas plus de sens. Bien qu’il arrive après la bataille, Abraham Moles58 donnera en 1972 avec Psychosociologie de l’espace59 plus de structure à ce courant de pensée, en apportant des clés concrètes de lecture. Moles est d’accord avec l’analyse du spectre de la société. Ce qu’il faut comprendre au sens plus large, c’est que nous sommes imprévisibles. Tous différents, malgré nos codes et traditions qui nous définissent dans une société. Et que lorsqu’il s’agit de la question de l’habitat, nos sommes 58 Abraham Moles (1920-1992) est un chercheur et universitaire français aux multiples facettes dans la recherche, auteur de Le kitsch; l’art du bonheur (1971), Nissonologie ou science des îles (1982) et de recherches dans la continuité des travaux de Gaston Bachelard et de Martin Heidegger (1889-1976)... 59 Moles, A. A., Rohmer, E., & Schwach, V. (1998). Psychosociologie de l’espace. Paris: Harmattan.

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encore moins prévisibles et contrôlables. Imposer une pensée unique pour définir ce qu’est un habitat n’est donc pas possible. Une ville, comme le disent les Smithson, bouge en fonction de ses habitants. Ce n’est donc pas à l’habitant de se plier à sa ville, mais à la ville se plier à la mouvance de l’habitant, qui construit en alternant constamment entre son esprit cartésien et son esprit primitif. Cependant, Moles inverse le constat initial des architectes, et reformule au conditionnel: si problème il y a, il doit se résoudre par l’habitat. De cette résolution découlera la résolution du malaise de la ville. Selon Moles, il ne suffit pas d’élaborer de nouvelles villes, ou de reformuler les villes existantes, et de céder à la tentation de l’utopie au risque de s’y perdre, pour résoudre le problème. Il faut rétablir le contact entre architecte et habitant, rétablir le contact entre l’habitant et son environnement (physique, sensible, psychologique, sociologique…), en poussant plus loin la réflexion. C’est rétablir le contact avec nous-mêmes, ou notre condition humaine. Par son analyse, Moles confirme le rôle de l’architecte en tant qu’observateur omniscient et neutre. L’espace illimité est peuplé par des entités vivantes. (Formé aux sciences humaines, Moles parle plutôt de l’homme). L’architecte donne corps à cet espace pour eux et rationalise la géométrie, rappelant que la géométrie n’est pas nécessairement carrée et totalitaire, et surtout que l’homme, comme l’enfant, « entreprend » le monde à partir de son expérience personnelle. L’homme est une succession de coquilles. Le monde n’existe que par ma propre expérience de celui-ci. Ce que Moles appelle la philosophie de la centralité. Opposée à la philosophie de l’étendue, dite philosophie cartésienne, philosophie de l’architecte. De là découle, toujours définie par Moles, la théorie de la proxémique: imaginons l’homme avec une bulle autour de la tête, l’environnement est une 54


suite d’informations qui défilent sur cette sphère inconsciente, et l’importance des faits, des personnes, des objets diminuent avec la distance : ce qui compte et me touche le plus est ce qui m’entoure directement. L’espace est infini, je suis un être vivant, je décide de me fixer quelque part, ou d’être constamment en mouvement. À partir du moment où je me fixe, je commence à m’approprier un bout de cet espace illimité, en cristallisant mon environnement, je fonde mon habitat. Cet habitat est donc primordial pour moi, il existe par moi et j’existe par lui. Le rôle des objets est donc primordial. J’écris mon histoire et l’histoire de mon environnement par les objets qui sont présents, les objets que je rapporte, par la température, la lumière, par les actions qui se déroulent autour du lieu… D’où la nécessité d’une communication entre l’architecte et l’habitant, et de l’habitant avec son environnement. Ces clés données par Moles sont sûrement arrivées trop tardivement pour ce mouvement réactionnaire, elles sont néanmoins toujours valables pour nous. Indépendamment de ces notions qui sont à prendre pour acquises se repose la question de la nécessité de l’utopie. Car on se rend compte au fur et à mesure de son histoire qu’elle est dénaturée et absurde, et qu’on s’obstine à la garder. Si l’utopie est une vague, à force d’usage elle s’est enrayée. Ou plutôt, une des vagues a été maintenue, et s’est dénaturée. L’utopie est une recherche d’idéal, elle insuffle de l’innovation, du rêve, elle apporte quelque chose, c’est une porte pour l’avenir, mais il faut savoir la lâcher, car l’utopie n’est qu’une suite d’hypothèses, à plus ou moins grande échelle, opposée à l’expérience du présent. De plus l’utopie réagit à son contexte, mais le contexte actuel se sert de l’utopie comme d’un argument marketing, donc il n’y a véritablement plus rien d’utopique. Aujourd’hui, on remarque que l’utopie s’est divisée, et 55


qu’on distingue dans l’utopie deux formes opposables : l’utopie des faits, qui est totalitaire et cantonne l’homme à un programme sans tenir compte de sa nature (multiple, contradictoire, imprévisible). C’est l’utopie totalitaire, dont celle imposée en architecture par les modernistes et contre laquelle se posent les architectes réactionnaires des années 60-70. La seconde forme d’utopie c’est celle des valeurs, qui tend vers des idéaux généraux, et qui est libre d’interprétation. Cette deuxième forme serait le matériau brut en quelque sorte, mais annexé par le premier dans l’imaginaire collectif contemporain. Donc deux vagues, deux écoles qui se forment à nouveau : ceux qui vont rester dans la recherche de nouvelles utopies, et ceux, lassés de l’utopie, qui vont faire l’expérimentation du présent. La première ne fait pas vraiment attention au contexte, puisqu’elle recherche d’autres avenirs, la seconde est profondément ancrée dans le présent et dans les courants qui passent autour d’elle. L’une et l’autre peuvent interférer ou ne jamais se toucher. L’utopie peut apparaître dans les deux vagues, puisqu’elle est un matériau intellectuel, et que c’est la capacité à rêver de l’usager qui va être recherchée, celle-là même activée par Thomas More en 1516. L’utopie, si on choisit de s’en servir, ne doit toujours être qu’une étape du processus, et non le processus lui-même. C’est une aptitude innée de l’homme à imaginer d’autres mondes, d’autres formes possibles. Nous devons pouvoir nous en passer certaines fois, pour continuer à l’utiliser à sa juste valeur dans l’avenir.

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21 / Cité Radieuse, première unité d’habitation de Le Corbusier à Marseilles.

22 / 4ème rassemblement CIAM, à Athènes en 1933.

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23 / Couverture de l’édition de la Charte d’Athène, 1933.

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24 / Plan en coupe d’un appartement de la Cité Radieuse de Marseille.


25 / Photographie d’une chambre à coucher d’un appartement de la Cité Radieuse de Marseille.

26 / Le couloir-rue qui relie et permet l’accès aux appartements de la Cité Radieuse de Marseille.

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27 / La maison de la cascade construite par Franck Lloyd Wright, 1936-1939 en Pennsylvanie, aux Etats-Unis.

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28 / Plan de la ville de Chandigarh en Inde, dessinĂŠ par Le Corbusier, inaugurĂŠe en 1er novembre 1966.


29 / Photographie aérienne de Brasilia, capitale du Brésil.

30 / Dessin de Broadacre City, dessiné par Franck Lloyd Wright en 1930.

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31 / Dessin et maquette de 3,7x3,7m de l’urbanisme de Broadacre City, par Franck Lloyd Wright en 1935.

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32 / Dessin d’Arcosanti par Paolo Soleri, en 1968.


33 / Plans d’Arcosanti par Paolo Soleri.

34 / Photographie aérienne d’Arcosanti, près de Phoenix.

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35 / Photographie de l’intérieur d’une habitation d’Arcosanti appartenant à un particulier.

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36 / Couverture de Limits Of Growth, rédigé par le Club de Rome en 1972, édité la même année.


37 / Dessin d’urbanisme par Alison et Peter Smithson.

38 / Dessin d’architecture intérieure d’habitation particulière, Alison et Peter Smithson.

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39 / Dessin d’Alison et Peter Smithson.

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40 / Dessin sur photographie d’Alison et Peter Smithson.


41 / Dessin de recherches d’urbanisme pour une ville spatiale, par Yona Friedman, entre 1959 et 1960.

42 / Dessin de recherches d’urbanisme pour une ville spatiale, par Yona Friedman, entre 1959 et 1960.

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43 / Dessin de recherches d’urbanisme pour une ville spatiale, par Yona Friedman, entre 1959 et 1960.

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44 / Dessin de recherches d’urbanisme pour une ville spatiale, par Yona Friedman, entre 1959 et 1960.


45 / Photomontage de recherche d’architecture de pont pour la ville spatiale, par Yona Friedman, 1960.

46 / Maquette du pont, ĂŠchelle 1, Yona Friedman, 1960.

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47 / Dessin sur photographie pour New Babylone, Constant.

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48 / Collage de recherche d’organisation urbaine pour New Babylone, Constant.


49 / Dessin de New Babylone, Constant.

50 / Dessin de New Babylone, Constant.

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51 / Archigram: Peter Cook, Ron Herron, David Greene, Warren Chalk, Dennis Crompton, et Mick Webb.

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52 / Couverture du premier numĂŠro de la revue Archigram, publiĂŠ en 1961.


53 / Instant City, projet de ville nomade dessin de Peter Cook avec Archigram, 1968.

54 / Instant City, projet de ville nomade dessin et collage de Peter Cook avec Archigram, 1968.

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55 / Walking City, concept de ville mouvante par Ron Herron, 1964.

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56 / Plug In City, synthèse des idées d’Archigram, collage de Peter Cook et David Greene, 1964.


57 / Superstudio: Adolfo Natalini, Cristiano Toraldo di Francia, Roberto Magris, Piero Frassinelli, Alessandro Magris et Alessandro Poli.

58 / Archizoom: Andrea Branzi, de Gilberto Corretti, de Paolo Deganello, Massimo Morozzi, Dario&Lucia Bartolini.

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59 / Monumento Continuo, projet manifeste de Superstudio, 19691970.

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60 / Supersurface, collage photographique, Superstudio, 1972.


61 / Non-Stop City, dessin sur photographie, Archizoom, 1969.

62 / Non-Stop City, dessin, Archizoon, 1969.

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Si avant nous avions le sentiment que toutes les tendances évoluaient en parallèle, tout en se recoupant souvent, nous tendons de plus en plus vers le sentiment que pour trouver l’équilibre, tous les parallèles connus aujourd’hui doivent être reliés entre eux, car ils forment un ensemble, et qu’il faut affirmer le fait d’aller dans des pratiques transversales, qui mélangent plusieurs domaines. A / Transition et résilience : l’expérimentation du présent Suite à l’échec de la première réaction à la société de consommation, dans laquelle nous sommes toujours, on se dit que peut-être la solution serait de changer de stratégie, et surtout réagir réellement, concrètement. Réagir concrètement c’est regarder autour de soi, prendre le temps d’écouter et de regarder. C’est puiser avec intelligence dans ce qui nous entoure. Prendre ce qu’il y a de bon, de bizarre parfois, ce qui n’est pas « sexy » comme le dit la société de masse, et le rendre attrayant d’une autre manière, entamer des mini-actions, locales. Car mini-actions à droite + miniactions à gauche, au milieu, sur les côtés, c’est générer une grande action. C’est aussi laisser parler la réalité des choses. Puisque la recherche d’idéal est ce vers quoi tout le monde tend (un équilibre avec la nature, un habitat où l’on se sente bien). Nous savons qu’il faut désormais compter avec ces paramètres. Mais recherche d’idéal ne veut pas dire utopie. Ce n’est pas une utopie que de vouloir être bien chez soi, dans sa ville, dans sa latitude, sa longitude et sa hauteur, c’est un sentiment ancré en nous. Certains ont donc décidé de laisser de côté l’utopie, et se sont concentrés sur le présent, sur d’autres perspectives moins imaginaires et fantasmées. Des perspectives qui découlent de constats scientifiques actuels (puisque visiblement la science ne ment pas, et n’utopie pas). Des 81


anticipations des scientifiques est né un besoin de ralentir certains aspects de la vie moderne, et de trouver des alternatives au pétrole, de nouvelles énergies renouvelables. Une première ébauche de transition apparaît, vers les années 80, avec le Slow Movement. Né en Angleterre et tiré du constat que la vie moderne ne nous apporterait que stress et tension en permanence, un besoin de ralentir s’est développé, avec une mise en application dans plusieurs domaines : slow cities (développent leur politique urbaine en faveur des rythmes lents, en favorisant les déplacements doux, les axes cyclistes et piétonniers…), les slow cities font la promotion des savoirs faire et traditions locales, ainsi que de l’hospitalité. Le slow food, en réponse aux fast foods… Le slow movement peut se décliner sur tous les sujets, mais les constats étant très réactionnaires, c’est parfois difficile de juger la pertinence de certains. Car si la société moderne provoque un stress, indéniablement, « l’urgence de ralentir » n’est tout de même pas générale. Nous avons plus de temps qu’auparavant (surtout en France !). C’est ce temps en plus qui nous permet d’analyser plus en précision notre société et nos rythmes, d’observer que nous sommes aussi dans une société de l’immédiat, de l’hyperconnectivité (qui donne une déconnectivité de l’humain), ce qui nous fait penser que nous n’avons plus de temps. Nous sommes la génération « petite poucette » comme se plaît à l’appeler Michel Serres60, en référence à notre aptitude à tout gérer avec notre pouce. Au début des années 2000 s’éveille une conscience collective plus forte. Un mouvement de pensée en faveur d’une décroissance, par opposition à la croissance des années 60. Cette mobilisation intellectuelle, appelée la Décroissance (qui diffuse un journal : La décroissance, le journal de la joie

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60 Michel Serres (1930-1990) est un philosophe historien des sciences et homme de lettres français.


de vivre61), s’appuie sur la critique marxiste du vieil adage « travailler plus, pour gagner plus, pour consommer plus » (idée fortement soutenue par Sarkozy en son temps). Cela fige selon eux le consommateur dans une spirale infernale, et l’empêche de rêver à d’autres choses, et donc de construire de la valeur sociale, immatérielle, affective et humaine, la base de notre constitution pouvons finir par penser à ce stade de la lecture, et surtout : un problème récurrent depuis plusieurs années. On a vu les prémisses de ces questions avec le mouvement d’Architectura Radicale. De plus Archigram et les autres se sont eux-aussi beaucoup appuyés sur les écrits de Marx. Nous pouvons nous dire que leurs mouvements ont non seulement joué un rôle non négligeable dans l’affirmation d’un mouvement altermondialiste, et que ces intuitions ont évolué en parallèle, sans vraiment se connecter à un moment. Architectes et designers auraient dû parler avec scientifiques et sociologues. En reprenant un peu l’analyse, on constate aussi qu’il a plusieurs pistes sur lesquelles s’appuyer pour donner plus d’ampleur à ces mouvements de transitions : l’image que nous renvoient ceux qui tiennent ce discours sur la décroissance depuis les années 2000, ceux que l’on surnomme les néo-hippies, qui est assez stigmatisée, est vite rattrapée par celle émanant de ceux qui ont les moyens de faire en sorte que le business continue, « as usual » : ancrage du discours dans la conscience des citoyens. Par quels moyens transforme-t-on une pensée idéologique, tout simplement nécessaire aujourd’hui, pour la rendre accessible ? Comment rendre les actions concrètes ? Comment parler de celles réalisées ? Comment unifier un mouvement pour lui donner de l’ampleur ? Faut-il passer aussi par des 61

Voir image 63 dans l’annexe iconographique.

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images ? Faut-il passer par des objets ? Des objets manifestes ? Faut-il hybrider les moyens de production connus ? De nouveaux statuts ? Faut-il en inventer d’autres ? Autant de questions que tout le monde est en mesure de se poser, et dont certains ont les aptitudes et l’intelligence sociale pour répondre : scientifiques, ingénieurs, designers, architectes, artisans, horticulteurs, apiculteurs… Finalement, la synthèse de tous ces mouvements de pensée va apparaître en Angleterre en septembre 2006, à Totness avec les Transition Towns62. Fini la critique, les comparaisons, le pessimisme angoissant, la recherche d’utopies… Rob Hopkins63 passe à l’action, entamant une transition vers un monde sans pétrole. On l’a vu, il y a ceux qui s’obstinent à maintenir la croissance pour la croissance, malgré le fait que le pétrole soit une ressource épuisable, pensant qu’un jour quelqu’un trouvera la solution miracle venue du ciel. Il y a ceux qui n’y croient plus et se résignent, tout en minimisant leurs impacts dans cette histoire. Et il y a ceux qui pensent, comme Hopkin, que des alternatives existent, mais que c’est à nous de les trouver. Pendant que les populations se développent, rêvent à l’american way of life des années 50, cet enseignant en permaculture lance un mouvement social contagieux. Cette transition propose un modèle économique et social basé sur la résilience locale. Une communauté résiliente signifie qu’elle réagit et s’adapte à une perturbation subie, tout en conservant la même fonction et la même structure initiale, en se réorganisant, et en gardant en mémoire la nécessité de devoir se réajuster à un autre moment. Ce que la résilience locale peut apporter alors, c’est d’être moins vulnérable face aux futures crises économiques, écologiques et énergétiques, en agissant pour réduire l’impact environnemental. 84

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Voir image 64 dans l’annexe iconographique. Rob Hopkins (1968) est un enseignant anglais en permaculture.


Ce sont donc plusieurs petits mouvements différents, qui forment un grand mouvement. Chaque résilience est différente, c’est ce qui fait leur force. Si la contagion est efficace, Hopkins se donne 2030 comme horizon positif. Mais renoncer au pétrole, est-ce rétrograder ? Certains pensent que oui, parce que renoncer au pétrole serait comme renoncer à tous les objets qui nous entourent. Mais ne dit-on pas « faire un pas en arrière, pour avancer de deux ensuite ». Sauf qu’on ne peut pas appeler cela, reculer, mais plutôt, s’affirmer d’un pas sur le côté, pour en faire deux en avance sur les autres. Car trouver des alternatives ne veut pas dire renoncer, mais plutôt préserver ce qui nous reste de pétrole pour s’en servir dans les domaines qui le nécessitent : aéronautique etc. Ce n’est pas renoncer à tout ce qui a été construit jusqu’ici, mais plutôt s’en servir comme d’une force pour retrouver un équilibre. Un équilibre dans les ressources énergétiques et naturelles, un équilibre entre l’homme et sa nature, donc un équilibre physique et mental. L’équilibre recherché en permanence, qu’on nome idéal, et qui parfois passe par l’utopie. Si l’utopie est absurde aujourd’hui, c’est parce qu’elle est connue depuis trop longtemps sur le modèle d’une société accro au pétrole. On est passé de la volonté de changer les statu quo à la nécessité de les briser. La systémique d’utopie dans laquelle on croyait être est en fait rompue depuis longtemps. Parce que la société évolue en permanence et devient de plus en plus pointue, les degrés de perception se sont affinés. Grâce à la science, nous comprenons mieux la terre, les mécanismes naturels, notre place au sein de l’écosystème.

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Il faut laisser partir les vieilles utopies pour être en mesure de capter les nouvelles, si besoin est, et passer dans l’action, dans l’expérimentation du présent, comme le préconise Hopkins. B / Les amorces L’utopie est dénaturée, il faut la quitter, et surtout agir en restant connecté au présent. Dans la création également on peut constater le changement de posture. L’architecture et le design qui avaient tendance à suivre les mouvements de pensée commencent à penser en autonomie, et à faire émerger des pratiques innovantes, dans l’expérimentation, avec des bases très solides. Faire revenir une forme de nature, puis la nature dans l’habitat, se pencher sur la question des déchets, trouver de nouvelles manières de travailler, de nouveaux matériaux, de nouvelles énergies, sont les fils tissés au fur et à mesure de plusieurs créatifs. Au début des années 2000, alors qu’un nouveau choc pétrolier se prépare, Patrick Nadeau64 engage une nouvelle voie pour le design. Architecte de formation, il s’intéresse aux végétaux, et intègre le vivant dès le début du processus de création. Il fonde une nouvelle pratique dans le design, le végétal design. Avec lui, c’est la redécouverte de ce que la nature peut faire, comme si nous avions oublié, où s’il n’y avait que les vieux paysans pour s’en souvenir. Nadeau rappelle ainsi un autre adage bien plus vieux que celui que la société de consommation prône: rétablir la part verte du monde, car l’homme n’est pas distinct de la nature, il est nature.

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64 Patrick Nadeau (1963) est un designer français, fondateur du végétal design.


On se reconnecte peu à peu avec ce à quoi aspiraient Claude Nicolas Ledoux et Franck Lloyd Wright. Nadeau distille alors ses idées à travers des projets qui serviront de tuteur à ce courant de pensée, pour aller vers un design du vivant. Des jardins dans la maison, des maisons aux jardins intelligents, des étagères à végétaux et autres bibelots65, de l’architecture et du design urbain où les plantes sont reines et se développent à profusion, bien dans leurs pots. Dans la veine de ce que Patrick Nadeau développe, d’autres designers français vont donner plus de poésie et de subjectivité narrative au mouvement, avec un design végétal plus onirique. Une multitude de projets émergent d’un coup, donnant à la scène française un bel essor. Ronan et Erwan Bouroullec66, Benjamin Graindorge67, Mathieu Lehanneur68… Tous proposent des projets qui redéfinissent les règles du designer et réaffirment ce besoin de bien être dans l’habitat, qui passe par une reconnexion avec l’environnement. Le dessin s’affirme69, la nature et la science sont les premières sources d’inspiration des projets, comme pour la chaise Osso70, ou Algue71 des Bouroullec. Le premier projet d’aquaponie domestique apparaît avec Local River72 avec Benjamin Graindorge et Mathieu Lehanneur. Demain Est Un Autre Jour73 de Mathieu Lehanneur nous parle de la pluie et du beau temps, et d’une forme de reconnexion avec l’extérieur, dans une démarche de design thérapeutique... 65 Voir les images 65, 66, 67, 68, 69 et 70 dans l’annexe iconographique. 66 Ronan (1971) et Erwan (1976) Bouroullec sont des designers et enseignants français. 67 Benjamin Graindorge (1980) est un designer français. 68 Mathieu Lehanneur (1974) est un designer français. 69 Voir image 71 de l’annexe iconographique. 70 Voir image 72 de l’annexe iconographique. 71 Voir images 73 et 74 de l’annexe iconographique. 72 Voir image 75 de l’annexe iconographique. 73 Voir images 76 et 77 de l’annexe iconographique.

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Le tout pour un design industriel, donc ajusté pour la fabrication en grande série comme Algue, ce qui constitue un beau défi pour la qualité des projets. Résolument à l’heure de leur époque, avec un discours prospectif blindé de poésie, ces designers n’ont qu’un dernier pas à faire pour être dans la perfection, c’est-à-dire passer d’un design industriel que l’on connaît à un design industriel soucieux de sa planète. C’est la première pierre de l’édifice. Mais dans la pratique du design, il n’y a pas que des designers industriels. Il y a aussi ceux formés à l’artisanat, à la petite série, aux services… Ou ceux formés aux pratiques industrielles et qui voient le monde d’un autre œil. Ceux qui prennent position différemment et affichent leurs couleurs, ceux qui ne se soucient pas seulement de l’esthétique et des prouesses techniques, car ce n’est pas une obligation. Cette démarche de toujours chercher la nouveauté ou de vouloir réinventer des concepts est liée au principe de « la consommation pour la consommation » et de l’obsolescence programmée. C’est donc un danger potentiel, car c’est un risque de tourner en rond alors qu’on a l’impression d’évoluer. Victor Papanek74 dénonçait déjà cette pratique du design industriel dans les années 70, argumentant qu’il fallait arrêter de produire de nouveaux objets, ce qui l’amena à publier en 1073 Nomadic Furniture75, un manuel de fabrication de mobilier DIY, avec des fiches d’instructions semblables à celles d’IKEA76. Aujourd’hui, deux autres studios partagent le même discours, avec des approches plastiques différentes : les Brésiliens de ThinkDoStudio, qui récupèrent des objets désuets ou cassés qu’ils trouvent dans la rue, et les recyclent en gommant la provenance et l’identité ou la narration initiale de l’objet, selon un proto-

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Victor Papanek (1923-1998) est un designer austro-américain. Voir image 78 de l’annexe iconographique. Voir image 79 de l’annexe iconographique.


cole qui leur est propre77. Le message est fort, au cœur des problématiques contemporaines, et surtout de leur pays. Quant au collectif français des 5.5 designers, avec Réanim78, un kit de réparation des objets cassés, c’est la pérennité assurée de notre mobilier quotidien… C / L’utopie reprend du service En 2008 nous avons fait face à un ultime pic pétrolier, plus fort que les précédents, car plus long. Les répercussions sur le système économique mondial sont énormes, cela va sans dire. Toutes les préoccupations apparues lors des deux premiers chocs sont remises sur le tapis, avec un sentiment d’urgence. Car bien entendu, c’est le message d’alarme du traité Limits of growth qui se vérifie. Alors qu’en 1972, les scientifiques projetaient douze scénarios possibles en se plaçant plus du côté du happy end, en 2008 le nombre de scénarios réduit, et l’aiguille de l’indicateur d’ambiance tire carrément la tronche. En 2002, Carlota Perez79, experte internationale des technologies et du développement socio-économique, publie un essai sur sa théorie de la systémique des crises économiques. Ancienne employée au gouvernement du Vénézuéla, elle a vécu la première crise énergétique de 1972. Alors qu’elle voyait le prix du pétrole s’envoler, elle s’est demandée comment la technologie pourrait se substituer au pétrole, puisqu’elle est partout, accessible, et peu chère. En entamant des recherches, elle est tombée sur un article du Business Week à propos de la micro-électronique, l’ancêtre de la nano technologie que nous connaissons. 77 Voir images 80, 81 et 82 de l’annexe iconographique. 78 Voir images 83, 84, 85, 86 et 87 de l’annexe iconographique. 79 Carlota Perez (1939) est chercheur et professeur en économie Vénézuélienne.

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Une première intuition naît chez Carlota Perez : la microélectronique à bas coût va remplacer le pétrole. Suivant son intuition, elle a entamé des recherches qui ont débouché sur la découverte d’une systémique des crises économiques. En partant de la première révolution industrielle connue, en 1771, elle en a relevé cinq. Chacune se déroulant selon le même protocole : une bulle (l’expérimentation et la prospérité), une fracture (constat, prise de conscience, c’est le temps où les gens comprennent que la phase de prospérité était en dessous du problème), une réadaptation (on réajuste, innove et répare les pots cassés de la bulle et de la fracture). Actuellement nous serions au milieu de la 5ème révolution, appelée la révolution d’internet. Selon Perez, ce qui fait avancer chaque révolution, c’est d’aller vers un nouveau paradigme. Et le nouveau paradigme doit briser les statu quo, surtout celui de la consommation pour la consommation. Le nouveau paradigme doit être plus axé sur la santé, dans l’idée d’avoir une bonne vie. Ce qui entraîne selon elle moins de consommation de matériaux (la question des déchets et du recyclage), moins d’énergie, plus d’amusement, de communication, d’interaction et de social. Ce qui est possible grâce aux nano-technologies, que l’on appelle la technologie « verte ». Perez avance que si on s’y prend maintenant, nous pouvons arriver en 2020 à ce qu’elle appelle l’âge d’or. Parce que nous avons entre les mains des avancées technologiques importantes, et que nous sortons de la crise qui correspond à une prise de conscience. Nous tendons vers la phase de mise en application de la révolution, le moment où l’on passe à l’action, ce que Perez appelle justement l’âge d’or.

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Il faut donc soutenir cette société de conscience pour créer une nouvelle vision de la vie, en donnant des directions aux innovations, et notamment la direction du développement durable. Ce que Carlota Perez affirme est un acte de résilience. Elle pense également que tout est à reconstruire aujourd’hui, mais qu’il faut réagir maintenant, car c’est quitte ou double. 2020 paraît finalement arriver un peu tôt… Mais elle compte également sur l’émergence d’une conscience collective inédite, déjà amorcée par les dynamiques des makerspaces et des fablab. Utopie ? Toujours pas. Mais ce qui est avancé pourrait constituer un vrai challenge pour demain. L’opinion et les intuitions de Carlota Perez sont rejointes par un ingénieur : Thierry Gaudin80. Expert en politique d’innovation et en prospective. Lui aussi remarque dans l’évolution des techniques des cycles, qui changent environ tous les neuf-cents ans, et qui provoquent un changement de civilisation remarquable, amenant davantage de finesse et de complexité à la nouvelle civilisation. Chaque transition de civilisation s’opère sur quatre pôles : le pôle des matériaux, de l’énergie, de la structuration du temps et de la relation de l’espèce humaine à la biosphère. Des premières civilisations à celle dans laquelle nous vivons encore, l’axe dominant était celui des matériaux et de l’énergie. Ce qui nous a donné tout le confort de la vie moderne, ainsi que son « stress » et son « malaise »… Thierry Gaudin fait un parallèle très intéressant avec la biologie pour parler du pétrole : « Une espèce animale qui consommerait 80 Thierry Gaudin (1940) est un ingénieur et docteur en Sciences de l’information et de la communication français, expert en politique d’innovation et en prospective.

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chaque année quatre-vingts fois son poids de biomasse fossile serait, n’importe quel biologiste vous le dirait, vouée à une extinction rapide. » Comprendre ici qu’il est en effet temps de passer à une société post dépendante au pétrole. Puisque chaque changement doit passer par une période de crise, et que nous sommes actuellement en plein dedans, si l’on suit les dires de l’ingénieur, nous sommes donc en train de passer d’une civilisation à une autre, mettant en avant l’axe du temps et de la relation de l’homme avec le vivant. Pour reprendre les mots de Gaudin, nous passons d’une « civilisation industrielle à une civilisation cognitive ». Les quatre pôles cités plus haut s’inversent, et les rapports aux matériaux et à l’énergie évoluent. Ce qui devrait engager un rétablissement de l’équilibre entre l’homme et la nature, et qui signifie aller en sens inverse de ce vers quoi tends le système économique actuel. C’est la même conclusion que Carlota Perez. En matière de design, cela signifie repenser la relation avec la nature. Pile ce vers quoi tendaient Patrick Nadeau et les autres. Nous ne sommes plus dans la question de l’intégration de l’habitat dans son environnement, nous sommes un cran au-dessus : être en symbiose avec la nature, réaffirmer le fait qu’elle vit en nous, et autour de nous. Avant il s’agissait de rappeler que nous sommes nature, aujourd’hui cela entend rappeler que nous sommes toujours nature, et que nous ne sommes ni maîtres, ni possesseur, mais « citoyen de la nature ». Ces intuitions se vérifient si l’on observe en effet les innovations. Nous travaillons avec les nouvelles technologies, des matériaux plus évolués, plus aptes au « sur mesure ». Comme nous avions commencé à le faire avec les éoliennes, nous quittons également les grandes ressources énergétiques connues, pour en regarder d’autres, plus fortes et 92


plus « abstraites » comme l’énergie de la houle, la géothermie... Grâce aux scientifiques et aux ingénieurs, nous comprenons mieux la mécanique de la Terre, la mécanique de notre corps, la question de l’équilibre refait surface, et nous apprenons à faire autrement. S’il ne respecte pas le pacte de la nature, l’homme est voué à l’extinction. On pense forcément à la théorie de l’évolution de Darwin, nous serions en droit de nous demander quelles sont les aptitudes de l’homme à s’adapter pour survivre. Alors que ceux qui ont une conscience écologique et citoyenne s’inquiètent pour l’avenir de leurs enfants, d’autres sont persuadés que leurs enfants vivront éternellement. Aujourd’hui il y a quatre grandes utopies qui prédominent : l’utopie d’éternité (transhumanisme, clonage), l’utopie de liberté (l’économie de marché de Carlotta Perez), l’utopie d’égalité, et l’utopie altruiste, qui consiste à chercher son bonheur dans le bonheur des autres. Sachant que ces utopies démarrent dans le contexte que l’on connaît, qui est démontré obsolète depuis au moins deux générations, nous sommes également en droit de nous demander si ces utopies ont vraiment une place pour le moment. Si la planète se vide de ses ressources et que nous retardons une transition globale, des utopies comme le transhumanisme, ou les villes flottantes Freedom Ship81

81 Projet d’une entreprise floridienne, Freedeom Ship est un bateau pouvant accueillir 40.000 habitants, des hôpitaux, des écoles, des magasins, des parcs et un petit aéroport. Le navire aux dimensions hors normes (25 étages, 1,6 kilomètre de long pour 2,7 millions de tonnes) serait si gros qu’il ne pourrait entrer dans aucun port du monde. A la place, il ferait le tour de la planète une fois tous les deux ans, jetant l’encre au large de grandes villes pour permettre à ses habitants de profiter de certaines des meilleures destinations touristiques de la planète. Voir image 88 de l’annexe iconographique.

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et Blueseed82 valent-elles vraiment le coup? Est-il un futur souhaité ? Dans la mesure où la recherche avance plus vite que l’encadrement éthique, que les chercheurs ne pensent pas au contexte dans lequel elles vont apparaître, alors plus qu’une utopie, c’est un caprice venant de personnes déconnectées de la réalité. C’est la recherche de la vie éternelle, et du paradis perdu… Il y a donc bien une séparation de la vague de l’utopie. Sachant que chaque design s’inscrit dans son contexte, il n’y a donc aucune place pour le design dans ces utopies, et l’idée du designer révolutionnaire qui sauverait le monde à coup d’utopies (comme pensaient le faire Ledoux et Le Corbusier) correspond dorénavant à une image romantique du designer. Face à ces utopies absurdes : Kairos, une SARL fondée par le navigateur Roland Jourdain et Sophie Vercelleto en 2007. Considérés par les autres industriels comme des utopistes, car le marché n’est pas encore réellement présent pour leurs idéaux (ou n’y réagit pas encore), la team Kairos (qui signifie en grec être dans l’instant opportun, c’està-dire maintenant ou jamais) a pour activité principale la réalisation des bateaux de courses de Roland Jourdain, et par extension tout ce qui touche d’assez près au nautisme. À l’initiative de cette entreprise, les constats et questions de Roland Jourdain concernant l’impact environnemental de ses courses, ses croyances de navigateur contemporain face à la mer. De là une première question : comment

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82 Projet d’incubateur de start-up de la Silicon Valley, le bateau Blueseed a pour but de regrouper une communauté de futurs entreprenneurs du monde entier, réunis en un même endroit pour penser aux projets de demain pour le monde. Le principe de travailler est fait pour offrir un autre cadre de réflexion que celui connu jusque là, mais surtout pour contourner les lois américaines concernant l’immigration. C’est le brain drain 2.0. Voir image 89 de l’annexe iconographique.


rester performant et à la pointe des exigences en matière de vitesse et d’innovation, tout en réduisant son empreinte carbone et en ayant une attitude « d’éco-citoyen des mers ». En d’autres termes, comment avoir une (bonne) longueur d’avance sur une vision globale de l’avenir, tout en répondant aux « exigences » du marché d’aujourd’hui, ou comment satisfaire deux visions opposées en même temps ? Kairos s’investit donc dans la recherche et le développement des matériaux composites biosourcés et entièrement recyclables. Leur biocomposite Combios83 est fait de lin et de chanvre français comme tissu technique, de liège ou de balsa comme âme, de structures en nid d’abeille pour utiliser moins de matière, de résine biosourcée, et le tout peut être broyé pour être réutilisé, et l’énergie du recyclage sert aussi. De plus, les propriétés mécaniques n’ont rien à envier aux composites en fibre de verre et PVC, comme l’a prouvé Gwalaz84, le premier trimaran en biocomposite fabriqué par Kairos, dont on peut suivre les aventures dans la websérie des trois surfeurs de Lost In The Swell85. Grâce aux promesses de la fibre de lin, Kairos a développé Explore, un fonds pour la recherche de nouveaux matériaux et de nouvelles technologies, dans un souci d’avenir. Parmis les projets celui de l’association Gold Of Bengal86. Hébergé dans les locaux de Kairos, ce sont des ingénieurs préoccupés par les mêmes questions que Rob Hopkins, qui 83 Voir image 90 de l’annexe iconographique. 84 Petit trimaran construit par Tricat et Kairos, prototype unique au monde en fibre de lin, liège, balsa et résine. Voir images 91, 92 et 93 de l’annexe iconographique. 85 Lost In The Swell est le nom de la web relatant les aventures maritimes d’Ewen Legoff, Ronan Gladu, Aurelien Jacob aux îles Salomon à bord de Gwalaz. 86 Association fondée en 2011 par trois ingénieurs français: Corentin de Chatelperron, avec Pierre-Alain Lévèque et Elaine Le Floch.

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commencent à faire « sortir de l’eau » tout l’intérêt qui peut être porté aux low tech. Par opposition au high-tech, low tech signifie non pas le bas de gamme de la technologie comme on pourrait le penser d’emblée, mais des techniques plus simples, économes en ressources et non polluantes. En d’autres termes « répondre aux besoins de base, grâce aux moyens du bord ». L’objectif du développement des low tech est d’amener la population à économiser les ressources naturelles, à réutiliser les matériaux, donc à relocaliser la production, et par extension à revaloriser les savoirfaire locaux, pour un développement économique pérenne réconciliant l’homme et la nature. C’est la définition d’un système résilient, et c’est une voie de développement pour les technologies « vertes » que préconise Carlotta Perez. L’aventure de Gold Of Bengale commence en 2009 au Bangladesh lorsque Corentin de Chatelperron échange de la fibre de verre avec de la fibre de jute dans le processus de fabrication de matériaux composite. L’anecdote peut paraître anodine, elle dégage des revendications fortes, car elle est acte de résilience pure : substituer à la fibre de verre de la fibre de jute. C’était lancer l’idée de passer d’un composite énergivore, dont on ne sait pas quoi faire en fin de vie et dont le principal composant (la fibre de verre) devait être importée par le Bangladesh, à un matériau composite en fibre de jute, une plante qui fait la richesse de ce pays, issue d’une agriculture locale (qui donc créé une économie), et recyclable en fin de vie… Pour mettre en application ce nouveau matériau, Corentin de Chatelperron construit un bateau, le Tara Tari à bord duquel il va rejoindre la France en 6mois. Une fois le matériau testé et approuvé, un autre bateau est élaboré pour confirmer le potentiel de la fibre de jute et de cette démarche : Gold Of Bengal87 est mis à l’eau en 2013 et il est le premier voilier en composite de fibre naturelle au monde. Pendant que le bateau est testé en mer sur une longue durée, un processus de fabrication 96

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Voir images 94, 95 et 96 de l’annexe iconographique.


industrielle s’élabore. Une fois de plus, la question de la mise en application de cette trouvaille dans d’autres domaines se pose, afin de véhiculer le projet, toucher plus de personnes, rendre contagieuse la sensibilisation. Et qui, en association avec l’ingénieur peut intervenir pour changer cette image? Le créatif. Ce qui donnera naissance au Tabouret Toul de Joran Briand88. Inspiré de la forme des bittes d’amarrage, Tabouret Toul89 est la première mise en application dans l’objet de grande série de la fibre de jute. Pourquoi un tabouret ? Parce que la chaise est l’objet de design de connexion par excellence. Ce tabouret communique une idéologie, un procédé de fabrication, une théorie économique. Il véhicule à celui qui s’assoit dessus diverses valeurs intellectuelles, culturelles, physiques et émotionnelles. Si l’on veut faire passer un message, c’est le meilleur objet-médium pour. Le design c’est aussi parfois de la politique, et ce tabouret en est un très bel exemple, comme le fut la chaise Sedia 1 d’Enzo Mari90 en 1974. En architecture les choses bougent également pour parler du climat et de l’environnement. Le duo contemporain Rahm&Décosterd91 rompt avec la tradition, en abordant l’architecture directement par les sens. Comme avec le duo Smithson, ou Friedman, l’individu est au cœur de la démarche. Cependant c’est l’individu dans sa totalité physique dont on parle, à une échelle plus petite que celle 88 Joran Briand est un designer français. 89 Voir image 97 de l’annexe iconographique. 90 Voir image 98 de l’annexe iconographique. 91 Philippe Rahm et Jean-Gilles sont deux architectes suisses, qui on formé de 1995 à 2004 un duo de travail autour d’une architecture basée « au plus bas niveau du monde, dans la matière et la pesanteur, sous les variations du climat et le passage du temps, engagée dans des relations physiques, chimiques, biologiques, électromagnétiques avec l’environnement et notre corps ». (source: http://www.archilab. org/public/2000/catalog/decost/decostfr.htm ).

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de l’atome. Pour leurs architectures, Rahm et Décosterd dépassent les mécanismes de perception culturels, visuels ou intellectuels, pour faire prendre conscience de l’espace, de notre habitat et de l’environnement en agissant bien plus en amont. Ils nous parlent de climat, du temps qui passe et des relations physiques, chimiques et biologiques entre l’environnement et notre corps. Par l’usage des connaissances en biologie et neuroscience, ils s’appuient sur les mécanismes infra-sensoriels qui se passent en permanence en nous, pour élaborer une architecture qui implique le corps et engage un dialogue entre le vivant et le non-vivant. Plus concrètement, le projet Harmonorium92, présenté en 2002 à la biennale d’architecture de Venise se compose d’un faux plancher en plexiglas, en dessous des tubes fluorescents émettent une lumière blanche qui reproduit le spectre solaire que l’on retrouve en montagne, sur les hautes altitudes. Cette lumière particulière stimule la rétine, qui transmet au cerveau des informations entraînant une diminution ou une augmentation de la sécrétion de différentes hormones. Reproduisant ainsi un climat de haute altitude en montagne alors que l’installation se trouve à Venise, en bord de mer, cette architecture devient une architecture à vivre, car elle modifie le rythme de la respiration, des taux d’hormones sébo-régulatrices dans le sang. C’est une architecture qui impacte le système endocrinien et neurovégétatif pour faire vivre une expérience. C’est la démonstration la plus pertinente qui soit en architecture pour montrer que l’homme est profondément nature, et il n’y a selon moi pas de plus belle manière pour parler de notre environnement. Et si nous avions tendance à penser que les créatifs réagissaient légèrement après les scientifiques, et les ingénieurs, 98

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Voir images 99, 100 et 101 de l’annexe iconographique.


il y a des exceptions aujourd’hui, dont Enzyme & Co, un collectif de designers et de biologistes bio-inspiré. Guillian Graves93 et Michka Mélo94 travaillent de la manière la plus concrète qui soit dans le contexte actuel. À la question « faut-il continuer à créer, et si oui comment ? » de Papanek, ils répondent un grand oui, en montrant par leurs projets que tout est à refaire. Pas du point de vue formel, mais plutôt en repensant toute la structure d’un objet dans le but de réduire son impact énergique (consommation, matériaux, esthétique, usages, procédés de fabrication…). Ces designers-biologistes font du design biomimésique. Ils s’inspirent de la nature pour créer ou repenser des objets qui posent problèmes sur le plan environnemental. Car il n’y a pas plus grand ingénieur que la nature. Tout ce que nous tentons de faire, elle le fait depuis le début, mieux que nous, et sans déchets, ni pollution, ni dégradation. Tout à une place sur Terre, et tout est équilibré, connecté. Leur premier projet appelé Nautile95, est une bouilloire électrique et à combustion en argile, fabriquée en 3D. Elle reprend des spécificités du nautile, de la termitière, du toucan et de l’ours polaire, ainsi que quelques modifications afin de proposer un usage aussi performant d’une bouilloire classique, tout en réduisant au maximum son impact sur l’environnement. Ce qui devient intéressant dans leur travail, c’est l’axe qu’ils choisissent pour créer leurs objets. Le génie de leur pratique tient dans la gymnastique qui s’opère lorsqu’ils tentent de trouver la manière de faire leur objet, en adéquation avec tous leurs paramètres initiaux. Par l’observation de la nature (les procédés, mécanismes, interactions, répartition de la matière, formes…) ils trouvent de nouveaux procédés de fabrication, des 93 Guillian Graves est un designer français. 94 Michka Mélo est un bio-ingénieur suisse. 95 Voir images 102, 103, 104, 105, 106, 107 et 108 de l’annexe iconographique.

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manières de limiter l’énergie nécessaire à la fabrication et à l’usage, sans avoir recours au plastique, à l’électronique… Cela fait 3,8 milliards d’années (-3.800.000.000) que la nature fait de la R&D, 3,2 millions d’années que l’homme existe (-3.200.000), 100 ans de nous faisons de la R&D, 2 ans que nous le faisons en prenant exemple sur la nature. Si l’on part du principe que « les utopies ne sont souvent que des vérités prématurées », (auquel on veut croire, malgré les ravages de l’utopie en architecture), alors, Kairos, Gold Of Bengale, Rahm&Décosterd et Enzyme&Co sont les utopistes positifs de demain. C’est toute une histoire à écrire aujourd’hui autour des lowtechs, des questions climatiques, environnementales, avec les artisans, les designers, les artisans-designers, autour des technologies vertes… Autant de pistes et de champs défrichés pour les designers qui veulent s’investir sur ce chemin de la transition et le rendre palpable, et participer à des recherches collectives inédites. Il y a un discours à articuler d’abord, puis des objets avec application ou non, à mettre en place. C’est tout un vocabulaire plastique et étique à réécrire, sans chercher à révolutionner par la forme une fois de plus.

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63 / Couverture du n°115 de La Décroissance, éditié par l’association Casseur de Pub, déc-14/janv-15.

64 / Couverture du manuel de ville en transition de ROb Hopkins, édité en 2008.

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65 / Horizon, Patrick Nadeau, 2008.

102 66 / Horizon 90, Patrick Nadeau, 2008.


67 / Urban Garden Planting System, Patrick Nadeau, 2009.

68 / Jardins de Babylone, Patrick Nadeau, 2008.

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69 / Green Waters, salon idĂŠobain, Patrick Nadeau, 2012.

104 70 / La Maison Vague, Patrick Nadeau, Reims, 2012.


71 / Mur de dessins de Ronan&Erwan Bouroullec pour leur rétrospective aux Arts Décoratifs, 2013.

72 / Chaise Osso, Ronan&Erwan Bouroullec, 2010.

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73 / Algue, module d’architecture d’intérieur en plastique injecté, Ronan&Erwan Bouroullec 2004.

106 74 / Installation, paroie composées de plusieurs centaines de modules Algue, 2004.


75 / Local River, système d’aquaponie domestique par Matthieu Lehanneur, 2010.

76 / Demain Est Un Autre Jour, Matthieur Lehanneur, 2012.

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77 / Demain Est Un Autre Jour, Matthieur Lehanneur, 2012.

108 78 / Couverture du livre Nomadic Furniture: 1, de Papanek et Hennessey, publiĂŠ en 1973.


79 / Planches extraites de Nomadic Furniture: 1, de Papanek et Hennessey, publiĂŠ en 1973.

80 / Amplificador, collection Naif, ThinkDOStudio, 2014.

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81 / Branca Ambientada, collection Naif, ThinkDOStudio, 2014.

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82 / Fruitera, collection Naif, ThinkDOStudio, 2014.


83 / Réanim, la médecine des objets, 5.5 designers, 2004.

84 / Réanim, emporte-pièce pour mobilier, 5.5 designers, 2004.

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85 / RĂŠanim, cordage pour cloison, 5.5 designers, 2004.

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86 / RĂŠanim, pied pour chaise, 5.5 designers, 2004.


87 / RĂŠanim, plateau pour chaise, 5.5 designers, 2004.

88 / Image 3D de prĂŠsentation du projet Freedom Ship, 2002.

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89 / Image 3D de la présentation du projet Blueseed, 2011.

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90 / Combios, biocomposite en fibre de lin et résine biosourcée.


91 / Fabrication de Gwalaz dans les locaux de Kairos.

92 / Fabrication de Gwalaz dans les locaux de Kairos.

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93 / Gwalaz en test au large de la c么te bretonne.

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94 / Corentin de Chatelperron lors de la fabrication de Gold Of Bengal, 2012.


95 / Mise à l’eau de Gold Of Bengal, 2013.

96 / Gold Of Bengal, au large de l’île déserte.

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97 / Tabouret Toul, Jorand Briand, fibre de jute et rĂŠsine, 2013.

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98 / Enzo Marie sur sa chaise Sedia 1, 2008.


99 / Vue de l’installation Harmonorium, pour le pavillon Suisse, à la biennale de Venise, 2002.

100 / Vue de l’installation Harmonorium, pour le pavillon Suisse, à la biennale de Venise, 2002.

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101 / Scénario d’usage neuro-chimique de l’installation Harmonorium, Décosterd&Rham associé, 2002.

120 102 / Bouilloire-carafe Nautile, Enzyme&CO, 2012.


103 / Bouilloire-carafe Nautile, vue en coupe, Enzyme&CO, 2012.

104 / Bouilloire-carafe Nautile, Enzyme&CO, 2012.

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105 / Bouilloire-carafe Nautile, Enzyme&CO, 2012.

122 106 / Croquis de recherche pour Nautile, Guillian Graves, 2012.


107 / Croquis de recherche pour Nautile, Guillian Graves, 2012.

108 / Croquis de recherche pour Nautile, Guillian Graves, 2012.

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conclusion

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Je reviens sur mon sentiment vis-à-vis de Le Corbusier, abordé en introduction. Si cet architecte m’a « fâché » avec l’utopie un temps. Je n’étais d’emblée pas sensible à son esthétique, je ne suis pas plus sensible à ses idées, je le suis encore moins avec ses utopies. Comment expliquer dans ce cas que Claude Parent1, qui possède un vocabulaire plastique similaire, me réconcilie avec l’idée d’une utopie vécue ? En lisant Vivre à l’oblique2, le manifeste utopique d’architecture de Claude Parent, je me dis que cet architecte a tout compris. Parent nous parle de la fonction oblique comme évidente solution face à l’extension d’une ville. Ce qui me fascine le plus dans son discours pourtant, c’est qu’il parle dans le fond du sentiment d’habiter pour appuyer son propos. Parent se pose aussi la question du vécu de son utopie, le fait de vivre à l’oblique, au quotidien. Il part de son corps pour comprendre comment pourrait fonctionner son architecture, puis prends le regard omniscient de l’architecte, façonneur d’espace, pour humaniser sa géométrie et la rendre appropriable. Parent évoque donc le sensible, le ressenti et la perception intuitive lorsque l’on aborde et vit un espace par le prisme de l’utopie. « Devant la lumière crue et brutale de la réalité, la notion, toute-puissante actuellement, du CONFORT s’efface. Basé à l’origine sur une accession à l’hygiène, cette recherche du confort s’est transformée en idéologie, en idée poussée jusqu’à l’excès, en fin en soi pour aboutir à un véritable expressionnisme formel. 1 Claude Parent (1923) est un architecte français, formé aux Beaux Arts de Toulouse, connu pour son association avec Paul Virilio autour de la question d’une architecture oblique, et dont l’utopie est le noeud et le fil rouge de toute sa production architecturale et plastique. 2 Parent, C. (2004). Vivre à l’oblique. Paris: J.-M. Place.

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Comme par hasard l’augmentation du confort dans nos cités et nos demeures s’accompagne d’une restriction de l’espace dévolu à chacun, comme par hasard la prolifération technique conséquente (tuyaux plafonds, doubles cloisons, etc.). La quête sans fin de la civilisation du confort, entraîne un gaspillage de l’investissement, exalte les idéologies cloisonnées de l’hygiène, de la technique, de l’économie au détriment du souci de l’homme, et les juxtapose, les additionne pour réaliser le nirvanâ le plus neutralisé qui se puisse rêver. Retour angoissé au cocon, au matriciel préfabriqué, conservant le cadre de vie au niveau élémentaire de l’abri et de la protection. Or nous le savons cette neutralité, ce vide, cette absence, cette non agression permanente et volontaire constituent le cadre idéal du développement de la maladie mentale. Au contraire l’homme dans son lieu de vie, pour survivre, doit être mis en action, DYNAMISÉ, concerné par le cadre. Il doit entretenir avec ce lieu des rapports, des relations psychologiques au même titre qu’avec un organisme vivant. Le lieu ne doit pas, selon ce qu’on lui demande en ce moment, laisser cet homme en tranquillité, mais au contraire doit lui poser des questions, lui tendre des problèmes à résoudre, lui jeter des incitations, provoquer des impulsions, le faire vivre, le forcer au dialogue, le projeter dans l’inconfort psychologique.»3 Le passage, sans résumer mes idées, fait échos à ce que je vise à démontrer. Nous avons pu voir à travers cette étude que l’utopie est un matériau intellectuel propre à l’homme, dont l’histoire commence avec celle de l’humanité. Je parlais en première partie de l’utopie comme d’une matière malléable, que chaque individu a la capacité de s’approprier pour pen-

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3 Parent, C. (2004). Vivre à l’oblique. Paris: J.-M. Place. Extrait des pages 44 à 47.


ser. Il se trouve que ce sentiment s’est renforcé au fil des recherches. Il s’est précisé également, au travers d’exemples, ce qui me permet de penser aujourd’hui que si l’utopie est un outil philosophique et intellectuel qui peut m’accompagner dans une recherche d’idéal, ou de prospective, tout dépend dans le fond de mes intentions et de ma manière de voir et percevoir le monde qui m’entoure. Cela confirme alors la seconde impression que j’ai de l’utopie : c’est une vague qui suit l’évolution d’une société. Ce qui valide dans le même temps l’impression que l’ensemble surplombé par la vague utopique n’est qu’une question de parallèles qui se croisent et se lient au-delà des codes perceptibles et connus. Ces parallèles font échos à l’approche de Parent pour dynamiser le vécu, percevoir les micro ou macro éléments de l’utopie par un raisonnement oblique. Un regard indirect, transversal voir latéral, qui permettrait d’en révéler les aspérités. L’idée d’avoir affaire à un mécanisme qui fait abstraction des schémas de construction mentale, et qui appartient plus au domaine du sensible et du vécu, m’amène à formuler une nouvelle hypothèse aujourd’hui. Si l’utopie est une matière indissociable de l’homme, c’est peut-être alors son hyperintellectualisation qui la dénature. L’utopie n’est peut-être tout simplement que nature, et une suite d’actions logiques. Il serait bon alors de la laisser nous manipuler, au travers d’intuitions, plutôt que de la générer. Ce qui me met en accord avec ces architectes et designers qui réfléchissent en se passant de l’utopie, ceux qui acceptent de s’emparer de la vague de l’utopie lorsqu’elle arrive, font l’expérience du vécu et du sensible, mais qui surtout acceptent de la laisser repartir lorsque cela est nécessaire. Ce qui nous relie alors à la définition que je me fais de l’idéal en introduction. L’utopie est un lieu qui n’existe pas physiquement. Or notre 129


rapport à l’espace est également une valeur viscérale pour nous. En gardant les propos de Parent comme philosophie de vie, je rebondis sur ce que Michel Foucault4 résume à propos des utopies : « Ce sont les emplacements qui entretiennent avec l’espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée. C’est la société elle-même perfectionnée ou c’est l’envers de la société mais de toute façon, ces utopies sont des espaces qui sont fondamentalement essentiellement irréels »5. Et si, finalement, au lieu de tendre constamment vers l’utopie, nous essayions de tendre vers d’autres formes d’utopies, vers des hétérotopies ? Cela rejoint ce manque de justesse dans les définitions signalées en introduction, entre utopie et idéal. L’hétérotopie est ce nouveau lieu qui définit les utopies concrètes et pragmatiques que j’énonçais en dernier point du développement. La nouvelle utopie d’aujourd’hui, c’est l’hétérotopie. C’est le bateau de Nomades des Mers. Un lieu qui devient mobile, et qui se réinvente à chaque nouveau contexte qu’il rencontre, dans une époque où la mobilité est ce qui caractérise notre génération. Sans renoncer à l’utopie, cela la laisse à sa place. Nous pouvons continuer à nous en servir pour ce qu’elle est uniquement, essentiellement, à savoir un exercice rhétorique, une possibilité pour sortir de ce sentiment d’être voué à agir dans des cycles fermé, pour ne pas tomber dans le piège d’une utopie cyclique.

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4 Michel Foucault (1926-1984) est un philosophe français dont le travail porte sur les rapports entre pouvoir et savoir. 5 FOUCAULT, Michel (2001), « Des espaces autres », dans Dits et écrits II. 1976-1988, Paris, Gallimard (Quarto), p. 1571-1581.


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