Shuck Context 2 | Le lien entre usine et milieu. De l'adaptation à l'adoption

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Delporte Anthony Juin 2016 Mémoire de fin d’études - Mention Recherche ENSA Clermont-Ferrand EVAN Entre ville architecture et nature Sous la direction de S. Bonzani et O. Guyon

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_ Écossage

Avant-propos Retour critique sur la première partie du mémoire Introduction

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1. Usine et milieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 Le paradigme d’une relation métabolique 1.1 L’usine comme objet d’étude privilégié Un ancrage au milieu et une transformation concrète 1.2 évolution de l’usine dans sa relation à la ville Se déplacer pour fonctionner 1.3 Signer les retrouvailles entre usine et ville Suffit-il de développer une conscience environnementale ?

2. De l’adaptation à l’adoption . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 L’importance de la relation sociale, affective, physique et esthétique 2.1 La relation affective L’usine dans le sang, l’usine dans la peau 2.2 La reconstitution du couple fonctionnel-fictionnel Techno-imaginaire et poésie industrielle

2.2.1

2.2.2

La relation physique L’usine-événement, le rapprochement des corps de la machine La valeur esthétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 Trois préceptes pour atteindre le «beau»

Conclusion

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Ressources

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En partant de l’usine

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_ Avant-propos Retour critique sur la première partie du mémoire

La question de l’adaptation d’une architecture à son contexte constitue une thématique majeure de l’acte de conception architecturale. Elle est avancée par les architectes pour se justifier de l’orientation des choix projectuels opérés. L’intérêt de ce travail a alors été, jusqu’à présent, d’appréhender ce que s’adapter au contexte signifie. Nous avons ainsi su montrer que le contexte « n’est pas un fait ; il est toujours le résultat d’une interprétation» (1). En outre, la question de l’adaptation n’est pas binaire et sa compréhension nécessite donc de sortir de la dichotomie entre les qualificatifs «contextuel» et «acontextuel». Nous nous sommes alors proposés pour «distiller la décontextualité», mettant par là-même en évidence le fait que les critères de rupture avec le contexte n’ont pas tous la même signification et la même valeur en fonction des époques et des sociétés. Cependant, nous ne nous sommes pas encore intéressés aux causes de ces différences d’appréciation.

La « fonction régulatrice de la culture » (2) Deux facteurs sont en mesure de singulariser une architecture construite : les usages déployés par le sujet à l’intérieur ou en lien avec le bâtiment, et le regard de ce même sujet percevant sur l’environnement du bâtiment. Ainsi, un même environnement perçu par deux sujets différents, a fortiori de deux groupes sociaux distincts, amène à la construction de deux contextes euxaussi différents. En effet, la perception du contexte par un individu n’est pas invariable, et se trouve particularisé par deux filtres : le filtre physiologique et, a fortiori, le filtre culturel. Le filtre physiologique est naturel ; il est lié à notre

1  Bernard Tschumi, Event-Cities 3 : Concept vs. Context vs. Content, 2005, p.1 2  SIMONDON (Gilbert), Du mode d’existence des objets techniques, p.123

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acuité perceptive, et correspond aux constituantes du milieu que nos sens nous permettent d’appréhender. Le filtre culturel rassemble quant à lui les valeurs dont dotent les individus leur environnement. Ces valeurs sont partagées par des groupes sociaux et constituent alors une grille de lecture particulière pour les individus. Ainsi, la position jugée «choquante», d’une architecture qui serait en rupture avec son contexte, ou «appropriée», d’une architecture qui serait intégrée à son contexte, constitue un jugement au nom de nos valeurs anthropologiques construites.

« L’objet ne peut être séparé et encore moins jugé vis-à-vis de son contexte » (3) Dans Du mode d’existence des objets techniques, Gilbert Simondon se livre à une tentative de réappropriation et de «revalorisation» (4) des objets techniques par la culture. Les apports majeurs de Simondon sont issus de l’intérêt qu’il a porté au processus d’individuation. Simondon a ainsi étudié d’un point de vue pratique la manière dont les objets se construisent, en complétant cette analyse par une recherche ontologique, c’est-à-dire autour de la définition de l’être. La posture de Simondon marque une opposition à la principale coupure exprimée par le paradigme de l’objet constitué, celle suivant laquelle l’objet puisse ou doive être séparé de son milieu pour être étudié. Le paradigme alors rejeté exprime que « les objets, dans la mesure où on peut les sortir de leur contexte, ont une existence en dehors de leur contexte, et qu’on peut les expliquer en dehors de leur contexte » (5). Or, explique Didier Debaise, « une chose c’est un durcissement, une consolidation, une cristallisation d’une relation » ; autrement dit, « une chose c’est essentiellement un consolidé, une consistance relationnelle. Nous ne pouvons pas délier un objet ou une chose de son espace relationnel, car la relation est une des catégories constitutives de la chose. » (6) Donc il apparaît bien sibyllin de vouloir séparer l’objet de

3   DEBAISE (Didier), « Au-delà de l’image », Vidéo du Centre Pompidou, 20 mai 2011 4  SIMONDON (Gilbert), Du mode d’existence des objets techniques, p.10 5   DEBAISE (Didier), « Au-delà de l’image » 6  Ibid.

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son contexte pour l’y confronter et juger des liens qui demeurent : « L’objet ne peut être séparé et encore moins jugé vis-à-vis de son contexte ; il ne peut être indépendant. Tout est relation. Le réseau relationnel n’est pas accidentel, il est constitutif de l’être. » (7). Ainsi, affirmer qu’un bâtiment -en tant qu’objet architectural- n’est pas adapté à son contexte, qu’il ne tisse pas avec celui-ci un réseau de relations, est l’expression d’une profonde contradiction car c’est l’existence même de l’objet et du contexte qui est niée.

L’individuation, un processus non achevé de co-formation entre objet et contexte Dans le lexique simondonnien, le terme «individu» désigne tout les objets ; il peut désigner un être biologique mais aussi une théorie, une idée etc. Pour Simondon, le dogme selon lequel l’individu serait déjà fixé avant le processus d’individuation est faux. En d’autres termes, l’individu ne s’intègre ou ne s’adapte pas à un milieu préexistant : « les objets se réalisent dans des relations qui sont simultanées à leur existence, pas antérieures ni postérieures. La relation n’intervient pas après la constitution des objets » (8). Ainsi, au cours du processus d’individuation, l’individu et le milieu se forment de manière concomitante. La relation entre l’individu et le milieu est génétique ; elle relève de la genèse (9). Elle s’opère dans le milieu préindividuel, que Simondon nomme aussi «nature», entre l’individu en formation et le milieu en formation, qui deviendront objet et contexte. Simondon peut alors affirmer que l’objet et son contexte se forment dans une commune individuation car le milieu devient contexte lorsque l’individu devient objet, et réciproquement. Autrement dit, il

7  Ibid. 8  Ibid. 9   D’après Simondon, et selon le sens attribué par L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, la genèse est le «processus d’individuation dans sa généralité»: « Il y a genèse lorsque le devenir d’un système de réalité primitivement sursaturé, riche en potentiels, supérieur à l’unité et recelant une incompatibilité interne, constitue pour ce système une découverte de compatibilité, une résolution par avènement de structure. »

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n’y a pas de lien de causalité unilatéral entre la formation de l’objet et celle du contexte : « Un individu existe par une consolidation de relations. La relation devient constitutive d’êtres. Il s’agit de connaître ce que les objets deviennent dans les relations qu’ils opèrent. » (10). Ainsi sans relation il n’y a d’être, pas plus qu’il n’y a de contexte, et c’est ce raisonnement qui amène à l’explication de la maxime « l’être est relation ».

Une autre idée développée par Simondon réside dans le fait que l’interrelation forte entre un objet et son contexte n’est jamais finie, achevée, figée ; les deux se réinventent en permanence : « une telle genèse s’oppose à la dégradation des énergies potentielles contenues dans un système, par passage à un état stable à partir duquel aucune transformation n’est plus possible. » (11) Il reste en effet, d’après Simondon, toujours une part de pré-individualité, soit de nonindividualité, tant au sein de l’objet qu’au sein du contexte. On parle alors d’un « halo des possibles » qui réunit la variété d’évolutions réalisables.

Il s’agit maintenant pour nous de revenir sur deux postulats erronés qui ont été pris pour acquis au sein de la première partie de ce travail de mémoire. En effet, nous avons toujours considérés les bâtiments analysés comme des objets finis -premier postulat faux- prenant place dans un milieu dont l’existence est antérieure à leur insertion -second postulat faux.

10   DEBAISE (Didier), Au-delà de l’image 11  SIMONDON (Gilbert), Du mode d’existence des objets techniques, p. 114

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_ Introduction

« En philosophie comme en architecture, un défi est ouvert : penser un repositionnement éthico-politique du rapport entre nature et culture, technique et société, ville et milieux. » Chris Younès, La Ville-Nature (1)

L’architecte ne parle plus de contexte. Le caractère flou et fluctuant de cette notion a finalement eu raison de son approche dichotomique. Il apparaît clairement que l’idée d’adapter une architecture à un contexte donné est erronée. Ainsi, à la suite de Gilbert Simondon, l’architecte comprend que tout objet est uni à son milieu par un lien consubstantiel : la transformation de l’objet transforme le milieu associé et, réciproquement, la transformation du milieu transforme la nature de l’objet. Puisque la coformation entre milieu et objet a toujours lieu, l’objet est toujours en devenir. Pour appréhender cette notion d’interrelation, soit de réinvention continue et changeante, entre une architecture et son contexte, il convient d’étudier par la suite une typologie de bâtiments en particulier plus que des bâtiments particuliers. Un resserrement du propos autour du bâtiment industriel choisi comme objet d’étude semble permettre le déploiement privilégié des recherches menées par Simondon depuis le champ technique vers le domaine architectural. En effet, en tant qu’objet à la fois architectural et technique, le bâtiment industriel est soumis à une surdétermination technique qui rend pertinente la réinterprétaion des analyses du philosophe. En outre, cette réinvention permanente entre l’architecture et son milieu atteint son climax, dans l’actualité des préoccupations urbaines, dans le cas des

1  Younès (Chris), « La Ville-Nature », Appareil [En ligne], Numéro spécial, Mis en ligne le 30 juin 2008. Accès à l’article : http://appareil.revues.org/455

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usines. En effet, en tant qu’objets techniques, les usines ont toujours un milieu associé, un milieu de fonctionnement qui leur est propre. Or la déconstruction progressive de la limite entre urbain et rural se concrétise aujourd’hui notamment par la réinsertion de ces espaces de production au sein de l’espace de la ville. Nous proposons alors ici une nouvelle lecture du contexte, à travers l’étude des usines. Dans une première partie, nous mettrons en évidence les principes de coformation qui unissent usine et milieu et les fluctuations de cette relation au nom de l’adaptation. Nous montrerons en outre que ce n’est pas uniquement l’effort écologique entrepris par les usines qui permettra leur réintégration complète dans l’espace de la cité, de la res publica. Dans une deuxième partie, nous développerons au contraire l’idée que l’exploitation et la valorisation de l’imaginaire, «ce second réel» (2), éminemment contenu dans tout objet technique, constitue en ce sens une piste intéressante. Ce sera l’occasion d’aborder la notion de relation affective et physique qui peut unir usine et individus. Nous nous intéresserons enfin, dans une troisième partie, à la reconnaissance de la valeur esthétique de l’usine toujours à travers le prisme de la «poésie industrielle» (3).

2   SIMONDON (Gilbert), Définition citée dans MUSSO (Pierre), « Imaginaires, industries et innovation technologique » [Vidéo], Fondation Telecom, Octobre 2011, 1h25min, De 0min à 16min 3  SIMONDON (Gilbert), Du mode d’existence des objets techniques, p. 159

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Photomontage Ă partir de Learning From Las Vegas (Robert Venturi, Denise Scott, Steven Izenour) 1972 et Wanderer Above The sea of fog (Caspar David Friedrich) 1818 14 Chanond M.

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1.

Usine et milieu

Le paradigme d'une relation mĂŠtabolique

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1.1

L’usine comme objet d’étude privilégié Un ancrage au milieu et une transformation concrète

Le choix de l’usine comme objet d’étude permet un resserrement de la question du contexte en architecture autour de l’enjeu que nous avons identifié, à la suite de Simondon, de coformation non-achevée entre l’objet -pour ce qui nous intéresse, l’objet architectural- et son contexte. Nous désignerons, à travers l’emploi du terme «usine», les «établissements de la grande industrie où s’effectue tout ou partie d’un processus de fabrication en série d’objets ou de produits, ou bien la transformation ou la conservation de matières premières, ou bien la production d’énergie, à l’aide de machines consommant une grande quantité d’énergie de diverses sources ; emprunté au latin usus «besoin, utilité, relations», ou au latin oficina «atelier, fabrique, manufacture» » (1). Nous nous appuierons largement sur les apports théoriques de Simondon, le philosophe s’étant attaché à définir le statut ontologique de l’objet technique. Toutefois, il s’agit pour nous de livrer une redéfinition de l’objet technique en architecture, plus précisément de l’usine, en mesure de compléter notre appréhension de la notion de contexte.

de l’avion à moteur à réaction : « la réduction de la surface portante, allant de paire avec l’usage du moteur à réaction, oblige à atterrir à très grande vitesse (presque la vitesse de croisière d’un avion à hélice), ce qui nécessite une piste d’atterrissage très longue » (4). La qualité principale de l’usine réside quant à elle dans sa capacité de production. Or, il ne s’agit en rien d’un processus fonctionnant en boucle autonome s’établissant ex nihilo. Au contraire, ce sont les échanges multiples entre l’usine et le milieu qui assoient son fonctionnement. Une des relations principales entre usine et milieu concerne l’arrivée et la sortie de matières, ou d’énergies, qui fondent le modèle input-output. Ainsi les usines, à la différence d’autres bâtiments, sont des transformateurs de matières et d’énergie ; elles se définissent alors par la relation physique qu’elles entretiennent avec le territoire : le milieu est transformé de manière concrète. Sans cette relation, l’activité de production et de transport ne peut être rendue possible. Cela nous permet d’expliciter simplement la maxime simondonnienne «l’être est relation», car l’existence de l’usine repose bien sur un réseau de relations.

En ouverture de la conférence qu’il a mené à la Cité de l’architecture et du Patrimoine, Jean-François Belhoste affirme que « l’industrie n’a jamais vécu en autarcie, elle s’est développée au sein d’un système d’échanges territoriaux. » (2). Dans « Paysage de l’énergie et «machine ouverte» », les auteurs poursuivent ce constat en exprimant le fait que « chaque réalité technique implique un système de relation (gouvernance), un fonctionnement opératoire (technique) et une chaîne métabolique (énergie-ressourceenvironnement) spécifique au territoire d’implantation. » (3) Pour exprimer cette relation entre l’objet technique et le territoire, Simondon choisit l’exemple

En outre, le rôle tenu par l’usine ne se limite pas à la transformation de matières premières en matières finies, énergies, ou produits, mais tient à voir avec une variété de transformations du territoire. Ainsi, l’usine intéresse également le milieu de manière très forte à travers les réseaux de transport et de communication, l’établissement des populations, etc. Cette inscription active, réciproque, multiscalaire et à temporalité variable entre l’usine et le territoire est mise en exergue dans le texte « Firmes et territoires » : « Les firmes entretiennent des liens de nature et d’importance très variables avec les territoires où elles sont implantées. Elles sont depuis longtemps des acteurs importants et parfois même essentiels de l’aménagement. Certains territoires portent profondément l’empreinte de leur présence, surtout lorsque celle-ci s’est inscrite dans la durée et sans concurrence avec d’autres activités. Elles peuvent alors avoir créé tout un système, un réseau d’infrastructures organisé autour de l’usine, comme cela est classique dans les vieux bassins industriels organisés par des firmes paternalistes » (5).

1   Source : dictionnaire CNRTL 2  BELHOSTE (Jean-François), « 02. La construction des paysages par l’industrie », Conférence à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, 10 novembre 2001 3   LOPEZ (Fanny), BOUTON (Alexandre), « Paysage de l’énergie et « machine ouverte » », Urbanités, n°6, novembre 2015, 9 p.

4   SIMONDON (Gilbert), De l’existence des objets techniques, p.62 5   BAILONI (Mark), DAVIET (Sylvie), DESHAIES (Michel), EDELBLUTTE (Simon), FACHE (Jacques), GAUNARD ANDERSON (Marie-France), LERICHE (Frédéric), RICHARD (Yann) et ROSIèRE (Stéphanie) , « Introduction : firmes et territoires », Revue Géographique de l’Est [En ligne], vol. 50 / 3-4, 2010. Accès au texte : http://rge.revues.org/3163

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« L’arrivée des grandes compagnies industrielles et minières a en effet brutalement transformé les équilibres politiques et économiques des territoires concernés. La création de nombreux emplois, l’arrivée de nouveaux habitants ou les migrations de travail que génère la nouvelle implantation, sa desserte même, rendent nécessaire la réalisation ou le réaménagement des infrastructures. Suivant les cas, la construction de ces infrastructures peut être en partie prise en charge par la firme ou, au contraire, entièrement par la puissance publique et peut constituer un élément important dans la négociation à l’origine de l’implantation de la firme. » (6) Et donc dans cette imbrication très forte de l’usine et du milieu réside certainement quelque chose de paradigmatique en mesure d’affiner notre connaissance de la relation entre architecture et contexte. Après avoir attesté de cet ancrage très fort, il s’agit maintenant de nous intéresser à l’évolution du lien symbiotique entre usine et ville car, comme le souligne l’architecte du patrimoine Philippe Prost, « les bâtiments et sites industriels ont toujours été conduits à évoluer sous l’effet de l’installation de nouvelles machines, de l’utilisation d’une nouvelle source d’énergie, de la fabrication de nouveaux produits. » (7). La position de l’usine dans le contexte urbain et la relation qu’elle entretient avec les dynamiques en présence sont sujettes à des fluctuations avec des causes qui peuvent être d’ordre technique, mais aussi économique et politique.

6  Ibid. 7   PROST (Philippe), «Transformer et conserver», Conférence à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, 10 avril 2012

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Urbain par Nature (Urban by Nature) Affiche de la Biennale internationale d’architecture de Rotterdam 2014

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1.2

évolution de l’usine dans sa relation à la ville Se déplacer pour fonctionner

Les activités industrielles ont su s’implanter dans des lieux stratégiques, exploiter et valoriser les ressources du paysage ; comprendre leur implantation c’est comprendre l’évolution du territoire. L’implantation de l’activité industrielle, que ce soit dès la sédentarisation des hommes (où l’on parlait plus d’artisanat) jusqu’au XVIIe siècle, est en premier lieu liée à la proximité avec les ressources exploitables du territoire dans leur potentiel productif : « beaucoup d’anciens ateliers se sont développés en milieu rural, au plus près de l’eau, pour faire mouvoir les roues qui actionnaient les machines, et au plus près de la forêt, pour fournir le bois dont s’alimentaient ses fours » (8). Par exemple, sur le territoire clermontois, les industries étaient situées le long de la Tiretaine et utilisaient l’eau comme force motrice pour mouvoir des rouages et développer des ateliers de foulon, de brasseur, de fondeur, tanneur, des moulins, des pressoirs, etc. L’arrivée de la voie de chemin de fer a généré un éloignement entre le lieu d’exploitation et le lieu de production, déplacement induit par le potentiel de l’infrastructure comme connexion avec le lointain. L’intérêt de la voie ferrée, à mi-chemin entre le local et le global, résidait ainsi dans sa capacité à acheminer des matières premières plus éloignées et à exporter plus facilement dans un bassin plus grand les produits une fois transformés. Ainsi, paradoxalement désirées par la ville pour des raisons économiques, les industries sont progressivement reléguées plus loin en périphérie à cause des nuisances et de leur besoin foncier croissant. Engendrées par la mutation économique de la fin des années 60, en France les activités productrices s’établissent ensuite dans des zones activités, sites

réservés à l’implantation d’entreprises. Ces zones sont administrées par des compétences publiques et leur localisation est établie selon plusieurs critères dont la réunion est indispensable au développement d’une activité économique pérenne : proximité du réseau autoroutier, accès aux lignes électriques hautetension, à la fibre, etc. Les zones d’activités se déclinent en six grands types : les zones artisanales (ZA), les zones commerciales (ZC ou ZAC) dont la surface est supérieure à 3.000 m² et inférieure à 10.000 m², les zones industrielles concentrant les infrastructures (voies ferrées, lignes haute tension, réseau de gaz, etc.), les zones d’activités de service, les zones mixtes et les technopôles orientés sur l’activité tertiaire et regroupant les centres de recherche. La création d’autoroutes est venue apporter une réponse efficace à la poursuite de la croissance des zones d’activités en les intégrant dans une logique de réseaux encore plus performant. à Clermont-Ferrand, l’autoroute irrigue largement -au moyen d’une sortie tous les 2 kilomètres- le bassin clermontois. Elle participe ainsi à l’attractivité de la métropole sur le territoire puisque les communes de la deuxième couronne, au Nord de Riom et au Sud de Cournon, profitent du lien créé avec la ville. C’est aussi une connexion à l’échelle nationale reliant Paris en 4h et le Sud, avec Montpellier, accessible en 3h30. Le couloir économique que la création de l’autoroute a amorcé est également marqué par la présence de trois gares ferroviaires de voyageurs, à savoir la gare de Clermont-Ferrand -qui totalise 3,5 millions de passagers par an-, la gare de Riom et enfin celle de Cournon. L’aéroport d’Aulnat vient compléter et confirmer cette congestion de flux, puisqu’il reste le principal aéroport de la métropole et accueille 485.000 voyageurs par an. Le cas du territoire clermontois correspond alors au climax de cette attraction économique exercé par la présence de l’axe autoroutier et des services associés. Cela se manifeste par le développement d’un chapelet de zones d’activités industrielles et commerciales précisément le long de l’axe. On se situe donc dans une zone ultra-connectée, un grand hub urbain qui relie Cournon et Riom, respectivement deuxième et troisième ville du département en termes de démographie. C’est un lieu de déplacements qui condense 70% des mobilités quotidiennes à l’échelle du Grand Clermont.

8   BELHOSTE (Jean-François), « 02. La construction des paysages par l’industrie »

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Analyse du couloir productif clermontois

Dominance industrielle d’un territoire

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AVANT LE XVII siècle une industrie liée au milieu d’exploitation ET AU LOCAL

XVIII - XIX siècle une industrie liée au CHEMIN DE FER, ENTRE LOCAL ET GLOBAL

L’autoroute A71 comme vecteur du tissu économique clermontois (1988-2016)

XX - XXI siècle une industrie liée a L’AUTOROUTE ET AU GLOBAL

26 Conquête de l’est

Parcours de l’axe autoroutier et imagibilité

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Vue de Clermont-Ferrand depuis le Puy-de-Dôme Stratification urbaine et paysagère de la ville La 28 Montagne

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30 L’attrait

de l’hyperconnectivité

Congestion économique, industries et transports

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1.3

Signer les retrouvailles entre usine et ville Suffit-il de développer une conscience environnementale ?

La localisation en marge des usines laisse aujourd’hui entrevoir un paradoxe certain : intrinsèquement liées au milieu, elles se retrouvent pourtant rejetées en périphérie de la ville comme un corps étranger. Cet éloignement entre l’établissement des industries et les centres urbains est aujourd’hui observé avec davantage de recul par les politiques urbaines et sont mis en évidence un certain nombre d’inconvénients. Parmi les défauts pointés il y a notamment l’aménagement peu économe en espace des zones d’activités qui menace l’équilibre précaire des territoires agricoles en marge de la ville. à ClermontFerrand, c’est l’activité agricole des terres de la Limagne, pourtant parmi les plus productives d’Europe, qui est menacée. En outre, on accède à ces zones essentiellement par véhicules motorisés. Or en prenant en considération la remise en cause actuelle du modèle «tout-automobile», nous comprenons l’enjeu posé en termes d’accessibilité. Pourtant ces territoires productifs ont su accroître leur réseau d’inter-relations, développer leur économie et ainsi acquérir durant les dernières décennies une importance capitale au sein de l’espace urbain. Il ne s’agit donc pas de nier les qualités de ces espaces en marge qui se concrétiseraient par un déplacement des usines dans le cadre de la ville historique, mais plutôt d’intégrer pleinement ces usines à notre représentation de l’espace de la ville, les considérer sous un angle nouveau. Une des raisons qui laissent entrevoir la réappropriation des espaces productifs par le champ de l’urbanisme est à lier au fait qu’ils génèrent moins de pollution, qu’ils sont plus eco-friendly. Loin d’être anodin, cette prise en compte environnementale rend les usines moins nocives pour notre santé. Est alors envisageable un rapprochement entre l’usine, en voie vers l’urbanfriendship, et l’urbain. Plusieurs observations nous permettent de penser que ces efforts de la part du secteur industriel -constitué en partie des usines- vont se poursuivre : à l’échelle internationale on constate en effet un resserrement du calendrier de débat sur le climat entre les principales puissances étatiques. En témoigne par exemple le discours relayé par le président des États-Unis à travers mot-dièse «#ActOnClimate» : « le changement climatique menace la santé publique. Il est responsable de la récurrence des phénomènes

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météorologiques extrêmes, des crises d’asthme, de la détérioration de la qualité de l’air et des maladies transmises par les insectes. Nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas agir » (9). Cette problématique sanitaire liée au secteur industriel est apparue dans les environnements urbains denses à partir de la fin du 19e siècle, notamment au Royaume-Uni comme en témoigne la carte postale satirique réalisée à partir d’une photographie de Widnes. Avec le film «Fireworks», le réalisateur Giacomo Abbruzzese exprime quant à lui le paradoxe affectif véhiculé par l’usine : conscient de son caractère nuisible pour la santé, la majorité des habitants de la ville reste pourtant muette et avare de critiques publiques puisque l’usine est le plus important employeur de la région, et finalement chacun des habitants possède au moins un proche qui y travaille : « L’histoire de « Fireworks » touchait un sujet très controversé qui se passait dans ma ville d’origine. Que faire de la plus grande industrie sidérurgique d’Europe qui empoisonne toute une communauté mais qui lui fournit en même du travail ? À l’époque, personne n’avait abordé ce sujet, après le film, ça a explosé. Il est devenu un film-manifeste pour le mouvement écologiste de ma ville. Des gens utilisaient des images du film comme profil Facebook, lorsque le film était projeté, même à minuit, la salle était toujours pleine, c’était vraiment très, très fort pour un court métrage. Ils le considéraient comme un acte politique, car j’y filmais un groupe d’éco-terroristes, solidaires des ouvriers, à la manière des Brigades internationales pendant la guerre civile espagnole. » (10) Le premier plan issu du film présenté par la suite correspond à une vue aérienne enregistrée par un hélicoptère qui survolait illégalement le site industriel et au sein duquel était présent le réalisateur. Le second plan correspond à l’explosion finale de l’usine par les activistes ; le feu d’artifice exprimant la joie des habitants, enfin libérés du nuage grisâtre qui recouvrait leur ville. 9   OBAMA (Barack), le 23 avril 2016 : «Climate change is dangerous for public health. We have to act now.» [Vidéo], Compte officiel Facebook du président américain (Nous traduisons) 10   BAYER (Kathia), « Giacomo Abbruzzese, Transfigurer la réalité m’intéresse plus que la capturer », Entretien pour Format Court, 5 mars 2015. Accès à l’entretien : http://www. formatcourt.com/2015/03/giacomo-abbruzzese-transfigurer-la-realite-minteresse-plus-quela-capturer/ 11   Source: IPCC (2014); Exit EPA Disclaimer based on global emissions from 2010. Accès à l’article : https://www3.epa.gov/climatechange/ghgemissions/global.html

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Le secteur industriel représente 46 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (11)

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Breathe Project

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« Le changement climatique menace la santé publique. Nous devons agir maintenant. » (9)

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Carte postale satirique, à partir d’une photographie de Widnes, 38 Royaume-Uni, Fin du 19e siècle

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Fireworks Giacomo Abbruzzese 40 Court-mĂŠtrage, 2011

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Fireworks Giacomo Abbruzzese 42 Court-mĂŠtrage, 2011

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2.

De l'adaptation a l'adoption

L’importance de la relation sociale, affective, physique et esthÊtique

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L’usine se caractérise par une forte adaptation à un environnement notamment géographique et climatique qui lui permet de fonctionner dans de bonnes conditions. La prise en compte du critère environnemental exprimée par le secteur industriel constitue déjà un pas vers l’adoption de l’usine par la population : l’usine ne nuit plus à la santé de l’Homme. Pour s’affirmer pleinement, le défi consiste désormais à renouer des relations sociales, affectives et esthétiques entre les espaces de production et les habitants.

La relation sociale qu’une firme entretient avec ses employés, voire avec l’ensemble des habitants, constitue un point majeur du dépassement de l’enveloppe physique de l’usine ; « c’est cette longue histoire des liens entre les firmes et les territoires locaux des communes qu’évoque Simon Edelblutte en montrant comment les industriels, dès le XIXe siècle, se sont investis dans la politique locale et ont pratiqué le paternalisme afin de créer autour de l’usine un cadre favorable au développement de leur activité. Ils ont alors assumé des tâches relevant de l’aménagement du territoire, en bâtissant des infrastructures destinées à l’accueil, au logement et plus largement à la vie quotidienne de leurs ouvriers. Cette action s’est aussi étendue à la politique locale en modifiant la carte des communes. [...] Si l’on cherche à illustrer le lien très fort et ancien qui peut exister entre une firme et un territoire local, il est difficile de trouver un meilleur exemple que celui de la firme Michelin à Clermont-Ferrand, analysé par Thomas Zanetti. En étudiant comment se définissent et évoluent au cours du temps les rapports de pouvoir entre la firme multinationale et les instances publiques locales, l’auteur montre les différents visages que prend l’influence de Michelin sur la structuration de l’espace urbain clermontois. De la création d’un espace spécifique au sein de la ville, à la participation de la firme au renouvellement urbain, Michelin a constamment influencé l’action publique et, malgré son essor international, a renforcé ses liens avec le territoire clermontois. » (1) Une des forces de Michelin a donc été d’affirmer sa présence dans l’espace urbain et dans la vie sociale des habitants à d’autres niveaux, dépassant alors le cadre de la fabrication de pneumatiques.

1   BAILONI (Mark), DAVIET (Sylvie), DESHAIES (Michel), EDELBLUTTE (Simon), FACHE (Jacques), GAUNARD ANDERSON (Marie-France), LERICHE (Frédéric), RICHARD (Yann) et ROSIèRE (Stéphanie) , « Introduction : firmes et territoires »

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Ce modèle paternaliste s’est largement exporté et a été repris par un certain nombre d’entreprises dans le monde, notamment outre-Atlantique. Cependant en France, depuis la fin du XXe siècle, cette interventionnisme privé est moins accepté par l’opinion publique au profit d’une séparation hermétique entre les affaires publiques, celles de la ville et par définition réalisées pour le bien commun, et les affaires privées. Nous avons donc assisté durant les dernières décennies à une perte d’influence des grandes firmes historiques dans le domaine social. L’état de cette question est déjà largement étudié, notamment dans Une anthropologie de l’éthique entrepreneuriale (2). Nous préférons alors poursuivre en adoptant le point vue de l’individu afin d’étudier la nature du lien affectif qui peut le lier à l’usine ou la firme.

2.1

La relation affective L’usine dans le sang, l’usine dans la peau

Aujourd’hui, nous nous trouvons dans une période de crise des représentations des activités productrices. En effet, la culture ne reconnaît pas au même titre les métiers manuels des métiers intellectuels. Les usines souffrent alors d’un certain désamour exprimé à travers l’appréciation collective dépréciative de l’usine. Cependant, ce constat ne s’applique pas aux personnes qui dépendent économiquement de l’activité productrice considérée. Pour les employés, aussi appelés manutentionnaires, opérateurs sur machine ou agents de production, l’usine représente souvent une valeur symbolique forte. En comparaison à la qualification d’ «industrie-palais» accordée aux premières usines remarquables du 18e et 19e siècle, l’industrie palais aujourd’hui n’est plus l’usine construite comme un temple ; les ouvriers évoquent aujourd’hui l’usine comme leur maison. Nous choisissons de présenter deux exemples contemporains du rapport affectif qui unit les travailleurs à leur usine.

2  GALENGA (Ghislaine) et SOLDANI (Jérôme), Une anthropologie de l’éthique entrepreneuriale, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2015, 190 p.

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« Touche pas à mon usine, c’est ma seconde maison » Usine Flodor de Péronne, au début des années 2000 à travers le témoignage de Marie-Thérèse Bekaert (3), nous comprenons ce que représente l’usine pour une employée de longue date. Il y a certes dans son propos l’inquiétude du lendemain générée par la perte d’une partie de ses revenus et des avantages dont elle bénéficiait. Mais surtout, travailler pour Flodor lui procurant une fierté, perdre son emploi lui fait ressentir un dépit certain. Avec la musique militante de Kash Leone (4), en soutien aux ouvriers de l’usine PSA Aulnay, transparaît les mêmes émotions, mélange de préoccupations financières et du sentiment d’arrachement à un lieu auquel les ouvriers étaient attachés. La figure de l’industrie constitue aussi finalement un symbole majeur de lutte sociale, fortement connoté politiquement.

Le projet mené en Pays du Chotelais vise à rajeunir et rendre davantage attractives les carrières professionnelles en domaine industriel auprès des jeunes étudiants. La campagne de communication met en exergue un rapport particulier, proche du charnel, entre le corps, celui du travailleur, et la machine qu’il manipule. Le travail en usine est encore aujourd’hui majoritairement perçu comme une évolution dans un environnement hostile et harassant ; l’imaginaire collectif renvoie ainsi à une vision proche de celle exprimée dans Metropolis, qui met en scène des corps fatigués, contraints et las. Ici, le corps est éclairé, révélé, mis en scène par la machine. Ce travail photographique, par l’imaginaire technique qu’il convoque, constitue déjà une première approche de la reconsidération du couple fonctionnelfictionnel. Nous nous attacherons par la suite à approfondir cette notion à travers le prisme de la poésie industrielle.

« Entre dans mon usine » Usines du Choletais, aujourd’hui « La Jeune chambre économique du Choletais publie d’audacieuses photos. Objectif : donner une image plus moderne et attirante des industriels. Le projet est parti d’un constat : le manque d’attractivité dans le milieu industriel. « L’industrie représente 35 % des emplois salariés dans le Choletais, tout secteur confondu (métallurgie, métallerie, menuiserie, chaudronnerie, ferronnerie…) », explique Cyrielle Jourdan, directrice de commission à la Jeune chambre économique (JCE) du Choletais. Mais les jeunes ne sont pas attirés par cette filière, qui «souffre de ce déficit». La JCE a donc pensé à un outil de communication «impactant». » (5)

3   «Touche pas à mon usine !», Article L’Express L’Expansion, 04 septembre 2003. Accès à l’article : http://www.lexpress.fr/actualite-economique/touche-pas-a-mon-usine_495434. html. 4 Kash Leone, « ça peut plus durer ! », 2013. Accès aux paroles : http://genius.com/Kashleone-ca-peut-plus-durer-psa-lyrics 5   «Calendrier. Les industriels du Choletais se mettent à nu», Article Ouest France, 28 novembre 2013. Accès à l’article : http://www.ouest-france.fr/calendrier-les-industriels-ducholetais-se-mettent-nu-1746744

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« L'usine, c'est ma seconde maison, lâche Marie-Thérèse Bekaert, 42 ans, plantée devant la même table de ramassage depuis 1977, pour un peu plus de 1 100 euros par mois. La 4, c'est ma chaîne. Enfin, c'était. J'ai tout le temps envie de pleurer. Comme si j'avais été cambriolée...» Comme si on lui avait dérobé un pan de sa fierté. Avant, elle affichait son statut social à la façon d'une décoration. Flodor: le pionnier français de la chips, la blonde à croquer, le plus gros employeur de la région. Flodor: sa mutuelle gratuite et ses cars de ramassage «qui viennent vous chercher jusqu'au fin fond de la campagne», répète-t-elle comme pour se rassurer. Aujourd'hui, Marie-Thérèse n'aime pas qu'on lui demande où elle travaille. Dans ces cas-là, elle baisse les yeux: «J'ai l'impression qu'on me regarde comme une condamnée. »

Usine Flodor Péronne 2003

« Touche pas à mon usine ! »

« J’ai quand même ma famille, j’ai la maison à payer. » « Quand on se tue à la tâche, la fermeture est indélébile. » « Tristesse, colère, inquiétude, sacrifice, déprime, malaise Ça peut plus durer ! Mépris, mensonge, abondance, actionnaires, escrocs, reclassement Ça peut plus durer ! » « Aucune usine ne devrait fermer grâce à l’argent public ; L’état ose dire qu’il n’y a pas de secteur privé dans ses rubriques. » « Il y a des larmes et il y a des malaises que n’arrange pas le compte à rebours. On le savait tous mais ce n’était pas d’actualité, Et il n’y a pas plus dangereux qu’un animal qu’on vient de blesser. »

Usine PSA Industrie et lutte sociale

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Aulnay-sous-Bois 2014

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« Entre dans mon usine ! », Calendrier du Choletais Chambre économique de la région de Cholet 52 2014

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2.2 La reconstitution du couple fonctionnel-fictionnel Techno-imaginaire et poésie industrielle

La technique a une fonction d’utilité, d’instrument, d’instrumentalisation, de transformation du monde, ce que Levi-Strauss appelle la «valeur utilitaire». D’après la définiton apporté par Rabardel (6), la fonctionnalité c’est ce à quoi l’objet technique sert ou peut servir. Or, pour Pierre Musso (7), nous ne pouvons nous contenter de voir les objets techniques sous l’angle de la fonctionnalité ; ils ont une double identité, fonctionnelle et fictionnelle : « la fictionnalité, ce sont les histoires que l’on se raconte autour de cet objet » (8). L’appréhension de l’ambivalence, ou dualité, entre fonction et fiction est fondamentale : la technique ne va pas sans une fonctionnalité, mais pas sans une fictionnalité ; ainsi, « les objets sont l’incarnation de rêves » (9) affirme Thierry Godin. Technique et imaginaire sont donc indissociables, à tel point que Georges Ballandier, ethnologue et sociologue, a créé le mot «techno-imaginaire», pour insister sur le caractère indissoluble des deux. L’objet technique, et les techniques en général, génèrent des imaginaires. L’imaginaire n’est pas l’opposé du réel, du rationnel. Il possède bien une cohérence, une logique, qui n’est certes pas celle de la rationnalité : « l’imaginaire est un second réel» (10). Dans les faits, l’imaginaire correspond à la construction à la fois de récits, c’està-dire de narrations, et d’univers. Musso explique que le cinéma s’emploie à cela, « construire des mondes et les accompagner de scénarios, et les deux sont articulés » (11).

6  RABARDEL (Pierre), Les hommes et les technologies; approche cognitive des instruments contemporains, Armand Colin, 239 p., 1995. 7  MUSSO (Pierre), « Imaginaires, industries et innovation technologique », Fondation Telecom, Octobre 2011, 1h25min, De 0min à 16min. « Il y a une ambivalence fonctionnelle et fictionnelle : la technique ne va pas sans une fonctionnalité, mais pas sans une fictionnalité. Les deux forment un couple. » 8  Ibid. 9   Ibid., Citation de GODIN (Thierry) 10   Ibid., Citation de SIMONDON (Gilbert) 11  Ibid.

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Le potentiel de la technique réside alors dans sa double dimension : elle élargit et augmente le réel -soit la définition comme accroissement d’être, proposée par Dagonnier- et elle invente un autre monde, un monde artificiel, « à tel point que les Grecs parlaient de ruse, de machination » (12). Pourtant, « nous manquons de poètes techniques » (13). C’est donc ici qu’intervient la figure de l’architecte, comme relais vers la reconstitution du couple fonctionnel-fictionnel, vers le réenchantement par l’outil narratif du monde technique duquel fait partie l’usine, en somme vers la poésie industrielle. En tant qu’objet architectural, la conception de l’usine ne doit alors pas se satisfaire de répondre aux attentes purement techniques, et participer à l’exploitation du potentiel fictionnel, en le reconnaissant comme quelque chose d’extrêmement grand et créatif. Cette vision idéale de l’ «architecte-technicien-poète» n’est pas uniquement applicable à la réalisation d’usines. En témoigne la pensée exprimée par Nicolas Moreau, de l’agence d’architecture Moreau-Kusunoki : « L’architecture ne doit pas être un slogan pour sauver les gens ou sauver la planète, ou être totalement intégré. Elle doit dépasser cela, parce que la finalité de l’architecture n’est pas d’économiser de l’énergie. L’architecture doit transmettre des émotions, elle doit apporter de la poésie à la société pour que les gens se rassemblent. Elle doit formaliser tous les besoins de la société. » (14)

12  Ibid. 13   Ibid., Citation de SIMONDON (Gilbert) 14   MOREAU (Nicolas) et KUSUNOKI (Hiroko), « Meet the Winners - Moreau Kusunoki Architectes», Site internet du Concours pour le musée Guggenheim d’Helsinki, 2016, 2min07. Accès à la vidéo : http://designguggenheimhelsinki.org/finalists/winner « Architecture doesn’t have to be a slogan for saving people or saving the planet, or to be totally integrated. It has to overpass that, because architecture’s aim is not to save energy. Architecture has to give some emotions, it has to bring poetry to the society to make people gather. It has to formalize all the needs of the society. » (nous traduisons)

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En outre, le travail du collectif Archigram dans les années 60 et 70, à travers notamment le projet utopique Instant City -soit la Ville Nomade- préfigure déjà une considération de l’imaginaire technique. Archigram construit un récit, qui se caractérise par un entremêlement entre des images techniques et d’autres issues majoritairement de la culture populaire. à travers leurs collages, la technique apparaît comme un moyen de rendre vraisemblable l’utopie. Ainsi, les objets techniques convoqués ne sont pas mis en scène à l’intérieur d’une usine ; ils sont dans la ville-même et ses alentours, au contact des directs des individus : « Le mythe d’une population nomade et individualiste que la technique libérera des contraintes de la sédentarité et de l’apesanteur hantent leurs collages. Leurs visions futuristes sont marquées par les structures de lancement des fusées de Cap Kennedy. Leurs slogans tournent autour du ludique, du jetable, du robot, du container, de l’événement, des branchements, de l’instantané, de l’émancipation, du gonflable. » (15) Il nous semble pertinent de développer cette notion de poésie industrielle en deux parties. Dans un premier temps, nous montrerons les bénéfices du rapprochement physique entre les corps et l’usine. Nous nous attarderons ensuite sur l’appréhension de ce qui fait l’essence de l’esthétique de l’usine en tant qu’objet technique.

15   MICHAUT (Marion), « Interview des jeunes architectes anglais du groupe Archigram: Peter Cook, David Greene et Dennis Crompton » [Vidéo], ORTF (Collection: Eurêka), 23 septembre 1969. Accès à la vidéo : http://fresques.ina.fr/europe-des-cultures-fr/fichemedia/Europe00062/archigram.html

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Black Air Ship Archigram 1970

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2.2.1 La relation physique L’usine-événement, le rapprochement des corps de la machine

L’imaginaire et la poésie industrielle est susceptible de naître de la réception par l’usine d’un usage particulier, qui n’est pas strictement nécessaire à l’accomplissement du processus de production. Lorsque cet usage rompt avec le décor technique et fonctionnel dans lequel il prend place émerge alors un certain lyrisme. Ces rencontres inattendues entre les usages et les usagers sont ce que Bernard Tschumi appelle « événements » : l’événement est un « moment où entrent en collision diverses activités de telle sorte qu’il en résulte l’apparition de nouvelles activités. Jouer au football à proximité de musiciens, c’est déjà une nouvelle manière d’affronter la vie quotidienne. » A propos de son projet du Parc de la Villette, à Paris, Tschumi ajoute : « les «folies» permettent donc de créer de l’inattendu au sein du parc et de générer du mouvement, deux principes qui sont nécessaires à la vie du parc et à toute architecture. » (12) Ces événements créent toujours, d’après Tschumi, de la complexité, cette même complexité indispensable pour donner de la vie à une architecture.

La confrontation entre l’activité de détente et l’activité productrice, dont la confrontation tant à exacerber le trash, est aussi une thématique couramment exploitée par les arts en général ; dans Synesthète, le parolier Lucio Bukowski convoque ainsi l’image d’un «slow dans un bal d’usine» (13). En reprenant le propos développé par Simondon, il s’agit donc de remettre en cause le « dualisme axiologique entrepris par Bergson, entre du clos et de l’ouvert, du statique et du dynamique, du travail et de la rêverie » (14).

12   TSCHUMI (Bernard), « Bernard Tschumi et les Folies de La Villette », Interview de B. Tschumi. In Le Monde-Dimanche, 20 novembre 1983 13  BUKOWSKI (Lucio), Synesthète, 2015. Accès aux paroles : http://genius.com/Luciobukowski-synesthete-lyrics 14  SIMONDON (Gilbert), Du mode d’existence des objets techniques

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Cette thématique de l’industrie-événement, ou de la technique productrice d’urbanité, ne fait pas seulement écho à la maïeutique lyricale. En effet, de cette proximité entre l’Homme et la machine émergent de nouveaux enjeux d’intérêt. Ainsi, Fanny Lopez et Alexandre Bouton évoque cette «notion stimulante de « machine ouverte » (qui,) développée par Gilbert Simondon dans Du mode d’existence des objets techniques, s’inscrit dans un appel à prendre conscience des milieux et des modalités d’existence et de fonctionnement des machines afin de mieux saisir l’énigmatique « société des objets techniques » (13). Il s’agit en effet de dresser les bénéfices issus de ce rapprochement entre l’énergie et les corps : « Dans de nombreux pays, la centrale énergétique se réinvente selon les paradigmes du XXIe siècle, s’affirmant comme un objet iconique, accessible et compréhensible, en articulation avec les débats sur la symbiose industrielle et l’utilisation de ressources locales et renouvelables. Il est possible d’aller se restaurer et de danser sur la terrasse du Bunker Energy au cœur du quartier de Wilhelmsburg à Hambourg, bientôt de faire du ski sur l’une des pistes de la centrale Amager à Copenhague ou de déambuler sur le Forum Énergie à l’extrémité nord-est du port de Barcelone. Ces lieux productifs, en activité, offrent au cœur de l’infrastructure en fonctionnement des espaces publics et des activités. Loin d’être anecdotiques, ces nouveaux usages interrogent la mutation symbolique et le devenir des lieux de l’énergie. » (15) La série d’images que nous proposons par la suite offre alors un état des lieux graphique de cette proximité entre l’usine, ou la machine, et l’Homme. Parfois œuvre d’art, photographie ou collage, chaque image raconte un certain lyrisme qui naît de la juste rencontre entre deux corps passionnés, l’un vivant, l’autre inerte mais pas pour autant froid, figé ou inexpressif. En effet, c’est bien le caractère sensible et fragile de nos corps qui est livré à la détermination de l’objet technique, parfois perçue comme inquiétante et dans d’autres situations comme réconfortante voire sensuelle.

15   LOPEZ (Fanny), BOUTON (Alexandre), « Paysage de l’énergie et « machine ouverte » »

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« Poetics Arcs » , concert de Gerhard Stäbler dans le Gebläsehalle Peter Liedtke 60 Landschaftspark Duisburg-Nord , 1997

The Crane_Never Ending Summer Pool Fun factory, The factory of human pleasure école d’Art de Glasgow

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« 28 juin 2012 Les membres du Walrus Club nagent même à des températures inférieures à zéro, avant de se déglacer dans les saunas chauffés par la vapeur de la centrale électrique locale. Norilsk, dans la Russie septentrionale, est (après Mourmansk) la deuxième plus grande ville située dans le cercle arctique, avec une population de plus de 175.300 habitants. C’est aussi l'une des 10 villes les plus polluées au monde. Les gisements de métaux et de minéraux font de la région une des principales sources de production de nickel, cobalt, platine et palladium, et Norilsk de posséder le plus grand complexe métallurgique et minier du monde. Fondée dans les années 1930 en tant qu’usine-ville, elle a servi de Goulag soviétique jusqu’en 1953. Durant ces années, quelques 17.000 personnes sont mortes dans le camp de prisonniers, dans des conditions de froid intense, de famine et de travaux forcés -dans les mines et pendant la construction de la ville elle-même. Norilsk subit un climat extrêmement rude, avec des températures descendant jusqu’à -50°C en hiver, et atteignant les 20 ou 30°C pendant la brève période estivale. La ville est enneigée de 250 à 270 jours par an, et éprouve la nuit polaire de décembre à la mi-janvier, quand le soleil ne dépasse pas l'horizon.»

De la Série «Daily Life» Elena Chernyshova Norilsk, Russie, 2013

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2  CHERNYSHOVA (Elena), Days of Night - Nights of Day, World Press Photo, 2014. «June 28, 2012. Swimmers relax beside Dolgoe Lake. Originally envisaged as a leisure park, the area was never developed, and though it now lies within industrial terrain is still used for picnics and barbecues. Norilsk, in northern Russia, is (after Murmansk) the second-largest city within the Arctic Circle, with a population of over 175,300. It is also one of the 10 most polluted cities in the world. Rich metal and mineral deposits make the region a primary global source of such commodities as nickel, cobalt, platinum and palladium, and Norilsk maintains the biggest metallurgical and mining complex in the world. Norilsk was founded in the 1930s as a factory-city, and until 1953 operated as a Soviet Gulag. During its years as a prison camp, some 17,000 people died in conditions of intense cold, starvation, and forced labor, on the mines and during the construction of the city itself. Norilsk endures an extremely harsh climate, with temperatures dropping below -50°C in the winter, and rising into the high 20s or 30s in the brief summer months. The city is covered in snow for 250-270 days a year, and experiences polar night from December to mid-January, when the sun does not rise above the horizon. » (Nous traduisons) Accès à l’article : http://www.worldpressphoto.org/collection/photo/2014/daily-life/elenachernyshova/06

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De la Série «Daily Life» Elena Chernyshova Norilsk, Russie, 2012

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Projet de l’incinérateur d’Amager Bjarke Ingels Group Copenhague, Finlande, 2014

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Sans titre Erik Johansson 2015

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Vue depuis la piscine de l’hôtel Barcelona Princess. On observe le toit du forum triangulaire d’Herzog & de Meuron au premier plan, la marina à gauche, les installations solaires à droite avec le panneau monumental d’où part la passerelle en fond Alexandre Bouton 2015

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Centrale gĂŠothermique de Svartsengi, avec au premier plan les bains Blue70 Lagoon, Islande

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De la sĂŠrie Collision, Illustration de projet Anthony Delporte 2016 72

De la sĂŠrie Collision, Illustration de projet Anthony Delporte 2016

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De la sĂŠrie Collision, Illustration de projet Anthony Delporte 2016

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De la sĂŠrie Collision, Illustration de projet Anthony Delporte 2016

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2.2.2

La valeur esthetique

Trois préceptes pour atteindre le «beau»

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La question du beau, et a fortiori en lien avec le domaine architectural, est complexe. Pour ce qui est de la valeur esthétique de l’usine, celle-ci est peu reconnue voire peu mise en exergue lors de la conception ; il en résulte un certain désamour de la part de la population : « Pendant de nombreuses années, l’architecture industrielle a été reléguée dans les faubourgs et les banlieues situées dans les périphéries des villes. Les usines ont été uniquement comprises comme telles, sans donner aucune importance aux aspects esthétiques, se transformant ainsi en simples containers dans lesquels on effectue des activités industrielles. Ce qui était important se situait à l’intérieur et la validité de l’architecture résidait seulement dans le caractère opérationnel pour une plus grande rentabilité économique. » (1) Pour comprendre les ressorts de l’esthétique de l’usine, il convient de déplacer le cadre du champ d’étude afin d’étudier l’objet technique dans sa généralité. La réflexion sur la techno-esthétique vise à reconsidérer la valeur esthétique de la technique en partant du postulat que celle-ci ne se réduit pas seulement à l’ustensilité - en opposition donc avec l’appréhension moderne qui a participé à la séparation théorique entre art et technique. En outre, même si le jugement de la beauté n’est pas absolu mais culturel, certains leitmotiv nous permettent d’approcher cette techno-esthétique avec une certaine justesse. Nous développerons de manière séparée trois préceptes exprimés par G. Simondon et jugés par fondamentaux par le philosophe.

Ne pas «camoufler» ni «travestir» l’objet technique «Généralement, tout travestissement d’objets techniques produit l’impression gênante d’un faux, et paraît un mensonge matérialisé. » (2) Lorsqu’il commence à aborder la question de la techno-esthétique, Simondon admet que les objets techniques ne sont-pas beaux en eux-mêmes. Pour autant, il rejette l’idée de venir envelopper l’objet technique avec « un type de présentations répondant à des préoccupations directement esthétiques » : « dans ce cas, il y a une véritable distance entre l’objet technique et l’objet

1  BROTO (Carles), Architecture pour l’industrie, Carles Broto éditeur, Barcelone, 2008, p.7 2   SIMONDON (Gilbert), Du mode d’existence des objets techniques

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esthétique ; tout se passe comme s’il existait en fait deux objets, l’objet esthétique enveloppant et masquant l’objet technique. [...] L’objet technique est alors «camouflé», inclu dans une morphologie «menteuse». » (3) Simondon discrédite d’autant plus la validité de cette démarche en la qualifiant de «supercherie ridicule», «grotesque» (4).

Assurer la rencontre entre l’objet technique et un « point clef du monde naturel » « Tout objet technique, mobile ou fixe, peut avoir son épiphanique esthétique, dans la mesure où il prolonge le monde et s’insère en lui. Mais ce n’est pas seulement l’objet technique qui est beau : c’est le point singulier du monde que concrétise l’objet technique. [...] L’objet technique n’est pas beau dans n’importe quelles circonstances et n’importe où. » (5) Plutôt qu’adopter une stratégie de camouflage, pour Simondon, la situation particulière d’un objet technique en activité est en mesure de lui conférer une valeur esthétique particulière. Le lexique employé par le philosophe rapproche d’autant plus sa pensée du genius loci lorsqu’il évoque le «respect» et le «caractère d’appel» à partir desquels peut émerger le «sacré technique» (6). C’est finalement par cette «transmission invisible, insensible, et réelle, actuelle [...], muette, silencieuse » (6) que le beau émerge.

Il faut comprendre l’objet technique pour en voir la beauté « La beauté des objets techniques ne peut pas être laissée à la seule perception : il faut que la fonction de l’objet technique soit comprise [...] pour que sa structure, et le rapport de cette structure au monde, soient correctement imaginés, et esthétiquement sentis. » (7)

3  Ibid. 4  Ibid. 5  Ibid. 6  Ibid. 7  Ibid.

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Dans La beauté du laid, éric Lapierre développe lui-aussi la qualité de la valeur esthétique qui peut être attribuée à la technique, mais il limite son propos au seul caractère perceptif : « Au cœur de ce qui est habituellement désigné comme laideur se cachent des formes de beautés inconnues, inhabituelles, convulsives et paradoxales, résultant de la mise en relation, inédite au regard du beau classique, d’éléments conventionnels. Cette beauté du laid [...] peut survenir [...] de l’expression immédiate de conditions de production, de processus de mise en forme «automatiques» [...] » (8). Or, dans sa lettre Sur la techno-esthétique (9), Simondon défend la thèse selon laquelle la valeur esthétique ne relève pas uniquement d’un effet perceptif au sens où on l’entend, c’est-à-dire d’un art de contemplation, pas plus qu’elle ne relève de la pratique ; il défend au contraire une fusion catégorielle et une articulation des deux dimensions. Ces trois préceptes sont résumés par Anne Lefebvre en une phrase : « Simondon prenait l’exemple des pylônes électriques. Il nous montrait à la fois qu’ils n’étaient pas beaux parce qu’ils avaient une jolie forme quand on les regarde dans le camion. Donc il ne s’agissait pas de faire une jolie forme indépendante de l’opération (premier précepte). Mais il ajoutait aussi que pour les trouver beaux dans le paysage (deuxième précepte), encore faut-il savoir que l’électricité passe dedans (troisième précepte). C’est-à-dire que si on ne comprend ce qui se joue dans ce réseau à travers le paysage, on n’a pas selon Simondon ce sentiment esthétique. » (10) A partir de ce travail théorique construit essentiellement à partir de la pensée simondonnienne, les photographies qui suivent expriment alors chacune une rencontre particulière : celle « du ciment et du roc, du câble et de la vallée, du pylône et de la colline » (11), etc.

8  LAPIERRE (éric), La beauté du laid, Le Point du Jour, Une architecture concrète 9  SIMONDON (Gilbert), Sur la techno-esthétique et Réflexions préalables à une refonte de l’enseignement, cahier manuscrit reprographié, probablement 1969 10   LEFEBVRE (Anne), « La techno-esthétique, une nouvelle poïétique pour l’architecture ? Opération, milieu, réseaux », Faculté d’architecture, d’ingénierie architecturale, d’urbanisme (LOCI), Université catholique de Louvain (UCL), 5/11/2014, 58min43s. Accès à la vidéo : http://www.uclouvain.be/482097.html 11  SIMONDON (Gilbert), Du mode d’existence des objets techniques

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Affiche du film Simondon du dĂŠsert Hors oeil ĂŠditions 84 2012

Sans titre Jamie Heiden

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De la série «.. divagations» Corinne Feray 2008-2016

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Sans titre Pierre Clergue 88 2016

Traversée de l’Urubamba Anthony Delporte

Pisac, Pérou, 2015

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Usine Thyssen Stahl AG, avec vue sur la station de traitement de l’eau et les hauts-fourneaux Peter Liedtke Duisburg-Nord, Allemagne, 1999

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Refinery model David Lachapelle 2013

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De la sĂŠrie Collision, Illustration de projet Anthony Delporte 92 2016

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Conclusion En partant de l’usine

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Conclusion

« L’intervention (architecturale) ne se produit pas hors-contexte, au contraire [...] puisque précisément une architecture c’est d’abord un point d’intervention, un point d’articulation dans un territoire. Donc de fait la production architecturale serait immédiatement dans ce contexte-là ; mais elle n’y serait pas au sens de s’adapter, c’est-à-dire au sens d’un contextualisme plat, ni non plus au sens d’une création complètement libérée de ce contexte-là, mais dans la façon de jouer avec ces possibilités en présence, d’être toujours in situ mais sans qu’in situ veuille dire «adapter à» ou «intégrer». «Intégrer», c’est un mot qu’on entend énormément et que moi j’ai tendance à trouver atroce. Parce que même politiquement on va retrouver la même métaphore : cette idée qu’il faudrait intégrer. » Anne Lefebvre (1)

En partant de l’usine comme objet d’étude, et en nous appuyant sur la lecture des textes de Simondon, nous avons pu offrir une nouvelle compréhension de la notion de contexte. Dans la relation génétique et métabolique qu’entretient l’usine avec son milieu réside en effet quelque chose de paradigmatique pour l’architecture : la permanence ontologique de l’usine repose sur sa capacité à tisser un réseau de relations, concrètes et physiques, au territoire, en assumant son rôle actif de transformateur par le biais d’échanges permanents. Ainsi, par l’implantation d’une usine, le milieu s’en trouve changé durablement. Or l’usine n’est pas le seul acteur du territoire et doit donc en retour avoir la capacité d’en assimiler les transformations et s’adapter par évolutions successives. Il en résulte une attention particulière réciproque, une imbrication et un ancrage très fort de l’espace de production à son milieu.

1   LEFEBVRE (Anne), « La techno-esthétique, une nouvelle poïétique pour l’architecture ? Opération, milieu, réseaux »

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Le paradoxe réside dans le fait que les usines, bien qu’elles soient extrêmement liées au milieu, se trouvent rejetées comme un corps étranger à l’extérieur de la ville. Or, les dynamiques contemporaines, qui cumulent entre autres des aspects politiques, économiques, sociaux et écologiques, tendent à remettre considérablement en cause l’établissement actuel des usines en périphérie des villes, regroupées dans des zones d’activités monofonctionnelles à l’étalement frénétique peu raisonné. En prenant le contre-pied des critiques qui tendent à discréditer ces productions urbaines récentes, et au vu de la variété de leurs potentiels intrinsèques, pourquoi au contraire ne pas entrevoir la possibilité de faire la ville sur ces territoires productifs ? Une marche vers la réintégration de ces espaces industriels à notre conception de la ville doit être amorcée, rapprochement rendu crédible dans un premier temps presque acquis par le caractère plus eco-friendly et donc plus urban-friendly de l’industrie. Le scénario du rapprochement entre l’espace habitable -de l’Homme- et l’espace productif -des usines- semble aujourd’hui viable -tant pour les « individualités humaines » en termes de santé que pour les « individualités mécaniques » (2) en termes d’opérationnalité. Si les conditions techniques de ce rapprochement se précisent, pour s’affirmer pleinement, le défi consiste désormais à renouer des relations sociales, affectives et esthétiques entre les espaces de production et les individus. C’est finalement ici qu’intervient la figure de l’architecte, comme relais vers la reconstitution du couple fonctionnelfictionnel, vers le développement d’un techno-imaginaire par la construction de récits, c’est-à-dire de narrations et d’univers, en somme vers « une nouvelle poïétique pour l’architecture » (3). Support de choix de nouveaux usages dans la ville, et de leur rencontre épiphanique, à travers cette démarche c’est aussi l’opportunité de replacer la technique « au centre de la culture urbaine, architecturale et domestique, participant à une meilleure connaissance des machines et du monde qu’elles contribuent à rendre habitable » (4).

2  Ibid. 3  Ibid. 4   LOPEZ (Fanny), BOUTON (Alexandre), « Paysage de l’énergie et « machine ouverte » »

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Dans la première partie du mémoire, essentiellement constatative, nous nous sommes employés à comprendre les ressorts de la notion de contexte et à esquisser les débuts d’une remise en cause du modèle d’adaptation de l’architecture pour nous diriger vers le développement d’un jeu lucide d’interrelations. Cette seconde partie aura su se recentrer sur un objet d’étude en particulier et ainsi révéler de nouveaux enjeux, autour notamment de la question de l’adoption d’une architecture par les individus, cette relation s’appuyant sur un ensemble de valeurs sociales, affectives, et esthétiques. Ces premiers travaux de recherche m‘invitent en outre à accompagner leur poursuite, et le contexte d’accompagnement proposé par les cycles doctoraux d’assurer leur effusion fertile. Enfin, la démarche de recherche que nous présentons ici s’est nourrie des itérations et croisements successifs avec l’exercice de projet. En effet, tel qu’il est sous-entendu dans le corps de ce travail, à travers la sélection de différents éléments graphiques, le projet de fin d’études que nous livrons vise la conception sur le même site d’une centrale géothermique (Source) et d’une maison hydrothérapique de santé et de naissance (Ressource). L’exercice de projet offre ainsi le cadre propice à la mise à l’épreuve des enjeux soulevés à la pratique même de la conception architecturale. En outre, en dessinant une usine, il s’agit de concevoir une enveloppe pour la machine et donc de faire de nécessité, c’est-à-dire des impératifs techniques, architecture. Dans la brève sélection de projets que nous proposons ci-après, les architectes ont su exploiter le potentiel du couple fonctionnel-fictionnel et concevoir des oeuvres remarquables, tant pour leurs apports à l’opérationnalité du processus de production et au confort des travailleurs, que pour le récit et l’imaginaire qu’elles avivent. Ces références ont su nourrir la pertinence du lien entre la recherche et le projet d’architecture que nous menons ici. « L’architecte ne doit pas considérer la technique de construction d’un point de vue strictement constructif. Il doit, si l’on peut dire, assimiler philosophiquement les possibilités de la technique de construction. » I. Leonidov, dans «Palitra Architecktora» (4)

4   LEONIDOV (Ivan), «Palitra Architektora», dans Arkhitektura SSSR, 1934, n°10, pp. 14-15, cité par A. Gozak et A. leonidov, Ivan Leonidov. The Complete Works, Londres, 1988, p.116

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Tour de refroidissement d’une centrale géothermique

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AEG Turbine Factory Peter Behrens 100 Berlin, 1909

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Hangar pour dirigeables Eugène Freyssiner Orly, 1921-23

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Immeuble de la Johnson Wax Franck Lloyd Wright 104 Racine, Wisconsin, USA, 1936-39

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Usine Olivetti Marco Zanuzo

Scarmagno, Italie, 1962-71

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Station centrale de bus Keith Ingham et Charles Wilson 108 Preston, Royaume-Uni, 1968-69

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Signal Box Herzog & De Meuron 110 Suisse, 1989-95 Bâle,

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Ressources

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Bibliographie

Table des illustrations

Nouveaux ouvrages étudiés :

Annonces des parties :

BROTO (Carles), Architecture pour l’industrie, Carles Broto éditeur, Barcelone, 2008, 239 p.

1 : Sur l’Autoroute, le Vague, Anthony Delporte, 2016

DEBAISE (Didier), S. WOOD (Christopher), Falguières (Patricia), Au-delà de l’image, Vidéo du Centre Pompidou, Durée 114 min, 20 mai 2011

2 : Disused Cooling Tower, Peter Franc, 2014 3 : Le Poisson électrique, Pierre Clergue, 2012

LAMBERT (Leopold), Pour une architecture allagmatique, Introduction à l’oeuvre de Gilbert Simondon, Le Funambule, Tracés n°11, 12 juin 2013, p.30-31 LEFEBVRE (Anne), « La techno-esthétique, une nouvelle poïétique pour l’architecture ? Opération, milieu, réseaux », Faculté d’architecture, d’ingénierie architecturale, d’urbanisme (LOCI), Université catholique de Louvain (UCL), 5/11/2014, 58min43s. Accès à la vidéo : http://www.uclouvain.be/482097.html LOPEZ (Fanny), BOUTON (Alexandre), « Paysage de l’énergie et « machine ouverte » », Urbanités, n°6, novembre 2015, 9 p. MORTAMAIS (Elizabeth), « Le milieu associé selon G Simondon, quelques perspectives architecturales », Communication au séminaire doctoral TERRITOIRESTHETIQUES, Sous la direction de Martine Bouchier et Dominique Dehais, 4 Février 2014 MUSSO (Pierre), « Imaginaires, industries et innovation technologique » [Vidéo], Fondation Telecom, Octobre 2011, 1h25min, De 0min à 16min OTTAVIANI (Didier), Foucault - Deleuze : de la discipline au contrôle, ENS éditions, Lyon, p. 59-73 Séris (Jean Pierre), La technique, 1re édition «Quadrige», Paris, Août 2013, 413 p. Simondon (Gilbert), Du mode d’existence des objets techniques, éditions Aubier Philosophie, Paris, 2012, 367 p. VELTZ (Pierre) et WEIL (Thierry), L’industrie, notre avenir, Août 2013

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