Shuck Context 1 | Le contexte en architecture. Liens, tensions et ruptures

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«Shuck context» pour deux principales raisons qui mettent en exergue l’ambivalence du terme «shuck», à la fois verbe et nom commun. La première interprétation du titre est littérale, «shuck» c’est «cosse» ; nous vient alors l’image d’une coque, sorte d’enveloppe poreuse constituée de plusieurs entités. Dans une seconde compréhension, «shuck» signifie «égrener». Le contexte est lui-aussi constitué de plusieurs paramètres et son étude témoigne d’une certaine connivence entre les données qui le constituent. C’est bien cette image du contexte qui a été à la base de l’appréhension de la notion que je propose ici.

Delporte Anthony Juin 2016 Mémoire de fin d’études ENSA Clermont-Ferrand EVAN Entre ville architecture et nature Sous la direction de S. Bonzani et O. Guyon, que je tiens à remercier pour la pertinence de leurs remarques et l’ensemble des connaissances partagées, formant un contexte propice à l’aboutissement de ce travail de mémoire.


_ Écossage

Avant-propos

Concept, programme... et contexte !

Introduction

8 10

3.3 3.4

OMA et les Koolhaas’s sons Nouvelle donne urbaine et identité L’architecture des milieux Ancres et passeurs, ou l’espérance d’un réenchantement

1. Contexte et complexités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13

4. Démystification de la rupture . . . . . . . . . . . . . . . . 77

1.1

4.1 4.2 4.3 4.4 4.5 4.6 4.7 4.8 4.9 -

1.2 1.3 1.4

Le contexte comme médiateur Lier pour donner du sens Le contexte comme mise en correspondance Du temps et de l’espace Mondialisation et bouleversements, un changement de référentiel Nouvelles limites et nouvelles composantes Le paradoxe du contextualisme primaire Entre contingence et conjecture

2. Enquête sur les modes du lien contextuel . . . . . . . . . 39 2.1 2.2 2.3 2.4

La conscience de la transformation En finir avec la pensée de l’objet neutre Herméneutique du réel Un double degré d’interprétation La relation entre le projet et le contexte La Règle des relations possibles Entre la cohérence interne et la réponse au contexte L’Unité par le Cut-up

3. Exploration des tensions à l’œuvre dans ces relations . . 63 3.1 3.2

Le modernisme L’aboutissement des révolutions politiques et sociales Régionalisme critique et Genius Loci Un témoignage de l’histoire et de la mémoire du site

Préambule Décontextualité environnementale Décontextualité d’usages Décontextualité morphologique ou typologique Décontextualité réglementaire Décontextualité économique Décontextualité paysagère ou urbaine Décontextualité matérielle ou technique Décontextualité géographique ou climatique Décontextualité scalaire Contextualité et succès, itinéraire d’une ambiguïté

Conclusion

127

Ressources

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Vers un équilibre stimulant


_ Avant-propos Concept, programme... et contexte !

Ma vision de la conception architecturale a évolué au cours de ces cinq années en école d’architecture. Dès les premiers mois d’étude et de travail, j’ai pu appréhender de manière plus précise l’importance du discours et des intentions que l’on retranscrit dans le projet. Dans la pratique de la conception architecturale, demeurent à mon sens deux variables principales : le programme architectural et les interprétations diverses qu’il admet, en fonction de la manière de penser et de la sensibilité propre à chaque architecte, et le site du projet. D’une part, concevoir le projet consiste moins à chercher la solution unique, objectivement la plus en adéquation avec le programme, qu’à proposer et «revendiquer» une solution dont la richesse réside dans l’interprétation qu’elle propose du programme. « Il est difficile de reconnaître si une interprétation donnée est bonne, il est en revanche plus facile de reconnaître les mauvaises. »1 Au cours de l’exercice de rapport d’étude, je me suis intéressé à l’interprétation du programme au moment de la conception architecturale, et son influence sur la qualité d’usage des espaces produits. Le programme ne doit pas être considéré comme un document exhaustif ; s’en écarter est susceptible de donner de la crédibilité et de la cohérence au projet de telle sorte que les objectifs et la démarche architecturale mis en jeu puissent pleinement s’affirmer. L’enseignement, en particulier celui dispensé en école d’architecture, devient

à mon sens complet lorsqu’il est prolongé d’une observation, à la fois variée et fine, de tous les instants. Cet axiome implique alors une multiplication des attentions particulières portées sur la conception des espaces à une échelle locale ainsi qu’une mise en relation systématique avec le contexte historique de nos sociétés occidentales. C’est aussi une invitation au voyage, à la découverte d’autres cultures. Le questionnement développé par la suite est né de ma confrontation à la pratique de la conception architecturale en Amérique du Sud. J’ai pu entrevoir de nouveaux contours, plus diffus, autour de la notion de contexte. Les projets rencontrés, que ce soit à l’université ou en agence, prenaient place dans des territoires qui m’étaient alors pour la plupart totalement inconnus. S’enquérir sur les modes du rapport entre un bâtiment et son contexte devient alors à mon sens un enjeu nécessaire et préalable afin de comprendre la manière dont une architecture peut s’approprier cette singularité multiple contextuelle.

1  Eco (Umberto), Les limites de l’interprétation, Paris, Éditions Le Livre de Poche, 1994, p. 213

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_ Introduction « L’intuition est nourrie par l’observation continuelle et méticuleuse du monde qui nous entoure, elle est un vecteur primordial de l’idée créative menant au dispositif. Le doute est lié à l’analyse et à la comparaison, il est celui qui permet le cheminement de l’idée pour aller vers l’indispensable. Le pourquoi d’un projet se situe bien à la limite de ces deux types d’interrogations : celles rationnelles liées au choix d’un dispositif et celles conjoncturelles liées aux complexités de notre monde. » Nicolas Michelin 1

L’architecte n’a pas «quitté le hublot»1 et il a, lui aussi, vu sa rue devenir un océan et son quartier, un continent. Il aurait pu d’abord s’en intriguer un instant, avant de rentrer sa tête entre les épaules et se replonger dans l’écran qui lui fait face. Mais, à la suite d’Edgar Morin2, il comprend que cette métamorphose n’est pas insignifiante. Réaction symptomatique d’un monde en perpétuelle mutation, il nous faut sans cesse reposer les jalons qui nous permettent de conscientiser notre rapport aux choses qui nous entourent. L’architecture en tant que discipline mésologique, c’est-à-dire qui aborde de manière interdisciplinaire les réactions entre l’Homme et son milieu, est un outil de médiation de choix. La question du contexte en architecture, cette «localité imaginée»3 au sein de laquelle prend place tout projet, est omniprésente dans le langage architectural, et encore davantage aujourd’hui. C’est une notion à géométrie variable et les éléments qui la composent fluctuent, non seulement en fonction des époques, mais aussi en fonction des individus4. Pour certains architectes elle est synonyme de contraintes, économiques et réglementaires ; elle est alors celle qui fixe le cadre des projets. D’aucuns renoncent à cette notion de 1  MICHELIN (Nicolas), Avis, propos sur l’architecture, la ville, l’environnement, Archibooks, 2006, p. 44 « Ils [les architectes] ont certes peu de pouvoir mais ils sont les seuls «sachants». Il ne faudrait pas qu’ils quittent le hublot. » 2   MORIN (Edgar), La méthode, Seuil, 2008, 2462 p. 3   LAPIERRE (Éric),“Cut-Up Architecture. Vers l’unité de l’espace et du temps”, in Marnes documents d’architecture n°3, Éditions de La Villette, 2014, p. 148 4  TSCHUMI (Bernard), Event-Cities 3 : Concept vs. Context vs. Content, The MIT Press, 2005, p. 1, « la diversité voire l’infinité d’interprétations possibles d’un contexte »

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périmètre, de localisation exclusive, et trouvent dans le contexte les ressources avec lesquelles le projet tissera une série de «relations mutuellement constitutives, et dialectiques»5. D’autres encore peuvent signaler un rapport émotionnel, presque charnel, qui «met à l’unisson notre état intérieur et ce qui nous entoure»6. Le contexte est alors cette nébuleuse qui, en plus d’être polysémique, accepte une variété d’interprétations. Pourtant, en ce début de XXIe siècle, et en réaction à la perte des repères spatiaux que nous subissons7, l’architecture contextuelle est devenue un style8 et va jusqu’à montrer, dans certaines ramifications, la contingence d’un contextualisme primaire. Alors peut-on aspirer à une démarche renouvelée du rapport qu’entretient notre architecture avec le contexte, qui ne se voudrait pas annihilante, mais vivante ? En d’autres termes, quels avenirs peut-on souhaiter à la notion de contexte une fois extraite de l’ultra-contextualité qui semble la caractériser aujourd’hui ? Dans une première partie, nous éclaircirons cette notion qui semble si courante et pourtant si méconnue, afin d’en appréhender toutes ses complexités ; nous montrerons également la manière dont le changement de référentiel engendré par la mondialisation a pu étendre le sens que nous lui attribuons aujourd’hui. Dans une deuxième partie, après avoir renoué avec la conscience de la transformation et l’inoubliable herméneutique du réel, nous explorerons la pluralité des modes du lien contextuel. Nous nous attarderons ensuite sur l’évolution des tensions à l’œuvre dans ces relations à travers l’étude de quatre postures canoniques ; nous comprendrons que le «cas d’école» entièrement contextuel n’existe pas. Nous nous concentrerons enfin dans une quatrième partie sur la question de la rupture avec le contexte, en la distillant pour montrer son hétérogénéité, en étudier sa valeur et éventuellement le potentiel qui peut en émaner. 5   BONNET (Frédéric), « Architecture des milieux », Le Portique [En ligne], 2010, mis en ligne le 06 août 2010, consulté le 19 avril 2015. Accès à l’article : http://leportique.revues. org/2493 6  Zumthor (Peter), Environnements architecturaux – Ce qui m’entoure, Basel, Boston, Berlin, Birkhäuser, 2008, p. 17 7  LATOUR (Bruno), « La mondialisation fait-elle un monde habitable ? », Prospective périurbaine et autres fabriques de territoires, Revue d’étude et de prospective n°2, Territoires 2040, Datar, 2009, p. 9-18 8   LAPIERRE (Éric), « Cut-Up Architecture. Vers l’unité de l’espace et du temps »

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1.

Contexte et complexites

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1.1

Le contexte comme médiateur Lier pour donner du sens

« Pas d’œuvre architecturale sans contexte » Nous allons dans un premier temps clarifier quelques notions souvent employées dans le domaine de l’architecture et susceptibles d’être confondues avec la notion de contexte. Le « site », d’après le dictionnaire de l’Académie française, et dans le sens qui nous intéresse ici, correspond à la « configuration du lieu ou du terrain où s’élève une ville, un village, une station, un monument, où est construite une route ; manière dont l’objet géographique s’inscrit dans le lieu qu’il occupe par rapport à son environnement immédiat ». L’environnement d’un site de projet se réfère quant à lui à l’ « ensemble des choses qui se trouvent aux environs, autour de quelque chose ». On appelle circonstance toute « particularité, élément secondaire qui accompagne, entoure, conditionne ou détermine un fait principal ».1 D’ailleurs Tschumi définit le contexte d’un projet comme « les circonstances qui l’entourent »2 ; alors que Lapierre préférera lui l’expression « relation mutuellement constitutive, dialectique, entre un lieu et un bâtiment [...] fondatrice de tout acte architectural authentique »3. Nous comprenons dès lors que le contexte n’est pas seulement un ensemble passif de données, mais qu’il intègre en son sein la notion de lien. Le domaine architectural recouvre un champ de production assez vaste au sein duquel se confronte plusieurs pratiques projectuelles. Les architectures fictives, que l’on nomme «architectures de papier», peuvent ou non être localisées dans l’espace : l’énoncé du programme peut très bien être intelligible, contenir toutes les informations nécessaires à sa construction, sans pour autant fournir des données relatives à sa position géographique. Au contraire, lorsque l’architecture est (destinée à être) construite, elle ne peut échapper au site et à ses contraintes. Lorsqu’on prend connaissance d’un projet architectural les deux paramètres que l’on recherche en premier sont le programme - de quoi

1   Dictionnaire de l'Académie française - Atilf 2  Tschumi (Bernard), Event-Cities 3 : Concept vs. Context vs. Content, The MIT Press, 2005, p.1 3   LAPIERRE (Éric),“Cut-Up Architecture. Vers l’unité de l’espace et du temps”, p.25

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s’agit-il - et le site - où est-ce que s’est construit. Mener une analyse de site, c’est en dévoiler les composantes, ce qui fait son essence. Parler de contexte c’est mettre en exergue le «pourquoi» des choix projectuelles, plus que le «comment» : « Aujourd’hui, la question du sens de ce qui est produit par rapport à notre société semble être occultée par des discours sur la forme et sur la réponse au programme stricto sensu. Pourtant, quelque soit la position adoptée, il est impossible de ne pas prendre en compte le contexte. » 4 Car la pratique de la conception architecturale, à travers la notion de contexte, nous impose de porter un certain regard sur le territoire et sur l’environnement qui nous entoure. Créer une architecture s’est donc déjà se positionner, d’une part soi-même, et d’autre part l’édifice projeté, vis-à-vis du contexte. Luis Angel Dominguez, architecte et professeur à l’école Technique Supérieure de Barcelone (UPC) a largement théorisé la valeur que l’on accorde actuellement à la notion de contexte. Il termine sa réflexion en insistant une fois de plus « sur l’importance de l’architecte en tant que médiateur de la relation entre l’espace et la société, avec tout ce que cela implique, et sur l’impossibilité de dissocier l’architecture et l’interprétation du contexte ». Selon lui, « si ce binôme est la cause principale d’un projet, il s’agira incontestablement d’une architecture d’exception, et l’image de l’architecte jouira d’une reconnaissance par la société, qu’il aura mérité »5. à une vision plus large, Remy Butler insiste quant à lui sur la responsabilité «cosmogonique» de l’architecture de nos jours, en suggérant qu’ « édifier, c’est se rendre maître du temps, s’en extraire en oblitérant le déjà-là. Édifier, c’est assigner la place de l’espèce humaine dans le monde. » 6

4  Michelin (Nicolas), Avis, propos sur l’architecture, la ville, l’environnement, Archibooks, 2006, p.34 5   ANGEL DOMINGUEZ (Luis), Sur la nécessité du contexte dans le projet d’architecture, Dans Muntañola Thornberg (Josep), Arquitectonics - Mind, land, scale & society Arquitectura y contexto, Éditions UPC, 2004, p.29 6  Le moniteur.fr, « Académie d’architecture : Rémy Butler en conférence ». Accès à l’article : http://www.lemoniteur.fr/article/academie-d-architecture-remy-butler-enconference-30671596

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Pluralité d’acceptions Dans Construire autrement, au sein du paragraphe intitulé «S’inscrire dans le contexte», Patrick Bouchain explique qu’ « il est essentiel de considérer qu’il n’existe pas d’œuvre architecturale en dehors d’un contexte, qu’il soit géographique, topographique, politique, économique, social ou culturel, contradictoire ou catastrophique »7. D’ailleurs, la proclamation en tête de l’article 1er de la loi de Janvier 1977 qui régit la profession juge l’architecture comme étant une « expression de la culture ». En effet, l’acte de construction ne se rapporte pas uniquement au fait de construire sur un site avec des caractéristiques uniquement et purement physiques, c’est également construire dans un milieu constitué de données contextuelles impalpables. Il s’agit aussi d’appréhender la géographie du lieu, le climat, la structure urbaine et ses grandes problématiques actuelles, les modes de vie des habitants,... - qui sont pour tout projet forcément singuliers. Dans Event-Cities 3 : Concept vs. Context vs. Content, Tschumi évoque la variété sémantique admise par la notion dès les premières lignes : « Il n’y a pas d’architecture sans contexte (sauf pour l’utopie). Une œuvre architecturale est toujours située ou «en situation», localisée dans un site. Le contexte peut être historique, géographique, culturel, politique ou économique. Ce n’est jamais seulement une question de sa dimension visuelle.» Dans la suite du texte, la récurrence de « contexte(s) » souligne la potentielle pluralité. Cette pluralité provient donc de la diversité des thématiques auxquelles on est susceptible de se rapporter lorsque l’on évoque la notion de contexte : parle-t-on du contexte historique ? Ou géographique ? Etc. Le contexte est donc pluriel par nature. Au contraire, « concept » est toujours utilisé au singulier : « il n’y a pas d’architecture sans concept -une idée générale, un diagramme ou un schéma qui donne cohérence et identité à un édifice » 8. L’architecture ne se fabrique pas toute seule, elle se développe à partir du regard que l’on porte sur les autres disciplines que sont la sociologie, l’histoire,

7  BOUCHAIN (Patrick), Construire autrement : Comment faire ?, Actes Sud, 2006, p.19 8  Tschumi (Bernard), Event-Cities 3 : Concept vs. Context vs. Content, The MIT Press, 2005, p.1

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etc. D’où l’importance des matières associées dans l’enseignement de la conception architecturale en École d’architecture : « Apprendre, c’est investir du désir dans un objet de savoir » nous expliquait Freud. Ainsi, pour Bruno Reyne, président de l’ordre des architectes d’Auvergne, « [la profession d’architecte] attend que cette école soit avant tout une école de la dimension sociale et culturelle de l’architecture »9. Aussi divergents que soient les situations, les acteurs ou les moyens, l’humain engagé dans l’innovation, dans la politique, dans les arts ou encore dans la technique, s’épanche vers une nécessité fondamentale d’avoir «prise» sur le monde qui l’entoure : appréhender pour avancer, gouverner, communiquer, relier, configurer l’existence. En ce sens, l’architecture est un exemple probant de «prise en main» de l’espace. Le moment de préhension sur notre environnement direct est celui de la rencontre.

Un métier à tisser « Les formes importent, mais pas autant la forme des choses que les formes entre les choses. » 10 – Stan Allen, 1999 Avant de s’enquérir davantage sur la notion même de contexte, il apparaît nécessaire de s’intéresser à l’apparition du terme dans le langage courant et à sa sémiologie. D’un point de vue général, et d’après le dictionnaire historique de la langue française publié par Alain Rey : « Le mot contexte est emprunté (1539) au latin contextus «assemblage, réunion», spécialement «ensemble des relations organisées entre les éléments significatifs d’un discours». Le mot est dérivé de contexere, proprement «ourdir, entrelacer», d’où «assembler, rattacher», de cum (->co-) et texere (->tisser). »

9   La Voix est Libre, à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Clermont-Ferrand, France 3 Auvergne, 16 octobre 2015. Accès à la vidéo de l’entretien : http://france3-regions. francetvinfo.fr/auvergne/emissions/la-voix-est-libre-auvergne/la-voix-est-libre-l-ecolenationale-superieures-d-architecture-de-clermont-ferrand-i-samedi-11h30.html 10   KRISTA SYKE (A.) et MICHAEL HAYS (K.), Constructing a New Agenda: Architectural Theory 1993-2009, Princeton Architectural Press, 2010. ALLEN (Stan), p.116. « Form matters, but not so much the form of things as the forms between things. » (nous traduisons).

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« Le mot est essentiellement employé en parlant d’un fait de langage, autrefois en droit à propos du texte d’un acte public ou sous seing privé (1754) et au XXe s. en linguistique à propos de l’environnement d’une unité de discours. Depuis 1869, à la suite d’une traduction de l’allemand Context au sens qu’il a dans la Critique de la raison pure (Kant), il se dit aussi d’un ensemble de circonstances dans lesquelles s‘insère un fait. Cet emploi, critiqué par les puristes, s’est répandu (1920) et est devenu très fréquent vers 1960, notamment dans la presse écrite et parlée (le contexte politique, social, etc.). » 11 Le nom latin contextus signifie «action de tisser», «tissage», «action d’assembler», «fabrication», «arrangement, «ensemble», «enchaînement». Contextus se rattache au verbe contexo signifiant «entrelacer», «tresser», «tisser», «tisser ensemble», «ourdir», «fabriquer», «relier», «unir», «rattacher», «continuer sans s’interrompre», «imaginer», «tramer».12 Le contexte est un médiateur qui ne sépare pas mais unit ; « c’est ce qui donne un sens aux choses. Sans contexte rien n’a de sens. Une chose ne peut jamais être contenue en soi-même, seule, mais doit pourvoir être définie et comprise dans sa relation avec d’autres choses. C’est pour cela que la mise en relation s’avère fondamental. » 13

11   Dictionnaire linguistique Le Robert, 2010 12   D’après la définition du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) 13  FORSTER (Sergio), El contexto como materia productiva. Seminarios Contexto, Nobuko, 2006, p.52. « El contexto es lo que da significado a las cosas. Sin contexto nada tiene significado. Una cosa nunca puede ser en si misma, sola, sino que tiene que poder ser definida y ententida en su relacion con otras cosas. La puesta en relacion resulta fundamental por eso. »(nous traduisons) 14   FAREL (Alain), « Le métier à tisser de l’architecte contemporain », Communications 2008/1 (n° 82), p.113-117

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« Joli défi, qui nous conduit à observer qu’il faut posséder une belle dose d’inconscience pour vouloir pratiquer la discipline architecturale à hauteur d’une véritable exigence citoyenne. Nous venons de constater que, pour peu qu’il souhaite l’exercer de façon conforme à une réelle éthique professionnelle, son métier conduit l’architecte à « tisser ensemble » le passé, le présent et l’avenir, l’économique, le social, l’environnemental et le culturel, les arts et les techniques, et tout autant le réel, l’imaginaire et le symbolique. Très vaste ambition, pour laquelle il convient, pour le moins, de disposer de moyens intellectuels appropriés. Alors prenons-nous à rêver. Et si les architectes contemporains choisissaient comme boîte à outils, comme métier à tisser, la méthode d’Edgar Morin ? » 14

Windwritting, Série Architect’s brother - Promiseland Robert et Shana Parke Harrisson

1960

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1.2

Le contexte comme mise en correspondance Du temps et de l’espace

« L’architecture est tout autant un art du temps que de l’espace »15, assure Éric Lapierre. C’est le dénominateur commun aux deux formes pures a priori de la sensibilité16. Dans un premier temps, ils ‘agit de comprendre comment l’Ici et l’Ailleurs est à l’origine de la notion même de contexte. Les premières traces de constructions humaines datent de l’homo sapiens, situé il y a 10.000 ans, lorsque celui-ci a pris conscience de son aptitude à transformer son environnement. C’est parce que l’Homme a, à un moment donné de son développement, pris conscience de l’expérience qu’il faisait de son environnement, qu’il a rencontré en parallèle le besoin de s’en protéger par l’architecture. Les constructions avaient alors pour principal intérêt la protection de ses occupants des intempéries. L’architecture a permis de placer l’Homme au sein d’un environnement abrité, opérant par la même à une décantation entre l’Intérieur et l’Extérieur. Car concevoir une architecture, c’est avant tout créer une intériorité habitable, un espace au sein de l’espace. Cette dichotomie va encore s’accentuer lorsque vont se développer les premières populations sédentaires. Celles-ci vont amplifier le rapport entre l’abri et son environnement en le poussant jusqu’à la relation de l’Ici et l’Ailleurs. En effet, tant que les Hommes étaient nomades, la distinction entre l’endroit où ils se situaient et ce qui l’entourait était bien flou : puisqu’ils étaient amenés à se déplacer d’une manière linéaire, sans cycle aucun et sans itérations, leur Ici était si éphémère et singulier qu’il portait déjà en lui les attributs de l’Ailleurs. Habiter vient du terme latin habitae qui signifie « avoir souvent ». Il y a donc dans ce mot une notion de durée : on ne peut pas habiter un couloir ou un seuil par exemple. C’est finalement rejoindre la pensée d’Heidegger exprimée dans Bâtir, habiter, penser 17, conférence au cours de laquelle il insiste sur le fait que 15  BORNE (Emmanuelle), Portrait, L’inquiétante étrangeté d’Éric Lapierre, Le Courrier de l’architecte, n° 378, 15 mai 2013 16  KANT (Emmanuel), Critique de la raison pure, Flammarion, 3e édition revue et corrigée, 18 août 2006, p.452 17  HEIDEGGER (Martin), Bâtir, éditer, penser (Essais et conférences), 1951, p.25. « L’habitation c’est la manière humaine d’être au monde. »

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Favelité RUA Arquitetos 2005

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l’habitation c’est avoir ses habitudes au sein de l’espace, c’est développer une certaine façon d’être au monde. Il y a en effet une autre condition inhérente à la notion d’habiter ; c’est le fait que l’on puisse partir, quitter cet espace qui est notre habitation, et y revenir. L’Ici et l’Ailleurs ne sont donc pas liés par une relation neutre et hermétique ; au contraire, les deux sont inter-dépendants : l’Ici ne peut exister que si l’Ailleurs est bien présent, il le complète, s’en enrichit, tandis que l’Ailleurs est constitué de l’Ici, il est la somme de tout les «ici». C’est d’ailleurs lorsqu’on commence à s’enquérir au sujet de cet enjeu de porosités entre l’Ici et l’Ailleurs, son intérêt et ses limites, que nous nous approchons de la définition du terme «contexte». Si il y a une image pour exprimer cette confrontation entre l’Ici et l’Ailleurs, elle ne peut qu’être issu du projet Favelité, des deux architectes cariocas Évora et Rivera. Il s’agit d’un projet photographique à l’échelle 1 affiché dans la station de RER sous les jardins du Luxembourg. Des photos de la favela de Providência, la plus grande de Rio de Janeiro, ont été prises avec ses habitants. « Moi, je vis ici ! » annonce fièrement un brésilien. Les parisiens acquièrent par ce biais un accès privilégié à la réalité des bidonvilles, laquelle rompt avec l’image négative minée par la ségrégation sociale que l’on en possède généralement. Ce projet artistique peut être rapproché des campagnes de sensibilisation menées à plusieurs reprises par Amnesty International dans les rues de Zurich et largement relayées dans les médias. Celles-ci reprenaient à chaque fois le même procédé : une photographie poignante qui, une fois imprimée, était détourée et collée en trompe-l’oeil sur des abribus, avec un slogan : « Ça ne se passe pas ici. Mais ça se passe maintenant. » 18 La compréhension du local passe également par la connaissance et l’appréhension d’autres métropoles. C’est d’autant plus le cas pour ClermontFerrand, une ville avec ses spécificités, sa géographie, son problème de lien et de communication. La métropole clermontoise cristallise une riche variété d’enjeux situés au carrefour des thématiques en relation avec les pratiques actuelles de la conception architecturale et urbaine. On peut pour cela s’appuyer sur l’intérêt des concours Europan : il arrive régulièrement que des équipes composées de professionnels étrangers remportent le concours avec une proposition sur un territoire qui n’est pas le leur. « Ce n’est pas quand on

18   « It’s not happening here. But it is happening now. » (nous traduisons)

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est dans le Parthénon qu’on comprend l’acropole, c’est quand on est sur la colline d’en face » annonce l’adage populaire. Ce qu’il est important de comprendre, c’est que la notion de contexte varie en fonction de l’espace que l’on considère. Ainsi, dans Habiter ici, Rémi Laporte développe l’idée que « concevoir un projet en rapport avec les usages liés à l’habiter ne doit cependant pas faire oublier que tout projet d’architecture se concrétise dans un lieu précis, et nécessite donc pour être pertinent d’analyser ses différentes caractéristiques, de comprendre et d’exploiter les qualités et défauts spécifiques à celui-ci… De même que différentes personnes n’habiteront pas de la même manière un même espace, il existe des relations étroites entre un territoire et un mode de vie : une même personne n’habitera pas de la même façon au coeur d’une grande agglomération que dans un quartier pavillonnaire ou que dans un territoire rural, à Clermont-Ferrand au Caire ou à Stockholm… Cela dépend évidemment du climat et de la culture liés au territoire concerné, mais aussi de nombreux paramètres comme la proximité du voisinage, l’intensité d’utilisation de l’espace public (circulation, commerces, etc.) ou encore le type d’environnement que l’on perçoit depuis son habitat… »19 La notion de contexte n’est pas non plus une notion figée et elle a d’ailleurs évolué en permanence au cours de l’Histoire, en parallèle du regard porté par les civilisations sur leur environnement. Le changement de paradigme est toujours du à une crise. C’est le besoin d’adaptation qui nous incite à changer notre rapport au contexte, et l’architecture en est toujours un témoin privilégié. « L’idée : que chacun s’interroge sur son identité architecturale tout au long du siècle passé. Pour comprendre l’effet des guerres, des bouleversements, des ambitions, des influences, des techniques aussi. Parfois, les connexions sont évidentes : la révolution russe accoucha d’une architecture révolutionnaire. On trouve aussi des systèmes esthétiques similaires pour symboliser des régimes politiques pourtant opposés… » 20 19  LAPORTE (Rémi), Habiter ici, Extrait du Programme architectural du 2e semestre, U.E. 2.1, ENSACF, 2012 20  LE CHATELIER (Luc), Rem Koolhaas, architecte de la démesure et insaisissable star, Télérama.fr, 7 juin 2014. À propos de son choix de thématique (Absorbing modernity, soit «Encaisser la modernité») en tant que commissaire général de la 14e Biennale de ­Venise. Accès à l’entretien : http://www.telerama.fr/scenes/rem-koolhaas-architecte-de-lademesure-et-insaisissable-star,113292.php

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1.3

Mondialisation et bouleversements, Un changement de référentiel Nouvelles limites et nouvelles composantes

Il est de ces villes dont la croissance démographique fulgurante a balayé l’ensemble des repères spatiaux qui ont été construits en plusieurs siècles. Au Pérou, lorsque Lima avait encore son enceinte, il était facile de distinguer l’Ici, c’est-à-dire l’intérieur de la ville, de l’Ailleurs. Depuis les années 60, les limites physiques de la ville sont devenues floues. La difficulté à apprivoiser ce phénomène d’expansion urbaine se retrouve dans l’ambiguïté toponymique territoriale. Ainsi, le nom «Lima» désigne trois entités géographiques d’échelles distinctes. Il y a Lima, en tant que division urbaine - le premier arrondissement qui forme avec Rimac le centre historique de la ville -, puis Lima la ville aussi appelée Lima-Callao ou Lima Métropolitaine qui est constitué de 43 arrondissements et enfin Lima la région (la provincia en espagnol). Cette urbanisation incontrôlée trouve son origine dans l’exode rural, qui conduit tout les ans 150.000 personnes à migrer en direction de la capitale. Cet effacement des limites urbaines, les pays occidentaux l’ont également connu. A partir de la deuxième moitié du XXe siècle, c’est le monde qui mute brusquement. « Mais regardez l’état du monde ! Il a énormément changé ! On peut nommer tous ces processus « mondialisation », mais c’est seulement une façon de les nommer. » – E. Morin 21 Le contexte est en transformation à cause du numérique et des échanges de capitaux - qui font que des choix internationaux ont des répercussions jusque dans l’hyperlocal -, ainsi que du transport facilité des matières premières. Nous choississons de citer quelques exemples concrets issus des mutations

21   MORIN (Edgar), « Il n’y a pas de solution, mais il y a une voie », Entretien, Terraeco, 28 août 2014. Accès à l’article : http://www.terraeco.net/Edgar-Morin-Il-n-y-a-pas-de,56141. html

Japon. Niigata, le nouvel an Hiroshi Hamaya 195624

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à l’oeuvre au Pérou. L’origine de ce choix est à relier à la situation politique particulière du pays, sorti il y a quinze ans du terrorisme d’état qui paralysait l’ensemble du territoire national. Donc depuis le début des années 2000, sa capitale, Lima, concentre tout les effets de la «mondialisation» en un temps record. Transport facilité des matières premières

Gravure du déplacement d’une pierre en Assyrie

Le développement de l’architecture vernaculaire est éminemment lié au milieu dans lequel elle s’insère. Elle ne peut se soustraire au poids du contexte et ce pour plusieurs raisons. Les personnes construisaient leurs habitations en faisant des choix architecturaux qui étaient avant tout des applications directes d’une connaissance collective du territoire habité. En outre, les constructions domestiques étaient permises par l’utilisation de matériaux présents à proximité du site et facilement transportables. Cette seconde affirmation est davantage flexible dans le cadre de l’architecture religieuse ou institutionnelle, puisque l’investissement et la main d’œuvre mobilisés étaient bien plus importants. Guindani et Doepper définisse le vernaculaire comme étant l’ « architecture lentement élaborée au cours des siècles, exécutée avec des moyens et des techniques locaux exprimant des fonctions précises, satisfaisant des besoins sociaux, culturels et économiques »22. Dans Architecture vernaculaire Territoire, habitat et activités productives, ils montrent comment le groupement et la construction vernaculaire ont été modelés et façonnés en grande partie par les impératifs de l’économie : « selon la vocation du site, l’homme pratique un certain type d’activité cohérent avec l’environnement immédiat, propre au lieu, et il adapte son habitat aux impératifs de celle-ci »23. Les premières percées vers l’affranchissement des forces contextuelles nous fascinent toujours. Comment les égyptiens ont-ils fait pour acheminer jusqu’au site de Gizeh ces centaines de pierres qui pour certaines pesaient plus de 2,5 tonnes ? Les scénarios retenus scientifiquement font d’ailleurs la part belle aux connaissances des populations sur le territoire où elles étaient établies. Les pierres étaient ainsi transportées depuis leur site d’extraction

Architecture Inca, Sacsahuaman et Cuzco, XV° s. Technique d’assemblage des pierres par usure. La pierre au centre a usé les pierres qui l’entourent, ce qui explique son encastrement et les formes en pointe des pierres qui la jouxtent. On aperçoit aussi le martellement par percussion pour l’écarissage donnant l’aspect final du mur.

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22   GUINDANI (Silvio) et DOEPPER (Ulrich), Architecture vernaculaire - Territoire, habitat et activités productives, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 1990, p. 69 22  Ibid.

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dans un premier temps par voies fluviales, par le Nil puis par des canaux de dérivation mis en place. L’eau avait toujours son importance dans la suite du processus d’acheminement, puisqu’elle servait à asperger le sable et limitait ainsi les forces de frottements lors du passage du traîneau chargé de pierres. Le bois présent sur place était coupé en rondins placé en dessous du chariot et complétait le processus. La professionnalisation de la figure de l’architecte a, plus tard, mis un terme à l’hégémonie de l’architecture vernaculaire comme unique manière de construire. à partir de la deuxième guerre mondiale, le transport des matières premières y compris de matériaux de construction va s’intensifier. En témoigne le projet de ligne ferroviaire intercontinentale qui reliera la côte Atlantique du Brésil à la côte Pacifique du Pérou. Avec une longueur de 5.300 kilomètres, il permettra notamment de réduire le temps et le coût du transport de minerais et de produits agricoles à travers le continent sud-américain. Il sera en outre financé par la Chine, qui compte investir 250 milliards de dollars en Amérique Latine au cours des dix prochaines années.

Numérique et échanges de capitaux « Nous vivons une mutation complète de la condition de vie de humains. » – Philippe Madec 24 Dans un monde globalisé, les échanges de capitaux participent eux-aussi à la dilatation du contexte. Nous nous sommes aperçus, avec la crise grecque, que les pays empruntent de l’argent à d’autres pays ou à des fonds privés. Le destin économique d’un état n’est alors jamais sans répercussion sur la santé financière de ses partenaires. Le numérique accélère quant à lui le partage des informations, avec comme résultat la métamorphose de notre référentiel.

24   MADEC (Philippe), Oser l’altérité, le spécifique, la bienveillance, les cultures Synthèse, pour l’exposition « Reenchant the world » (Cité de l’architecture, Paris, 2014), de la Conférence donnée à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine à Paris, dans le cadre des RDV du Global Award for Sustainable Architecture, le mardi 10 décembre 2013. Il est publié dans l’ouvrage collectif sous la direction de Marie-Hélène Contal « Ré-enchanter le monde _L’architecture et la ville face aux grandes transitions _ Manifesto », aux éditions Alternatives, Paris, 2014

Mobilier Misura Superstudio 197028

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C’est par exemple ce qui fait qu’un quartier de la capitale liménienne, simple et typique comme s’il ne connaissait rien de la mondialisation, soit classé parmi les vint-cinq quartiers les plus hypsters du monde25. Antoine Picon explique que « d’un côté le numérique nous disperse, nous dilue, nous ramifie à travers toutes sortes de canaux, et en même temps nous avons cette obsession du corps »26. L’espace pur existe de moins en moins ; nous évoluons maintenant dans des formes hybrides entre espace physique et électronique. A la suite de la lecture d’Antoine Picon, il est alors légitime de penser que nous allons voir réapparaître des urbanismes d’enchevêtrement de la complexité, parce que « nous n’avons plus forcément besoin que la ville ressemble à une carte »27. Enjeux de ce « nouveau monde » « J’aimerais partir pour cette ville que je n’ai jamais quittée, mais que je ne vois plus. Ma rue est aussi vaste que l’océan, mon quartier est un continent. » – Dominique Lin 28 Rahul Mehrotra emploie l’expression de «contexte du contexte»29 pour décrire le rejet vers l’extérieur des nouvelles limites contextuelles. Même si le sens de cette expression peut être débattu, elle témoigne bien de ce changement de rayon qui nous oblige à considérer davantage le global. Nous empruntons un large extrait de l’article « La mondialisation fait-elle un monde habitable ? » rédigé par Bruno Latour et dans lequel il décrit les symptômes des transformations spatio-temporelles récentes : « C’est entendu, les Français souffrent de ne plus savoir où ils se trouvent. Il y a, comme on dit, un problème «d’appartenance». Ou encore, c’est une autre expression commune, ils auraient «perdu leurs

25   « Barranco está entre los 25 barrios más hispters del mundo », El Comercio, Mercredi 07 janvier 2015. Le terme hipster est un terme des années 40, qui désignait à l’origine des amateurs de jazz. Aujourd’hui, l’expression a acquéri une nouvelle signification qui est lié à un attrait pour la musique indépendante et un style de vie alternatif 26   PICON (Antoine), « Il faut inventer une forme de frugalité numérique », Entretien de Dimitri Laurent, Le Rideau Paroles à la culture, 25 décembre 2015. Accès à l’article : http:// www.lerideau.fr/antoine-picon/8467 27  Ibid. 28   LIN (Dominique), Passerelles, Elan Sud, 2013, p.150 29   MEHROTRA (Rahul), The Context of the Context. Entretien avec Lluis Mateo, 2014

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repères». Non pas seulement au sens moral, mais au sens pratique, spatial. Ils ne savent plus «où ils en sont». » 30 L’expression «cadre» est récurrente dans le texte.31 Latour parle de l’ancien cadre spatio-temporel, «devenu aujourd’hui intenable» et du changement de paradigme qui rend nécessaire la recherche d’un nouveau cadre, « qui soit enfin ajusté à la situation spatio-temporelle des Français d’aujourd’hui » « Aujourd’hui, tout s’entrechoque, s’entrecroise, et l’écrivain se demande comment écrire sur ce monde nouveau. Pensons au 11 septembre 2001, à New York. Ce jour-là, l’histoire de New York et celle du monde arabe sont devenues... la même chose. On ne peut plus comprendre l’histoire de la ville sans connaître celle qui propulsait ces avions. Ces collisions-là ont maintenant lieu tous les jours. » – Philippe Coste 32 L’architecte compose, dans les deux sens du terme, avec la vie quotidienne qui aujourd’hui est dépendante d’une multitude d’éléments, car les transformations opérées à l’échelle micro-locale ne peuvent plus être pensées sans la conscience de la grande échelle. « Le problème majeur, demain, sera d’apprendre à gérer la mondialité des problèmes »33 affirme Attali. En effet, le monde contemporain est plus libre mais aussi plus confus. C’est-à-dire qu’il est pourvu de formes imprévisibles qui génèrent un malaise individuel et collectif. La ville contemporaine aurait tendance à avoir un même degré de fragmentation pour toutes les échelles alors que ses contours sont déjà flous.

30  Latour (Bruno), « La mondialisation fait-elle un monde habitable ? », Prospective périurbaine et autres fabriques de territoires, Revue d’étude et de prospective n°2 31   L’auteur l’emploie vingt-cinq fois au total. 32  COSTE (Philippe), Salman Rushdie, «Combattre l’extrémisme n’est pas combattre l’islam», L’Express, 22 juillet 2015. Accès à l’article : http://www.lexpress.fr/actualite/societe/ salman-rushdie-combattre-l-extremisme-n-est-pas-combattre-l-islam_1700597.html 33   ATTALI (Jacques), Lignes d’horizon, Fayard, 1990, p.102

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1.4

Le paradoxe du contextualisme primaire Entre contingence et conjecture

Nous comprenons qu’une métamorphose de notre référentiel est à l’œuvre et décidons de nous intéresser à la manière dont elle influence notre rapport actuel au contexte.

Au départ, la contextualité comme valeur en vogue Les choses ne peuvent plus se penser que dans leur interrelation : « Nous sommes devenus aveugles. Pourquoi ? On nous a enseigné à séparer les choses et les disciplines. Nos connaissances sont compartimentées. S’il y a toujours eu des phénomènes complexes, cette complexité s’est accrue avec la mondialisation. » 34 On en arrive au point de concevoir la contexture des choses. La contexture est l’ « organisation des parties d’un tout complexe», elle est soit le dérivé savant du latin contextus, soit le dérivé de contexte par attraction de texture (1552 ; peut-être XIVe s.). Il a perdu son ancien emploi, pour «organisation de la personnalité, du caractère», et tend à être supplanté par structure en parlant d’un ouvrage de l’esprit. Il a désigné aussi une structure matérielle et celle d’un texte, d’un discours (1690). » 35 « Même si nous assistons à une conscience mondialisée de la situation planétaire, les modalités d’action sont contextualisées et dépendent des cultures. » 36 Or les gens ont peur de ne plus reconnaître leur habitat. Selon Luis Angel Dominguez, «[..] le phénomène de globalisation semble nous inciter à retourner vers notre cadre local et nos origines afin d’y retrouver ce qui subsiste de notre identité propre. Ainsi, le mot «contexte» contient en luimême, une valeur à la mode qui ajoute de la qualité à toute architecture.» 37

34   MORIN (Edgar), « Il n’y a pas de solution, mais il y a une voie » 35   Dictionnaire Le Robert, 2010 36   MADEC (Philippe), Oser l’altérité, le spécifique, la bienveillance, les cultures 37   ANGEL DOMINGUEZ (Luis), Sur la nécessité du contexte dans le projet d’architecture, p.93

De la série Philographics Genis Carreras 201332

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Dans ce cadre, le contexte apparaît apparaît comme le seul élément capable de faire l’identité. L’adjectif « contextuel,elle» (adj, 1963) appartient au vocabulaire de la linguistique, ainsi que le dérivé «contextualiser» (v. tr.), d’où contextualisation (n. f., 1973) »38. Cela se traduit par l’attirance pour les actions qui révèlent une identité, une singularité locale, en bref, qui fabriquent un récit reconnaissable. Le terme « contextualité » n’existe pas en français. Il pourrait être défini comme le caractère de ce qui adapté et intégré au contexte.

Puis l’ultra-contextualité est devenue un style En réponse aux grands changements à l’œuvre, nous avons tendance à intensifier notre adaptation au contexte et ce phénomène s’accentue de nos jours. La notion de contextualité s’est enraciné dans notre pratique de l’architecture. Nous ultra-contextualisons à outrance. Nous comprenons alors toute l’ambiguïté de cette attitude : elle est née d’un constat de dilution de l’identité, mais est devenue aujourd’hui la manière courante de faire l’architecture, perdant par là-même tout sens critique. « En ce début de XXIe siècle, l’architecture dite contextuelle est devenue un style » commente E. Lapierre dès la première ligne de Cut up Architecture 39. Un style est l’ « ensemble des traits esthétiques qui caractérisent les œuvres d’une école, d’une nation, d’une époque et qui permettent de les dater, classer, évaluer »40. Déjà, lorsqu’ils posent les bases du modernisme, Le Corbusier annonce que l’architecture « n’a rien à voir avec les «styles» » : « Les styles sont un mensonge. Le style, c’est une unité de principe qui anime toutes les œuvres d’une époque et qui résulte d’un esprit caractérisé. Notre époque fixe chaque jour son style. Nos yeux malheureusement ne savent pas le discerner encore. » 41 étant donné que le contexte se définit comme la liaison entre le temps et l’espace son évolution est naturelle ; nous devrions orienter sa mutation pour

38   Dictionnaire Le Robert 39   LAPIERRE (Éric),“Cut-Up Architecture. Vers l’unité de l’espace et du temps”, p.147 40   Dictionnaire Le Robert 41   Le Corbusier, Vers une architecture, p.15

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qu’il soit en mesure de condensé notre rapport au monde culturel et naturel. Mais voilà que le contextualisme primaire pousse à garder intact la contexture urbaine et architecturale. On est conscient que le monde change, mais on refuse que l’architecture puisse évoluer. Alors qu’on devrait relier, tisser, maintenant plus qu’avant, on se renferme dans nos préceptes. Pourtant la recherche de l’intégration totale d’un bâtiment à son contexte ne peut être que vaine, car le cas d’école totalement contextuel n’existe pas. En visant l’ultra-contextualité, nous courrons le risque de nous égarer et d’obtenir un résultat loin des objectifs qui avaient motivé notre démarche.

Crimes au nom d’une pseudo-contextualité Luis Angel Dominguez dénonce le fait que « face à cette situation pauvre et confuse on se vante d’une soit-disante «architecture contextuelle» qui n’a rien à voir avec l’architecture authentique intégrée et interprétée dans son contexte qui est certes, beaucoup plus complexe et compliquée, mais qui, elle, est de haute qualité. Il n’est pas nécessaire d’être bon observateur pour se rendre compte de l’habituel manque de considérations vis à vis du milieu et du contexte des nouvelles architectures. »42 Une démarche voulue contextuelle peut en effet se retrouver faussée par une tentative de généralisation. C’est cette situation paradoxale que décrit Éric Lapierre, « car on imagine plutôt qu’une attitude contextuelle devrait conduire à des solutions adaptée à chaque situation, « sur mesure », se confortant donc difficilement à un style reconductible. Mais, à la suite de Colin Rowe, et après avoir fait une lecture partiale d’Aldo Rossi, les adorateurs de la ville de pierre ont confisqué la question du contexte, la vidant de son sens en généralisant, dans des situations géographiques et historiques où elles n’ont que faire, des formes supposément traditionnelles qu’ils continuent de mettre en œuvre avec les moyens de production contemporains, les réduisant ainsi à leur dimension décorative. » 43 Il n’y a qu’à compter le nombre de maisons construites dans le monde, de Louveciennes dans les Yvelines à Los Angeles, dont le concept architectural est basé sur la copie du château de Vaux-le-Vicomte, chef-d’œuvre de l’architecture classique. Lorsque le mimétisme de l’environnement bâti est convoqué comme une fin en soi du

42  ANGEL DOMINGUEZ (Luis), Sur la nécessité du contexte dans le projet d’architecture, p.16 43   LAPIERRE (Éric),“Cut-Up Architecture. Vers l’unité de l’espace et du temps” 35


projet architectural, on obtient un bâtiment maladroit qui tente de répéter des morphologies vernaculaires avec obstination. L’architecture ne questionne plus, préférant se réfugier dans la répétition de formes connues avec une précision plus ou moins garantie. Cet attachement à la contextualité est aussi particulièrement visible dans les villes dont le côté traditionnel et pittoresque représente, avec l’internationalisation des voyages, un attrait touristique majeur. Prenons l’exemple de Paris, première destination touristique mondiale. L’entretien démesuré apporté à la fois au patrimoine et à l’image participe à la muséification de ville, alors même que ces immeubles haussmanniens, tout comme les grandes transformations urbaines qui ont précédées leur édification, étaient déjà une réponse à des questions urbaines et sociales. D’un côté les villes sont prises dans un mouvement cherchant à se montrer, à faire image aux yeux du monde entier (l’image de Paris, l’image de Rome) et cela répond à une recherche d’identité (où au moins d’identification) très présente actuellement ; d’un autre côte on s’aperçoit que ces images simplifiées sont souvent incapables de rendre compte de toute la complexité de la vie urbaine et de sa singularité. C’est un paradoxe. Cette manière de penser la ville amène à la production d’architecture canard - en référence au style décrit par Robert Venturi. Les bâtiments reflètent une image simplifiée, et dans certains cas publicitaire, de la ville ; on ne vend pas un produit, mais la ville entière. Ce que nous perdons avec cet avènement de l’ultra-contextualité, c’est la conscience du processus de conception architecturale qui doit être à la base d’une démarche éminemment contextuelle. Par exemple, lorsque nous nous intéressons à la reproduction artificielle de la ville de pierre, seule l’image finale du bâtiment compte. Ainsi, en entrant dans une intention de mimétisme du bâti environnant, on cherche à réutiliser les mêmes matériaux. Mais les ressources en matières premières fluctuant - certaines sont rares ou épuisées à tel endroit, alors qu’une une carrière, un gisement, un puits, a été ouvert à tel autre endroit -, on en arrive à des incongruités, comme faire parcourir plusieurs centaines de kilomètres à des matériaux pour la seule raison qu’ils ressemblent à s’y méprendre aux matériaux utilisés autrefois sur le territoire. Autrement dit, tout geste architectural devrait être en connaissance des transformations qu’il implique.

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2.

Enquete sur les modes du lien contextuel

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2.1

La conscience de la transformation En finir avec la pensée de l’objet neutre

L’acte de construction n’est jamais innocent et ne peut se concevoir sans la conscience de l’altération du milieu dans lequel il s’insère. Cette transformation, éminemment contextuelle, est effective sur plusieurs échelles et à différentes temporalités. À ce sujet, et dans un paragraphe intitulé « Responsabilité des transformations », Frédéric Bonnet nous explique que « l’architecture est toujours une transformation. Il y a un avant, il y a un après. Elle est une altération des lieux. Transformer implique d’assumer les effets éventuels de ces modifications, de ces déplacements de matière, mais aussi de la manière dont des usages deviennent possibles, et des mouvements de l’imaginaire. »1 Nous proposons ici un développement en deux parties qui s’établit en prolongement de la distinction entre matière et individu suggérée par F. Bonnet.

La matière : extraction, transformation, transport, mise en œuvre Par ces mots commençait Xavier Bonnaud une leçon sur la relation entre l’architecture et l’environnement : « l’Homme modifie son environnement depuis 10 00 ans et c’est rendu petit à petit capable de maîtriser le milieu naturel, de le transformer, de le déformer »2. Et, d’après Marc Mimram, « cette transformation trouve son origine dans l’usage même de la matière : de l’extraction du minerai au façonnage de la tôle d’acier, de l’exploitation forestière aux structures en bois lamellé-collé, de la carrière de concassage aux ossatures en béton armé, des mines de bauxite aux profilés d’aluminium extrudé. Partout le grand paysage est façonné par ce processus industriel qui place la construction au centre de cette transformation.»3 Car le projet construit se trouve bien être la concrétisation de ces transformations successives appliquées au milieu naturel.

1  Bonnet (Frédéric), « Architecture des milieux », Le Portique [En ligne], 2010, mis en ligne le 06 août 2010, consulté le 19 avril 2015. URL : http://leportique.revues.org/2493 2  BONNAUD (Xavier), Dans une série de cours introductifs donnée aux étudiants de 1ère année à l’ENSACF, 2011 3   MIMRAM (Marc), Dans la rubrique « Présentation de l’agence », consulté le 28 décembre 2015. Accès au site : http://www.mimram.com/

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Ré-enchanter le monde, l’Architecture et la ville face aux grandes transitions Philippe Madec 2014

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L’architecte, comme tout acteur social du territoire, ne doit pas être dans le déni mais se doit au contraire d’être conscient de la responsabilité qui lui incombe dans la relation de l’édifice au territoire... et à ses habitants. En effet, agir sur un espace, c’est aussi toucher les personnes qui s’y trouvent. C’est ce que l’œuvre photographique de l’artiste chinois Liu Bolin exprime ; Cancer Village questionne le rapport de force qu’initie la construction d’une industrie avec une forte empreinte écologique, en termes de répercussions sur le paysage, sur la qualité de l’air, sur la productivité des surfaces cultivées, sur la santé des habitants et des travailleurs présents sur ou autour du site, etc.

L’individu (le corps et l’esprit) : besoin, usage, comportement, imaginaire Une des raisons premières de l’acte de conception architectural est de répondre à un besoin exprimé par des individus et d’offrir l’espace de déploiement des usages associés. L’architecture, dans son interrelation avec le corps et l’esprit, impacte donc sur l’évolution de nos modes de vie. En cela, et pour reprendre l’expression de M. Mangemation nous pouvons affirmer que « l’architecture est un art social existentiel »4. Les grandes périodes de bouleversements urbains

Target, Cancer Village Liu Bolin 42Galerie Paris-Beijing 2014,

- des grands travaux haussmanniens aux rénovation des grands ensembles n’ont-elles pas dans leur ADN la volonté d’hygièniser la ville ? D’ailleurs le but des cités-jardins était aussi de diminuer les maladies et l’alcoolisme dans la population. Cette considération sociale continue de nourrir le discours des architectes. Ainsi, Jean Renaudie affirme que « l’architecture ne peut être innocente : elle a une certaine influence sur les comportements et donc sur l’établissement des relations sociales »5. Pour Jean-Pierre Crousse de l’agence Barclay and Crousse, « l’architecture est la production d’espaces qui servent à améliorer la qualité de vie et à dignifier l’Homme »6. Enfin certaines architectures, notamment phénoménologiques, contribuent nettement à la production d’un paysage imaginaire qui invite à la réflexion, pose question, ou renvoie à la mise en alerte de nos sens. Car concevoir c’est aussi ouvrir des dimensions du contexte qui n’étaient pas visibles. En construisant à tel endroit, on fait découvrir quelque chose qui n’était pas forcément visible avant. 4   MANGEMATIN (Michel) et YOUNÈS (Chris), Donner lieu, Archibooks, Juin 2010, 184 p. 5  BUFFARD (Pascal), Jean Renaudie, Paris : IFA ; Carte Segrete, 1992 6   SAAVEDRA (Miriam) et CIGARINI (Tommaso), Entrevista a Sandra Barclays et JeanPierre-Crousse, Vidéo, 19 juillet 2012

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Le projet Antoine, représenté sur la page de droite, me semble intéressant à évoquer à ce stade de la réflexion. Certes, ce n’est pas la référence architecturale la plus remarquable de la production contemporaine. Ce n’est pas non plus un projet qui exprime un aboutissement conséquent sur la question des matériaux. Non. Mais c’est un petit projet qui condense à lui seul, sans prétention, un certain nombre de questions autour de cette thématique des transformations induites par toute intervention architecturale. Conçu par les architectes genevois de Bureau A, il est directement inspiré des écrits de Charles-Ferdinand Ramuz, un des plus importants écrivains suisses. Les montagnes ont le pouvoir de convoquer des sentiments de fascination et de peur en même temps. La crainte et l’angoisse auxquelles ce paysage monumental appelle se reflète dans le roman Derborence, lequel décrit l’énorme éboulement qui recouvrit les pâturages de la vallée de Lizerne en 1714. Antoine, le personnage principal, survit sept semaines sous les rochers avant de parvenir à atteindre son village. «Architecture-paysage» dans un «paysage monumental», l’œuvre est caractérisée par son mimétisme paysager et se réfère à la longue tradition suisse de bunker. Déjà décrite par le philosophe français Paul Virilio en 1975, l’architecture militaire guidée par les principes de camouflage a, pendant longtemps, fasciné les architectes. Le projet dévoile alors un certain potentiel imaginaire. Lorsque le voyageur approche, il est intrigué : s’agit-il d’un rocher ? Ou d’une œuvre de land-art ? L’environnement dans lequel il s’insère, comme un objet apparemment délicatement posé, change : en fonction des saisons l’épais manteau neigeux qui le recouvre est susceptible de disparaître. Contrairement à ce qu’elle laisse imaginer à première vue la petite cabane est totalement indépendante des ressources naturellement présentes sur le site car réalisée en bois puis recouverte de béton projeté ; son transport jusqu’au lieu d’implantation s’est effectué en camion, puis une grue a finalement permis de déposer la sculpture habitée dans la position prévue. L’espace intérieur est assez grand pour la vie d’un homme, et l’objet se révèle être un refuge alpin, une sorte d’existenzminimum où l’on peut entrer librement et se cacher et donc quelque peu subversif dans son utilisation. Bureau A nous livre donc ici une vision originale du contexte alpin, en mesure peut-être de changer notre propre regard sur une chaîne montagneuse qui n’est pas toujours un endroit calme de promenades.

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Antoine Bureau A 2013

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2.2

Herméneutique du réel Un double degré d’interprétation

Le contexte comme collage mental Comme nous avons pu l’expliciter, le contexte est une mise en relation. Mais celle-ci n’est pas l’œuvre d’un phénomène naturel indépendant et intouchable. Non, la notion de contexte n’est pas innée mais représente plutôt le résultat d’une construction sociale patiente. « Le contexte n’est pas un fait [...] (c’est) une image qu’il incombe à l’architecte de construire »7 annonce Éric Lapierre. C’est également une des caractéristiques les plus essentielles exprimées par Tschumi : « même si, en général, les architectes distinguent clairement ce qui est donné -le contexte- et ce qui est conçu -le concept-, la relation n’est pas si simple. Au lieu d’être quelque chose de donné, le concept est quelque chose de défini par l’observateur [...] Le contexte n’est pas un fait ; il est toujours le résultat d’une interprétation. »8 On se rapproche ainsi de l’idée du concept d’ «image mentale» - le fait d’associer un mot, par exemple la désignation d’un milieu, à une projection imagée des qualités de ce milieu. D’ailleurs, à son origine au XIIe siècle, le mot « image » se réfère à « l’évocation dans le discours d’une réalité différente de celle à laquelle renvoie le sens propre d’un texte, mais qui reste reliée à elle par une relation d’analogie ; la locution «faire image» correspond à «évoquer quelque chose» »9. Dans une série de collages, l’artiste argentin Antonio Berni raconte l’histoire fictive d’un garçon nommé Juanito. Il y exprime ces péripéties dans la ville et dans sa vie. À travers ce personnage candide et aventurier, l’artiste nous livre sa propre vision de sa Buenos Aires natale. C’est d’ailleurs en récupérant des ordures que Berni alimentent ses compositions. Les composantes urbaines constituent à la fois le moyen de réalisation de ces œuvres et leur fin représentative. Ce travail d’assemblage existe également en architecture : un film, une musique, ou un parfum peuvent entrer dans le contexte d’une ville et constituent autant de données susceptibles d’être convoquées par l’architecte. 7   LAPIERRE (Éric),“Cut-Up Architecture. Vers l’unité de l’espace et du temps”, p.148 8  Bernard Tschumi, Event-Cities 3 : Concept vs. Context vs. Content, 2005, p.1 9   Dictionnaire linguistique Le Robert, 2010

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Série Juanito et Ramona Antonio Berni 1960, Exposition Malba

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Dès lors, de multiples influences s’exercent sur la conception d’un projet : « Ce travail d’élaboration est essentiellement pluridisciplinaire. Il se nourrit de quantité d’analyses et d’observations extérieures au champ propre de l’architecture. Ce sont les phénomènes de société liés à la problématique du programme et du site qui influent sur un projet. Selon qu’il est plus ou moins ouvert à d’autres disciplines et qu’il adopte une attitude politique plus ou moins engagée, un architecte intégrera ou non à son propos ces données externes. Il prendra ou non en compte des éléments qui ne sont pas explicitement précisés dans le cahier des charges mais sont en fait tout aussi importants. »10 Le travail mené par Antonio Berni est susceptible d’être rapproché des réalisations du groupe Archigram, très prolifique entre 1961 et 1974. Conscients de ces mécanismes de construction d’image mentale, ils présentent dans une affiche l’Enviro-pill, une « proposition spéculative de pilule pour déclencher l’architecture ou des environnements virtuels et imaginaires dans l’esprit » 11. D’où le jeu avec ces lignes qui partent des yeux comme miroirs de l’âme. Dans une précédente affiche de Ron Herron, réalisée un mois plus tôt, le slogan « IT’S IN THE MIND in the mind in the mind, in the mind mind mind » ressort ; le contexte serait une vue de notre esprit. Et Peter Cook de compléter Until you make it happen (soit « jusqu’à ce que ça arrive », 1970).

Le concept de sémiosis illimitée Le terme «contexte» admet une variété d’acceptions ; c’est ce qu’on nomme « semiosis illimitée ». Dans un ouvrage intitulé Les limites de l’interprétation, Umberto Eco affirme que « d’un côté, on assume qu’interpréter un texte signifie mettre en lumière la signification voulue par l’auteur ou, en tout cas, sa nature objective, son essence qui, en tant que telle, est indépendante de notre interprétation. D’un autre côté, on assume que les textes peuvent être infiniment interprétés. »12 Le parallèle avec l’architecture est cohérent ; Tschumi évoquant « la diversité voire l’infinité d’interprétations possibles d’un contexte »13. 10  Michelin (Nicolas), Avis, propos sur l’architecture, la ville, l’environnement, p.25 11   D’après le titre de l’affiche : « Speculative proposal for a pill for inducing architecture or virtual and imaginary environments in the mind. » (nous traduisons) 12  Eco (Umberto), Les limites de l’interprétation, p. 127

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Enviro-pill, It’s my choice Ron Herron Mai 1969, Los Angeles

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Dans Pierre Ménard auteur du Quichotte, Borges raconte l’histoire d’un écrivain imaginaire qui a pour projet de réaliser une ré-écriture exacte, mot pour mot, de Don Quichotte. L’emploi du castillan archaïque, langue d’origine de l’œuvre devient anachronique et maladroit sous la plume de Pierre Ménard. La traduction littérale est quant à elle rendue impossible, le sens des mots employés par Cervantes ayant changé. Ménard comprend que sa tâche est vaine. Pourtant, il ne s’agit pas de dire que telle interprétation du contexte est bonne par rapport à telle autre. Un des premiers objectifs est alors de rompre avec la pensée de la solution unique, qui serait la plus juste.

Une interprétation toujours sélective En outre, l’image que l’on se construit d’un contexte est toujours partielle, renforçant pas la même la liberté interprétative décrite. Le contexte est partout à tout moment ; ce qui est surprenant c’est qu’en général nous croyons voir une chose qui est le contexte, mais en réalité il y a beaucoup d’éléments qu’on n’est pas en train de voir, ou qui ne sont pas perçus dans l’absolu. Il en devient impossible de séparer le sujet de l’objet ; comme individus nous considérons les situations, nous considérons les alentours d’une chose pour pouvoir la signifier, chacun d’une manière particulière et distincte. Car le contexte est toujours le résultat d’une interprétation sélective de données réelles : « prendre position par rapport à lui consiste à réduire sa complexité réelle à une série de caractéristiques qui composent une image au sein de laquelle prendra place un nouvel objet architectural »14. Ce constat n’est pas le signe d’une incompétence des architectes. Il faut faire un choix. On ne peut pas prendre en compte toutes les données. Le climax de cette sélection est atteint lorsqu’un architecte ne retient de sa lecture du contexte qu’une seule caractéristique marquante. Par exemple, à Téhéran, l’architecte néerlandais Hamed Khosravi ne prend en compte (que) le mur. L’idée initiale de son projet est dérivée de la lecture particulière de l’essence de l’architecture islamique iranienne, qui est liée à la monumentalité non-figurative. Peut-être que dans ces circonstances il vaut la peine, pense-t-il, de repenser la signification du mur, comme cadre et dispositif,

13  TSCHUMI (Bernard), Event-Cities 3 : Concept vs. Context vs. Content, p.2 14   LAPIERRE (Éric) « Cut-Up Architecture. Vers l’unité de l’espace et du temps », p.3

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Vue du site, Concours Golgasht d’espace public Hamed Khosravi et Matteo Mannin 2014, Téhéran, Iran

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pour récupérer une identité socio-politique dissoute. En contemplant l’idée d’une ville définie par ses bords, H. Khosravi révèle alors un processus urbain alternatif basé sur l’intégration, et non sur l’exclusivité. Ce phénomène interprétatif particulier pour chaque personne est exprimée dans l’exposition Being Rem Koolhaas, dans laquelle PKMN architectures propose de voir le monde à travers le regard de l’architecte néerlandais : « Ils nous demandent d’être comme lui, de faire comme il fait, mais ... Qui est-il ? Nous vivons à l’ère du spectacle, du collage, du virtuel, de la fiction... Nous vénérons des choses pensantes - que souvent nous ne connaissons pas pour des choses que nous ne connaissons pas. Nous pouvons vivre à travers mille vies et être une centaine de personnes à la fois. Aimeriez-vous être Rem Koolhaas ? 01 Prenez le masque. 02 Mettez-le sur votre visage. 03 Regardez vous dans le miroir. 04 Soyez Rem Koolhaas ! »15

Réduction et production « Le contexte culturel, le contexte historique, le contexte politique, le contexte local, le contexte archéologique, ne sont rien que des «contraintes» ! » affirme ironiquement Bernard Tschumi, avant d’ajouter que « le contexte est amusant pour les architectes »16. Le contexte ne doit pas être perçu comme quelque chose d’exclusivement contraignant : « disons que le contexte est toujours réduction, c’est-à-dire réductif, mais il peut aussi être productif. Si nous n’avions aucun types de réduction il est probable qu’à aucun moment nous puissions faire quelque chose de productif »17. Pourtant, il pourrait arriver que le potentiel qui émane de la liberté interprétative soit restreint par une lecture préméditée du contexte basée sur la répétition.

15  « They tell us to be like him, to do as he does, but …Who is he? We live in the age of the spectacle, the collage, the virtual, the fiction... We adore beings-things often unknown by things often unknown. We can live through thousand lives and be hundred persons simultaneously. Would you like to be Rem Koolhaas ? 01 Hold the mask. 02 Put it on. 03 Look at the mirror. 04 Being Rem Koolhaas ! » (nous traduisons) 16  TSCHUMI (Bernard), Event-Cities 3 : Concept vs. Context vs. Content, p.10 « Cultural context, historical context, political context, local context, archeological context, are nothing but «constraints»! [..] «Context is funny for architects!» (nous traduisons) 17   LAPIERRE (Éric) « Cut-Up Architecture. Vers l’unité de l’espace et du temps », p.3

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Being Rem Koolhaas PKMN architectures

Depuis octobre 2010, Exposittion

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Umberto Eco affirme que « pour lire de manière soupçonneuse le monde et les textes, il faut avoir élaboré une quelconque méthode obsessionnelle »18. Puisque « l’architecte superpose ses calques pour cerner progressivement son projet »19, il est en théorie susceptible de s’enfermer dans ses préceptes au point de convoquer pour chaque projet les mêmes calques. Cet enfermement conduirait d’une part à la mise en place d’une même lecture pour des contextes différents, et d’autre part nierait l’évolution permanente du contexte. Pour ne pas appartenir à cette catégorie, l’architecte doit porter une attention particulière et surtout renouvelée ; il doit ainsi se laisser la possibilité de compléter voire de transformer sa lecture d’un contexte donné au fil du temps.

De la variété d’interprétations à la pluralité des postures adoptables

2.3

La relation entre le projet et le contexte La Règle des relations possibles

Dans Event-Cities 3 : Concept vs. Context vs. Content, Tschumi procède à une déconstruction méticuleuse du rapport préconçu qui a longtemps lié l’architecture à son contexte. Cet éclatement marque une désacralisation de la recherche de l’ «intégration réussie», et constitue une ouverture des postures adoptables. Il n’est plus inné que la « réussite » d’un bâtiment puisse seulement se juger à sa seule inscription de celui-ci en continuité de l’existant : « le but de l’architecture n’est pas forcément de s’adapter au contexte. » On en arrive au point d’une corrélation complexe, multiple, et parfois ambiguë entre architecture et contexte.

Le contexte admet un deuxième niveau d’interprétation. En effet, plusieurs relations peuvent unir l’architecture à l’image contextuelle construite. Nous nous proposons d’étudier les écrits de Bernard Tschumi dans un premier temps, avant de prolonger l’étude vers la théorie du Cut-up d’Éric Lapierre.

Le contexte devient le concept

Conceptualisant le contexte

Indifférence

PROJET

CONTEXTE

Réciprocité Conflit

Programme

Concept

Contextualisant le concept Le concept devient le contexte

Représentation des manières à travers lesquelles le projet et le contexte peuvent être reliés ; d’après Event-Cities 20

18   ECO (Umberto), Les limites de l’interprétation, p.220 19  MICHELIN (Nicolas), Avis, propos sur l’architecture, la ville, l’environnement, p.21

VARIATION DE LA PROFONDEUR DE CHAMP CONTEXTUELLE

INCIDENCE SUR LE PROJET

20  TSCHUMI (Bernard), Event-Cities 3 : Concept vs. Context vs. Content Mise au point faite sur un horizon infini

L’architecture n’entretient aucune relation ontologique avec le lieu

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55 Rupture entre architecture et lieu


B

ernard Tschumi est architecte et professeur. Connu initialement comme théoricien, il a écrit et publié The Manhattan Transcripts (1981) et Architecture and Disjunction (MIT Press, 1994). En 1983, il a gagné le concours pour le projet du Parc de La Villette à Paris. C’est aussi au cours de cette même année qu’il crée son agence d’architecture à Paris, puis, en 1988, il en ouvre une seconde à New York. Il a été un des trois finalistes retenus par le Musée d’Art moderne de New York pour en projeter l’extension. A partir de 2001, il signe la conception de trois grands musées, à savoir le Musée d’Art Africain à New York, le Musée de l’Acropole à Athènes, ainsi que le Musée d’Art Contemporain de Sao Paulo, tous résultant de concours internationaux.

Tschumi considère dans un premier temps et d’une manière bien conventionnelle qu’ « aucune architecture ne peut exister sans prendre en compte ce qu’il y a autour »21. Mais, au sein de ce polyèdre, l’architecte et théoricien développe, en ayant recours à une présentation presque scientifique, les différents types de relation qui peuvent unir le concept, le contexte et le contenu (ou fonction, programme). Tschumi en distingue trois, à savoir l’indifférence, la réciprocité, et le conflit. Le but de l’architecture n’est pas forcément de s’intégrer au contexte (genius loci) ni de le rejeter (table rase) mais réside plutôt dans des rapports plus nuancés. Les écrits de B. Tschumi n’étant, de par sa propre décision, pas traduits en français, il apparaît nécessaire d’éviter des approximations hasardeuses de traduction qui mettraient en péril leur compréhension. Le terme « indifférence » est ici employé lorsqu’ « une idée et sa situation s’ignorent totalement -un type de collage accidentel dans lequel ils coexistent mais n’interragissent pas. Le résultat peut être autant des juxtapositions poétiques que des impositions irresponsables »22. La « réciprocité » correspond quant à elle à une situation « où le concept et le contexte interagissent intimement, se complétant, paraissant se mélanger en une seule entité continue sans fractures »23. Enfin, Tschumi parle de « conflit » quand « le concept architectural est clairement positionné en contradiction avec le contexte, dans une bataille d’opposés qui les oblige à négocier leur propre survie »24.

Cette inter-relation entre concept et contexte est d’ailleurs présentée par B. Tschumi dans deux paragraphes distincts à la fin de son ouvrage : «conceptualiser le contexte» et «contextualiser le concept». Ainsi, une des solutions possibles, lorsqu’on découvre un territoire qu’on ne connaît pas dans le cadre d’un projet, est de conceptualiser le contexte. Il s’agit en d’autres termes d’étudier le site de projet, d’en trouver la particularité, et de dérouler le fil conducteur du projet à partir de cet élément caractéristique remarqué : « Le contexte devenant le concept. Le contexte se conceptualise à l’extrême : le projet transplante littéralement, l’environnement [...] Le contexte devient le concept du projet, ou le contraire ? Concept et contexte sont alors interchangeables. » 25 Au sein de ce polyèdre consacré à la thématique autour des trois notions de ‘‘concept, contexte et contenu’’, c’est ici la troisième partie «Contenu versus Contexte(s)» qui nous intéresse plus particulièrement. Tschumi y développe les conflits pouvant avoir lieu lors de la projection d’un édifice sur un site particulier. La question de la relation entre l’édifice et le contexte est alors abordée selon un point de vue social, écologique et politique : « La construction d’un aéroport dans une réserve écologique, ou d’un centre commercial dans un centre historique sont des exemples communs de juxtapositions polémiques entre contexte et contenu. »26 Or Tschumi nous explique que la relation qui unit le contenu et le contexte du projet ne peut pas uniquement être envisagée que sur la base d’une interaction intime, comme si les deux entités paraissaient « se mélanger en une seule entité continue sans fractures »27. Tschumi nous interroge, nous dresse le contour de ces questions, mais s’abstient de défendre en particulier un des cas de figure. Dans ses propos, il fait aussi explicitement référence à la posture d’Éric Lapierre, qu’il semble taxer d’un certain dogmatisme.

Le terme «réciprocité» pourrait donc être remplacé par « contextualité » ; alors que l’indifférence et le conflit expriment tout deux la décontextualité.

21-27  Ibid.

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57


Indifférence

PROJET

CONTEXTE

Réciprocité Conflit

2.4

Programme

Entre la cohérence interne et la réponse au contexte

Concept

L’Unité par le Cut-up

Contextualisant le concept Le concept

Contrairement à Tschumi, E. Lapierre clarifie clairement sa position : l’intégration devient le contexte au contexte est un impératif et celle-ci implique la recherche de l’unité. Le mimétisme autant que la déconnexion totale avec le lieu sont écartés ; le but que doit atteindre l’architecture ne situe pas dans ces postures.

VARIATION DE LA PROFONDEUR DE CHAMP CONTEXTUELLE

Mise au point faite sur un horizon infini

INCIDENCE SUR LE PROJET

L’architecture n’entretient aucune relation ontologique avec le lieu

Rupture entre architecture et lieu Grande profondeur de champ

Mise au point faite sur le contexte immédiat

Création de l’unité recherchée entre l’architecture et son contexte

Architecture littéralement mimétique

Représentation de la fabrication de l’image contextuelle ; d’après Cut-Up Architecture 28

28  LAPIERRE (éric), Cut-Up Architecture, Vers l’unité de l’espace et du temps

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Wire and broken plate pieces Jennyfer Leny-Lunt 1989, Maison Martin Margiela Fall

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É

ric Lapierre est architecte, auteur d’ouvrages sur l’architecture contemporaine et enseignant à l’école de Marne-la-Vallée. Il se place comme défenseur d’une architecture à la fois sobre et singulière, dans l’ère de son temps et durable. On comprend alors toute la réflexion condensée dans chacune de ses œuvres, et qui émane de ce qu’il nomme « une contradiction stimulante ».

« N’en déplaise à Colin Rowe, la question du contexte n’est pas une question gesaltienne de forme et de fond. Le supposé conflit entre l’objet architectural isolé et l’espace dans lequel il se trouve n’existe pas, l’échec de nombreux projets reposant sur la seule correspondance de la forme et du fond est là pour le montrer, quand les réalisations de Schinkel dans le centre de Berlin, par exemple, nous montrent la réussite d’une ville composée d’objets non mitoyens par exemple. »29 Comme Tschumi, Éric Lapierre se livre à la désacralisation de l’insertion dans le site, qui ne constitue pas un objectif en soi. Il insiste alors sur le fait que la plupart des paysages sont en devenir, et qu’ils évoluent en fonction des développements de plus en plus rapides, comme les périphéries de villes par exemple. Pour Éric Lapierre, l’architecture doit former une unité avec son contexte. Dans «Principes de contre-renardie», Michel Onfray développe treize figures d’architectes. Il y livre une vision cynique de la profession : « L’architecture d’architecte colle, cite, coupe, taille dans le grand corpus de l’histoire de la discipline, mais aussi dans celui, plus désolant, des productions contemporaines. La reproduction sature le marché au détriment, évidemment, de l’invention. »30 Cela conduirait à l’obtention d’un «sous-style général» qui produit des «quartiers ou bâtiments hideux dès le changement de décennie». Lapierre précise que son principe d’unité s’oppose au «contextualisme primaire fondé sur le mimétisme formel»31.

pour ancrer le projet dans une démarche authentiquement contextuelle. En effet, ils ne doivent ni être des «bâtiments mimétiques non critiques», ni des «bâtiments spectaculairement en rupture». « Le cut-up, en sédimentant et recomposant les éléments d’un ou plusieurs textes pour en créer un nouveau d’un niveau de complexité et d’une profondeur temporelle supérieurs à ceux des deux premiers, constitue un modèle pour une architecture à la fois forte et authentiquement contextuelle. » 32 Dans ce texte, Lapierre développe alors le collage comme technique de conception permettant de parvenir à cette unité recherchée. Le collage se définit comme l’ « œuvre composée par la réunion en un seul espace d’éléments séparés provenant de sources différentes »33. Il se rapproche en cela des expérimentations textuelles menées par Brio Gysin et William S. Burroughs : « en une seule venue, le nouveau bâtiment, par l’ensemble de ses dispositifs - composition, forme, type, espace, ambiance, etc. - met en œuvre une forme cohérente et un ensemble de relations possibles avec le contexte proches ou lointain. »34 Enfin, « le bâtiment apparaît alors comme un alliage intime et nouveau entre l’histoire, universelle, de l’architecture, et la réponse, conjoncturelle, à un contexte physique. Cet alliage est la condition pour que construction et contexte se renforcent mutuellement. Ce renfort mutuel mérite d’être poursuivi, car c’est par cette agglomération de la réalité en un tout indissociable que l’architecture parvient à condenser du temps dans l’espace, et à maintenir ainsi son caractère foncièrement collectif.» 35

Au contraire, le bâtiment doit être une architecture affirmative, forte et intelligible afin de donner le sentiment d’avoir toujours été là ; il ne doit pas se dissoudre dans le contexte. Cependant, ces conditions ne suffisent pas

29  LAPIERRE (éric), Cut-Up Architecture, Vers l’unité de l’espace et du temps, p.149 30  ONFRAY (Michel), «Principes de contre-renardie», dans BOUCHAIN (Patrick), Construire autrement : Comment faire ?, Actes Sud, 2006, p.137 31  LAPIERRE (éric), Cut-Up Architecture, Vers l’unité de l’espace et du temps, p.150

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32  LAPIERRE (éric), Cut-Up Architecture, Vers l’unité de l’espace et du temps, p.151 33   Le Robert, 2010 34  LAPIERRE (éric), Cut-Up Architecture, Vers l’unité de l’espace et du temps, p.151-152 35  Ibid., p.152

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3.

Exploration des tensions a l'oeuvre dans ces relations

62

63


Hypothèse (largement contredite par la suite) de représentation du rapport au contexte... Physique

Virtuel

Site

Environnement

Visible

Non-visible

Adaptation

Adoption

Ancres

Passeurs

Palpable

Impalpable

Témoin

Acteur

Au départ, pour prolonger le travail d’ Éric Lapierre et son concept de «profondeur de champ», il nous a paru intéressant de lister un certain nombre d’ambivalences en mesure chacune de caractériser une partie de la construction du lien contextuel, avant de les étudier une par une. Celles-ci se dressent sous la forme d’une liste, présentée sur la page de gauche. Mais au final il se trouve que la poursuite de ce travail n’est pas fondée, puisque les distinctions faites ne sont pas toujours évidentes à assumer. Par exemple, le climat est-il palpable ou impalpable ? De-même peut-on le considérer comme visible ? Nous décidons alors d’assumer les croisements multiples qui s’opèrent et d’étudier la qualité de ce lien contextuel à travers quatre postures et mouvements canoniques. En retraçant la genèse du questionnement, nous espérons comprendre le rapport qu’entretient à chaque fois l’architecture avec le contexte. Assume-t-elle le fait que sa contextualité ne puisse être que partielle ? Quels données prend-elle particulièrement en compte ? Alors, prenez le masque, et ...

VOYEZ À TRAVERS LEURS YEUX !

(du changement)

Temps PASSé

Présent

Futur

Espace ICI

F 64

U

C

K

CONTEXT

SH

Ailleurs

U

C

K

CONTEXT

Le Corbusier

Mario Botta

Rem Koolhaas

Frédéric bonnet

1887-1965

1943-

1944-

1965-

65


3.1

Le mouvement moderne L’aboutissement des révolutions politiques et sociales « Nous sommes dans une période de construction et de réadaptation à de nouvelles conditions sociales et économiques. Nous passons un cap. [...] En architecture, les bases constructives anciennes sont mortes. On ne retrouvera les vérités de l’architecture que quand des bases nouvelles auront constitué le support logique de toute manifestation architecturale. Vingt années s’annoncent qui seront consacrées à créer ces bases. Période de grands problèmes, période d’analyse, d’expérimentation, période aussi de grands bouleversements esthétiques, période d’élaboration d’une nouvelle esthétique. »1

Forts de leurs constats sur l’inadaptabilité de la ville médiévale, les modernistes prônaient la table-rase comme méthode de re-production de l’urbain. A Paris par exemple, Le Corbusier propose en 1925 le plan Voisin, qui s’établit en lieu et place du centre historique de la capitale. C’est une proposition utopique basée sur la résolution globale et directe des problématiques mises en lumière. Le Corbusier dénonce l’inadaptabilité de la ville médiévale à l’arrivée des voitures. Ce travail sur la rue œuvre en outre vers une hygiénisation de l’habitat, en accordant une place prépondérante au passage de l’air et de la lumière naturelle. Le Corbusier exportera cette même idée dans d’autres grandes métropoles mondiales et notamment à Buenos Aires, dans les années 50 ; il y exprimera les mêmes intentions : « Il faut tuer la rue corridor ! ». D’aucuns peuvent alors s’interroger sur la prise en compte du contexte dans les projets modernistes : que reste-t-il des traditions, de la culture, et du paysage urbain passés alors qu’est prônée la mise en place d’un nouveau modèle, radical et global ? Pourtant, le modernisme met en exergue un aspect important, celle de la double métamorphose entre l’architecture et le contexte, car l’aventure de la modernité était de changer la ville. Pour cela on commençait à être mis en place des plans urbains, et des logements sociaux. En effet, le discours des modernistes acte le changement du monde, auquel l’architecture doit s’adapter.

1  Le Corbusier, Vers une architecture, p. 27

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Or l’architecture transfigure, fait passer des choses latentes vers l’existant. C’est donc enfin par l’architecture que le monde pourra se transformer. L’évolution de l’Architecture moderne est alors susceptible d’être considérée comme un fait social, lié au projet de modernité et par conséquent proche des Lumières. Elle est l’aboutissement des révolutions sociales et politiques. Le Mouvement moderne est aussi une résultante du développement industriel tant il est vrai que les possibilités des nouveaux matériaux comme le fer, l’acier, le béton et le verre ont conduit à l’invention de nouvelles techniques de construction. Au Brésil, Oscar Niemeyer lutte lui-aussi pour le changement efficace de la société et des dynamiques politiques : « Notre architecture moderne reflète les contradictions de la société dans laquelle nous vivons et avec lesquelles elle s’est développée. Face à des clients qui ne s’intéressent pas aux problèmes d’une économie du bâtiment et à une administration qu’effraient les plans de dimension nationale et les projets de construction de grande envergure, notre architecture est contrainte de fonctionner sur un principe d’improvisation [...] »2. Puis, en France, l’esprit soixante-huitard met l’accent sur le social et le politique. Les événements associés constituent l’une des ruptures marquantes de l’histoire contemporaine française, caractérisés par une vaste révolte spontanée antiautoritaire, de nature à la fois culturelle, sociale et politique, dirigée contre la société traditionnelle, le capitalisme, l’impérialisme et, plus immédiatement, contre le pouvoir gaulliste en place. En architecture, comme dans la plupart des domaines qui impliquent la création, l’important est alors de revendiquer, et la pratique de la conception est invitée à devenir un acte engagé, presque militant. C’est peut-être cette même prise en compte des questions politico-sociales qui demeurent encore aujourd’hui dans la production architecturale en France. En effet, les étudiants d’aujourd’hui n’ont pas connu cette période de remise en cause profonde, mais celle-ci reste inscrite dans les enseignements présents à l’École. On le retrouve aussi dans le discours des architectes. Thomas Bonnet est co-fondateur de l’agence Topos Architecture basée à Nantes (Loire-Atlantique), et il raconte comment la manière de penser l’architecture a été influencée par ce que l’on nomme «Mai 68» : « J’ai passé mon diplôme en 1981, donc toutes ces années-là ont été marquées par des enseignements exercés par des profs

2  NIEMEYER (Oscar), Discours à Brasilia, 1950 3   DELPORTE (Anthony), « Le plaisir de l’œuvre construite», Entretien avec T. Bonnet, 2014

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issus des Beaux-Arts et de la génération ‘68. Donc beaucoup de théorie - à Nancy ils étaient assez forts là-dessus. J’ai été marqué par un enseignement notamment, de Philippe Boudon, qui expliquait qu’une des grilles de lecture de l’architecture étaient les vingt échelles, je me souviens de ça. Alors il y avait l’échelle constructive, l’échelle humaine, l’échelle symbolique,...etc. Donc ça je trouve que c’était un enseignement théorique intéressant. » 3

3.2

Régionalisme critique et Genius Loci Un témoignage de l’histoire et de la mémoire du site « Je me permets d’insister sur cette relation entre l’architecture et le contexte, dans laquelle on ne cesse de donner et de recevoir. Je ne peux les imaginer l’une sans l’autre. De même, je ne peux concevoir d’élaborer un projet d’architecture indépendamment d’une géographie, d’un site. J’irai même jusqu’à soutenir que l’architecture est bien plus que la discipline qui consiste à construire dans un lieu, c’est la science de la construction même des lieux, au sens où elle prend possession de la terre, elle lui donne forme, elle en devient la matrice. » 4

M

ario Botta est un architecte suisse né le 1er avril 1943 à Mendrisio. Sa famille est originaire de Genestrerio, dans le Tessin. Il quitte l’école à 15 ans et entre comme apprenti dans l’atelier de Tita Carloni et Luigi Camenish en 1958 pour se familiariser avec le dessin. De 1964 à 1969, il réalise un séjour à Venise et découvre trois architectes qui ne vont cesser de l’influencer par la suite : Le Corbusier, Louis Kahn et Carlo Scarpa. D’ailleurs il va choisir Scarpa pour diriger sa thèse. Ce choix intervient à une époque où la pensée de Le Corbusier triomphe tandis que Scarpa est qualifié de néo-organique, de passéiste. Son apprentissage culmine avec une maîtrise en architecture à l’Université de Venise. De Scarpa, il va acquérir une connaissance accrue des grands mouvements architecturaux italiens ainsi qu’une maîtrise des matériaux comme la pierre ou la brique : la qualité de leur texture, de leur couleur, de leur mise en œuvre, leur capacité à souligner une architecture,...

68

Les architectes du Tessin sont les détenteurs principaux de cette culture du site, de cette attention particulière portée aux données visibles du contexte. Avec Livio Vacchini (1933-2007), Aurelio Galfetti (1936-) et Luigi Snozzi (1932-), parfois surnommés les «mousquetaires de l’architecture», ces quatre architectes ont en commun cette région suisse qui influença leur travail respectif de par ses montagnes et ses lacs. Botta se réfère souvent au Tessin, le considérant comme une «création architecturale en soi» : « ses plans d’eau constituent une base horizontale sur laquelle s’insère la verticalité de ses vallées et de ses montagnes »5. Pour lui, le Tessin se résume en deux mots : «Sentiments et Raison». L’architecte tessinois a beaucoup appris des autres architectes et ne se contente pas simplement de recopier une idée, mais de la réinterpréter pour se l’approprier. Il a donc su incorporer et retranscrire à sa façon les œuvres des architectes passés pour poser les bases d’une architecture intemporelle, qualifiée de «millénaire». Les œuvres de Mario Botta, des «cases» aux «villes» jusqu’aux grands musées comme le MOMA (Musée d’arts modernes) de San Francisco, en passant par la Cathédrale de la « résurrection » d’Evry en France, la Bibliothèque Municipale de Dortmund en Allemagne ou encore le Musée d’Art contemporain de Pékin, expriment toutes une sensibilité à la culture locale, c’est-à-dire au patrimoine, au «déjà-là». Malgré tout, on recense près de 300 œuvres réalisées dans le monde en 40 ans, ce qui reste exceptionnel pour un architecte développant un certain régionalisme critique, d’après l’historien en architecture Kenneth Frampton. Il apparaît alors 5 points récurrents dans son travail : un travail sur la lumière zénithale -il ajoute cette maxime : «L’espace généré par la lumière est l’âme de l’acte architectural », insistant par là sur la matérialité sensible de ce phénomène somme toute physique ; une enveloppe indépendante, poreuse, qui n’enferme pas la construction ; des ouvertures servant de cadrage du paysage et exprimant ainsi l’idée de «fenêtre-tableau» ; une réduction du nombre de cloisons et de murs séparateurs pour générer une plus grande fluidité spatiale ; des entrées en retrait, perçues mais non directement visibles, 4  BOTTA (Mario), éthique du bâti, Parenthèses Editions, 2005, p. 67 5  Masserini (Mariano), Le mystère du succès de l’architecture tessinoise, SwissInfo, 3 mars 2003, traduction: Olivier Pauchard. Accès à l’article : http://www.swissinfo.ch/fre/lemyst%C3%A8re-du-succ%C3%A8s-de-l-architecture-tessinoise/3190816 6  Ibid. 7  Ibid.

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issues de la tradition romaine. Mario Botta apprécie également les formes géométriques simples. Il cherche à réconcilier la géométrie, l’ordre et la rationalité avec l’imagination, le symbolisme et la poésie, considérant que ces facteurs de création ne se confrontent pas mais se complètent. Selon lui, créer une architecture signifie prendre possession d’un lieu particulier, sans le dominer. Il cherche donc à établir un rapport équilibré entre l’Homme et les éléments de la nature, du paysage, les saisons. Cela se concrétise par une revalorisation et une réinterprétation des valeurs environnementales, en les ramenant au «premier plan», et ainsi révéler le génie du lieu : « le site se transforme en un lieu où la vie prend place »6. Tout architecte doit alors interpréter l’environnement comme une entité physique mais aussi interpréter comme un témoignage de l’histoire et de la mémoire du site. Il accorde de ce fait une grande importance à l’architecture vernaculaire pour comprendre l’histoire du lieu : « Un architecte ne construit pas sur un site mais construit le site »7. Il met ainsi en place les lignes directrices de ce qu’il considère comme son devoir, à savoir : porter une attention aux données topographiques, avoir une sensibilité régionaliste, une préférence pour les typologies architecturales claires mais également une volonté d’agencement géométrique; le tout en s’efforçant de mettre en valeur l’artisanat.

3.3

OMA et les Koolhaas’s sons Nouvelle donne urbaine et identité « J’entendais construire en tant qu’écrivain un territoire où je puisse finalement travailler comme architecte. » 8

R

em Koolhaas est le dernier théoricien de l’architecture à la fois idéologue communicant et architecte prolifique, avec des projets nombreux et pour certains de grande échelle.

Lorsqu’on évoque le conflit d’une architecture avec le contexte, on est amené à parler de l’architecte néerlandais Rem Koolhaas et de sa formule «Fuck context»8. D’ailleurs, ses bâtiments sont-ils indéniablement en opposition avec leur contexte ? Nous étudierons la posture de l’architecte telle qu’elle est développée dans deux de ses ouvrages : S, M, L, XL9 et La Ville Générique10. Le parcours de Rem Koolhaas à travers l’Office for Metropolitan Architecture (OMA) et le bureau de recherche associé AMO est le témoin d’une posture singulière vis-à-vis du contexte. Le fait est que toute une génération d’architectes internationaux a pu intégrer durant un temps plus ou moins long l’OMA. Cette expérience a forgé, ou au moins influencé, le rapport au contexte de ces architectes. Ces derniers ont été les (co)fondateurs d’agences très citées dans l’enseignement de l’architecture contemporain. Elles partagent le fait d’avoir développé des stratégies de communication de leurs projets qui font d’elles des structures bien intégrées dans le champ de couverture des médias d’architecture. Koolhaas assume la sélection qu’il opère dans les données du contexte, car il n’ignore pas toutes les données. Le modèle de Koolhaas et de l’École néerlandaise, pour le contexte, est contenu dans la notion de «planification en profondeur» (deep-planning, pour reprendre l’expression originale) où le contexte est vu comme un ensemble de couches. Parmi ces couches la culture, l’économie, la politique, la géologie, le climat et la géographie, qui doit être sélectionnée, sont privilégiées. On ressent alors l’influence de Venturi, qui est un de ses maîtres à penser. Koolhaas s’établit en désaccord avec le Genius Loci et l’approche phénoménologique. L’importance également des références s’exprime dans sa démarche. S, M, L, XL, se présente sous la forme d’un musée imaginaire et contextuel à travers lequel il convoque des références variées, architecturales, artistiques, picturales mais aussi cinématographiques. Dans La Ville Générique, Rem Koolhass dresse sa vision de la ville postmoderniste. Selon lui, « elle est la ville sans histoire. Elle est assez grande pour 8  KOOLHAAS (Rem), « Why I wrote Delirious New York and other textual strategy », ANY 0. Writting in Architecture, mai-juin 1993, p.42 9  KOOLHAAS (Rem), S, M, L, XL, The Nonacelli Press, 1997, 1376 p. 10-14  KOOLHAAS (Rem), « La ville générique », Junkspace - Repenser radicalement l’espace urbain, Payet, 2011, 123 p.

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tout le monde. Elle est commode. Elle n’a pas besoin d’entretien. Si elle devient trop petite, elle s’étend, simplement. Si elle devient trop vieille, elle s’autodétruit et se renouvelle, simplement. Elle est superficielle, elle peut produire une nouvelle identité du jour au lendemain. »11 Le constat qu’il dresse fait état d’une ville naissante non planifiée, très complexe, qui vient se suppléer à la ville historique. Ce modèle urbain est dit «générique» car il ne s’observe pas exclusivement sur une région particulière du globe, mais concerne au contraire le point de convergence d’une variété de villes. Koolhaas admet cependant que la Ville Générique s’observe particulièrement proche de l’équateur, surtout en Asie, et admet la possibilité qu’elle ait émergé dans un premier temps en Amérique. La Ville est devenue trop grande, englobe trop de diversités pour pouvoir encore être considérée comme reliée physiquement à ce qui relève de l’Histoire. Or, le centre est le point focal à partir duquel rayonne l’identité de la ville. La Ville Générique est alors celle qui a pu s’ôter, s’extraire de la «camisole de force de l’identité». Cet éloignement de ce qui dans la ville fait identité, décrit comme irrémédiable, se voit renforcer par l’impossibilité de recréer de l’identité : « Dans la mesure où l’identité émane de l’aspect matériel, de l’histoire, du contexte, du réel, nous sommes bien incapables d’imaginer que quelque chose de contemporain -de notre fait- puisse y participer. »12 Cette distension de l’identité est présenté dans les premières lignes, et constitue l’axiome principal de l’essai. La Ville Générique est donc l’espace du Nouveau, des possibles, le terreau de l’occurrence. A l’évidence, elle est constituée d’une addition d’interventions plus ou moins planifiées, et devient par là même un lieu d’expérimentations multiples, un organisme vivant sujet aux transformations quotidiennes qu’on lui impose et dont elle se nourrit. Sa croissance, quoique régulée par un certain nombre d’initiatives publiques, est irrémédiable. Elle croît parce qu’elle attire, et elle attire parce qu’elle croît. De ce fait, le principal symptôme est le rejet du centre historique, s’il eût existé, tout comme celui d’une quelconque centralité recréée. La description exposée par Koolhaas fait preuve d’un certain cynisme résidant dans la description de l’irrémédiabilité du phénomène généralisé mis en lumière. Une seule phrase situé en milieu de texte opère une ouverture et permet d’entrevoir le potentiel qualitatif de la Ville : « Étrangement, personne n’a songé que la somme des infinies contradictions de ces interprétations

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prouvait la richesse de la Ville Générique ; c’est la seule hypothèse qui avait été éliminée d’avance. »13 La Ville Générique se développe démographiquement. Elle change aussi très rapidement. « Les villes de demain ne seront-elles pas toutes les mêmes, comme les aéroports ? » « Que reste-t-il une fois que l’identité a été abandonnée ? Le Générique ? » Chercher la spécifité, c’est la multiplier, et la travestir ; qu’elle soit touristique, architecturale et/ou commerciale. L’opportunisme de la spécificité géographique est jugé fragile, concentrant et réducteur : « Des hordes de «camelots» tentent de leur [aux touristes] les aspects «uniques» de la ville», aux touristes ou autrement dit «à tout le monde». On trouve une redondance calculée (?) dans l’iconographie adoptée par la Ville Générique. Si elle est au bord de l’eau, des symboles fondés sur l’eau seront répandus sur l’ensemble de son territoire. [...] Si il y a une montagne, chaque brochure, menu, ticket, panneau, mettra l’accent sur le sommet, comme si une tautologie ininterrompue allait convaincre à elle seule. Son identité fonctionne comme un mantra. » 14 Dans la ville Générique, le climat n’est pas générique, le climat est particulier ; il en est l’une des caractéristiques les plus marquantes. Au contraire, l’histoire ne peut permettre une spécification. Le caractère de la ville est moins liée à son « histoire », terme d’ailleurs toujours utilisé sans majuscule dans le texte, qu’au fait qu’elle soit «Générique». Le Générique a remplacé l’histoire. L’étalement et l’hétérogénéité des espaces urbains contemporains, l’effacement des arrière-plans paysagers, l’emprise toujours croissante d’infrastructures hors d’échelle au regard des caractéristiques anthropomorphiques, ou encore la crise écologique, témoignent en effet d’une perte du lieu que d’aucuns jugent irréversible. L’uniformisation culturelle, la «pensée unique», la prééminence inévitable des flux sur le territoire, la fluidité nécessaire des capitaux et le nomadisme des riches (pas celui des migrants pauvres, traités comme des criminels), l’abandon des centres urbains historiques (voués à un tourisme méprisé) et la promotion des périphéries (affublées des nouvelles vertus civiques du «shopping») sont présentés comme les conditions implicites de la nouvelle donne urbaine, d’inspiration américaine.

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3.4

L’architecture des milieux Ancres et passeurs, ou l’espérance d’un réenchantement « Quant on réfléchit au devenir d’une ville, on parle toujours de ressources. Dans les ressources il y a le paysage, l’Histoire, la culture de la ville et les gens. » 15

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rédéric Bonnet est architecte et urbaniste. En 1993, il a cofondé l’agence Obras avec Marc Bigarnet. Il travaille alors en France et à l’étranger sur des projets d’échelles très diverses. De 2004 à 2009, il est professeur-coordinateur à l’École d’architecture de Clermont-Ferrand dans le domaine EVAN -entre ville architecture et nature-, et enseigne maintenant dans les l’École de ParisBelleville et Marne-la-Vallée.

Dans cet essai16, Frédéric Bonnet présente sa vision de l’architecture. Dès les premières lignes, il définit les fondements de ce qu’il nomme l’Architecture des milieux : « Le rêve «moderne» d’une diffusion équilibrée et d’une exigence ordinaire «pour tous» est aussi bien loin. Ce qui motivait l’engagement de Bruno Taut aussi bien sur la ville (Berlin) que sur les objets (Bauhaus en Europe, Mingeï au Japon), ou ce qui fondait l’approche transversale et généreuse d’un Alvar Aalto est bien fragile, ringardisé [...] L’architecture des milieux se différencie des grandes théories architecturales historiques, dans le sens où elle ne contraint pas l’architecture ; au dogmatisme, à l’homogénéité et à l’intransigeance, elle préfère l’ouverture, la recherche et la contextualisation. L’architecture des milieux est une architecture de préceptes plus que de leitmotiv. » 17

qu’elle est toujours une transformation, une altération des lieux. L’architecture des milieux renoue en outre avec la pluralité sémantique du terme contexte en plaçant au centre de ses préoccupations les liens qu’elle tisse à des proximités multiples. Elle propose alors une réponse à la définition très compartimentée des connaissances mise en évidence par Edgar Morin. La double-figure des ancres et des passeurs, riche et complexe, témoigne de cet engagement. Les passeurs relient « à l’altérité, à l’ailleurs, à l’horizon » et peuvent aussi constituer des figures intemporelles. En cela ils font référence à l’importante profondeur de champ décrite par Eric Lapierre, qui est atteinte en condensant des figures de continuité et de discontinuité. Mais l’architecture des milieux, plutôt que de chercher l’unité avec le contexte, s’anime à tisser un réseau patient de liens en menant une approche par intégration : « L’architecture des milieux est une hypothèse heuristique, jubilatoire, qui se nourrit effectivement de ces réflexions, mais aussi d’une exploration permanente, par le projet ou les récits. » 18 Frédéric Bonnet accorde une importance sensible à l’ambivalence entre résistance et ressources : « C’est une très belle tension entre ce que l’on peut, ce qui nous est donné, ce qui reste à inventer, ce qui est réglé par la nature par la main. »19 Au contraire par exemple de Rem Koolhaas, il ne nomme pas les données contextuelles qui l’intéresse particulièrement et qui vont nourrir ses projets. Il revendique et cultive la vision du contexte comme une nébuleuse qui ouvre un large champ des possibles et qui donne des outils. C’est enfin la preuve qu’il est possible d’adopter une posture qui soulève la question du « pourquoi ? », chère à Nicolas Michelin, sans se perdre dans des modalités uniquement réductives et contraignantes.

L’architecture des milieux met en avant une conscience des métamorphoses à l’œuvre du territoire. Elle renonce ainsi à la notion de périmètre et de localité exclusive, qui n’ont plus vraiment de valeur à partir du moment où chaque action est pensée dans son dialogue avec la grande dimension, et assume le fait

Frédéric Bonnet termine en décrivant l’architecture des milieux comme une « proposition multiforme et ouverte, tissage patient de liens, de sens partagés, qui ont aussi pour motif l’espérance d’un réenchantement du monde » 20. Nous comprenons ici l’équilibre que l’on peut qualifier de jubilatoire entre l’architecture et son contexte, et toute la richesse qu’il apporte au développement du projet.

15   BONNET (Frédéric), Conférence Regards – Imaginer la ville de demain, 13 octobre 2015, 13’18’’. Accès à la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=Lpd5NKsYefQ 16  Bonnet (Frédéric), « Architecture des milieux », Le Portique [En ligne], mis en ligne le 25 novembre 2012. Accès à l’article : http://leportique.revues.org/2493

17  Ibid.     18  Ibid. 19  Ibid. 20  Ibid.

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4.

Demystification de la rupture

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4.-

Préambule

Un projet qui « ne convient pas » Cas du Nouveau stade national de Tokyo Au début de l’année 2015, un événement majeur s’est produit dans le domaine architectural : le projet pour le nouveau stade national de Tokyo, dessiné par l’agence Zaha Hadid Architects, est rejeté. Dans une lettre ouverte de protestation, avançant l’argument de la décontextualité, on va jusqu’à affirmer que le projet « ne convient pas à l’environnement de Jingu Gaien »1. Signe d’une rupture annoncée entre l’architecture et son contexte, l’étude du parcours de la proposition soumise par Zaha Hadid Architects (ZHA) est donc intéressante à plus d’un titre. Pour comprendre les ressorts de cette affaire, troublés par le fait qu’elle soit devenue un objet médiatique, nous proposons de replacer le projet dans son cadre chronologique. Le 7 septembre 2013 le Japon est élu pays hôte des Jeux Olympiques qui se dérouleront sept années plus tard. Dès l’annonce officielle des résultats, beaucoup d’attentes ont été placées dans la construction du nouveau grand stade, dont la construction est directement motivée par la réception de l’événement sportif. Le gouvernement japonais organise un concours et, dans une charte écrite en amont, insiste sur la volonté de recevoir un stade qui puisse représenter la richesse culturelle du pays. Au terme de la période de réflexion, la proposition de ZHA est retenue et l’agence est invitée à poursuivre le dessin du projet. Pourtant un lot de controverses ne tarde pas à émerger et oblige le jury décisif, par l’intermédiaire de son président Arata Isozaki, à sortir de son silence. Le point culminant de cette affaire est donc atteint le 6 novembre 2014, date à laquelle est publiée la désormais célèbre lettre ouverte de l’architecte japonais Isozaki, qui parle d’ «erreur monumentale» quant au choix du projet lauréat : « Plusieurs options en tant que marche à suivre ont été proposées publiquement ; en voici les principaux points : Respecter le fait que le projet de Zaha Hadid a été choisi selon un concours international, donc par un moyen légitime ; Reconnaître que, selon les critiques d’experts, d’architectes et du grand public, le projet ne convient pas à l’environnement de Jingu Gaien ; [...] » 2

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En deçà, un article du Courrier de l’architecte rappelle que des manifestations ont eu lieu contre le projet, et que deux lauréats du Pritzker Price -Toyo Ito et Fumihiko Maki- ont lancé une pétition en ligne en vue de « protéger le paysage caractérisé par la cime des ginkgo et les jardins Jingu Outer d’une construction surdimensionnée »3. Sous la pression, le premier ministre japonais Shinzo Abe a finalement annoncé le 17 juillet 2015 qu’il souhaite imposer le redessin du projet par l’équipe de Zaha Hadid Architects : « En ce qui concerne le nouveau stade national pour les jeux Olympiques et Paralympiques de 2020, j’ai décidé de réviser entièrement le projet et de repartir à zéro. »4 L’agence ZHA s’est pour la première fois officiellement exprimée sur le sujet dans une vidéo publiée sur la plateforme de partage Youtube et sobrement intitulée « Présentation et compte-rendu au sujet du Nouveau Stade National à Tokyo ». C’est la première partie du contenu présenté qui nous intéresse particulièrement ici. Par une série d’analogies, les architectes y justifient la morphologie du projet au vue des caractéristiques du contexte tokyoïte. On y apprend que le dessin final du stade est lié à l’Histoire du pays - « le design a été inspiré du passé et du futur du Japon » -, à ses traditions - « le nouveau stade s’appuie sur la force de la forme des jardins traditionnels japonais [...] » -, mais aussi à ses composantes culturelles - « les constituantes principales du projet ont été dessinées pour connecter le stade au contexte spécifique et, audelà, à la culture japonaise ». Zaha Hadid ajoute ensuite que « la nature est également présente dans la conception expressive de la structure composée de plusieurs formes de pétales de fleur si courantes dans la nature mais aussi dans la culture du public japonais qui a une grande affinité pour la nature et le passage des saisons. » 5 Les conditions de communication avec le maître d’ouvrage ne s’améliorant pas, et suite à la rupture du contrat entre ZHA et le groupe d’architecture et d’ingénierie Nikken Sekkei, le projet a finalement été complètement retiré.

1   «Le stade de Zaha Hadid dans la mire d’Arata Isozaki», Le courrier de l’architecte, 2014 2  Ibid. 3  Ibid. 4  Déclaration à la presse à l’issue d’une rencontre avec le président du comité d’organisation, Yoshiro Mori, Le courrier de l’architecte, 2015 5  Zaha Hadid Architects Release Video Presentation and Report on New National Stadium in Tokyo, Vidéo Youtube, 2015

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Nouveau Stade national, Tokyo Zaha Hadid Architects 2015, VidĂŠo

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L’architecte a qualifié la situation d’ «embarrassante» et d’ «hypocrite» : « Ils [les architectes japonais qui ont milité contre le projet] ne veulent pas d’un étranger pour construire à Tokyo un stade national, alors qu’eux-mêmes ont tous travaillé à l’étranger »6, a déclaré Zaha Hadid. La décision portée par le jury local a donc eu raison du projet présenté par l’architecte angloirakienne. Ces péripéties mettent avant tout la lumière sur la crainte notable de la décontextualité, bien présente dans le paysage architectural contemporain. Car loin d’être un exemple isolé, le cas du Nouveau Stade national de Tokyo est à relier aux critiques couramment effectuées vers certains édifices dont on reproche le caractère «acontextuel», et pour lesquels le jargon journalistique déploie rapidement le terme d’«ovni»7. Cette décontextualité totale est abordée dans Siteless - 1001 Building Forms.

L’appréhension de la décontextualité totale Commençons par un éclaircissement linguistique : le terme « décontextualité » n’existe pas en français. Par homologie avec l’anglais decontextuality, la définition la plus logique mettrait en évidence « le caractère d’une chose qui n’est pas contextuelle ». Aussi, nous utiliserons par la suite le qualicatif «acontextuel» pour décrire un édifice marqué par la décontextualité. Dans la préface de son livre : « Que se passerait-il, demande F. Blanciak, si les architectes libéraient leur esprit des contraintes du site, du programme, et du budget ? [...] L’équation traditionnelle «programme + site = forme» est ici volontairement inversée : les systèmes présentés sont conçus au préalable de l’insertion dans le site et donc des relations et des adaptations qui en résulteraient. » 8

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rançois Blanciak est architecte et chercheur à l’université de Tokyo. Il a travaillé pour différentes agences d’architecture à Los Angeles, Copenhague, Hong Kong et New York, avec notamment Frank Gehry et Peter Eisenman. Fondateur d’une agence basée à Sydney, François Blanciak oriente depuis maintenant plusieurs années son travail vers la recherche

6   «Le stade de Zaha Hadid dans la mire d’Arata Isozaki», Le courrier de l’architecte 7  Les pires projets architecturaux de 2014, magazine en ligne Slate.fr. Des termes reviennent d’une manière récurrente pour qualifier ces projets : «énormité», «extraordinaire arrogance architecturale», «architecture bizarre», «gros ratés», «insolite», «fantaisiste», «clinquants», «tape-à-l’oeil», «trop monumentale». 8  François Blanciak, Siteless - 1001 Building Forms, 2008

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formelle. Son premier livre, Siteless - 1001 Building Forms, a été publié en 2008 à une époque où le jeune architecte travaillait à Tokyo. Il explique qu’il n’a pas écrit ce livre par déférence, mais plutôt que celui-ci est né d’un profond ennui envers la discipline, comme une sorte de réaction compulsive.

Ce travail de recherche et de compilation expose une liste à la fois généreuse et non-exhaustive de volumes dépourvus non seulement de site mais également de toute programmation. Les morphologies mettent alors en avant des compositions totalement libérées, sans échelle, qui intègrent uniquement la prise en compte inévitable de la force gravitationnelle. Ainsi, même s’il n’est jamais représenté, tout les modèles dessinés reposent sur un socle fictif. Ces volumes dits siteless, ou ex situ, ne répondent finalement à aucune contrainte contextuelle et passent du statut d’édifices à celui d’objets indéfinis. La privation de contexte induit également l’absence de précisions concernant l’époque à laquelle se situerait ces modèles, tout comme la méconnaissance de l’histoire, des conditions politiques, économiques de la ville, de la région ou du pays concerné. Le travail mené par F. Blanciak permet alors de comprendre la variété infinie de compositions possibles lors du développement formel d’un projet, autant que l’importance du programme architectural ainsi que du contexte en tant que déterminants et éléments de spécification de l’édifice projeté. Dans une autre mesure, la succession de ces volumes dits ex situ présentés à la manière de l’ Inventaire de Prévert, crée un double-paradoxe. En effet, dans un premier temps, leur numérotation implique déjà la notion d’enchaînement et impose d’une certaine manière au lecteur un sens logique de lecture. D’autre part, la mise en page et la proximité choisie des modèles construit un nouvel ordre : chacun des volumes se lit, sciemment ou non, par rapport aux volumes qui l’entourent. Les volumes interagissent alors entre eux, et lorsqu’on parcourt le livre, on ne peut se passer de comparer les morphologies entre elles, trouver les curseurs paramétriques qui ont été déplacés et en interpréter les transformations. Ce travail sur la morphologie demeure en soi largement intéressant et, en outre, nous permet d’écarter légitimement la considération d’une décontextualité qui serait sans équivoque et totale. C’est toute l’ambiguïté et la provocation sur laquelle a joué Jean Larivière, dans la campagne de communication qu’il a mené pour le compte de la fondation Luis Vuitton. La critique taxe souvent Gehry de ne penser qu’à la forme de ces bâtiments en accordant une place importante à l’outil numérique. L’artiste

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décide alors d’isoler l’édifice et de le placer en lévitation au-dessus du sable dans un territoire désertique. En outre, les formes concaves de la structure de bois et d’acier rappellent les voiles d’un bateau et convoque donc l’univers maritime. Ce sont donc au total trois environnements différents qui sont convoqués : la forêt du bois de Boulogne - l’emplacement réel du bâtiment -, le désert placé en arrière-plan sur l’image recréée, et enfin l’océan.

Siteless - 1001 Building Forms François Blanciak 2008

La Création est un Voyage Jean Larivière 2014

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Comment cette même rupture franche entre l’architecture et son contexte peutelle alors ressortir dans la critique concernant le projet de Zaha Hadid à Tokyo ? Le critère de l’étrangeté a pu être avancé d’une manière sous-jacente par le jury, et tendrait à mettre en exergue la difficulté pour le groupe d’architectes à entrer en relation avec un contexte spécifique qui n’était pas connu. Car oui, la pertinence des images convoquées dans la vidéo pour exprimer l’interprétation du contexte à la base du projet peut être débattue : la culture du Japon ne peut se limiter aux lanternes éclairées - qui se réfèrent d’ailleurs davantage à la culture thaïlandaise -, aux champs de némophiles - nemophilias ou Baby Bue Eyes en anglais, car la plante est originaire de Californie - et aux ponts en bois des jardins traditionnels. Mais remettre en cause cette interprétation contextuelle reviendrait surtout à nier la liberté inhérente à l’herméneutique, par nature subjective et sélective. Le conflit entre l’architecte et les décisionnaires locaux vient surtout du fait qu’ils ne placent pas les mêmes images autour du contexte tokyoïte et celui plus précisément du site d’implantation du futur stade. Ainsi, Zaha Hadid défend son projet en feignant un regard sous des pseudos-préoccupations florales et pittoresques, et n’assume pas que ce qui l’intéresse c’est le travail sur les flux et leur répercussions sur le déconstructivisme de la forme. De son côté le jury souhaite de tout évidence privilégier la mise en œuvre de ressources locales par l’utilisation notamment du bois, et avec une enveloppe budgétaire moindre pour un stade avec une échelle elle-aussi inférieure à celle proposée par Zaha Hadid8. Il apparaît d’autant plus clairement que la poursuite vers l’étude de la notion de décontextualité comme un tout homogène ne permettrait pas d’en appréhender sa complexité.

8   Les deux projets finalement retenus mettent tout les deux en avant le développement d’une structure avec des sections bois. Le coût du stade de ZHA avait aussi été vivement critiqué par A. Isozaki dans la lettre ouverte.

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Distiller la décontextualité Introduction à l’analyse du corpus Nous avons initié une liste de critères qui peuvent être légitimement avancés pour justifier la décontextualité -bien partielle- d’une architecture. Cette liste ne se prétend pas exhaustive mais invite au contraire à être poursuivie. L’éclectisme dont témoigne les exemples choisis pour exprimer ces décontextualités vise à agrandir le champ d’étude de ce travail. Pour chaque décontextualité, la première double page présentera un projet choisi pour sa représentation de la thématique traitée. Certains des projets cités sont susceptibles de cumuler les décontextualités ; ils sont alors cités comme valeur d’exemple pour la décontextualité la plus forte qu’ils représentent. Une seconde double-page permettra de prolonger le propos vers l’œuvre d’un autre architecte ou vers une production artistique qui traite de sujets connexes. Rappelons que l’objectif du travail présenté ci-après vise à reposer la question de la décontextualité, aujourd’hui largement perçue comme gage d’insuccès. Étant donnée que le contexte est éminemment liée à l’époque, et au vu des préoccupations actuelles de nos sociétés, certains des critères avancés sont plus d’actualités que d’autres. Traiter de la décontextualité d’un projet précisément pour sa décontextualité au vu d’un de ces critères peut être sujet à controverse. Précisons enfin que les points se lisent de la manière suivante : « L’expression «décontextualité environnementale», s’applique à une architecture qui « se dispense de prendre en compte le critère de préservation de la biosphère induit par les impératifs environnementaux ».

Liste des décontextualités



 

  

 

  

  

  

  

  



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4.1

Décontextualité environnementale

Se dispense de prendre en compte le critère de préservation de la biosphère induit par les impératifs environnementaux

Le débat autour de la construction d’un nouvel aéroport pour la région GrandOuest - qui s’est retrouvé sur la scène publico-médiatique à plusieurs reprises durant ces derniers mois - a nourri un débat vif où les arguments s’échangeaient, parfois avec violence, et souvent appuyés par des rapports scientifiques, des études de bilan sur l’activité aéroportuaire actuelle, etc. Les opposants mettent en lumière l’aberration écologique que la réalisation de de ce projet qu’ils qualifient de «mégalo, inutile et climaticide»1 constituerait. Le projet serait ainsi contraire au Grenelle de l’environnement, qui prévoyait de lutter contre la régression des surfaces agricoles : ce seraient en effet 1.200 hectares (dont 110 pour le stationnement automobile) de zones humides et de bocages détruits2. Or ceux-ci contribuent à améliorer la qualité des eaux en les dépolluant, limitent les effets des inondations et des sécheresses, stockent du carbone et constituent par ailleurs des réservoirs de biodiversité. Placer le nouvel aéroport Grand-Ouest parmi les projets qui présentent une décontextualité environnementale est une prise de position qui se veut moins catégorique qu’invitant à la réflexion au sujet de son bien-fondé. Ce sont les décisions de justice qui reconnaîtront ou non la décontextualité écologique du nouvel aéroport. En effet, l’avenir du projet dépend aujourd’hui de la suite donnée aux nombreux recours juridiques, alors qu’une «commission de dialogue» s’emploie a négocier des accords avec les différentes parties prenantes du conflit.

Projet d’aéroport du Grand Ouest, Notre-Dame-des-Landes, France, 1963-

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1   AFP, Un millier de manifestants contre N-D-des-Landes et «l’incohérence» de la COP21, Article relayé par Libération, 5 décembre 2015 2  Rédaction Ouest-France, Notre-Dame-des-Landes. Les arguments des pour et des contre, 26 septembre 2013

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Il y a plus de 40 ans, Hans Hollein colla l’image d’un porte-avion sur le paysage naturel, suggérant une radicale discontinuité entre la nature et la technologie. Aujourd’hui, sa vision peut être considérée comme une anticipation de l’actuelle impasse environnementale, ou tout aussi bien, comme un point de départ pour repenser la relation entre la nature et la culture dans le nouveau cadre établi par les théories écologiques contemporaines.

De la série «Fluffy Clouds» Jurgen Nefzger 2003, Nogent-sur-Seine

Aircraft Carrier City in Landscape Hans Hollein

ALLEN (Stan), Landscape infrastructures, Area Magazine, n°127 « More than 40 years ago, Hans Hollein collaged the image of a warship into the natural landscape, suggesting a radical discontinuity between nature and technology. Today his vision can be seen as an anticipation of the present environmental impasse, or alternatively, as a starting point to rethink the relationship between nature and culture under the new domain of contemporary ecological theories. » (nous traduisons)

1964, projet

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4.2

Décontextualité d’usages

a) Tout ou partie des espaces inclus dans le projet ne répond pas aux usages pour lesquels ils étaient projetés. Ces usages ont pu être exprimés par le maître d’ouvrage dans le programme architectural, ou par l’agence au cours du processus de conception b) Les usages accueillis par le bâtiment s’opposent aux usages qui sont présents autour du projet

La démarche menée par Lacaton-Vassal se concrétise par une majoration de la surface hors-œuvre brute d’environ 30 % supérieure à la moyenne des propositions effectuées par les autres équipes candidates. Ces « mètres carrés en plus », ce « cadeau de 4.000m² » comme les nomme le directeur de la communication de l’ENSAN, a été décisif dans le choix du jury pour élire le projet lauréat. Ainsi, le bâtiment exploite le principe de « la boîte dans la boîte », puisque les espaces qui répondent directement aux besoins énoncés dans le programme (S proposé) sont contenus dans des constructions secondaires construites sur les niveaux prédéterminés de la structure primaire. Les espacestampons dits «libres-appropriables», caractérisés par un volume généreux en double hauteur, représentent 5.500 m² d’espaces hors-programme, soit 65 % de la surface totale de plancher. Les dimensions des studios de projet ont été diminuées par rapport à celles avancées dans le programme, au profit des espaces supplémentaires contigus apportés. En outre, le projet du binôme d’architectes met en en exergue la mise en place de terrasses extérieures. Cette prise de position très forte constitue une réponse au potentiel de flexibilité du bâtiment exigé par la «maîtrise d’usage» dans le programme. Pourtant, l’éventail des appropriations possibles présentées en phase concours par Lacaton-Vassal ne s’est pas confirmé dans les faits. Dans Valeur d’usage, valeur d’image : la nouvelle école d’architecture de Nantes, V. Didelon avance le fait que « la vie des ateliers, et a fortiori celle des espaces tampons, est plutôt morne et n’évoque en rien le joyeux camping sur dalle évoqué par les deux architectes. On peut le regretter, espérer que cela change, mais en tout cas, force est de constater qu’en dépit des discours la réalité des usages n’a guère était prise en compte lors de la conception du bâtiment »1. Les conditions d’études en école d’architecture ont en effet évolué ces dernières années, et les étudiants ne sont que très rarement présents au sein de l’établissement en dehors des heures encadrées, notamment à cause de l’ouverture limitée de l’école au cours de la journée. La mise en place de ces grands espaces a dans un premier été fantasmé par les futurs utilisateurs mais il s’avère qu’ils présentent peu de plus-value en termes d’usages dans le fonctionnement actuel de l’institution.

Ecole d’architecture de Nantes (ENSAN), Lacaton-Vassal, France, 2009

1  DIDELON (Valéry), Valeur d’usage, valeur d’image : la nouvelle école d’architecture de Nantes, Criticat n°8, Septembre 2012

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CINELÂNDIA

ARCHERY

Réinterprétation des conditions classiques de jeu

CINELÂNDIA CINELÂNDIA

Logos d’implantation ARCHERY

CINELÂNDIA

Mind the arrow T. et M. Montarnier + Anthony Delporte 94Rio de Janeiro 2015,

Pour nous, la beauté du tir à l’arc se trouve dans la vitesse de la flèche et de sa rencontre avec la cible. Notre proposition est d’insérer ce sport, qui peut légitimement être considéré comme dangereux, dans un contexte urbain dense, sur une place très fréquentée. Nous exprimons par ce biais l’intention d’amener la foule au plus près de la compétition, et de la confronter avec l’intensité et la tension qui se dégage de l’archer. La place de Cinelândia est assez grande pour accueillir un terrain réglementaire de tir à l’arc. L’archer pointe maintenant son arc vers le théâtre municipal, emblème culturel de la ville de Rio. Plutôt sujet à controverse, vous ne pensez pas ? En plaçant cette installation dans un quartier populaire carioca, le sport est démocratisé et accessible à tous. Néanmoins, il ne doit pas devenir un obstacle de 70 mètres de long empêchant la circulation au sein de la place. Nous avons alors imaginé un lieu à porosité réversible. D’une part, lorsque l’ «arène» n’est pas utilisée, l’endroit est parcourable. Il devient un abri en mesure d’accueillir un marché. Lorsqu’il est occupé par les archers, le lieu change littéralement d’aspect. Une scénographie aide les spectateurs à comprendre que l’endroit n’est plus franchissable et qu’ils seraient en danger s’ils l’ignoraient.

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4.3

Décontextualité morphologique ou typologique

a) Ne reprend pas tout ou partie des éléments morphologiques ou typologiques récurrents dans le langage architectural du bâti alentour b) Ne reprend pas tout ou partie des éléments morphologiques ou typologiques récurrents dans le langage architectural des édifices vernaculaires proches

Les principaux leitmotive qui caractérisent le travail de Lacaton-Vassal ont été pour la première fois exprimés au sein de la maison Latapie. Les espaces qualifiés par les architectes de «tempérés» s’établissent en prolongement de la maison. Cette disposition permet une évolution et un agrandissement des pièces principales en fonction de la saison. Ces espaces-tampons à l’interface avec l’extérieur sont qualitatifs parce qu’ils sont reliés au volume domestique et donc facilement investissables. C’est la première réalisation de l’agence qui traite de l’économie en matière de construction, avec un coût de 65.000 € pour une surface équivalant à 180m². Pour le binôme d’architectes « ce n’est pas une maison pas chère, c’est une maison avec de grands espaces et ça c’est luxueux »1. Le choix du matériau est guidé par ses performances intrinsèques plus que pour son esthétique. Une structure légère en acier associée à un bardage en plaques de polycarbonate ondulées constituent l’enveloppe extérieure. Cette utilisation maîtrisée de matériaux issus du domaine industriel ou horticole permet un travail approfondi sur le volume et la qualité des espaces intérieurs. La donnée prioritaire est la valeur d’usage. L’espace ajouté est alors défini par l’appropriation, par les usages qui y sont projetés : traité comme un espace de négociation, en termes de sociabilité, il enrichit la séquence d’entrée. Au sein du paragraphe « contextualiser le concept », Tschumi s’intéresse aux situations de projet à travers lesquelles « une idée a priori s’adapte à un milieu spécifique ». Cette stratégie de contextualisation du concept peut-être plus ou moins aboutie. Le développement pré-établi d’un concept pour un projet donné peut être constaté dans le travail d’agences ayant une posture architecturale forte et récurrente, et appliquée avec obstination aux projets, dans le meilleur des cas avant d’être adapté aux données contextuelles et programmatiques. C’est le cas, exemple parmi d’autres, du travail d’Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, qui font preuve d’une constance certaine dans la démarche développée au sein de leurs projets ; leur discours inclut une dimension à la fois sociale et politique : «le luxe c’est l’espace» constitue la «marque» des architectes aussi bien pour les équipements culturels, les bureaux ou les logements.

Maison Latapie, Lacaton-Vassal, Floirac, France, 1993

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1   ALBERT (Marie-Douce), Anne Lacaton, Jean-Philippe Vassal et les clés de la maison Latapie, Le moniteur.fr, 9 novembre 2012. Accès à l’article : http://www.lemoniteur.fr/article/ anne-lacaton-jean-philippe-vassal-et-les-cles-de-la-maison-latapie-16381119 2  TSCHUMI (Bernard), Event-Cities 3 : Concept vs. Context vs. Content, p.9

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L’ambition de ce projet est de mettre fin à la phase actuelle d’idolâtrie de l’architecture - l’âge de l’icône - où l’obsession du génie individuel dépasse de loin l’engagement pour l’effort collectif qui est nécessaire à la construction de la ville ... Ce qui est nécessaire c’est un nouveau commencement, une Renaissance ... Dubaï est confronté à son choix le plus important : doit-elle rejoindre tant d’autres villes dans cette folle course futile ou devient-elle la première métropole du 21e siècle à s’offrir une nouvelle crédibilité ? La conception du bâtiment ne gaspille pas d’énergie sur l’invention inutile. Au lieu de rivaliser avec le Burj Dubai simplement en termes de hauteur, elle l’éclipse en termes de présence et de substance ... Si la forme de la Renaissance offre une présence massive d’un côté, sous un autre angle, elle révèle un élancement exceptionnel ... Ces deux caractéristiques la démarqueront des tours alentours, offrant une expérience radicale en termes d’identités alternatives. Site Internet d’OMA, consulté le 21 décembre 2015. Accès à la présentation du projet : http://oma.eu/projects/dubai-renaissance « The ambition of this project is to end the current phase of architectural idolatry – the age of the icon – where obsession with individual genius far exceeds commitment to the collective effort that is needed to construct the city… What is needed is a new beginning, a Renaissance… Dubai is confronted by its most important choice: Does it join so many others in this mad, futile race or does it become the first 21st century metropolis to offer a new credibility? The design of the building wastes no energy on useless invention. Instead of competing with the Burj Dubai merely in terms of height, it overshadows it in terms of presence and substance... If the shape of the Renaissance offers a massive presence from one side, from another angle it reveals exceptional slenderness... Both conditions will stand out among the surrounding towers, a radical experiment in alternating identities..» (nous traduisons) A ce sujet, voir aussi : De Graff (Reinier), Is Iconicity Good for Architecture ? (Conférence), Noc architektury 2015, Bratislava (Slovaquie), 18 juin 2015. Accès à la vidéo de la conférence : http://oma.eu/lectures/simplicity

Dubai Renaissance OMA et Fernando Donis 98 2006, ÉAU

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4.4

Décontextualité réglementaire

Ne respecte pas les règlements d’urbanisme ou les dispositions générales qui guident le domaine de la construction

« Voici un bâtiment public de 1 600 places, parfaitement aux normes, dont le budget a été respecté, mais il est interdit par la loi ! 1»

Académie nationale contemporaine des arts du cirque Annie Fratellini, Patrick Bouchain, Saint-Denis, 2003

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Une volonté permanente de tordre le cou aux lourdeurs administratives et aux règles établies Cette expérience est la démonstration que l’on peut réaliser un projet culturel en dépit de la défaillance de l’état. Et, comme je viens de le dire, nous entrons dans une période où l’irresponsabilité des institutions devient patente. à l’origine, cette école du cirque était financée par les collectivités locales de Seine-Saint-Denis, mais, par peur de se lancer dans une construction qui ne correspondait à aucun standard, elles refusèrent de se porter maître d’ouvrage. Le directeur de cette école, Laurent Gachet, et moi-même avons donc décidé que j’en prendrai la charge. [...] L’académie Fratellini restera une expérience d’exception car, en France, il est extrêmement difficile de faire bouger les habitudes, même si l’on prouve que l’on peut faire autrement et moins cher.

1  «Pour faire avancer l’architecture, il faut de l’audace», Conférence pour L’Express, Propos recueillis par Michèle Leloup, 13 juin 2005    BOUCHAIN (Patrick), Construire autrement : Comment faire ?, Actes Sud, 2006, p.113

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Fatalités corporatives des concepteurs. Pour réaliser, les urbanistes et les architectes sont contraints d’obéir à des maîtres d’ouvrages publics ou privés. Seuls, ils ne sont rien, ils en dépendent corps et âme. Parfois, ils en trouvent qui soient héroïques, ils peuvent opérer dans le sens d’une démocratie et non s’enfermer tristement dans la politique publique toujours technocratique, ou privée très souvent commerciale. Lente mutation des politiques d’habitats. Nous somme fondamentalement opposés aux politiques suicidaires conduites par le G8 jusqu’à aujourd’hui. [...] La globalisation est une affaire spirituelle, jamais financière. Nous ne sommes pas simplement un nouveau groupe de techniciens payés pour enjoliver quelques détails de méchantes politiques et de cosmétiquer un peu son image. Mais pour les renverser lentement et sans aucune violence.

Discours de Lucien Kroll, Manifeste de la réunion du G8 : Symposium international sur les politiques de transformation urbaine durable, Padoue, Italie, 2 mars 2001. Accès au discours retranscrit : http://archivue.free.fr/ArchiVue/kroll-durable.html

Une architecture habitée Simone & Lucien Kroll 102 Maquette et collage

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4.5

Décontextualité économique

a) N’est pas en accord avec les contraintes économiques du territoire ou du pays dans lequel il s’implante b) N’est pas en accord avec les contraintes budgétaires fixées par le maître d’ouvrage

L’impératif économique possède deux échelles différentes. La première est liée au budget avancé par le maître d’ouvrage pour la réalisation de son projet. La seconde, est lié aux dynamiques globales du territoire concerné. La vue aérienne de Valdeluz n’est guère attrayante. Une partie ratée, avortée par la crise immobilière. Un damier de goudron et de terrains vagues. Il n’y a de la vie que dans un coin de la ville, et rien d’autre autour que des routes, des chemins et des champs. Cet ensemble résidentiel avait été pensé pour accueillir 30 000 habitants. Quand la première pierre fut posée, en 2004, les perspectives étaient prometteuses. Tous les ingrédients étaient réunis : une gare d’AVE, la proximité de Madrid, des prix compétitifs. “Pensé pour grandir”, affirmait une vidéo promotionnelle. On imaginait déjà les trains bondés, les immeubles pleins de vie. Et puis il s’est passé quelque chose d’inattendu. Ou plutôt, quelque chose avait commencé à se tramer cette année-là dans toute l’Espagne. Un léger déséquilibre entre l’offre et la demande, une énorme bulle qui allait faire pffuit ! La frénésie immobilière a dessiné une carte étrange, un urbanisme de terrains et d’appartements vides, de rues sans nom, où une ou deux lumières solitaires s’allument la nuit, où un immeuble se dresse, seul, dans un désert. A la périphérie des grandes villes, il n’est pas rare de trouver des blocs entiers d’immeubles où ne résident que cinq ou six familles. Leurs fenêtres donnent sur des squelettes de béton et de rouille – des cadavres de la bulle immobilière.

Ciudad Valdeluz, Espagne, 2012

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Ça y est, Detroit a fait faillite. Après soixante ans à subir les contrecoups du péril de l’industrie automobile, la ville a perdu la moitié de ses habitants. Après des années d’exode de la classe moyenne et la longue agonie de son centreville, Motorcity ne sait plus que faire de ses quelque 78 000 bâtiments en ruine qui s’accumulent. Déjà, dans les années 1970, Henry Ford II finança un titanesque projet de relance qui prit la forme d’un complexe de sept gratte-ciel, comprenant notamment un des plus grands hôtels du monde : le Renaissance Center, un immense piston de verre, une ville dans une ville, censée sauver la ville. Depuis, la tour centrale abrite le siège social de General Motors, symbole d’une crise nationale.

CAMPEAU-VALLÉE (Alexandre), États-Unis - Detroit: désastre ou renaissance?, Le devoir, Libre de penser, 31 juillet 2013. Accès à l’article : http://www.ledevoir.com/international/ etats-unis/384025/detroit-desastre-ou-renaissance

Renaissance Center James Howe 106 photographies 2008,

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4.6

Décontextualité paysagère ou urbaine

N’est pas inclus dans une réponse induite par les problématiques paysagères ou urbaines du territoire

L’étalement urbain provoqué par les extensions pavillonnaires provoque un éclatement de la figure urbaine et pose la question de la densité des villages. Le cas de Saint-Front présente des caractéristiques représentatives de la question de l’habiter rural. Leur construction porte ici préjudice au centre-bourg, touché par la déshérence et la disparition des commerces et des services de proximité. Car peu reliés au bourg, les habitants des pavillons, dans leurs activités et déplacements quotidiens, entretiennent peu de relations avec celui-ci : leur travail, loisirs et lieux d’achats sont plutôt orientés vers le Puy-en-Velay. En outre, les pavillons occupent un site venté et peu abrité. A environ 1260m d’altitude, l’autan blanc est omniprésent ; ce vent caractéristique des régions montagneuses de la Haute-Loire provient du Sud et possède une vitesse moyenne comprise entre 30 et 40 km/h mais il peut atteindre les 100 km/h ou plus en rafales. Cela entraîne une hausse de la consommation énergétique liée au chauffage, et une dévalorisation des espaces extérieurs. La situation géologique est également peu intéressante. Sur la table basaltique, avec des sols essentiellement rocheux et très denses, la mise en place de potagers ainsi que la plantation de certaines essences d’arbres est contrainte.

Logements pavillonnaires, Saint-Front, France, Années 2000

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De fait, le pavillon, depuis longtemps est un produit financier. C'est le montant des prêts, la solvabilité des acquéreurs, qui détermine sa taille, sa localisation. Les promoteurs, les aménageurs n'ont qu'un objectif : rentrer dans l'enveloppe budgétaire de leur clientèle. Le reste est secondaire.

Les solutions manquent pour rendre efficace la «lutte» contre l’étalement urbain, à l’heure où une idéologie stigmatisant le périurbain et le pavillonnaire commence à peine à être dépassée. Tandis que la recherche s’interroge sur la durabilité du périurbain, la démarche Bimby renouvelle le regard sur les tissus pavillonnaires, en montrant qu’ils n’ont pas que des contraintes ou des défauts, mais aussi des atouts : technique (des milliers d’hectares sont déjà équipés et viabilisés), socioéconomique (ils évoluent vers la diversification-densification), ou politique (les pouvoirs locaux sont à valoriser). Legs des Trente Glorieuses, le pavillonnaire s’impose de fait comme un gisement qui appelle à être mobilisé pour construire la ville durable.

VINCENDON (Sybille), « Le pavillonnaire, un mauvais remède aux grands ensembles », Entretien avec Cristina Conrad, Libération, 16 septembre 2006 Atelier thématique « Etalement urbain d’hier, ville durable de demain : un grand merci à nos aînés », Grand colloque Bimby, 17 septembre 2012

Colle pavillonnaire Anthony Delporte 110 2015, collage

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4.7

Décontextualité matérielle ou technique

a) N’utilise pas les matériaux disponibles, à l’état naturel ou transformés, autour du site b) N’utilise pas directement, ou ne livre pas une interprétation, des techniques constructives traditionnelles de son entourage bâti

Toute l’enveloppe extérieure de la salle de spectacle est recouverte d’un bardage en feuilles de titane. Ce matériau très souple est particulièrement apprécié par Franck Gehry puisqu’il s’adapte très bien aux formes concaves complexes. L’architecte l’utilisa pour la première fois dans le projet du musée Guggenheim de Bilbao, suite à une chute brutale de son prix qui permit son utilisation pour des surfaces importantes. Dans chaque projet, Gehry apporte une finition particulière au titane. Ici, le choix du matériau s’est fait en amont et c’est à partir de lui que le projet a pris forme. Le traitement qui lui a été apporté vise à augmenter le relief des feuilles. De cette manière, la peau du bâtiment accentue le contraste causé par le réfléchissement de la lumière naturelle et renforce le caractère minérale du monolithe. La priorité accordée à la perception extérieure de la morphologie et à l’expression matérielle dans les décisions de projet s’effectue souvent au détriment de la valeur d’usages des espaces créés. L’œuvre de Gehry d’une manière notable en totale contradiction avec la posture d’Éric Lapierre : « Un bâtiment dont l’intérêt repose uniquement sur la nouveauté ou sur son caractère spectaculaire sera passager ; cela fait longtemps que le Guggenheim de Bilbao ne me fait plus grand-chose. »1 On retrouve le même égocentrisme et autosuffisance du matériau dans les œuvres d’Anne Holdrop ; la pierre s’assume, se montre... Et se regarde ellemême.

Walt Disney Concert Hall (en chantier), Frank Gehry, 2001, Los Angeles, photo by Brian Libby

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1  BORNE (Emmanuelle), Portrait, L’inquiétante étrangeté d’Éric Lapierre, Le Courrier de l’architecte, 15 mai 2013. Accès à l’article : http://www.lecourrierdelarchitecte.com/ article_4534

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Une architecture du possible. Je suis intéressé par une architecture du possible. Dans mon travail, je commence avec une forme ou un matériau qui vient souvent de l’extérieur. Avec la conviction que les choses peuvent toujours être revues et réinterprétées, elles peuvent aussi être considérées comme une architecture. La manière dont une personne perçoit un papillon ou un lac dans les taches d’encre du test de Rorschach. Je veux regarder librement - plus ou moins sans planification - des expressions matérielles, trouver des formes puis les laisser agir et jouer comme une architecture. De cette façon, l’architecture émerge en imaginant une suite aux choix qui ont été faits aux étapes précédentes. Je veux que le travail garde interprétable la façon exacte dont il s’est construit.

Anne Holtrop, 2015. Accès au site internet du Studio : http://www.anneholtrop.nl/ « A Possible Architecture. I am interested in a possible architecture. In my work I start with form or material that often comes from outside of it. In the conviction that things can always be re-examined and reinterpreted, they can also be seen as architecture. The way someone can see a butterfly or a lake in the ink blots of a Rorschach test. I want to look freely more or less without a plan - at material gestures and found forms and let them perform as architecture. In this way, architecture emerges by imagining a next step to the previous steps that have been taken. I want the work to remain interpretable exactly the way it originated. » (nous traduisons)

Villa Catalunya & Batara Anne Holtrop 114 maquettes 2012,

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4.8

Décontextualité géographique ou climatique

a) Ne prend pas en compte la position du site (hémisphère Nord / Sud, proche de l’Équateur ou non, etc.) b) Se dispense de prendre en compte les données climatiques, l’orientation solaire et le vent

Dans son architecture, Mies van der Rohe aborde d’une manière récurrente la place de l’Homme dans la société et le rapport culturel entretenu avec la nature : « L’architecture est la volonté d’une époque traduite dans l’espace, vivant, changeant, encore une fois » a dit Mies, « nous sommes confrontés aujourd’hui à des questions de nature générale ; l’individu perd sa signification ; sa destinée ne nous intéresse plus »1. Pourtant, il se différencie des autres architectes modernistes en ne concevant pas l’architecture comme un système d’ingénierie sociale, mais plutôt comme un espace - sur le principe de la pièce unique - qui puisse posséder une grande flexibilité. De cette manière, la configuration de la maison permet potentiellement une grande liberté d’appropriation. La Farnsworth House est largement considérée comme un manifeste de l’architecture moderne. Mais l’édifice reste inhabitable. Inhabitable essentiellement pour des questions thermiques : il y fait trop chaud en été - son deuxième propriétaire a toutefois fait installé un système d’air conditionné - et bien trop froid en hiver (déperditions, sensation de paroi froide, ponts thermiques, condensation, etc.). La cheminée, qui aurait pu jouer un rôle thermique, n’a jamais fonctionné n’étant pas munie d’une arrivée d’air frais. Quant à l’espace extérieur couvert, il est presque inutilisable en été tant le lieu est infesté de moustiques. Cela pose alors la question de l’habitabilité d’une architecture manifeste. En effet, nous pouvons aussi nous attarder sur l’exemple de la Cité Frugès de Le Corbusier, située à Pessac. Une des critiques principales portée sur ces logements sociaux est à relier au fait qu’ils constituent une application (trop ?) parfaite, sans complète assimilation, d’un modèle observé par l’architecte lors de son voyage dans les pays sud-méditerrannéens. Or la région du sud-ouest français met en exergue un contexte culturel et climatique différent. Ainsi, les températures de Pessac permettent aux habitants d’utiliser et de déployer des usages sur leur terrasse seulement durant quelques mois par an. En outre, l’appropriation des prolongements extérieurs privés des maisons par les habitants est culturellement moins évidente en France que dans les pays maghrébins.

Farnsworth House, Mies van der Rohe, Plano, Illinois, EUA, 1951

1  MIES VAN DER ROHE (Ludwig), Baukunst und Zeitwille, 1924. Repris par WATKIN (David), Morale et architecture aux 19e et 20e siècles, Mardaga, 1995, p. 41

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La fascination toujours d’actualité pour le langage architectural de Mies n’est pas surprenante car il semble avoir atteint un point d’indétermination qui laisse suffisamment d’espace pour la projection et la spéculation, tout en manifestant simultanément une grande compréhension de la tectonique et des qualités intrinsèques des matériaux. La réduction de l’architecture à un nombre limité de modules et d’éléments qui peuvent être réassemblés et reproduits apparemment à volonté rend son modèle convaincant dans une perspective contemporaine. À cet égard, la conception de Mies ne représente pas seulement une réponse architecturale pertinente pour l’ «âge de la reproductibilité technique», mais sans doute également un précurseur historique à l’ère du numérique. [...] Miesology est une série d’une douzaine de photomontages créés par E2A avec et basé sur le réassemblage de fragments de projets de Mies dans de nouvelles configurations. Leur recherche suggère que le normatif et l’esthétique qui en découle ne doivent pas être une impasse artistique et intellectuelle, mais que leur application ouvre au contraire beaucoup de possibilités. L’exemple de E2A semble démontrer que l’architecture peut en effet être assimilé à une langue. Si les mots sont donnés, la tâche de l’architecte réside dans l’organisation syntaxique des phrases afin qu’elles ne parlent pas seulement d’elles, mais - métonymiquement - qu’elles renvoient à l’essence même de l’architecture.

Miesology, Martino Stierli, E2A, 2011 (nous traduisons). Accès au document : http://e2a. ch/news/miesology#/page1/

Miesology Martino Stierli, E2A 118 2005-2011

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4.9

Décontextualité scalaire

S’établit en rupture avec l’échelle et le gabarit des constructions alentours

Pour l’agence d’architecture irlandaise, le point de départ de la conception de ce projet fût de chercher la différence, la singularité de la ville, avant et afin de construire celle du projet. Ils expliquent que l’idée-force de leur projet découle directement de ce qu’ils ont retenu de l’analyse du contexte naturel ; pour résumé : la capitale liménienne est marqué par de forts dénivelés le long de la côte - de 20 à 30 mètres de hauteur -, avec localement des percées sous la forme de «coulées vertes» qui pénètrent à l’intérieur de la ville ; or le site de ce projet se situe dans une de ces «vallées», d’où l’idée de créer «la colline de la ville» : « Considérant que les édifices ne sont pas seulement des constructions mais qu’ils font aussi partie de la géographie, nous nous sommes demandés si une colline pouvait être construite par l’homme. »1 Le bâtiment s’établit alors en prolongement de la structure rocheuse, avec un système de demi-niveaux, un travail sur les décalages des planchers qui permettent la mise en place de jardins sur les terrasses et avec une hiérarchie et une stratification des espaces en fonction du degré de privaticité qu’ils requièrent. Après avoir remporté le concours international, Grafton s’est rapproché de Paulo Mendes da Rocha, afin d’appréhender une manière de constuire qui soit propre à la culture et au climat péruviens. Ils ont entamé un dialogue avec l’architecte brésilien et ont retranscrit une partie de leur travail en maquettes, en se focalisant sur une recherche prospective autour de l’idée de l’Université comme «arène d’apprentissage». L’exposition Architecture as New Geography (en français «L’Architecture comme Nouvelle géographie», exposée à la Biennale de Venise de 2013) relie alors le campus universitaire de Grafton avec le stade Dourada de Mendes da Rocha, comme deux «figures» formant un sentiment de socle commun et démontrant que « l’ouverture à l’influence est un point de départ et un préalable à la production d’une «bonne architecture» »2. Ils ont exploré plusieurs thèmes architecturaux parmi lesquels «la géographie intégrée», «le paysage abstrait», «le paysage et l’infrastructure» et «l’horizon et l’être humain».

Université de technologie et d’ingénierie, Grafton Architects, Lima, Pérou, 2015

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1   Rodriguez (Luis), «La colina de la ciudad - Entrevista de Yvonne Farrell, la arquitecta de Grafton Architects y ganadora del concurso para la construcción de la Universidad de Ingenería y Tecnología nos cuenta los detalles de la obra». In El Comercio, Casa y Más, 21 décembre 2014, Pérou, p.4 (nous traduisons) 2  Exposition Common Ground, 13e Biennale d’architecture de Venise, 2012. Grafton architects y reçurent un Lion d’Argent pour la «participation la plus prometteuse».

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En tant qu’architecte, je voulais faire ce site en réaction aux débats sur les tours à Paris. Je voulais montrer aux Parisiens que si certains ne veulent pas de projets tels que celui de la tour Triangle, ça n’est pas un problème de hauteur du bâtiment. Pour moi, il y a deux raisons qui bloquent ces projets de tours à Paris. Le traumatisme des années 70, avec la construction de tours comme celle de Montparnasse par exemple. Cette tour ne colle pas avec le style parisien qui demeure malgré tout celui qu’Haussmann a mis en place. La deuxième raison, c’est ce problème d’écriture donc, de style de la tour. Tous ces projets n’ont rien à voir avec Paris, que ce soit dans le style ou dans la forme. Ce Tumblr montre qu’en rajoutant des tours qui sont d’un style proche de celui de la Capitale, ça choque beaucoup moins. J’ai gardé le noir et blanc car c’était plus proche du style de l’époque, de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle. Pour les bâtiments, ça a été facile : la plupart des architectes américains de cette période étaient formés en France, à Paris. Ils sont donc repartis chez eux imprégnés de la culture des bâtiment parisiens, du style haussmannien, et ont construit ces tours en ayant en tête des inspirations parisiennes. [...] Le but était de faire réfléchir les Parisiens sur le sujet.

Propos de Luis Fernandes repris par la Rédaction de Vivre Paris, Et si Paris fusionnait avec Manhattan?, 7 août 2015. Accès à l’article : http://vivre.paris/haussmanhattan-louisfernandes-8634

La tour Montparnasse, le 1km vertical Luis Fernandes 122 2015, Série Haussmanhattan

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4.-

Contextualité et succès, itinéraire d’une ambiguïté

L’analyse de ces neufs critères nous montre que le but d’une architecture n’est pas forcément de cocher toutes les cases des contextualités : les rapprochements opérés entre un projet spécifique et un type de décontextualité ne sont pas forcément la preuve d’une «mauvaise architecture». De la même manière, la cumulation des critères pour un même bâtiment ne va pas forcément dans le sens d’une gradation vers la décontextualité. Ainsi, certaines décontextualités peuvent être intéressantes dans le cadre d’une démarche de projet singulière. C’est le cas des travaux respectifs de Patrick Bouchain et de Lucien Kroll, et aussi dans une certaine mesure de l’exploration morphologique et matérielle menée par Franck Gehry. Au contraire, certaines de ces décontextualités sont plus difficilement assumables ; elles sont en général très liées à des questionnements contemporains. C’est par exemple le cas des décontextualités environnementale et économique. On en arrive à la définition d’une certaine hiérarchie des ruptures, aussi susceptible d’évoluer avec le temps. Par exemple, les questions liées à l’écologie et à l’attention portée à la biosphère n’étaient pas aussi présentes il y a un demi siècle. Si le projet d’aéroport du Grand-Ouest avait été lancée dans les années 50, il y a toutes les raisons de penser qu’il aurait pu se construire.

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Conclusion Vers un ĂŠquilibre stimulant

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« L’architecture n’a pas de présence, mais elle existe en tant que réalisation de l’esprit. Une œuvre architecturale se fait comme une offrande reflétant la nature de cet esprit. » 1 Louis Kahn

La notion de contexte est donc, bien avant tout les adjectifs que nous lui adjoignons pour qualifier ses projections dans notre espace-temps (contexte historique, contexte climatique,etc.), une construction mentale. Le sens que nous lui accordons n’évolue pas de manière linéaire. Il peut par moment marquer des ruptures avec le mode de pensée qui le précède ; ces sursauts contextuels émanent d’une période de crise des représentations, comme un diaphragme qui s’ouvrirait et se fermerait en fonction des variations de l’intensité lumineuse. Nous vivons aujourd’hui dans un monde animé par de multiples mutations, que l’on rassemble sous le nom de «mondialisation», et qui se caractérisent par la dilatation de notre cadre spatio-temporel et une perte de nos repères. Ses principales causes résident dans le transport facilité des matières premières, l’intensification des flux de capitaux, et le développement du numérique. La perte du lieu est alors un fait avéré2, et désormais tout s’entrechoque, s’entrecroise. Nous avons alors vu émerger, en réponse à cette dilution de l’identité et sous couvert d’une exaltation de la culture locale, une pseudo ultra-contextualité. «Ultra» car l’architecture développée ne vise que l’intégration absolue au contexte, et «pseudo» puisqu’elle se conforte dans un style reconductible. En outre, interpréter le contexte c’est exprimer son affinité envers un lot de données que l’on convoquera ensuite dans la conception du projet. Et certaines de ces données peuvent mettre en exergue des contradictions et impliquent donc une prise de position. Cela nous conduit à affirmer que le cas d’école typiquement contextuel n’existe pas. C’est finalement dans ces tensions à l’œuvre que réside la force d’une démarche authentiquement contextuelle3. 1  KAHN (Louis), Silence et lumière, Choix de conférences et d’entretiens, 1955-1974, Paris, Editions du Linteau, 1996, p. 214 2  Füzesséry (Stéphane), « Peter Zumthor : un architecte a-contemporain ?», La vie des idées 3  LAPIERRE (éric), Cut-Up Architecture, Vers l’unité de l’espace et du temps

Balcon 2 Philippe Ramette 128 2001, Hong Kong

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Lorsque la tension est exacerbée, elle peut conduire à la rupture. Celle-ci quoique toujours partielle peut mettre en péril la viabilité d’un projet. Pour certains architectes elle constitue néanmoins la base de leur démarche et leur analyse nous a enseigné qu’assumer cette décontextualité n’est pas forcément un aveu de faiblesse. De cette confrontation, lorsqu’elle est savamment maîtrisée, peut aussi émerger une «étrange beauté»4 :

« Au cœur de ce qui est habituellement désigné comme laideur se cachent des formes de beautés inconnues, inhabituelles, convulsives et paradoxales, résultant de la mise en relation, inédite au regard du beau classique, d’éléments conventionnels. Cette beauté du laid [...] peut survenir du hasard, de la mise en œuvre brutale de formes apparemment simples, de l’expression immédiate de conditions de production, de processus de mise en forme «automatiques», d’un intérêt pour les choses apparemment sans intérêt, d’un goût pour la banalité et les constructions ordinaires, de la recherche conjointe d’une simplicité directe et d’une complexité sophistiquée, de procédures de changement d’échelles, de la revisite de diverses traditions, de l’inscription dans les contradictions historiques de la ville traditionnelle, et de bien d’autres attitudes et processus encore. » 5 Si dans ce travail nous avons concentré notre attention à la distillation de la décontextualité en un certain nombre de critères, nous pourrions imaginé le poursuivre en étudiant une typologie de bâtiments en particulier. L’intérêt nouveau qui commence à être porté sur les zones d’activités commerciales et industrielles pourrait être sujet à développement. Leur intégration contextuelle est justifié lorsqu’on la convoque à travers le prisme de la rentabilité économique et de la proximité avec les flux - autoroutes, lignes haute tension, connexion à la fibre, etc. L’enjeu pourrait légitimement se concentrer sur l’apport d’urbanité dans ces zones monofonctionnelles, et de sa cohabitation avec la nécessaire efficacité des tissus. Cette démarche s’inscrirait en outre dans le prolongement des actions du type Bimby dans les quartiers pavillonnaires, et participerait à la définition dans les faits de la ville durable.

Scale model of refinerie David Lachapelle

4  Éric Lapierre, La beauté du laid, Le Point du Jour, Une architecture concrète 5  Ibid.

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Centrale gĂŠothermique de Svartsengi Blue132 Lagoon, Islande

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Ressources

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