Antigoni Papantoni, Image et Mémoire

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m茅moire de dipl么me antigoni papantoni 2014 - cepv



Introduction 9

1. Lien entre image et mémoire 1.1 Arts de la mémoire 13 1.2 Fonctionnement de la mémoire 17 1.3 Image fixe et image en mouvement 21 2. La thématique traitée par des artistes 2.1 Chris Marker 25 2.1.1 La Jetée (1962) 27 2.1.2 Sans soleil (1983) 31 2.1.3 Immemory (1997) 35 2.2 Arja Hyytiäinen 41 Carnet d’artiste (2002-2010) 2.3 Christian Boltanski 47 2.3.1 Reconstitutions (1970-71) 49 Vitrines de référence (1971) 49 Les 10 portraits de Christian Boltanski (1972) 51 Les Saynètes Comiques (1974) 51 2.3.2 Les Suisses Morts (1990-2005) 56 Personnes (2010) 60 The Life of C.B. (2010) 65 2.4 Mathieu Bernard-Reymond 67 2.4.1 Vous êtes ici (2003) 69 2.4.2 TV (2008) 73

Conclusion 79 Bibliographie 81 Annexes 86 Remerciements 86

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IMAGE ET MÉMOIRE


Introduction

Ce mémoire, intitulé Image et Mémoire, cherche à étudier l’interaction entre l’image et la mémoire. Les notions de la mémoire ; individuelle ou collective, du souvenir et des images mentales sont abordés afin d’étudier cette relation à double sens: la mémoire façonnée par des images et les images mentales comme unité de base de la mémoire. Les premières sources qui témoignent de cette relation nous amènent à l’antiquité grecque, aux Arts de la mémoire. Les Arts de la mémoire est une méthode mnémotechnique qui utilise la manière que notre cerveau organise les images et les lieux et la manière que les images s’inscrivent à notre mémoire. Ensuite, on aborde des approches philosophiques qui traitent le fonctionnement de la mémoire en termes d’images et on fera la différence entre image fixe et image en mouvement. En suivant le parcours historique de la relation image-mémoire depuis l’antiquité jusqu’à aujourd’hui, on analyse comment certains artistes contemporains traitent cette problématique. Chris Marker a dédié son œuvre à la mémoire, comment la structurer et comment la décomposer. Son œuvre crée le lien entre mémoire et histoire,

l’engagement politique qui implique un enregistrement des événements pour servir à la connaissance et la construction de l’avenir. Chris Marker ne néglige pas les enjeux de cet enregistrement. La Jetée (1962) traite le potentiel de réalité contenu dans les images mentales et le danger de confondre le vécu avec le présent. Sans soleil (1983) est un film qui propose une narration similaire au fonctionnement associatif de la mémoire. Immemory (1997) offre une organisation géographique de la mémoire et une lecture associative, non linéaire. L’utilisation des images documentaires dans son œuvre et le mélange du souvenir collectif et intime lancent la réflexion autour du pouvoir de l’image à la perception, à la fabrication du souvenir et à la conscience collective plus généralement. Arja Hyytiäinen tente de matérialiser ses images mentales, dans une recherche de vérification si ces images sont universelles. Il s’agit plutôt des images-souvenirs d’enfance. Son travail peut aussi être interprété comme une tentative obsessionnelle d’étudier ses propres images mentales, reproduire l’ambiance onirique et analyser plus concrètement la manière que ces images se forment dans nos esprits.

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Christian Boltanski cherche à capturer la trace, l’empreinte d’un événement afin de défier notre capacité d’oubli en travaillant sur l’accumulation et l’archive. Son travail tente le remplacement de ses souvenirs par des souvenirs construits. Il effectue un passage du collectif à l’individuel qui met en question la nature des images mentales et en conséquence, l’influence que les images en général peuvent avoir. On conclut avec Mathieu Bernard-Reymond et ses questionnements sur l’acte photographique lui-même et la manière qu’il interagit avec le souvenir (Vous êtes ici (2003)). Bernard-Reymond nous rend attentifs sur le pouvoir des images de masse dans son travail TV (2008).

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Sur les Arts de la mémoire ‘‘Pour exercer cette faculté du cerveau, doit-on, choisir en pensée des emplacements distincts, se former les images des choses qu’on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers emplacements. Alors, l’ordre des lieux conserve l’ordre des choses; les images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit; les images sont les lettres qu’on y trace’’ (Simonide de Céos, vers 600 avant J.C.)



1. Lien entre image et mémoire

1.1 Arts de la mémoire : parcours depuis l’antiquité

La mythologie grecque offre une des illustrations les plus saisissantes de la notion de mémoire. Les Grecs la considéraient comme la mère de l’art, de l’histoire, de la science et de la rhétorique, rien de moins. Dans la mythologie grecque, Mnémosyne, fille de Gaïa (Terre) et d’Ouranos (Ciel), est la déesse de la mémoire. De son aventure avec Zeus, naissent les neuf Muses - l’éloquence, l’histoire, la poésie, la musique, la tragédie, la rhétorique, la danse, la comédie et l’astronomie. La mythologie dévoile l’importance attribuée à la mémoire et l’image jouait déjà un rôle essentiel. Le lien entre l’image et la mémoire date aussi de l’antiquité et était un art enseigné pendant des siècles comme une partie de la rhétorique et de la dialectique. Les Arts de la mémoire proposent une méthode mnémotechnique pratiquée depuis l’antiquité grecque, qui permettait à un orateur de mémoriser son discours. Les Arts de la mémoire associaient pour la première fois lieux et mémoire, espace et temps, représentation et mouvement, image et pensée. Comment fonctionnait cette méthode ?

Il fallait utiliser des endroits existants, ou des endroits construits pour cet usage qui s’appelaient ‘‘Les Palais de Mémoire’’. Dans les premiers ‘‘Palais de la Mémoire’’, on associe une idée à mémoriser avec une scène frappante et on implante l’image de cette scène dans un lieu préalablement mis en mémoire. Chaque étape d’un parcours ordonné dans ce lieu va ainsi accueillir une image associée à une idée. Cette mise en relation des lieux (loci) et des images (imagines) impose de pouvoir les classer, les ordonner et les organiser. (On retrouvera cette envie d’organisation géographique de la mémoire chez Chris Marker). Les lieux devraient être familiers et les images les plus imaginaires, monstrueuses ou fantastiques pour un bon support de mémorisation. Ensuite, la déambulation de l’homme dans un parcours tellement répété et mémorisé qui peut être suivi sans attention particulière, permettait de passer librement de la réalité au rêve, du lieu connu à l’image frappante.1 Au Moyen Age, les Arts de la mémoire passent d’un art personnel, privé et imaginaire à un art monumental, public, au service de l’occident chrétien. Il ne s’agit plus de mémoriser les éléments relatifs à telle ou telle affaire

1. François Boutonnet, Mnémosyne, Paris, Editions Dis Voir, 2013.

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particulière mais de représenter l’ensemble du monde. De la rhétorique à l’éthique.2 Du Moyen Age à l’époque baroque, on trouve de nombreux exemples de parcs et jardins aménagés pour servir à cet art mnémotechnique, qui implique l’utilisation des images mentales. La Renaissance apportera des changements importants à l’histoire du statut de l’image. Vers 1435 le traité ‘‘De Pictura’’ considère l’image peinte pas comme un aide-mémoire, mais comme un moyen de délivrer un message, de convaincre et d’émouvoir. La naissance de l’imprimerie jette les bases d’un monde où la mémoire allait peu à peu perdre de son importance. Les images changent de statut et de nom; il ne s’agit plus d’imagines mais de fantasmes. Par le fantasme, le réel nourrit l’imaginaire, en retour l’imaginaire donne forme au réel. Chris Marker traite cet échange entre imaginaire et réel dans La Jetée (1968). Image par image, la notion de déambulation des ‘‘Palais de Mémoire’’ crée le cinéma. Par l’imposition d’une succession qui organise les images en séquences linéaires ordonnées, la déambulation qui s’y ordonne préfigure le montage cinématographique.3 La pro-

chain œuvre de Chris Marker qu’on analysera, Sans soleil (1983) est un exemple remarquable de la manière que le montage cinématographique peut simuler le fonctionnement de la mémoire. Après le cinéma, on passe aux arts numériques, auxquels les Arts de la mémoire, ont donné la notion importante du temps dans l’image. Les arts numériques permettent aujourd’hui de scénariser la présentation d’une suite de données, d’assembler des images, des chiffres et des textes pour créer des liens entre des données qui n’ont apparemment rien en commun, mais aussi pour créer un lien attractif avec l’interlocuteur. L’enjeu d’aujourd’hui est celui de la création d’une mémoire collective, une sorte d’encyclopédie interactive qui nourrit chacun et que chacun tour à tour enrichit. Un savoir horizontal, une structure qui nous rappelle internet. Christian Boltanski s’est chargé de la tâche de proposer une mémoire collective, Mathieu Bernard-Reymond se sert des nouvelles technologies pour inciter notre mémoire à compléter ce qu’on ne voit pas dans ses images et Chris Marker a trouvé dans le CD-ROM

2. Alain Montesse, Arts de la mémoire en ligne, Communication au colloque «Image et Mémoire» du GRIMH, Lyon, 2002. 3. François Boutonnet, op.cit., p.84.

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le dispositif nécessaire pour proposer un modèle de fonctionnement de la mémoire non linéaire.

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1.2 Fonctionnement de la mémoire : approches philosophiques Dans l’histoire de la pensée, plusieurs philosophes ont proposé des approches fascinantes sur le fonctionnement de la mémoire ; l’enregistrement et l’oubli et la manière que les images s’y integrent. La première approche que nous aborderons se trouve dans un texte de l’antiquité grecque. Socrate nous offre une métaphore du bloc de cire comme figure de l’âme humaine où peut venir s’inscrire, et s’effacer, la mémoire de nos perceptions, de nos pensées et de nos sentiments. Socrate est un philosophe du Ve siècle avant J.C. Il est considéré comme l’un des inventeurs de la philosophie morale et politique. Socrate n’a laissé aucun écrit, mais sa pensée et réputation se sont transmises par des témoignages indirects de ses disciples. La métaphore sur l’âme humaine nous est rapportée par Platon dans ce dialogue de Socrate avec Théétète: ‘‘Socrate: Fais moi le plaisir, pour le besoin de l’exposé, d’admettre l’existence au dedans de notre âme d’un moule de cire, plus grand chez l’un, p lus petit chez l’autre, fait ici d’une cire plus pure, là d’une plus sale, plus dure chez certains, plus fluide ailleurs, ou avec juste la consistance voulue chez d’autres encore. Théétète: J’admets cela. Socrate: Eh bien, disons que c’est là un don de la

Mémoire (Mnémosyne) et que vient s’empreindre sur ce bloc de cire tout ce dont nous voulons nous souvenir de ce que nous avons vu, entendu ou conçu personnellement (...). Disons que ce qui a bien pu s’y mouler, nous nous en souvenons, nous le connaissons aussi longtemps qu’en peut bien exister l’image inscrite dan la cire; mais que s’il arrive à celle-ci de s’effacer, ou qu’elle ait été incapable de s’y marquer, alors nous aurons oublié, nous ne connaîtrons pas.’’ (Platon, ‘‘Théétète’’, vers 367 avant J.C.)

Nietzsche avec sa notion de l’éternel retour, déconstruit la mémoire développée par le christianisme car elle ne peut pas oublier. Cette mémoire retient le souvenir du ressentiment et de la faute. Elle culpabilise et installe la souffrance, qui est le refus de la vie et de son caractère tragique. Cependant, Nietzsche réintroduit une autre mémoire, celle de la promesse de l’avenir, mais un avenir sans saut, sans rupture, sans castration, c’est-àdire une mémoire qui oublie l’écoulement temporel et la représentation. C’est la mémoire de l’instinct, de la volonté de puissance, la mémoire qui veut l’instant sur un fond d’oubli.4 Mathieu Bernard-Reymond est proche de cette pensée, du fait qu’il croit que les images et les souvenirs qui restent inscrits, sont ceux qui nous aideront à prendre des décisions importantes pour notre avenir. Il croit que le tri

4. Sylvie Cuisin Boujac, Nietzsche et l’écriture de l’éternel retour, Editions Publibook, Paris, 2011.

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de nos souvenirs et de nos images mentales se fait à l’intérieur et que ce n’est pas à notre conscient de gérer cela.5 Selon Darwin, les humains sont des animaux hantés par la perte de ce qu’ils imaginent se trouver entre eux et les autres animaux – sauvages. Et comme si le seul moyen de se libérer de cette hantise, c’était de se rappeler cette perte fait d’eux ce qu’ils sont.6 Cannon Schmitt s’étend sur cette vision de Darwin, en citant que nous ne pouvons pas parler de mémoire à la fin du vingtième siècle et au début du vingt-et-unième sans parler de la perte, de l’oubli. Cette approche nous fait penser à Christian Boltanski et son projet immense de tout enregistrer pour lutter contre l’oubli et en conséquence, lutter contre la mort. De l’autre côté, Freud définit sans cesse la vie psychique en termes d’appareil, mettant par là l’accent sur l’idée de dispositif, de transmission et de transformation d’énergie sur celle de fonctionnement et de travail (l’élaboration psychique), sur celle d’organisation dans l’espace, d’agencement ayant des fonctions localisées etc. Freud se servait d’un réseau de

métaphores variées dans son effort d’approcher cet appareil psychique. La métaphore qui répond au mieux aux modes d’inscription du passé dans l’appareil psychique (mémoire) est la métaphore archéologique de Rome et Pompéi: Rome, la multiplicité de couches mais toujours parcellaires; Pompéi, l’intégralité préservée mais alors singulière. Selon Freud, ces deux régimes de temporalité distincts, illustrent complémentairement le fonctionnement de l’appareil psychique. Le rêve du fonctionnement sera de les avoir en même temps. On retrouve cette rêverie de mémoire parfaite chez Chris Marker avec sa fable de l’homme de 4001 qui peut voyager dans le temps et l’espace grâce à sa mémoire parfaite (Sans soleil (1983)). Les traces mnésiques enfouies dans notre inconscient sont à la fois toutes là et toujours entières. Seule leur remontée à la surface est sélective.7 ‘‘Pour nous faire une idée exacte, nous admettons que chaque processus psychique existe d’abord à un stade inconscient pour passer ensuite à la phase consciente, à peu près comme une image photographique commence par être négative et ne devient l’image photographique qu’après avoir passé par le stade positif. Or, de même que toute image négative ne devient pas nécessairement une image positive, tout processus psychique inconscient ne se transforme pas nécessairement en processus conscient.’’8

5. Interview de Mathieu Bernard-Reymond par Antigoni Papantoni, Lausanne, Mars 2014 (voir annexe). 6. Cannon Schmitt, Darwin and the Memory of the Human, Cambridge University Press, 2009. 7. Philippe Dubois, L’acte photographique, Paris, 1990, p.260. 8. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris: Éditions Payot, 1916.

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Donc, même si tout est gravé sur notre appareil psychique, tout ne reste pas­. Il y aura toujours des restes perdus, «irrelevables», il y aura toujours une part d’image invisible. Ou plutôt, il y aura toujours de l’invisible dans l’image, ce qui a été perdu en chemin. Ici demeure le lien de la photographie à l’appareil psychique, de l’image à la mémoire. Une photo sera toujours, pour une bonne part, une image mentale. Arja Hyytiäinen saisit ses images mentales à travers ses photographies.

temporel. Le temps et la mémoire se défont et se recomposent sans cesse, et dans ce processus chacun modifie l’autre: la mémoire reconstruit le temps passé, le temps qui s’écoule transforme chaque jour la mémoire. La mémoire est asynchrone et elle n’est pas une représentation fidèle de la chronologie historique.9

La mémoire n’est pas qu’un outil de stockage. Le travail de la mémoire impose aux images du passé une perte d’information et la recomposition des nouveaux souvenirs, ou nouvelles scènes. C’est toujours à partir de ce qui est absent dans l’image (hors champ) que la mémoire trouve ses réseaux. La mémoire est un pur produit de l’imagination. Comme l’écriture, la mémoire est une puissance ouvrière qui construit des connexions. Les souvenirs ne sont pas datés. Ils sont falsifiés par le récit qu’on s’en fait. Tout souvenir, même visuel, est un récit. Le concept de mémorisation est lié au concept de narration. Toute pratique liée à la mémorisation suppose un ordre, et cet ordre est d’abord

9. François Boutonnet, op.cit., p.92.

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1.3 Image fixe et image en mouvement Après avoir constaté l’influence de l’image sur la mémoire et l’inverse, il me semble intéressant d’analyser plus en détail les différences entre l’image fixe et l’image en mouvement. La manière dont l’image fixe fait appel à nos souvenirs est différente de celle de l’image en mouvement. C’est pour cette raison qu’il est selon moi important d’étudier un cinéaste en outre des trois photographes. La photographie laisse plus de place au spectateur de compléter ce qu’il voit par son imagination. Le hors champ a un lien énorme avec la mémoire. Au contraire, l’image en mouvement, séduit le spectateur et le laisse se reposer à suivre la succession des images et du scénario. Une photographie représente toujours un moment donné du temps. Il y a un avant et un après la prise de vue. Mais tout ça, reste au spectateur à compléter. C’est toujours à partir de ce qui est absent dans l’image (hors-champ) que la mémoire trace ses réseaux. L’image en mouvement laisse le spectateur libre de projeter ses images mentales sur les scènes cinématographiques, en incarnant parfaitement les conditions de la déambulation

nécessaire pour les Arts de la mémoire. Le cinéma correspond mieux à la représentation du souvenir, à composer des souvenirs de différentes époques, intimes et collectives. Il représente mieux ce fonctionnement de la mémoire en réseau de connexions. Le cinéma est plus proche du récit, elle nous guide dans le temps. conditions de la déambulation nécessaire pour les Arts de la mémoire. Le cinéma correspond mieux à la représentation du souvenir, à composer des souvenirs de différentes époques, intimes et collectives. Il représente mieux ce fonctionnement de la mémoire en réseau de connexions. L’image en mouvement est plus proche du récit, elle nous guide dans le temps. En conclusion, l’image fixe stimule par le hors-champ la mémoire à reconstruire tout ce qui se passe avant et après ce moment de prise de vue. En même temps, elle a la capacité dangereuse de remplacer le fonctionnement de la mémoire en nous faisant retenir cette image comme un fait. Par contre, l’image en mouvement ou même une séquence d’images fixes créent un récit qui aide à la mémorisation et à la mise en fonctionnement des mécanismes du rappel.

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‘‘Mise en mouvement de l’homme dans un parcours tellement répété et mémorisé qu’il peut désormais être suivi sans attention particulière, dans une sorte de quasi-automatisme. Cet abaissement de l’attention permet de libérer le cerveau pour d’autres activités mentales, n’ayant que peu de rapport à la nécessité immédiate. Le rêve est le moteur de cette déambulation. Comme dans le rêve, la mémoire ne connait ni d’hiérarchie du temps, ni hiérarchie de l’espace (abolition des distances dans la succession des lieux). Image par image, la déambulation crée le cinéma.’’ (François Boutonnet, ‘‘Mnémosyne’’, Paris, Editions Dis Voir, 2013.)

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Chris Marker, La Jetée (still), 1962 (à gauche) Chris Marker, Sans soleil (still), 1983 (à droite)


2. La thématique traitée par des artistes

2.1 Chris Marker Chris Marker est un réalisateur, écrivain, illustrateur, photographe, éditeur, philosophe, essayiste, critique, poète et producteur français né en 1921 qui a réussi à rester très discret tout au long de sa carrière. Après avoir suivi les cours de philosophie de Jean-Paul Sartre, il rejoint la Résistance comme parachutiste pendant la Seconde guerre mondiale. Employé ensuite par l’Unesco, il parcourt le monde, en observant toutes les traces de l’histoire mondiale. Il est vite devenu un des grands rénovateurs du court métrage et du documentaire en France et il est considéré comme un des pères de ‘’l’essai cinématographique’’. Au centre de sa réflexion figurent la mémoire et l’histoire, le souvenir, la nostalgie du temps passé réinventé pour la construction de l’avenir. On pourrait extraire deux axes de réflexion principaux sur la mémoire dans l’oeuvre de Chris Marker. Le premier est son engagement politique afin de contribuer à l’écriture de l’histoire et à la conservation de la mémoire. Deuxièmement, on peut relever l’envie de comprendre et de lancer une enquête philosophique sur le statut et le fonctionnement de la mémoire.

Le désir d’enregistrer constitue la base de tout ses travaux artistiques. Et comme militant, il considère la préservation des traces de l’histoire comme un devoir moral, pas d’une manière passéiste, mais justement pour mieux comprendre et construire l’avenir. On reconnaît chez lui alors une appréciation énorme de l’importance de l’histoire ainsi que l’envie de rester engagé tout au long de sa vie et de contribuer à l’amélioration de l’histoire future. Chris Marker considérait que la photographie et le cinéma se sont chargés de la tache énorme d’enregistrer et conséquemment de créer la mémoire. Pour Marker, la mémoire est bien imparfaite parfois. Il essaie de la compléter, mais elle reste si intrigante et compliquée à déchiffrer qu’il a consacré plusieurs de ses travaux en essayant de l’analyser. Dans son cas, on retrouve la même réflexion que chez Boltanski; photographier, filmer, créer des archives est une résistance contre l’oubli et en conséquence, la mort et « il a voulu organiser cette résistance »10.

10. Sophie Wallon, Figures d’un réalisateur : Chris Marker, http://www.implications-philosophiques.org/semaines-thematiques/figures-de-realisateurs/figures-d%E2%80%99un-realisateur-chris-marker-2, consulté le 28 Mars 2014.

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Chris Marker, La JetĂŠe (still), 1962


2.1.1 La Jetée (1962) le potentiel de réalité contenu dans les images mentales

La Jetée (1962) est un film réalisé presque uniquement d’images fixes et peu de passages de film. Les voix de soldats allemands introduisent des éléments de contexte historique et de mémoire collective qu’on partage avec le personnage. Le rendu du grain augmente la ressemblance aux documentaires historiques qui se sont donné la tâche d’imposer l’histoire.

« La Jetée (1962) est plus qu’une occurrence supplémentaire : c’est toute la question du film que de lier la réapparition des images à un contrôle (neutralité du ton propre à l’expérience « clinique » auquel est soumis le héros). Mais ce film va plus loin, en privilégiant, au moins un moment, les puissances imaginaires... Il s’agit d’abord pour les protagonistes du film – de déployer au maximum le potentiel de réalité contenu dans les images mentales, jusqu’à les rendre tangibles et parvenir à voyager en elles, c’est-à-dire dans le temps. Au fil de la répétition des expériences, l’image devient à ce point consistante qu’elle se substitue à la réalité pour finalement rétablir des présents anciens, dans lequel le héros anonyme évolue à nouveau. À cet instant du film, le commentaire participe de l’accréditation du fantasme ; il épaule les substitutions d’images. Non pas une chambre en image, une vraie chambre. Non pas des souvenirs, mais des réalités répète-t-il :

Le livre d’Arnaud Lambert, Also known as Chris Marker, offre une analyse des éléments essentiels qui lient La Jetée (1962) et la mémoire :

« Des images commencent à sourdre, comme des aveux. Un matin du temps de paix, une vraie chambre. De vrais enfants. De vrais oiseaux. De vrais chats. De vraies tombes. » (La Jetée, 11e min)

Premier grand film de Marker sur la mémoire, La Jetée (1962) lui permet d’aborder cette enquête par d’autres voies que le documentaire. Il s’agit plutôt d’un film de science-fiction qui suit un homme, marqué par une image-souvenir de son enfance. Le film révèle la complexité de la nature du souvenir; à la fois cauchemardesque et à la fois soulageant en offrant l’abri du familier. Il démontre le danger de vivre dans sa mémoire et de s’attacher autant au passé. La même illusion est également offerte par le cinéma, en présentant le passé comme présent.

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Vous assistez à l’expérience d’un autre temps, d’un autre présent. Puissance de la fable : alors que la bande image ne cesse – objectivement, paradoxalement – de montrer des photographies, le film emporte la conviction d’un voyage dans le temps. Alors, La Jetée (1962) est l’histoire d’un violent désir d’illusion. Désir si prégnant qu’il est à deux doigts de s’accomplir : des images commencent à s’animer, la photographie-vite se fait film. Le temps disparu d’un visage aimé se retrouve: célèbre séquence où l’héroïne, d’abord assoupie dans un lit (photographies), s’éveille (film) et jette un regard amoureux à l’opérateur. Mais la magie cinématographique ne dure qu’un moment. Le retour du photographique signe la faillite de la fiction, la déliquescence du réel en son image et l’intensité dramatique du film. »11

Chris Marker, La Jetée (still), 1962

11. Arnaud Lambert, Also known as Chris Marker, Verone, Le Point du Jour, 2008, p.218.

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Marker met en scène ici la confusion entre passé et présent ; images-souvenirs qui apparaissent comme présent : dans La Jetée, le héros, soumis aux expériences, brinquebalé dans le passé, ne sait plus qualifier ces moments qui lui « reviennent » comme des présents : « Est-ce le même jour ? Il ne sait plus. »

Chris Marker, La Jetée (still), 1962

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2.1.2 Sans soleil (1983) mécanismes associatifs de la mémoire Sans soleil (1983) est un faux documentaire. « Chris Marker donne à voir (à éprouver) une variété de réminiscences qui raccordent Afrique et Japon, le Vertigo de Hitchcock et un film imaginaire ou passé, des réflexions politiques et poétiques, etc. La mémoire qui se constitue sous nos yeux, c’est celle de Sandor Krasna, caméraman free-lance et grand voyageur. Ces images « sont sa mémoire ». Bien qu’on accepte un moment le pacte fictionnel, on finit par deviner que Krasna n’est qu’un prête-nom, un faux qui camoufle Chris Marker, réalisateur du film. »12 L’élément le plus important, apporté par cette œuvre à notre problématique est le modèle de la mémoire qu’il nous offre, tout en soulignant les mécanismes associatifs : « C’est un film fait comme on se souvient, selon des mécanismes associatifs et des ordres d’enchaînements inusités dans le montage traditionnel (si ce n’est par les amis Resnais et Varda) mais omniprésents par ailleurs, dans l’esprit. C’est bien le fonctionnement de l’esprit de Sandor Krasna (en réalité, la mémoire de Marker), qui nous est donné à voir.

De ce synopsis, et de Sans soleil par extension, on retiendra encore ceci : l’exposition des phénomènes mnésiques, ou l’expérience des facultés associatives, ne passe pas par une objectivation ou une mise à distance critique. Marker ne procède pas à la manière d’un scientifique ou d’un historien (ou plus simplement d’un cinéaste recourant à un procédé de fiction plus classique). Il choisit cette sorte d’intériorisation du problème qui consiste à prendre son propre esprit (ou une « conscience » légèrement fictionnée) comme objet d’étude et d’expérience, et à en donner une vision toute intérieure... Sans soleil devient un reliquat improbable, le produit d’un enregistrement impossible : le film tombé du cerveau comme la peau du serpent. En respectant et en reproduisant le jeu des associations, la mécanique des souvenirs, tel qu’ils peuvent être perçus consciemment, Sans soleil obéit à un désir de littéralité... Sans soleil peut effectivement être perçu comme l’enregistrement des signaux « projetés » sur cet écran.»13

12. Arnaud Lambert, op.cit., p.9. 13. Arnaud Lambert, op.cit., p.75.

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Marker se sert du montage pour représenter les caprices de la mémoire ; les symptômes révélateurs d’un ordre abyssal, les minutes de l’inconscient. La séquence qui démontre la fable de l’homme venu de 4001 avec une mémoire parfaite offre un exemple concret de l’utilisation du montage à ce propos :

d’un train en marche – association de souvenirs fugitifs ? - s’intercale entre le plan du sentier de la frontière hollandaise et les images de la réserve d’oiseaux de mer qui viennent ensuite : succession de plans fixes montrant une dune, deux vues de chemins, dont l’un a déjà été vu, un plan large sur un étang clôturé et un montage

« J’imagine (un homme du futur) avançant dans ces terres volcaniques qui collent aux semelles, avec une lourdeur de scaphandrier. Tout d’un coup il trébuche, et le pas suivant, c’est un an plus tard, il marche sur un petit sentier proche de la frontière hollandaise, le long d’une réserve d’oiseaux de mer. Voilà un point de départ. Maintenant pourquoi cette coupe dans le temps, ce raccord de souvenirs ? » (Sans soleil, 71e min)

assez long de vols d’oiseaux.)

« À l’écran, une caméra subjective montre la marche en avant sur le volcan, puis, raccordée, cut et sous le même angle, la progression sur le sentier hollandais. (Un plan un peu mystérieux, une vue prise à l’arrière

Cette séquence s’inscrit dans l’un des temps forts de Sans soleil : Marker, par l’intermédiaire de la voix-off féminine, sa lectrice, met en place la fable de « l’homme venu de 4001 ». Celui-ci, doué d’une mémoire totale, voyage dans le temps et dans l’espace – c’est précisément la perfection de sa mémoire qui lui confère le pouvoir. Cette séquence, particulièrement riche et intriquant les problèmes, peut être interprétée sous divers angles : celui du périple spatiotemporel, celui de la

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la mémoire parfaite, celui du montage qui nous retient ici. Le passage qui s’opère sous nos yeux - du volcan à la réserve hollandaise -, c’est donc le raccord de deux souvenirs tel qu’il se produit dans ce cerveau porteur d’une mémoire parfaite. Raccord surprenant, aléatoire et capricieux : « Les images mises en branle par ... un souvenir ... prennent volontiers la forme d’un film surréaliste », prévenait jadis Marker. Moment capital : avec cette fable, Marker problématise son montage des « correspondances ». Même si Marker avait déjà évoqué la mémoire comme un modèle possible, par exemple dans Coréennes, jamais ça n’avait été aussi explicitement que dans Sans soleil. »14 Un autre élément intéressant est l’utilisation des images documentaires : « Les images qui composent le film (l’Afrique, le Japon, etc.) sont agrégées à une démonstration qui relègue quelque peu leur fonction d’usage ou, disons, la double d’autres enjeux. Sans soleil est un film déroutant parce qu’il recourt à un corpus d’images docume ntaires que, précisément, il ne traite pas sur un mode documentaire. Si

Marker utilise ces documents, c’est parce que le lien qu’ils entretiennent avec le réel en fait d’adéquates expressions du souvenir ; ils ont fonction d’images-souvenirs. Ils sont donc le matériau de base, absolument nécessaire, sur lequel ériger un film qui traiterait du fonctionnement de la mémoire. »15 « Perdu au bout du monde, sur mon île de Sal, en compagnie de mes chiens tout farauds, je me souviens de ce mois de janvier à Tokyo, ou plutôt je me souviens des images que j’ai filmées au mois de janvier à Tokyo. Elles se sont substituées maintenant à ma mémoire, elles sont ma mémoire. » (Sans soleil, 85e min) « Je suis retourné à Narite, pour l’anniversaire d’une victime de la lutte. Une manif irréelle, l’impression... de me réveiller dix ans après au milieu des mêmes acteurs, avec les mêmes mangoustes bleues de la police, les mêmes adolescents casqués. » (Sans soleil, 39e min)

14. Arnaud Lambert, op.cit., p.73. 15. Arnaud Lambert, op.cit., p.76.

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Chris Marker, Immemory, menu, 1962


2.1.3 Immemory (1997) organisation géographique de la mémoire Immemory (1997) appartient aussi au même effort continu, de plus en plus précis de Marker vers l’objectivation des phénomènes associatifs par la forme elle-même des œuvres. « Désormais, pour Chris Marker, le moyen d’investigation le plus approprié, c’est le multimédia. Les nouveaux supports, et notamment le CD-ROM, fournissent un cadre autonome de simulation des procès mnésiques. C’est Marker lui même qui le rappelle : « Ce programme permet une entière liberté de navigation, de récit non linéaire, ... c’est la seule technique qui permette de simuler le caractère aléatoire et capricieux de la mémoire – ce que, par définition, le film ne peut pas. » (entretien avec Jean-Michel Frodon, Je ne demande jamais si, pourquoi, comment..., Le Monde, 20 février 1997.)

Là où le film ne peut prétendre fournir qu’une empreinte ou un double, l’image recomposée d’un flux psychique, les techniques multimédias permettent une « expérience » de la mémoire chaque fois renouvelée. »16

tion structurelle d’Immemory (1997) : « Le plus simple est de commencer par les grands principes structurels. Comme l’explique (et le motive) le texte de présentation, l’interface de départ est composée de huit zones : Cinéma, Photo, Guerre, Poésie, Mémoire, Voyage, Musée, plus les Xplugs. Chacune de ces zones peut faire l’objet d’une consultation autonome et aboutie (marquée par le retour à l’écran de départ). Ce qui signifie que, sur le principe tout au moins, Immemory, peut être achevé (après passage dans les différentes zones). Mais ce n’est pas là l’esprit du disque : Marker introduit toute une gamme d’éléments perturbateurs (l’icône à l’Iris qui signale une bifurcation possible, le chat Guillaume qui propose des animations ou des détours...) qui créent des liens entre les zones et sèment le lecteur. Celui-ci, partagé, doit aussi fréquemment choisir entre poursuivre de manière logique sa consultation ou se laisser séduire. Immemory concentre donc deux logiques différentes, peutêtre contradictoires ; Marker en est conscient qui souligne :

Arnaud Lambert propose une descrip-

16. Arnaud Lambert, op.cit., p.77.

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Chris Marker, Immemory (zone MĂŠmoire), 1962 (en haut) Chris Marker, Immemory (zone CinĂŠma), 1962 (au millieu) Chris Marker, Immemory (zone Photo), 1962 (en bas)


« L’objet de ce disque serait de présenter la « visite guidée » d’une mémoire, en même temps que de proposer au visiteur sa propre navigation aléatoire. » (Immemory, livret) Économie traditionnelle, dont témoignent les commandes : la navigation s’opère sur le mode du feuilletage. Côté droit du cadre, le curseur de la souris débusque une flèche rouge qui ouvre sur la feuille suivante ; côté gauche, une flèche inverse ramène à la page précédente. De plus, chaque écran est conçu comme « une page » : espace plan et limité. On peut y voir un certain archaïsme ou l’attachement profond de l’ancien éditeur à un support qu’il a intensément exploré. Du livre, on retrouve la « page », mais également la temporalité (laissée libre au lecteur) et la linéarité. Seconde logique : « proposer au visiteur sa propre navigation aléatoire. » Les zones du CD-ROM se recoupent naturellement et Marker ne manque pas de suggérer traverses ou sauts hasardeux. De Voyage on peut basculer dans Photo via la Corée ; découvrir Cuba ramène à l’enfance ; les images de Guerre débutent par des images de Cinéma, etc. La qualité hypermé-

média du support génère une circulation ouverte et sensible (par sauts, accélérations, retards), nettement distincte de la réception des anciens médiums d’expression (linéarité, hiérarchisation de l’exposé ou dramaturgie). Le disque est un paysage et l’usager doit construire sa progression au sein de la mémoire mise à disposition. Le « parcours » devient la notion centrale, le site où s’estime la qualité d’art, ce qui en conséquence hausse le lecteur au rang d’alter ego du concepteur. L’oeuvre devient ce partage temporellement circonscrit de deux cultures (dont une seule s’offre matérialisée). C’est ce « réalisme » qui évidemment attire Marker – on parlait plus haut du désir de littéralité. Il s’agit bel et bien de rendre sensible le discontinu de la pensée, de la mémoire et de l’imagination. Par l’interactivité et plus généralement l’organisation réticulaire, ces nouvelles techniques prennent indéniablement un pli organiciste, légitimant : le savoir qu’elles supportent, les usages qu’elles impliquent, s’élaborent selon les modalités qui n’ont jamais été aussi proches des phénomènes mentaux. Par réfraction, elles en constituent des expressions plastiques. « Les parcours sont innom-

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brables et interminables... Le seul point de départ est le sommaire. Il n’y a pas de point d’arrivée. La mémoire n’a ni commencement ni fin... Le passage d’une image à une autre permet de sentir que, sans secret ni centre, c’est par le transport d’une chose qui fait battre le coeur à une autre, d’un souvenir à l’autre, que sans cesse et sans fin de la mémoire se construit, comme un réseau. »17 Le réalisateur y organise les fragments de sa mémoire et de l’oeuvre de sa vie en zones interactives. Ce support lui donne la possibilité de ne pas devoir défaire la narration linéaire qui selon lui ne correspond pas au fonctionnement associatif de la mémoire. Il y a une sorte de logique, mais c’est une logique d’associations et de liens que le cerveau peut faire. Immemory (1997) est du coup un support essayant de cartographier la mémoire et cherchant à montrer la logique mais aussi la difficulté de suivre celle-là. Chris Marker considère Immemory comme une carte de sa propre mémoire qui invite les spectateurs à substituer ses images avec les siennes et à se lancer également dans la grande aventure d’exploration de sa propre mémoire.

L’étude de Chris Marker de la mémoire en termes géographiques plutôt qu’historiques, nous renvoie aux Arts de la mémoire de l’antiquité : « Chris Marker place explicitement les Arts Numériques contemporains dans la lignée des Arts de la mémoire : ‘‘En fait de boussole, je suis allé chercher mes repères assez loin dans l’histoire. Curieusement, ce n’est pas le passé immédiat qui nous propose des modèles de ce que pourrait être la navigation informatique sur le thème de la mémoire. Il est trop dominé par l’arrogance du récit classique et le positivisme de la biologie. L’Art de la mémoire est en revanche une très ancienne discipline, tombée (c’est un comble) dans l’oubli à mesure que le divorce entre physiologie et psychologie se consommait. Autrement dit, lorsque je proposais de transférer les régions de la Mémoire en termes géographiques plutôt qu’historiques, je renouais sans le savoir avec une conception familière à certains esprits du XVIIe siècle, et totalement étrangère à ceux du XXe siècle’’. Il offre aux Arts de la mémoire une inattendue renaissance. »18

17. Arnaud Lambert, op.cit., p.78. 18. François Boutonnet, op.cit., p.104.

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Arja Hyytiäinen, sans titre (renard mort), jet d’encre


2.2 Arja Hyytiäinen Arja Hyytiäinen est une photographe finlandaise dont les premiers travaux nous invitaient à la suivre dans ses voyages entrepris à travers l’Europe. Ses premières séries photographiques tournent autour de thèmes comme la condition humaine et la marginalité. Ils servent de mémoires aux rencontres inattendues de sa vie. Elle a vécu, travaillé et été exposée dans plusieurs pays d’Europe centrale et orientale. Depuis 2005, elle habite Paris et elle est représentée par l’Agence Vu. Son travail a poursuivi une direction intime, narrative et autobiographique depuis la série « Distance-Now », réalisée en 2005. Cette série offre un point de vue intime pendant et après une rupture amoureuse. Elle se différencie fortement de ses séries précédentes, non seulement par l’usage de la couleur à la place du noir et blanc, mais aussi par la mise en scène d’éléments et de son caractère narratif, hésitant entre l’autobiographie et un sens certain de l’autodérision. Son point de départ en photographie est de conserver une trace des choses. Chaque expérience laisse une marque, et une photographie peut en devenir une preuve, fictive ou non. L’appareil photo fige le temps. Qu’il

s’agisse de fiction ou de la réalité, les instants restent sur le négatif. Le temps est difficile à mesurer, certaines secondes paraissent plus longues que d’autres, mais on peut les capturer sur un négatif. Arja Hyytiäinen a une utilisation intuitive de l’appareil photo, il y a quelque chose comme un déclencheur; un besoin d’enregistrer et de retrouver. L’appareil photo est un outil pour exprimer des sentiments. Elle s’intéresse à la mémoire visuelle; la photographie étant une «preuve» d’un événement du passé, c’est une «chanson d’adieu» et une forme respectueuse de compréhension de ce processus. Elle tente de matérialiser ses images mentales à la recherche de souvenirs communs Carnet d’artiste (2002-2011) Le travail d’Arja Hyytiäinen qui m’intéresse pour ce travail de mémoire est le Carnet d’artist (2002-2011). Il s’agit d’une collection de cahiers de travail édités en fac-similé, dirigée par l’Atelier DeVisu à Marseille. Chaque livre nous laisse pénétrer dans l’intimité du processus créatif des photographes : croquis, esquisses et notes constituent, avant l’œuvre aboutie, un corps esthétique autonome d’autant plus vital qu’il est encore en gestation. Ils nous offrent une plongée dans le

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monde intime de la photographe. Pour Arja Hyytiäinen, le cahier est depuis longtemps un outil de travail privilégié. Journaux de vie et laboratoires d’expérimentations, ses carnets fourmillent d’intuitions et de détours. Textes et images s’emmêlent. Biffures, coupures, lignes de fuite qui laissent toujours ouverte la voie à des nouvelles possibilités créatives. Ce qui me passionne chez elle, c’est la manière intuitive avec laquelle elle approche ses points d’intérêt, sa manière sensible, non-scientifique, non rationnelle. Elle ne cherche pas à comprendre, elle cherche à sentir et elle cherche à nous faire sentir également. La nature brute de ses carnets font appel à l’apparence brute que les images mentales ont dans nos esprits. Poétiques, romantiques mais en même temps repoussantes, pas soigneuses. Inconscientes.

Les textes dans ces carnets nous révèlent à quel point elle est intriguée par ses images mentales. Les textes sont eux même un sujet d’étude très intéressant pour notre thématique :

Arja Hyytiäinen, sans titre (mains, table), jet d’encre


‘‘Comme quand les vieux dansent, jeune fille seule avec moi-même. Il y a des images, scènes qui me hantent toujours, elles reviennent pendant que je lis avec une sensation plus ou moins identique. Cauchemardesque sans être menaçante. Certaines viennent de rêves qui plus tard sont devenus de véritables souvenirs. Je pourrais reconstruire chacun d’eux. Mais qu’est-ce qu’ils signifient ? Le plus souvent c’est grand-mère. Comme au temps où elle me chuchotait des secrets depuis le lit et se mettait ensuite debout et dansait.’’ ‘‘I. Homme au chapeau qui descend les escaliers. Vu d’en haut. Gros plan main qui s’accroche à la rampe de l’escalier. / II. Grotte/Cave. Table / Premier Plan mains. Table. Mains. En train d’attendre. Balancement d’une chaise. Comme la scène d’un crime. Gros plan. Chapeau. / OEIL / gros plan animal malade premier plan (lapin). Mains. Genoux. Pantalon noir usé. Chaise en bois. Lumière - ombres au-dessus. / III. Corde. Forêt course code. /’’

Arja Hyytiäinen, Cahier No1, Paris, Filigranes Editions, Atelier de Visu, 2012


‘‘Ces images touchent aux différentes sections de la mémoire collective. Les souvenirs perdus de l’enfance, la foret, lumière, un renard mort sur un chemin de la foret. L’enfance. / La perte. Disparition de l’homme. Mort et mémoire. Balade de lumière. Comment le cercle de la vie se répète. La main qui saisit une corde. Le corps anonyme qui porte un enfant à naître. La salle d’atteinte de la vie. Elles ressemblent aux images de famille et sont en effet des image de famille, qui ressassent le mariage, les funérailles, les souvenirs et la disparition des gens rencontrés il y a longtemps. / Les cauchemars les rêves le souvenir d’un ancien soldat. Une maison brulée un éclair entraperçu le pique-nique. / Je veux documenter les fragments, les visions intérieures. Images qui hantent et qui sauvent. Mains qui portent des fèves comme des cadavres. Une image comme un murmure. L’éternité comme mesure. Fictive et expérimentée.’’

Arja Hyytiäinen, Cahier No1, Paris, Filigranes Editions, Atelier de Visu, 2012


Cette série d’images sont la matérialisation concrète de ses images collectives, selon elle. Ces sont des images oniriques ou plutôt cauchemardesques. On ne cherche pas à les comprendre, on les laisse directement chercher les réactions d’enfant chez nous. L’inquiétude se crée mais on ne cherche pas à la soulager, on ne cherche pas à créer une fiction. Au contraire de Mathieu Bernard-Reymond, les spectateurs ici ne sont pas vraiment invités à compléter ce qu’ils voient, ils sont plutôt invités à enquêter l’effet que ces images ont en eux et pourquoi. Pour Arja Hyytiäinen, les images qui restent inscrites dans nos esprits sont plutôt des images liées aux premières découvertes de sentiments. Découverte du monde, images du passé; tandis que chez Mathieu Bernard-Reymond, les images qui restent, semblent nous aider à prendre des décisions dans l’avenir.

Arja Hyytiäinen, sans titre, jet d’encre


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2.3 Christian Boltanski Christian Boltanski est né en 1944 à Paris. Il commence à peindre à l’âge de treize ans, et, dès la fin des années 1960, expérimente d’autres formes artistiques, en autodidacte. D’origines juive, son œuvre est marquée par le souvenir de la Shoah. Ses thèmes de prédilection sont la mémoire, l’inconscient, l’enfance et la mort. Il utilise comme matériaux les témoignages d’humanité les plus familiers: photographies d’écoles ou d’identité, boîtes de biscuits, vêtements, bougies, pâte à modeler. Un élément important de son travail pour notre problématique est l’autofiction : Boltanski raconte sa vie sous la forme de fiction dans laquelle chacun peut se reconnaître, dans une tentative de reconstruire le passé, remplacer ses souvenirs par des souvenirs universels (Reconstitutions (1970-71), Vitrines de référence (1971), Les 10 portraits de Christian Boltanski (1972), Les Saynètes Comiques (1974)).

de tout préserver, comment sauver la petite mémoire...’’ Le projet était de garder des traces, de lutter contre la mort. »19 Pour lui, le fait d’accumuler des photos d’inconnus, des objets inutiles, des livres, des habits est une lutte contre l’oubli. En accumulant toutes sortes d’objets, notre existence se matérialise, ce qui lui donne une sorte d’immortalité. Notre nature est fragile, mais tous ces objets resteront. Paradoxalement, plus nous montrons les objets d’une personne, plus nous soulignons son absence (Les Suisses Morts (1990-2005), Personnes (2010), The Life of C.B. (2010)).

Depuis le début, sa démarche se construit autour de l’accumulation et de l’archive. Le premier texte qu’il a écrit, pour son livre de 1969, révèle déjà sa réflexion: « ‘‘La mort est une chose honteuse, il faut essayer

19. Camille Paulhan, Un boltanski, des boltanskis in Image de l’artiste, sous la direction d’Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains, nouvelle série - 4

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Christian Boltanski, Reconstitutions en pâte à modeler d’un porte-plume que possédait Christian Boltanski en 1953, 1970, technique mixte, 16,4 x 26,9 x 4 cm


2.3.1 Reconstitutions (1970-71) Vitrines de référence (1971) Christian Boltanski décrit et analyse son travail de Reconstitutions (197071) pendant sa discussion avec Catherine Grenier : ‘‘Le projet de Reconstitutions en plastiline était de réimaginer d’après mes souvenirs des objets disparus et de les refabriquer ; j’avais l’idée de sauver des choses du passé qu’on ne peut pas sauver. Comment sauver quelque chose qui n’existe plus que dans sa tête ? En même temps, comme je prenais une matière différente, le résultat était forcement très faux. Et comme la pâte à modeler est un matériau extrêmement précaire, ces objets étaient voués à la destruction, d’ailleurs la plupart de ces œuvres sont tombées en poussière. Les objets sont souvent en plusieurs exemplaires, ce qui correspondait à l’idée que tu ne peux jamais épuiser le souvenir de quelque chose, jamais réussir à le reproduire.’’20 Le fait d’utiliser de la pâte à modeler correspond à un vrai souvenir d’enfance ; la pâte à modeler était le premier matériel qui a convaincu Boltanski à devenir artiste.

Il ajoute : « Les Reconstitutions sont des objets expressionnistes, mais les tiroirs que j’ai utilisés sont des tiroirs de morgue. C’est extrêmement froid, métallique. Le minimalisme a été mon vocabulaire, mais j’avais un tempérament très expressionniste, et qui s’est de plus en plus renforcé. Ce que j’aime, c’est l’art expressionniste, l’art qui hurle. »21 Pour le travail Vitrines de référence (1971), Boltanski reconstruit en terre les jouets de son enfance, en leur donnant l’apparence de ses souvenirs et pas leur véritable apparence. De nouveau, on trouve, comme chez Arja Hyytiäinen, la matérialisation des images mentales et des souvenirs. C’est un travail qui souligne le filtre de subjectivité que notre souvenir impose aux événements, objets et personnes passés. C’est la première fois qu’on observe l’envie de remplacer ses souvenirs avec des autres inventés.

20. Catherine Grenier, La vie possible de Christian Boltanski, Paris, Seuil, 2007, p.42. 21. Catherine Grenier, op.cit, p.91.

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Christian Boltanski, Vitrines de rĂŠfĂŠrence, 1971


2.3.1 Les 10 portraits de Christian Boltanski (1972) Les Saynètes Comiques (1974) Christian Boltanski parle de sa série Les 10 portraits de Christian Boltanski (1972) à Dominique Radrizzani lors de leurs discussions-rencontres hebdomadaires, en 2005 : « Les 10 portraits de Christian Boltanski (1972) sont dix photographies prises à des âges différents, mais qui montrent chacune un enfant différent. J’ai toujours eu cette idée qu’en parlant de moi, je parle des autres, d’une enfance collective et non de la mienne. Je n’ai jamais parlé de mon enfance, qui est une enfance un peu bizarre. Il y a deux ans seulement, pour la première fois, j’ai mis dans une de mes œuvres une vraie photo de mon père et de ma mère, alors que cela m’était impossible auparavant. L’idée était plutôt de me fabriquer une sorte d’enfance complètement neutre, la plus commune... Parce que mon enfance a été un peu bizarre, j’ai eu le désir de m’en fabriquer une totalement anodine. Il y a eu ce désir conscient, de manière peut-être psychanalytique, de me cacher, en tout cas de me reconstruire une enfance la plus ordinaire qui soit... Il n’y a pas un souvenir des Saynètes comiques qui soit personnel. Comme une volonté de défense. »22

A partir de 1974, Christian Boltanski réajuste le thème de l’autobiographie à une perspective plus légère et plus humoristique. Comme il l’écrit dans sa biographie « en cette année 74, il se dépasse, il se surpasse, il prend de la distance et se moque de lui-même, il ne parle plus de son enfance, il la joue… ». Boltanski semble redouter la solennité et le sérieux de ses précédentes démarches. A propos du personnage de Christian Boltanski dont il cherchait jusqu’alors à raconter l’histoire, il déclare : « À un moment, ce personnage inventé m’est devenu trop lourd, j’ai eu besoin de le tuer… J’ai eu le désir de détruire le mythe et de le détruire par la dérision ».23 C’est ainsi que sont nées les Saynètes comiques, un ensemble de 25 œuvres, composées de photographies retouchées au crayon ou au pastel, dans lesquelles il raconte encore une fois son histoire, mais sur un mode clownesque. Chaque photographie ou montage de clichés représente un évènement familial marquant, un enterrement, un mariage ou un anniversaire, qu’il rejoue

22. Dominique Radrizzani, Le dessin impossible de Christian Boltanski, Paris, Les Cahiers dessinés, 2010, p.23. 23. Interview de Christian Boltanski par Delphine Renard, catalogue du Centre Pompidou, 1984.

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pour la prise de vue. Tous les personnages qui apparaissent sont donc incarnés par l’artiste lui-même, à peine déguisé par quelques accessoires, ce qui procure à ses images un caractère modeste, voire négligé, qui rappelle le théâtre de rue et provoque un sentiment de dérision. Les fonds sont souvent dessinés, ce qui accentue l’impression d’économie de moyen, tandis que, pour certaines pièces, des cartels commentent les scènes et redoublent leur dimension grotesque. Avec les Saynètes comiques, Christian Boltanski révèle pleinement l’aspect parodique de son œuvre. Boltanski explique la réflexion qui l’a amené à cette forme d’autofiction : « Mais, comme on le sait, les premiers souvenirs sont presque toujours inventés – la plupart de mes souvenirs d’enfance sont des souvenirs qu’on m’a racontés. Je pense que les souvenirs très anciens correspondent toujours à un sentiment, ces sont des visions très détachées d’un contexte. Les rêves fonctionnent aussi comme ça. ».24 C’est sur la même idée que Arja Hyytiäinen base ses images oniriques.

24. Catherine Grenier, op.cit., p.7. 25. Dominique Radrizzani, op.cit., p.22.

« Le baiser honteux, L’anniversaire, La toilette du matin, L’horrible découverte», les séquences narratives des Saynètes comiques sont des archétypes, elles participent à la mise en place des images collectives, ces images dans lesquelles chacun se reconnaît. Ici au travers d’un personnage auquel il est impossible de s’identifier, des moments que l’on a tous vécus.... J’ai dit que si je me suis servi des souvenirs d’enfance, c’est parce qu’ils sont la chose la plus collective qui nous ait été donnée. Dans notre société, l’enfance est plus collective que l’âge adulte. À peu près tous les enfants d’une même société ont joué à la même chose. Plus tard, suivant les études et le niveau social, les choses se différencient plus. Ce n’est pas tout à fait vrai mais on peut dire que les souvenirs d’enfance sont un peu plus collectifs que les souvenirs d’adulte. Ce qui nous reste comme souvenirs d’enfance, en tout cas quand on est vieux, ce sont des sortes de clichés, on a joué aux billes, à cache-cache. »25


Christian Boltanski,Saynete comique Le baiser cache, 1974, gouache et pastel sur photographie marouflee sur toile, 100x75cm


Christian Boltanski, Affichette, mai 1974, 14,7 cm x 21 cm (en haut) Christian Boltanski, Les souvenirs d’enfance interpretÊs par Christian Boltanski, photographies (en bas)


Christian Boltanski, Saynete comique L’anniversaire, 1974, gouache et pastel sur photographie marouflÊe sur toile, 97,8cmx68cm chaque image


2.3.2 Les Suisses Morts (1990-2005) Boltanski traite les documents photographiques de manières contradictoires parmi ses nombreux arrangements. Parfois, il récupère des photographies et il forme des narrations, apparemment cohérentes et parfois les photographies sont transformées en unités, objets fétiches, presque objets de foi, qui nous hantent. Son œuvre a la tendance d’obscurcir les limites entre fiction et histoire et touche parfois des extrêmes pervers, comme avec les photographies des Suisses Morts (1990-2005), utilisées plusieurs fois pour des travaux différents. Boltanski explique à Catherine Grenier pendant leurs rencontres autobiographiques comment il est arrivé à utiliser ces photographies : « En 1990, la télévision suisse a fait un film sur mon travail et les journalistes m’ont indiqué le Nouvelliste du Rhône, un journal dans lequel les rubriques nécrologiques sont accompagnées de photographies des personnes dont on annonce la mort. J’ai fait acheté un grand nombre d’exemplaires de ce journal, dans lesquels j’ai découpé les photographies d’enfants. Je m’en suis servi pour la première fois dans une Réserve de boîtes de biscuits en forme

de corridor, où j’avais collé les photographies sur les boîtes. Ensuite, j’ai fait des murs de photographies à partir de ces images agrandies, comme les deux murs que j’ai réalisés pour l’exposition du Carnegie. Durant les années 1990, j’ai fait de nombreuses œuvres avec ces images. »26 Il continue en décrivant les réactions que ces photographies ont provoquées : « En dehors de la Suisse, ça a fait rire. Et c’était fait pour ça, c’est normal, le mot « Suisse » et le mot « mort » vont si mal ensemble que ça a un effet comique. La pièce aurait été totalement impossible avec des juifs morts. Elle aurait été impossible s’il n’y avait pas eu un aspect comique donné par les Suisses. Mais les Suisses ont compris que mon intention n’étais pas moqueuse. J’ai fait une grande exposition au musée des Beaux-Arts de Lausanne, en 1993, qui comprenait seulement des pièces faites avec des Suisses Morts, avec toutes les variations. J’avais demandé au conservateur de ne pas faire de repas de vernissage. Et effectivement, des gens qui avaient la photographie d’un de leurs proches dans une œuvre sont venus,

26. Catherine Grenier, op.cit., p.198.

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mais ils ont tout de suite compris que c’était plutôt un hommage, et ils n’ont pas été choqués. »26 Toutes les fois qu’il a utilisé ces photographies (environ 1000 portraits), elles constituaient des installations, dont les empilements à l’équilibre précaire obligeaient le visiteur à se déplacer avec attention. C’est un travail qui fait appel à l’absurdité de la Shoah, avec la multitude de personnes décédées en utilisant la Suisse, en tant que pays neutre, hors de danger. Pour lui, « les Suisses meurent aussi malgré les conditions de leur vie et c’est cela qui fait que chaque mort est insupportable »27. Boltanski décrit une de ses installations préférées de Suisses Morts (1990-2005) en dévoilant certaines subtilités : « Une de mes œuvres préférées est La Réserve des Suisses morts (1991), au musée de Valence, qui est formée de tours de boîtes entassées, très hautes. Les spectateurs se promènent autour de ces boîtes et les piles sont tellement instables que, forcément, un jour, quelqu’un reçoit une pile de boîtes sur la tête. Au bout d’un certain temps, Christian Boltanski, Suisses Morts, 1990, installation, photographies

27. Okwui Enwezor, Archive Fever, Allemagne, Steidl, 2008, p.31.

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les tours ont tendance à pencher et risquent de tomber. C’est une image de la vie : ça tient, mais on sait que ça peut s’écrouler à chaque instant, et parfois ça s’écroule vraiment. Il y a un sentiment de fragilité, de danger... À chaque fois que je l’installe, j’ai la crainte d’aller trop haut, de mettre une boîte ou une pile de trop, parce qu’il n’y a pas de plan déterminé. La dernière fois que je l’ai installée, c’était à Arles, tout est tombé : il y a eu un effet « boule de neige », les piles sont tombées les unes sur les autres avec un bruit gigantesque. Et j’ai laissé la pièce écroulée, comme ça. Des photographies de Suisses morts sont collées sur les boîtes, et dans les premières installations, j’introduisais toujours sur une d’entre elles la photographie d’un Suisse qui n’était pas mort. Dans cette boîte, il y avait un document qui indiquait que cette image-ci était fausse. Je pouvais dire: « C’est une œuvre menteuse, mais un jour elle sera vraie », parce que, bien sûr, cette personne allait mourir un jour. Je faisais cela pour atténuer le côté trop tragique de la pièce, pour qu’on puisse se dire que celui qu’on regarde n’est pas mort. Je l’ai fait dans les cinq ou six premières pièces, puis

je l’ai abandonnée, donc maintenant les boîtes sont vides. »28 Boltanski utilise les photographies d’archives pour déplacer le souvenir. On retrouve la même notion de défense du véritable passé qu’on a étudié aux œuvres auto-fictives. Il n’a jamais utilisé de sa vie une photographie directement liée à la Shoah, il ne pourrait pas. Les Suisses Morts sont montrés dans leur dignité et vivants. Comme il a confié qu’il n’a jamais vraiment raconté un vrai souvenir personnel. Mais en même temps, cette œuvre montre que les photographies d’archive sont toujours chargées par les mémoires de chaque individu et même si Boltanski utilise les Suisses Morts d’une manière symbolique et métaphorique, il explique : « Je connais vraiment bien leurs visages. Je connais leur histoire... Leur histoire dans mon art, mais aussi parfois dans leur vie personnelle. »29 Les deux dernières expositions utilisant les Suisses Morts ont eu lieu en 2005 à la galerie de Marian Goodman et à l’exposition Regards (2005) au musée de l’art et d’histoire du judaïsme.

28. Catherine Grenier, op.cit., p.236. 29. Interview par Catherine Grenier, http://www.paris-art.com/interview-artiste/christian-boltanski/christian-boltanski/278.html, Consulté le 20 Avril 2014.

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Christian Boltanski, La RĂŠserve des Suisses Morts, 1990, Valence, installation, photographies


2.3.2 Personnes (2010) Une des installations les plus monumentales de Boltanski qui nous intéresse pour son utilisation de l’archive pour lutter contre l’oubli est son travail Personnes (2010) à la Monumenta de Paris. Boltanski a été invité à créer une œuvre in situ dans la grande pièce du Grand Palais. Il s’exprime : « Le Grand Palais est pour moi un lieu de spectacle. En tant que tel, il inspire et appelle la fabrication d’une grande mise en scène qui dépasse totalement l’idée d’œuvre muséale et, plus encore, le fait de créer une oeuvre dans une galerie. Quand je travaille au Grand Palais, j’ai la sensation de réaliser un opéra, avec cette différence que l’architecture remplace la musique. L’oeuvre est une scénographie. »30 L’oeuvre est composée de certaines parties distinctes : - Une petite salle où l’on peut découvrir les archives du coeur, un projet de Christian Boltanski en cours. L’artiste collecte des enregistrements de battements de coeur. On peut ici y participer et faire enregistrer les battements de son coeur pendant 20 secondes. - Un mur de boîtes à biscuits rouillées

ments et objets ayant appartenu à des personnes décédées aujourd’hui. - Des vêtements disposés à même le sol selon un quadrillage imposé par les piliers se trouvant dans le bâtiment. - Un tas de 32 tonnes de vêtements et un crochet mécanique suspendu juste au-dessus (Équivalent de 3 ou 4 mille individus). - Les différents éléments ou objets sont installés dans l’espace et occupent pleinement son volume. - À un rythme régulier, la grue vient saisir des vêtements sur le sommet du mont. Le Grand Palais est un lieu imposant, propice à une expérience qui immerge le spectateur (se déplacer, avoir froid, être angoissé, bouleversé, éprouver un sentiment d’oppression, être imprégné de l’œuvre). Tout l’espace fait partie de l’oeuvre. Le rythme des battements de coeur est présent quelque soit l’endroit où l’on se trouve (ambiance sonore). « Cette installation est conçue pour produire un puissant sentiment d’oppression. Il s’agit d’une expérience dure et je suis convaincu que les gens éprouveront un soulagement en sortant. »

30. Interview par Catherine Grenier, http://www.paris-art.com/interview-artiste/christian-boltanski/christian-boltanski/278.html, Consulté le 20 Avril 2014.

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Christian Boltanski, Personnes, 2010, Paris, installation


En choisissant ce titre, Boltanski joue sur le double sens du mot ‘’personne’’ : des personnes représentées par les battements de coeur et les vêtements mais aussi personne, dans le sens de l’absence (il n’y a personne), parce que les vêtements sont vides et il n’y a plus de corps physique. L’espace est structuré par des piliers (garde, mirador), délimitant au sol des surfaces de vêtements formant des carrés, qui évoquent des tombes comme dans un immense cimetière. Un immense mur de boîtes rouillées se trouve à l’entrée, il coupe le visiteur de l’effervescence de la ville, de la circulation. Il s’annonce comme un basculement d’un univers quotidien dans un tout autre univers. Les boîtes à biscuits rouillées peuvent évoquer des urnes funéraires. Le grand tas de vêtements est désigné comme la partie sacrée de l’exposition. La grue qui symbolise le « doigt de Dieu » interroge le spectateur sur les notions de chance, hasard et du destin, car elle élève certains vêtements tandis que d’autres passent entre les mailles. Quand au sommet, la pince les relâche et ils flottent dans les airs, le souffle qui s’engouffre dans les manches, les jambes de pantalon leur redonnent presque vie l’espace de quelques secondes, mais c’est

l’absence qui les sculpte. Le son métallique et grondant de cette énorme grue compose un bruit assourdissant et obsédant et envahit tout l’espace. Un bruit qui rappelle celui des usines. Le son répétitif des battements de coeur devient alors inquiétant. Le fait que cette installation est réalisée pendant l’hiver, sans chauffage, contribue à l’atmosphère froide oppressante voulue par l’artiste. Des néons alignés surplombent chaque rectangle, chaque ‘’tombe’’. La lumière diffusée est d’une froideur implacable, raide, pesante, quasi militaire. La mise en scène rappelle les camps de concentration : le spectateur est au milieu de cette immense installation qui le plonge dans un moment de mémoire collective. L’œuvre de Christian Boltanski est marquée par le drame de la Shoah. Le Grand Palais devient un vaste lieu de commémoration. Le mur de boites en fer blanc s’élève comme un mur d’archives. Christian Boltanski nous invite à réfléchir à notre condition d’être vivant : un jour nous serons morts et oubliés. L’installation Personnes (2010) s’inscrit pleinement dans sa quête impossible, celle de garder trace du passage de chaque être humain. Cette volonté de redonner humanité et singularité aux

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Christian Boltanski, Personnes, 2010, Paris, installation


masses disparues. Un autre aspect qui émerge de ce travail est le passage entre souvenir intime et mémoire collective. Les habits de personnes inconnues, les boîtes de biscuits qui rappellent les cachettes utilisées comme abri pour les objets intimes et les battements de cœur évoquent fortement l’individu mais la totalité de l’installation parle des événements historiques collectifs pour toute l’humanité. Pour lui, la nature même d’être artiste oblige de pouvoir transformer le personnel au collectif. Chaque individu est important, unique mais collectif en même temps. En utilisant des documents, des photographies et des habits de gens inconnus pour réécrire l’histoire, son travail impose une ambiguité étrange sur ce qui donne à une archive une valeur historique ou une valeur symbolique.

Christian Boltanski, Personnes, 2010, Paris, installation


2.3.2 The Life of C.B. (2010) Dernièrement, il est allé dans l’extrémité de sa démarche et son obsession envers la mort, en vendant à un collectionneur Australien ‘’le reste de sa vie’’ filmé. Il lui a vendu sa mémoire. L’artiste l’explicite dans un entretien réalisé en 2008 par David Sanson pour le Festival d’Automne : « Un homme très riche vivant en Tasmanie a proposé de travailler avec moi. Il m’a donné une grotte, dans laquelle je vais installer un système de visioconférence constant avec mon atelier : une caméra y sera installée en permanence, et les images seront projetées en direct sur le mur de cette grotte. Les enregistrements seront conservés et à ma mort, toute ma vie sera rassemblée dans cette grotte. On pourra s’y rendre si l’on veut, mais là aussi, c’est un grand voyage... Voilà une légende : «L’homme dont chaque instant de la vie est à l’intérieur d’une grotte en Tasmanie» ». L’homme « très riche », un Australien du nom de David Walsh qui a bâti sa fortune sur les casinos, se décrit comme quelqu’un qui ne perd jamais. « Tout être qui ne perd jamais ou qui pense qu’il ne perd jamais est le diable forcément », dit Boltanski. La performance a été vendue en viager par l’artiste, âgé de 65 ans. Les

images de l’atelier seront stockées sur un DVD et ne pourront être exploitées du vivant de l’artiste. Le collectionneur a calculé que le viager lui serait financièrement intéressant pendant huit ans, et a ainsi « parié » que l’artiste mourrait d’ici là. Pour Boltanski, ce travail symbolise son acceptation envers l’impossibilité de gagner la mort. Depuis le début de ses activités artistiques, il essaye de sauvegarder, archiver. Mais c’est bien en vain, comme également ce collectionneur essaie d’accumuler Boltanski lui-même. Il l’observera vieillir, il l’observera mourir et ensuite il aura des heures infinies de sa vie mais profondément il n’aura absolument rien à lui.

Christian Boltanski, The Life of C.B., 2010, vidéo

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2.4 Mathieu Bernard-Reymond Mathieu Bernard-Reymond (1976, Gap, FR ; vit à Lausanne, CH) a obtenu un diplôme de l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble avant d’étudier la photographie en Formation supérieure à l’Ecole supérieure d’arts appliqués de Vevey (CEPV), où il est actuellement enseignant. Les sujets de prédilection de Mathieu Bernard-Reymond sont le paysage, l’architecture et les médias ; la figure humaine apparaît furtivement dans ses images. Son usage des nouvelles technologies tente de remettre sans cesse la photographie en question, au travers d’une approche poétique nouvelle.31 Mathieu Bernard-Reymond utilise avec grande maitrise la technologie numérique. Sur une base classique et rigoureuse, qui se rattache à la leçon de photographie contemporaine de paysage, il met en scène de petits événements impossibles. Ses images, qui font à tous l’effet de véritables photographies, jouent sur le concept du temps et de l’espace, soulignant l’ambiguité originelle de la représentation de la réalité.

l‘acte photographique et son lien avec le souvenir (photographie touristique, Vous êtes ici (2003)). Il explique : « l’acte photographique est une manière de déplacer le souvenir, peut-être même d’oublier ce qu’on est en train de photographier. L’acte photographique permet sans doute de construire la mémoire familiale, mais en même temps il permet aussi de supprimer de notre mémoire tout ce qui se trouve autour d’une photographie. Les photographies prises chaque minute de notre journée avec les téléphones portables et les appareils photos compact ne servent plus à nous aider à se rappeler ce qu’on a vécu mais plutôt à se débarrasser du besoin de souvenir. La multitude d’images prises soulagent la préoccupation de devoir tout garder en mémoire. Du coup, on construit une archive, une mémoire complémentaire, artificielle qui est un stock d’images. ».32 Le deuxième élément que le travail de Mathieu Bernard-Reymond apporte sur cette problématique est la manière dont les images médiatiques influencent nos esprits (série TV (2008)).

Un élément qui m’intéresse dans son travail est son questionnement sur

31. Interview de Mathieu Bernard-Reymond par Nassim Daghighian pour la publication NEXT, #20, Mai 2010. 32. Interview de Mathieu Bernard-Reymond par Antigoni Papantoni, Lausanne, Mars 2014. (voir annexe)

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Mathieu Bernard-Reymond, No12 de la série Vous êtes ici, 2003, jet d’encre, 70 cm x 90 cm


2.4.1 Vous êtes ici (2003) Le premier travail de Mathieu Bernard-Reymond, analysé dans ce mémoire est la série photographique Vous êtes ici (2003) Cette série propose une cassure radicale avec la réalité qu’offre la photographie traditionnelle. Car si la technique du photomontage ne date bien sur pas d’aujourd’hui, et qu’elle peut s’appliquer de bien des façons, ces images ne peuvent être le résultat que de l’informatique. Nous n’assistons pas ici à une manipulation des formes ou de symboles, mais bien de données elles-mêmes. William E.Ewing, ancien directeur du musée de l’Elysée de Lausanne, nous offre une analyse de ce travail dans le livre Vous êtes ici : « Mathieu Bernard-Reymond utilise pour façonner ces ‘’paysages’’ (c’est bien ce qu’ils semblent être à première vue) un logiciel permettant d’élaborer des topographies tridimensionnelles. Mais en guise de données, l’artiste introduit dans le programme la photo d’un personnage, dont les couleurs des vêtements et les formes sont transformées en un paysage. Une fois le paysage créé, Bernard-Reymond y choisit un point de vue, et y replace le personnage.

En termes d’analyse du lien de la photographie et le fonctionnement de la mémoire, la pratique photographique des touristes est très intéressante. On a l’impression que la plupart des gens, visitant un nouvel endroit, s’intéressent d’abord à le photographier et ensuite à le découvrir. Comment peuton expliquer ce besoin d’enregistrer ce qu’on est en train de visiter ? S’agit-il de simplement garder un souvenir ? S’agit-il de garder une preuve de ce moment-là, un « je suis ici » ? J’ai eu l’occasion d’interviewer Mathieu Bernard-Reymond et je lui ai posé cette question. Il m’a répondu que selon lui, ce besoin d’enregistrement de la part des touristes répond plutôt à enregistrer le fait que visiter de nouveaux endroits est quelque chose qui nous fait du bien, plutôt que de renforcer le souvenir de l’endroit visité. Les photographies touristiques offrent plutôt un appui psychologique à ces touristes pour qu’ils se rappellent d’organiser de nouveau un voyage, en regardant de nouveau ces photographies, une fois de retour dans leurs vies quotidiennes.

31. Interview de Mathieu Bernard-Reymond par Nassim Daghighian pour la publication NEXT, #20, Mai 2010. 32. Interview de Mathieu Bernard-Reymond par Antigoni Papantoni, Lausanne, Mars 2014. (voir annexe)

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Mathieu Bernard-Reymond, No7 de la série Vous êtes ici, 2002, jet d’encre, 60 cm x 80 cm


Mathieu Bernard-Reymond traite cette relation des touristes avec le paysage dans ce travail. Ce qui intéressait l’artiste avec cette idée est qu’elle reprenne la métaphore du paysage romantique: le paysage qui est fabriqué par celui qui le regarde. Selon l’artiste, on ne fait pas des photographies pour se souvenir de ce moment mais plutôt pour se débarrasser du besoin de garder ce souvenir dans notre tête. Ces images donnent un sentiment de vide, obligeant le spectateur de le façonner avec sa propre mémoire,comme exactement ces touristes façonnent le paysage avec leur regard. Si on enlève le personnage de ces images, le paysage n’a plus aucun sens, plus aucun intérêt.

totalement dénué de points de repère culturels ou historiques, un aveuglant paysage technologique postmoderne, ou post-postmoderne, recelant de plaisirs et de dangers inconnus. »33

« La série porte donc un titre à lectures multiples : ‘’Vous êtes ici’’ au sens géographique traditionnel, indique la position d’un spectateur par rapport à un paysage. Le ‘’Vous êtes ici’’ des cartes d’orientation, sur lesquelles le point rouge ou la petite flèche servent de repère. Un ‘’Vous êtes ici’’ signalant ironiquement que les personnes constituent concrètement leurs propres paysages. ‘’Vous êtes-nous sommes, ils sont-ici’’ peut enfin être lu au sens figuré ; vous êtes / nous sommes dans un nouveau paysage mental/virtuel to-

33. Mathieu Bernard-Reymond, Vous êtes ici, Arles, Actes Sud, 2003.

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Mathieu Bernard-Reymond, No008 de la série TV, 2005, jet d’encre, 100 cm x 123 cm


2.4.2 TV (2008)

Dans sa série photographique TV (2008), le photographe travaille sur les traces mentales laissées par l’exposition aux images médiatiques. Dans son interview par Luc Debraine, il explique le cœur de son intérêt : « L’inconscient des médias, sans doute. Je postule que ces photos de médias disent quelque chose de vrai et d’inquiétant sur l’époque. Mais je suis plus intéressé par la façon dont ces images pénètrent, imprègnent et formatent nos esprits. Elles flottent dans nos inconscients comme des images indécises, floues, moirées, auxquelles il manque beaucoup d’informations. Voilà ce que j’aime faire dans mon travail: partir du cercle de mon propre inconscient pour l’élargir au maximum dans l’espace collectif. Bien sûr que les médias exploitent et participent à l’inquiétude ambiante. C’est une évidence. Mais ce qui m’intéresse est d’examiner ce que cette peur produit comme images mentales. »34 Helen Hirsch, offre une analyse et une description pertinente de ces œuvres dans le texte, inclus dans le livre TV : « Pour réaliser ses séries photographiques TV (2008), l’artiste se branche directement sur le réservoir télévisuel

afin de dévoiler le rôle prépondérant qu’occupe ce média en tant que fournisseur d’images. Dans ces travaux, l’artiste révèle sa fascination pour la manipulation d’images et leurs répercussions : influer sur le cours normal des choses et pouvoir en prendre la direction relève de l’instinct humain. Tout comme la science intervient sur la nature grâce au décodage de la génétique, l’artiste propose une nouvelle façon de recevoir des images grâce aux outils numériques. C’est ainsi qu’il réussit à mélanger les composants originels de notre perception pour atteindre de stupéfiants résultats, plus vrais que nature, surpassant ainsi la réalité de façon subtile mais marquante. Mathieu Bernard-Reymond fait partie de la jeune génération de photographes qui cherchent à se défaire du lourd héritage de la photographie documentaire américaine des années 1970, en dépassant l’esthétique et l’ordinaire. Il crée des travaux sur l’ordinaire et puise sa matière brute dans les médias. Grâce à une large palette numérique, cet artiste photographe compose des univers qui paraissent étonnamment réalistes et parfaits. Sa motivation n’est plus guidée par l‘au-

34. Interview de Mathieu Bernard-Reymond par Luc Debraine pour Le Temps, 29 décembre 2009.

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Mathieu Bernard-Reymond, No021 de la série TV, 2005, jet d’encre, 100 cm x 123 cm


thenticité d’un lieu précis, mais au contraire par l’interchangeabilité et l’anonymat. L’ambiance visuelle est générée par des constructions proches de la réalité et d’importants éléments de composition représentent chez Mathieu Bernard-Reymond la lumière et l’obscurité. Ses œuvres produisent leur effet grâce à leur distance émotionnelle. Il met tout particulièrement l’accent sur une atmosphère à la fois familière et mélancolique. À travers ses œuvres, l’artiste provoque ainsi un certain trouble qui met à jour la fragilité des personnes représentées. Sa série TV (2003) se lit comme une suite logique de ses premières compositions expérimentales de la série Vous êtes ici (2003). Avec TV (2008), l’artiste analyse les jeux et les shows télévisés, assouvissant ainsi son besoin de matériaux visuels. Les prises de vue nocturnes esquissent des portraits et des histoires mêlant créatures apatrides et architectures urbaines anonymes. Les immeubles déserts semblent réels mais hostiles à l’homme. C’est seulement en regardant de plus près que saute aux yeux le contraste avec la ‘’vraie’’ architecture, elle aussi présente sur les images et qui offre alors au spec-

tateur une fusion entre la fiction et la réalité. Les fenêtres des bâtiments, assemblées par ordinateur avec une rigueur géométrique, donnent une impression d’activité, telle qu’on la connait dans les grandes villes et leurs immeubles de bureaux. Bernard-Reymond place avec minutie ses images de télévision dans les cadres des fenêtres. Identifiables et souvent placées côte à côte, leur enchainement produit des séquences animées entières. Chez Mathieu Bernard-Reymond, l’image de la télévision se mue en élément de composition en série. Elle se fige et perd sa fonction originelle. Elle abandonne le cadre intime du salon, pour être portée à l’extérieur en tant qu’élément de style architectural. Le bâtiment est ainsi un support d’archives de fiction, dépendant du réseau électrique : une coupure de courant ferait disparaître les immeubles. Parkings anonymes, halls d’entrée ou quartiers résidentiels en périphérie de grandes villes sont des scènes idéales pour de surprenantes rencontres entre créatures solitaires et apatrides. L’artiste recherche des personnages particuliers à utiliser dans ses travaux. Il choisit des individus et des scènes de télérealité, pour mêler dans un nou-

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veau jeu de rôles issu de son propre ressenti artistique. D’apparence surréaliste et à la façon de vampires, ils sont actifs la nuit et semblent disparaître à la lumière du jour. L’artiste laisse des acteurs se figer dans la lumière ou au contraire entrer en action. Souvent, ils titubent, perdent l’équilibre, cherchent une proximité humaine ou se muent en êtres désemparés, dotés d’une part d’animalité. Une star de variété vieillissante chante dans un parc, deux boxers en plein combat se reflètent dans une flaque sur un chantier de construction. Mais on aperçoit aussi des vraies bêtes : des lions errants et un guépard démoniaque. Il semble que plus rien ne soit sous contrôle. Les acteurs, ne faisant au départ qu’un avec l’espace télévisé, sont privés de leur environnement, recyclés ou réintégrés dans un contexte décalé. Ils se trouvent véritablement jouer ‘’dans le mauvais film’’. En tant que personnages, ils sont éloignés de l’ici-bas mais pas à l’abri de notre voyeurisme. À moins qu’ils ne soient les produits et les projections de nos propres vices, dont l’artiste nous renvoie le reflet ? L’envie et le vice ne ratent pas leur effet non plus. Des femmes prenant des poses aguichantes cherchent le regard du spectateur.

La série de portraits et de représentations de personnages seuls, Bernard-Reymond met en exergue la décrépitude de ces apparitions, floues pour la plupart. Les protagonistes photographiés dans le reflet du téléviseur deviennent des personnages anémiques et hybrides. Leur ambivalence en fait des icônes modernes ou des caricatures grimaçantes de l’existence occidentale, hautement civilisée. Les visages anonymes scintillent dans le néant d’un fond sombre et apparaissent dématerialisés. Ils se dérobent à notre vue. L’artiste superpose les prises séquentielles et rend aussi les protagonistes méconnaissables. L’impression de fugacité et de surréel sont renforcées par les lignes de la télévision et la pixellisation. »35 La série TV (2008) est une réflexion sur le statut de l’image médiatique dans la vie contemporaine et sur la manière dont celle-ci forge des visions, des peurs et des craintes collectives.

35. Mathieu Bernard-Reymond, TV, Ostfildern, Hatje Cantz Verlag, 2008.

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Mathieu Bernard-Reymond, Sans Titre, de la série TV, 2005, jet d’encre, 100 cm x 123 cm



Conclusion

Les Arts de la mémoire de l’époque antique témoignent de la capacité de l’image de s’inscrire dans notre mémoire et en conséquence de nous la faire comprendre et sentir. Nous vivons dans une époque où les images sont de plus en plus virtuelles et de plus en plus nombreuses. Le statut de l’image a changé énormément depuis l’époque où la photographie était considérée comme un enregistrement pur ‘‘de ce qui s’est passé’’, comme preuve historique. Nous sommes exposés aux images constamment malgré notre volonté, et nous ne restons plus dans un questionnement moral de ces images comme Susan Sontag l’a déjà écrit dans son livre Devant la douleur des autres (2003). Une continuation intéressante de cette recherche sera d’étudier des artistes qui réagissent à cette pléthore d’images, en niant d’amener ‘’encore plus d’images au monde’’ et qui se lancent dans la récupération et l’appropriation d’images, comme Peter Piller, Erik Kessels, Adam Broomberg et Oliver Chanarin. Une image constitue plus qu’une preuve et son sens est dégagé par le

contexte dans lequel elle est utilisée. Dans ce cas là, une image appropriée peut, aussi bien qu’une image nouvelle, passer un message. Le point commun dans les démarches des artistes étudiés est leur envie de nous rendre conscients de ce stock d’images mentales que l’on accumule et en conséquence, nous rendre responsable de notre manière de gérer la multitudes d’images que l’on reçoit.. D’après moi, ce qui dérive de ce travail de mémoire est que l’image est un outil puissant pour l’être humain dans sa quête d’une meilleure compréhension de son entourage et de communication. La démarche de Chris Marker souligne l’importance de l’enregistrement du présent pour l’étude et la compréhension de l’histoire. Arja Hyytiäinen se lance dans un projet plus onirique de matérialisation des images mentales. Mathieu Bernard-Reymond nous incite à être vigilant face à notre exposition aux images. Les tentatives de déchiffrer le fonctionnement de notre mémoire et la manière dont l’image nous influence, nous invitent à nous remettre en question et à se connaître soi-même. Ce que Boltanski, propose au travers de sa démarche

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est que l’individu est plus fort que sa mémoire et les images. En conclusion, l’être humain, en tant qu’individu ou au sein d’une collectivité, peut contribuer à adapter sa mémoire et son histoire en étudiant le passé et le présent et en se remettant constamment en question afin de mieux se connaître, et ce grâce à la grande influence de l’image.

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Bibliographie

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Corpus artistique ­ BERNARD-REYMOND, Mathieu, TV, Ostfildern, Hatje Cantz Verlag, 2008. Interview de Mathieu Bernard-Reymond par Nassim Daghighian pour la publication NEXT, #20, Mai 2010. Interview de Mathieu Bernard-Reymond par Luc Debraine pour Le Temps, 29 décembre 2009. GRENIER, Catherine, La vie possible de Christian Boltanski, Paris, Seuil, 2007. RADRIZZANI, Dominique, Le dessin impossible de Christian Boltanski, Paris, Les Cahiers dessinés, 2010. Interview de Christian Boltanski par Delphine Renard, catalogue du Centre Pompidou, 1984. Interview de Christian Boltanski par Catherine Grenier, http://www.paris-art. com/interview-artiste/christian-boltanski/christian-boltanski/278.html Consulté le 20 Avril 2014. HYYTIAINEN, Arja, Cahier No1, Paris, Filigranes Editions, Atelier de Visu, 2012. Interview de Arja Hyytiäinen par Saskia Ooms pour la revue Edit, #5 – Trouble-Boredom / L’Ennui – 2007/02/24. LAMBERT, Arnaud, Also known as Chris Marker, Verone, Le Point du Jour, 2008.

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The guardian, The power of photography: time, mortality and memory, http://www.theguardian.com/artanddesign/interactive/2013/may/19/ power-photography-time-mortality-memory Consulté le 20 Janvier 2014 Communication au colloque Image et Mémoire du GRIMH, Arts de la mémoire en ligne, http://alain.montesse.voila.net/textes/amol.htm Consulté le 2 Avril 2014 Sophie Wallon, Figures d’un réalisateur : Chris Marker, http://www.implications-philosophiques.org/semaines-thematiques/figures-de-realisateurs/figures-d%E2%80%99un-realisateur-chris-marker-2 Consulté le 28 Mars 2014 Filigranes Editions sur Arja Hyytiäinen, http://www.filigranes.com/main.php?act=livres&s=-fiche&id=449&PHPSESSID=48af0098e16760965a8d84c5a5878f9c Consulté le 15 Mars 2014 David Stack, Cannon Schmitt, Darwin and the Memory of the Human, The British Society for Litterature and Science, http://www.bsls.ac.uk/reviews/romantic-and-victorian/cannon-schmitt-darwin-and-the-memory-of-the-human Consulté le 3 Avril 2014 ZABUNYAN, Dork, Les images manquantes, Les Carnets du Bal 03, Vidal (LE BAL), 2012. GUERRESCHI, Jean, Territoire psychique, territoire photographique, Les Cahiers de la Photographie No14. PAULHAN, Camille, Un boltanski, des boltanskis in Image de l’artiste, sous la direction d’Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains, nouvelle série - 4

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Annexes

Le CD-ROM qui contient la version numérique de ce mémoire, contient également: - une copie de mon interview de Mathieu Bernard-Reymond, qui a eu lieu en Mars 2014. - une copie de l’enregistrement de mes battements de coeur suite à ma visite de l’exposition Regards, de Boltanski, à Athènes, en Octobre 2013.

Remerciements

Une pensée aux gens qui ont compose mon entourage pendant ce temps.

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