Mémoire de recherche

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INSA Strasbourg / Département Architecture

Antoine MOUY

sous la direction de M. Gaëtan DESMARAIS

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Remerciements

Je remercie d'abord mon directeur de mémoire, M. Gaëtan Desmarais, pour sa patience et l'aide qu'il m'a apportée afin de mieux cibler les thèmes et la problématique que je souhaitais aborder dans ce mémoire. Je remercie également le Directeur du Département Architecture de l'école, M. Guêné, pour sa bienveillance et son sens du dialogue. Je tiens à remercier tous les camarades qui m'ont encouragé tout au long de cet exercice. Enfin, pour leur soutien et leur sollicitude, merci à mes parents.

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Table des matières Remerciements............................................................................................................................2 Introduction.................................................................................................................................4 1. Vers une qualité architecturale essentielle : l'architecture émotionnelle.................................8 1.1 Détermination du cadre de l'architecture émotionnelle.............................................8 1.2 Établissement d'un langage émotionnel..................................................................11 1.2.1 De l'empathie à un langage primaire........................................................11 1.2.2 L'éloquence des formes abstraites............................................................14 1.2.3 Dimension empirique des émotions.........................................................15 1.3 Émotion, beauté et architecture...............................................................................17 1.3.1 Contenu émotionnel d'une œuvre.............................................................17 1.3.2 Introduction de la notion d'esthétique......................................................19 1.3.3 L'émotion esthétique................................................................................20 1.4 Altération de la qualité architecturale.....................................................................23 1.4.1 L'Architecte et le Beau.............................................................................23 1.4.2 Émergences et principes de l'architecture émotionnelle..........................26 2. Doctrine et œuvre de Peter Zumthor.....................................................................................30 2.1 Justification du choix de Peter Zumthor..................................................................30 2.1.1 Biographie et reconnaissance...................................................................30 2.1.2 Contenu de ses ouvrages..........................................................................31 2.2 Approche empirique de l'architecture......................................................................33 2.3 Outils de conception de projet architectural............................................................35 2.3.1 Image et projection...................................................................................35 2.3.2 Le souci du détail......................................................................................36 2.3.3 Essence du matériau et composition.........................................................38 2.3.4 L'exercice constructif...............................................................................41 2.4 Illustration par l'exemple : les thermes des Vals.....................................................43 Conclusion...............................................................................................................................47 Bibliographie.............................................................................................................................49 Annexes.....................................................................................................................................50 3


Introduction

« Tous les signes montrent que dans le futur, l’architecture se dirigera vers une sophistication technique de plus en plus importante dans la recherche du confort matériel (…). Cette voie, œuvre des techniciens, (…) s’est fixée pour but de nous rendre la vie plus facile, physiquement moins contraignante en facilitant nos gestes et nos mouvements. On peut se demander si cette manière d’améliorer nos conditions de vie d’êtres humains dans nos espaces bâtis est la seule possible et envisageable et si c’est l’unique voie qui s’offre à nous. Parce qu’il me semble qu’une autre perspective se dessine. Une tendance qui investirait dans l’homme, dans ses émotions, dans une recherche d’un mieux-être sensoriellement parlant, et dans une plus fine adaptation de l’espace à ses besoins psychologiques et émotionnels. » 1 Ce texte extrait de la publication de Marc Crunelle, docteur en psychologie de l'espace, sur l'avenir de l'architecture à été en quelque sorte le point de départ de ma réflexion sur ce mémoire de recherche. Celui-ci s'intéresse donc à une approche poétique, phénoménologique et humaniste de l'architecture, dans le sens où il se fonde sur l'hypothèse que « l'humanité est aujourd'hui trop intellectuelle, dépendante de la technologie et qu'elle s'est coupée des sentiments et des émotions » selon les termes du psychiatre Stanislav Grof. L'architecture n'est pas un art à part entière, dans la mesure où elle doit remplir une fonction. Comme nous le verrons dans la suite de ce mémoire, le but de l'architecture émotionnelle n'est donc pas de créer des œuvres d'arts à habiter. Il s'agit de réintroduire la dimension sensible de l'homme au centre de nos préoccupations, pour contrebalancer la tendance actuelle du monde architectural qui penche incontestablement du côté de la fonction et du confort matériel. Pour conserver son statut particulier à cheval entre art et science, l'architecture doit aujourd'hui se recentrer sur des questions de besoin sensoriel et d'épanouissement spirituel (c'est-à-dire d'accomplissement de soi, selon l'approche humaniste classique). Il est nécessaire que les bâtiments tiennent debout, nous abritent, nous tiennent au chaud, nous permettent de dormir 1 Marc Crunelle, L'avenir de l'architecture, http://archiemo.wordpress.com

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dans de bonnes conditions et plus largement, nous offrent un cadre de vie confortable, mais remplir toutes ses fonctions n'est pas suffisant. L'aspect esthétique des bâtiments, qui joue un rôle essentiel dans les sensations que nous appelons communément « bien-être », « sérénité » ou « plénitude », pâtit encore trop souvent des préoccupations, aussi légitimes soient-elles, liées aux performances énergétiques. Dans le contexte économique et écologique actuel, il est bien sûr indispensable de tenir compte de l'impact environnemental d'une nouvelle construction, mais on se sert trop machinalement de ce prétexte pour défendre des bâtiments qui, à mon sens, manquent trop souvent de poésie. Quoi qu'il en soit, si des efforts sont poursuivis pour allier beauté et écologie, il reste une dernière contrainte « technique » ou matérielle à laquelle les architectes ont toujours été confrontés et dont ils se servent d'excuse systématiquement : celle des moyens financiers. Ne m'étant moi-même jamais confronté à cette réalité, je me contenterai de citer un architecte en exercice: « À l'image du cinéma, une architecture porteuse d'émotion n'est pas une histoire d'argent. Elle résulte de la qualité du scénario que l'architecte développe lorsqu'il met en relation la signification du programme à réaliser avec celle du contexte en présence, pour donner sens à ce qu'il fait. Il s'agit donc d'une interprétation plus intuitive que rationnelle dépassant les contingences objectives du programme, du cadre légal, des aspects techniques et financiers. Le récit à mettre en place s'exprime à travers l'organisation spatiale et l'expression architecturale. Le seul luxe nécessaire est celui du temps de la réflexion. Seul le temps de la réflexion peut permettre les évaluations nécessaires du sensible dans son rapport à l'architecture. Ce luxe-là appartient à tous, il est affaire collective. »2

2 Paul Ardenne & Barbara Polla, Architecture émotionnelle – Matière à penser, p. 20 & 80

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C'est justement la posture qu'a adopté l'architecte suisse Peter Zumthor. Très sélectif dans le choix de ses projets, il recherche et assume les conditions d’une certaine lenteur dans la mise en œuvre de ses projets, en apportant un soin minutieux aux détails et refusant de sous-traiter ses chantiers,. En somme, il revendique une « slow architecture » qui n’est à l’évidence plus la norme du métier. D'après ses propres mots, « il ne peut s'agir de qualité architecturale que si le bâtiment me touche. Mais qu'est-ce qui peut bien me toucher dans ces bâtiments ? Et comment puis-je le concevoir ? (...) Il y a une notion qui explique cela, c'est celle d'atmosphère. (…) L'atmosphère agit sur notre perception émotionnelle. » 3 S'intéresser à nos émotions, à la façon dont les bâtiments influencent notre humeur et jouent avec nos sensations me semble donc être une piste intéressante pour créer une architecture de qualité. Il s'agira de donner des pistes de réflexion sur la façon d'aborder un tel type d'architecture. Il nous faudra dans un premier temps analyser les liens entre architecture et émotion grâce à l'étude des phénomènes qui participent aux mécanismes de la perception, et de se donner ensuite des outils pour pouvoir concevoir, dessiner et construire des espaces capables de nous influencer positivement. Nous verrons que la question de l'interaction entre l'homme et son milieu, dans son rapport émotionnel – et non intellectuel – à l'espace, est intimement liée à la questions du Beau. Enfin, pour illustrer ces propos, nous nous intéresserons plus particulièrement à l'œuvre de Peter Zumthor qui, à travers sa vision de l'architecture et notamment la notion d'atmosphère, démontre des préoccupations similaires à celles qu'englobe le concept d'architecture émotionnelle : « puis-je comme architecte créer quelque chose qui constitue véritablement une atmosphère architecturale, cette densité, cette ambiance unique, ce sentiment de présence, de bien-être, de cohésion, de beauté ? »4

3 Peter Zumthor, Atmosphères, p.10 & 13 4 Peter Zumthor, Penser l'architecture, p. 85

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« La construction, c'est pour faire tenir. L'architecture, c'est pour émouvoir. »5 Le Corbusier

5 Le Corbusier, Vers une architecture, 1923.

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1. Vers une qualité architecturale essentielle : l'architecture émotionnelle 1.1 Détermination du cadre de l'architecture émotionnelle

En premier lieu, je voudrais écarter de la confusion que l'on pourrait facilement faire entre le concept d'architecture émotionnelle et un type d'architecture que l'on pourrait qualifier d' « archi-émotionnelle » ou d'« architecture-spectacle », parfois proche des principes de la philosophie postmoderne. S'il est vrai que certains styles architecturaux qui s'en inspirent expriment d'une certaine façon les contradictions, les dilemmes ou les conflits de la ville, reflets de la société et de la culture occidentale actuelle, ils véhiculent à mon sens une image « déshumanisante » de l'architecture dans le sens où la recherche de la forme se détache de toute contingence anthropologique et se base sur une conception de l'expérience esthétique qui cherche à transcender ses dimensions cognitives et sémantiques. Par ailleurs, cette forme d'architecture « pour l'architecture », parfois séductrice mais souvent trop racoleuse et trop clinquante « pour être reçue sans grincement de dent »6, participe selon moi à accentuer la prédominance de la vision dans notre culture occidentale de l’espace. Or, comme l'explique l'architecte finlandais Juhani Pallasmaa, membre du jury du Prix Pritzker : « Depuis la Renaissance, cette hégémonie a eu pour effet de pousser progressivement l’homme à l’isolement vis-à-vis du monde, à s’y enraciner de façon superficielle, notamment dans nos sociétés contemporaines. Si par sa rapidité de fonctionnement, la vue est le sens le plus adapté à la vitesse croissante du monde technologique actuel, les informations qu’elle nous rapporte sont de moins en moins denses et signifiantes à mesure que leur nombre et leur rythme augmentent. En résulte le développement d’une architecture essentiellement « rétiniennne », pauvre en tactilité et dénuée de logique tectonique, sans lien avec la réalité existentielle de ceux pour qui elle est conçue. »7

6 Paul Ardenne & Barbara Polla, Architecture émotionnelle – Matière à penser. Résumé. 7 Juhani Pallasmaa, Le regard des sens.

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Or l'architecture émotionnelle tend précisément à remettre l'homme en tant qu'être sensible (globalement, et pas seulement visuellement) au centre des préoccupations, en s'intéressant aux autres sens et moyens de transmettre et percevoir une émotion. C'est pourquoi, dans la deuxième partie de son œuvre Le regard des sens, Juhani Pallasmaa plaide pour la prise en compte par les architectes de toute la richesse et de la complexité des expériences sensorielles. Pour lui, l’enjeu serait alors d’aboutir à une architecture dans laquelle il est possible à l’individu de « projeter ses actions » et à laquelle chacun peut se relier intimement par le biais de la mémoire et de l’imagination, en ne limitant pas ces préoccupations aux catégories habituelles des cinq sens et en appréhendant le corps comme globalité percevante. Ces considérations, qui traitent d'une certaine vision des interactions entre l'homme et l'espace bâti, rejoignent de près les principes et les enjeux de l'architecture émotionnelle telle qu'elle est décrite dans ce mémoire.

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« Un homme n'exprime ni plus ni moins que ce qu'il est. Il n'est ni plus ni moins que ce qu'il sent. » Franck Lloyd Wright

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1.2 Établissement d'un langage émotionnel 1.2.1 De l'empathie à un langage primaire Il existe un phénomène ancestral et universel, antérieur au langage articulé, qui permet à l'homme de ressentir en lui les émotions et les intentions d'un autre individu. Grâce à ce mécanisme, que nous nommons communément « empathie », l'homme est capable de comprendre, sans avoir recours à des mots, les états affectifs d'un autre homme 8. Littéralement, le terme « empathie » définit « la capacité de ressentir en soi la souffrance de l'autre »9. Cette notion de souffrance apparaît dans une citation du poète Raymond Queneau : « Les plaintes de la souffrance sont à l'origine du langage. Mais c'est un langage d'avant les langues humaines, et dont l'écho persiste aux marges des mots, dans l'ébauche d'un geste, dans l'effroi d'un regard, dans le cri et les pleurs d'une bête blessée et d'un enfant qui ne sait pas encore parler. C'est un langage du corps, d'avant les langues humaines, quelque chose d'ancien et d'originel, quelque chose qui nous bouleverse. »10 Le lien avec l'empathie, dont certains philosophes pensent qu'elle a été à l'origine de langage et de la culture chez l'espèce humaine, réside dans la dimension communicative11 de ce que décrit Raymond Queneau. L'empathie est en effet une forme de communication permettant à deux êtres d'interagir par le biais d'un mécanisme subtil qui, de par sa nature instinctive, nous dépasse et nous échappe. De nombreux penseurs, dont le philosophe et psychologue 8 Il faut toutefois distinguer cette sorte d'empathie, qualifiée d'émotionnelle car ne s'appliquant qu'aux sentiments et émotions, d'une sorte d'empathie dite cognitive, qui elle s'intéresse plus largement à tous les types d'états mentaux de l'être humain (croyance, intention, connaissance...) en étudiant l'ensemble des mécanismes mis en jeu dans la pensée humaine (perception, intelligence, langage, raisonnement, conscience...). Cette capacité a commencé à être théorisée à la fin des années 1970 sous le nom de « théorie de l'esprit ». Elle s'intéresse à la capacité que nous avons de partager les émotions et les intentions des autres, de nous les approprier en le vivant, en ressentant, sans passer par les mots, ce qu'il y a de plus intime, de plus singulier et à priori de plus incommunicable dans « la vie intérieure des autres » : leurs représentations mentales. Cette théorie est considérée comme une capacité particulière, unique de notre espèce, qui nous distingue de tous les autres êtres vivants. 9 Jean-Claude Ameisen, Sur les épaules de Darwin (émission radio diffusée sur France Inter). 10 Raymond Queneau, Une histoire modèle 11 cf. chapitre 1.3.1

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Theodor Lipps s'y sont intéressés pour essayer de comprendre et d'expliquer son fonctionnement. Dans ses ouvrages Ressentir, mimétisme intérieur et sensation organique (1903) et La connaissance du moi étranger (1907), Lipps explique que c'est en projetant sur l'autre nos propres émotions, puis lui en attribuant le contenu de cette projection, et enfin en mimant en nous ce que nous avons perçu de l'autre, que nous sommes capables de ressentir ses émotions à la vue de ce qu'exprime son corps. D'autre part, le mot « empathie » a été forgé en 1909 à partir du grec πάθoς (litt. souffrance, ce qui est éprouvé) par le psychologue américain Edward Titchener, qui cherchait à exprimer la notion contenue dans le mot allemand « einfühlung »12. Originellement, ce terme définit le processus par lequel la vue d'une œuvre d'art provoque chez le spectateur la projection sur l'œuvre de ses propres émotions, puis en retour, la sensation par le spectateur de la présence dans l'œuvre qu'il regarde d'un contenu émotionnel qui est celui qu'il a lui-même projeté. Il existe donc une analogie, dans la définition tout du moins, entre ce mécanisme d'échange réciproque qui opère entre deux êtres et que nous exprimons par « empathie », et un phénomène d'interaction entre un homme et une œuvre d'art 13. Dans les deux cas, il s'agit en effet de prêter à un corps extérieur un contenu émotionnel et « d'entrer en résonance avec lui » pour que celui-ci renvoie finalement ce message vers nous. Ce processus constitue une sorte de langage primaire, affectif et sensitif, qui nous donne l'impression que cet élément nous parle en s'adressant à l'intérieur de nous-mêmes.

12 Ce terme apparaît notamment dans l'œuvre du philosophe Robert Vischer intitulée On the Optical Sense of Form: A Contribution to Aesthetics (1873) qui a directement inspiré les travaux de Theodor Lipps sur le sentiment esthétique et l'intersubjectivité. 13 C'est-à-dire un objet chargé d'un sens émotionnel.

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« Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui. »14 Charles Baudelaire

14 Charles Baudelaire, Le spleen de Paris, Les foules – Posthume, 1869.

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1.2.2 L'éloquence des formes abstraites

L'empathie nous permet donc de lire des émotions à travers ce qu'exprime un corps, qui joue le rôle de support physique du message sensible que nous lui avons attribué. Par ailleurs, il existe un autre phénomène qui relève de la neurologie, et par lequel certains êtres humains associent deux sens (au moins) de natures différentes. Si, au sens médical du terme, la synesthésie est considérée comme un processus incontrôlé et involontaire, elle nous intéresse ici dans la mesure où elle illustre d'une certaine façon le procédé par lequel l'homme est capable de déchiffrer la signification émotionnelle contenue dans le corps avec lequel il interagit. En effet, de la même manière qu'un synesthète associe une couleur spécifique à un chiffre ou une lettre de l'alphabet, nous développons dès la naissance une aptitude surprenante à déceler le caractère ou l'humeur de quelqu'un à travers les moindres subtilités des expressions de son visage. Dans son ouvrage Physiognomonie (1778), le pseudo savant Johann Kaspar Lavater avait ainsi commencé à répertorier ces variations infinitésimales, en observant d'abord les détails infimes du visage et en associant ensuite à chaque trait un adjectif évoquant un caractère ou une humeur15. Une ligne droite est par exemple capable d'évoquer un sentiment de stabilité, tandis qu'une ligne ondulée donnera plutôt une sensation de mollesse et une ligne brisée une impression de dynamisme. Or, si la moindre ligne possède un caractère éloquent, par extension toute forme géométrique renverra à un trait de caractère humain ou, plus largement, à une valeur. Ceci explique « l'aisance avec laquelle nous sommes capables de relier le monde psychologique au monde visuel et sensoriel »16, selon les termes de l'écrivain Alain de Botton. En illustrant son propos par l'exemple de l'art abstrait 17, celui-ci ajoute que « si même de simples griffonnages sur une feuille de papier peuvent parler éloquemment de nos états psychiques, quand il s'agit de bâtiments entiers, le potentiel expressif augmente exponentiellement. »18. Les œuvres d'art ont donc le pouvoir de nous parler de valeurs à travers le langage des formes, mais aussi des couleurs, des matériaux, des sons, des odeurs et autres éléments que l'on retrouve dans notre environnement. 15 16 17 18

cf. annexe 1 Alain de Botton, L'architecture du bonheur, p.111 cf. annexe 2 Alain de Botton, L'architecture du bonheur, p.111

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1.2.3 Dimension empirique des émotions

Un autre aspect de la façon dont nous associons des sens aux œuvres d'art réside dans notre vécu. Nous en faisons tous l'expérience lorsqu'une odeur, un son, une forme nous rappelle subitement un événement de notre passé. Depuis notre plus jeune âge, au-delà même du champs de notre mémoire, nous acquérons en nous des images et des souvenirs que certains éléments extérieurs, dont nous ignorons généralement la nature, sont capables de faire resurgir instantanément. Ces stimulus ont en effet le pouvoir étonnant de provoquer des états d'humeur aussi divers que la nostalgie, la mélancolie, la peur, la rancœur, la sécurité, la révolte, l'apaisement, la plénitude... Les œuvres chargées d'une signification assimilable à un souvenir ont le pouvoir de déclencher ces stimulations et par conséquent, de nous émouvoir. En revenant maintenant à l'idée qu'il existe un langage primaire permettant d'instaurer un dialogue entre un être humain et une œuvre d'art, nous comprenons alors comment celle-ci - et dans le cas qui nous intéresse tout particulièrement, un bâtiment - peut exercer une influence sur les parties les plus intimes de nous mêmes, sans par ailleurs que la conscience n'intervienne nécessairement dans ce rapport. C'est précisément ce à quoi commence à s'intéresser, dans la première moitié du XXème siècle, un courant philosophique fondé par Edmund Husserl : la phénoménologie. En se concentrant sur l'étude de l'expérience et des contenus de la conscience, ces recherches ont finalement démontré que tout espace provoque des émotions19 sur celui qui le parcourt et l'habite. L'espace dans lequel nous vivons étant délimité par des bâtiments, œuvres de l'homme, on en vient alors à se demander pourquoi, comment, et dans quelle mesure l'architecture se doit de provoquer ces émotions, et quelle est la nature de ces émotions.

19 Ces émotions sont liées soit à l'association d'une valeur (cf. 1.2.2), soit à l'évocation d'un souvenir (cf. 1.2.3)

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« Nous avons tous fait l'expérience de l'architecture avant de connaître le mot lui-même. Les racines de notre compréhension de l'architecture plongent très loin dans nos expériences passées (…) ; elles se trouvent dans notre biographie. »20 Peter Zumthor

20 Peter Zumthor, Penser l'architecture, p. 65

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1.3 Émotion, beauté et architecture 1.3.1 Contenu émotionnel d'une œuvre

Qu'il s'agisse des pierres de Stonehenge ou des Pyramides d'Égypte, les traces les plus anciennes de ce que l'on qualifie d'architecture ont cela en commun qu'elles sont associées à des rites funéraires. Il n'était alors pas encore question d'abriter l'homme, mais de commémorer les défunts en utilisant un outil autre que la peinture ou l'écriture : la matière. On peut donc considérer que l'une des fonctions premières de l'architecture est un moyen de communiquer21 à travers la matière (et non le langage articulé), avant même d'être un moyen d'édifier des espaces destinés à offrir un habitat à l'être humain. C'est en cela que l'architecture se rapproche de l'art: tout comme les dessins sur les parois des grottes de Lascaux, les pierres de Stonehenge ou la pyramide de Kheops et ses hiéroglyphes, les premiers édifices érigés par l'homme témoignent d'une volonté de faire passer un message, de laisser une trace, un contenu, une signification particulière en utilisant la matière comme réceptacle. La fameuse expression « les paroles s'envolent, les écrits restent » a le mérite d'attirer notre attention sur le fait qu'à l'inverse de prononcer un mot à l'oral, inscrire un message sur un support matériel permet de communiquer à travers le temps et les époques. Nous utilisons également « gravé dans le marbre » pour parler de quelque chose d'important, quelque chose de capital, quelque chose que l'on a besoin de garder à l'esprit. C'est en effet pour ne pas oublier certaines valeurs, certains êtres, certains souvenirs qui nous sont précieux voire essentiels, que nous avons recours à la matière. Selon Alain de Botton : « L'impulsion architecturale la plus sincère semble plutôt liée à un désir de communication et de commémoration, un désir de s'exprimer autrement que par des mots, à travers le langage des objets, des couleurs, des matériaux : une ambition de faire savoir aux autres qui nous sommes – et ce faisant, de nous le rappeler à nousmêmes. »22 21 D'où l'analogie initiale (cf. chapitre 1.2.1) avec l'empathie, qui la présente comme un langage sensitif permettant de communiquer au-delà des mots. 22 Alain de Botton, L'architecture du bonheur, p.154

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On retrouve ici l'idée initialement introduite avec la notion d'empathie: celle de l'existence d'une interaction homme/œuvre, dont nous comprenons à présent la finalité, à savoir: nous remémorer certaines choses que nous craignons d'oublier. Puisque nous avons également expliqué comment nous étions capables de percevoir et/ou d'interpréter le langage des œuvres, reste maintenant à saisir la nature de leur contenu: de quoi s'agit-il? Qu'avons-nous peur de perdre? Qu'y a-t-il en nous de si volatil, de si instable et à la fois si précieux et si essentiel? Dans la suite de son livre, Alain de Botton nous explique qu'il s'agit d'une « caractéristique troublante de la psychologie humaine : le fait qu'on a en soi bien des moi différents, qui ne semblent pas tous correspondre également à ce qu'on est réellement, si bien qu'à certains moments on peut se plaindre de s'être éloigné de ce qu'on juge être son vrai moi. »23. Dès lors que l'on admet qu'il existe une dimension artistique en architecture, il semble légitime que nous attendions de nos bâtiments - en les concevant comme des œuvres d'art qu'ils nous rappellent les valeurs que l'on juge essentielles, dans le sens où elles renvoient à notre essence, à la partie de notre personnalité à laquelle nous tenons le plus et de laquelle nous avons constamment besoin de nous rapprocher pour nous sentir en phase avec nousmêmes.

23 Alain de Botton, L'architecture du bonheur. p.132

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1.3.2 Introduction de la notion d'esthétique

Le terme d'« architecture émotionnelle » a été introduit par l'architecte mexicain Luís Barragán et son confrère le sculpteur Mathias Goeritz qui publia en 1953 son Manifeste sur l'architecture émotionnelle. Cependant, la question de la relation entre architecture et émotion s'est posée dès le XVIIIème siècle, lorsque la question du Beau s'est progressivement écartée d'une vision objectiviste, indépendante du jugement humain, pour introduire l'idée de l’existence d'une interaction entre un sujet percevant et un objet perçu, c'est-à-dire lorsque le rapport entre l'homme et l'œuvre est progressivement devenu un rapport esthétique. C'est le philosophe allemand Alexander Gottlieb Baumgarten qui introduit cette notion en 1750, dans son ouvrage explicitement intitulé Aesthetica, grâce auquel il met la question de cette relation architecture/émotion au centre des débats24. Le terme est dérivé du grec αίσθησιs signifiant la sensation, qui renvoie directement à un phénomène de stimulation des sens (et par conséquent à l'interaction entre l'homme et son milieu). Étymologiquement, l'esthétique désigne donc la science du sensible. On retrouve par exemple cette définition dans la Critique de la Raison pure de Kant, où l'esthétique est réduite à l'étude de la sensibilité ou des sens. Mais avec l'usage, cette définition a évolué et s'est élargie jusqu'à englober la science du Beau et la philosophie de l'art. Dans sa définition la plus large, l'esthétique a pour objet les perceptions sensorielles, l'essence et la perception du Beau, les émotions et jugements liés à la perception, ainsi que l'art sous toutes ses formes et tous ses aspects. Nous faisons même aujourd'hui la confusion entre l'esthétique et le « goût » (avoir du goût, être au goût de quelqu'un etc), terme qui renvoie une fois de plus à l'un des cinq sens. Afin de synthétiser toutes ces définitions, nous retiendrons la définition de l'esthétique en tant que notion philosophique désignant le jugement que l'on porte sur le Beau.

24 Il est intéressant de noter que la définition même du mot esthétique varie selon les langues. Cela met en évidence le caractère subjectif et culturel de cette notion.

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1.3.3 L'émotion esthétique

La notion d'émotion esthétique permet de faire le lien entre ce que nous ressentons face à une œuvre et ce que nous formulons lorsque nous parlons de « beau ». Ce que nous cherchons à exprimer à travers ce terme, c'est précisément le passage du langage affectif au langage articulé. En ce sens, dire que l'on trouve beau tel ou tel édifice revient à formuler que l'on a reconnu en lui les valeurs essentielles que nous avons évoquées précédemment, celles qui correspondent à notre individualité profonde. Un bâtiment que l'on qualifie de « beau » est un bâtiment qui nous touche, un bâtiment qui, dans une certaine mesure, nous émeut de par le sentiment de sérénité et de plénitude qu'il nous apporte, un bâtiment dans lequel on se sent chez soi, car il est en accord avec les parties de nous-mêmes qui nous tiennent le plus à cœur. Alain de Botton résume cela en écrivant que « qualifier de belle une œuvre architecturale ou de design, c'est reconnaître en elle une expression des valeurs essentielles à notre épanouissement, une incarnation de nos idéaux personnels dans un support matériel. »25 ou encore qu'« un sentiment de beauté indique que nous avons rencontré une expression matérielle de certaines des idées que nous nous faisons d'une bonne vie. »26. Or, quelles que soient ses croyances, sa culture ou ses valeurs, tout homme cherche à se rapprocher d'un idéal de vie qu'il se représente en fonction de son origine, son histoire, la société dans laquelle il évolue etc. On en arrive alors au constat que, premièrement : la recherche de la beauté en architecture est aussi fondamentale que sensée, car elle est intimement liée à notre quête du bonheur, et deuxièmement, le caractère subjectif de cette émotion esthétique met en évidence l'extrême complexité de concevoir un bâtiment jugé « beau » par le plus grand nombre. Se poser la question du Beau en architecture revient alors à s'interroger sur les valeurs selon lesquelles nous voulons vivre, ce qui enterre définitivement l'ancienne conception objective du Beau et ouvre un débat sur le Beau comparable à celui du Bien ou du Juste. Autrement dit, chercher à faire du Beau, c'est chercher à comprendre et à définir les besoins essentiels de l'Homme à un moment donné.

25 Alain de Botton, L'architecture du bonheur, p. 124 26 Alain de Botton, L'architecture du bonheur, p. 89

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La notion de besoin implique nécessairement celle de manque. Un besoin naît d'un manque et un manque crée le besoin. Il est donc juste de reprendre : cherche à faire du Beau, c'est chercher à comprendre et à définir les manques essentiels de l'Homme à un moment donné. Là encore, Alain de Botton nous explique « qu'on a tendance à qualifier quelque chose de beau chaque fois qu'on sent que cette chose contient sous une forme concentrée les qualités dont soi-même, ou plus généralement la société où on vit, manque. »27. Pour Martin Walser, « Plus quelque chose nous fait défaut, plus ce que nous mobilisons pour supporter le manque peut devenir beau. ». La recherche de la beauté en architecture étant liée à celle du bonheur, il semble tout à fait essentiel d'identifier les grands manques de la société contemporaine, afin que les bâtiments que l'on conçoit nous offrent en retour un sentiment de bien-être. Pour cela, il nous faut à présent revenir sur le renversement de la conception du Beau et le mettre en relation avec l'évolution du rôle de l'architecte à travers les époques.

27 Alain de Botton, L'architecture du bonheur, p. 189

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« La beauté n'est que la promesse du bonheur. »28 Stendhal

28 Stendhal, De l'amour, chap. XVII, 1822.

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1.4 Altération de la qualité architecturale 1.4.1 L'Architecte et le Beau

Dans le premier traité d'architecture qui soit parvenu jusqu'à nous, Vitruve décrit les trois qualités fondamentales que devaient posséder une structure: firmitas, utilitas, venustas, autrement dit solide, utile et belle. Des siècles plus tard, Alberti reprend ces idées dans son propre traité, en les appelant cette fois necessitas, commoditas et voluptas, soit nécessité, commodité et volupté (qui se raccorde à la notion de plaisir). Un des rôles qui incombe aux architectes depuis les débuts de la théorisation de l'architecture réside donc dans la question du Beau (venustas ou voluptas). C'est l'une des responsabilités de l'architecte de chercher à définir le Beau : l'évolution des critères de beauté à travers les époques concorde avec les différents mouvements (roman, gothique, renaissance, baroque, néoclassique, moderne...). Comme nous l'avons vu précédemment, jusqu'au XVIIIème siècle, l'Homme considérait le Beau comme une donnée objective, une vérité universelle, et tendait donc à se rapprocher d'un « consensus de la beauté », établi par la tradition classique. Or, à partir de la fin du XVIIIème siècle29, la Révolution Industrielle et ses nouveaux moyens de production et de transport permirent de remettre à jour et de reproduire des styles architecturaux non-classiques, en commençant par le style gothique et en s'étendant ensuite à tous les styles internationaux (néoclassicisme, néogothique, éclectisme...). La mondialisation des styles architecturaux se développa au dépend des styles régionaux, originellement liés au climat, aux ressources naturelles disponibles à proximité et à des techniques constructives ancestrales. Cette nouvelle mixité entraîna une grande confusion de tous les styles à travers le monde et, par conséquent, une perte d'identité et des critères de beauté. Autrement dit, la mort du consensus de la beauté. Démunis face au véritable « carnaval architectural » auquel ils assistaient, les architectes de l'époque se trouvèrent alors incapables de définir les principes esthétiques d'un style qu'il s'agissait de réinventer.

29 C'est-à-dire à la même période où A.G. Baumgarten publiait Aesthetica (cf. chapitre 1.3.2)

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En construisant les nouveaux édifices de la Révolution Industrielle, c'est finalement une nouvelle sorte d'hommes, les ingénieurs, qui ont, malgré eux, déterminé les nouveaux critères de beauté, grâce à l'utilisation de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques. Leurs structures innovantes cherchaient pourtant plus à répondre à des performances techniques qu'à des exigences esthétiques. Les architectes modernistes prirent alors conscience de cette remise en question historique et commencèrent à prôner les aspects fonctionnels de l'architecture, accusant l'ornementation d'être la cause de sa dégénérescence30. Un bâtiment ne devait plus, selon eux, chercher à s'adapter aux critères de beauté mais simplement répondre à une fonction bien définie31. Par la suite, le déclin des croyances religieuses, l'augmentation du confort permis par les nouvelles technologies ou encore le besoin matériel urgent après la Seconde Guerre Mondiale, sont autant de phénomènes qui ont contribué à alimenter une conception extrêmement rationnelle de l'architecture – et du monde en général. Le progrès technique, qui incarne en quelque sorte la commoditas d'Alberti, a pris le dessus sur la poésie, au point de négliger de manière parfois dramatique la voluptas. Cette dérive du sens même de l'architecture a nécessairement conduit à une critique de cette pensée par certains intellectuels.

30 Roberto Peregalli, Les lieux et la poussière, p. 128 31 Pourtant, leur façon de dépouiller leurs édifices renvoyait en réalité à l'image qu'ils se faisaient de la modernité et de la façon dont l'homme devait vivre avec son époque. Une fois de plus, cela met bien en évidence le caractère subjectif contenu dans une œuvre architecturale: un bâtiment ne peut être purement fonctionnel, mais laisse nécessairement s'exprimer une certaine esthétique qui illustre certaines valeurs et nous parle ainsi d'un idéal de vie.

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« L'architecture ne doit ni ne peut ignorer les révélations nostalgiques seules capables de combler le vide de toute œuvre au-delà des exigences utilitaires du programme. Dans le cas contraire, l'architecture ne peut prétendre figurer parmi les Beaux Arts. »32 Luís Barragán

32 Luis Barragán, Manifeste. Discours donné à l'occasion de la remise du Prix Pritzker à New-York en 1980.

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1.4.2 Émergence et principes de l'architecture émotionnelle

Dès le début du XXème siècle, le souci de redonner du poids à la dimension affective – face à des préoccupations dominées par les aspects plus matériels - de l'homme dans la réflexion sur l'habitat apparaît à travers les travaux d'architectes comme Frank Lloyd Wright et son architecture organique33, reprise et développée par Alvar Aalto. Le concept d'architecture émotionnelle n'apparaît quant à lui que dans les années 1950 : « Comme dans la tradition culturelle occidentale moderne, l'émotion s'oppose à la raison, on peut supposer que la défense d'une architecture émotionnelle s'inscrit dans la foulée de la critique de la raison qui a fortement marqué la réflexion philosophique et particulièrement esthétique depuis les années 1960. Il n'est ainsi pas étonnant que la revendication en faveur d'une « architecture émotionnelle » se soit manifestée dans les années 50 du siècle dernier. »34 À cette époque, certains artistes, écrivains et autres architectes, s'inquiètent en effet de la domination toujours grandissante de la pensée scientiste dans une société encore largement influencée par le mouvement moderne. La prédominance de la science et de la technologie, en particulier dans les domaines de l'architecture et de l'urbanisme (à l'exemple des fameuses « machines à habiter » de Le Corbusier), donne naissance à une angoisse liée au manque de considération des besoins spirituels propres à l'être humain dans les nouvelles constructions. Une partie de la société, représentée par des intellectuels tels que Gaston Bachelard et son ouvrage sur la poétique de l'espace, se sent alors réduite à une trop simpliste quantité de données rationnelles, et commence à dénoncer un manque de poésie dans le monde qui l'entoure. Les années 1950 à 1970 vont pourtant voir se développer les Grands Ensembles, en contradiction totale avec ces revendications, si bien qu'en 1980, l'architecte mexicain Luís Barragán poursuit :

33 cf. annexe 3 34 Paul Ardenne & Barbara Polla, Architecture émotionnelle – Matière à penser, p. 25

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« Les notions comme beauté, inspiration, envoûtement, magie, sortilège, enchantement, mais aussi d'autres comme sérénité, silence, intimité, surprise ont disparu en proportions alarmantes des publications dédiées à l'architecture. »35 Dans les années 1980, Donald A. Norman, éminent chercheur en psychologie et sciences cognitives, rédigea un livre intitulé the design of everyday things, dans lequel il s'attachait à « rendre à l'utilité sa place légitime dans le monde du design, à côté de la beauté »36. En 2004, l'avancement de ses recherches l'a amené à publier un nouvel ouvrage, Emotional design, où il fait son autocritique en déclarant que « malgré une tendance générale visant à séparer les émotions du processus cognitif, les études les plus récentes montrent combien ces éléments sont liés entre eux, soulignant ainsi l'importance des émotions dans la vie quotidienne. »37. La science elle-même est donc en train de mettre en évidence le rôle essentiel que remplissent les émotions esthétiques dans l'univers du design (et par conséquent, de l'architecture). Certains grands architectes comme Tadao Ando - qui reconnaît volontiers l'héritage de Barragán – ont exprimé cette idée de manière moins rationnelle mais plus intuitive : « C'est l'imagination et la fiction contenues par l'architecture, au-delà de la substance, qui sont de première importance. Sans pénétrer dans la sphère ambigüe de l'esprit humain – bonheur, affection, tranquillité, tension – l'architecture ne peut atteindre à sa vocation de création. C'est le domaine propre de l'architecture mais c'est aussi impossible à formuler. Ce n'est qu'après avoir spéculé sur les deux univers du réel et de la fiction que l'architecture peut prendre vie en tant qu'expression et s'élever au domaine de l'art. »38 En effet, à travers la réintroduction subtile d'une certaine poésie dans les œuvres architecturales, il s'agit bien de redonner à l'architecture son statut d'art – et même d'Art Premier selon la tradition classique. Face aux grands défis de notre époque, liés aux différentes crises (notamment économique, climatique et énergétique) que nous traversons, 35 36 37 38

Discours de 1980 - Paul Ardenne & Barbara Polla, Architecture émotionnelle – Matière à penser, p.47 Donald Norman, Emotional design, p.15 Donald Norman, Emotional design, p.20 Discours de réception du Prix Pritzker en1995 - Paul Ardenne & Barbara Polla, Architecture émotionnelle – Matière à penser, p.51

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il est donc primordial de prendre en compte la dimension émotionnelle des bâtiments que nous construisons, au même titre que leurs performances structurelles et énergétiques. Car si ces dernières sont régies par des normes et autres textes officiels (Grenelle de l'environnement, Règlementation Thermique 2012...), il n'existe à ce jour aucun moyen de contrôler l'influence du bâti sur notre épanouissement spirituel. Par conséquent, c'est aux architectes seuls de se fixer un certain niveau d'exigence quant aux capacités suggestives et à la qualité du message émotionnel générés par les espaces qu'ils conçoivent. Ils sont d'ailleurs nombreux à défendre, de manière plus ou moins engagée, cette préoccupation d'ordre moral, à l'exemple des divers écrits de Marc Crunelle 39, du Petit manifeste pour une écologie existentielle de Thierry Paquot, des propos de Gilles Clément, qui milite pour le retour du rêve (de société) comme source de projet, ou encore de la Contre-architecture de Maurice Sauzet (2008), qui nous fait part de son désir de proposer une alternative à « l'hégémonie d'une production contemporaine encouragée par un société virtuelle qui désenchante le quotidien. ». Parmi les personnalités qui bénéficient aujourd'hui d'une certaine notoriété, nous pourrions également faire référence à l'architecture à Haute Qualité Humaine de Patrique Bouchain, au souci de « plaisir d'habiter » cher à Lacaton et Vassal, ou encore à Peter Zumthor, qui défend la « magie » du projet. Retenons que, sans pour autant se revendiquer d'un même mouvement philosophique ou architectural, tous ces intellectuels œuvrent, à travers un langage et des outils qui leur sont propres, pour le développement d'une « architecture émotionnelle ». À titre personnel, il me semble essentiel de garder à l'esprit que : « si une certaine production architecturale (dominante) vend aujourd'hui de nouvelles machines à habiter « propres », d'autres voix s'élèvent pour défendre un environnement durable qui prenne aussi en compte la dimension sensible de l'homme. »40 car « l'homme (créateur et concepteur) de notre temps aspire à quelque chose de plus qu'une belle maison, agréable et adéquate. Il demande (il demandera un jour) à l'architecture et à ses moyens matériels modernes, une élévation spirituelle, ou plus simplement une émotion (...) »41 39 cf. bibliographie 40 Nicolas Gilsoul - Paul Ardenne & Barbara Polla, Architecture émotionnelle – Matière à penser, p.48 41 Luis Barragán - Paul Ardenne & Barbara Polla, Architecture émotionnelle – Matière à penser, p.53

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« Ce qui menace l'homme dans son essence, c'est la conviction trompeuse que, à travers la production, la transformation, l'accumulation et la maîtrise des énergies naturelles l'homme puisse rendre agréable à tous, voire heureuse, la situation humaine. » Martin Heidegger42

42 Roberto Peregalli, Les lieux et la poussière, p.119

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2. Doctrine et œuvre de Peter Zumthor 2.1 Justi/cation du choix de Peter Zumthor

Après avoir expliqué dans la première partie à la fois les origines, principes et enjeux d'une architecture émotionnelle, il s'agit à présent de se donner des outils pour appliquer cette théorie à l'exercice concret de conception architecturale. Puisque l'architecture émotionnelle ne constitue pas (encore) un mouvement architectural reconnu, à l'inverse du minimalisme ou du déconstructivisme par exemple, il n'existe pas de théorie générale réunissant des codes, principes et autres instruments permettant d'établir une reconnaissance de ce type d'architecture. Dans le souci d'illustrer les propos développés précédemment, il m'a donc fallu choisir un exemple d'architecte dont le travail reflète le mieux possible les intentions exprimées. Si, de par l'origine et l'évolution de sa culture, l'architecture japonaise contemporaine est emprunte d'une grande spiritualité, capable de susciter le rêve et l'imaginaire qui font défaut dans la production occidentale, j'ai tout de même pris le parti de m'intéresser à un architecte européen.

2.1.1 Biographie et reconnaissance

Né à Bâle en 1943, Peter Zumthor a suivi une formation d'ébéniste 43 avant de passer successivement d’ébénisterie de meuble à projet de meuble, puis design industriel, puis architecture d'intérieur, pour enfin se confronter à l'exercice de l'architecture. Ayant travaillé pendant 10 ans au service des monuments historiques en Suisse, il a connu l'architecture depuis la plus petite échelle, ce qui explique sa sensibilité et son approche de l'espace particulièrement tactiles, car liés à une connaissance et un savoir-faire qu'il puise directement de la matière. En 2009, son travail est récompensé par la remise du prestigieux Prix Pritzker, qui témoigne de la reconnaissance de son approche sensible de l'architecture par la communauté internationale. 43 À l'instar de Marc Crunelle, cité en introduction.

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2.1.2 Contenu de ses ouvrages

Dans ses deux ouvrages Atmosphères et Penser l'architecture, Peter Zumthor développe plusieurs chapitres dont les intitulés évoquent à eux seuls un certain nombre de notions vues dans la première partie de ce mémoire : –

une vision des choses

le noyau dur de la beauté

des passions aux choses

le corps de l'architecture

le son de l'espace

la température de l'espace

la lumière sur les choses

la beauté a-t-elle une forme ? etc

Les aspects sensoriels sont ainsi au cœur même de son travail de conception architecturale. Par ailleurs, son premier livre. qui est en réalité la retranscription fidèle d'une conférence tenue lors d'un festival de musique et de littérature, pose, dès la préface, la question du Dialogue avec la beauté : « Peut-être serait-il pertinent de parler à ce propos de la qualité poétique des choses. » écrit Brigitte Labs-Elhert. On voit bien que toutes ces thématiques, qui constituent le squelette de ses livres, recouvrent très largement les préoccupations d'une architecture émotionnelle.

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« Pour Peter Zumthor, l'atmosphère est une catégorie esthétique. »44 Brigitte Labs-Ehlert

44 Peter Zumthor, Atmosphères, préface.

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2.2 Approche empirique de l'architecture

Dans les deux ouvrages écrits de Peter Zumthor - comme dans celui d'Alain de Botton - on retrouve une quantité importante de descriptions d'espaces, de situations, d'anecdotes, de souvenirs, de références à des œuvres de littérature, de peinture ou encore de musique. Des chapitres entiers de Penser l'architecture y sont consacrés, se passant parfois même de commentaire, d'analyse ou tout autre complément explicatif. Il se sert de son expérience vécue, sur laquelle repose une partie de sa sensibilité, pour nous faire part de son ressenti et surtout des questionnements que la situation lui évoque, non seulement sur le moment, mais aussi à postériori. En faisant ressurgir en lui certaines images, ou autres messages sensibles, il parvient à nous les décrire et à les analyser afin d'en identifier et d'en interpréter les effets sur son état d'esprit à l'instant T. Il nous raconte par exemple que c'est confortablement assis à une terrasse de café donnant sur une place ensoleillée - dont la description extrêmement détaillée témoigne de la précision avec laquelle il est capable de se projeter et la visualiser qu'il fit l'expérience mentale d'éliminer cet environnement pour en évaluer l'influence sur son humeur. Il constata alors par lui-même que sa sensation de bien-être s'en trouvait immédiatement altérée. Cette constatation rejoint les conclusions de certaines études phénoménologiques, qui ont démontré que, l'architecture étant présente sans cesse et tout autour de nous, on ne peut faire abstraction de sa présence et donc de l'influence qu'elle exerce sur nous. Mais cet exemple montre surtout à quel point la démarche de Peter Zumthor se base sur la dimension empirique des émotions 45. Il s'efforce en effet de suivre un processus qui fait appel à des images de son passé : vivre des expériences, mémoriser des moments de bien-être, être capable de les faire ressurgir consciemment, savoir les décrire avec précision, identifier les différents facteurs qui l'ont touché à ce moment-là pour pouvoir enfin les intégrer à son propre travail de conception architecturale. D'après ses propres propos : « Faire l'expérience concrète de l'architecture, c'est toucher, voir, entendre, sentir son corps. Découvrir ces qualités et en faire consciemment usage (…). ».46

45 cf. chapitre 1.2.3 46 Peter Zumthor, Penser l'architecture, p. 66

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« C'est en nous-mêmes que réside la force d'un bon projet, dans notre aptitude à percevoir le monde avec sensibilité et compréhension. Un bon projet architectural met en œuvre les sens et l'intelligence. »47 Peter Zumthor

47 Peter Zumthor, Penser l'architecture, p. 65

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2.3 Outils de conception de projet architectural 2.3.1 Image et projection

Dans son chapitre dédié à l'enseignement de l'architecture, Peter Zumthor explique sa façon de penser en image. « Nous portons en nous des images des architectures qui nous ont marquées. Nous avons la faculté de faire revenir ces images à notre esprit et de les questionner. ».48 C'est ainsi que lui-même procède lorsqu'il aborde un nouveau projet : après avoir questionné le programme, la destination et l'essence du projet, il l'amorce toujours avec une image forte, « pas juste une idée mais une réelle visualisation projetée ». Et bien qu'il ait parfaitement conscience que cette image primaire soit naïve et infantile, il s'efforce d'y revenir tout au long du développement du projet, jusqu'à ce qu'elle prenne véritablement corps, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'elle devienne de l'architecture. Dans le cas des thermes de Vals, projet phare sur lequel nous reviendrons plus largement dans le dernier chapitre, cette image était celle d' « ouvrir la montagne pour en faire une carrière avec des blocs de pierre qui resteraient debout et dans lesquels on pourrait creuser. »49. Aussi précise qu'elle puisse nous paraître, cette image est initialement incomplète. Ce n'est qu'en se confrontant à la réalité du projet qu'elle peut s'affiner et passer, dans un premier temps, d'une image mentale à une esquisse. Si Peter Zumthor utilise la maquette et même la 3D dans son travail, l'esquisse reste pour lui l'outil de conception le plus suggestif. En effet, l'esquisse suggère mais ne dit pas tout : c'est là toute la différence avec une image trop réaliste qui empêche à l'imagination de se projeter et tue la curiosité pour la réalité de l'objet construit. Il se méfie des images photo-réalistes dans lesquelles « la représentation devient elle-même l'objet de notre attente. »50 Toute la subtilité d'une esquisse réside dans le fait de ne pas tuer le désir en portant celui-ci sur la représentation de l'objet mais plutôt sur l'attente de la réalisation de l'objet. Il parle ici de « promesse » que la représentation doit offrir en vue d'une « réalité encore à venir ».

48 Peter Zumthor, Penser l'architecture, p. 67 49 Extrait d'une interview tirée d'un documentaire Arte dédié aux thermes de Vals. 50 Peter Zumthor, Penser l'architecture, p. 12

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2.3.2 Le souci du détail

« Dans ses Leçons américaines, Italo Calvino parle du poète italien Giacomo Leopardi, qui situait la beauté d'une œuvre d'art (littéraire en l’occurrence) dans ce qui est vague, ouvert, indéfini, et fait de la forme le réceptacle possible d'une multitude de sens. L'idée de Leopardi nous paraît d'abord évidente. Les choses, les œuvres d'art qui nous touchent ont des strates multiples, des niveaux de signification en nombre peut-être infini, qui se superposent, se croisent et se transforment. Mais comment l'œuvre que l'architecte doit créer peut-elle atteindre cette profondeur et cette épaisseur ? (…) Se fondant sur un texte de Leopardi invitant à la quête du vague, Calvino arrive à une réponse surprenante. Il constate que dans ses textes, cet amateur d'indéfini s'attache avec exactitude et fidélité aux choses qu'il décrit et qu'il veut faire surgir par la description, et conclut : « Voilà donc ce qu'exige de nous Leopardi, pour nous faire goûter la beauté de l'indéterminé et du vague ! Pour accéder à ce désir de vague, il faut une attention extrêmement soutenue, une précision tatillonne dans la composition de chaque image, dans la minutieuse définition des détails, dans le choix des objets, de l'éclairage, de l'atmosphère. » Calvino conclut par ce paradoxe apparent : « Le poète du vague ne peut être qu'un poète de la précision. ». »51 Si l'on accepte l'idée initiale de Leopardi, il faut donc que le message émotionnel dont les architectes chargent les bâtiments qu'ils conçoivent reste vague, interprétable de mille et une façons, afin d'être suffisamment suggestifs pour toucher la majorité des usagers. C'est comme cela que chaque individu pourra, grâce à son imagination, se projeter et entrer en résonance avec l'espace qui l'entoure. En suivant le raisonnement de Calvino, on comprend pourquoi Peter Zumthor attache autant d'importance aux détails : il a compris qu'il n'y a qu'en étant précis que l'émotion esthétique peut se déclencher. L'exigence dont il fait preuve vis-à-vis des détails est à la hauteur de la rapidité et de la facilité avec laquelle nous sommes capables d'interpréter tel ou tel signe, telle ou telle forme, telle ou telle couleur etc. 52 « Les détails (…) conduisent à la compréhension du tout (...) ».53 51 Peter Zumthor, Penser l'architecture, p. 30 52 cf. chapitre 1.2.2 53 Peter Zumthor, Penser l'architecture, p. 15

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« L'architecture nous demande d'imaginer que le bonheur (…) peut être trouvé dans la vue d'un vieux plancher ou d'un flot de lumière matinale sur un mur de plâtre – dans des scènes de beautés ordinaires, fragiles, qui nous émeuvent (...) »54 Alain de Botton

54 Alain de Botton, L'architecture du bonheur, p. 35

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2.3.3 Essence du matériau et composition Dans ses deux livres, Peter Zumthor dédie un chapitre au « corps de l'architecture ». L'architecture virtuelle - qui n'existe que sur papier - ne l'intéresse pas : pour lui, la qualité essentielle d'un espace réside dans le fait de ressentir, grâce aux matériaux qui le délimitent, sa présence physique et l'atmosphère qui s'en dégage. Ces matériaux constituent une sorte d'enveloppe, de corps, qu'il compare à un instrument (de musique). Ils sont les outils avec lesquels il compose le message émotionnel, l'atmosphère qu'il veut donner au lieu. Tel un compositeur qui écrit une symphonie, Zumthor recherche une harmonie dans sa composition en utilisant les instruments, c'est-à-dire les matériaux, dont il dispose. Il sait que, en fonction de leur aspect, de leur rugosité, de leur capacité à accrocher la lumière ou à renvoyer un son, de leur odeur ou encore de leur procédé de fabrication, les matériaux peuvent agir différemment sur notre perception. De la même manière que le son brut d'une trompette peut nous laisser de marbre, voir nous paraître désagréable, on peut avoir un jugement neutre, voire négatif, sur tel ou tel matériau. C'est seulement grâce à son sens de l'assemblage qu'un bon compositeur saura nous faire apprécier un morceau dans lequel apparaît une trompette. En architecture, l'harmonie ne peut opérer que par la mise en œuvre des matériaux entre eux : « Dans mon travail, je veille ainsi à imaginer le bâtiment comme un corps et à le construire comme tel (…) je veille à ce que les matériaux s'harmonisent entre eux, à les faire chanter. »55. Il parle de « magie du réel » pour désigner « l'alchimie de la transformation des substances matérielles en sensations humaines (...) »56, et est convaincu que les matériaux ne sont intrinsèquement pas poétiques, mais que c'est à l'architecture de leur donner cette qualité : « Mais il faut pour cela créer, au sein de l'objet lui-même, un certain rapport de forme et de signification (…). La tactilité, l'odeur, et l'expression acoustique des matériaux ne sont que des éléments de la langue dans laquelle nous devons parler. Le sens apparaît lorsqu'on réussit à produire dans l'objet architectural des significations propres pour certains matériaux de construction qui ne deviennent perceptibles de cette manière que dans cet objet. »57 55 Peter Zumthor, Penser l'architecture, p. 86 56 Peter Zumthor, Penser l'architecture, p. 85 57 Peter Zumthor, Penser l'architecture, p. 10

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En ce sens, l'architecture peut être rapprochée de la cuisine. La cuisine est en effet l'art de sublimer des produits bruts en une composition qui, grâce à divers procédés de transformation et d'assemblage, révèle les qualités de cette matière première. Les grands plats sont ceux dont la cohérence parvient à nous transmettre une émotion en nous faisant percevoir la spécificité d'un produit. L'architecture, tout comme la cuisine ou la musique, repose sur la composition, c'est-à-dire l'art de former à partir de nombreux éléments un ensemble cohérent, dans lequel ces éléments « s'activent » réciproquement jusqu'à ce qu'apparaisse un contenu émotionnel : « Les matériaux s'accordent entre eux et se mettent à chanter, et cette composition matérielle donne naissance à quelque chose d'unique. Les matériaux sont infinis. Prenez une pierre, vous pouvez la scier, la poncer, la percer, la fendre et la polir, elle aura toujours un aspect différent. Considérez ensuite la quantité, petite ou grande, et elle changera de nouveau. Et quand vous la placez dans la lumière, elle change encore. Un seul matériau offre déjà des milliers de possibilités. »58 Et pour observer la façon dont les matériaux réagissent entre eux, Peter Zumthor les utilise dans ses maquettes et ne sous-traite jamais ses chantiers. Il peut ainsi expérimenter, créer de nouvelles « recettes » et se laisser lui-même surprendre par les effets produits en combinant certains matériaux.

58 Peter Zumthor, Atmosphères, p. 25

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« L'architecture ne doit pas provoquer les émotions mais les laisser surgir. »59. Peter Zumthor

59 Peter Zumthor, Penser l'architecture, p. 29

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2.3.4 L'exercice constructif

Dans le manifeste du Bauhaus, Walter Gropius annonce la vocation de son école ainsi : « Le but de toute activité plastique est la construction. ». Peter Zumthor l'énonce à sa façon : « L'acte de construire représente le cœur même de tout travail architectural. » 60 La notion de travail implique celle d'effort, or même si « les édifices rendent rarement perceptibles les efforts qu'exige leur construction »61, nous sommes capables de percevoir, dans les bâtiments qui nous émeuvent, le travail et les efforts qui ont été fournis pour parvenir à édifier une construction, ou un ensemble d'éléments qui qualifie un espace. Nous pouvons en effet nous sentir émus face aux bâtiments qui laissent lire la façon dont tous les éléments qui les composent ont dû être extraits ou fabriqués, amenés sur le chantier puis assemblés. Indépendamment de nos connaissances sur l'art de construire, cela nous émeut car on ressent bien que toutes ces choses-là nous dépassent. D'où l'admiration et le respect de Peter Zumthor, lui-même artisan de formation, pour l'art de l'assemblage, l'habileté du constructeur, les connaissances, les techniques et le savoir-faire que l'homme a acquis au cours des siècles : « À la vue d'un objet bien façonné, dans lequel on croit ressentir le soin et l'art de celui qui l'a créé, on a coutume de dire : il y a beaucoup de travail là-dedans. L'idée que notre travail est véritablement au cœur des choses que nous avons réussi à créer nous pousse aux limites de la réflexion sur la valeur d'une œuvre.» 62

60 Peter Zumthor, Penser l'architecture, p. 11 61 Alain de Botton, L'architecture du bonheur, p. 21 62 Peter Zumthor, Penser l'architecture, p. 11

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« C'est la plus haute mission de l'architecture que d'être un art appliqué. »63 Peter Zumthor

63 Peter Zumthor, Atmosphères, p. 69

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2.4 Illustration par l'exemple : les thermes de Vals

Construit entre 1993 et 1996, les thermes de Vals sont implantés au centre d'un complexe hôtelier de 270 chambres, réparties entre cinq bâtiments. En 1986, la municipalité, ayant racheté le complexe suite à la faillite de son propriétaire, décide de construire un centre d'hydrothérapie pour attirer une nouvelle clientèle et mettre en valeur la source naturelle d'eau chaude sur laquelle repose une partie importante de l'identité et de l'économie du village. En amont du projet, la constitution d'une commission comprenant le gérant d'une carrière, un garde-forestier, un responsable des remontées mécaniques, un ouvrier de l'usine de bouteille, etc... permet de déterminer le programme de manière concertée. Cette consultation assure la prise en compte de tous les acteurs afin de déterminer le plus précisément possible les besoins (ou encore, les manques) des principaux usagers du futur bâtiment. Lorsqu'arrive le moment de choisir un architecte pour la conception du projet, le jury accorde sa confiance à Peter Zumthor, bien qu'il n'ait encore pratiquement rien construit à cette époque-là. Celui-ci commence alors à s'interroger sur ce qui constitue l'essence-même du projet : travailler avec l'eau, la montagne, la topographie du terrain pour repenser la notion de baignade. Ce n'est qu'après avoir identifié ces éléments qu'il en vient à recourir à l'image forte évoquée plus haut. Il s'agit de donner l'impression que le bâtiment était là depuis bien avant les bâtiments qui l'entourent, qu'il soit né avec la montagne. Cette volonté, confortée par la contrainte de ne pas construire en hauteur pour ne pas gâcher la vue des hôtels, l'amène naturellement à insérer son bâtiment dans la pente du terrain. En découle alors le choix d'utiliser un matériau extrait localement, le gneiss, dont les techniques de mise en œuvre sont bien connues et maîtrisées par les artisans. Parmi ses propriétés caractéristiques, celles qui intéressent Zumthor sont sa capacité à supporter les grandes différences de température et la possibilité de le travailler en fines lamelles. Dans son souci de faire réagir les personnes avec le lieu, Zumthor est attaché à l'idée de la déambulation, de la flânerie, qu'il conçoit comme une invitation à la rêverie. C'est ce qui l'amène à travailler à partir d'un ensemble de blocs : le bâtiment se compose d'une quinzaine de modules, à la fois tous différents et semblables dans leur composition, dont l'implantation assure une grande liberté de parcours. Afin que celle-ci ne se transforme pas en un labyrinthe, 43


chacun de ces modules renferme une surprise qui lui donne son identité : des petits espaces intimes qui contrastent avec l'open space adjacent et possèdent chacun une caractéristique propre. L'un est rempli d'une eau froide, l'autre d'une eau parfumée aux pétales de fleurs ou encore d'une eau potable. Tous les sens sont ainsi sollicités. Par ailleurs, leur hauteur de 5m permet de créer un paysage de parois minérales hors d'échelle par rapport à la taille humaine, propres à inspirer de l'humilité. De la même façon qu'il place les usagers face à la montagne grâce à ses cadrages nets, le bâtiment leur laisse clairement lire la nature de ce qui les dépasse. Mais pour que l'émotion ait lieu, il faut toutefois veiller à ce que ce sentiment d'humilité soit compensé par la sensation qu'en certains points, l'Homme est parvenu à dominer ces éléments imposants. Pour cela, Peter Zumthor a imaginé plusieurs artifices. Premièrement, les murs ne sont pas blancs et lisses, mais couverts de fines bandes de gneiss qui, grâce à un jeu subtil de composition où trois bandes forment systématiquement une épaisseur de 15cm, redonnent à ces façades une dimension humaine, comme si elles pouvaient être tenues dans la main. D'autre part, la massivité apparente des nombreuses dalles qui composent le toit contraste avec les fines lignes de lumières crées par un faible écartement qui leur donne l'impression de flotter.64 Zumthor recherche également le côté mythique, presque religieux, de la cure thermale, qu'il va jusqu'à comparer avec le baptême : « cela commence par enlever ses vêtements de tous les jours pour ensuite pénétrer dans un autre univers fait de roche, d'eau, de différentes températures, lumières, effets acoustiques, et toutes ces sensations que l'on ressent par la peau, d'une richesse incroyable, à un niveau primaire, où tout est à la fois simple et essentiel. »65 Le travail sur le seuil devient alors primordial. Au-delà des jeux d'ombres et lumières qui qualifient les transitions entre les espaces intimes et l'espace ouvert, le bâtiment ne possède aucune porte sur ses façades, l'accès se faisant par un couloir qui traverse la montagne. L'usager est une fois de plus confronté à l'essence du lieu et aux éléments qui le caractérisent. L'alternance entre la pierre et l'eau traduit le passage de l'austérité à la sensualité. Les lignes droites et rigides de la roche contraste avec les ondes de l'eau et ses reflets. La monochromie 64 cf. annexe 4 65 Extrait d'une interview tirée d'un documentaire Arte dédié aux thermes de Vals.

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du gris réagit aux jeux de lumière apportés par le mouvement de l'eau. Dans la journée, la lumière naturelle passe à travers l'enveloppe rocheuse du bâtiment. La nuit, la lumière artificielle provient de l'eau. Tous ces contrastes sont générateurs de surprise et d'émotions. C'est à travers tous ces détails que Zumthor est parvenu à créer un espace qui intègre la dimension sensible de l'Homme dans son ensemble, où chaque effet n'opère que grâce à la cohérence du tout, et dont la mise en scène met en évidence la présence de l'architecture.

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« L'architecture n'est en premier lieu ni un message, ni un signe, mais une enveloppe, un arrière-plan pour la vie qui passe, un subtil réceptacle pour le rythme des pas sur le sol, pour la concentration au travail, pour la tranquillité du sommeil. »66

66 Peter Zumthor, Penser l'architecture, p. 12

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Conclusion

Les émotions font appel à des notions complexes qui touchent aux domaines de la philosophie, la psychologie ou plus largement les sciences cognitives, dont les interprétations restent controversées. D'autre part, le rôle des architectes demeure, aujourd'hui encore, perturbé par les grands bouleversements idéologiques et technologiques qui ont émergés dans nos sociétés occidentales à partir du XVIIIème siècle. L'architecture émotionnelle propose des pistes de réflexion visant à remédier à « la difficulté de comprendre nos besoins et de traduire cette connaissance dans le langage clair du projet architectural », qui explique « l'impuissance de nombreux architectes à créer des environnements en harmonie avec nous ». La notion d'émotion esthétique nous a permis de comprendre en quoi « les lieux que nous trouvons beaux sont l'œuvre des rares architectes qui ont l'humilité de s'interroger sérieusement sur leurs désirs et leur ténacité de traduire leurs fugaces impressions de bonheur en formes logiques »67. Parmi eux, Peter Zumthor se distingue de par sa vision et son approche sensible de l'architecture. En partant de l'idée que la beauté réside dans le cœur des choses, il revient à une conception objectiviste du Beau, dans laquelle l'Homme n'intervient que pour révéler cette beauté grâce à un travail subtil de composition avec les matériaux. Et puisque « la beauté dont le rayonnement est le plus intense est celle qui naît d'un manque. »68, la première tâche de l'architecte doit être l'identification des éléments essentiels qui font défaut dans la société pour laquelle il conçoit le bâtiment. Or, dans le monde occidental contemporain, la science et la raison ont, depuis l'époque moderne, progressivement pris le dessus sur la spiritualité et l'imagination, jusqu'à créer un réel manque de sensibilité et de poésie dans notre environnement. Les espaces qui nous touchent et nous procurent un sentiment de bien-être sont donc ceux qui réussissent à compenser ce manque en exploitant les richesses de nos facultés de perception et d'interprétation des éléments de langage architectural. À travers son travail, Peter Zumthor nous donne un certain nombre d'outils permettant d'y parvenir. L'architecture émotionnelle nous invite à prendre le temps de nous réinterroger sur la façon dont l'architecture doit participer à notre bonheur.

67 Alain de Botton, L'architecture du bonheur, p. 305 68 Peter Zumthor, Penser l'architecture, p. 80

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« Faîtes que le rêve dévore votre vie, afin que la vie ne dévore par votre rêve. »69 Antoine de Saint-Exupéry

69 Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, 1943.

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Bibliographie ARDENNE P. & POLLA B., Architecture émotionnelle - Matière à penser, Lormont : Le Bord de l'Eau – Collection de la Muette, 2010, 191 p. BACHELARD G., La poétique de l'espace, Paris:Presses universitaires de France, 1957, 214p DE BOTTON A., L’architecture du bonheur, Mercure de France, 2007, 338 p. CRUNELLE M., L’architecture et nos sens, Bruxelles : Architect Action nº9, 1978, p. 30-32 CRUNELLE M., L'avenir de l'architecture, Bruxelles : A+ nº132, 1992, p.32 LLOYD WRIGHT F., L'avenir de l'architecture, Paris : Éditions du Linteau, 2003, 363 p. NORMAN D.A., Design émotionnel, Bruxelles : Groupe de Beock, 2012, 251 p. PALLASMAA J., Le regard des sens, Paris : Éditions du Linteau, 2005, 91 p. PEREGALLI, R., Les lieux et la poussière–Sur la beauté de l'imperfection, Arléa, 2012, 176p. RASMUSSEN S.E., Découvrir l'architecture, Paris: Éditions du Linteau, 2002, 287 p. SENNETT R., Ce que sait la main–La culture de l'artisanat, Paris:Albin Michel, 2010, 403 p. WIGLEY M., The architecture of atmosphere, Daidalos nº68, 1998, p. 10-17 ZUMTHOR P., Atmosphères, Bâle: Birkhäus, 2008, 75 p. ZUMTHOR P., Penser l'architecture, Bâle: Birkhäus, 2010, 112 p. http://www.lavilledessens.net

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http://archiemo.wordpress.com 49


Annexes

1. Physiognomonie, Johann Kaspar Lavater

2. Deux segments et une sphère, Barbara Hebworth

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3. Principes d'une architecture organique, Frank Llyod Wright - être inspirée par la nature et être durable, bonne pour la santé, protectrice et diverse. - dépliée, comme un organisme se déplierait depuis l'intérieur d'une graine. - exister à l'instant présent et renaissant toujours et encore. - suivre le mouvement et rester flexible et adaptable. - satisfaire des besoins sociaux, physiques et spirituels. - se développer à partir du site et être unique. - célébrer l'esprit de la jeunesse, du jeu et de la surprise. - exprimer le rythme de la musique et la puissance de la danse.

4. Les thermes de Vals, Peter Zumthor

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