CLIMATS

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Les scientifiques ont démontré ces dernières décennies une évolution néfaste des conditions climatologiques, au point que la question du climat est devenue incontournable dans l’espace public et politique. Si la capacité de production de la société industrielle a pu assurer à une partie des habitants de cette planète une relative prospérité, est-il encore possible de poursuivre ce type de développement, qui sacrifie les écosystèmes sans même garantir l’essor du reste de la population mondiale ? La situation climatique n’oblige-t-elle pas à reconsidérer notre relation au monde, à définir un nouveau projet politique, à envisager un nouveau rapport à l’espace autour de la question écologique ? C’est ce dont nous avons souhaité débattre à travers le cycle de conférences « Climats » organisé par l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais.

Les jardins de résistance . Gilles Clément Fresh Window . Christophe berdaguer . Felicity D. Scott

CYCLE DE CONFÉRENCES CLIMATS direction scientifique : thierry mandoul, jac fol, florian hertweck, virginie lefebvre École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais 14 RUE BONAPARTE - 75006 PARIS WWW.PARIS-MALAQUAIS.ARCHI.FR

ISBN 978-2-88474-641-0 9 782884 746410

16 €

malaquais

La crise économique en cours . Yann Moulier Boutang Symbiocité . Pascal Gontier Le climat contre l’architecture . Dominique Rouillard Deuxième peau . Hans Walter Müller

Wood works . Hermann Kaufmann La culture numérique : des objets aux ambiances . Antoine Picon

Effets de serres : effets théoriques . Philippe Gresset Reyner Banham ou l’environnement comme question architecturale . Virginie PICON-Lefebvre

LE langage du soutenable . Matthias Sauerbruch

Ambiances et climats . Jean-Philippe Vassal Du territoire au détail constructif . Willi Frei, Emmanuel Rey

High-eco-tech . Werner sobek Urbanisme et développement durable .  Robert Lion

LES CONFÉRENCES DE MALAQUAIS


© 2012, École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais © 2012, Infolio éditions, CH - Gollion, www.infolio.ch Tous droits réservés Crédits photos DR ISBN 978-2-88474-641-0


Directrice de la publication Nasrine Seraji Direction scientifique Thierry Mandoul, Jac Fol, Florian Hertweck,Virginie Lefebvre Conseillère éditoriale Aline Montels Graphisme et mise en pages Caroline Arquevaux Révision Joëlle Bibas


LES CONFÉRENCES Les jardins de résistance . Gilles Clément

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Fresh Window . Christophe berdaguer

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. Felicity D. Scott

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La crise économique en cours . Yann Moulier Boutang

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Symbiocité . Pascal Gontier

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Le climat contre l’architecture . Dominique Rouillard

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Deuxième peau . Hans Walter Müller

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Wood works . Hermann Kaufmann

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La culture numérique : des objets aux ambiances . Antoine Picon

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Effets de serres : effets théoriques . Philippe Gresset

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Reyner Banham ou l’environnement comme question architecturale . Virginie picon-Lefebvre

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LE langage du soutenable . Matthias Sauerbruch

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Ambiances et climats . Jean-Philippe Vassal

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Du territoire au détail constructif . Willi Frei, Emmanuel Rey

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High-eco-tech . Werner sobek

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Urbanisme et développement durable .  Robert Lion

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LES CONFÉRENCES DE MALAQUAIS  2 7


Climat(s), nouveau paradigme pour l’architecture ?

La médiatisation du réchauffement planétaire a incité les architectes contemporains à s’intéresser aux questions climatiques. Soumis au diktat ou prisonniers volontaires du bilan carbone, ils s’interrogent sur les conséquences de l’effet de serre sur l’environnement, les villes et leurs architectures. Comment réagir, comment concevoir les projets, faut-il revoir et réviser tous les modèles, inventer de nouveaux dispositifs, de nouvelles technologies ? Pourra-t-on s’adapter aux nouveaux environnements, les modifier, accommoder les comportements ? Serons-nous amenés à migrer ? Publications, revues, nouveaux projets traduisent cet intérêt grandissant, au point que l’on peut se demander si le climat n’est pas devenu un nouveau paradigme pour l’architecture, comme le fut un temps la machine, par exemple. Ou bien sommesnous victimes d’impératifs marchands ? Que penser de cette inflation climatique dans le champ de l’architecture ? Comment l’envisager dans sa relation aux conditions atmosphériques autrement que dans un rapport étriqué de réglementations et de normes ? Le cycle de conférences Climat(s) s’est donné pour tâche d’éviter la simplification et la réduction des idées, de montrer en quoi ce qui peut paraître nouveau à un moment donné ne l’est peut-être pas totalement et d’analyser les profondes transformations en cours. Pour cela, il est nécessaire non seulement de considérer la question climatique sous un angle scientifique ou technique, mais aussi de l’envisager comme un concept de fait culturel. 11


Une écologie avant l’heure

Faut-il rappeler que l’adaptation au changement climatique est avant tout une des conditions du destin de l’homme et un dessein humain ? L’étude de l’histoire de l’architecture permet de relativiser : l’influence des éléments climatiques a toujours été considérable et le climat, dans les théories architecturales, est toujours évoqué comme une donnée essentielle de la constitution de la première architecture1. « L’architecture a dû naître simplement de l’effort rudimentaire de l’humanité pour assurer sa protection contre les rigueurs du climat, les bêtes féroces et les ennemis appartenant à l’espèce humaine…2 » À l’origine de toute forme architecturale, il semblerait qu’il y ait ce besoin impérieux de se préserver des intempéries, de la chaleur et des rayons du soleil, de se protéger des vents. L’instinct et la réflexion réagissent directement à la pression des éléments hostiles. Le Filarète joue de cette idée charmante en guise d’introduction d’un chapitre dans lequel il développe l’analogie entre l’architecture et le corps humain. Il tient ces propos : « Il faut croire qu’il pleuvait quand Adam fut chassé du paradis. Comme il n’avait pas d’abri plus indiqué, il porta, pour se protéger, les mains à sa tête. […] on est forcé d’admettre qu’Adam, sous le toit de ses deux mains, envisageant le problème de la survie, réfléchit et s’appliqua à la construction de quelque habitation qui le soustrairait aux averses et aux ardeurs du soleil… Si c’est bien ainsi que les choses se déroulèrent, Adam fut ici l’inventeur.3 »Les conditions climatiques engendreraient les premières des architectures dominées par un modèle anthropomorphique. La pluie, mais surtout les vents sont pour Vitruve sources de bien des maux. Ce vent qui donna naissance au feu : « …[en] pouss[ant] avec violence des arbres qui étaient serrés

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les uns contre les autres : ils s’entrechoquèrent si rudement qu’ils s’enflammèrent…4 » Pour Vitruve, la plupart des vents sont mauvais au point d’en théoriser l’exclusion dans la cité. Ainsi, le critère essentiel définissant une ville n’est ni esthétique, ni religieux, ni politique, ni social. Pour lui, la ville doit surtout être un lieu où l’homme peut vivre à l’abri du vent5. La théorie de Vitruve sur la cité protégée des vents peut paraître insolite. Elle est certainement à rapprocher des réflexions de la médecine antique sur l’étude des vents avec d’autres facteurs géographiques et météorologiques. Aristote et Hippocrate peuvent figurer parmi les premiers penseurs occidentaux à relever l’influence des éléments climatiques sur les caractères humains et même les peuples, jusqu’à la forme d’organisation sociale et politique. L’étude des vents s’inscrit dans une analyse quasi systématique et rationnelle des relations entre l’homme et l’environnement. On retrouve cela en partie chez Vitruve qui, pour composer sa cité, utilise lui aussi différentes théories : l’une astronomique, sur la division de l’horizon ; l’autre physique et météorologique, sur la nature et l’origine du vent ; une troisième médicale, regardant les effets, plus généralement celui de l’ambiance, sur le corps humain. Le point cardinal pour Vitruve est la désignation des vents et leur localisation. Il a l’idée d’une division purement géométrique de l’horizon et propose un octogone des vents. Vitruve ne fait référence à aucune forme urbaine spécifique. Tout juste déconseille-t-il de positionner la rue principale dans l’axe du vent majeur. Il se limite à produire un schéma de la direction des vents et des rues en le superposant à l’orientation astronomique. Vitruve établit ainsi un rapport fonctionnel et symbolique, mettant en relation l’homme, le site et le ciel, selon un principe environnemental. La Renaissance livrera des représentations de cette ville antique

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vitruvienne protégée des vents. La cité idéale de Fra Giocondo en 1511 ou bien celle de Cesariano en 1521 en sont des exemples. Pour Cesariano, la cité protégée des vents est un désordre hétéroclite, un labyrinthe au pourtour duquel l’horizon est divisé par des points selon une géométrie régulière d’où soufflent les vents en lignes droites. Mais si la ville idéale de la Renaissance doit avant tout assurer une rationalisation de l’espace urbain en harmonie avec une organisation sociale et politique, la question du climat demeure essentielle dans la théorie architecturale. Alberti l’envisage à plusieurs reprises dans son traité6. Le Livre X recèle les pages les plus originales en se polarisant sur les défauts climatiques d’une région susceptibles d’être corrigés par l’intervention de l’homme. Irrigations, drainages, plantations, murs construits face à la mer, cryptoportiques et voûtes peuvent, selon Alberti, répondre à des conditions atmosphériques très difficiles et créer un environnement bâti bienfaisant. Modestement, l’homme moderne peut être l’acteur de la transformation de son environnement, de son climat. Bref, dans les traités de la Renaissance et de la période classique, il s’agit toujours de justifier, à travers les considérations climatiques, un état présent de l’architecture dans son rapport avec la société pour mieux construire l’avenir. Des Lumières au siècle de l’industrie : climat, milieu, rationalisation

Au xviiie siècle, la pensée des Lumières établit et renforce les multiples liens entre la société et son cadre physique, tant naturel que bâti. Après avoir été admise par de nombreux écrivains du xviie siècle comme Boileau, Fénelon, La Bruyère, l’influence du climat sur les mœurs est soulignée par Montesquieu. Il esquisse, dans De l’esprit des lois, une théorie selon laquelle le climat pourrait influencer la nature de l’homme et celle de sa société,

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jusqu’à affirmer que certains climats sont supérieurs à d’autres (le climat tempéré de la France étant l’idéal), et en déduire une grande diversité des organisations sociales. L’exploration de ces liens va également de pair avec la conviction que l’on peut réformer l’homme et la société en agissant sur leur environnement. L’idée d’un déterminisme climatique s’impose progressivement. Ainsi formulée, une théorie du « milieu » voit le jour. Elle connaît une fortune considérable, explorée aussi bien par Rousseau que par Hegel, par Cousin comme par Stendhal. Michelet est probablement le premier, dans la France des années 1830, à annoncer dans son Introduction à l’Histoire universelle tout l’intérêt pour l’historien d’avoir connaissance des conditions naturelles relevant de la terre et du climat. Dès lors, la notion d’influence du climat se retrouve dans les histoires de l’architecture, celle de Ramée, également chez Pugin. Elle acquiert une dimension conceptuelle inégalée dans l’histoire de l’art enseignée à l’École des beaux-arts à partir de 1864 par Taine, avec sa célèbre trilogie : le milieu (géographie, climat) ; la race, (état physique de l’homme : son corps et sa place dans l’évolution biologique) ; le moment (état d’avancée intellectuelle de l’homme). Le climat devient au xixe siècle, au même titre que la géographie, la race ou la langue, une des bases de l’interprétation et de l’explication historiques en général, et architecturales en particulier. Le climat est désormais un élément de causalité et de condition déterminant pour l’architecture. Pour certains théoriciens ou historiens rationalistes, comme Viollet-leDuc ou l’ingénieur historien Choisy, la distribution d’une architecture « répond aux convenances d’un climat », voire aux « exigences » de celui-ci, comme le note Choisy7. Les éléments architecturaux trouvent leur raison d’être dans des conditions climatiques. Il en va ainsi du tracé d’une corniche, différent selon qu’il tient compte exclusivement des jeux

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de lumière ou qu’il associe le traitement des eaux pluviales. De fait, les architectures régionales peuvent être perçues et reconnues aussi comme issues de particularités climatiques locales. Notons enfin que pour certains historiens de l’architecture de la fin du xixe siècle, la bonne relation d’une architecture au climat, ou son adaptation au milieu climatique, est signe de sa « survie ». Ainsi l’architecture des palais du xve siècle de la Baltique est-elle présentée par Choisy comme « l’architecture italienne [siennoise plus exactement] adaptée au climat du Nord ». De telles positions démontrent également l’influence sur ses contemporains des théories évolutionnistes de Darwin, pour qui une des lois de la variation des espèces repose sur leur capacité naturelle à s’adapter aux différentes conditions climatiques, « c’est-à-dire s’acclimater ». Et ce n’est certainement pas un hasard non plus si c’est un darwiniste comme le biologiste allemand Haeckel qui introduit en 1866 la notion et le terme d’écologie : l’étude des conditions de vie des divers organismes en relation avec leur environnement. Apprivoiser le climat : nouvelles technologies, hygiénisme et procédés prophylactiques

Le xixe siècle voit aussi apparaître de nouvelles technologies qui vont soustraire les habitants aux éléments climatiques naturels pour en projeter d’artificiels. La serre ne constitue-t-elle pas la première invention d’une « architecture météorologique » ? Développée aux Pays-Bas dès le xviie siècle, elle se généralise en se diversifiant en Europe au milieu du xixe siècle en tant que serre d’agrément et dans le cadre de jardins botaniques exotiques. Elle constitue une réponse à la question posée par

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Darwin dans L’Origine des espèces en 1859 concernant l’acclimatation des plantes à des températures différentes. La meilleure assurance de survie d’une plante importée ne repose-t-elle pas sur sa soustraction aux éléments climatiques naturels ? La modernité de la serre tient alors autant à sa structure qu’au milieu artificiel qu’elle parvient à contrôler en assurant une maîtrise climatique de la lumière, de la température et de l’humidité de l’air, de la ventilation. La serre consiste fondamentalement en un jardin couvert, c’est-à-dire la conjonction magique d’un symbole et d’une fable, de l’image du paradis et du mythe de la protection. Les serres conservatoires et les jardins d’hiver présentent un nouveau modèle de la domination des hommes sur la nature, à la fois symbolique et technique. Ils annoncent une vision dynamique et énergétique du milieu et non plus hyperstatique et structurelle, et assurent la possibilité d’un établissement humain plus mobile, quoique plus fragile aussi. Les serres deviennent les réceptacles de beaucoup d’innovations technologiques et de trouvailles pratiques. Des dispositifs automatiques contrôlent un microclimat en jouant sur la ventilation et en provoquant des pluies fines, l’eau de pluie étant évacuée dans la structure de fonte porteuse, récupérée dans des citernes et réutilisée pour l’arrosage des plantes. Dès 1830, la chaleur ponctuelle et rayonnante des calorifères se combine avec la chaleur diffuse des tuyaux de chauffage par thermosiphon, à l’origine de notre chauffage central ; et bientôt les premiers thermostats sont utilisés. Le jardinier paysagiste John Claudius Loudon est un pionnier, comme le démontre Philippe Gresset8. Il développe le principe des serres à structures curvilignes dont les vitrages adoptent des profils en quart de cercle ou en parabole permettant un échauffement plus important, qu’il

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s’agit de contrôler tout en maintenant une humidité constante. Dès le début du xixe siècle, ce même John Claudius Loudon pense la maison en termes de contrôle technologique du milieu, veillant à sa salubrité à partir du chauffage, de la lumière naturelle ou artificielle et de la ventilation. Il conçoit une maison qui fonctionne comme une machine distributrice d’énergies : le projet d’un cottage modèle pour travailleur rural. En 1838, il procède à une généralisation des principes des serres dans le domaine de l’habitation9. Si ces leçons d’« architecture climatique » seront en partie explorées dans l’architecture coloniale et tropicale, elles sont pour une large part oubliées par les architectes du xxe siècle dans les pays tempérés. L’utilisation du verre est justifiée au début du xxe siècle par l’architecture moderne au nom d’une théorie qui privilégie davantage les matériaux, les structures, leur allégement et la transparence. L’esthétique abstraite et minimaliste de cette architecture de verre se fait au détriment du contrôle technologique des milieux et des ambiances. Le Mouvement moderne asservi à l’orthodoxie avant-gardiste serait imperméable à une éthique écologique. Cependant, une nouvelle relation au climat s’élabore au fur et à mesure que les villes du xixe siècle se développent et que leurs conditions d’hygiène se dégradent. Des recherches sur l’amélioration des conditions hospitalières conduisent un médecin américain, John Gorrie, à inventer une machine à produire des effets de refroidissement. Dans les années 1830, en Floride, on assiste ainsi à la première tentative de construction d’un climatiseur pour assurer le refroidissement des chambres d’hôpital des patients atteints de paludisme. Mais c’est l’ingénieur américain Willis H. Carrier qui invente en 1902 le premier dispositif moderne de climatisation. Désormais, ces machines équipent les bâtiments industriels 18


tels que les imprimeries, les usines de textile ou de fabrication de produits pharmaceutiques, et quelques hôpitaux. La première maison à air conditionné est construite à Minneapolis en 1914. À partir des années 1920, les climatiseurs se perfectionnent avec des niveaux d’humidité réglables. Ils sont désormais installés dans les immeubles de bureaux, les grands magasins et les voitures de chemin de fer10. Avec les avancées des théories microbiennes, l’exposition au soleil et le vent apparaissent comme des procédés prophylactiques contre diverses maladies. L’air et le soleil sont valorisés à l’extrême. Objet d’une véritable religion, l’air est devenu « le premier aliment dont vit l’habitant », « le remède suprême ». Le soleil représente la santé, la force, la vie. Le concours de la Fondation Rothschild en 1905 à Paris joue le rôle de catalyseur, liant les problèmes de santé publique, l’habitat de masse et l’urbanisme moderne. L’architecte Augustin Rey, devenu au début des années 1910 l’un des meilleurs spécialistes français des questions d’hygiène, prend en compte des conditions climatologiques. Il en fait des éléments incontournables afin de lutter contre la tuberculose. Beaucoup de ses schémas montrent les dispositifs qui permettent à toutes les parois de recevoir les rayons du soleil et les courants d’air. L’architecte doit aménager la pénétration de ces éléments naturels à l’intérieur des bâtiments et des cours. Il s’agit de rendre à la rue sa vocation de « réservoir d’air et de lumière ». Chaque appartement doit pouvoir prendre un véritable bain de soleil durant quelques heures de la journée, écrit Rey11. Après la fureur héliotropique des trente premières années du xxe siècle, où le sanatorium devient le prototype du bâtiment moderne, constituant un modèle et une référence pour l’architecture du logement social mais aussi pour l’architecture du tourisme, les progrès de la médecine relativisent cette vision. Jusque dans les années 1950, l’hygiénisme du siècle dernier plonge les architectures

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du Mouvement moderne dans un climat méditerranéen idéalisé, bien tempéré et aseptisé. Cultures traditionnelles et rétroactions climatiques

Cette considération d’un climat constant et éternellement mesuré change à partir des années 1950, au moment où les architectes se saisissent des cultures traditionnelles et les théorisent. Le Corbusier lui-même veut apprendre de l’Inde et de l’architecture locale pour construire la ville de Chandigarh. Il s’appuie pour cela sur les recherches climatiques de ses collaborateurs Jane Drew et Maxwell Fry. On note dans les écrits de Le Corbusier que la chaleur et le climat l’ont impressionné et qu’il a tout d’abord voulu savoir comment le mode de vie traditionnel répondait à un besoin vital de fraîcheur. Pour « venir à bout » de ce climat qui le préoccupe tant, Le Corbusier met au point un outil curieux et original : la grille climatique12. C’est un moyen matériel de visualisation permettant d’énumérer, de coordonner et d’analyser les données climatiques. Y sont notés la température de l’air, le degré d’hygrométrie, la pluviométrie, les mouvements de l’air (vents), une ligne concernant même le rayonnement thermique des objets !
Chaque case représente donc un état du climat local à une heure donnée. Le Corbusier soutient que même « la lecture de la grille révèle les points critiques, là où l’homme souffre ». Il s’agit ensuite « de réaliser par des dispositifs architecturaux les conditions capables d’assurer le bien-être et le confort ». Le plan d’arborisation et les références à une architecture vernaculaire rendent réellement efficaces ces dispositifs. Dans les années 1950, les architectes du Team X ont aussi été également très sensibles à des cultures exotiques et à leur climat. Influencés par le

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travail des anthropologues et des structuralistes, Aldo van Eyck s’oriente vers l’architecture des Dogons au Mali et des Pueblo au NouveauMexique, Candilis vers la casbah au Maroc, Erskine s’intéresse aux Lapons. Ces architectes quittent l’Antiquité et la médina aseptisée du Mouvement moderne pour un local non universel. Bernard Rudofsky, comme le rappelle Dominique Rouillard, en fait aussi l’éloge en 1964, avec l’exposition au MoMA « Architecture sans architectes », célébrant les leçons d’intelligence, d’inventivité et d’adaptation aux milieux de ces architectures13. On pourrait aussi évoquer l’architecte Hassan Fathy, qui décrit et codifie des procédés anciens et raffinés utilisés dans certaines demeures du Caire pour atténuer les effets du climat de la Haute Égypte, chaud et aride avec ses grandes variations de température, entre le jour et la nuit. Des constructions en brique de boue, organisées autour d’une cours et dotées de dispositifs spécifiques (les malkafs), bénéficient ainsi d’une circulation d’air à l’intérieur. Il s’agit pour ces architectes, soit de tirer des leçons des architectures vernaculaires, soit d’interroger les possibilités d’émergence d’une culture de la modernité dans des pays à forte tradition culturelle. Cette capacité à comprendre l’autre, et à saisir dans cette tradition les conditions de fabrication d’une architecture contemporaine, se lit aisément dans les recherches menées sur le climat, les modes de vie ou l’utilisation de technologies traditionnelles, a contrario des États-Unis qui voient, dans les années 1950, une diffusion généralisée de la climatisation. Fuller, Climatron, Cloud Structures et autres architectures de l’air

Mais s’il est un homme qui, par ses recherches, incarne l’intérêt porté par les ingénieurs et architectes du xxe siècle aux questions climatiques, il

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s’agit bien de Richard Buckminster Fuller. Felicity D. Scott, Antoine Picon et Domique Rouillard en explorent les contours14. Ses recherches des années 1920-1930, regroupées par Fuller sous le sigle « 4-D » avant d’être rebaptisées Dymaxion, participent déjà d’un intérêt pour les questions climatiques. Il en est ainsi de la maison Dymaxion de 1927, matérialisation de la vraie machine à habiter, conçue pour un mode de vie futuriste, pour la vie « éternellement » nouvelle du « citoyen du monde ». Ce projet contient tous les services de contrôle du recyclage de l’eau, de l’élimination des déchets, de l’exploitation de l’énergie solaire, de la climatisation. Fuller, qui réalise un prototype en 19461947, ne construit pas un espace au sens moderniste du terme, mais une machine qui saisit des masses d’air à partir d’un capteur rotatif et recycle l’air mécaniquement afin de créer un microclimat. Porté par l’optimisme technologique de son temps, Fuller élargira cette réflexion à l’échelle de la planète, avec la conception de ses dômes géodésiques. Macrocosme et microcosme relèvent à ses yeux des mêmes principes. La climatisation mécanisée, sur laquelle se fonde une partie de l’esthétique des machines fullériennes, va faire place à une autoclimatisation. On passe d’objets mécaniques produisant une ambiance climatisée à des dômes où l’ambiance devient un environnement. La fascination pour la machine et le machinisme est remplacée par celle d’une gestion systémique des ressources de la planète. Le dôme transparent supprime les murs en conservant à l’intérieur la technologie, la structure et le confort. Fuller fait du contrôle de l’air l’objet même de la recherche structurale, l’architecture devient comme une masse d’air informe retenue sous un dôme. Le dôme est conçu par Fuller comme une « valve environnementale ». Des projets aux dimensions très importantes sont étudiés comme Tetrahedron City, les Cloud Structures, le Climatron ou le

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projet d’une coupole de trois kilomètres et demi de diamètre pour Manhattan. Ils sont autant d’inventions et de termes qui témoignent de la fascination pour des mégastructures climatiques. Chez Fuller, le but est de transformer toute la surface du globe en territoire habitable pour une meilleure répartition des populations. La climatisation cherche à contrer les situations d’exception. La question de l’air devient la principale préoccupation de Fuller à la place de la question de l’espace. L’artiste Yves Klein et l’architecte Werner Ruhnau, à la fin des années 1950, sont tout aussi certains que l’architecture est sur le chemin de l’immatérialisation des villes. Les constructions-tentes de l’Allemand Frei Otto constituent des exemples convaincants. Pour Klein, il faut utiliser l’air, les gaz et le son comme éléments d’architecture. Cet artiste propose en 1958 une « Architecture de l’air », un toit d’air et une « Climatisation de l’espace ». Une climatisation des grands espaces géographiques par l’emploi des énergies élémentaires (eau, air, feu), ainsi qu’un changement des conditions météorologiques conçu comme une modification des régimes des vents et des courants marins. Pour l’artiste, l’architecture et l’urbanisme de l’air ne sont déjà plus des utopies, des projets de réalisation effective étant à l’étude. Quant à la climatisation de l’espace, Yves Klein prend pour exemple le gigantesque incendie d’un puits de pétrole au Sahara, qui aurait généré des pluies. Cette climatisation de l’espace à la surface de la Terre serait riche de conséquences pour l’humanité. Le plasticien prévoit l’avènement d’une société nouvelle, avec de profondes métamorphoses dans sa condition, comme la disparition de l’intimité personnelle et familiale15. Qui contrôlera le climat demain ? Pourronsnous contrôler le climat sous lequel on vit ? Telles étaient les question dans les années 1950-1960, comme le rappelle Dominique Rouillard, elles sont aujourd’hui d’actualité.

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Eden technologique et/ou retour à la nature

À l’articulation des années 1950-1960, les architectes radicaux ont élaboré un certain nombre de projets utopiques autour de la question des mégastructures à l’échelle du territoire. Évoqués par Dominique Rouillard, ces projets se proposent comme une solution totale pour régler les problèmes architecturaux et urbains, en protégeant la ville existante tout en faisant de la géographie. La mégastructure enjambe les territoires et les cités. Imperméable aux effets de la météorologie, elle crée son propre climat intérieur. Ce raisonnement est présent dans tous les projets de mégastructures, qu’il s’agisse de ceux de Yona Friedman ou de Constant par exemple. Dans la Nouvelle Babylone de Constant, qui construit en l’air ce qui est censé ne pas fonctionner au sol, la climatisation urbaine amène à redéfinir le domaine public, transformé en un intérieur utilisable par chacun. Des appareils viennent réguler l’intensité de la lumière, la température, l’humidité de l’air, la ventilation. Chacun a la possibilité de modifier son microclimat, d’en inventer de nouveaux, de changer de saison. De « participer au grand jeu ». Le climat « devient un élément important dans le jeu des ambiances ». Cette climatisation modifie profondément les paradigmes architecturaux traditionnels, les relations entre dehors et dedans, entre public et privé. Tout devient un intérieur, la climatisation augmente les choix des affectations des espaces uniformément protégés. L’ambiance, créée à volonté, constitue la réelle demeure éphémère du Babylonien. L’ambiance remplace l’espace. Dès lors que la mégastructure et son enveloppe climatique agissent directement sur le climat, elles se libèrent de l’architecture. Cette démarche caractérise une pensée utopique et énergétique partagée par beaucoup d’ingénieurs dans la grande tradition

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saint-simonienne : la libération de l’homme à travers la maîtrise des forces prodigieuses de la nature. C’est l’idée commune aujourd’hui que l’utilisation continue des énergies renouvelables – vent, soleil – provoquera une régulation du climat et des saisons. Ce rêve poussé jusqu’au bout conduit à la disparition des structures. Le campement technologisé en plein air gagne l’imaginaire d’une génération qui vit les grands rassemblements hippies. On assiste alors à la rencontre entre la technologie et la nature. On le trouve chez Yona Friedman mais aussi chez Reyner Banham, Superstudio ou chez Frei Otto. Ce dernier imagine que « le jour viendra où nous saurons nous passer de matériaux de construction ». La disparition de toute construction suggère l’eden retrouvé grâce à l’avènement d’une technologie performante. La nudité devient la représentation de la condition d’existence de cette architecture de l’air. La suppression de l’imprévu météorologique, au même titre que les autres éléments de conditionnement de la vie sociale, autoriserait toutes les activités et les créations d’abondance. Ainsi Banham, dans « Home is not a house », article illustré par Dallegret, s’est fait représenter nu dans l’architecture de l’absence qu’il prône, une bulle d’air transparente. Un climat interne sans architecture. On assiste à un aplatissement de l’architecture, à sa réduction à une enveloppe ou bien même à une simple surface. C’est ce que proposent Superstudio, avec sa supersurface de branchement – des corps nus, des montagnes allégoriques en fond de figure –, ou bien Archizoom avec des surfaces sensorielles dans des espaces intérieurs climatisés. Ces architectes poursuivent finalement un topique qui lie le climat et l’ambiance au psychisme de l’individu. La spontanéité de l’être sera d’autant plus favorisée que l’imprévisibilité climatique aura été éradiquée.

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L’historien et critique Reyner Banham énonce une sorte de parabole dans l’introduction de The Architecture of the Well-Tempered Environment (1969) de ce que peut être l’architecture.Virginie Lefebvre et Christophe Berdaguer ont évoqué chacun cette histoire16. Celle de bons sauvages qui, à partir de bois magiquement disponibles, disposent fondamentalement de deux méthodes pour installer un campement provisoire : soit construire un abri contre le vent et la pluie, soit se rassembler autour d’un feu, autour d’un foyer. Banham instruit par là une distinction fondamentale entre, d’une part la solution structurelle de l’abri – une tente ou une cabane – et d’autre part la solution énergétique – un feu pour maîtriser l’environnement et construire rationnellement un milieu euphorique. Ce récit fait bien évidemment écho aussi au mouvement hippie et à la contre-culture apparue dans les années 1960 aux États-Unis. Comme l’évoque Felicity D. Scott, ce mouvement traduisait le ressenti d’une jeunesse qui ne se reconnaît plus dans la société de consommation édifiée par la génération de ses parents au sortir de la guerre. De nouvelles valeurs voient le jour, comme le retour à la nature, l’autosuffisance alimentaire et énergétique. Des communautés rurales et de coopératives émergent, faisant de la lutte contre la pollution et de l’écologie leur credo. L’utilisation des énergies renouvelables et du recyclage est encouragée par Stewart Brand dans sa revue Whole Earth Catalog. L’idée que la Terre serait comme un vaste organisme dynamique et équilibré, s’autorégulant et favorisant le développement de la vie, se répand. Elle trouve sous la plume de James Lovelock une hypothèse théorique, Gaïa. Même si elle se voit régulièrement contestée, les scientifiques et les mouvements de la contre-culture des années 1970 ont fait prendre conscience aux personnalités politiques de ce monde des fragiles équilibres sur lesquels repose la planète.

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Il en découle une série de rapports et de réunions pas toujours suivis d’effets. En 1972, sort le premier rapport du Club de Rome, « The Limit of Growth », dit « rapport Meadows » qui remet en question la valeur du progrès économique à l’apogée des Trente Glorieuses. Le concept d’Europe Zéro Croissance en a dérivé. C’est le début d’une prise de conscience d’une pénurie prévisible des sources énergétiques et des conséquences du développement industriel sur l’environnement. La conférence des Nations unies sur l’environnement, réunie à Stockholm du 5 au 16 juin 1972, examine la nécessité d’adopter une conception et des principes communs qui inspireront et guideront les efforts des peuples du monde en vue de préserver et d’améliorer l’environnement. Le premier choc pétrolier de 1973 provoque une crise économique globale et pose principalement aux pays occidentaux la question de leur dépendance au pétrole et, en général, de notre rapport aux ressources naturelles. En 1987, le rapport Brundtland, « Notre avenir à tous », publié par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement des Nations unies, définit la politique nécessaire pour parvenir à un développement soutenable. C’est à partir de ce rapport que la notion de développement durable se répand dans le monde entier. Initié en 1995, le protocole de Kyoto vise la réduction des émissions de gaz à effet de serre dans le cadre de la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. Signé en 1997 et entré en vigueur en 2005, il n’est que très partiellement appliqué. En 2006, le rapport de Nicholas Stern est le premier rapport rédigé par un économiste qui expose les coûts du réchauffement climatique sur l’économie mondiale. Dans cette course contre la montre, le documentaire d’Al Gore (réalisé par David Guggenheim), An Inconvenient Truth (Une vérité qui dérange), présenté entre autres au Festival de Cannes de 2006, montre les effets

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dramatiques du réchauffement climatique sur la planète. Cet engagement vaut à l’ancien vice-président des États-Unis, avec le Giec, le prix Nobel de la paix en 2007. Il consacre également une généralisation d’événements médiatiques susceptibles de sensibiliser les populations et de les mettre au défi du changement climatique. Les conseillers en communication et marketing sont invités à collaborer, les architectes sont mis à contribution. Les architectes face au risque climatique

Désormais, il ne s’agit plus de suggérer ou de concevoir un éden retrouvé mais d’éviter le Déluge. Il ne s’agit plus de changer le monde mais de le sauver. La société post industrielle est devenue celle du risque mesuré. Winy Maas et MVRDV ne font pas autrement lorsqu’ils conçoivent des maisons inondables pour La Nouvelle-Orléans, étudient les conséquences de la montée des eaux en Hollande, ou développent des projets pour Rotterdam et sa région, comme celui des réserves du musée Boijmans Van Beuningen, projet ludique et reconversion d’une non-forme de Superstudio. Le risque climatique n’est plus une menace extérieure ou lointaine, mais bien un élément constitutif de la société post-industrielle. Pour MVRDV, il importe d’en donner une représentation afin d’alerter la société, par exemple en faisant la scénographie et la maîtrise d’œuvre de l’exposition « Climax »17. L’enjeu de cette présentation était plus de « faire éprouver au visiteur un choc climatique » (sic) pour activer sa prise de conscience que de délivrer un message scientifique rigoureux. Les dispositifs étaient simples mais multiples : un film, un simulateur, des propos d’experts. Avec le simulateur inspiré des modèles utilisés par les climatologues, dit climatizer, le visiteur jouait à être le pilote du

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monde. Un globe terrestre en 3D réagit en temps réel aux décisions qui agissent géographiquement sur les principaux domaines responsables de l’augmentation des gaz à effet de serre. En imprimant une torsion aux faits ou aux informations afin de les présenter sous un angle favorable, les spin architects essayent donc de diriger l’opinion en lui fournissant slogans, révélations et images susceptibles de l’influencer, en mettant en scène les événements qui la réorienteront dans le sens souhaité. MVRDV se place également en médiateur, entre l’expert et l’homme de la rue, en développant une série de stratégies visuelles, iconographiques et projectuelles proches de la propagande18. Avec « Climax », il s’agissait pour les architectes hollandais de créer une position active dans un cadre muséal scientifique. Cette fiction interactive ne va pas sans nous rappeler le World Game de Fuller, homme-clé dans la migration des notions de simulation et de contrôle dans le domaine de l’architecture, comme l’ont noté Antoine Picon et Felicity D. Scott. Le World Game était un outil qui devait faciliter une approche globale d’anticipation, une approche scientifique de la conception aux problèmes du monde, le monde étant devenu l’unité pertinente, selon Fuller, pour s’attaquer aux problèmes d’énergie. Un jeu enfin, parce que Fuller le voulait accessible à tous, pas seulement à une élite dans la structure des pouvoirs. La référence au World Game de Buckminster Fuller est clairement revendiquée par Rem Koolhaas lorsque OMA / AMO est amenée à réfléchir sur les nouvelles énergies propres en mer du Nord ou lorsque AMO travaille pour le WWF sur un rapport mondial sur l’énergie. L’objectif du rapport est d’inciter les gouvernements et les entreprises à comprendre les défis associés à la disparition des énergies fossiles d’ici 2050. Il s’agit d’établir un réseau d’énergie sur les territoires européens.

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Le projet, mis en scène par un clip vidéo, repose sur un système de réciprocité alimenté et renforcé entre politiques et industriels, et par des prises de position locales, le soutien et la participation populaires. Quel futur pour l’architecture ?

Ambiances ou formes, climat contre architecture, la question posée par Banham reste d’actualité, d’autant plus si l’on considère l’avalanche de règlements, certifications et autres labels réduisant encore un peu plus la liberté de l’architecte au détriment d’une technocratie marchande envahissante en France. Va-t-on vers une dématérialisation de l’architecture ? Poser la question du climat en architecture se ferait-elle au détriment de la forme ? Nous serions tentés, pour faire court, d’opposer aux scénarios macrofictionnels et génériques du réchauffement climatique de « Climax » par MVRDV ou de « Eneropa » de Rem Koolhaas, les fictions microclimatiques et topiques de l’architecte suisse Philippe Rahm. Non pour épuiser par ces deux bornes le sujet mais, au contraire, pour suggérer l’ampleur des recherches à mener. La démarche « météorologique » de Philippe Rahm est certainement parmi les plus stimulantes recherches sur le sujet climatique. Il souhaite dépasser des impératifs fonctionnels hérités de la modernité, ou bien les impératifs narratifs de la post modernité19. L’architecte souhaite libérer l’espace architectural de la fonction en envisageant l’ensemble de la maison comme une atmosphère climatique. L’espace intérieur devient une géographie physique dans laquelle est laissée libre l’interprétation fonctionnelle de l’espace. Pour Rahm, l’architecture devient météorologique : form and function follow climate. Aussi les éléments

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principaux de l’architecture sont-ils remplacés par la vapeur, la chaleur, l’air, la lumière, les facteurs environnementaux et climatiques devenant les forces agissantes du projet. L’architecture devient mouvement d’air, dépression thermique. La diversité des atmosphères suggère les usages, les fonctions, les programmes… On voit là tous les liens qui rapprochent Rahm de Berdaguer  &  Péjus. Pour fonctionner, ces architectures s’appuient la plupart du temps sur des programmes informatiques de modélisation thermique analysant et contrôlant les répartitions et les variations. Elles mettent en œuvre des technologies sophistiquées. Pour Rahm, l’ordinateur n’est pas qu’une machine à figurer quelques images simplistes, c’est une machine qui permet de voir et plus généralement de percevoir et de contrôler des champs, des gradients et des flux. Par l’ordinateur, l’architecture se trouve en quelque sorte produite en même temps que son environnement et en interaction constante avec lui. L’ordinateur, comme l’a évoqué Antoine Picon, rend quasiment impossible la séparation entre objet architectural et milieu, entre objet architectural et ambiance. Les propositions de Philippe Rahm explorent les conséquences concrètes de ce type d’approche et se dessinent dans l’immatériel, l’aérien, l’invisible. Mais quel monde social Rahm souhaite-t-il obtenir avec ses constructions thermodynamiques ? Quelle relation à l’autre envisage-t-il ? Quelle relation à la collectivité ? Ces questions restent posées. Ce dont on peut être sûr, c’est que l’architecte suisse s’oppose à la pensée normative et d’homogénéisation climatique de l’architecture actuelle. Car aujourd’hui, le réchauffement climatique amène à réduire les dépenses d’énergie et à diminuer l’émission de gaz à effet de serre en rendant les espaces bâtis de plus en plus étanches et isolés du monde des variations climatiques extérieures. Le principe d’un immeuble à énergie passive dont

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l’archétype, comme le rappelle Pascal Gontier, repose sur une enveloppe sur-isolée en ossature et en bardage bois, des éléments portés de façon indépendante, des ventilations double flux, ainsi qu’une structure en béton autonome qui offre aux appartements l’inertie thermique nécessaire. Des panneaux solaires et une gestion des eaux usées et de pluie complètent le tableau20. Voilà l’alpha et l’oméga de la construction passive. Si l’on ajoute à cela les contraintes urbaines, les orientations solaires imposées, la traque des « fuites d’air », ce type de construction devient vite un véritable casse-tête dont la résolution se fait souvent au détriment de ce qu’on nomme l’architecture. Il existe une véritable rupture entre climat extérieur et intérieur, qui ne cessera de s’accentuer dans les années à venir. Paradoxalement, l’espace architectural contemporain est hors des rythmes de la nature. La technique contemporaine extrait l’homme de ses conditions naturelles climatiques, géographiques, temporelles et astronomiques. C’est tout ce que rejettent Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, pour qui la question du climat et des ambiances est primordiale dans la conception des projets. Jean-Philippe Vassal, dont le père était par ailleurs météorologue, avoue être fasciné par les éléments atmosphériques tels que la course des nuages, leurs formes changeantes et les mouvements d’air21. Aussi pour ces architectes, les bâtiments devraient-ils être tout l’inverse de ce que produisent les normes contemporaines d’isolation aboutissant à séparer les mondes extérieur et intérieur par des parevapeur, des façades étanches et autres lames d’air. Il faut remettre en question en même temps ces procédés d’isolation que la séparation spatiale et humaine. Pour Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, les architectures devraient mettre en œuvre des systèmes extrêmement poreux, des dispositifs d’échanges, où l’air passe du dedans au dehors,

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des systèmes où l’on peut se soumettre au vent, sentir l’air sur la peau. La question de l’échange est présentée comme essentielle aussi bien physiologiquement que socialement. Voilà plusieurs années que les deux architectes projettent et expérimentent cette architecture capable d’établir du lien. Depuis la maison Latapie, l’emploi des serres, objets ready-made pour l’horticulture, leur permet de construire avec économie un maximum d’espace avec un minimum de matière. Les serres les ont amenés à envisager la question du climat de façon plus optimiste, en utilisant le climat ambiant qu’elles régulent, transforment, utilisent et adaptent. Ces constructions non chauffées artificiellement, que les architectes imaginaient dans un premier temps remplies de palmiers, de ficus, de bougainvillées, sont devenues des espaces appropriés, des pièces à vivre à part entière avec un mobilier. En termes d’occupation, elles sont devenues les pièces les plus utilisées d’une maison. C’est ce système dans lequel la mobilité de l’habitant est poussée au maximum, profitant au mieux des conditions climatiques, des saisons, des jours où il fait beau, des jours où il fait frais, qui permet d’adapter de façon fine, par des systèmes et des dispositifs simples, le climat de l’habitant. En associant ces deux types d’espaces, l’habitant se trouve au cœur d’un dispositif qui n’est en rien une machine technologique mais plutôt un système habitable formé de choses simples, de coulissants que l’on ouvre, de stores que l’on baisse. Si la serre est équipée d’un certain nombre d’instruments de mesure du type anémomètre ou sonde, afin d’éviter les problèmes de surchauffe, l’habitant reste l’acteur et le moteur des conditions de son propre climat, selon son humeur, son caractère. Pour Lacaton  & Vassal, la notion bien comprise de climat ouvre un monde foisonnant de formes et d’appropriations multiples.

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On réalise alors à quel point la réflexion de Philippe Rahm et l’œuvre construite de Lacaton  & Vassal, parmi bien d’autres architectes, ouvrent un champ de recherche allant de la pensée du projet climatique aux matériaux et à leurs mises en œuvre singulières, en passant aussi bien par les hautes technologies performantes que les technologies traditionnelles ou vernaculaires toujours précieuses. Dans ce rapport entre high-tech et low-tech, il ne s’agit plus de renouveler le langage architectural comme à l’époque de l’architecture moderne ou post moderne, mais de répondre intelligemment par une pensée buissonnière et des « bricolages savants » aux grands défis climatiques de ce siècle. Dans la tradition de Frei Otto, l’architecte ingénieur Werner Sobek reprend la direction du fameux Institut für Leichtbau Entwerfen und Konstruktion à Stuttgart. Il entend la question écologique tout d’abord comme un allégement du poids de l’architecture22. Car Sobek, originaire de la région souabe connue pour son économie envers les ressources, insiste sur le fait que même des bâtiments conçus avec des matériaux apparemment durables comme la pierre ou le béton seront démolis un jour23. Puisque les déchets du domaine de la construction représentent la grande majorité des déchets mondiaux, l’architecte aurait aujourd’hui, selon Sobek, la responsabilité de penser le processus de démontage et de recyclage au moment où il conçoit l’architecture. Son concept de Triple Zéro inclut ainsi – à côté d’une réduction à zéro des émissions de CO2 et de l’apport énergétique d’origine fossile – une réduction radicale des déchets liés à l’architecture. Sa propre maison, premier exemple pour ce concept, est ainsi entièrement préfabriquée, montée à sec sur le terrain, sans soudure, sans colle ou autres produits chimiques, et donc complètement recyclable. Même si une connotation péjorative accompagne le courant high-tech 34


des années 1970 et 1980 dans l’histoire de l’architecture, une de ses idées majeures, provenant de l’univers de Fuller et de Prouvé, consiste à optimiser la production industrielle de l’architecture afin de réactualiser, selon des paramètres climatiques, le rêve moderniste de l’amélioration de l’habitat pour les masses. Cette idée est reprise par Werner Sobek afin d’épargner les ressources naturelles ainsi que par l’architecte berlinois Matthias Sauerbruch24. Ce dernier investit toute son énergie dans l’élaboration de prototypes d’éléments de façades ultra-performantes au niveau énergétique afin de maîtriser l’échange entre les climats externe et interne de ses projets, mais aussi pour allouer une grande partie du budget à la réalisation d’espaces de sociabilité, ce qui fait partie d’une approche intégrale de l’architecture soutenable. Sa tour GSW à Berlin présente ainsi la première façade à double peau – évitant l’installation d’une climatisation – et son dessin généreux du niveau sur rue a généré une forte interaction entre les espaces privés et publics. Quant à sa tour pour une banque à Francfort, les éléments de façade ont été conçus afin de capter au maximum le vent, qui est rediffusé selon un système sophistiqué dans les bureaux pour leur ventilation naturelle. Des architectes comme Matthias Sauerbruch et Werner Sobek affirment d’ailleurs, comme l’ont fait avant eux Vitruve ou Le Corbusier, que leur première action en tant que concepteur consiste à utiliser – dorénavant grâce à des outils numériques très performants – les mouvements du vent sur un site d’intervention. Leurs projets ergonomiques se protègent et, en même temps, se servent des potentiels énergétiques du vent, mais aussi des autres ressources naturelles comme l’eau ou le soleil. Contrairement au courant high-tech, l’expression de la technologie ne devient pas un style pour cette nouvelle génération d’architectes ingénieurs. Sobek, à la tête d’une équipe pluridisciplinaire de chercheurs en matériaux

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innovants, d’ingénieurs d’aviation, de designers, d’architectes, d’ingénieurs structure, s’inscrit en fin de compte dans le minimalisme formel de Mies van der Rohe, tandis que Sauerbruch réintègre l’ornementation par son travail poussé sur la coloration des façades.Malgré la difficulté d’en saisir une nouvelle approche formelle partagée, la question subsiste : lorsqu’on enlève le vert des plans d’architectes et des images d’aujourd’hui, le changement de paradigme du développement durable nous mène-til vers un nouveau style international dont la déclinaison régionale se fera uniquement selon les conditions climatiques ? La mondialisation, qui accélère la circulation aussi bien des hommes que des matériaux de construction, continuera-t-elle à empêcher dans l’avenir un usage plus local des matériaux, qui diminue pourtant considérablement l’énergie grise des constructions mondiales, nécessaire à la réduction indispensable des émissions de CO2 ? L’usage de matériaux légers et recyclables va-t-il bientôt dominer l’architecture en raison du fait, comme l’affirme Sobek, que les émissions annuelles de CO2 dues à la production du ciment sont plus importantes que celles générées par le trafic aérien mondial ? Un des arguments les plus importants pour justifier l’utilisation du bois dans la construction est de réduire et stocker le CO2 de l’atmosphère. Comme le démontre Hermann Kaufmann, le bois est un matériau porteur d’espoir s’il est disponible dans la région où l’on construit. Parce qu’il est produit par l’énergie solaire, parce qu’il s’élimine bien, parce qu’il est recyclable et qu’il nécessite peu d’énergie pour sa mise en œuvre25. À ces questions matérielles et architecturales s’ajoutent celles concernant la ville et les territoires, qui restent les autres grands défis de ce siècle, comme l’évoquent à travers leurs projets les architectes de BAUART en Suisse ou Pascal Gontier pour le concours d’un quartier de dix-

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sept kilomètres carrés au sud de Wuhan, en Chine26. Plus que jamais, les problèmes provoqués par un bouleversement global du climat, avec les effets en chaîne qui s’ensuivraient sur les êtres vivants, les milieux et l’humanité, ne peuvent s’envisager de manière isolée et dans le seul domaine de l’espace même de l’architecte. L’objectif de notre démarche était donc d’accorder également une tribune à des enjeux plus fondamentaux, politiques, éthiques, philosophiques et économiques. Ce qu’ont fait dans leur ensemble tous les intervenants, et plus particulièrement l’économiste Yann Moulier Boutang27. Dans son exposé traitant de la crise bancaire et financière de l’automne 2008, il interroge la nouvelle économie virtuelle. En reprenant les principes de pollinisation des abeilles comme métaphore, il expose la dynamique des externalités positives potentielles – concept désignant les situations dans lesquelles un acteur est favorisé par l’action de tiers sans qu’il ait à payer – que la crise recèle et analyse les marges que celles-ci supposent. Déplacée dans la sphère de la pollinisation humaine, son analyse du capitalisme cognitif nous aide à comprendre la nature des richesses générées par la finance de marché ; celle dont l’apparente monstruosité nous empêche de voir comment nous pourrions utiliser son pouvoir afin de créer de la liquidité pour le triple new deal qui nous attend : social, cognitif et écologique. Il ne fait plus de doute que nous devons nous prémunir aujourd’hui quant aux risques des climats et, suivant un conseil de Peter Sloterdijk, que nous pourrions mieux intégrer en architecture les termes et la prospective de la connaissance des systèmes immunitaires qui font l’intérêt de la biologie depuis la fin du xixe siècle. Et c’est en évoquant Lamarck, un des premiers à utiliser le terme de biologie pour désigner la science qui étudie les êtres vivants, que Gilles Clément introduit la question de résistance28. Parce que Lamarck évoquait un champ d’espérance

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avec le transformisme, à l’inverse de l’évolutionnisme darwinien, Gilles Clément appelle généreusement au changement de l’homme selon le concept du naturaliste français, à son amélioration, à son développement cognitif et poétique. Il faut que cesse l’asservissement de l’homme aux tyrannies du marché, que soient respectés les supports de vie (l’eau, les sols, l’air). Pour cela, il s’agit de dépenser et de consommer moins mais juste, de favoriser les échanges de biens matériels et immatériels, de développer une dynamique du partage. Entre observations et réflexions philosophiques, entre actions politiques et expérimentations menées à chaque fois comme des combats, c’est un projet d’écologie humaniste que propose Gilles Clément, soucieux de préserver et de développer toutes les diversités, qu’elles soient biologiques ou culturelles. Qui d’autre alors que ce « jardinier » (tel qu’il aime se définir) pouvait inaugurer ce cycle Climat(s) ?

Thierry Mandoul, Jac Fol,Virginie Lefebvre architectes et enseignants à l’ensa Paris-Malaquais. Florian Hertweck, architecte et enseignant à l’ensa de Versailles, a enseigné entre 2002 et 2009 à Paris-Malaquais.

NOTES   1.  Joseph Ryckwert, La Maison d’Adam au paradis, Paris, Le Seuil, 1976 - (1972).   2.  Banister Fletcher, « Introduction », A history of architecture… Being a comparative view of the historical styles…, Londres, 1896, p. 1.   3.  Filarète, Traité d’architecture, I, IV, 5, 1465.   4.  Vitruve, De Architectura, Livre II, chap.1 38


5.  Voir sur cette question le très bel article de Mario Carpo, « Il cielo o i venti. Principi ecologici e forma urbana nel De architectura di Vitruvio e nel vitruvianesimo moderno », Intersezioni, Rivista di Storia delle Idee, 13, no1(1993), p. 3-41.   6.  Leon Battista Alberti, De re aedificatoria.   7.  Auguste Choisy, Histoire de l’architecture, 1899.   8.  Conférence de Philippe Gresset, « Effets de serres : effets théoriques », jeudi 11 juin 2009.   9.  John Claudius Loudon, The Suburban Gardener and Villa Companion, 1838. 10.  Voir sur ces questions entre autres : Sze Tsung Leong, « Air Conditioning », in Harvard Guide of Shopping, Taschen, 2001, p. 93-127. 11.  Augustin Rey, La Science des plans de ville, Paris, Meynial, 1921. 12.  Voir le texte « Grille climatique, Chandigarh, Inde, 1950-1965 » de la Fondation Le Corbusier. 13.  Conférence de Dominique Rouillard, « Le climat contre l’architecture », jeudi 2 avril 2009. 14.  Conférences de Felicity D. Scott, « The environmentality game », jeudi 5 mars 2009 ; d’Antoine Picon, « La culture numérique : des objets aux ambiances », jeudi 28 mai 2009 ; de Dominique Rouillard, op.cit. 15.  Sur cette question voir Valéry Didelon, Aire conditionnée, Faces, automne 2006. 16.  Conférences de Virginie Lefebvre, « Reyner Banham ou l’environnement comme question architecturale », jeudi 24 septembre 2009 ; de Christophe Berdaguer, [Berdaguer & Péjus], « Fresh Window », jeudi 19 février 2009. 17.  Exposition « Climax » présentée du 28 octobre 2003 au 29 août 2004. Cité des sciences et de l’industrie, Paris. 18.  Voir Jean-Louis Violeau, « MVRDV : formalisme réaliste et esthétisation généralisée », Parachute, n°117 (dossier « Design »), janvier-mars 2005. 19.  Philippe Rahm, Architecture météorologique, Archibook, Paris, 2009. 20.  Conférence de Pascal Gontier, « Symbiocité », vendredi 20 mars 2009. 21.  Conférence de Jean-Philippe Vassal [Lacaton  & Vassal], « Ambiances et climats », jeudi 22 octobre 2009. 22.  Conférence de Werner Sobek, « High-eco-tech », jeudi 19 novembre 2009. 23.  Le premier parti politique vert dans le monde a été fondé par un très grand nombre de conservateurs souabes et ce n’est pas un hasard si le premier Land allemand vient d’élire son premier ministre-président du Parti vert, Winfried Kretschmann. 24.  Conférence de Matthias Sauerbruch, « Le langage du soutenable ou Beyond green », jeudi 8 octobre 2009. 25.  Conférence de Hermann Kaufmann, « Wood works », 14 mai 2009. 26.  Conférence de Willi Frei, Emmanuel Rey, « Du territoire au détail constructif. Contributions architecturales au développement durable de l’environnement construit », jeudi 5 novembre 2009. 27.  Conférence de Yann Moulier Boutang, « La crise économique en cours, quelles marges d’action pour ceux qui veulent autre chose que moraliser le capitalisme ? », jeudi 12 mars 2009. 28.  Conférence de Gilles Clément, « Les jardins de résistance », vendredi 6 février 2009. 39



Les jardins de résistance

J’ai intitulé cet exposé « Les jardins de résistance » pour des raisons qui correspondent à des choses tout à fait précises dans mon parcours. Je n’aurais sans doute jamais imaginé utiliser ces mots-là, il y a encore quelques années, mais il se trouve que le contexte est devenu assez dur. D’une certaine façon, notre espace de liberté se réduit tous les jours. Cela concerne absolument tous les domaines et aussi toutes les professions, y compris l’humain en général. Nous paysagistes, ou moi jardinier (si je privilégie ce titre, c’est parce que je mets les mains dans la terre, parce que je possède un jardin et aussi parce que je considère que c’est une spécificité du jardinier que de travailler avec le vivant ; je privilégie le vivant), nous rencontrons depuis un certain temps déjà des problèmes inquiétants. Des lois votées récemment nous interdisent des usages, l’usage de certaines semences par exemple. Sans doute êtes-vous au courant qu’il existe des semences homologuées sur catalogue. Ce catalogue, dit officiel, recense toutes sortes d’espèces commercialisées qui sont en réalité détenues par des lobbies. Les semences qui n’y figurent pas sont interdites à la commercialisation, alors qu’elles représentent une diversité précieuse. Aussi, j’axerai tout mon exposé sur cette diversité qui est en péril aujourd’hui sur la planète. C’est d’ailleurs une diversité relative, parfois maintenue de manière artificielle dans l’Histoire, car beaucoup d’espèces sont déjà hybrides, elles ont fait l’objet de sélections 43


au cours des années, afin de résoudre un certain nombre de problèmes cruciaux. Des semences potagères, vivrières, ont été adaptées à des climats singuliers, pour des populations qui avaient l’habitude d’en consommer la production. Aujourd’hui, cela leur est interdit ! À la place, on les contraint à utiliser des semences infertiles, afin de les obliger à en racheter tous les ans. Cela alimente un commerce considérable sur la planète. Quel est le moyen de résister à ce phénomène ? De la même façon qu’il existe un mouvement dit des « Faucheurs volontaires » à propos des organismes génétiquement modifiés, il existe désormais, depuis 2008, un mouvement de « Semeurs volontaires1 » qui consiste justement à multiplier des espèces qui ne sont pas officiellement sur catalogue, des espèces par conséquent interdites. Dans ce cadre, nous avons inauguré avec Noël Mamère, maire de Bègles, les jardins partagés de la ville au mois d’octobre et semé des semences de l’association Kokopelli2, un de ces producteurs-fournisseurs sans cesse inquiétés par la justice parce qu’ils distribuent en dehors de la loi des semences non homologuées. Nous avons fait ces semis et nous attendons le résultat, les plantes vont pousser et les graines vont forcément se multiplier par les plantes qui vont à leur tour en produire d’autres. Elles seront redistribuées. On espère ainsi pouvoir maintenir une diversité menacée. C’est bénévole, c’est surtout gratuit. Je veux dire que cela ne fait pas l’objet d’un marché. Cette affaire-là n’est pas « marchandisable ». Il y a d’autres systèmes de contraintes qui nous amènent à adopter des attitudes de résistance. Mais la résistance peut-elle se définir par rapport à des questions qui seraient trop singulières, techniquement trop « pointues », concernant des métiers comme le nôtre ? Ne se rapporte-t-elle pas plutôt à des prises de position concernant les

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atteintes à la liberté ? Au moment de la dernière élection présidentielle et lorsque le gouvernement actuel a été mis en place par Nicolas Sarkozy, j’ai décidé de ne plus répondre, de ne plus travailler avec les instances officielles gouvernementales. C’est assez compliqué d’ailleurs, parce qu’il existe des projets qui sont financés pour partie par plusieurs instances, dont parfois l’État. Mais je ne veux pas, à aucun moment, cautionner des prises de position clairement exprimées pendant la campagne présidentielle et développées par la suite. De mon point de vue, le Grenelle de l’environnement est une horrible farce, parce qu’il n’a eu pour objectif – désormais atteint – que d’empêcher ou de détruire toute véritable politique de l’écologie pour mettre à la place une problématique de développement (le développement durable évidemment arrive là d’une manière directe). Cela se traduit par des mesures qui sont, peut-on dire « toutes » anti-écologiques. Et la crise, bien entendu, aide cette affaire-là. On ne s’occupera plus du tout des quelques prescriptions bénéfiques qu’a pu prendre le Grenelle. On va finir par faire des autoroutes et relancer la voiture parce que c’est ce que requiert cette fameuse politique de relance, même si c’est absurde évidemment. Je suis donc dans l’opposition la plus totale, depuis la campagne présidentielle, avant même que ne se soit installée, de mon point de vue, cette mécanique mortifère. En ce qui concerne mon métier de paysagiste jardinier à proprement parler, il s’agit de mon rapport au vivant, ma tentative de comprendre le vivant et de travailler avec. Tout cela est une longue histoire. Il y a trente ans, j’ai acheté un terrain dans la Creuse. J’ai pu y construire une maison. Je me suis fait maçon pendant quelque temps. J’ai fait cette maison de mes mains et je viens de réaliser le récit de cette aventure dans un

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livre3. Cela m’a beaucoup intéressé d’utiliser des matériaux, ce qui n’est pas forcément l’habitude des jardiniers. Ces matériaux, venant du terrain, avaient beaucoup de sens. J’ai essayé de faire des choses en rapport avec les économies d’énergie, et pas uniquement pour le jardin. Et il s’est trouvé que j’étais seul maître puisque je n’avais pas de réponse à apporter à un client privé ou public. Je pouvais au fond orienter mes actions comme je l’entendais. J’ai plutôt cherché à observer avant même d’intervenir. Et l’une des choses que j’ai pu observer, c’est que la friche que j’avais devant mes yeux présentait beaucoup d’intérêt. À l’intérieur s’y trouvait une diversité que je connaissais depuis l’enfance, et que je voulais conserver. Aujourd’hui encore, on peut dire que je l’ai assez bien maintenue. Même si j’ai constaté, en faisant un recensement des espèces végétales et des espèces animales, que beaucoup ont disparu, en particulier les insectes. Les insectes figurent parmi les animaux les plus importants d’un point de vue de la bio-indication. Ce sont eux qui peuvent donner des « clés de lecture » sur l’état de santé d’un milieu, la qualité de l’air ou de l’eau et un certain nombre d’autres indices. Les plantes sont également de très bonnes bio-indicatrices. Sur un talus du jardin, toutes sortes de plantes comme des coquelicots, des marguerites, sont venues là sans que je les aie installées. Il se trouve qu’il y avait un arbre, un chêne, qui est tombé lors de la tempête de 1999. Ce chêne, en retournant la terre, a permis à toutes sortes de graines de germer. Elles étaient en attente. Elles ne pouvaient germer à l’ombre de l’arbre. Mon travail a consisté à enlever plutôt qu’à mettre, à dégager la terre pour leur permettre de fleurir. À part une ou deux espèces vivaces, tout est venu tout seul. Comme le montre cette anecdote, à peu près partout existe une richesse potentielle. L’accident a « jardiné » en

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Les jardins de résistance

quelque sorte. Mon travail a consisté à repérer cette situation, puis de faire en sorte que ces plantes se portent au mieux. Le deuxième exemple est une histoire un peu ancienne maintenant. Il s’agit de l’arbre qui tombe : un pommier. Le pommier se couche, je mets une cale. Les racines sont en porte-à-faux, il se fatigue et, à la longue, je finis par supprimer le houppier. Depuis, il y a eu des « réitérations », c’est-à-dire des jeunes pousses qui se développent sur le tronc, à divers endroits. Les scientifiques considèrent aujourd’hui qu’un arbre est un être qui a la capacité de se régénérer indéfiniment. Il se rapproche de façon étrange d’un être « immortel » en « réitérant », en faisant de jeunes arbres à partir de souches, du ligno-tuber ou du tronc, issus des levées de dormances des bourgeons axillaires. J’ai opéré une sélection, il y en avait beaucoup, et j’en ai retenu une seule. Toutes ces réitérations sont considérées comme des êtres à part entière. Et chacune d’elles se ramifie et fabrique encore d’autres êtres. En somme, cela se développe, d’après les scientifiques, comme la colonie d’un massif corallien par exemple. L’arbre n’est plus regardé comme un individu. Pour nous, cela change tout. On ne s’occupera plus d’un arbre comme on s’en occupait auparavant. J’avais fait cela à titre expérimental mais maintenant, j’ai l’explication scientifique. Autre point important : l’économie d’énergie. Il s’agit du vagabondage : que fait-on avec cela ? Prenons par exemple, toujours dans mon jardin, une plante bisannuelle qui a fait des bébés semés à divers endroits. Je les ménage pour qu’ils se développent. Je sais que ces nouvelles plantes vont disparaître quand elles auront fait leurs graines. La grande berce est une plante bisannuelle, une plante à cycle court dont les graines vont se déplacer sur le terrain vers un endroit futur que je ne

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connais pas. Ainsi, elles sont arrivées à un endroit que je n’avais pas prévu. C’était dans un passage. La question était pour moi de savoir si c’est une plante indésirable puisqu’elle est dans un passage ou s’il s’agit d’une plante désirable parce que je la désire ? J’ai décidé qu’elle était désirable. Et à partir de ce jour, toutes les plantes, où qu’elles se placent, sont bonnes. Parce qu’elles avaient changé de lieu, auraient-elles changé de statut ? Il n’y a pas de raison. Donc je l’ai gardée, et comme elle était dans un passage, on est passé sur le côté. J’ai pris pour disposition de changer le chemin de place. Et parce que les plantes sont allées se répandre plus loin et que le jardinier, dans ce mode de jardinage-là, suit le mouvement physique des déplacements des plantes sur le terrain, j’ai appelé cela le « Jardin en mouvement ». Cette technique, qui se résume en somme à faire le plus possible avec et le moins possible contre, je l’ai ensuite reprise un peu partout dans d’autres jardins, y compris dans les espaces publics. Les berces du Caucase sont des plantes à qui je dois beaucoup puisque c’est d’elles que je tiens au fond la naissance du concept du « Jardin en mouvement ». Elles disparaissent et se sèment ailleurs. Un autre système de collaboration, que je n’avais pas prévu au départ, se met en place sur d’anciennes taupinières arasées d’un simple coup de pied. Cela ressemble beaucoup à l’histoire de l’arbre, du chêne qui a retourné la terre. Les graines de certaines espèces qui ne peuvent pas germer dans l’herbe dense, le font sur des sols légèrement retournés. Ce sont des graines souvent associées au labour, les messicoles ; les coquelicots en font partie, mais aussi les bleuets et d’autres espèces, notamment les molènes. Le petit laboureur, c’est ici la taupe. Elle vient réaliser une opération favorable à la multiplication d’une diversité qui, s’il n’y avait pas cet accident, disparaîtrait. Elle perdurerait sous forme de

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La Vallée, l’inflorescence de la grande berce du Caucase avec des cétoines et d’autres coléoptères. 49


La Vallée, la couleuvre Zamenis dite « couleuvre verte et jaune ».


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graines probablement, mais on ne la verrait pas apparaître. La taupe est un assistant ou un collaborateur du jardinage dans le cadre du « Jardin en mouvement ». On ne sait jamais quand les plantes vagabondes viennent. Elles sont imprévisibles. Je fais des expérimentations aussi sur des non-sols, des lieux sans substrats, sur des rochers par exemple. Il existe des espèces qui peuvent y pousser. C’est ce qu’on appelle les saxicoles, les plantes des rochers. Elles sont frugales. Surtout, elles sont porteuses de nombreuses informations pour les jardiniers et les paysagistes recherchant des plantes qui demandent peu de nourriture en présence de substrats pollués, ou dans des aires désertiques, ou encore parce que la nourriture n’existe pas, faute d’argent. Donc, mon jardin ressemble un peu à quelque chose comme cela. Il est un mélange de plantes exotiques, de plantes indigènes, de plantes vagabondes et de plantes fixes. Toutes peu exigeantes. Mais la diversité ne se résume pas à ce mélange d’espèces végétales, elle repose aussi, bien sûr, sur la présence des animaux, notamment les insectes qui sont extrêmement précieux parce qu’ils régulent toutes sortes de systèmes. Lorsque l’on se penche sur la vie des insectes, on saisit immédiatement ce qui se passe en amont et en aval. Il y a des insectes qui mangent des insectes et des insectes qui mangent des plantes ; il y a ceux qui se parasitent. Il y a des oiseaux qui mangent des insectes ; il y a des mammifères insectivores. Tout cela fait que l’on est immédiatement dans un écosystème. Et si l’on voulait accéder à ce que j’appelle le « jardin planétaire » – une manière de comprendre la planète vue comme un système écologique global et comme un jardin –, on y rentrerait bien facilement à partir du monde des insectes parce qu’on aurait tout de suite une explication des relations, de proche en proche,

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qui nous amène à faire le tour de la planète de manière très évidente. Je fais donc très attention aux insectes. Jamais, il n’y a un insecticide dans mon jardin. Je demande que l’on fasse la même chose pour les jardins dont je suis l’auteur ou dont j’ai la responsabilité. Il y a d’autres animaux et notamment des grandes couleuvres. La couleuvre Zamenis est un animal assez combatif, vindicatif. Elle fait sa loi et règle la population des mammifères. C’est un bio-indicateur de très haute précision dans le sens où elle donne l’indication d’un régime alimentaire varié. Et si la couleuvre demeure dans un milieu naturel, c’est plutôt bon signe. Récemment, à Epinal – région un peu froide pour la couleuvre Zamenis –, on a protégé un lavoir parce qu’elle y résidait. Avec le réchauffement climatique, ces animaux, cantonnés dans la moitié sud de la France, remontent aujourd’hui vers le nord. Couleuvres, fouines et les autres, tout cela se régule. Je voudrais qu’il soit ainsi dans tous mes jardins. Tout à fait au début, j’ai proposé un couple de taupes dans les jardins du parc André Citroën – œuvre de deux équipes : deux architectes, Patrick Berger et Jean-Paul Viguier et deux paysagistes, Provost et moi. Mais le jardinier n’était pas d’accord. Avec le recul, je pense qu’il avait raison parce que ces animaux n’auraient pas eu tout de suite la nourriture dont ils avaient besoin : vers de terre, larves, etc. C’est dans ce parc, un travail ancien maintenant, que les techniques et les idées du « Jardin en mouvement » ont été appliquées pour la première fois. Le « Jardin en mouvement » ne se dessine pas sur un papier, il se conçoit directement avec les plantes, avec la richesse d’un terrain que l’on ne peut commencer à travailler sous nos latitudes qu’à partir du mois d’avril. Il est donc impossible de prévoir ce qui va se passer dans un tel système, on est absolument dans l’imprédictible. Le jardinier va faire un dessin directement sur le terrain, décider ce qu’il

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Le « Jardin en mouvement » du lycée Jules-Rieffel à Saint-Herblain, la topiaire d’Ulex europaeus (ajoncs).

enlève et ce qu’il laisse. Il doit avoir un regard de connaisseur, donc de naturaliste mais aussi de plasticien pour définir les formes. Ces formes changent au fil du temps. Ce jardin existe toujours, ses figures différentes selon les saisons. Parfois, le jardin ressemble à pas grand-chose parce que les plantes sont fanées ; parfois, il est en pleine floraison. Depuis cinq ans, nous sommes en train de faire une expérience importante. Elle se développe dans un centre d’enseignement, le lycée agricole Jules-Rieffel à Saint-Herblain, près de Nantes. Dans ces centres d’enseignement, quels qu’ils soient, l’utilisation des dynamiques du vivant 53


et les techniques de gestion douce ne sont pas enseignées ou très peu, parce que les groupements d’intérêt qui vendent des machines et des produits influent fortement sur l’élaboration des programmes. Au lycée Jules-Rieffel, trois enseignants ont décidé de faire quelque chose de différent sur un terrain de six hectares. Ils ont dû lutter contre l’administration mais ils avaient l’aval de la direction. Sur ce terrain, les étudiants peuvent faire ce qu’ils souhaitent pendant une année. Par exemple, ils ont fait un chemin pour aller voir une plante particulière. Ils peuvent suivre l’orée du bois, l’ourlet forestier pour accéder à une autre parcelle, ou bien faire un dessin et créer des perspectives. Les élèves se servent du matériel trouvé sur place, rien n’est apporté. D’ailleurs, il n’y a pas d’argent et c’est plutôt bien ! Aucune plante n’est achetée. Ils utilisent quelques matériaux, peu de machines. Tout est manuel ou presque. Ils font de petites constructions. Toutes ces réalisations sont éphémères. Ils ont dressé des belvédères, des passages, des ponts, une passerelle au-dessus d’un ru qui était tellement pollué au début par les huiles de vidange d’un garage que plus rien n’y vivait. Aujourd’hui, le ru contient des tritons et au même endroit poussent des œnanthes. Les élèves utilisent des chênes qui poussent spontanément et forment un bosquet pour imaginer un labyrinthe, où les corps se dévoilent de manière plus ou moins entière, coupés ou cachés. Bien sûr, tout cela est fragile, éphémère, mais se transmet d’une promotion à l’autre et chaque année les élèves réinterprètent le terrain. L’important, et le plus intéressant, c’est ce que les étudiants ont la liberté de garder ou d’enlever. Ils pensent et réalisent à partir du vivant. Dans un lieu baptisé « le Chaos » (ils nomment toutes les parcelles), ils ont décidé de conserver une plante, l’Ulex europaeus ou ajonc, considérée généralement comme une mauvaise plante, un buisson désagréable,

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ENS de Lyon, jardin latéral, érémurus et molènes.

épineux, dont on ne veut pas. Finalement, ils l’ont gardée et en ont fait une topiaire. Cela veut dire qu’ils l’ont taillée. Ils en ont fait une sculpture. Les étudiants travaillent toutes les strates, qu’elles soient arborées ou bien herbacées. Le sol est ingrat et pauvre, les séries floristiques sont peu diversifiées. Cependant, à la suite de ce travail, on commence à voir arriver des orchidées, fleurs un peu particulières.Tout relève de la propre initiative des étudiants : ils sont même allés jusqu’à utiliser des ronces – je n’y aurais pas pensé – pour faire des tunnels, des galeries qui mènent à des arbres auxquels ils donnent des noms de dinosaures. On ne dira jamais assez combien la toponymie, les noms de lieu, les lieux-dits sont importants dans la construction et l’appropriation du territoire.

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L’École normale de Lyon constitue une autre expérience très importante. L’architecture est de Bruno Gaudin. Au cœur d’un campus où vivent à peu près mille personnes, j’ai dessiné avec Guillaume Geoffroy Dechaume4, sur un terrain de cinq hectares, un jardin dont l’axe étroit et toujours tondu a une valeur d’élément d’architecture végétale, minimaliste et pérenne, qui articule toutes sortes de mouvements. Par exemple sur les côtés, deux prairies sont régulièrement fauchées et subissent des modes de gestion variés. Le jardinier Michel Salmeron, absolument génial, fait cela très bien. Il fauche et fait les foins, véritablement. Il fait des meules. Il invite aussi des moutons à manger l’herbe, je n’avais pas prévu cela. Il y a une grande diversité, un peu comme ce que nous avons vu chez moi dans la Creuse. La gestion des plantes herbacées et mobiles, vagabondes, est très bien faite. Le jardinier y introduit toutes sortes de systèmes. À partir de ma proposition de plantation, avec des arbustes et des plantes vivaces, des arbres, Michel Salmeron laisse venir des plantes vagabondes comme les grandes molènes associées aux érémurus. Il dénombre aussi les insectes, ce qui n’est pas fréquemment réalisé dans les jardins aujourd’hui. Le protocole de recensement des papillons mis en place par le Muséum d’histoire naturelle, il y a quelques années, donne un très bon état de santé de l’endroit où vous vous trouvez. Malheureusement, ce n’est pas excellent partout. C’est d’ailleurs assez souvent mauvais en campagne et moins mauvais en ville. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus. Dans un petit square d’un hectare que nous avons réalisé avec l’atelier Verdance dans la ville d’Échirolles, l’eau est traitée par les végétaux, le bassin central utilisé par les enfants ayant une eau à peu près pure. C’est un traitement très simple, où l’on a dégagé les vues vers les montagnes. S’il y a beaucoup de couvertures de sol, il n’y a pas d’herbe, pratiquement pas de pelouses à tondre. Le gazon, c’est ce qu’il y a de plus coûteux,

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La Vallée, le champ avec la prairie en fleur et la parcelle témoin.

de plus polluant, de plus stupide comme modèle à transposer dans des pays sans eau. J’ai proposé récemment de faire au Maroc un golf sans herbe. Autant vous dire que cela ne passe pas bien. Mais on se demande pourquoi il faudrait pousser une balle sur de l’herbe, alors qu’elle peut rouler aussi autrement. Le gazon consomme énormément d’eau, d’intrants5 et de machines pour tondre et on recommence continuellement. Écologiquement, c’est absurde. Une machine à tondre en Écosse, en Irlande ou en Normandie, ça va de soi et on n’a pas besoin d’engrais ou d’eau. Mais dans le Sud de la France ou en Afrique du Nord, c’est véritablement aberrant. On travaille là-dessus pour l’instant, c’est un peu difficile, et les modèles culturels sont nos barrières. À Bruxelles, nous venons d’inaugurer un espace public entre la cité de Laeken, où résident à peu près trois mille habitants, et un centre

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commercial. Il n’y avait aucun moyen de se rendre d’un endroit à l’autre. J’ai proposé un « escalier-jardin » entre les bâtiments, les tours et les barres : un endroit avec une série d’emmarchements de vingt et un mètres de large, finissant en delta et où les gens sont obligés de rencontrer la « nature » parce qu’il y a trois grandes fissures à l’intérieur de cet escalier, d’où sortent les plantes. Le projet consiste à intéresser les habitants à la compréhension de ce jardin mais aussi à les faire participer au jardinage, en particulier derrière le centre culturel où un lieu de pédagogie est prévu. J’y ai rencontré des enfants et la question la plus difficile a été celle des insectes. Quand j’ai commencé à montrer des images d’insectes, il y a eu des émotions, la peur que des insectes pénètrent dans les appartements. J’ai dû les rassurer, leur dire qu’ici les insectes ne vivent pas de la même façon, qu’ils ne vont pas monter dans les tuyaux et les lavabos. Ces enfants exprimaient une phobie très commune et partagée. Il existe une ignorance généralisée de ce monde qui nous est pourtant si utile. Les insectes figurent parmi les auxiliaires du jardinier. Ils permettent de diminuer les traitements, de jouer un rôle de régulateur. Si l’on modifie cet équilibre, on entre dans un cycle infernal. Depuis douze ans, je mène une expérience sur un champ qui était labouré, cultivé pour une seule graminée fourragère. J’ai fait un semis avec toutes sortes d’espèces, afin d’introduire une diversité qui avait disparu ou qui n’avait jamais été là. Aujourd’hui, la diversité existante est à peu près la même qu’au début de l’expérience, mais ce ne sont plus les mêmes espèces, il y a eu des remplacements. Au bout d’environ six ans de culture, presque aucune espèce n’a pu coloniser la « parcelle témoin » de l’ancien champ. Il aura fallu dix ans pour que le sol se transforme un peu. La monoculture traumatise les sols agricoles, au point pratiquement

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de les stériliser par toutes sortes de maltraitances. Par observation à la jumelle, afin d’éviter de m’approcher trop près des animaux, j’ai réalisé des relevés entomologiques, j’ai fait des comptages depuis un radeau que j’appelle « le radeau des champs » où je dors parfois parce que des animaux arrivent le soir ou le matin. J’ai pu noter la quasi-disparition d’une chenille qui donne un papillon rouge, la Goutte de sang, en raison de la présence de cultures de maïs. Ces cultures sont ce qu’il y a de pire, de plus traumatisant pour l’environnement. Je disais précédemment que dans les villes, le recensement de la diversité est parfois supérieur à celui qu’on rencontre dans les campagnes. Il s’avère désormais que le miel produit à Paris contient une diversité de pollens équivalente à celle que l’on observe dans les miels de haute montagne, alors que dans la plaine agricole, c’est la pauvreté. Les abeilles disparaissent, décimées par toutes sortes de toxiques. Les plus récents, réputés non dangereux, le sont bien évidemment tout autant que les anciens. Je ne reviens pas sur ces questions, sans doute avez-vous vu le film sur Monsanto6. Dans un grand jardin que j’ai réalisé il y a vingt ans à Valloires, dans la Somme, j’ai conçu récemment un petit jardin dédié à Jean-Baptiste Lamarck. J’évoque Lamarck parce que ce scientifique constitue pour moi une figure emblématique du point de vue de la question de résistance dont je parlais au début. Lamarck publie en 1802 La Philosophie zoologique, c’est-à-dire la première théorie de l’évolution. Ce n’est pas Darwin qui en est le père mais bien Jean-Baptiste Lamarck, cinquante ans avant Darwin. Cette théorie de l’évolution était assez combattue du vivant de Lamarck. Cuvier était farouchement contre et plus tard, ce sont

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évidemment les partisans de Darwin qui auront à cœur de la démonter. Que disait Lamarck ? Il soutenait qu’au cours de la vie d’un individu, tout ce qui l’entoure – l’environnement – exerce une pression sur lui et le transforme. Cette transformation devient un acquis, qu’il fait passer à sa descendance. C’est ce qu’on appelle l’héritage des caractères acquis, le « transformisme » lamarckien. Darwin pensait que cela ne se passait pas ainsi. Pour le scientifique anglais, la nature invente des solutions, des êtres avec leur configuration, leur génome, et le milieu tranche. Seuls passent au travers de ce filtre les êtres qui se sont adaptés, qui ont développé des capacités à vivre avec les conditions du moment. Philosophiquement, c’est complètement différent, ce sont deux positions presque opposées. Dans un cas, Darwin, on peut dire que l’on est dans le déterminisme le plus total. On naît avec des caractéristiques qui vont vous permettre, ou pas, de vivre dans une situation, dans un milieu. Dans l’autre cas, l’environnement joue un rôle considérable depuis la naissance, et même peut-être un peu avant, puis tout au long de son évolution, on fabrique un mécanisme qui est de l’ordre du transformisme lamarckien. Ma position serait que les deux mécanismes cœxistent. Je pense cela. Bien évidemment, c’est à confronter aux travaux des scientifiques. C’est en étudiant la question du feu pour un jardin du Midi de la France – le domaine du Rayol, propriété du Conservatoire du littoral – que je suis arrivé à cette conclusion. En effet, le feu est commun à toutes les flores soumises au climat méditerranéen. J’ai parcouru le monde et les régions où l’on trouve ces mêmes conditions climatiques. Le sud de l’Afrique, le sud-ouest australien, le centre du Chili, la Californie. À chaque fois, j’ai vu des feux, partout. C’est en Afrique du Sud que j’en ai vus le plus. Là, les scientifiques m’ont expliqué ce qu’était la pyro-flore qui conduit

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à faire des pyro-paysages : des plantes qui ont besoin de vivre avec le feu et qui ne se régénèrent qu’à condition que le feu passe. La levée de dormance de certaines graines se fait par des chocs thermiques, d’autres se font par des chocs chimiques qui viennent de la fumée, et ainsi de suite. On s’interroge. Comment se fait-il que ces plantes vivent ainsi, depuis combien de temps, comment est-ce possible ? La dérive des continents y joue un rôle important. Certaines flores qui n’étaient pas prédisposées à vivre sous des climats méditerranéens – car les climats sont censés rester à peu près toujours au même endroit –, viennent lentement s’y positionner. Il est probable que lors des premiers grands incendies, il y a eu des « chocs darwiniens », sélectifs, qui ont éliminé les espèces incapables de vivre avec le feu. Mais ces feux se répétant, il y a eu une adaptation, une sorte d’interprétation de ce phénomène, à tel point que ces plantes sont devenues tributaires du feu. Elles appellent le feu pour leur survie. C’est cela un mécanisme lamarckien. À partir de là, j’avancerais que les processus darwiniens sont très courts dans le temps, sans doute ce sont des chocs, tandis que l’évolution la plus longue et la plus lente est d’ordre lamarckien. C’est ma vision des choses. Lamarck, pour en revenir à ce jardin, joue un rôle incroyable dans l’histoire de la pensée humaine cinquante ans avant Darwin. Aujourd’hui, quelques scientifiques américains font de Lamarck et non de Darwin le père de la théorie de l’évolution. Mais l’essor économique et culturel de l’Angleterre à partir du milieu du xixe siècle va faire que le point de vue de Lamarck sera ignoré et le transformisme lamarckien totalement méconnu. Mais que signifie être transformiste lamarckien ou évolutionniste darwinien ? D’un côté, se situe un champ d’espérance, le transformisme, où chacun a la possibilité de changer. De l’autre, le déterminisme : vous êtes né

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comme cela, vous êtes bon ou mauvais. C’est complètement différent. Il y a un modèle qui cadre très bien avec l’ultralibéralisme que l’on connaît et un autre qui correspond davantage à l’idée du progrès, que l’homme peut changer en s’améliorant, en acquérant davantage de connaissances. Aujourd’hui, on oppose à la théorie de l’évolution selon Darwin une simple croyance – le créationnisme – et non une autre pensée scientifique : c’est un naufrage de la pensée. Je me suis intéressé à la cosmogonie aborigène, elle est passionnante. J’ai été captivé par d’autres cosmogonies, celles des polythéistes hindouistes à Bali, par exemple. Elles sont toutes intéressantes. Mais pourquoi met-on en opposition deux choses que l’on ne peut pas mettre face à face ? C’est l’obscurantisme le plus total. On est tout de même dans cette discussion aujourd’hui, au point d’interdire d’enseigner l’évolution des espèces dans certaines écoles aux États-Unis, et ce phénomène gagne l’Europe. La question de la résistance se pose de nouveau. Elle n’est pas spécifique à la France, elle est planétaire, évidemment. C’est un système contre un autre, vous aurez compris cela. Il ne s’agissait pas, au lendemain de l’élection présidentielle de 2007, de prendre position contre une personne, mais bien contre un système. Et aujourd’hui, on voit à peu près à quoi ce système ressemble. L’honneur est donc fait à Lamarck dans ce petit jardin à Valloires. On grimpe sur le relief, à travers des plantes qui marquent l’évolution des espèces car on sait qu’elles sont les plus archaïques et les plus récentes. C’est un travail de classement que Lamarck avait effectué, comme sur les fossiles. Au sommet, on débouche sur trois chambres. L’une est dédiée à l’évolution, c’est un petit espace ; une autre fait référence à l’hydrogéologie et l’érosion car Lamarck a travaillé la question du relief et l’histoire du relief sur la planète ; la dernière est consacrée à la météorologie car

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Lamarck est le premier à avoir nommé les nuages, le premier à fonder les annales météorologiques. Dans l’an treize du calendrier républicain, il publie le nom des nuages7. Cette chambre s’appelle donc la Chambre des nuages et renferme des blocs calcaires polis qui reflètent le ciel. Il s’agit d’évocations, vous l’aurez compris. Lamarck est donc un homme au savoir considérable qui, tout au long de sa vie, n’a cessé de multiplier des pistes prospectives considérables. Je voulais également évoquer un autre jardin, un parc de trois hectares. Il vient d’être réalisé pour une ville que j’aime beaucoup, Mouans-Sartoux. Je la considère comme une « ville de résistance ». Le maire, André Aschieri, a ainsi organisé son centre-ville afin que l’on puisse y résider en payant des loyers raisonnables. Il a fait venir le train et faire venir le train dans une petite ville semble aujourd’hui une chose invraisemblable. Il a récupéré la régie de l’eau pour qu’elle ne se trouve pas entre les mains des escrocs. Il a créé un très beau festival littéraire aussi. Et lorsqu’il m’a demandé de travailler sur le parc − où se trouve un très joli petit bois de chênes verts qu’il voulait qu’on traverse et qu’on aménage −, j’ai soutenu qu’il serait dommage de le faire. L’idéal serait que l’on puisse y passer sans qu’on ait besoin de l’aménager. J’ai proposé d’enlever seulement quelques arbres pour essayer d’apporter un peu plus de lumière à l’intérieur. Pour amener les promeneurs vers un ancien château devenu un musée d’art concret, j’ai créé un emmarchement aux formes assez géométriques, avec des marches en béton et des inclusions de symboles en laiton. C’est comme des petites pluies informelles qui expriment l’idée de la dissémination de l’ombre et de la lumière dans le petit bois. Surtout, il n’y a pas de chemin. Les gens sont libres d’aller où ils veulent. Il y a seulement en certains endroits des incitations à aller quelque part. Le projet a été accepté

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tel quel, et l’argent prévu pour un projet initial a été dépensé ailleurs. Je voudrais finir cet exposé par la notion de « Tiers paysage », qui concerne la diversité et la régie politique du territoire. Il se trouve que j’ai eu une commande d’analyse paysagère pour le Centre d’art contemporain et du paysage de Vassivière, dans le Limousin, portant sur une douzaine de communes autour du lac de Vassivière. C’est une région aux paysages harmonieux, balancés entre l’ombre et la lumière avec des forêts et des pâtures. Il y a des vaches limousines. Les forêts sont gérées, ce sont des massifs de conifères la plupart du temps. Et les pâtures le sont aussi, avec des intrants qui limitent énormément les espèces, mais qui favorisent une ou deux graminées pour nourrir les vaches car elles doivent devenir très vite très grosses. Je recherchais la diversité que je connaissais depuis mon enfance. Je ne l’ai pas revue parce qu’elle a disparu. Sous les arbres, rien. Dans les prairies, pas grand-chose. Mais dans les délaissés, là où finalement il n’y a pas d’activité, j’ai trouvé cette diversité. Il s’agit de petits espaces relictuels. Si sous les arbres on ne trouve rien, sur les bords des routes, les bouts de friche en pente, les terrains difficiles où les machines ne peuvent pas passer, là où il y a des rochers : là oui, toutes ces espèces que je connaissais, je les retrouve. En parcourant le monde, j’ai pu observer de nombreux « Tiers paysages ». Dans la Drôme, une friche sur un sol calcaire ; à Brisbane, des pennisetum, dans les fissures des bétons, graminées ornementales utilisées dans nos jardins mais qui, là-bas, n’y apparaissent jamais parce qu’elles sont mal vues, elles appartiennent aux délaissés. On voit bien que ces questions d’appréciation sont culturelles. Il y a quelque temps, j’ai été amené à faire une proposition de carton de tapisserie. Ce n’est pas mon métier, mais dans la région de la Creuse où je

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Carton de tapisserie « Tiers paysage », Gilles Clément, Vallée de la creuse entre Aubusson et Felletin.

vis, et à Aubusson en particulier, on fait des tapisseries. J’ai proposé, après plusieurs essais, une sorte de vue à vol d’oiseau de la vallée de la Creuse entre la ville d’Aubusson et celle de Felletin, à huit kilomètres au sud. L’activité humaine est représentée en gris moiré. Les surfaces en jaune et en orange figurent la diversité, toutes sortes d’activités biologiques dans des lieux très accidentés et des terrains en pente. Ce dessin a par la suite été tissé. La tapisserie fait six mètres carrés et s’expose dans une médiathèque, à Felletin. Je voulais montrer, et une petite notice explicative le précise, comment dans un paysage relativement heureux, qui a l’air très sauvage aussi, ou en tout cas assez naturel, les espaces réservés à la diversité sont finalement restreints. La majorité des espaces est maîtrisée et très peu de choses s’y passe. 65


Lille, île Derborence du parc Matisse (au centre de la photo).

Toujours au sujet de la diversité, le Centre canadien d’architecture à Montréal m’a demandé, il y a deux ans, d’organiser une exposition. Nous sommes allés ramasser des éléments de la diversité derrière le bâtiment du CCA, dans un talus, un délaissé. J’en ai fait un lustre. On n’a pas suspendu toutes les inclusions de résine, le plafond se serait effondré. On y trouvait des coquilles d’animaux, des fruits, des éléments secs ou vivants. Des produits de l’industrie humaine y ont même été introduits. Le tout renvoyait à des textes ou des images qui faisaient référence à une analyse du « Tiers paysage » dans différents pays du monde, faisant de ces pages le « manifeste du Tiers paysage ». C’est-à-dire une position effectivement manifeste sur les questions du délaissé. Pourquoi ai-je fait cela ? Quand je me suis aperçu que la diversité se repliait sur des petits espaces, j’ai pensé que nous dépendions d’elle. Tout ce que nous mangeons, tous nos vêtements, tout vient de la diversité. Absolument tout, à part l’énergie qui vient du soleil, mais sinon tout vient de cette diversité planétaire et nous l’exploitons.

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Les jardins de résistance

Cette diversité est importante pour le maintien de la survie des espèces sur la planète. Même si nous ne l’exploitons pas dans sa totalité, elle sert à quelque chose. J’évoquais plus haut des auxiliaires du jardinage d’une façon indirecte, ces espèces nous sont utiles, cette diversité est précieuse. Et ce n’est pas parce que nous ne connaissons pas les noms des espèces présentes qu’il faudrait les malmener. Si nous pouvons mettre un nom sur les choses, cela prouve qu’elles existent : on les respecte. Dans ces bas-côtés, ces endroits délaissés où l’on n’est jamais allé correspondent à des positions de refuge pour les espèces. Ces friches, ces lieux sont des trésors. Je les rassemble sous un seul terme, le « Tiers paysage ». Après celui de l’ombre et de la lumière, après celui de la densité et de la clarté, il est le troisième. Si j’ai choisi le terme de « Tiers paysage », c’est en référence au tiers état. Il renvoie au mot de l’abbé Sieyès : « Qu’est-ce que le tiers état ? – Tout – Quel rôle a-t-il joué jusqu’à présent ? – Aucun – Qu’aspire-t-il à devenir ? – Quelque chose. » Nous savons aujourd’hui que la diversité a de l’importance. Il est désormais utile de savoir comment on évolue avec elle. Le Manifeste devient un outil du gestionnaire territorial, qui peut dire dans une ville, une commune ou une région que l’on réserve telle surface pour une gestion très sophistiquée, une autre pour une gestion douce, une dernière pour ne rien faire du tout. Rien. C’est à ce moment-là un morceau du « Tiers paysage ». J’ai fait récemment une cartographie de l’île de Lanzarote, appartenant à l’archipel des îles Canaries, sur le thème du « Tiers paysage » pour une exposition et la commande d’un projet près de la ville d’Arrecife portant sur la réutilisation d’anciennes salines. L’eau est dessalée partiellement et traitée pour alimenter de minuscules jardins appelés des socos. Ce mot, emprunté au langage local, a une étymologie arabe (souk) qui signifie

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protection. Entourés de murets, les socos protègent à chaque fois une seule plante, un plan de vigne ou un figuier qui constituent les éléments du paysage, presque stérile, que l’on voit dans l’île. Les plantes libres sont celles de ce « Tiers paysage » en quelque sorte, maigres en raison du climat de cette région. À Lille, face à la gare TGV Lille-Europe, on a projeté dans le parc Matisse l’île Derborence qui accueille trois mille cinq cents mètres carrés de nature. C’est un fragment de « Tiers paysage » placé à sept mètres audessus du niveau du sol, un lieu inaccessible, sans aucune intervention, préservant un espace de diversité. Cet élément est le fragment du sommet d’une colline beaucoup plus grande, constituée des gravats d’excavation et de fabrication de la gare. En proposant ce projet, je voulais rappeler que le parc était construit sur les anciennes fortifications de Vauban qui protégeaient les Lillois. Mais de quoi doit-on se protéger aujourd’hui ? Que doit-on protéger ? La diversité dont nous dépendons. Ce fut le fil du projet. On a voulu faire un socle, une sorte de bastion pour protéger cette diversité. La forme carrée m’a été interdite par les architectes des Monuments historiques. Ils soutenaient que je n’avais pas le droit de prendre ce langage, bien que l’on ait arasé définitivement les fortifications pour construire la gare TGV sans que cela pose problème. Les vieilles briques des fondations de Vauban ont bien été soulevées au profit d’un travail prioritaire, mais pour un jardin, je n’avais pas le droit. Finalement, la figure est une île (de la forme de l’île Antipode aux antipodes de la ville de Lille) dont les parois sont en béton moulé de sept mètres de haut et tenues par des tendeurs métalliques. La terre qu’elle contient est issue des travaux de la gare. La terre est pauvre et la végétation est venue toute seule. Il

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Parc naturel régional des Monts d’Ardèche, une des plates-formes du belvédère des Lichens. 69


Le filtre à purin d’orties à Melle avec Jean-Luc Denis.


Les jardins de résistance

s’agit d’une sorte de forêt posée sur un socle et inatteignable de ce fait. L’objectif est justement d’interroger cet emblème inatteignable. Entretemps, des logements collectifs, non prévus, ont été implantés dans le parc, à proximité de l’île. Les gens qui habitent cette barre de logements se sont plaints d’avoir une friche sous les yeux. On ne leur avait rien expliqué. C’en était au point où l’on m’a demandé de planter des arbres pour cacher l’île au pied des logements. Maintenant, après commentaires et explications, c’est fini. On espère même que quelques arbres seront coupés pour mieux voir l’objet. Lorsqu’on accède au sommet du socle avec des échelles pour effectuer un recensement, le comptage révèle l’existence de nouvelles espèces : des oiseaux, des arbustes. On y retrouve même des ballons de foot.Tout le parc Matisse, lui, est géré avec beaucoup de précaution selon les principes de la gestion différenciée : pas d’intrants, peu de machines. Les quelques jardins sont des clairières où l’entretien est presque nul puisque l’on est sur des sols de pierre, ou dans l’eau, dans des endroits où les arbres ne poussent pas. Ils sont faciles à entretenir. Tout cela sur huit hectares. Un autre travail récent dans le parc des Monts d’Ardèche accorde une grande attention au « Tiers paysage ». Il s’agit d’une série d’installations, comme des flaques de bois posées sur les rochers le long du sentier des Lauzes. Chaque belvédère, que l’on a finalement conçu directement sur le terrain, sans le dessiner, donne à voir les deux dimensions opposées du paysage : d’un côté, les lichens sur les rochers et de l’autre, le lointain. On a pu ainsi dénombrer quatorze espèces de lichen, toutes bio-indicatrices de très haute qualité d’un milieu donné. Un lichen peut donner précisément l’état de pollution d’un milieu, les degrés de qualité de l’air. On voit aussi un paysage transformé, au point que l’on ne se doute pas

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Tijuana, le mur à la frontière entre le Mexique et les USA.


Les jardins de résistance

que la totalité du relief était précédemment exploitée en terrasses. Les cultures étaient vraiment partout, alors que aujourd’hui, on ne perçoit qu’une grande forêt. Enfin, le jardin d’orties. En 2007, nous avons répondu à une commande pour la Biennale artistique de la ville de Melle, dans les Deux-Sèvres. Dans cette commune, le maire, aujourd’hui décédé, a créé et entretenu un arboretum pendant trente années, c’est magnifique. Il y a mille six cents taxons homologués. À travers ce projet, j’ai voulu parler des herbes et de l’eau, très polluée à cet endroit par l’usine chimique Rhodia, des pratiques agricoles, des effluents de la ville. J’ai proposé un petit lagunage emblématique partant d’une source très ancienne pour montrer que les plantes sont des usines à traiter l’eau. Finalement, j’ai changé de projet. J’ai ajouté à ce projet celui des orties, en réaction à la loi d’orientation agricole de 2006. Elle est passée au moment où l’on m’a sollicité pour cette Biennale de Melle. Elle stipule, comme pour les semences, qu’il est interdit d’utiliser des produits non homologués. Les produits non homologués sont des produits dits « peu préoccupants ». En fait, ils sont préoccupants pour les lobbies qui s’inquiètent de leur gratuité et du fait que l’on peut en obtenir chez soi. Cela les gêne beaucoup et ils veulent les interdire. Il existe donc une loi qui homologue un produit. Il faut dépenser trois cent mille euros pour une homologation et personne ne peut faire cela, sauf eux. Donc, c’est une loi inique, inacceptable, au profit des lobbies. On devrait descendre dans rue rien que pour cela ; parce qu’il se passe tout le temps des choses semblables et on ne le sait pas. Nous avons commencé à en parler. En parler coûte soixante-quinze mille euros d’amende et six mois de prison si on en fait la promotion ou la vente. Donc, je vous en parle. J’ai proposé ce jardin avec des orties, accepté par la mairie qui, du coup, s’est mise dans la même position que moi. Heureusement. Et nous avons réalisé un jardin d’orties. Ces plantes

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étaient déjà là. Je n’aurais pas pu les installer, car il faut en effet beaucoup de nitrates, beaucoup de nutriments pour faire venir ces plantes. Lorsque vous voyez un terrain où il n’y a pas d’orties, vous pouvez vous dire que vous aurez du mal à en faire pousser. Pour ceux qui ne le savent pas, les jardiniers ont l’habitude, depuis très longtemps, de fabriquer des purins d’orties. C’est une substance simple, gratuite, utilisée en pulvérisation ou en arrosage, et qui renforce l’immunité des plantes. Elle évite les traitements, les insecticides et toutes sortes d’engrais. C’est remarquable, évidemment, mais c’est, encore une fois, un manque à gagner pour tous ceux qui veulent « vendre la nature ».Tout ce qui est gratuit n’est pas bien vu. L’esquisse du projet est alors la suivante : un pont, un petit lagunage, ainsi de suite, les plates-formes, les chemins dans les orties que l’on taille un peu pour ne pas se piquer, et le filtre, conçu comme une sculpture émergeant des orties. Le chef jardinier de la Ville, Jean-Luc, passe le purin au filtrage chaque semaine à la belle saison. Entre avril et octobre, tous les vendredis – jour du marché – on distribue gratuitement un petit flacon de purin à ceux qui viennent au marché, ce qui est totalement hors la loi. C’est mon premier jardin politique. Je suis très content de ce jardin-là. Je termine par un projet à Tijuana. Cette ville mexicaine se trouve à la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Elle fait face à sa jumelle, San Diego. J’ai été appelé par l’université de San Diego et celle de Tijuana pour parler du « Tiers paysage » et pour envisager l’étude d’un parc. Il est prévu de créer, le long du mur qui sépare les deux pays et qui est maintenant doublé, un parc qui prendrait le nom de parc du « Tiers paysage » du côté mexicain. Ce mur se termine dans la mer, dans l’océan ; avec d’un côté, des plaques métalliques de désensablage récupérées lors de la guerre du Koweït, les traces des roues de rangers américains, et

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de l’autre côté, les Mexicains qui se baignent, se promènent. À l’endroit où une plaque commémore tous ceux qui ont disparu, à ce lieu précis, les enfants jouent à ce jeu très étrange qui consiste à passer entre les barreaux de la frontière, une chorégraphie avec la mort. Lorsqu’ils entendent les hélicoptères repartir, alors ils reviennent en courant. Sur une photographie prise il y a un peu plus de deux ans, ces jeunes Mexicains regardaient de l’autre côté du mur, l’espace convoité, le modèle que l’on désire. Cette photo illustrait ce que les sociologues et les économistes appellent le « modèle de Veblen8 », le modèle de convoitise. Au Mexique, on désire ce que les autres – les Américains – possèdent. Si la crise économique de 2008-2009 a peut-être détourné les regards, l’arrivée de Barack Obama les a certainement ramenés sur eux. Toujours est-il que cette photographie relate une situation extrêmement tendue où, comme vous le savez, il y a constamment des morts. Je suis passé de l’autre côté, dans un endroit que l’on dit être une réserve écologique. Un bâtiment vous accueille dans lequel on apprend des choses sur les espèces présentes dans cette réserve. On y voit surtout des posters immenses sur les invaders. Les envahisseurs, ce sont les plantes qui viennent de chez nous. Ce sont des tamaris, des Arundo donax – des cannes de Provence – avec des figures effrayées et effrayantes. C’est un travail curieux qui se déroule dans ce lieu côté américain, beaucoup plus « blessé » car leurs rangers tracent des routes partout. C’est le coup du bulldozer, de l’arbre qui tombe et de la taupinière. Retourner le sol, c’est attirer des espèces qui sont des pionnières. Dans le monde entier, ces espèces pionnières sont aujourd’hui cosmopolites, exogènes. En fin de compte, les Américains attirent les pionnières, mais ils les tuent. Les Américains parlent de réserve écologique, mais en fait, c’est un lieu de

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Fissure de timiditĂŠ entre deux Samanea saman adultes.


surveillance et c’est tout. Mais bon, restons optimistes, les choses peuvent changer et du côté du Mexique, ce parc se fera. Peut-être qu’un jour, Obama aidant, il n’y aura plus de mur. Cela, on peut le rêver. Avec les étudiants de l’école du paysage de Versailles, nous avons été sollicités par une association caritative, l’Apsara, pour faire un atelier au Cambodge sur un sujet que je ne sais pas nommer. Ce n’est ni le « Jardin en mouvement », ni le « Jardin planétaire », ni le « Tiers paysage ». Ce sera peut-être l’« Homme symbiotique », quelque chose de ce genre. Nous travaillons sur l’axe d’un canal de six cents mètres creusé par les Khmers rouges, qu’il faut dépolluer. Notre projet porte sur la requalification biologique de ce lieu. Il s’agit de retraiter les abords et surtout, c’est le but de l’opération, d’empêcher les habitants de quitter leur lieu de vie. Car vivant à Siem Reap, près d’Angkor, ils sont sous la pression d’une forte présence touristique et d’une poussée immobilière. Des gens arrivent et leur achètent la terre où ils produisent leur nourriture pour une petite somme de cinq cents ou mille euros. Pour eux, c’est un pactole mais au bout de deux ans, ils n’ont plus rien et ils finissent mendiants à Phnom Penh ou ailleurs. C’est un vrai problème social et humain, qui est grave et que l’on retrouve en bien d’autres endroits sur la planète, évidemment. Enfin, il reste à évoquer une dernière image qui donne une autre mesure de notre travail. J’ai parlé du vivant et de la diversité. Au fond, la diversité telle que nous l’entendons aujourd’hui est comme une collection, une série de noms, ce sont des êtres, différents les uns des autres. Mais on ne parle pas, ou peu, de la diversité comportementale. Elle n’est pas connue, mal connue. Elle est connue chez les humains parce que l’on sait à quel point un individu se comporte différemment d’un autre,

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mais c’est la même chose pour les plantes et les animaux. Même s’il y a des comportements communs, ils ne sont pas analysés parce que cela n’intéresse pas le gestionnaire pour l’instant. Voici deux arbres qui sont de la même espèce, Samanea saman, une Mimosaceae d’Amérique du Sud. J’ai pris une photographie en regardant en dessous, on voit ces deux arbres se rapprocher l’un de l’autre. Mais ce que vous pouvez observer, c’est que leurs frondaisons ne s’interpénètrent pas, ne se recouvrent pas. On aperçoit une lumière entre ces frondaisons, c’est comme une rue, que les scientifiques appellent une fissure de timidité. En fait, ils ne savent pas du tout ce que c’est. J’ai entendu ce terme pour la première fois sur le Radeau des Cimes au Gabon. Je participais alors à une mission scientifique où je m’occupais des insectes. Des sortes d’architectes naturalistes canadiens recensaient les arbres « timides » dans cette forêt primaire. Cela signifie qu’il existe plusieurs modes de communication entre ces sujets. Ils sont très mystérieux, apparemment très au point, mais on finit par les découvrir. Je pense en particulier à un exemple que vous connaissez peut-être, le rapport entre les impalas – cette fois-ci c’est un animal – et les acacias épineux de l’Afrique. Les impalas arrivent, mangent les feuilles – c’est leur nourriture – mais au bout d’un moment l’acacia en a assez. Alors, il émet une toxine désagréable pour l’impala, qui s’en va manger l’arbre d’à côté qui lui aussi se met à produire immédiatement une toxine. C’est encore pareil lorsque l’animal se rend à un troisième arbre. Dans ces conditions, l’impala est obligé de s’en aller beaucoup plus loin. Qu’est-ce qui s’est passé ? Le premier a averti le deuxième et ainsi de suite. On a découvert qu’à l’origine, il y avait émission d’un gaz éthylène de la part des mimosas, permettant à cette plantation de se préserver et de se refaire une santé en attendant l’arrivée d’un nouveau troupeau d’impalas. Voilà une chose

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que l’on sait depuis quelque temps. On sait qu’une autre plante, un petit Hieracium, émet au niveau de ses racines des toxines qui désherbent et qui finissent par dégager un espace, une sorte de rond monospécifique. N’est-ce pas intéressant, des plantes qui se désherbent elles-mêmes ? Ce sont des choses que l’on apprend tous les jours. Ainsi une jeune plantule, une « première » dont je parlais sur un sol retourné, est une plante qui se nourrit de rien. Souvent, ce sont des sols stériles qui sont revenus en surface. Alors, elle émet des exsudats sur ses radicules, ces petites racines, qui vont nourrir des bactéries qui, elles, vont transformer la qualité physico-chimique du sol et apporter une nourriture à la plante. C’est incroyablement complexe ! Mais cela veut dire qu’avant de s’agiter et d’intervenir sur ce milieu, il faut essayer de comprendre ce qui s’y passe. Comprendre ce qui est déjà très au point et qui peut nous être très utile, plutôt que d’arriver avec une énorme violence à retourner tout. Bouleverser les sols par le labour est d’une grande violence. Certains modes culturaux se font aujourd’hui sans labours, on appelle cela des semis directs. Tout cela pour vous dire que l’on sait très peu de choses sur le comportement. On en sait un tout petit peu plus sur la diversité, qui n’est pas complètement recensée mais tout de même pas mal analysée. Concernant la diversité comportementale, on en est au stade des balbutiements. En conclusion, redisons-le, nous sommes dépendants de la diversité. Par conséquent, il est certain que nous devons porter un regard particulier sur elle et changer totalement nos méthodes. Il se trouve que les méthodes d’exploitation d’aujourd’hui, celles qu’on nous demande d’utiliser avec des injonctions, des pressions et des violences considérables, ne sont pas compatibles avec la préservation de la diversité. Elles vont dans le sens

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Christophe Berdaguer [ Berdaguer & Péjus ]

Fresh window

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Fresh window Présentation de la Ville hormonale et de son fonctionnement

La « Ville hormonale » est une étude sur les possibilités et les limites de conception d’une ville dont la forme et la fonction ne seraient déterminées que par de l’information chimique, biologique et électromagnétique directement transmise au corps de l’homme, sans intermédiaire architectonique. La transmission de ces informations ne recourt à aucun support autre que le corps, c’est-à-dire qu’elle se passe d’un médium bâti ou esthétique, réduisant au minimum la distance entre l’émetteur et le récepteur. L’information émise répond directement à un besoin de l’homme en agissant sans transition sur le métabolisme. L’action se situe sur le corps, à travers les capacités physiologiques à recevoir de l’information et les capacités du corp à réagir, sans devoir user d’un décryptage par les sens. L’espace se crée par émission, diffusion et absorption. Agir directement sur l’habitant. Se passer d’intermédiaire. Réduire le médium au minimum. Simplifier l’information jusqu’à une émission directe d’énergie, sans plus de détour sémantique, ni codage ni circonlocution. De l’énergie, immédiate et nécessaire. Faciliter le seuil de réception jusqu’à un automatisme physiologique. Il s’agit d’une architecture élémentaire, comme une action concrète et efficace, sans détour ni délai. Elle travaille sur les mécanismes réels des choses entre elles et ne recourt plus aux formes floues de la communication que sont l’allégorique, le poétique, l’esthétique ou la 85


rhétorique. Elle ne fait pas non plus usage de la construction de formes pour établir des climats physiques ou des atmosphères psychologiques. Parce que les fonctionnements électriques, chimiques et biologiques des échanges d’informations sont chaque jour mieux connus grâce aux sciences de l’écologie, de la biologie et de la pharmacie, entre autres, il nous est possible de travailler sur des liens concrets entre l’homme et l’architecture (cette dernière étant envisagée selon une forme énergétique réelle, et non plus supposée). La « Ville hormonale » est une recherche de proximité, une envie de rencontrer profondément l’être humain. La « Ville hormonale » prend en compte la masse et l’énergie qui supportent l’information. C’est en quelque sorte une architecture au niveau zéro, répondant néanmoins à sa vocation première : abriter, protéger, créer des lieux propres aux fonctions quotidiennes de la vie (dormir, manger, travailler, discuter, aimer, se divertir…). La « Ville hormonale » est une prospective trouble dans un climat actuel où l’humanité tend de plus en plus à devenir biologique. La ville se présente comme une surface plane et vide dont les zones sont déterminées uniquement par des flux invisibles. Pas de séparation physique, mais de l’information chimique et électromagnétique, laquelle agit directement au niveau du métabolisme humain. La forme générale de la « Ville hormonale » se propose comme une surface fluctuante, mais néanmoins limitée par une ceinture de diffusion de bruits et d’émissions d’ultraviolets-C germicides de faible longueur d’onde. Ceux-ci désinfectent l’air qui pénètre dans la ville en détruisant bactéries, virus et autres formes de vie microbienne. La ville est composée de différents quartiers qui répondent chacun à 86


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une activité humaine déterminée. Afin de définir ces quartiers, quatre systèmes d’émission d’information sont en service : Le premier modifie la composition chimique de l’air et agit sur le métabolisme par l’intermédiaire de l’appareil respiratoire, permettant ainsi des échanges gazeux avec l’air environnant pour se dissoudre dans le sang. Le deuxième système procède par émission de rayonnements électromagnétiques. Il agit sur les systèmes endocrinien et neurovégétatif et sur les vaisseaux sanguins. Le troisième système diffuse de l’information volatile, inhalée par l’intermédiaire de l’organe voméronasal. Le quatrième système répand des substances chimiques à absorber. Elles deviennent actives par la digestion. Quartier A / Sport et agrément physique

Le quartier se présente comme un espace dans lequel le taux d’oxygène de l’air est réduit. Conséquences : une hyperventilation, une diminution du CO2 dans le sang ayant un effet tonifiant sur le corps. Au bout de quelques jours, on constate une augmentation de la présence de globules rouges dans le sang par la production d’EPO qui améliore l’oxygénation des muscles et les capacités physiques générales du corps. Quartier B / Amour et activité sexuelle

Le quartier se présente comme un espace dans lequel des phéromones sexuelles sont diffusées. Ces hormones volatiles sont captées par l’organe voméronasal qui transmet des stimulations sexuelles à l’organisme. Quartier C /  Travail

Le quartier se présente comme une surface sur laquelle des substances

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la ville hormonale

stimulantes à absorber sont dispersées. Caféine, amphétamines sont ingérées et agissent sur le système nerveux central et sur la sécrétion d’adrénaline, provoquant ainsi une réaction d’alerte. Quartier D / Repos

L’espace est déterminé par un rayonnement lumineux qui provoque, par l’intermédiaire de la rétine, une sécrétion de mélatonine par la glande pinéale. Celle-ci envoie à l’organisme des informations liées à la fatigue et au sommeil. Quartier E / Réconfort

Le quartier propose un épandage d’antidépresseurs et d’anxiolytiques agissant sur les neurotransmetteurs. Quartier F / Sociabilité et divertissement

Le quartier est un lieu de bonne humeur et de rencontre. L’air contient du protoxyde d’azote, dont l’action sur le cerveau, au niveau des synapses, provoque euphorie et hilarité. Quartier G / Neurasthénie

Le quartier se présente comme un épandage de lactate de soude et de certaines cortisones agissant sur le cerveau et occasionnant de terribles angoisses. Quartier H / Sommeil

L’air y est modifié par émission de produits volatils du groupement halogéné de types isoflurane et enflurane, qui induisent une perte de connaissance.

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Quartier I / Soulagement

L’air contient une faible quantité de protoxyde d’azote de qualité analgésique qui supprime les douleurs. Quartier J / Production

L’espace est immergé dans un rayonnement électromagnétique d’une puissance de 509 nanomètres et d’une luminescence de 10 000 lux bloquant ainsi la sécrétion de mélatonine et les informations liées à la fatigue. Quartier K /  Vacances

L’espace est déterminé par un rayonnement électromagnétique d’UV-A provoquant une meilleure irrigation de la peau et le bronzage, régulant le système neurovégétatif. L’organisme améliore ainsi sa capacité de récupération et maintient sa vitalité. Quartier L / Réchauffement

Le quartier est plongé dans un rayonnement d’infrarouge qui réchauffe le corps. L’ensemble de la ville est desservi par un système de transports souterrain. Les grilles de ventilation sont équipées d’un éclairage photothérapeutique communiquant également de la chaleur. Ces endroits, multiples dans la ville, constituent des plates-formes régénérantes. On trouve également des morceaux de sucre, répartis dans la ville, à absorber contre le froid. Les quartiers ne sont pas délimités autrement que par la perte d’efficience dans la distance des rayonnements électromagnétiques et de la qualification chimique de l’air. La morphologie de la ville est toujours fluctuante, de même que les formes et les dimensions des quartiers,

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la ville hormonale

lesquelles se dilatent selon les variations de pression : entre des formes elliptiques bien caractérisées en dépression et d’autres plus élastiques en haute pression. Des zones de perturbations incontrôlées se créent entre les quartiers engendrant des climats physiologiquement indéterminés.

Paysage mobile, 2003 ; mousse extrudée, pillules, tapis en fourrure, dimensions variables. Ville hormonale, 2000 ; vidéo et bande sonore, 15 min.

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Felicity D. Scott

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En décembre 2009, celui qui se décrit lui-même comme « écopragmatique », Stewart Brand, publiait une contribution dans le New York Times à l’occasion des ClimatTalks à Copenhague, sponsorisés par les Nations unies. Critiquant ce qui lui paraissait n’être qu’un « débat à deux facettes entre alarmistes et sceptiques », Brand proposait au public un schéma plus complexe, bien que facilement compréhensible, en argumentant qu’en réalité il existait quatre postures dans le débat sur le climat : les opposants, les sceptiques, les modérés et les catastrophistes. Les opposants, expliquaitil, soutiennent « que les climatologues et ceux qui leur sont affiliés étaient engagés dans une vaste conspiration qui vise à faire paniquer le public dans le but de le manipuler à des fins politiques et pernicieuses ». Le sénateur de l’Oklahoma James Inhofe (républicain) croyait par exemple que l’intention du protocole de Kyoto était d’handicaper « l’économie américaine grâce à des taxes sur le carbone et des régulations ». Les sceptiques, au contraire, mettent l’accent sur les limitations, les contradictions et les points faibles de la science du climat et ses modèles. Brand se positionne dans la troisième catégorie, les modérés, ceux qui « voient les tendances dans les débats sur le climat, surtout orientées vers un désastre planétaire et […] qui condamnent la production humaine de gaz à effet de serre en tant que principale coupable ». Enfin les catastrophistes, des environnementalistes qui « croient que la civilisation industrielle a commis des crimes contre la nature » et qui « citent les modérés de manière apocalyptique »1. 99


"Pilot blind-flying", ill. extraite de R. Buckminster Fuller, Utopia or Oblivion: The Prospects for Humanity, New York, Bantam Books, 1969.

À l’intérieur de cette efficace taxinomie de points de vue sur les changements climatiques, Brand indique ensuite une seconde division possible, une distinction à laquelle il attache une capacité prédictive. Il situe les opposants et les catastrophistes du côté de la politique et de l’idéologie, tandis que les modérés et les sceptiques se trouvaient du côté des faits et donc en quelque sorte libres moralement et détachés de motivations politiques ; ils sont, comme il le formule, « tout d’abord des scientifiques, guidés par des preuves toujours changeantes ». « Si le changement de climat continue d’empirer, conclut Brand, j’attendrais des opposants qu’ils se rattachent à n’importe qui, de beaucoup de sceptiques qu’ils deviennent modérés, qu’ils commencent à promouvoir des projets de géo-ingénierie – comme projeter de la poudre de soufre dans la stratosphère – et des catastrophistes qu’ils développent leurs intentions politiques – comme les opposants avaient dit qu’ils le feraient. » Énoncé dans une forme simple, en s’appuyant sur des faits et du bon

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the environmentality game

sens plutôt que sur une idéologie, le schéma quadripartite étonnamment sommaire de Brand se présente comme la voix de la rationalité neutre, comme un article de presse à l’ancienne ou comme une formule scientifique rationalisée. Cependant, même si ce schéma paraît au premier abord judicieux ou transparent dans ses affirmations, le compte rendu prudent d’autres voix politiques est évidemment motivé : les débats contemporains sur le changement du climat ne peuvent pas, ne se conforment pas, bien sûr, à une taxinomie si nette et circonscrite. Brand est tout à fait conscient que cette sorte de discours a été contestée pendant des décennies, entre autres par ceux qui tentaient d’ouvrir un nouveau type d’espace politique et discursif pour des revendications de justice distributive et environnementale, espace ici implicitement fermé par sa division en « quatre parties ». À peine deux jours plus tôt, dans un article intitulé « Thousands March in Copenhagen, Calling for Action », le New York Times avait également rapporté une manifestation dans les rues glacées de la ville avec un nombre de participants estimé entre 60 000 et 100 000, décrite comme « une large coalition de centaines de groupes environnementaux, de militants pour les droits de l’homme, d’activistes du climat, d’anticapitalistes et de protestataires free-lance, venant de douzaines de pays différents ». Dans cette coalition hétérogène, beaucoup comme dans cette foule ne trouveraient pas facilement leur place dans les catégories de Brand. Ainsi, Jemimah Maitei, 26 ans, habillée en tenue traditionnelle de son pays d’origine, le Kenya. Elle disait avoir voyagé jusqu’à Copenhague pour faire partie d’une délégation représentant les peuples indigènes présents aux débats : « Je suis venue ici pour donner mon point de vue sur les impacts du changement du climat sur ma communauté ». Elle citait notamment les sécheresses incessantes qui rendaient les récoltes, entre

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autres, incroyablement difficiles pour les Massaï, son groupe ethnique2. Deux jours après l’article de Brand, le New York Times poursuivait la couverture de ces manifestations en détaillant des altercations entre la police et les participants non officiels qui revendiquaient une justice environnementale et les représentants du mouvement anticapitaliste. « Un des slogans les plus frappants sur les pancartes, notait le journaliste, était "Changement de Système, pas Changement de Climat". Les membres de groupes tels que La Via Campesina, un mouvement international de fermiers de pays émergents, étaient parmi ceux en tête de la marche3 ». Actuellement, Stewart Brand travaille pour une société de consultants qu’il a aidé à fonder dans les années 1980, le Global Business Network / Monitor (GNB). Mais il est sûrement bien plus connu pour avoir fondé en 1968 le Whole Earth Catalog, une publication extrêmement populaire, grand format, clairement américaine, qui offrait « un accès aux outils » et à l’information nécessaire à tous ceux qui recherchaient des modes de vie alternatifs, en communauté, et partageaient l’esprit Do-ItYourself de l’époque. S’appuyant sur l’image iconique de la Terre prise par la mission Apollo de la Nasa depuis l’espace, en couverture, le contenu initial du catalogue abordait aussi bien le jardinage biologique, les tipis indiens, l’auto-hypnose, l’art tantrique, le Dome Cookbook, le Modern Utopian, les kibboutz, le nomadisme, la survie et la psycho-cybernétique, que la réalisation de documentaires, les structures tendues, les ordinateurs ou les revues National Geographic et Scientific American4. Invitant les lecteurs à envoyer aux éditeurs leurs remarques et leurs suggestions, le contenu du catalogue s’est rapidement élargi pour inclure un large choix d’ouvrages sur l’environnementalisme, les techniques artisanales, la cuisine, le contrôle des populations, les technologies alternatives, architecturales entre autres.

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Couverture du Whole Earth Catalog, mars 1970.

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Les catalogues, qui comptaient occasionnellement des suppléments jusqu’en 1972, avec quelques mises à jour plutôt sporadiques et des épilogues mis en vente par la suite, fonctionnaient dans l’ensemble comme des manuels à grande échelle, non seulement pour faciliter leur lecture, mais aussi pour promouvoir des modes de vie de la contre-culture et le mouvement américain du Back-to-land de la fin des années 1960. En ce sens, ils n’ont pas seulement contribué à faire de Brand une célébrité de la contre-culture (plutôt riche d’ailleurs), mais ils ont également marqué plusieurs aspects du discours environnemental populaire, y compris celui lié à l’environnement bâti à travers les abris auto construits et autres alternatives technologiques. Brand a aussi été récemment loué pour avoir permis le développement de modèles alternatifs de médias sur support papier qui, dans leur matérialisation des réseaux d’information et d’échange, annonçaient l’esprit et le fonctionnement des communautés numériques et d’Internet5. Le Whole Earth Catalog fonctionnait en effet déjà comme un service d’information alternatif et efficace, produisant un système « écologique » de communication et de mécanismes de feedback, à l’écoute de biens et de services, tout en les rendant publics. Toutefois, il est nécessaire de se rappeler que les mécanismes de feedback sont également des mécanismes de surveillance et de contrôle et en ce sens, une autre lecture du Whole Earth Catalog est possible. Celui-ci n’a pas seulement promu l’accès à la technologie et à l’information, il a réussi aussi à conceptualiser les revendications de la sphère publique alternative qui a permis l’émergence de modes de vie alternatifs et d’une nouvelle sensibilité environnementale largement dépolitisée. En effet, c’est sous la tutelle de Brand que le Whole Earth Catalog s’est emparé de l’imagination de la jeune génération américaine et a facilité le déplacement

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des revendications contestataires de la Nouvelle Gauche vers des désirs de nouveaux modes de vie. Que le Whole Earth Catalog n’envisageait pas d’encourager une sensibilité environnementale radicale ou politiquement contestataire ne doit pas surprendre, bien qu’il ait été perçu comme tel. Comme disciple de Buckminster Fuller, Brand a toujours mis l’accent sur son rejet de la politique et ne s’en excusait pas. De fait, Fuller n’apparaît pas seulement dans les sections Understanding Whole Systems et Shelter and Use ; les premières pages du texte commencent par des remerciements, « les intuitions de Buckminster Fuller sont à l’origine de ce catalogue ». Dès 1969, dans une conversation avec Thomas Albright publiée dans Rolling Stone, Brand notait que le Whole Earth Catalog avait été conçu avec la bienveillance de Buckminster Fuller. Lorsque Albright demanda des détails à propos d’une lettre d’un lecteur qui se plaignait « que, suivant la philosophie de Fuller, le Catalog était trop proche des convictions politiques étroites de ce dernier », Brand rétorqua qu’il « s’était cassé la tête en vain pendant plus d’un semestre, pour décrire ce qui, d’une certaine manière, pourrait combiner les concepts de Nouvelle Gauche et de Nouvelle Droite pour décrire la philosophie politique du catalogue », en ajoutant qu’« en premier lieu celle-ci était pragmatique et écologique6 ». Quelques années plus tard, Brand essaya d’élargir son public sur la base d’une plate-forme, « environnement oui, politique non ». Avec les énormes profits réalisés grâce au Whole Earth Catalog, il organisa une manifestation intitulée Life Forum, une des nombreuses conférences de la contre-culture en marge des manifestations officielles de la Conférence des Nations unies de 1972 sur l’environnement qui eut lieu à Stockholm. Réunissant des célébrités de la contre-culture, des groupes de rock, la communauté Hog Farm, du théâtre de rue, une scène libre, des poètes de la Beat

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Wavy Gravy à gauche et d’autres membres de la communauté Hog Farm à Stockholm en 1972.

Generation, des habitations nomades, des pratiques de recyclage... le Life Forum voulait offrir la démonstration d’un autre mode de vie au premier Sommet mondial sur l’environnement, visant, dans les termes employés par son allié Allen Ginsberg, à une « transformation de la conscience mondiale » plutôt qu’à une « action politique7 ». Toujours entrepreneur, Brand suggérait que la Conférence de Stockholm pouvait offrir une plate-forme pour gagner « une visibilité mondiale ». Dans l’esprit Whole Earth, c’est un événement important pour les réseaux pour « un échange d’information environnementale jamais égalé, comprenant des voix et des idées rarement entendues auparavant ». « La raison pour laquelle nous allons à Stockholm, annonçait-il, est de profiter d’une opportunité

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exceptionnelle, en engageant des efforts relativement modestes, qui peuvent avoir une influence considérable sur le tout nouveau terrain des activités environnementales à l’échelle de la planète8. » Ce fut un événement médiatique astucieux, à la recherche d’un marché global servant la foi écologique. Alors que, de manière évidente, beaucoup d’autres activistes environnementaux et groupes politiques venaient à Stockholm dans le but d’ouvrir le dialogue avec les Nations unies sur des questions plus radicales de justice environnementale, de néocolonialisme et d’« écocide » à l’époque généré par les forces militaires américaines au Vietnam (certains d’entre eux suspectant même Brand et ses collègues d’être des agents de la CIA), Brand se retrouvait encore une fois dans une position où il devait souligner le désengagement politique de ses propos. Dans « Une visite du QG du Life Forum », Alfred Heller, journaliste du San Francisco Chronicle, relatait un débat du Life Forum. Heller avait demandé à un membre du Hog Farm, appelé Calico, son avis sur la Conférence des Nations unies et il reçut comme réponse qu’il « ne croyait pas au gouvernement ». Quand un autre membre essaya de clarifier que « l’engagement politique du Hog Farm était déjà compliqué », Brand s’interposa : « Je ne suis pas d’accord avec vous… Le Hog Farm est apolitique.Tout ce que nous faisons est apolitique. Le Whole Earth Catalog était apolitique, même si tout le monde continue d’essayer de faire croire le contraire9. » La pensée actuelle de Brand à propos du climat, de l’écologie et des problèmes environnementaux reste nourrie, ou peut-être même hantée, par cet héritage et ce passé, ce qui ressort clairement du titre 107


de son dernier livre, Whole Earth Discipline : an Ecopragmatism Manifesto. Argumentant en faveur d’une ingénierie génétique et d’un discours proénergie nucléaire, Brand mobilise une nouvelle fois une image iconique de la Terre vue de l’espace sur sa couverture, une image d’intégralité ou de totalité qui résonne différemment dans une époque de surveillance satellite et de disparition des distances, facilitée par des logiciels tels que Google Earth. Le livre commence sur ces mots : « Changement climatique. Urbanisation. Biotechnologie. Ces trois récits continuent de prendre forme et sont encore en train de se développer en un long arc probablement capable de dominer ce siècle. De la manière dont nous les définissons aujourd’hui dépendra la façon dont ils se développeront10. » Une telle déclaration est bien sûr politisée. La tentative de Brand pour sublimer ces dispositifs technologiques dans son article – en suggérant qu’il s’attache à un paradigme scientifique qui suit au plus près les faits du changement climatique – devrait alerter les lecteurs que nous sommes dans un espace politique. Une nouvelle fois, il suffit de souligner la manière dont il présente ses questionnements à propos de justice environnementale, d’antimondialisation ou d’anticapitalisme : presque accidentelle ou simplement erronée, sa classification en quatre parties sur-mesure empêche de possibles émergences, de transformations ou d’ouvertures, dans cet espace public. Une telle opération devrait nous amener à nous questionner sur l’intérêt (économique et autre) d’un tel paradigme de gestion environnementale mondiale. Quelle Terre sommes-nous en train d’examiner ? Dans la période actuelle de résurgence de l’intérêt du public pour les problématiques du climat et de l’environnement et qui laisse même des traces dans mon propre champ de travail, l’architecture, il me semble important d’interroger les protagonistes de cette idéologie « toute la Terre » et « un seul

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monde » des années 1960-1970, tout comme son héritage et ses mythes persistants11. Car pendant que d’autres voix et de nouveaux sujets sociaux émergeaient aux USA et ailleurs dans les années 1970 (on peut penser au Women’s Movement, aux mouvements de lutte des communautés homosexuelles, aux mouvements nationalistes indiens, etc.), y compris parmi les lecteurs du catalogue de Brand, le déplacement simpliste du Whole Earth en Global Business réclame un examen rigoureux. Dans cet objectif, je voudrais revenir sur l’affinité avouée de Brand pour Fuller. Dans une publication récente de 2008, Brand répète qu’il avait été « inspiré par Buckminster Fuller, qui disait ne prêter aucune attention à la politique12. » Nous allons revenir sur le World Thinking de Fuller à son époque, particulièrement là où il est lié aux questions d’environnement, et comment celles-ci s’articulent avec la critique technocratique de la politique, des Étatsnations et des institutions gouvernementales telles que les Nations unies. « La fin des États-Nations »

Les méditations visionnaires de R. Buckminster Fuller quant à la suppression automatique des frontières politiques remontent au moins à ses cartes 4-D de l’Air Ocean World Town et à ses projets de maisons Dymaxion de la fin des années 1920. Celles-ci resteront essentielles pour ses projets des années 1950 comme le Minni Earth, avec son système de contrôle par ordinateur pour simuler la distribution des ressources mondiales et des populations. Comme Fuller l’expliquait à l’Union internationale des architectes en 1961, Minni Earth (tout en apparaissant aux Jeux olympiques) pourrait être installé au milieu de l’East River à New York, en face du siège des Nations unies, pour confronter de façon

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"Pilot blind-flying", ill. extraite de R. Buckminster Fuller, Utopia or Oblivion : The Prospects for Humanity, New York, Bantam Books, 1969.

permanente les représentants de toutes les nations à des modèles d’intégration attendus et inattendus, qui émergent autour de la notion de « Ville monde 13 ». Minni Earth pourrait alors utiliser des informations économiques, démographiques et sociologiques compilées par les Nations unies (y compris les données sur la production alimentaire, la faim et la guerre), mais son objectif serait plutôt de démontrer l’obsolescence

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du système d’État-nation et donc aussi celui des Nations unies. Tandis que nous pouvons suivre à la trace, pendant plusieurs décennies, l’idéal de Fuller d’une humanité mobile, globale et interconnectée, habitant pacifiquement sur le vaisseau spatial Terre, sa critique de la souveraineté des États-nations et sa proposition de nouvelles modalités pour la gestion de l’environnement, y compris celle des populations humaines, atteignent leur apothéose à la fin des années 1960 avec le lancement du World Game, sur lequel je voudrais insister. En présentant en 1969 le World Game pendant une séance du souscomité du Sénat américain sur les relations intergouvernementales, Fuller évoqua les connexions entre les questions environnementales, la théorie des systèmes et la géopolitique. L’Homme, proclamait-il, « pense qu’il possède un espace infini pour stocker toute la pollution et les ressources disponibles à l’infini en épuisant d’abord une (ressource), puis la suivante. Mais il a tort. Son attitude conditionnera son autoanéantissement. La Terre est un système clos. Un petit vaisseau spatial, à la biosphère enclavée. » Et Fuller ajouta, de manière particulièrement évasive : « L’humanité sur ce continent nord-américain est le début de l’homme monde. Nous ne sommes pas une nation14 ». Pour essayer de comprendre quel est l’enjeu ici, et pour comprendre la « pensée mondiale » clairement technocratique de Fuller, ainsi que ses stratégies pour la distribution des ressources à partir d’un bien commun mondial, je voudrais retracer brièvement cette soi-disant « désouverainisation » en relation avec trois figures contemporaines de la mondialisation : 1) L’idéologie Whole Earth de la contre-culture élaborée en partie par Brand. 2) Les notions de « One-World » et les paradigmes de gestion environnementale mondiale qui ont atteint un sommet en termes

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de visibilité à la conférence de Stockholm en 1972 . 3) Les forces économiques capitalistes qui réalisent la mondialisation de l’industrie, à côté desquelles les idées de Fuller semblent dessiner une image en miroir troublante. Pour cela, je souhaiterais revenir sur certaines de ses revendications à la fin des années 1960 et 1970 avec ces trois questions à l’esprit, et me demander comment elles ont façonné l’insistance de Fuller, devenue fulleresque, à éliminer la politique. Selon la pensée de Fuller, la politique, définie de manière très générale, est la cause sous-jacente de la pauvreté, de la faim, de la maladie, de l’inégalité, de l’immobilisme et de la guerre, et seule sa défaite par sa révolution à travers ses projets (comme il l’a fait dans le World Game) peut conduire l’humanité vers une condition mondiale paisible. Sans partis politiques ou idéologies rivalisant pour le contrôle d’un pouvoir d’État, et sans États-nations rivalisant pour le contrôle des ressources mondiales, la guerre, soutenait Fuller, deviendrait superflue. Comme Fuller le rappela dans « World Game – How it came about », le projet était initialement proposé (sans succès) à la United States Information Agency (USIA) pour être présenté à l’Expo 67 à Montréal ; c’était, à beaucoup d’égards, le prolongement d’un de ses projets de longue date qui consistait à réorienter « l’art de l’armement » vers « l’art de la vie15 ». Fuller déclara à la séance du Sénat que « La Game Theory, comme le soulignait John Von Neuman, feu professeur à Princeton, est employée par toutes les nations puissantes aujourd’hui dans leur simulation informatisée anticipant de manière scientifique d’éventuelles guerres mondiales (3, 4 et 5) ». Tablant sur l’envoûtement absolu de l’ennemi, le mode extrême d’inimitié motivant ces exercices était, répétait Fuller, nourri par la maxime de Thomas Malthus de 1810 selon laquelle les

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ressources mondiales étaient limitées, ainsi que par la « loi du plus fort » développée par Darwin. Dans le World Game, le modèle militaire d’un jeu informatisé, multi joueurs et logistique – le War Game – devait être renversé : les équipes de joueurs devaient « développer chacune leur propre théorie afin de rendre le monde meilleur pour toute l’humanité », en développant « des grandes stratégies à l’échelle mondiale » pour une distribution équitable des ressources pour des « citoyens du monde » de plus en plus nomades. En effet, recourir à la guerre pour, selon les termes de Fuller, « utiliser le matériel de guerre avec lequel tous les systèmes politiques des nations maintiennent leur souveraineté » entraînait la perte au jeu et la disqualification. Fuller déclara au sous-comité du Sénat : « Notre jeu mondial sera joué électroniquement par des systèmes de contrôle à distance sur un modèle géant du globe terrestre déployé en une projection plate qui aura la taille d’un terrain de football. » « La grande carte, suggérait-il dans un document annexé, serait partout connectée de telle sorte que des mini-ampoules, installées sur toute sa surface, pourraient être allumées par un ordinateur en des points appropriés pour montrer des données variées et proportionnelles, précisément positionnées, en fonction des conditions mondiales, des ressources et des événements16. » Les données de cette interface géante et changeante ont été publiées dans un ouvrage en six volumes de Fuller, Inventory of World Resources, Human Trends and Needs17, données compilées par son équipe de l’université d’Illinois du Sud, et pouvant être remplacées dans l’avenir par des diffusions satellites en direct. Dans le Whole Earth Catalog de mars 1970, Gene Youngblood présentait en faisant référence au World Game; « une alternative scientifique concrète à la politique existante. Pour la première fois dans l’Histoire, il

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est désormais possible pour la société de donner forme à son destin en demeurant complètement extérieure au domaine de l’activité politique telle que nous la connaissons18. » J’ai déjà écrit de manière plus détaillée sur la relation de Youngblood avec Fuller et le World Game, mais je voudrais souligner ici à quel point la pensée de Fuller avait capté l’imagination de ce jeune chroniqueur du cinéma et de la vidéo naissante, tout comme beaucoup d’autres de sa génération19. Après sa rencontre avec Fuller, Youngblood devint un activiste de la contre-culture, situant son travail comme une participation à l’effort « pour apporter le World Game aux habitants du monde grâce au réseau mondial de communications ». Ce que Youngblood appelait « vidéosphère » ou télévision mondiale était central pour le projet du World Game alimentant « un climat global d’indignation contre le système d’Etat-nation 20 ». Lors d’une conférence à des étudiants d’architecture de l’université de Caroline du Sud à propos du First Earth Day (le 22 avril 1970), Youngblood proclamait, de surcroît, que le World Game serait « irrésistible » pour les réseaux mondiaux de communications. « Quand vous prouvez scientifiquement que l’existence de la souveraineté des États-nations est responsable de la destruction de la planète, c’est comme du pain bénit pour la presse. Les journalistes sont comme des junkies. » Pour lui, cette connectivité mondiale n’a pas seulement permis une nouvelle « conscience planétaire » ; elle est également responsable du rejet de plusieurs aspects de la politique : « La Jeunesse de l’humanité tout autour de notre planète est intuitivement révoltée contre toutes les souverainetés et idéologies politiques, » déclarait-il en faisant écho à Fuller, insistant sur le fait que l’évolution par la technologie remplacerait la révolution politique en tant que mécanisme de changement social. Diffusé

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par les réseaux commerciaux de télévision, le World Game transformerait les anti-intellos en des adeptes de la contre-culture. Fuller lui-même soulignait que les qualités médiatiques de la visualisation des données seraient essentielles au succès du World Game. « Il sera si photogénique, expliquait-il à la conférence du Sénat, qu’il sera diffusé inlassablement et avec succès sur tous les circuits mondiaux télévisés. » Ce qui importait à Fuller était que le World Game, avec ses calculs informatisés de données émises en direct, pouvait aider à rendre visible l’invisible, qu’il s’agisse d’ondes électromagnétiques et d’autres énergies invisibles, de transformations démographiques à long terme, de grandes statistiques de population ou même, comme nous le verrons par la suite, de la pensée humaine. Dans un document montré à la conférence, il utilisa l’exemple du « pilotage automatique » – des pilotes d’avion conduisant avec une visibilité réduite – pour montrer l’acceptation croissante des ordinateurs en tant qu’appareils de décision, en notant que « les voyageurs du monde entier confient désormais leur vie à la fiabilité de l’ordinateur. »21 En plus de justifier l’infrastructure imaginée du World Game, Fuller argumentait que les ordinateurs pourraient être également utilisés comme des outils de traitement pour résoudre des questions politiques, et qu’ils seraient (en quelque sorte) impartiaux. Après avoir constaté l’importance potentielle de l’information dérivée d’un « grand nombre de satellites espions américains et russes tournant autour de la Terre », ainsi que la possibilité de savoir « où chacun se trouve et comment nous nous déplaçons », il expliquait que, de la même manière que les pilotes et les astronautes devaient avoir confiance dans les capacités de décision des ordinateurs, les politiciens devaient également s’en remettre à leurs capacités de traitement de l’information.

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La société a appris qu’aucun politicien ne pouvait perdre la face. Mais tout politicien peut céder à l’ordinateur sans « perdre la face ». En réalité, en agissant ainsi, il gagne la reconnaissance de tous pour sa logique et sa sagesse, car pour toute l’humanité il est indéniable que même pour un astronaute brillant, magnifiquement entraîné, s’en remettre à l’ordinateur n’est pas la preuve d’un défaut intellectuel ou physique, ni d’une incompétence ou pauvreté de jugement. C’est plutôt l’inverse. C’est par sa connaissance supérieure des capacités des ordinateurs, la superbe coordination avec eux et la confiance en des stratagèmes et des outils scientifiques qu’il gagne l’admiration et la confiance spontanée de toute la société. Au-delà du fait de ne pas perdre la face, spéculait Fuller, les politiciens pourraient même être amenés par le peuple à céder leur pouvoir de décision aux ordinateurs : « Les peuples du monde commenceront tous bientôt à dire : "Maintenant que nous pouvons visualiser un moyen par lequel ceci ou cela peut être fait, comme indiqué par le World Game informatisé, nous devons évidemment adopter les décisions politiques indiquées par l’ordinateur22. " Six ans plus tard, Fuller revint vers le Sénat. Cette fois, il s’agit d’une conférence pour le Comité des relations internationales à propos des relations entre les États-Unis et les Nations unies. Dans ce contexte, il revint sur la connexion entre les forces électromagnétiques invisibles, le pouvoir de décision politique, les ressources mondiales et l’écrasante souveraineté, mais avec une nuance légèrement différente. Après s’être servi des cartes de Dymaxion pour démontrer les modèles géopolitiques changeants – depuis la « concentration des richesses dans les nations maritimes » durant le xixe siècle jusqu’au « monde en suspension » –, il

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Title page collage, "On the Spaceship Earth", East Village Other 1967.

répéta que le World Game pourrait démontrer que « la Nature essaie de réunir toute l’humanité23 ». Il insista alors sur le fait que les tentatives actuelles pour « définir encore plus précisément les intérêts divergents de 150 nations souveraines dans les Nations unies formaient une tendance

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exactement contraire à ce que l’évolution essayait de faire », et il offrait un exemple parlant d’une telle évolution naturelle vers une condition post-nationale. Toutes les grandes compagnies ont trouvé que le confinement géographique des États-nations était absolument intenable et c’est pourquoi elles sont toutes devenues des multinationales… Désormais, seuls les peuples sont confinés dans 150 enclos nationaux. Ils sont prisonniers de leurs passeports. Ils sont victimes de la conscription, de l’imposition et de l’exploitation, dans une époque de mobilisation tous azimuts. Les êtres humains font actuellement l’expérience exactement inverse de la liberté politique24. De la même manière que pour ces grandes multinationales, Fuller pensait qu’il n’est pas nécessaire, pour accomplir une telle intégration mondiale, d’avoir des institutions législatives internationales ou des traités internationaux mais bien une « désouverainisation universelle ». Invité par le sénateur républicain d’Illinois Charles Percy à développer son propos selon lequel la survie humaine dépendait de « notre intégrité individuelle et non de celle des représentants politiques », Fuller répondit par un argument souvent utilisé par lui pour les milieux de la contreculture : « J’ai confiance que nous aurons bientôt dans la prochaine décennie la preuve scientifique et reproductible que ce que les hommes expérimenteront comme télépathie est en réalité une communication d’onde électromagnétique à très haute fréquence pour laquelle tous les hommes sont équipés de manière innée25. » Puis, après que Fuller a refusé de commenter les questions sur l’apartheid et les injustices raciales posées par le sénateur démocrate de l’Iowa Dick Clark, l’ingénieur insista

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sur le fait que « toute [sa] pensée était apolitique » et qu’il n’était pas intéressé par les lois. Le sénateur Percy lui demanda à nouveau s’il pensait « qu’il existait à l’heure actuelle une forme de gouvernement mondial ou que nous sommes en train d’y parvenir ». Après avoir retracé une histoire succincte de la représentation démocratique des élections nord-américaines – depuis les représentants connus de leurs voisins et voyageant à dos de cheval jusqu’à la médiation par le télégraphe, la radio et la télévision –, Fuller émit une proposition pour regagner cette « communication d’individu à individu » grâce à la « communication électromagnétique ». « Depuis la Seconde Guerre mondiale, rappelat-il, des études ont démontré scientifiquement l’existence d’une énergie électromagnétique produite par les cerveaux humains. » Cela avait été fait de manière significative, comme il le mentionna, « dans des hôpitaux de vétérans avec des électrodes attachées à la tête de volontaires ». Après avoir noté que plus récemment « des expériences avaient permis de découvrir un champ électromagnétique entourant tout le corps de chaque être humain » qui indiquait « une réponse positive ou négative à un stimulus », Fuller suggéra que, avec l’aide d’appareils de détection sur des satellites et leur capacité à émettre des données électromagnétiques, « nous pourrons bientôt sentir instantanément comment chaque être humain ressent tous les problèmes humains actuels ». « Vous m’avez demandé quel genre de gouvernement pourrait ainsi se développer, conclut Fuller, avec un signe de tête au sénateur Percy. Cela pourrait être proche du concept d’organisation de la ville, qui serait en relation avec ce que les capteurs du satellite récoltent, et de l’analyse des ordinateurs qui indiquent ce que la majorité mondiale pense qu’il doit être fait. » Il imaginait également que des ajustements seraient faits sur la base des

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erreurs initiales de la même manière qu’un système de compte rendu cybernétique, comme avec des systèmes mécaniques asservis contrôlés par ordinateur, qui ajustent les mécanismes de pilotage des avions, des bateaux ou même des vaisseaux spatiaux. Exhibant un fantastique techno-optimisme (ou plutôt une foi naïve dans la transparence des communications et des protocoles de programmation), Fuller déclara : « Le développement de tels satellites, détectant les champs électromagnétiques de l’opinion de la démocratie mondiale à propos de n’importe quelle solution proposée pour résoudre n’importe quel problème, est proche d’être concrétisé et a même déjà été prototypé techniquement », en ajoutant qu’une « démocratie planétaire incorruptible et vraiment directe comprenant toute l’humanité affranchie appelée à voter continuellement pourrait bien la rendre durable. Voilà ce que je pense, monsieur. » Pourquoi ce schéma ne fonctionnait-il pas, avec ses nobles idéaux pour une humanité universelle vivant libérée de tout besoin et de toute maladie, en paix, comme l’accomplissement imaginé d’une foi illuminée en la technologie ? Très certainement, l’histoire violente des conquêtes impérialistes d’autres peuples et de l’exploitation de leurs ressources peut être considérée comme l’héritage de l’idéologie expansionniste des États-nations. Et la croissante brutalité des conflits entre les nations durant le xxe siècle doit hanter toutes les tentatives de repenser les relations entre la technologie et la politique, notamment en ce qui concerne les jeux de guerre totale qu’implique l’escalade de la puissance des armes nucléaires. En recherchant des idéaux justes et pacifiques, Fuller assimilait cependant tout l’appareil politique à la perspective et comme cause de la guerre. Il n’y avait pas, ou peu, de place dans ce scénario comme dans

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sa version artistique, le World Game, pour les processus démocratiques politiques et juridiques, ou même pour la désobéissance civile et la lutte pour les droits sociaux, mais uniquement leur abandon entre les mains de systèmes informatisés traitant des données comportementales, et sa transcription en une conception scientifique créative, considérée comme politiquement neutre, voire « incorruptible ». Toutefois, au-delà du rejet de Fuller de la politique comme responsable des conflits, une omission plus subtile s’opère dans sa notion d’humanité universalisée. Cette notion d’humanité (et de monde sans conflits) est peut-être moins probante comme outil au service de la paix et de la justice qu’elle l’est comme image d’un consensus forcé, d’un État global policé, libéré de toutes dissensions et constamment dirigé par un système sans que les citoyens puissent remettre en cause la technologie qui la soutient. L’Humanité, comme le note Carl Schmitt au début des années 1930, n’est pas « un concept politique, et aucune entité politique ni société ou statut n’y correspond26. » Si d’un côté, cela semble impliquer l’élimination de la guerre (avec l’argument qui consiste à dire que « l’humanité en soi ne peut pas faire la guerre, car elle n’a pas d’ennemi, du moins sur cette planète »), de l’autre, comme l’explique Schmitt, « le concept d’humanité est un instrument idéologique d’expansion impérialiste particulièrement utile, et dans sa forme éthico-humanitaire c’est un véhicule spécifique d’impérialisme économique27. » Nourrir la logique statistique et universalisante de la pensée de Fuller, illustrée dans ses unités de logements infiniment reproduisibles – depuis les premiers habitats de 4-D jusqu’aux dômes géodésiques de l’après-Seconde Guerre mondiale –, était une manière de concevoir un mode de vie homogène dicté par les forces, y compris économiques, de l’avancement

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technologique, où la prise de décision ne relève plus d’un processus de négociation mais se fait sans heurts, guidée par l’ordinateur. Si les desseins de Fuller pour l’habitat n’ont pas réussi à gagner un marché mondial, il est important de souligner qu’il identifiait la notion de « désouverainisation » en liaison avec les grandes entreprises, ou que la distribution des ressources mondiales serait désormais contrôlée par ceux qui conduisent l’expansion mondiale des infrastructures cybernétiques étendues à la surveillance technologique. Cette forme de gouvernance pourrait, bien sûr, être un formidable instrument au service du capitalisme de « dé- » et de « reterritorialisation28 ». C’est-à-dire que l’image de Fuller de la « démocratie » telle qu’il la pressentit résume les contours émergents du marché mondial contemporain avec ses interfaces informatisées, et les forces déterritorialisantes du capitalisme néolibéral. Un aspect proche de cette problématique était déjà présent à la Conférence de Stockholm, la première « Conférence mondiale » sur l’environnement. Au-delà de la très large visibilité qu’elle a apporté à des questions environnementales, ce qu’elle a démontré peut-être plus efficacement n’est pas la preuve d’une interdépendance mondiale écologique qui pourrait se traduire par un questionnement plein de bonne volonté sur la souveraineté ; ni que les Nations unies aient été capables d’atteindre une justice distributive recherchée par les États membres du soi-disant Global South, ni même de donner des compensations à la mise en œuvre des lois coloniales et de leur homologue contemporain, le néo-impérialiste. Le recul historique nous permet de dire que la conférence se situait à un moment durant lequel les discours scientifiques concernant les ressources environnementales mondiales, leur surveillance et leur analyse statistique étaient devenus les outils clés des régulations

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gouvernementales. Certains sites importants pour des États spécifiques comme les USA et leurs entreprises multinationales, ne se contentent pas de surveiller et d’avoir accès à ces données mais exercent surtout toujours davantage de contrôle sur ces ressources au nom du PNB et de la sécurité nationale. C’était la période d’apparition d’une « environnementalité » mondiale à part entière29. Fuller n’assista pas à la Conférence de Stockholm, mais d’autres influencés par lui y étaient : non seulement Brand mais aussi Barbara Ward (également connue sous le nom de Lady Jackson), qui publiait en 1966 Spaceship Earth et cosignait en 1972 un document pour la conférence des Nations unies, Only One Earth. Contrairement aux autres conférences en marge de celle de Stockholm, beaucoup plus proche de la délégation américaine et de la pensée de Fuller, l’ambition de Brand, en apportant à Stockholm une forme américaine distincte d’éco-tactiques théâtralisées très au fait des techniques médiatiques, n’était pas, je le répète, d’élargir les délibérations officielles aux questions de justice distributive, d’apartheid ou sur les lois coloniales, ou même d’attirer l’attention sur l’« écocide » et le néo colonialisme en cours au Vietnam, mais réellement de détourner l’attention de telles questions politiques. Quatre ans plus tard, Fuller intervenait à la première Conférence des Nations unies sur les établissements humains de Vancouver, « Habitat ». Sponsorisé par Ward, il était présenté comme le leader d’un groupe comprenant des étudiants du World Game et de l’Earth Metabolic. Dans un compte rendu intitulé « Accommodating Human Unsettlement », il s’interrogeait sur l’ironie des invitations que le Sénat américain et les Nations unies continuaient à lui faire – dès lors que leur engagement

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pour la souveraineté était antithétique avec le projet sur le long terme d’une « industrie tout autour du monde » d’habitats mobiles et livrables par voies aériennes – et comprenait ce soudain intérêt comme la preuve d’une gestation sur une période de cinquante ans de ses desseins / dessins d’anticipation. « Toutes les grandes entreprises américaines du passé, déclara-t-il, ont quitté l’Amérique et leurs activités principales sont devenues transnationales et conglomérées, et concernent essentiellement leur savoir-faire très complet en matière de gestion de technologies, de manipulation du crédit et de profitabilité30. » Si elles « avaient quitté l’Amérique pour un théâtre mondial d’opérations », elles agissaient toutefois de la sorte, comme il le notait, sans se poser de questions, incontestablement pour bénéficier des « clauses » qui exigeaient des pays qui touchaient la Foreign Aid de travailler avec elles. Et il continuait de manière symptomatique à vouloir mettre en parallèle le « capitalisme transnational » avec ses expériences en habitats industriels, ainsi que le nomadisme des World Gamers et autres jeunes voyageurs qui avaient remonté leurs tipis modernisés et leurs tentes en dômes « North face » à Vancouver, dans un éco-village appelé Now House. Pour Fuller, tous participaient à la preuve de l’existence d’un post-nationalisme évolutionnaire. Parmi les recommandations qu’il approuvait de la conférence « Habitat », il y avait également un appel à rétrocéder au domaine public des terrains occupés illégalement. Mais plutôt que de critiquer les forces qui avaient induit ce processus de déplacement et d’urbanisation rapide, ou d’émettre des hypothèses sur la forme d’un code de conduite contestataire, il identifiait les abris d’urgence et les habitats spontanés qui prolifère dans beaucoup de villes du monde en développement comme une prolifération spontanée, qui ne pouvait pas ne pas être en relation 124


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avec la nouvelle organisation géopolitique d’un capitalisme néolibéral. « En voyageant à travers le monde et en observant de tels groupes d’habitats illégaux, j’ai pu observer leur superbe vie en communauté. Les personnes en difficulté coopèrent d’une manière sensée et tendre. Leur mode de vie est si beau que je me suis toujours dit que si je devais me retirer, cela serait dans un de ces habitats spontanés31. » Du Whole Earth au Global Business Networks

Le World Game de Fuller présumait peut-être que rien ne viendrait remplacer la vacance du pouvoir laissée par la disparition de l’État-nation. S’il avait anticipé quelque chose comme le passage vers une forme mondiale de souveraineté, que Michael Hardt et Antonio Negri ont récemment théorisée comme Empire, servie par des réseaux mondiaux invisibles et construisant de nouvelles topologies, c’est à cette forme qu’il aurait alors consciemment cédé le destin de l’humanité32. Loin d’instituer la paix, ce paradigme serait les prémices d’un état de guerre perpétuel. Comme l’expliquent Hardt et Negri : « Dans la mesure où l’autorité souveraine des États-nations, même des plus dominants, est en déclin et où on assiste au contraire à l’émergence d’une nouvelle forme de souveraineté supranationale, un Empire mondial, les conditions et la nature de la guerre tout comme la violence politique changent aussi nécessairement. La guerre deviendrait alors un phénomène général, mondial et interminable33. » Sans un modèle d’engagement politique contestataire, le scénario de Fuller d’une « évolution de l’industrialisation mondiale se ramifiant dans tout l’univers34 » a cédé aux forces de la technocratie, mais aussi aux pouvoirs politiques et économiques qui s’en accommodaient très bien, non comme un moyen de distribuer

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équitablement des ressources mondiales mais pour rechercher des profits sans limite. C’est-à-dire loin d’une efficace redistribution des ressources, une telle naturalisation de la technologie comme force d’évolution encourage donc – et continue de le faire – la même logique qui guide l’expansion du complexe militaro-industriel et sa capacité à produire de manière encore plus extensive des formes interconnectées de pouvoir global. Nous passons ici sans heurt des activités du réseau Whole Earth à leur adoption et à leur adaptation par des bureaux d’études de consultants tels que le Global Business Network.

NOTES   1.  Stewart Brand, « Four Sides to Every Story », New York Times, 2009, A 41.   2.  Tom Zeller, « Thousands March in Copenhagen, Calling for Action », New York Times, 13 /12 / 2009,10.   3.  James Kanter, Tom Zeller, « Outside Climate Talks, Protesters March on the Hall », New York Times, 17 / 12 / 2009, A 12.   4.  Sur l’histoire du catalogue Whole Earth et son héritage, lire Andrew G. Kirk, Counterculture Grenn : The Whole Earth Catalog and the American Environmentalist, Kansas, Lawrence University Press of Kansas, 2007 ; Fred Turner, From Counterculture to Cyberculture : Stewart Brand, The Whole Earth Network and the Rise of Digital Utopianism, Chicago, Chicago Press, 2006.   5.  Lire Fred Turner, From Counterculture to Cyberculture, op. cit.   6.  Thomas Albright, « The Environmentalists : The Whole Earth Catalog », Rolling Stone, 13 / 12 / 1969, p. 33.   7.  Ross Gelbspan et David Gurin, « Woodstockholm 72 : The Subject is survival », Village Voice, 11 /5 / 1972, p. 34.   8.  Stewart Brand, « Stockholm Preamble », Clear Creek, 16 / 10 / 1972, p. 29.   9.  Alfred Heller, « A Visit to the Life Forum HQ », San Francisco Chronicle, 9 / 6 / 1972. L’article qui suit ce dernier est illustré par la photo d’une jeune femme nue qui court brûlée par le napalm, identifiée comme se nommant Kim Phuc. 10.  Stewart Brand, Whole Earth Discipline : An Ecopragmatist Manifesto, New York, Viking Penguin, 2009, p. 1. 11.  La notion d’un monde unique, un seul monde, a reçu un très bon accueil dans toute la contre-culture américaine, provenant du catalogue Whole Earth, de Fuller, de Marshall Mac Luhan et son village global et des images de la Terre diffusées par la Nasa. 12.  Stewart Brand, « Stewart Brand Interviewed by David Berstein », in David W. Bernsteien 126


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(dir.), San Francisco Tape Music Center : 1960s Counterculture and the Avant-Garde, Berkeley, University of California Press, 2008, p. 249. 13.  R. Buckminster Fuller, « Proposal to the International Union of Architects », in Joachim Krausse et Claude Lichtenstein (dir.), Your Private Sky : R. Buckminster Fuller Discourse, Baden, Lars Müller Publishers, 2011, p. 250. 14.  « Statement of R. Buckminster Fuller, Research Professor, Southern Illinois University, Carbondale », in Committee on Government Operations, United States Senate, Ninety-First Congress, Hearing before the Subcommittee on Intergovernmental Relations, 4-5 / 3 / 1969, 6 / 4 /1969 et 7 / 5 / 1969. Consulté en extrait sans les numéros de page originaux. 15.  Voir Mark Wigley qui, dans un remarquable essai, a retracé les sources militaires du jeu. Mark Wigley, « Planetary Homeboy », ANY, 17. 16.  R. Buckminster Fuller, « The World Game : How to Make the World Work », in Utopia or Oblivion : The Prospects for Humanity, New York, Bantam Books, 1969, p.159. 17.  Fuller, Statement to Committee on Government Operations. 18.  Gene Youngblood, « Buckminster Fuller’s World Game », Whole Earth Catalog, 3 / 1970, p. 30-32. 19.  Voir Felicity D. Scott, « Fluid Geographies : Politics and the Revolution by Design », in HsiaYun et Roberto G. Trujillo (dir.), New Views on R. Buckminster Fuller, Stanford University Press, 2009, p.160-175, 212-216. 20.  « La vidéosphère rendrait visibles toutes les pensées de l’humanité simultanément tout autour de la planète », déclarait Gene Youngblood in « World Game : Scenario for World Revolution », Los Angeles Free Press, 1 / 5 / 1970, p. 42. 21.  Fuller, Statement to Committee on Government Operations. 22.  Ibid. 23.  Statement of R. Buckminster Fuller, in « Hearings Before the Committee on Foreign Relations, » USA, 94th Congress (United States Senate, 1975), p. 194. 24.  Ibid, p.195. 25.  Fuller a évoqué plusieurs fois ce point de vue, notamment dans R. Buckminster Fuller, « Spaceship Earth-Fuller’s World view », The Daily Californian, 25 / 2 / 1969, p. 9. 26.  Carl Schmitt, The Concept of the Political, Chicago, University of Chicago Press, p. 55. 27.  Ibid, p. 54. 28.  Voir Branden W. Joseph, « Hitchhiker in an Omni-Directionnal Transport : The Spatial Politics of John Cage and Buckminster Fuller », ANY, 1997, p. 40-44. 29.  Voir Felicity Scott, Visual Culture: 30.  R. Buckminster Fuller, « Accommodating Human Unsettlement », Town Planning Review 49, janvier 1978, p. 53. 31.  Ibid, p. 55. 32.  Voir Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Cambridge, Harvard University Press, 2000. 33.  Voir Michael Hardt et Antonio Negri, Multitude : War and Democracy in the Age of Empire, New York, The Penguin Press, 2004, p. 3. 34.  R. Buckminster Fuller, « The Age of the Dome », Build International 2, n° 6, juillet / août 1968, p. 7. 127


Yann Moulier Boutang

La crise économique en cours. quelles marges d’action pour ceux qui veulent autre chose que moraliser le capitalisme ?

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la crise économique en cours. quelles marges d’action pour ceux qui veulent autre chose que moraliser le capitalisme ?

Merci de l’invitation et merci à vous d’être présents. Notre sujet est la crise économique et son rapport avec le capitalisme cognitif. La crise est là, elle est financière, elle est économique, elle est largement sociale, compte tenu, par exemple, de ce que vous avez vu en Grèce, au Portugal, en Italie et en France. Face à cette crise, s’est profilée assez vite une ligne : « Il faut moraliser le capitalisme. » À midi, on dit « il faut moraliser le capitalisme » et à quatorze heures, à la Bourse,Total annonce licencier mille personnes. Il le fait de façon stupide d’un strict point de vue de la communication puisque, en réalité, il va créer trois mille emplois sur deux ans, même si ceux-ci ne sont pas entièrement en France. Alors pourquoi cette frénésie d’annonce de ce type ? La logique qui pousse les entreprises à licencier est celle de la financiarisation qui veut que la valeur boursière, la valeur capitalisée d’une entreprise, dépende de son cours boursier au jour le jour. Et les actionnaires adorent les licenciements, et d’un seul coup une entreprise peut prendre plus 10 % en une heure après cette « bonne » nouvelle. La logique de Total est une logique totalement financière. Total n’est qu’un exemple parmi d’autres, c’est le premier groupe français des quarante meilleures valeurs en Bourse (le CAC 40). Interrogeons-nous sur la nature de cette crise financière. On a vu Saskia Sassen, une économiste qui a compris avant tout le monde la logique des villes globales, signer une tribune dans Le Monde intitulée « Vive l’économie réelle » et disant qu’il faut construire des ponts, des 131


routes, renouveler l’infrastructure matérielle des États-Unis1. Pour ne rien vous cacher, je crois beaucoup plus à ce qu’a dit le PDG d’Intel : hormis l’investissement dans les connaissances et les universités, il n’y a pas de salut en matière d’emploi et de croissance, et ce n’est pas en construisant des ponts que l’on va y arriver. Je n’ai rien contre un renouvellement des infrastructures matérielles publiques et privées. Aux États-Unis, elles avaient atteint un degré de délabrement inquiétant. Je sais bien que vous êtes étudiants en architecture : vous dire que les investissements dans les ponts et dans le bâtiment ne sont pas la clé des problèmes va vous surprendre un peu, mais c’est ainsi, car la question des infrastructures matérielles, qui était encore importante il y a cinquante ans, ne constitue plus la question cruciale. La question numéro un du point de vue d’une croissance soutenable, c’est la question des infrastructures de l’immatériel, des équipements du travail cognitif. Pour vous parler de la crise, je vais commencer par la façon de parler d’elle. Je ne sais pas si elle est la mère de toutes les batailles qui pourraient advenir, toujours est-il que l’on parle et que l’on a beaucoup parlé de la crise et sur la crise. Ceux qui parlent ou en parlent sont les moins directement concernés. Les précaires, les ouvriers qui ne savent pas pourquoi ils sont fichus à la porte, pourquoi cette machine étrange qu’on appelle l’économie se grippe, s’arrête, savent simplement que cette agitation n’est jamais bon signe. Ces discussions savantes répercutées dans les journaux avec quelques déperditions portent surtout sur la façon dont ils seront mangés ou jetés comme des Kleenex. Ne nous étonnons donc pas qu’il y ait peu d’enthousiasme au coin du zinc à en faire un sujet de prédilection. Au fond, comme le dit Wittgenstein : « Ne parlons pas de ce dont nous ne savons pas encore parler, ou dont on ne sait pas parler. » Je dirais même que c’est une question de pudeur, et les experts, ceux 132


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Sauerbruch Hutton, Ruches, Munich© Hœck.

qui savent et sont payés pour savoir, n’en ont en général pas beaucoup quand il s’agit de déterminer les budgets qu’il faudra réduire, les emplois des autres qu’il faudra supprimer. Étant économiste moi-même, professeur, enseignant et chercheur par goût, radicalement et rigoureusement amoureux du changement en ce monde et de ce monde, j’essaye de contribuer à cela dans mon activité, en particulier dans la revue Multitudes que j’anime depuis bientôt dix ans et je me suis posé la question : comment parler de la crise de façon à ne pas transformer le public qui vous écoute en un bloc, certes poli et attentif mais passif, ou pire, le transformer en personnes un peu plus accablées en faisant défiler les nouvelles du jour ? Quand on est économiste, on

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doit lire souvent le Financial Times ou le Herald Tribune. Je prends donc le Financial Times du 27 mars 2009 : UBS, la plus grande banque suisse, celle qui est poursuivie par l’État américain qui lui demande la communication de l’information sur cinquante mille comptes bancaires et qui défend le secret, est dans la mouise. Sérieusement, cela fait la deuxième fois qu’on va la secourir. Juste en dessus de la une, toujours de ce même journal, on apprend que l’État britannique va renflouer la Banque royale d’Écosse pour la bagatelle de 25 milliards ; c’est la moitié du déficit commercial de la France, un pays de 60 millions d’habitants. En dessous de notre premier titre, Obama annonce la feuille de route pour la reconstruction de l’appareil productif américain et un quadruplement du déficit budgétaire, soit 1 750 milliards de dollars. La seule comparaison d’échelle de grandeur de ces chiffres avec ceux de l’argent nécessaire pour lutter contre la pauvreté au Sud et maintenant au Nord, ou pour régler quelques petits problèmes comme le sida ou quelques maladies orphelines, est largement déprimante. Et en la matière, il est vraiment facile de tirer les choses vers le côté sombre. Il est bien plus difficile au contraire d’augmenter les possibilités de réagir, de ne pas subir tristement. Bref, contribuer à augmenter la capacité d’agir, c’est-àdire l’empowerment et l’agency, c’est peut-être cela la politique au bon sens du mot, cette politique pour laquelle, de temps en temps, les gens se mobilisent en masse. La question face à la crise est donc de trouver comment ne pas céder à la tristesse, comment ne pas suer la tristesse, ce qui est un des marqueurs caractéristiques de la connaissance académique. Pour tenter de rompre avec ce cercle qui fait que plus vos connaissances s’affinent, plus les perspectives d’action ont tendance à se diluer dans la procrastination et l’insignifiance, je vais essayer de répondre à quelques

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questions très générales. Abdiquer devant les questions générales et se réfugier dans le détail technique sont un des travers de l’université et de l’expert qui agacent le plus les jeunes esprits. Première question : comment en finir avec ce type de crise ? Où sont les responsables ? Après tout, qui est responsable ? Nous sommes tous embarqués dans un drôle de bateau, pas celui de Blaise Pascal, mais celui de la finance. Même si nous avons bien envie, de l’homme de la rue au haut fonctionnaire du ministère des Finances, de laisser les banquiers faire faillite, nous savons, depuis la grande dépression de 1929, que ce petit plaisir serait suivi, quelques jours après seulement, de grands malheurs pour tout le monde. C’est à cause de cette désagréable interdépendance, de ce que Frédéric Lordon appelle un hold-up réussi, que nous n’avons pas eu d’autre choix que de payer tous, comme contribuables, de notre poche, pour les risques pris par certains afin d’obtenir des profits assez ahurissants pour eux. On comprendra aisément que naisse une question : comment en finir avec ce type de crise et de comportement ? C’est la question du livre de Frédéric Lordon, Pour en finir avec les crises financières2. Comment analyser les responsabilités pour sanctionner s’il y a lieu, et surtout prévenir ? On peut tirer un premier enseignement du passé : lorsque les causes sont complexes et que l’écheveau des responsabilités est si vaste qu’il remet beaucoup trop de choses en cause, quand la rage populaire réclame des têtes au bout des piques, le populisme et les boucs émissaires ne sont pas loin. La rapacité capitaliste au xixe siècle a nourri les insurrections, mais aussi le nationalisme, la xénophobie et finalement le colonialisme. La grande dépression a fait pousser les slogans fascistes de « la terre

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qui ne ment pas », les replis sur les valeurs réactionnaires, les solutions autoritaires de la famille à l’État. Elle a nourri également un antisémitisme global et finalement la guerre mondiale, sans que pour autant le capitalisme ait fait autre chose que se revigorer, se relégitimer. Prenons garde aux réponses simplettes, du genre : c’est la faute au capitalisme ou aux deux cents familles. Ce qui me fait dire que la réponse « c’est la faute à la mondialisation, aux firmes transnationales, à la dictature de l’argent, du profit » dégénère assez vite en accusation des élites. Dans ce cas-là, on parlait des francs-maçons en France, de la ploutocratie, du règne de l’argent « juif » ou des étrangers qui volent le pain et le travail. Aujourd’hui, l’extrême droite européenne engrange d’assez beaux succès dans des pays aussi différents que la Hongrie, la Hollande, le Danemark, la France ou l’Italie. Bien sûr, on peut dire qu’il s’agit de réponses idéologiques aisément repérables que les démocraties parlementaires représentatives sont aptes à circonscrire, contrairement aux années 1930. Qu’importe qu’il y ait 15 % d’extrémistes de part et d’autre, si 70 % de la société sont radicalement opposés aux solutions qu’elles préconisent. Certes, mais l’État providence est encore là, l’intervention des États pour soutenir l’économie et la monnaie est massive et nous sommes très loin de 30 % de taux de chômage global. La mobilisation populiste aux relents xénophobes, dont vous voyez quelques prodromes en Russie, dans les pays de l’ex-Europe de l’Est, ne peut se combattre que par une autre mobilisation qui ne s’amorce que s’il y a à gagner beaucoup plus de démocratie. Autrement dit, les tendances autoritaires, racistes, ne seront pas circonscrites par les seuls parlements nationaux, alors que l’Europarlement a une longue bataille devant lui avant de conquérir un pouvoir fédéral. Je suis persuadé que seule une démocratie radicale qui va au-delà

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des budgets participatifs, des référendums d’initiative populaire, qui décentralise vraiment, qui désétatise et déprivatise l’espace public et le transforme en espace commun, pourra rouvrir l’inventivité politique de nouvelles solutions, car ne nous leurrons pas : ce ne sont pas forcément ceux qui clament le plus bruyamment leur anticapitalisme qui introduiront les réformes radicales qui feront changer de monde. Si à l’actuelle déconfiture des marchés, la réponse est l’État, un État inchangé, j’ai quelques doutes sur le caractère novateur de cette solution. L’État n’est pas un simple appareil de pouvoir qu’il suffirait de manier comme un outil. Gardons-nous de penser qu’en saisissant les banques et qu’en contrôlant les marchés financiers, on parviendrait du jour au lendemain à faire tourner dans le bon sens ce qui marchait de travers. Cela fait longtemps que les tentatives de transformations sociales qui s’appuient sur une théorie simpliste de l’appareil d’État se sont heurtées à la contrerévolution ou à la puissance de restauration du capitalisme, si elles ne parvenaient pas à s’appuyer sur un pouvoir constituant. Si Tony Blair a représenté le réformisme capitaliste dans une mondialisation néolibérale qui a complètement isolé, réduit le vieux socialisme, Sarkozy ambitionne de représenter ce social-capitalisme d’État qui prendrait le relais de l’économie sociale de marché, chère aux libéraux. Quel est le problème ? C’est qu’au sein de la gauche, de toute la gauche, il règne une grande confusion. Les mirages de l’économie de marché, désormais largement dissipés, ont constitué une sérieuse source d’illusions, si vous prenez Giddens jusqu’à Ulrich Beck, dans l’Europe du Nord. Mais en Europe du Sud, c’est plutôt le socialisme d’État prussien jamais dissipé malgré les efforts prémonitoires de Marx – qui s’est appuyé depuis la chute du mur de Berlin sur le socialisme réel zombie – qui forme le socle d’un impensé radical jamais questionné. Je ne vais pas

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m’intéresser ici à la traduction administrative et politique directe de ce péché mignon, mais chercher plutôt du côté des modèles d’explication théorique de la crise financière. La première idée fausse et dangereuse est que la crise se réduirait à un excès de liquidités de crédits. La petite musique dominante que vous entendez dans les courants, ce qu’on appelle le main stream, le courant le plus fort, néoclassique, c’est que la responsabilité de l’intensité de la crise actuelle est imputable à l’excès de crédits accordés à n’importe qui, y compris aux insolvables, voire aux subprimes, à n’importe quelle activité spéculative, les hedge funds ou fonds spéculatifs, et aux inventions des produits financiers diluant le risque et séparant la responsabilité des pertes de la fruition des gains. C’est l’idée fondamentale que vous allez trouver, de Frédéric Lordon à Michel Aglietta. La finance de marché aurait ainsi encouragé jusqu’à la folie la consommation, les emprunts immobiliers, des emprunts pour consommer au-delà des possibilités réelles des ménages ; elle aurait également encouragé les entreprises en difficulté ou ayant un taux de rentabilité financière inférieur à 15 % par an à développer un secteur financier spéculant sur les matières premières, sur les devises, à travers les produits dérivés, les prêts hypothécaires, les bons du Trésor, les États emprunteurs sur les marchés des capitaux internationaux privés. Cette incitation irresponsable au recours au crédit a touché également les collectivités locales. Un tel système serait devenu totalement indispensable au fonctionnement quotidien des entreprises, aurait conduit ces dernières à accorder un système de rémunération totalement immoral et déséquilibrant à ses traders, mais aussi à ses managers jouant le jeu de la financiarisation (c’est-à-dire placer l’intérêt des actionnaires avant tout, par la valorisation boursière de l’entreprise).

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Une telle économie de finance mondialisée ne pourrait fonctionner que sur des bulles successives immobilières de change, crevant les unes après les autres, crise asiatique de 1997, Long Term Managment de New York 1998, crise Internet de 2001 ou scandales financiers divers, Crédit Lyonnais pour la France, Enron aux États-Unis, Parmalate en Italie. La question est alors : pourquoi un système aussi fou ne s’est-il pas effondré plus tôt et plus profondément, et pourquoi a-t-il su une fois encore surmonter la crise ? Le cumul de ces endettements, emboîtés les uns dans les autres et si solidaires les uns des autres du fait de l’émission de titres, aujourd’hui qualifiés de toxiques, détenus par les agents les plus divers, hier de produits intéressants, a atteint un comble avec le lien spécifique réalisé dans un ensemble qu’un historien économiste, Niall Ferguson, appelle l’ensemble « Chimerica ». C’est la composition de Chine plus Amérique, cela donne « Chimerica », chimérique. Les ménages américains consomment 130 % de leurs revenus disponibles depuis des années, ce qui théoriquement est un petit peu difficile. Rappelons que le taux d’épargne des ménages français est de 15 % par an. Comment les ménages américains y parviennent-ils ? Parce que la valeur de la maison qu’ils avaient acquise en s’endettant et celle de leur portefeuille d’actions progressaient plus vite que le taux d’intérêt maintenu très bas par la Federal Reserve (FED), c’est-à-dire la Banque centrale des États-Unis. D’autre part, ce haut taux de consommation de produits importés par l’industrie américaine tirait la croissance chinoise. Les déficits budgétaire et commercial géants des États-Unis, ce qu’on appelle le Twin Deficit (déficit jumeau), n’ont, eux, pas du tout été abattus par les avions d’Al-Quaida. Ce Twin Deficit est financé par l’émission de bons du Trésor américain largement détenus

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par la Banque centrale chinoise. Un tiers des 2 000 milliards de dollars de réserve de la Chine (devenus 2 800 milliards un an et demi après, lors de la révision de ce texte) est composé de ces bons du Trésor américain, à moyen ou à long terme ; un autre tiers des titres Fannie Mae et Freddie Mac, sorte de Caisse des dépôts qui garantit les prêts hypothécaires pour les prêts « primes », c’est-à-dire qui ont une signature théoriquement sans risque de défaut de paiement ; le troisième tiers étant composé essentiellement de dollars papier. Si la description de cette économie de crédit, encline structurellement à la spéculation effrénée, est à peu près correcte, elle ne dit rien des véritables raisons de la construction de cette économie mondiale de la finance de marché, sur lesquelles je vais revenir. Mais surtout, et c’est là ce qui m’intéresse aujourd’hui, elle en tire des conclusions dangereuses. Prenez un livre dont on a beaucoup parlé récemment, le livre de Matthieu Pigasse, ancien énarque, et de Gilles Finchelstein, Le Monde d’après. une crise sans précédent3. Le premier est associé gérant de la banque Lazard, mais également membre des Gracques, ce club de hauts fonctionnaires socialistes auquel appartient Jean-Pierre Jouyet, et qui sont passés à Sarkozy contre Royal lors de la dernière élection présidentielle française. Qu’explique Matthieu Pigasse ? Il explique la crise par un excès de liquidités en capital, une politique laxiste d’octroi du crédit, une sousconsommation due à une mauvaise répartition de la valeur ajoutée entre salaire et profit. Son diagnostic est qu’il faut sauver à court terme les banques et renflouer les pays en faillite comme l’Islande, la Hongrie et la Lettonie, y compris l’Angleterre. Mais il ne voit une reconstruction saine de moyen et long terme de l’économie que dans un désendettement drastique, donc dans des politiques d’ajustements structurels qui font…

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ce qu’elles ont fait depuis vingt ans dans le Sud, pour tous les pays qui étaient endettés. L’octroi de crédit était lié à la signature de lettres d’intention, des plans d’ajustements structurels tristement célèbres. Ces derniers commencent par une réduction drastique des déficits publics, du nombre des fonctionnaires, une compression des dépenses sociales, une compression des budgets. Des politiques d’ajustements structurels rendues d’autant plus nécessaires que l’on va accroître énormément le déficit afin de renflouer le système bancaire. En fait, derrière le keynésianisme orthodoxe affiché (consommation insuffisante parce que trop peu de la valeur ajoutée va au salaire), se cache une stricte orthodoxie monétaire qui n’est pas du tout keynésienne mais monétariste, selon laquelle il faut absolument freiner l’endettement, voire réduire l’endettement de l’État. Ce programme est en effet d’une extrême pauvreté : nous payerons tous la crise. Cela aura servi simplement à moraliser le capitalisme pour revenir à un capitalisme solide, sain, qui ne prête qu’aux riches, qui n’offrira de crédits que sur des dépôts préalables en espèces sonnantes et trébuchantes. Il est vrai que chez nous, selon une idée courante, les banques françaises ne seraient pas dans la situation des autres banques, car elles n’ont jamais quitté cette prudence légendaire. Erreur ! Natixis, filiale de la très sage Banque populaire et des Caisses d’épargne, Dexia qui prête aux collectivités locales, la BNP et la Société générale sont les banques championnes des produits dérivés et des fonds spéculatifs transitant par les paradis fiscaux, et sont fort bien implantées à l’étranger. Les dérivés sont largement une invention de l’école mathématique de formalisation française. Le master de Probabilités financières de l’université Paris-VI et de l’École polytechnique dirigé par Nicole El Karoui, ainsi que les départements de

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Dauphine, sont les principaux pourvoyeurs de la haute finance. Donc, nous Français, nous sommes totalement impliqués et continuons de l’être. Sur le plan de la haute théorie comme sur le plan de l’application dans les banques d’affaires. Il y aurait donc trop de liquidités, trop de crédits accordés à des gens à qui il ne fallait pas prêter. Dorénavant, on va moraliser : les traders deviennent plus discrets car cela fait désordre, mais les distributions de primes continuent. Quant au bon peuple, il lui faut travailler davantage, épargner des espèces sonnantes et trébuchantes, condition de toute attribution de crédit. Et là nous arrivons à la deuxième idée pernicieuse qui s’appuie sur une vision exclusivement morale des problèmes économiques, et critique, seulement en apparence : les excès du capitalisme sauvage de marché. Elle plaide pour ce que j’appelle un social-capitalisme d’État ou capitalisme social d’État, comme vous voulez. Et je veux parler d’une idée qui malheureusement est dans la tête de quasiment tout le monde à propos de la monnaie, c’est-à-dire l’idée que la finance est de l’ordre du simulacre, des capitaux fictifs, finalement improductifs, bref, qu’il faut revenir à l’économie réelle, matérielle. Cette idée se décline aussi en imputant la responsabilité de la crise à la seule économie financière ou, variante, au capitalisme cognitif ou immatériel. Matthieu Pigasse paraît défendre en apparence une thèse correcte. La dégradation constante de la part des salaires dans la valeur ajoutée, de 72 % en France à la fin des années 1970 à moins de 62 % aujourd’hui, même si au début des années 1970 elle n’était que de 66 %. Cela pose un problème de débouchés. Comment les consommateurs peuvent-ils acheter, d’autant que les salaires réels stagnent depuis que la guerre contre

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Sauerbruch Hutton, Ruches, maquettes.

l’inflation par les coûts à deux chiffres a été gagnée par des monétaristes ? Selon cette mauvaise idée, pour en finir avec ces déséquilibres permanents, il faudrait un retour à l’économie réelle qui a été victime de la tyrannie du profit earning ratio, c’est-à-dire l’obligation d’obtenir un taux de rentabilité financière voisin de 15 %, que les fonds de pension imposent quand ils deviennent actionnaires de groupes industriels. Ces fonds de pension expriment des besoins réels qui traduisent l’absence de couverture sociale universelle aux États-Unis ou la dégradation des différents systèmes de retraite par répartition dans un monde néolibéral. Cette privatisation des retraites par un système de capitalisation signifie que les fonds financiers placent vos cotisations tout le temps qui vous sépare de votre pension pour vous garantir théoriquement une retraite qui sera fonction du rendement financier. Dans le système par répartition, les cotisations servent directement à payer les pensions des générations à la retraite. Vous voyez que dans un tel système, les

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sommes gigantesques que représentent les cotisations sont soustraites aux placements financiers. Donc, l’idée que l’on n’aurait pas fait de retour à l’économie réelle en s’embarquant dans l’économie financière. Les actionnaires demandent toujours davantage de rendement, c’est-à-dire que la valeur capitalisée en Bourse augmente. C’est cette recherche d’une valeur toujours plus élevée de l’action qui entraîne délocalisations et dégraissages d’emplois. Cela expliquerait l’anémie de l’industrie, la délocalisation. Il faut donc arrêter la financiarisation, voilà la thèse. Et il faudrait recréer des emplois permanents, appuyés sur une vraie création de richesse que l’on peut mesurer matériellement. Cette opposition entre l’économie financière, trompeuse, méchante, cynique, amorale, et l’économie réelle, n’est pas seulement une idée de comptoir de café, elle imprègne la rhétorique des gouvernements, des syndicats et de nombre d’experts. Saskia Sassen – que je connais bien et que j’apprécie, dont nous connaissons tous les livres sur les migrations internationales, les métropoles immatérielles –, dans son article « Vive l’économie réelle » dans Le Monde, développe en substance l’argumentation suivante : au sortir de la crise, l’économie mondiale doit se défaire des liens délétères avec la finance, investir dans des chantiers nécessitant une importante main-d’œuvre. Le vrai défi auquel nous sommes confrontés ne consiste pas à sauver les banques, il s’agit de sortir de ce fonctionnement hyperfinanciarisé qui n’a cessé de s’intensifier depuis dix ans et de trouver un moyen d’agir efficacement. Les solutions financières apportées à la crise financière actuelle ne vont pas porter leurs fruits, en tout cas certainement pas aux États-Unis qui affichent aujourd’hui un niveau d’endettement supérieur à celui de la crise des années 1930.

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Le diagnostic repose donc sur l’idée que nous avons atteint une limite à l’endettement public et qu’il va falloir le gager sur des richesses réelles, matérielles, et non plus simplement sur des valeurs spéculatives. C’est cette idée que vous trouvez également chez les marxistes orthodoxes rigoureux comme Michel Husson, qui a écrit un livre qui s’appelle Un pur capitalisme paru en 20084, ou chez François Chesnais dont les analyses sur la financiarisation sont connues. C’est ce qu’on appelle la thèse des capitaux fictifs. Les capitaux financiers ne correspondraient pas à une véritable richesse, ils ne constitueraient que des espérances de richesses à venir, des paris ou des plans sur la comète. Et quand on parle de la destruction gigantesque de la richesse, souvenez-vous d’un titre du Monde : « 25 000 milliards de dollars partis en fumée ». Cela avait un peu étonné tout le monde, 25 000 milliards, cela commence à faire beaucoup, c’est de l’ordre de la moitié du PIB mondial. Il ne s’agirait que d’un artifice comptable et non d’économie réelle. Malheureusement, cette idée rassurante et séduisante selon laquelle le corps est sain mais ce sont simplement les représentations qui ne vont pas ou c’est la spéculation de quelques zozos dont on va se débarrasser d’un simple coup de balai, ne correspond pas à la réalité. Il n’existe rien qui ressemble à quelque chose qu’on appellerait l’économie réelle. Cela n’existe pas, c’est comme une fourmi de dix-huit mètres de long, comme disait le poète Robert Desnos. Une économie réelle séparée de l’économie monétaire, et une économie monétaire séparée de l’économie financière, c’est-à-dire d’un bouclage sur le futur et en perpétuel déséquilibre, cela n’existe pas. Sinon on fait comme avait fait Walras, comme un néo classique, on considère que la monnaie et le crédit ne sont qu’une énième marchandise comme n’importe quelle autre.

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Or, si Keynes nous a appris quelque chose – puisque tout le monde se réclame beaucoup de Keynes soudainement –, c’est bien que la particularité de la monnaie est de relier le présent au futur, de sorte que c’est le futur qui permet au présent d’exister. L’essence de la création de monnaie, c’est le crédit accordé à partir de rien, et vous m’entendez bien, à partir de rien. Cela veut dire que lorsque vous allez demander un crédit dans une banque et que le banquier vous dit « oui » en vous ouvrant une ligne de crédit, il peut ne pas avoir le plus petit centime de cet argent au préalable, c’est cela la création monétaire. Sinon, c’est la répartition des dépôts et on tournerait en rond, parce que l’on n’arriverait jamais à financer une économie en croissance. Donc, l’essence de la création de monnaie, c’est le crédit accordé à partir de rien, d’aucun dépôt préalable. L’idée qu’il faut des dépôts préalables (or ou épargne) est le plus grand danger car l’or représente tellement peu aujourd’hui par rapport au besoin de liquidités que si l’on gageait ces dernières sur l’or, il en résulterait une gigantesque contraction des échanges de l’ordre de 70 % à 90 % des échanges, alors qu’aujourd’hui, on envisage une baisse de 3 % à 10 % comme une catastrophe. Mais alors, quelle est la contrepartie de l’argent avancé par le banquier pour un projet quelconque ? Et un crédit qui est validé par la Banque centrale, c’est-à-dire celle qui autorise la banque de second rang à faire cette activité de prêt ? Eh bien, c’est le pari que le projet est fiable, que l’argent sera remboursé dans le futur ou en tout cas les intérêts, parce que le capital n’a plus beaucoup d’importance au bout de quinze ans pour un prêt. Et cette confiance se fonde sur des fondamentaux matériels, patrimoniaux par exemple, mais aussi sur des appréciations, non pas des profits réalisés, mais des espérances de profit ou de la viabilité supposée

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de ces projets, y compris de leur utilité sociale, du renom qu’ils procurent, des électeurs qu’ils fidélisent, des clients ou fournisseurs qu’ils stabilisent. Bref, le crédit et la création de monnaie qui lui est liée procèdent de la confiance dans le futur. Une économie qui ne prête pas est une économie qui ne se voit aucun avenir ou un futur très trouble et qui donc se condamne à ne pas investir. Le deuxième élément concernant la monnaie, c’est que les crédits accordés ne sont pas du tout fictifs, au sens d’irréels. Ils ont un effet réel immédiat, parce que dès qu’un fondateur de start-up se voit accorder un crédit par une banque, cet argent existe bel et bien. Il peut acheter demain matin des services tirés sur son compte, employer des gens, créer des emplois, etc. Donc évidemment, si vous avez 25 000 milliards qui partent en fumé, cela veut dire que l’activité économique va être réduite brutalement de 25 000 milliards. Alors, les capitaux créés par la finance sont donc virtuels au sens où le virtuel n’est ni le réel – ce qui est touchable, tangible –, ni le possible – ce qui n’est pas encore –, mais ce qui – en raison de représentations concordantes du futur, c’est-à-dire qu’on s’accorde sur un futur – devient présent et actif, dans le présent immédiatement, et modifie ce présent. Revenons donc maintenant à la question de l’endettement. Le problème n’est pas le niveau de l’endettement dans l’absolu, mais la mesure de sa contrepartie. Cette dernière peut être la confiance politique. Si Barack Obama a pu annoncer tranquillement aujourd’hui le quadruplement du déficit budgétaire américain, c’est parce qu’il a suscité la confiance d’une majorité d’Américains, que leur pays peut, we can, s’en sortir. Et évidemment, comme cette confiance n’est pas une simple recette de rhétorique pour présentateur de show télévisé, elle a un contenu.

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Ce contenu, c’est celui d’un triple New Deal : un système de santé et de protection sociale universel, d’équipements publics qui ont à rattraper un retard désastreux aux États-Unis, une planification impérative pour une industrie verte, c’est-à-dire un green deal, et un effort éducatif sans précédent pour redonner aux États-Unis leur leadership universitaire et dans la recherche. Ce triple nouveau New Deal, qui est social, écologique et cognitif, n’est pas simplement ambitieux et preneur de risques, il est le seul qui ait une chance de réussir. Je voudrais maintenant poursuivre cet exposé en approfondissant un peu la question de la crise. Si la finance n’est pas une maîtresse d’imagination et de fausseté, comme dirait Pascal, elle n’est pas simplement des capitaux fictifs. Je voudrais essayer de vous faire comprendre ce point, en prenant plusieurs exemples qui vous montrent la raison pour laquelle l’économie dite réelle, celle de l’automobile, rien de plus matériel, celle du bâtiment, s’est trouvée instantanément touchée par la crise des subprimes. Quand vous prenez aujourd’hui General Motors, Ford, Chrysler, Renault : sur quoi gagnent-ils de l’argent ? Vous penserez que ces entreprises gagnent essentiellement de l’argent grâce aux marges qu’elles dégagent, bref à leurs profits, une fois qu’elles ont réglé leurs coûts en matières premières, en loyers, en amortissement des machines, en paiement des ouvriers ; la vente des voitures dégagerait alors un excédent de profit. Seulement voilà, ce n’est pas vrai ! En fait General Motors ne gagnait plus d’argent sur ses voitures. Car il fallait compter plusieurs milliers de dollars sur chaque voiture pour financer le système de retraites qui, aux États-Unis, dans les grandes entreprises, est assuré par elles. Les grandes entreprises américaines ont dû développer un service financier très puissant pour assurer cela. Comme tous les systèmes de retraites, celui

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des grandes entreprises américaines est en crise du fait du vieillissement de leurs effectifs et de la diminution des effectifs actifs. Mais il y a pire. La logique financière dont nous avons parlé veut que chaque fois qu’un constructeur automobile annonce cinq mille licenciements, l’action en Bourse monte et le PDG reçoit une gratification et prend une prime supplémentaire à la fin de l’année. Chaque fois qu’elle fait ce choix, l’entreprise gagnera sans doute en profits financiers à la Bourse, mais elle scie la base de financement par l’épargne salariale de la protection sociale des ouvriers. Sur quoi General Motors pouvait-il bien continuer à gagner de l’argent ? Il gagnait sur le crédit. Le secteur le plus profitable de General Motors, c’est le leasing, comme cela avait été expliqué par Jeremy Rifkin. Ses filiales de crédit prêtent aux consommateurs américains endettés pour acheter une voiture, en échange de quoi l’entreprise reçoit des remboursements d’argent frais tous les mois, théoriquement si tout marche bien, si la personne n’est pas défaillante. Et cet argent frais est placé sur le marché des capitaux financiers. Nous y voilà. Placé à court terme dans les fonds spéculatifs, cet argent rapporte beaucoup plus. Autrement dit, les marges de profit de General Motors ne sont plus liées depuis longtemps à la vente de voitures. Prenons un autre exemple : Carrefour, un beau fleuron de l’industrie matérielle lui aussi. Les sommes quotidiennement reçues en liquide ne sont pas immédiatement utilisées pour payer les fournisseurs. Elles sont placées, elles aussi, sur les marchés financiers. C’est pourquoi lorsque les marchés financiers ont été au bord de l’effondrement, c’est l’économie matérielle financiarisée jusqu’à l’os qui a été touchée immédiatement : toute sa trésorerie est liée aux marchés financiers. C’est aussi pourquoi General Motors, qui valait 10 milliards de dollars en 2007, valeur

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capitalisée en Bourse, atteint en novembre 2008, un milliard de dollars, puis zéro dans les actifs d’une banque suédoise, le 20 février 2009. Pour vous donner une idée de l’ampleur de la financiarisation, commentons ce tableau tiré d’un article de Martine Brulard dans le numéro de novembre 2008 du Monde diplomatique, illustrant les montants quotidiens à l’échelle des diverses transactions. La plus petite tranche représente le montant du commerce mondial : elle vaut 5 milliards de dollars. Pour ces 5 milliards de dollars par jour, il y a grosso modo 150 milliards de PIB et 150 milliards de transactions en Bourse, qui sont à peu près équivalents. Mais les transactions sur les marchés de change représentent 1 700 milliards. Pourquoi ? Parce que depuis 1971 les monnaies fluctuent. Le dollar ne vaut plus 35 dollars l’once ; il vaut ce que vaut le dollar sur le marché. Donc, s’il y a beaucoup de gens qui veulent du dollar, le dollar monte ; s’il y a très peu de gens qui veulent du dollar, il baisse. Depuis cette date, les taux d’intérêt et les taux de change fluctuent considérablement, ce qui est du pain bénit pour les gens qui font de la finance leur métier. En effet, dès que vous réalisez une transaction commerciale avec un pays étranger, il vous faut acquérir la monnaie avec laquelle vous allez payer, en dollar en général. Mais si ce dernier fluctue fortement par rapport à votre propre monnaie, vous risquez de grosses surprises et vous pouvez perdre 1 % à 10 % sur des fortes sommes. Donc, vous vous couvrez. C’est-à-dire que vous vous engagez à acheter à un cours déterminé à l’avance la somme dont vous avez besoin au moment où se fera la transaction. Et comme vous n’êtes pas sûr d’anticiper correctement la valeur du taux de change, vous prenez une assurance destinée à limiter vos pertes possibles. Si vous vous êtes engagé à acheter des devises à un cours de 100 et que vous devez 150


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finalement acheter vos devises à un cours de 120, vous pouvez avoir pris position pour un dollar à 120 et dans ce cas, les gains que vous tirerez de ce pari (qui vous assure) compenseront les pertes que vous ferez en exécutant votre achat à terme à un taux de 100. Vous pouvez faire ces paris à la hausse comme à la baisse. Cela décrit très grossièrement le mécanisme des produits dérivés (on dit des futures en anglais), dont l’invention remonte au xviie siècle au moment de la ruée sur les tulipes hollandaises en Europe, la « tulipo mania » dont témoigne le roman d’Alexandre Dumas, La Tulipe noire. En raison des incertitudes climatiques, la production était très irrégulière. Les grossistes en tulipes s’arrangèrent avec les producteurs pour partager le risque en cas de mauvaise récolte : pour les premiers, acheter très cher ; pour les seconds, vendre à bas prix en cas de trop bonne récolte. Les partenaires s’engageaient à acheter à la date de la récolte une quantité prédéterminée à un prix donné (exactement comme un hôtel qui vend ses places en réservation à l’avance, sans savoir s’il y aura des touristes de passage). Le gain est moins risqué, mais plus sûr. Et chaque fois que vous avez de l’incertitude, les financiers proposent une batterie de produits d’achat à terme, de prises de position, d’assurances croisées et gagnent leur commission sur l’invention de produits destinés à combiner le niveau de gain et de risque. Tant que vous avez des joueurs qui n’ont pas d’aversion pour le risque (ils préféreront un gain plus élevé mais risqué à un gain moindre mais garanti), the show can go on. Voilà pourquoi tous les jours il y a pour quasiment 3 700 milliards de dollars de produits dérivés. Mais ce petit jeu correspond à une mutualisation effrénée. C’est ainsi que les traders sont devenus indispensables et se rémunèrent grassement.

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Je reviens maintenant à ma démonstration. À quoi sert cette finance de marché ? D’ordinaire, si tout le monde vient retirer en même temps l’argent qu’il a déposé mais aussi le montant des crédits qui lui ont été accordés, la banque fait faillite. D’où l’importance de la confiance. On l’a encore vu lors des difficultés de la Northern Rock Bank en juillet 2007. Sans intervention massive de la Banque d’Angleterre, on aurait assisté à l’effondrement d’une banque entière. Et la particularité d’une banque, c’est qu’elle obéit au « théorème des taches solaires ». Posons une relation complètement idiote : par exemple, que le mouvement des prix a un rapport avec les éruptions à la surface du soleil (cela ne correspond à rien dans la réalité). Si tout le monde y croit, vous pouvez montrer mathématiquement que les prix vont se mettre à suivre le mouvement des taches solaires. C’est un modèle de prophétie autoréalisatrice. Lorsque les gens se mettent tous à penser la même chose, par exemple que la banque va faire banqueroute, même la banque dont la situation est la plus saine du monde va se trouver en faillite. C’est cela, la finance, c’est le pouvoir des opinions communes ou partagées que l’on se fait sur un futur. Alors, d’habitude qu’est-ce qui se passe ? La monnaie n’a pas besoin d’avoir une contrepartie et en général, cela s’appelle la planche à billets, et la Banque d’Angleterre vient de la faire marcher, elle vient d’imprimer 150 milliards de livres sterling, excusez du peu. C’est une affaire d’une demi-journée d’imprimer 150 milliards, avec les rotatives dont nous disposons. La monnaie, autrement dit, n’a pas de contrepartie nécessaire. Quelles sont les limites ? Si une banque commence à prêter à des agents totalement farfelus, qui ne remboursent pas leur prêt, il arrive un moment où elle finit par s’effondrer. Et la Banque centrale lui retire

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son agrément, c’est-à-dire le droit de prêter de l’argent. L’attribution de la possibilité pour un organisme de prêter de l’argent, c’est l’apanage des banques de second rang et des organismes de crédit. Quant à la Banque centrale, si elle couvre des banques trop en faillite, si elle fait marcher la planche à billets tant et si bien que les citoyens perdent confiance dans la monnaie, elle est menacée d’une hyper inflation (les gens veulent des quantités croissantes de monnaie pour les mêmes biens) et de banqueroute internationale quand les autres pays refusent sa monnaie et de lui accorder de nouveaux crédits, comme ce fut le cas de l’Argentine en 2001. Quel était le rôle de la finance d’État classique surveillant les réseaux financiers ? Elle multipliait entre cinq et neuf fois le montant des liquidités par rapport aux fonds propres. Qu’a fait la finance de marché ? Elle a multiplié par trente-deux les liquidités, c’est pratiquement sept fois plus. Quelle est la raison ? Tout simplement parce que les États, tous les ans, avaient besoin de 28 000 milliards de dollars pour emprunter sur le marché des capitaux afin de boucler leur budget. La financiarisation n’est pas tombée du ciel ! Elle a été organisée par les États qui ont décloisonné les financements mondiaux, qui ont fait eux-mêmes ce qui fait pleurer les souverainistes, c’est-à-dire la mise à mal du concept de souveraineté monétaire nationale. Pourquoi ? Parce que le seul endroit où ils pouvaient trouver les 28 000 milliards de dollars, c’était le marché mondial des capitaux. Si la finance a multiplié par trente-deux les liquidités – c’est de la folie furieuse –, c’est parce qu’il n’y avait pas la contrepartie réelle. C’est là que je ne suis pas d’accord avec beaucoup de mes amis économistes qui, à mon avis, commettent une grosse bévue. Michel Pébereau, dans son rapport très célèbre de 2005, a évalué l’endettement

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de la France à 20 000 euros par personne. Cela paraît considérable et les politiques d’austérité y trouvent une justification inépuisable. En fait, comme tout ratio d’endettement, le problème est de savoir ce que vaut la vie humaine d’un Français. Si elle vaut 100 000 euros, cela commence à faire pas mal, un cinquième de dette à la naissance, encore que ce soit remboursable. Mais si la vie humaine vaut un million d’euros, cette dette est ridicule. Lorsque les banquiers prêtent à des gens, ce qui les intéresse c’est la life time value, c’est-à-dire ce que vous allez gagner comme argent toute votre vie. Pour l’évaluation de l’endettement de l’État, un chiffre absolu au numérateur ne veut rien dire. Certes, l’État est endetté, alors on rapporte cela au PIB, mesure de l’activité économique du moment. Mais on peut également rapporter cela au patrimoine de l’État français. La question à poser, c’est de se demander qu’est-ce que l’on doit mettre au dénominateur. Si vous rapportez à ce pouvoir multiplicateur de 32 placé au numérateur l’économie matérielle classique du capitalisme industriel comme dénominateur, je puis vous assurer que nous sommes très mal partis. Tous les économistes qui placent plus haut que tout la réduction de l’endettement auraient alors raison et c’est l’austérité pour quinze ans et plus, aucun pauvre n’aura accès au crédit. Maintenant, imaginez une seconde que nous soyons dans une situation où l’économie se soit transformée beaucoup depuis trente à quarante ans. Pour envisager cette possibilité, il faut effectuer une petite révolution épistémologique, qui consiste à reconsidérer l’activité humaine telle que l’économie politique l’a considérée. Ce sera la dernière partie de cette petite leçon. L’économie politique adore les fables. Vous connaissez tous La cigale et la fourmi : il y a ceux qui produisent, ceux qui épargnent, la fourmi et ceux qui consomment, la cigale. On ne peut pas consommer

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plus qu’on a épargné. Si on le fait, on se retrouve quand la bise fut venue, vous connaissez la chanson... Je vais prendre l’exemple maintenant d’un animal qui a servi d’emblème à Napoléon, qui figurait sur sa robe de sacre, l’abeille. Quelle est l’activité d’une abeille ? La réponse de l’économie politique est très claire depuis Adam Smith : l’abeille produit du miel et ce miel vaut tant, du point de vue de l’apiculteur. Nous savons maintenant que la production du miel n’est pas le plus important. L’abeille fait quelque chose de beaucoup plus important : elle pollinise, assurant le mécanisme de reproduction de la biosphère. Et tant que l’on n’aura pas repéré des exoplanètes, calculé le coût de déménagement d’une infime partie des neuf milliards d’individus vers elles (le restant crevant sur la Terre), la biosphère n’a pas de prix. La pollinisation est sans prix, elle a un prix illimité, elle est infinie. Vous allez me dire : « Tout ça, c’est de la littérature, ce n’est pas de l’économie », il y manque des valeurs, des quantités et des prix. Comment mettre un prix sur la valeur de pollinisation effectuée par les abeilles ? Il se trouve qu’un phénomène très inquiétant, apparu depuis 2005, le syndrome d’effondrement des colonies, permet de l’approcher beaucoup plus concrètement. Cette affection, entraînant une mortalité de 45 % à 80 % des abeilles, est apparue la première fois en 2006 quand un apiculteur, déplaçant ses quatre cents ruches de la Pennsylvanie à la Floride pendant l’hiver a eu la désagréable surprise de revenir à la fin de la saison d’hiver, avec huit ruches sur les quatre cents qu’il avait. Ce syndrome a été repéré en France, aux Pays-Bas, en Grèce, en Italie, au Portugal et en Espagne, en Suisse et en Allemagne, et on le trouve aussi à Taïwan. Les abeilles meurent en masse. Les causes de cette surmortalité inquiétante sont très débattues. Impact des pesticides, disparition des jachères méliflores, appauvrissement de l’alimentation, manipulation

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génétique hasardeuse modifiant la protection contre certains parasites, varroa (parasite provoquant un affaiblissement), affaiblissement des défenses immunitaires, stress, rôle encore mal éclairci des ondes. Cette disparition partielle mais déjà forte des abeilles permet de mesurer ce qu’elles représentent. La production de miel aux États-Unis représente 70 à 90 millions de dollars par an. L’économie politique s’est intéressée à la production de cet output qu’est le miel. Mais une vision plus complète des choses doit s’intéresser à l’activité globale des abeilles et à son résultat d’ensemble (l’outcome). Les abeilles pollinisent 80 % de la récolte de fruits et légumes comestibles et commercialisés. On peut l’évaluer de 28 à 30 milliards de dollars. En ajoutant une estimation très minimale du rôle des abeilles dans les réserves naturelles, on peut ajouter 5 petits milliards. On prendra donc comme base 35 milliards de dollars par an. L’économie marchande représente donc un 1/350e de l’économie globale, soit 0,28 %. D’où j’en déduis que le capitalisme cognitif correspond au moment où les capitalistes se sont rendu compte que ce qui est vraiment intéressant, c’est la sphère de la pollinisation. Quittons les abeilles pour nous intéresser non plus à la biosphère mais à la noosphère. L’activité humaine pollinise elle aussi. Elle produit des externalités positives. Parallèlement à l’apparition des externalités négatives de pollution au cœur de tout le schéma écologique, on découvre le rôle créatif de la culture, de l’interaction numérique comme condition de la richesse. Vous avez là un formidable ressort d’expansion. Le succès de la finance de marché repose sur cette nouvelle grande transformation en cours. S’attaquer simplement à la question de la finance en soulignant son caractère monstrueux sans voir qu’au dénominateur, comme sa

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contrepartie réelle, figure désormais la sphère de la pollinisation humaine, c’est se tromper d’époque. Dans la crise actuelle, on se croit paré. N’avons-nous pas Ben Bernanke, à la tête de la Banque centrale américaine ? C’est un spécialiste universitaire de la crise de 1929. Il sait qu’il fallait injecter des liquidités. Il continue de le faire à l’heure où ce papier est révisé (automne 2010) en essayant de faire repartir la croissance. Mais qu’est-ce qui cloche dans le programme ? C’est la nature du dénominateur. On fait du keynésianisme dans l’économie matérielle. On crée de la monnaie à partir de rien. Ce ne sont pas 29 000 milliards dont les États vont avoir besoin, ce sont 50 000 milliards par an. Additionnez le plan Obama, les plans japonais, chinois, le plan européen qui va arriver malgré la frilosité très bête des Européens et leur incapacité congénitale à passer à une Europe fédérale. Vous arrivez à 50 000 milliards de dollars. Comment les financer ? Va-t-on vers l’hyper inflation ou une guerre des taux de change des monnaies avec la pression sur la Chine pour qu’elle réévalue le yuan et sa menace de riposter en vendant les bons du Trésor américain ? Ou bien la seule voie ne consiste-t-elle pas à ce que les États opèrent un New Deal écologique en intervenant sur la pollinisation, conditions de sauvegarde de la biosphère et d’un autre côté qu’ils mettent en route un New Deal cognitif pour la noosphère ? Cela semble une évidence que le Grenelle de l’environnement français a voulu aborder. Avec les déceptions que l’on sait. À ce niveau, le problème en effet n’est pas celui de la surabondance de liquidités et de crédit, les banques centrales peuvent encore créer des marges considérables de liquidités. C’est celui d’une absence de convergence politique sur le sens et les modalités de réalisation

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du dénominateur. Absence de convergence politique sur l’urgence écologique : faut-il mettre aujourd’hui, comme l’a préconisé le rapport Stern de 2005, 1 % de point de PIB tous les ans pendant trente ans, alors que la croissance est très anémiée ? À côté de la lutte contre le réchauffement climatique, les chantiers se multiplient (eau, ressources halieutiques des océans). Comment classer les urgences ? D’autant que l’on est de plus en plus confronté à une difficulté plus insidieuse, que le marché semble avoir gagné la partie contre le « socialisme » : cette difficulté, c’est celle que pose la nature quasi publique des biens de connaissance dans une économie numérique. Comment construire des modèles économiques viables en économie de marché avec des biens et des services qui se téléchargent gratuitement ? D’autre part, le problème que pose ce type d’investissement dans le social business (du type de celui décrit par Mohammad Yunus), comme le green business, c’est que le taux de rentabilité du profit est très faible. Il est quasiment nul, voire même négatif. Tant que les capitaux privés ont la possibilité de faire 45 % de rentabilité annuelle, il n’y a guère d’espoir d’obtenir les investissements massifs requis. L’impulsion vient des États, mais ces derniers ont vu leur taux d’endettement monter. À quoi est due l’apathie des investissements privés dans un Green Deal malgré tous les efforts de la Clinton Initiative ? C’est, je crois, la crainte vis-à-vis du futur. L’urgence de la question écologique, qui augmente au fur et à mesure que l’on s’approche d’une impasse totale du développement classique, met sur la table une refonte complète de l’industrie, qui elle-même requiert un investissement gigantesque dans le cognitif. Voilà pourquoi les moteurs de recherche sont devenus, avec l’ordinateur personnel, ce qu’étaient les moulins à eau, lors du passage de

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la féodalité au premier capitalisme mercantiliste. Il est une entreprise qui traverse imperturbablement la chose et elle s’appelle Google. Elle valait 70 milliards de dollars avant 2007, 100 milliards en 2008 et 170 milliards aujourd’hui, en 2010. Pourquoi ? Parce qu’elle, elle a compris l’activité pollinisatrice des réseaux. Quelle est la force de Google, qui ne comptait que 12 000 salariés avant la crise et qui en emploie 20 000 aujourd’hui ? Ce sont les 14 à 16 millions de cliqueurs par seconde qui travaillent gratuitement pour la firme de Mountain View. Le capitalisme cognitif, c’est cela. Il s’est déplacé vers la sphère de la pollinisation humaine. Il faut comprendre l’émergence de la finance de marché dans ce cadre, comme son avenir. Les traders ont de l’avenir ! Licenciés du secteur de l’économie financière privée où ils étaient, ils se recasent dans le secteur d’État. Comment voulez-vous qu’on puisse faire de la régulation d’État ou des marchés, si vous n’avez pas les mêmes prestidigitateurs qui ont inventé un pouvoir multiplicateur de un à trentedeux ? Parce que maintenant, il va falloir inventer probablement un pouvoir multiplicateur de un à cinquante, mais il n’y a rien là-dedans d’apocalyptique, puisque nous sommes entrés dans une sphère trois cent cinquante à mille fois plus riche que la sphère marchande classique. Il faut aller au-delà du sentiment immédiat que les financiers sont des salauds. Certes ils le sont, mais pas plus que dans Balzac, quand ce dernier décrit la spéculation immobilière dans la plaine Monceau, sous la Restauration : du baron Nucingen à Kerviel ou à Madoff et vice versa. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir sur quel terreau ce genre de personnage pousse comme des champignons. Il faut s’intéresser au terreau ; les champignons, c’est secondaire. La question, c’est de diriger la finance de marché et ses traders vers le financement de l’économie

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verte, vers l’équipement encore balbutiant de l’économie immatérielle. Si nous continuons à faire essentiellement des voitures, de la sidérurgie, en pensant que les affaires vont reprendre, cela ne marchera pas. Et c’est déjà en train de ne pas marcher parce que l’on s’est trompé de dénominateur. C’est ce qui rend la finance de marché monstrueuse et qui nous empêche de voir comment il faut utiliser son pouvoir de créer de la liquidité pour le triple New Deal qui nous attend : un New Deal social, un New Deal cognitif et un New Deal écologique.

NOTES   1.  Le Monde, 22 / 02 / 2009.   2.  Frédéric Lordon, Pour en finir avec les crises financières, Paris, Les Raisons d’agir, 2008.   3.  Matthieu Pigasse, Gilles Finchelstein, Le Monde d’après. Une crise sans précédent, Paris, Plon, 2009.   4.  Michel Husson, Un pur capitalisme, Lausanne, Page Deux, 2008.

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Pascal Gontier

SymbiocitĂŠ

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Symbiocité

La question du changement climatique est aujourd’hui centrale pour un architecte, même si elle ne doit pas occulter d’autres problématiques tout aussi essentielles, comme par exemple celles qui sont liées à la biodiversité ou le cycle de l’eau. Je vais aborder le sujet à partir de mon expérience d’architecte, en commençant à l’échelle du bâtiment, puis j’étendrai mon propos à l’échelle de la ville. Le Passivhaus ou bâtiment passif

Tout d’abord, je voulais revenir sur ce qu’est un bâtiment passif (Passivhaus en allemand). C’est un standard développé en Allemagne par le professeur Wolfgang Feist, il y a bientôt vingt ans. Il arrive aujourd’hui en France, dans un contexte bien différent, et reste, malgré son ancienneté relative, en rupture avec nos pratiques habituelles. En effet, un bâtiment ancien consomme entre 200 à 400 kWh / m² par an pour le chauffage. Un bâtiment répondant aux normes réglementaires françaises actuelles consomme à peu près entre 80 et 100 kWh. Quant au bâtiment passif, il consomme 15 kWh/m² et se positionne ainsi comme un véritable standard de référence et ne peut que nous interroger dans notre pratique d’architecte. Son principe repose sur une très forte isolation des parois, une réduction drastique des ponts thermiques, une parfaite étanchéité à l’air, une 165


ventilation double flux avec récupération de chaleur et éventuellement un puits canadien. La mise en œuvre de l’ensemble de ces dispositifs permet de s’affranchir d’une installation traditionnelle de chauffage. Ce principe est extrêmement efficace mais n’est pas sans susciter quelques questions. Tout d’abord, ce concept répond à la problématique du chauffage sans se préoccuper du confort thermique d’été. D’autre part, les consommations d’électricité dues à la ventilation sont passées sous silence. Celles-ci ne sont pourtant pas négligeables, puisque dans un bâtiment passif à 15 kWh / m² pour le chauffage, le poste ventilation représente également 15 kWh / m² en énergie primaire. Même si le dispositif reste très efficace, avec 30 kWh / m² pour le couple chauffage-ventilation, l’architecte peut s’interroger sur le fait que l’une des fonctions vitales du bâtiment – la ventilation en l’occurrence – soit assurée par une prothèse technique assez énergivore, alors qu’elle était, jusqu’à une période assez récente, principalement assurée par des dispositifs architecturaux ne nécessitant aucun apport d’énergie. D’une façon plus générale, le bâtiment passif se distingue davantage par sa mise en œuvre, la qualité de ses composants (isolations, vitrages…) et ses systèmes (ventilation, chauffage) que par son architecture proprement dite. Le succès du passif vient d’ailleurs peut-être aussi du fait que les architectes n’ont pas eu besoin de changer radicalement leurs habitudes de conception. Il va de soi qu’une branche industrielle spécifique s’est ainsi développée dans les pays où le « passif » s’est répandu. L’industrie et la technique ont précédé l’architecture. Le bâtiment passif n’est pas nécessairement un bâtiment bioclimatique au sens classique et historique du terme, avec ses larges fenêtres côté

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sud et ses meurtrières côté nord. En effet, les vitrages sont suffisamment performants pour que l’on puisse très largement vitrer un bâtiment passif, y compris aujourd’hui au nord où les apports solaires sont réduits. Cela permet au bâtiment passif de s’adapter au milieu urbain, même dans un tissu dense limitant ces fameux apports solaires, même en façade sud, en raison des vis-à-vis avec les bâtiments voisins. La volonté de réduire au maximum les consommations de chauffage peut conduire à certains excès, comme celui de compacité. Certes, la compacité permet de diminuer les déperditions thermiques par les parois. En même temps, lorsque ce principe est appliqué de façon trop systématique, il conduit à créer des espaces peu lumineux, parfois aveugles, et donc fortement dépendants de l’éclairage électrique, ainsi que des appartements mono-orientés difficiles à rafraîchir en été. Si l’architecture passive n’est pas nécessairement « bioclimatique », elle est néanmoins la plupart du temps identifiable par ses détails, qui doivent être étudiés très en amont lors de la conception et soignés à la réalisation, de façon à maîtriser les problèmes d’étanchéité à l’air ainsi que les ponts thermiques ; c’est potentiellement plus une architecture du détail qu’une architecture du geste. La conception de bâtiments passifs est assez technique. Elle peut notamment nécessiter de faire appel dès les premières esquisses à des outils de modélisation informatiques, et plus particulièrement à des simulations thermiques dynamiques. Ces outils permettent de travailler de manière simultanée les formes architecturales et le profil énergétique du bâtiment que l’on projette. Les étudiants de l’école d’architecture de Paris-Malaquais qui ont suivi le module « Canicula » ont appris à réaliser des simulations thermiques dynamiques avec le logiciel Pleiades Comfi,

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et à appréhender les variations de température dans un bâtiment, ainsi que les consommations énergétiques de celui-ci en fonction des formes, des structures, de la taille des ouvertures, des protections solaires. Dans mon agence, nous réalisons nous-mêmes ces simulations, ce qui m’aide à contrôler le projet et à faire respecter mes vues par les bureaux d’études. L’opération de 17 logements sociaux rue Fréquel-Fontarabie illustre cette démarche. Il s’agissait pour moi de réaliser le premier bâtiment « passif » parisien, sur un site qui ne bénéficie pas d’une orientation favorable du point de vue de l’ensoleillement. En effet, les façades principales sont orientées nord-est et nord-ouest, et la seule façade orientée côté sudouest est masquée en hiver par les bâtiments situés en vis-à-vis. Il s’agissait également pour moi de concevoir un bâtiment très largement vitré, offrant des logements multi-orientés, dont les parties communes ainsi que la plupart des pièces d’eau bénéficient de la lumière naturelle. À partir d’un langage architectural assez minimaliste, le projet décline, en les adaptant au contexte parisien, les archétypes de l’architecture passive : enveloppe sur-isolée, coursives portées de façon autonome, ventilation double flux. Une autre opération de logements sociaux que je qualifie de « postpassifs », rue Pixérécourt et passage de la Duée à Paris, peut également préciser ma démarche. Ainsi, si on analysait suivant une grille normalisée HQE classique le bâtiment que j’ai conçu, celui-ci aurait une mauvaise note car il n’est absolument pas compact. C’est un édifice en ossature bois, dont le cœfficient de forme est particulièrement défavorable et qui comporte des ouvertures vitrées immenses. Cela est dû à son implantation le long d’un passage étroit, sur une parcelle mono-orientée, adossée à une butte, avec des tours d’habitation qui ont une vue principale

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sur la parcelle. Dans ce contexte difficile, il était donc nécessaire de créer des cours ouvertes, largement vitrées sur le passage de façon à éviter les logements mono-orientés et à apporter suffisamment de lumière dans les appartements. Ce volume découpé a permis la création d’un système de ventilation naturelle qui peut fonctionner dès que l’on sort de la période de chauffage, réduisant ainsi les consommations de ventilation de moitié. Les fenêtres sont munies de persiennes qui assurent la ventilation des appartements tout en les protégeant des intrusions. Un dispositif d’extraction naturelle de l’air est également présent dans la cuisine et la salle de bains. Venons-en maintenant à la maison à énergie positive. Il existe deux manières de réaliser une maison à énergie positive. La première est très simple : elle consiste à concevoir une maison standard et d’y ajouter une très grande surface de cellules photovoltaïques produisant plus d’énergie que ce que l’on consomme. La seconde méthode consiste à réaliser une maison passive à consommation d’énergie réduite, et d’y intégrer ensuite une surface plus modeste de cellules photovoltaïques. La première méthode permet de transformer très facilement, mais à grand coût, n’importe quelle construction en bâtiment à énergie positive, pour autant que le terrain sur lequel on construit dispose d’apports solaires généreux. Pour réaliser un bâtiment à énergie positive en tissu dense, il est nécessaire de passer à la seconde méthode. Le projet que je vais vous présenter ici est celui d’une maison de ville à énergie positive, située à Issy-les-Moulineaux, et dont le chantier vient de commencer. C’est une maison que je réalise pour ma famille, ce qui me permet de disposer d’une grande liberté pour expérimenter et de

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m’affranchir d’un certain nombre de réglementations. Le bâtiment comporte un dispositif très particulier de ventilation naturelle. Il s’agit d’un prototype qui a nécessité près de deux ans d’études et de mise au point. Il permet de récupérer l’énergie sur l’air extrait comme un dispositif de ventilation mécanique double flux classique, mais la circulation de l’air se fait de façon naturelle, sans apport d’énergie, sauf éventuellement avec un ventilateur d’appoint en cas de mauvais tirage.

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La maison est fondée sur neuf pieux qui descendent à peu près à 20 mètres dans le sol et qui intègrent des tuyaux en polyéthylène dans lesquels circule de l’eau glycolée. Huit pieux énergétiques sont branchés sur une pompe à chaleur produisant du chauffage et de l’eau chaude sanitaire. Le neuvième pieu fonctionne comme un puits canadien hydraulique. Il permet de préchauffer l’air en hiver. Ensuite, il y a un échangeur de chaleur air-eau qui est la clé du système et qui permet de récupérer les calories de l’air qui sort du bâtiment par la cheminée de ventilation située en toiture, pour chauffer, au moyen d’un autre échangeur eau-air, l’air qui entre dans le bâtiment en partie basse. Ce système de ventilation constitue une véritable architecture au cœur du bâtiment. Maintenant vient la question de la surface de production d’énergie. Pour calculer cette surface, il a fallu calculer toutes les consommations : j’ai réalisé des plans et des scénarios d’éclairage, et puis je suis allé chez Darty pour voir combien consommaient tous les appareils électroménagers A + et A ++. J’ai imaginé différentes stratégies d’occupation, de façon à appréhender de la façon la plus réaliste possible les consommations en électroménager. Sur un bâtiment de ce type, le premier poste en énergie primaire est l’électroménager (Il représente 43 % de l’énergie consommée). C’est un poste beaucoup plus important que celui de l’eau chaude sanitaire. Le poste chauffage vient pour sa part en troisième position, puisqu’il s’agit d’un bâtiment « passif ». Sur ce projet, je peux théoriquement produire 150 kWh d’énergie primaire par an en plus de ce que je consomme, ce qui est à peu près équivalent à l’alimentation d’un scooter électrique pendant quelques mois. Je pense qu’à l’échelle du bâti, on ne peut pas, avec les technologies

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actuelles, faire beaucoup plus. L’installation est constituée d’un ensemble de trois niveaux de brise-soleil photovoltaïques et d’un shed en toiture, également photovoltaïque. Elle produit 5 000 kWh par an, ce qui permet de subvenir aux besoins de la maison. Il ne s’agit bien évidemment pas d’une maison autonome. D’une part, elle est connectée au réseau ; d’autre part, elle ne produit pas sa propre nourriture. Les questions de transport, de la biodiversité, ne peuvent pas non plus se traiter à l’échelle du bâtiment. Je n’ai pas réalisé de calcul précis, mais si le jardin était entièrement consacré à la production alimentaire, il permettrait de produire seulement 1 % ou 2 % des besoins. Il est clair que la question de l’alimentation dans la ville ne peut pas se traiter à l’échelle du bâtiment ; c’est une vraie question d’urbanisme. La question de la gestion des déchets ne trouve pas non plus de réponse satisfaisante à cette échelle. Je reste néanmoins convaincu qu’il est intéressant de relocaliser ces infrastructures au sein même des agglomérations. Cela m’amène à parler de la ville contemporaine. Je suis d’accord avec l’agroéconomiste américain Leister Brown (1934), lorsqu’il écrit que la ville contemporaine est un sous-produit de la voiture. Il ne s’agit pas uniquement d’une question de transport. La fabrication de la ville et celle des produits industriels présentent, me semble-t-il, certaines similitudes. Le fonctionnement de la ville contemporaine me fait en effet penser à la fois au darwinisme social et au taylorisme (ou au fordisme). Le darwinisme social retient de la théorie de Darwin la notion de la lutte pour l’existence, qui est considérée comme le moteur de l’évolution. La ville contemporaine, telle qu’on la voit notamment en Asie, porte des traces très visibles de cette lutte pour l’existence, à travers une

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concurrence formelle des bâtiments entre eux, qui fait qu’à la fois tout est très différent et que tout finit par se ressembler, avec un impact environnemental considérable et non maîtrisé. Le deuxième aspect, c’est celui du taylorisme qui présente, selon moi, des similitudes avec le zoning et les logiques de filières qui président à la constitution des villes contemporaines. Il y a là une logique de séparation : séparation des tâches, séparation des fonctions urbaines, séparation des filières. Cette logique, qui a fait ses preuves durant le xixe et le xxe siècle connaît aujourd’hui ses limites. Gestion de l’énergie, gestion de l’eau et infrastructures font aujourd’hui l’objet d’approches beaucoup trop sectorielles. Les exemples que je vais vous présenter en sont l’illustration, comme ce projet de quartier de Wuhan en Chine. J’étais invité, il y a quelques années, à un concours pour la réalisation d’un quartier de 17 kilomètres carrés au sud de Wuhan, en Chine. Le quartier en question était protégé des crues du Yang Tse par des digues de 4 mètres de haut. Dans le cahier des charges, il était prévu de disposer 4 mètres de terre sur l’ensemble des 17 kilomètres carrés. Cet apport massif de terre soulevait pour moi quelques questions. D’où allait venir la terre ? Faudrait-il raser une colline ? Quelle quantité d’énergie serait nécessaire pour transporter une telle quantité de terre sur le site ? Et puis, cette solution ne faisait-elle pas que reporter le problème des inondations sur des terrains situés en aval ? Alors j’ai présenté un dessin un peu naïf montrant que les 68 millions de mètres cubes de terre qu’il était envisagé de disposer sur le site représentaient l’équivalent d’un cube de plus de 400 mètres de côté (soit la hauteur de la tour Jin Mao, qui était à l’époque la plus élevée de toute la Chine.)

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J’ai ensuite proposé un autre scénario d’urbanisation ne nécessitant que 34 millions de mètres cubes, voire encore moins en jouant avec la topographie de façon à régler les problèmes d’inondation à moindre coût et à impact environnemental réduit. Dans mon projet, il y avait des sortes de décaissés avec des terrains légèrement inondables, d’autres qui l’étaient moins. Il y avait également des créations de canaux qui étaient intéressants pour le transport des marchandises. Ma proposition n’a pas été retenue. Je pense qu’elle remettait en question une manière très classique et très sectorielle de fabriquer la ville avec des filières indépendantes les unes des autres : les infrastructures, les transports, la gestion de l’eau. Bien sûr, des situations analogues existent un peu partout à travers le monde. J’ai notamment été confronté, au début des années 2000, au cas d’une chaufferie bois surdimensionnée par rapport aux besoins futurs d’un grand ensemble destiné à être totalement restructuré. Cette chaufferie était dimensionnée pour une consommation de chauffage de plus de 100 kWh par mètres carrés par an. Tout à l’heure, je vous ai montré des bâtiments qui sont à 15 kWh, et la RT 2005 (réglementation thermique française de 2005) impose déjà des niveaux inférieurs à ces 100 kWh. Intervenant comme architecte urbaniste associé sur la restructuration de ce quartier, et revenant de Fribourg où j’avais visité des bâtiments passifs, j’ai bien sûr demandé pourquoi la chaufferie était si largement dimensionnée. Le bureau d’études en charge de la chaufferie m’a alors répondu d’une manière qui m’a surpris : on allait démolir des barres de logements et construire des bâtiments qui seraient certes mieux isolés, mais qui seraient également beaucoup moins compacts ; les consommations resteraient donc les mêmes. Finalement, j’ai compris qu’il

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y avait un seuil en dessous duquel la chaufferie bois ne serait pas rentable. Quelques années plus tard, j’ai retrouvé cette limite dans une situation un peu analogue. J’avais conçu un bâtiment scolaire passif qui devait être branché sur un réseau géothermique. Le concessionnaire nous a dit : « Si vous faites des bâtiments qui consomment peu d’énergie, nous ne pourrons pas rentabiliser notre installation géothermique coûteuse. Nous devrons donc vous vendre plus cher l’énergie. » C’est finalement assez logique et légitime de la part du concessionnaire, mais cela crée une situation peu propice à l’émergence de bâtiments très performants du point de vue énergétique. Cela montre bien que ces logiques de secteurs, qui ont permis à la ville du xxe siècle de se développer, de s’équiper et de nous offrir le confort que l’on connaît, sont aujourd’hui inadaptées pour répondre aux problématiques de la ville de demain. Construire des bâtiments qui consomment peu, c’est bien mais reste finalement assez limité par rapport aux enjeux actuels. Ceux-ci demandent des changements qui ne sont pas seulement d’ordre technologique mais qui touchent également à des manières différentes d’aborder la ville. Ce sont des considérations de ce type qui m’ont amené à l’idée de « symbiocité », concept que j’ai d’abord abordé dans un texte écrit en 2005 pour la revue suisse Faces, avant de le développer dans d’autres textes. En 2000, j’avais été marqué par un livre écrit par Suren Erkman (1955), intitulé Vers une écologie industrielle*. Dans ce livre, l’écologie industrielle est présentée comme une alternative à l’économie du end of pipe, c’est-àdire du traitement des pollutions en bout de course : plus on pollue, plus on crée des infrastructures pour dépolluer, ce qui crée une gigantesque économie peu efficace et assez pernicieuse. L’écologie industrielle se

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propose de substituer à ce système une économie qui s’inspirerait des écosystèmes dans lesquels les déchets des uns deviennent les ressources des autres. L’auteur présente l’exemple d’une zone industrielle singulière située à Kalundborg, au Danemark, qui fonctionne comme un véritable écosystème. Suren Erkman s’en inspire pour montrer comment tout notre système industriel pourrait fonctionner selon un modèle écosystémique. Cette fameuse zone industrielle de Kalundborg est organisée autour d’une centrale à charbon qui produit un déchet extrêmement polluant, le dioxyde de soufre. Ce dioxyde de soufre peut être récupéré pour fabriquer du gypse à partir duquel on peut fabriquer des plaques de plâtre. Une usine de plaques de plâtre s’est donc installée à proximité de la centrale à charbon. Il y a également des rejets d’eau chaude qui sont récupérés par une ferme d’aquaculture, etc. Tout cet ensemble a finalement créé un écosystème industriel qui est aujourd’hui analysé comme tel. Pour l’analogie avec les écosystèmes, il y a également l’écosystème artificiel MELiSSA, un programme de l’ASE (Agence spatiale européenne) conçu en vue de futurs vols habités à destination de Mars. La différence entre un voyage sur la Lune et un voyage sur Mars, c’est que l’on peut techniquement partir sur la Lune pour le week-end ou presque, alors que pour se rendre sur Mars, il faut compter sur un voyage de plusieurs années. Dans ces conditions, il est hors de question d’emporter toute sa nourriture et ses sacs poubelle ; il faut donc tout recycler. MELiSSA a été conçu comme un écosystème fermé composé de cinq compartiments fonctionnant selon le modèle d’un étang. Ces compartiments recyclent le CO2, l’eau et les déchets et produisent l’oxygène, la nourriture et l’eau potable. Évidemment, le programme n’est ni abouti ni parfait. Ce n’est pas

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en quelques dizaines d’années que l’on arrive à reproduire des modèles qui ont mis des millions d’années à se former et que nous sommes encore bien loin de comprendre. Le modèle de Kalundborg – et encore moins celui de MELiSSA – ne peut pas être transposé directement à l’urbanisme. Qu’advient-il par exemple en cas de défaillance d’un partenaire ? Pour ma part, je pense que l’on peut reprendre un certain nombre de notions dans la manière d’envisager des villes mais pas forcément de façon littérale. La ville n’est pas un organisme figé que l’on peut entièrement planifier. Dans une ville, il y a des bâtiments structurants sur lesquels la collectivité a prise et il y a les constructions courantes liées à la vie de la cité : je pense qu’il faut arriver à avoir cela dans la tête. Il n’y a pas de raison pour que les bâtiments structurants de la ville ne jouent le rôle de bâtiments producteurs, alors que nombre de constructions courantes seront plus probablement principalement consommatrices. Cela m’amène à aborder la notion de « symbiose », que je trouve particulièrement intéressante. Le mot a été employé pour la première fois par Anton de Bary, peu après que Charles Darwin a formulé sa théorie de l’évolution. La symbiose est l’association complémentaire de deux organismes différents. Ce qui est intéressant, c’est que la symbiose constitue un moteur d’évolution, aussi puissant que la lutte pour l’existence. Il existe deux sortes de symbiose. La première forme est l’« ectosymbiose » dans laquelle chaque entité est identifiable mais vit en association étroite avec une autre entité. C’est, par exemple, la symbiose du poisson clown et de l’anémone des mers. L’anémone protège le poisson qui nettoie l’anémone. C’est également la symbiose du pique-bœuf et de la girafe. Le pique-bœuf est un vigile, il prévient la girafe des dangers (les lions) et

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en même temps, il la nettoie de tous les parasites dont il se sert comme nourriture. Quand vous voyez des girafes, il y a de fortes chances que des pique-bœufs se trouvent sur leurs épaules. Appliquée à la ville, cette forme de symbiose pourrait être assimilée à une symbiose urbaine : deux entités de la ville implantées à proximité l’une de l’autre parce qu’elles peuvent se rendre des services mutuels. Il existe une autre forme de symbiose qu’illustre très bien l’exemple du lichen. Le lichen est en effet l’association d’une algue et d’un champignon. À l’œil nu, il est impossible de distinguer l’algue du champignon. L’association de ces deux entités a créé une véritable troisième entité. Cette symbiose est pour moi architecturale. Peut-être, en associant deux organismes architecturaux, est-il possible d’en inventer un troisième. Il n’y a, je pense, aucune limite dans l’invention en ce domaine. Plug in Symbiote. Le premier projet est un projet de concours auquel j’avais participé en association avec l’agence Équateur. Il s’agit d’un petit pavillon destiné au Festival des Architectures vives. Le Plug in Symbiote est conçu comme un organisme architectural branché sur le canal SaintMartin. Il se nourrit avec l’eau polluée du canal et s’en sert comme ressource pour développer toute une vie bactérienne, animale, etc. L’idée était vraiment symbolique : on prenait de l’eau du canal, on la traitait à travers une scénographie spectaculaire et on la rejetait dans le canal. Ce projet avait été sélectionné au concours mais n’avait pas pu être réalisé faute de sponsor. J’ai conçu ce deuxième projet un peu utopique, toujours en association avec l’agence Équateur, au moment de la déclaration de candidature

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de Paris pour les Jeux olympiques de 2012. Cette candidature était présentée par la mairie de Paris comme une candidature fortement écologique. Une semaine après cette déclaration de candidature, nous avons envoyé ce projet qui illustrait ce que pourrait être un équipement sportif écologique symbolique, en l’occurrence la piscine olympique. Je me sens très concerné par la qualité de l’eau dans les piscines, puisque j’ai été très souvent victime d’allergies à cause du chlore. Il y a quelques années, j’ai pu me baigner dans une de ces piscines étangs que l’on voit par exemple à Combloux (à côté du mont Blanc) où le bassin de baignade est au milieu d’un étang dédié à la filtration de l’eau. Ce modèle existe depuis des années, mais il est difficile à mettre en œuvre pour des piscines publiques car il y a toutes sortes de considérations réglementaires. Il est également difficile à mettre en œuvre dans le cas d’une piscine couverte, et à l’époque où nous avions présenté ce projet, cela n’avait, à ma connaissance, jamais été fait. J’ai contacté différentes sociétés spécialisées dans la conception de baignades biologiques et j’ai appris que pour ce type d’équipement, il fallait disposer d’un bassin de filtration deux fois et demi plus grand que le bassin de baignade. Si cette contrainte ne pose pas de véritable problème pour une piscine extérieure, il n’en va pas de même pour une piscine intérieure, car cette surface de filtration consomme beaucoup d’espace construit et coûte cher. On était alors arrivé à l’idée que finalement, l’équation économique pouvait être réglée en associant deux programmes différents : la piscine et un jardin botanique sous serre. Maintenant, le problème pourrait être réglé autrement car la technologie a évolué et il est possible de réaliser ce type d’équipement en consommant beaucoup moins de surface. Cette installation aquatique pouvait s’inscrire dans le métabolisme d’un

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quartier. Il fallait alors y associer une serre de filtration biologique de l’eau de type living machine, comme on peut en trouver en Hongrie, à côté de Budapest. La piscine biologique est installée en aval de cette living machine. Les plantes nécessaires à la filtration produisent de la biomasse que l’on peut récupérer, par exemple comme combustible. Il y a un hectare photovoltaïque en toiture, ce qui correspond à une production électrique de un mégawatt. On peut aller plus loin et faire une centrale de traitement d’air pollué, en utilisant les technologies développées par la Nasa dans les années 1970 et 1980. Enfin, en aval de ce dispositif, il est possible d’installer une ferme d’aquaculture qui bénéficie alors des rejets d’eau chaude de la piscine. Le bâtiment n’est alors plus isolé et monofonctionnel mais 185


devient une sorte d’organisme architectural complexe, caractérisé par de nouveaux types d’espaces. Ce type de combinaison permettrait de retrouver des espaces que l’on ne sait pas fabriquer de façon « classique ». La gare d’Attocha, à Madrid, illustre bien cette idée. Après le déplacement de la gare, la structure de l’ancien bâtiment est restée en place et a été aménagée. C’est aujourd’hui un vrai lieu public, exceptionnel, rempli de plantes tropicales et de cafés. Il existe accidentellement, puisque la gare était là auparavant. Aujourd’hui, on ne saurait pas créer un lieu comme cela de toutes pièces. Cette qualité d’espace-là, un peu extraordinaire, j’ai le sentiment qu’on pourrait la retrouver par d’autres biais, en inventant des programmes qui rendraient économiquement réalisable leur construction. Quelques années après le projet proposé pour Paris 2012, j’ai été invité à participer à un concours en Suisse, dans une petite station qui s’appelle Anzère, au cœur du Valais. Il s’agissait de la restructuration de la piscine dans laquelle j’avais appris à nager quand j’étais enfant. Je me suis donc mis à travailler de nouveau sur l’idée d’une piscine biologique couverte. J’ai recontacté différentes entreprises spécialisées dans la filtration biologique de l’eau de piscine. J’ai appris qu’il était possible de réaliser cette filtration avec une superficie bien inférieure à celle demandée quelques années auparavant. Il n’était donc plus nécessaire de créer une symbiose entre un jardin botanique et un équipement sportif pour intégrer le dispositif de filtration au cœur du bâtiment. Ici, cet espace devient un patio de dimensions tout à fait raisonnables. Celui-ci permet également d’apporter de la lumière naturelle dans des locaux qui en sont la plupart du temps dépourvus : vestiaires, sanitaires, etc.

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Le projet de réhabilitation du château de Longchamp, réalisé pour le WWF France, m’a également donné l’occasion de travailler sur le cycle de l’eau et son intégration dans un bâtiment. J’avais été invité, il y a quelques années, à participer à une consultation d’architectes par WWF France qui possède ce château en concession et qui veut en faire un centre culturel de rencontres dédié à l’écologie. Je n’avais pas d’autres éléments de programme, et il me fallait proposer quelque chose à partir de cette idée-là. Une première question m’avait été posée : faut-il isoler ou pas le château ? J’ai répondu que je ne savais pas. Isoler le château par l’extérieur, je n’étais pas sûr d’y croire. Un artiste comme Christo aurait bien pu l’emballer mais quid de la réaction des architectes des Bâtiments de France ? Par ailleurs, l’isolation par l’intérieur peut présenter des inconvénients, notamment la perte de l’inertie thermique. Finalement, il a été décidé d’isoler assez légèrement le bâtiment par l’intérieur avec un enduit isolant de façon à garder l’inertie. Pour ce projet, j’ai proposé d’installer une station d’épuration de type living machine dans le château, plus précisément sur une terrasse située au-dessus de l’entrée. J’ai prévu d’y installer des cuves en Ductal pour traiter l’ensemble des eaux usées au sein d’une petite serre en verre structurel. Cela se présente comme une serre tropicale greffée sur l’édifice. Cette serre remplit une fonction écologique et introduit l’idée de nature dans le château. L’approche écosystémique que j’ai présentée ce soir trouve naturellement son terrain de prédilection à l’échelle urbaine. Je vais donc vous montrer un exemple de ce type d’approche à travers une étude de définition à laquelle j’ai participé, toujours à Wuhan, en Chine. J’ai été classé premier à l’issue de cette consultation mais je n’ai pas suivi le projet depuis. Le

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projet se développe le long d’un axe de 11 kilomètres, l’avenue Jinshan, dans le quartier de Dong Xi Hu. Il s’agissait de travailler sur la thématique de « l’économie circulaire », un concept voisin de celui d’écologie industrielle que je vous ai présenté tout à l’heure. Si, en Europe, on fait souvent référence aux écosystèmes, la métaphore la plus courante en Chine pour aborder la question de l’économie circulaire est, d’après ce que j’ai pu comprendre, celle du corps humain. Il est alors question de veines et d’artères. Les « équipements artères » peuvent représenter les « entrants » dans le système urbain : l’eau, l’énergie, les biens de consommation, les matériaux de construction. Les « équipements veines » correspondent aux divers traitements des eaux usées, des déchets organiques, des emballages, des déchets de construction, des déchets agricoles, etc. On s’est saisi de ce concept et parmi les cinq équipes invitées, je crois bien que nous avons été les seuls à réfléchir sérieusement sur cette question. Ce qui nous a conduits à repenser la gestion locale de l’eau et de l’énergie, le transport fluvial, l’agriculture urbaine… Nous avons cherché à démontrer comment il était possible de travailler simultanément sur la densité et sur l’agriculture urbaine. Nous avons montré, faisant cela, que l’on pouvait agir également sur le microclimat du quartier et que l’on pouvait réduire localement la température en été de 3 à 6 °C. Il s’agit là d’un enjeu important car à Wuhan en été, la température peut monter à plus de 40 °C. Nous souhaitions également créer de la densité sans avoir systématiquement recours à des tours : on a donc projeté très peu de tours, mais élaboré et développé l’idée de bâtiments hybrides. Tous les bâtiments structurants (pôle d’échanges, gares, aéroports, grands hôtels, parkingssilos) devraient être pensés comme des bâtiments hybrides, capables de

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remplir des fonctions écologiques : production d’énergie, gestion de l’eau ou des déchets… Les parkings-silos intégreraient ainsi des living machines, le stade produirait de l’énergie… Nous souhaitions montrer comment on pouvait fabriquer de nouvelles entités architecturales en intégrant dans le tissu urbain des fonctions qui habituellement sont projetées loin des villes.

*  Suren Erkman, Vers une écologie industrielle, éditions Charles Léopold Mayer, 1998 (réimpr. 2004), 252 p.

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Dominique Rouillard

Le climat contre l’architecture

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le climat contre l’architecture

L’actualité nous convainc toujours plus chaque jour de travailler l’architecture avec le climat et certainement pas en allant contre elle – c’est l’enjeu même de ce cycle de conférences sur le climat d’en réunir les arguments. « Le climat contre l’architecture » serait donc une formule appartenant à son temps, celui des années 1960 quand le climat s’invente comme un outil critique de l’architecture moderne, que symbolise le plus démonstrativement la bulle habitée de Banham et Dallegret. Le déroulement d’un raisonnement autour de la donne climatique, comme enjeu dominant du projet contemporain, semble indiquer que la pensée architecturale est une ruine à ranger dans les curiosités du siècle passé. Quels rôles actifs auraient l’histoire, la théorie, la critique avec une telle évidence de bon sens thermique qui réglerait par lui seul la dialectique historique complexe entre éléments porteurs, remplissage et peau, fenêtres et écran, intérieur et extérieur, transparence et opacité, sans parler des notions de disposition ou dispositif, espace et surface, ornement ou crime, vérité ou éthique architecturale, mode ou style de vie, architecture critique, post-critique ou post-théorique, récit et stratégie – les débats d’hier et d’aujourd’hui proprement hors de propos. On savait l’architecture comme discipline une question du passé, devenue un secteur parmi d’autres au sein des produits culturels, entre art, design, spectacle, mode, cinéma ; on découvre qu’elle n’aurait même plus droit à ce partage et à cette ouverture, contrainte qu’elle serait par 193


l’impératif climatique. La question de la définition de l’architecture ne se pose plus, on sait maintenant « durablement » ce qu’elle est1. Les outils réglementaires de mesure de la consommation énergétique sont aujourd’hui très partiels et incertains (par exemple, n’est pas prise en compte la consommation du process et de l’électroménager). Pourtant, on nous prédit que le bâti va bientôt importer moins que l’ensemble des appareils et équipements sollicités par ses occupants. Le futur de l’habitation écologique ne serait pas dans une meilleure construction mais chez Darty2 ! Un déplacement qui n’est pas sans rappeler celui qu’opérait Cedric Price, donnant en 1964 sa définition de l’architecture : « La qualité de l’architecture est la qualité de son air conditionné. » On sait que Reyner Banham en fera tout un livre cinq ans plus tard (The Architecture of the Well-Tempered Environment, 1969). Aujourd’hui, le propos est plus radical encore : la qualité de l’architecture à l’heure du climat, c’est la qualité de son électroménager. Dans tous les cas, l’architecture apparaît dans un hors-jeu théorique. Le climat, l’environnement, l’ambiance, le milieu : ces termes équivalents dans les années 1960 se substituent à celui d’architecture, terme devenu imprononçable. Il n’y a plus alors d’architecture moderne qui vaille, mais il n’y a plus non plus d’architecture – ne reste que « l’environnement ». En 1969, on inaugure rue Erasme, au cœur du Quartier latin, un Institut de l’environnement, dans un bâtiment de Robert Joly dont les façades sont de Jean Prouvé, ce qui en dit long sur « l’architecture » alors attendue. Mais dès 1976, il est cédé à l’Ensad3 (il faut dire qu’on n’y travaillait pas « l’environnement » comme on pouvait l’espérer à l’époque et tel qu’on pourrait l’entendre aujourd’hui, mais plutôt la sociologie). L’Architecture est de retour, de la forme urbaine à la postmodernité,

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dans un total anachronisme avec ce que la première crise du pétrole aurait dû provoquer : mettre la question de l’énergie au centre de la pédagogie et de la recherche sur l’architecture ; ajouter, à la portée critique des notions d’ambiance, d’environnement, de climats, de milieux, une valeur scientifique et technique. C’est de nouveau ce que réclament les étudiants architectes. Pourquoi les positions / projets / théories des années 1960-1970 n’ontils pas été entendus ? Au lieu de renforcer la recherche sur l’énergie (notamment solaire, ou sur les maisons et même des villes autonomes énergétiquement), les programmes expérimentaux n’ont pas été soutenus à la hauteur des enjeux, tandis que la « recherche architecturale » introduite dans les écoles au début des années 1970 va donner pour trois décennies les directions pour construire la ville après la modernité, à partir des leçons de la ville passée – la redécouverte émerveillée de la forme, du gabarit, de la parcelle, de l’îlot contre la barre. Le lancement des programmes de recherche du Corda à partir de 1972 en France est lié à la crise de l’architecture moderne, aboutissement de la crise des grands ensembles et de l’urbanisme fonctionnaliste, où la question énergétique n’a aucune prise. Le Corda va permettre de produire la réappropriation d’une théorie urbaine localisée, destinée, pour le dire vite, à la production d’un logement pour une partie des classes moyennes qui, quittant les grands ensembles, ne vont pas habiter en pavillon mais en centre-ville. C’est le retour de la ville historique, particulièrement porteur en France avec l’accueil fait aux idées postmodernes de Charles Jencks et mondialisé par des événements comme la Biennale de Venise de 1979 (Présences du passé). On voit bien avec l’ouvrage De l’îlot à la barre – première recherche publiée du Corda, succès éditorial et ouvrage de

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référence pour longtemps, jusqu’à un revirement métropolitain récent4 – comment la recherche s’est mise au service de la construction d’une doctrine et s’est assimilée à la théorie de la « forme urbaine », dans une visée à la fois pédagogique et opérationnelle revendiquée par les auteurs5. Une double crise marque la période : une crise culturelle et une crise professionnelle avec des architectes au chômage. L’architecture est passée avant le pétrole : on a jeté et l’architecture moderne et l’environnement proposé contre elle. Le bâtiment de la rue Erasme restera ainsi hors d’usage pendant de nombreuses années avant d’être démoli au milieu des années 1990, jugé trop onéreux à réhabiliter et à mettre aux normes (climatiques !) – au moment où l’on commence justement à s’intéresser de nouveau à une formation plus technique de l’architecte et où l’on réfléchit au programme d’une Cité de l’architecture à l’orée du xxie siècle. Le scénario de la démolition des Halles recommence un même anachronisme et fera choisir Jacques Carlu contre Jean Prouvé : l’architecture monumentale du palais de Chaillot pour loger la Cité de l’architecture et du patrimoine, plutôt que la structure légère et la façade « intelligente » du bâtiment des années 1960 ; de même que Victor Laloux avait finalement gagné sur Victor Baltard : le choix de la gare d’Orsay à l’éclectisme tardif accueillant le musée du xixe siècle, après la démolition des pavillons des Halles qui incarnaient bien plus justement la modernité du Second Empire6. Qu’est-ce qu’il advient de l’architecture quand elle se voit dominée par le climat ? Le climat n’avait pas, jusque dans les années 1950, de portée critique, ni la surprenante charge symbolique qu’il acquiert alors. Quatre temps marquent l’avènement de la montée en puissance du climat dans

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Le climat contre l’architecture

la théorie de l’architecture, qui constituent un fond de réflexion sur la manière dont notre époque pose et renouvelle la question7. Le climat sans architectes

Les cultures constructives et modes d’habiter que découvrent les architectes du Team Ten au cours de leurs voyages « exotiques » sont autant de repérages d’altérité contrant les modèles du Mouvement moderne. Ainsi Van Eyck au Mali, au Sahara ou en Tunisie, Candilis au Maroc, Erskine chez les Lapons, mais aussi les Smithson dans les villages de la campagne anglaise ou dans les taudis de Londres, dans une moindre mesure des jeunes architectes des Ciam dans ceux d’Alger, et plus tard Crosby ou Stirling à Lima, Alexander en Inde, etc. Les gens, les visages sont cette fois présents, l’Antiquité ou la médina aseptisées du Mouvement moderne s’éloignent pour toucher au local non universel. On pourrait qualifier ce moment de « climat sans architectes » : un regard attentif sur d’autres habitats, comme s’il s’agissait pour les architectes de se contenter d’un simple enregistrement, dans une approche volontiers ethnographique. L’adaptation (le projet) viendra après. L’architecture vernaculaire n’est plus (seulement) perçue pour son esthétique formelle – villages à flanc de coteaux, maisons aux lignes nécessairement épurées, etc. – mais pour son « climat », par métonymie ici la prise en compte des individus, des cultures, des autres. C’est aussi pourquoi l’ordre spatial comme représentation de la structure sociale est survalorisé. L’exposition de l’architecte Bernard Rudofsky au MoMA en 1964, « Architecture Without Architects », peut à ce titre apparaître comme la médiatisation sensationnelle de cette nouvelle écoute de l’architecte,

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et d’une manière générale de l’engouement pour l’anthropologie dont témoignent les études à caractère archéologique, anthropologique ou de géographie sociale qui se multiplient à partir des années 1950, et davantage encore dans la décennie suivante8. Rudofsky, sensible à l’approche dès ses années de formation9, élargit le catalogue des architectes en matière de références vernaculaires et en change également le sens : par son titre, l’exposition annonce qu’il existe une Architecture, mais sans les architectes, et même plutôt grâce au fait qu’ils ne s’en sont pas mêlés ! L’architecture sans architectes, à bien des égards, a des leçons d’intelligence constructive et d’inventivité formelle, de diversité, à donner aux Modernes, car c’est bien sûr, à cette date, toujours eux qui sont visés10. La plastique des photographies est révélatrice du propos sous-tendu par l’exposition : le climat, ce sont aussi des effets d’ombre et de formes, pas seulement des techniques pour se protéger de la chaleur ou du froid. En l’occurrence, il n’y a dans l’ouvrage (et l’exposition) aucune coupe de fonctionnement, seulement des photographies, souvent spectaculaires (le village Dogon, toujours). Les images pourraient ainsi inspirer un architecte qui ne se soucierait nullement de données climatiques : quel est l’imaginaire dont procède la conception de la toiture de l’orphelinat d’Amsterdam de Van Eyck (1955-1960), quand on a, comme lui, découvert les constructions des déserts africains, toiture au profil bosselé que l’on pourrait rapprocher, par exemple, de la vue aérienne de l’habitat troglodyte dans l’oasis de Siwa en Égypte ? Dans une veine plus directement anthropologique, et au propos moins ouvertement critique (mais la conclusion est la même), le livre de l’architecte anglais Amos Rapoport, cinq ans plus tard, convaincra les

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étudiants du monde entier que l’architecture n’est plus universelle11. Le climat y apparaît comme un « facteur modifiant » et non un « facteur déterminant », selon la terminologie utilisée. Rapoport place ainsi le climat du côté du besoin (l’origine), et la culture d’une société, déterminante, finalement du côté de l’architecture, et sans surprise comme dépassement du besoin. Autrement dit, avec des contraintes climatiques équivalentes, on obtient une architecture tout à fait différente – le climat n’y est donc pour rien. Environnement vs architecture

Pourtant, malgré l’intérêt que suscite pour la génération du Team Ten l’architecture autochtone, où la dimension de la régulation climatique est toujours très présente, celle-ci n’est jamais prise en compte dans le projet, hormis quand il s’agit de construire dans des conditions locales

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excessives, qui font de la prise en compte du climat une nécessité (le froid du Pôle avec Erskine, la chaleur pour les constructions des pays sousdéveloppés). L’héritage du Mouvement moderne est bien présent : le climat méditerranéen de référence domine la conception ; naturellement bien tempéré, il ne pose pas problème. Ainsi, la notion d’« environnement » utilisée par S. Woods quand il définit le stem puis le web, ne renvoie en rien à un climat interne, et encore moins à une quelconque climatisation, alors que cette notion préside intrinsèquement au projet de la mégastructure qui s’élabore parallèlement. Pour le stem, Woods évoque ainsi des « cellules » qui se développent et se démultiplient dans un « milieu ». De même, le web renvoie strictement à la circulation, aux échanges et aux services techniques. L’environnement n’a encore à voir qu’avec la « relation », il est éminemment social, commercial, circulatoire ; tout repose sur l’activité et sur l’animation, sans caractérisation climatique. L’environnement est par définition anti-architectural, mais il fait tout le projet : « Le bâtiment n’est pas considéré comme un morceau d’architecture, mais comme un environnement, auquel l’homme et ses activités peuvent contribuer. » Environnement vs architecture, on est bien néanmoins dans une logique d’opposition à l’architecture. Le climat utopique

La réalisation d’un univers clos isolé du monde extérieur hante l’utopie. L’île d’Utopie n’est-elle pas dotée naturellement d’un micro climat ? Écouter Godin s’émerveillant devant l’éclairage artificiel continu dispensé dans les espaces communs du familistère de Guise suffit à saisir ce qui fascine dans la climatisation à venir : « Chacun peut se lever, à toute heure des nuits les plus obscures, et circuler librement dans le palais constamment

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éclairé12. » L’éclairage artificiel permet de dépasser le rythme des jours et des nuits, de l’activité et du repos, voire d’enfreindre le contrôle de la communauté : on vit alors un espace sur-naturel. Dans les romans d’anticipation ou les fictions populaires, le maintien du climat à une température constante a valeur de symbole d’un confort futuriste, alors que les techniques plus rudimentaires de l’habitat vernaculaire ne faisaient qu’adoucir le climat (moins 10 °C avec les tours à vent des pays du Golfe, encore moins avec les toiles tendues dans les rues de Séville, les unes comme les autres grandes références de la mégastructure dans sa version low-tech). Les premières visions d’édifices performants du début du xxe siècle proposeront cette fois d’inventer des climats : les « chambres sanitaires » et hermétiques de l’« immeuble du futur » d’Eugène Hénard (1908) promettent une régénérescence hygiénique, quand les visions futuristes du gratte-ciel américain, considéré à la fois comme une superposition étanche de niveaux d’habitation ou d’activités et comme une « île » dans la ville, proposent des climats à volonté, à chaque niveau, voire selon le style architectural souhaité (c’est la fiction du gratte-ciel de 101 niveaux). Le climat relève dès lors de la performance du building, comme pouvait l’être la vitesse de l’ascenseur. Quelle qu’en soit l’approche, la variabilité du climat à l’intérieur de l’édifice (température, sensations...) permet à l’habitant de « changer d’air » sans déplacements et dresse la figure d’un métropolitain sédentaire qui reçoit tout à domicile, y compris le climat. L’architecture n’a pas nécessité à changer pour assurer cette performance, elle reste haussmannienne chez Hénard, gothique dans les gratte-ciel américains du xixe siècle. Le climat ignore l’architecture.

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Les climats intérieurs

La reconstitution d’ambiances artificielles réapparaît dans des projets de « mégastructure » développés à l’échelle du territoire. De même qu’elle s’est écartée des villes et de la géographie existantes, la mégastructure s’est isolée de la météorologie en créant son propre climat intérieur. Ce raisonnement est présent dans tous les projets, que l’approche se fonde sur des considérations énergétiques, plus spécifiques aux ingénieurs, ou qu’elle s’ancre dans des problématiques architecturales, sociales et de psychologie collective. Air vs espace

La maison Dymaxion de Buckminster Fuller est « un produit sans signification architecturale13 ». Rudolph Schindler, qui s’exprime ici en 1934, architecte viennois émigré à Los Angeles, sait de quoi il parle en matière d’espace architectural : porteur de la théorie du Raum Plan de Loos, il multiplie les constructions d’une « architecture de l’atmosphère », à la fois « suspendue » au-dessus du sol, « errant » au-dessus des collines de Los Angeles14, traversée dans ses intérieurs par des vues continues, des flux « d’espace » (on comparera la Wolfe House, 1928, avec la Dymaxion House, 1929). Le jugement est terriblement exact et met involontairement en évidence ce qui fait l’originalité de la construction fullérienne : « l’espace » n’a plus rien à voir avec son acception moderniste et l’architecture est effectivement un « produit » breveté, mis en vente, et qui fonctionne. Les maisons de Fuller sont des machines, réellement cette fois : elles capturent une masse d’air, recyclé mécaniquement et quelle qu’en soit la direction (le capteur de vent rotatif est conçu pour un vent qui ne cesse

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de changer, un système universel, quand les tours à vent orientales sont conçues pour un vent stable). Fuller nous fait passer de l’« espace architectural » à l’« air » et de l’architecture comme construction à l’objet fabriqué. Plus de machineenveloppe, plus de partitions internes (encore présentes dans la maison Dymaxion) : le dôme géodésique est conçu dans les mots de Fuller comme une « valve environnementale », capable de retenir une masse d’air informe, bientôt sans limitation de taille et de volume. Au final, il s’agira d’englober la totalité de (l’air de) notre planète ou de créer d’autres sphères géodésiques qui se déplaceront au gré de la différence de température de l’air entre le jour et la nuit (Nuages préfabriqués, 1966). La climatisation mécanisée, sur laquelle se fonde une partie de l’esthétique des machines fullériennes, fait place à une autoclimatisation : la technologie du climat est ramenée à l’épaisseur de la membrane recouvrant le dôme. Le complexe réseau tridimensionnel qui le construit aura même disparu de certaines des dernières représentations. Ce déshabillage architectural, de la structure aux aménagements intérieurs, caractérisera les plateaux conviviaux de la mégastructure en nappe, comme si seule importait finalement la vie dans l’espace. Comme chez Fuller, la conception de la climatisation de Frei Otto relève de la conservation ou de la restauration d’un climat « sain et authentique » et vise à transformer toute la surface du globe en territoire habitable (pour une meilleure répartition des populations). La climatisation cherche à contrer les situations « extraterrestres », désertiques, lunaires, glaciaires, et disparaît dès que le temps le permet. Il n’y aura pas ici l’idée d’inventer des climats, et par conséquent pas de lien entre climatisation et émancipation psychique des individus. Le point de vue reste environnemental et économique, politique, écologique et

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Protected village

humaniste, et se double chez Fuller d’un engagement croissant dans la protection d’un environnement menacé. C’est la forme d’hommage que lui rendra Haus-Rucker Co dans la série « Cover » en 1971, en ramenant les bulles de Fuller à l’échelle des monuments du Vieux Monde, pour sauver l’architecture par le climat (mont Saint-Michel, maison Lange de Mies…). L’ambiance contre l’espace

La mégastructure ménage dans sa trame des vides pour le passage du soleil, de la nature ou des fragments de la ville existante ; elle le fait, plus ou moins, en partie, de temps en temps… Mais on voit bien qu’il y a à construire au sein de ses nappes surélevées, « spatiales », une situation d’exception, totalement « nouvelle » et artificielle,

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afin de recréer en l’air ce qui ne fonctionne pas au sol ou médiocrement. La mégastructure modifie les paradigmes architecturaux traditionnels, les relations entre dehors et dedans, public et privé, architecture et ville. Tout revient à l’intérieur, tout devient intérieur – espace public, privé, logis ou circulation. La climatisation augmente les choix d’affectation des espaces protégés, ramène les parois des habitations à de simples écrans. Eckhard Schulze-Fielitz, proche de Yona Friedman par le concept de ville spatiale en nappe, aura étudié le plus sérieusement, sur plus de vingt ans, la question de la climatisation des « systèmes urbains15 ». Il distingue ainsi des protections imbriquées l’une dans l’autre comme les enveloppes de poupées russes : la peau humaine, le vêtement, la maison ; à ce stade, c’est la « solution classique », avec « des relations climatiques naturelles entre toutes les parties de l’agglomération » (Naturklima). Reste le « dehors », la ville, avec une quatrième peau possible. Deux solutions sont envisageables : une couverture totale étanche et monofonctionnelle, qui englobe sous une même peau toutes les activités de la ville, oppose climat naturel et climat artificiel (Monoklima) ; c’est la proposition du dôme de Fuller au-dessus de Manhattan et du pneuworld en général, rejetée par Schulze-Fielitz qui lui oppose la solution plus technique d’une enveloppe protectrice ménageant des porosités pour le passage du climat naturel et modulant la climatisation en fonction des volumes et des activités, ellesmêmes changeantes. La « flexibilité climatique », ce « polyclimat », est le corollaire de la Raumstadt telle que Schulze-Fielitz la définit, c’est-à-dire une ville spatiale qui n’est pas seulement « dans les airs », mais qui module ses volumes en fonction des usages. Il s’agirait donc d’un Raum Klima : à chaque activité non plus son espace architectural, mais son climat.

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Au cours des années 1960 et 1970, Schulze-Fielitz se déplacera vers l’ingénierie climatique, elle-même de plus en plus concrète, accessible, low-tech. Ainsi, l’aventure de la Raumstadt commencée avec une structure véritablement tridimensionnelle (1960), portant dans les airs la ville « spatiale », se poursuit-elle avec une structure surélevée par de simples poutres et poteaux (Raumstadt 1966), loin du rêve icarien initial, et s’achève avec le projet Ökotektur (Écotecture, 1980)16. L’armature structurale, redescendue au sol, supporte en contrepartie des systèmes astucieux de régulation climatique, tirés de « l’architecture vernaculaire sans architectes » (Rudofsky est la première référence citée), celle des populations pauvres des climats extrêmes d’Afrique et d’Asie qui

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semblent à l’époque – avant la crise climatique d’aujourd’hui, mais pourtant après la crise pétrolière – les seules susceptibles d’accueillir favorablement son projet, pour reconstruire leurs taudis : « Écotecture. Vers un habitat autarcique. À bas prix. Pour le Tiers monde17 ». « En vérité, expliquait Schulze-Fielitz, pour toutes propositions concernant le contrôle climatique urbain, les implications sociales sont beaucoup plus significatives que les solutions techniques. Leur but est de protéger non seulement les cellules individuelles pour les individus et les groupes, mais une aire publique continue contre les influences environnementales non désirées, par où un changement dans le mode de vie peut être

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attendu18. » La climatisation collective n’a de sens que si elle modifie les comportements de la société – rien de moins. La visée est la même chez Friedman qui parle de « transformation de la psychologie collective » quand il envisage la climatisation à l’échelle territoriale, tout autant que pour Constant dans la Nouvelle Babylone, où la « climatisation urbaine » amène à redéfinir le domaine public, transformé en un intérieur utilisable par chacun. Ce « grand espace commun » est doté de qualités n’impliquant aucune détermination architectonique ; il a pour lui sa vastitude même et son aménagement comme un plateau scénique suréquipé afin de produire tout effet sonore, visuel, olfactif, et en assurer la régulation (intensité lumineuse, température, hygrométrie, ventilation, etc.). « Accessibles à tout le monde », ces équipements donnent à chacun la possibilité de modifier les climats, d’en inventer de nouveaux – de « changer les saisons » –, de participer au grand jeu. « Le climat, écrit Constant, devient un élément important dans le jeu des ambiances. » Dans ces « cités-ambiances », la situation, c’est un climat ; et pour le Babylonien, le contrôle d’une condition aussi essentielle à son nouvel environnement et à sa construction psychologique ne doit pas lui échapper. Énergie vs matériaux ou la disparition du climat

La mégastructure a pu être pensée par quelques-uns de ses concepteurs comme un projet transitoire, une étape sur la voie de la climatisation libre des terres habitées. Ainsi, Friedman imagine le dispersement par intervalles de 100 kilomètres de « batteries régulatrices » diffusant des barrages d’air soufflé. L’urbanisme spatial est considéré comme une « technique intérimaire de construction » : aujourd’hui la mégastructure, demain le nomadisme. Otto peut conclure sa « vision d’avenir » par une

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quête fondamentale : « L’homme est à la recherche du paradis perdu. À l’origine, il ignorait qu’il est possible d’agir sur le climat naturel19. » Étrange perspective qui nous renvoie à l’origine du monde pour projeter son futur climatique. L’action doit porter sur les énergies (renouvelables ou non) et non sur les matériaux, raisonnement archétypique qui amène Otto à prononcer cette prédiction : « Le jour viendra où nous saurons nous passer de matériaux de construction. » Le projet d’une « Architecture de l’air » d’Yves Klein et Werner Ruhnau partage les mêmes espoirs de porter la climatisation à l’échelle « d’espaces géographiques », à l’aide de barrières d’air projeté dont la technologie de fonctionnement restera invisible en surface. Là encore, il s’agit d’une « sorte de retour à l’éden de la légende ». Superstudio le redira dans le projet Supersurface (1970), « l’aménagement d’une région libre de la pollution du design est très similaire à la conception d’un paradis terrestre… »

Aborigènes.

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Éden vs architecture

L’architecte projette des corps nus dans des espaces qui ne doivent plus rien à la bâtisse, Banham et Dallegret s’y représentent eux-mêmes dans une bulle environnementale. La nudité symbolise autant l’affranchissement des contraintes que l’avènement d’une technologie qui fera le home sans l’encombrement de la « maison ». Les femmes bleues de Klein, les hippies errant sur la Supersurface de Superstudio, les indigènes de l’univers primitivo-technologique des parkings résidentiels de No-Stop City d’Archizoom, ou les femmes sculpturales de ses plans infinis construisent avec leurs corps dénudés l’allégorie d’un monde originel retrouvé, grâce aux batteries d’énergie dissimulées ou aux énormes climatiseurs entre lesquels ils circulent, avec poules et canards. Adam et Ève, nus au milieu des machines. La photo d’indigènes marchant à quatre pattes dans un marigot, dont deux s’abreuvent à la surface de l’eau, semble avoir été une image de référence pour l’époque, l’icône à partir de laquelle se repense l’architecture, dans un retour non plus à ses origines (le Panthéon ou le silo) ou sur le présent à l’heure de la consommation de masse (les publicités des Smithson), mais à l’origine de l’humanité, mêlant le continent africain, l’homme primitif, la nudité, le besoin élémentaire (boire), et peut-être déjà l’indication d’une ressource naturelle en danger. Hans Hollein publie la photographie dans la revue Der Aufbau en 1963 sous le titre « Wasser » (eau), David Greene la recadrera en ajoutant un poste de télévision (Electric Aborigine, 1971) ; la même image introduira sans commentaire le chapitre sur « l’extraction de l’eau douce » dans l’Écotecture de Schulze-Fielitz. Elle occupe encore aujourd’hui tout un mur de l’atelier de Walter Pichler à Vienne. Qu’elle soit imaginée dans un futur où elle disparaîtra ou qu’elle trouve son essence dans des intérieurs libérés et libératoires, abolissant non

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Le climat contre l’architecture

Jérôme Bosch, deux panneaux du triptyque Le Chariot de foin, musée du Prado, Madrid.

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seulement le climat mais aussi, de fait, l’édifice et les discontinuités spatiales créées, la mégastructure future, ou sa version « critique » au tournant des années 1960-1970, suggère un monde anté-architectural, avant le péché originel et les maux climatiques qu’il a déclenchés, d’où l’architecture a tiré sa raison d’existence et ses formes archétypales mêmes. En échappant à l’architecture, les descendants d’Adam retrouvent un espace libre des contraintes utilitaires. « Si ce bienheureux état durait encore, l’architecture ne nous serait point nécessaire », écrivait Pierre Le Moyne au xviie siècle, qui liait l’apparition

Alice

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Le climat contre l’architecture

Spray Appart

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de l’architecture à l’arrivée du péché originel qui entraîna la guerre des éléments et des hommes entre eux. Dans l’Enfer de Bosch, on construit ! Le climat (ou la femme qui a mordu dans la pomme) serait bien l’origine de l’architecture et la disparition du climat (dans le sens des variations météorologiques) annulerait de fait l’architecture. Après le paradis

La dernière phase est presque naturellement la « climatisation » des corps eux-mêmes. Le territoire discrètement équipé par des troncs et des bûches factices (le projet Rok-Plug / Log-Plug de David Greene) et par un câblage systématique de l’environnement tout aussi invisible (le projet Lawun), c’est encore trop de présence. Le vêtement technologique luimême ne fait plus l’architecture (c’était encore le propos du Suitaloon de Mike Webb, accompagnant les premiers habits civils performants mis sur le marché) : avec Superstudio, on « augmente » les corps eux-mêmes, au-delà du robot et du projet biomorphique tel qu’il est généralement compris (de l’architecture chimique de Katavolos à l’organicisme de Soleri). À Florence avec Superstudio, on voit pour la première fois des architectes imaginer la manipulation génétique du corps humain, de « nouvelles symbioses » à partir des recherches en cours sur la biologie et la biochimie, avec les potentialités offertes par les mécanismes de thermorégulation ou de régénération de cellules. Dans leurs fictions projectuelles, les clones résistent au froid ou à l’effort ; dans un des scénarios des Actes fondamentaux (1971), Alice sautant à la corde sans ressentir ni chaleur ni fatigue. Hans Hollein avait lui aussi proposé de se passer de toute forme de protection du climat en « lançant » la pilule architecturale20 : « Il n’est plus besoin de construire pour le contrôle du climat et de l’environnement en

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général : aujourd’hui, la nouvelle architecture est faite d’informations21 », et tout ce qui n’en est pas n’a qu’à être traité de la manière la plus efficace et pragmatique qui soit. Le projet Instant Pneumatic Interior (1965) relevait encore d’une approche chimique quelque peu magique, avec un aménagement qui se produit automatiquement par expansion. Mais avec le Spray ou la Pilule architecturale (1967), Hollein substitue la thérapie médicamenteuse à tout acte constructif, offre une pharmacologie architecturale, suggérant que le projet moderniste aurait pu ne pas exister si les progrès de la médecine avaient été plus rapides… La recherche structurale, technologique ou plastique cède la place à la recherche pharmaceutique. La pilule et le spray d’Hollein définissent une architecture qui fonctionne uniquement par ses effets, par son action, et non par sa présence, son impact visuel. « Pfff !!!!! and your surrounding change ». La question de l’architecture, climatique notamment, est liquidée. Une autre utopie climatique s’est développée dans les années 1960, en dehors cette fois de la bataille théorique contre l’architecture moderniste ou contre la « présence » de l’architecture. Une utopie climatique « non cultivée » a pris des formes plus techniques et opérationnelles (c’est aussi la voie finalement choisie par Schulze-Fielitz). Ainsi, les recherches sur l’autonomie énergétique de l’habitation, véritable courant idéologique plus spécifiquement anglo-saxon22, les mises au point de techniques pour un habitat solaire (le mur Trombe-Michel, associant un ingénieur spécialiste du four solaire et un architecte, donnera lieu à quelques opérations) ou, plus généralement, les réalisations du courant de l’autoconstruction écologique sont caractéristiques des expériences aux résultats concluants, commencées avant le choc pétrolier. Elles sont poursuivies durant toutes les années 1970 avec l’espoir d’un développement ambitieux23 – alors que la « critique climatique » cesse brutalement dès les premiers

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signes de la crise économique –, puis arrêtées ou reléguées au rang d’actions individuelles ou de communautés tout aussi marginales. Elles ne retrouvent une actualité qu’aujourd’hui. Néanmoins, la meilleure isolation revenant à réduire le nombre d’ouvertures, à ramener l’architecture à un bloc massif aveugle, l’avenir de l’architecture semble passé, sauf peut-être à retravailler le projet comme une machinerie à contrôler les ambiances – Sobek dans la continuité de Fuller – ou à interroger à nouveau les modes de vie et des usages différenciés des espaces, dans la continuité du Raum Klima de Schulze-Fielitz. NOTES   1.  Voir le publi-supplément du Moniteur des travaux publics et du bâtiment, « Pyramides d’or 2009 » avec les projets primés pour leur qualité technique et environnementale, à l’initiative de la Fédération Promoteurs Constructeurs.   2.  Pascal Gonthier donne ces chiffres surprenants : 16 % de consommation énergétique pour le chauffage d’une habitation quand l’électroménager en demande 43 % … et de préciser les équivalents énergétiques : un frigo A+, c’est 2 m2 de panneaux photovoltaïques économisés !   3.  Voir sur l’histoire du bâtiment, Richard Klein, « L’Institut de l’environnement, Robert Joly architecte, 1969 », AMC, n° 44-45, août-sept 1993.   4.  Recherche Corda de 1974 sous la direction de Philippe Panerai, avec Jean Castex et Jean-Charles Depaule, publiée en 1977 chez Dunod. Elle connaîtra plusieurs rééditions (1980 et 1997) et traductions – ce qui indique de nouveau que la question ne relève pas d’une fixation nationale (1984 : néerlandaise ; 1985 : allemande ; 1986 : espagnole ; 1991 : italienne ; 1993 : japonaise). Voir le bilan Recherche architecturale et urbaine 1972-2002. 30 ans d’édition (ministère de la Culture et de la Communication, 2003). Inversement, le récent ouvrage de Ph. Panerai se termine par ce constat banalement partagé : « La carte du Grand-Paris plus juste et plus solidaire sera le plan de ses transports en commun » (Paris Métropole. Formes urbaines et échelles du Grand-Paris, Éd. de La Villette, 2008).   5.  Il n’est pas question de « cantonner la recherche théorique dans un petit champ douillet à l’écart des problèmes de la pédagogie et de la production » (ibid, p. 9 – Introduction, Ph. Panerai). La forme prescriptive traverse l’étude : « Affirmer que l’architecture doit être urbaine… » (p. 192).   6.  Victor Laloux n’est pas seulement l’architecte de la gare d’Orsay, mais aussi le professeur aux Beaux-Arts de Jacques Carlu, architecte (avec Louis Hippolyte Boileau et Léon Azema) du palais de Chaillot de 1937.   7.  Voir une précédente approche de la question, D. Rouillard : « La climatisation contre 216


Le climat contre l’architecture

l’architecture » in Mobilité et esthétique (dir. C. Prelorenzo et D. Rouillard), Paris, L’Harmattan, 2000, p. 19-28 et le chapitre « Climats » dans Superarchitecture. Le futur de l’architecture 1950-1970, Paris, Les éditions de La Villette, 2004, p. 119-144.   8.  Voir la très suggestive bibliographie de l’ouvrage d’Amos Rapoport (note 10) mise à jour à l’occasion de sa traduction en français en 1972.   9.  Voir pour une analyse de la réception du livre de Rudofsky à sa sortie, Felicity D. Scott, « Revisiting Architecture without Architectes », Harvard Design Magazine, Fall 1998, p. 69-72. 10.  « Architecture Without Architects essaie de rompre avec les concepts étroits de l’art de construire en introduisant le monde non familier d’une architecture sans pedigree », B. Rudofsky, préface. L’ouvrage antérieur de Sibyl Moholy-Nagy (Native Genius in Anonymous Architecture in North America, 1957) ne porte pas cette charge critique et est de plus limité à une enquête nord-américaine. 11.  Amos Rapoport, House form and culture (1969), tr. Pour une anthropologie de la maison, Paris, Dunod, 1972. Le livre est en phase avec la sensibilité anthropologique et sociologique de l’époque, et traduit en français seulement trois ans après sa sortie, ce qui ne sera pas le cas de celui de Moholy-Nagy, ni d’ailleurs de celui de Bernard Rudofsky (sans doute parce que les photos font tout le livre). 12.  Jean-Baptiste André Godin, La Richesse au service du peuple. Le familistère de Guise (1874), rééd. Éditions de La Villette, Paris, 1979, p. 45 (nous soulignons). 13.  R. M. Schindler, « Space Architecture » in Dune Forum, février 1934. Repris dans D. Gebhard, Schindler, New York, The Viking Press, 1971, p.134. 14.  D. Rouillard, Construire la pente. Los Angeles 1920-1960, Paris, In Extenso, 1984, tr. Building the Slope. Hillside Houses 1920-1960, Santa Monica, Arts & Architecture, 1987 ; Hennessy & Ingalls, 1999. 15.  Eckhard Schulze-Fielitz, Stadtsysteme, Stuttgart, Karl Krämer Verlag, 1971. Volume 2, chapitre 4. 16.  E. Schulze-Fielitz, « Ökotektur », édition spéciale de Bauwelt, 1980. 17.  Titrage de la traduction française. Archives Schulze-Fielitz. 18.  Stadtsysteme, op. cit., p. 34. 19.  Frei Otto, « Essai d’une vision d’avenir », L’Architecture d’aujourd’hui, n°102, 1962. Cette « vision » est présentée sous la forme de quinze petites scènes, au dessin rapide, alignées sur le principe de la bande dessinée. 20.  Le projet est présenté à l’occasion de la XIIIe Triennale de Milan en 1968, dans le pavillon de l’Autriche scénographié comme un supermarché. 21.  H. Hollein, « Alles ist Architektur », 1968. 22.  Alexander Pike définit le projet de l’Autonomous Housing Project à l’université de Cambridge en 1971. Voir Fanny Lopez, « L’autonome énergétique ou le rêve d’une déconnexion », in Imaginaires d’infrastructure (dir. D. Rouillard), Paris, L’harmattan, 2009, p. 105-125. 23.  La bibliographie qu’indique Schulze-Fielitz dans Ökotektur (1980, op. cit.), est tout à fait représentative de la sensibilité internationale à la recherche sur l’architecture écologique, et en France en particulier sur le solaire (i.e. Mission Énergie et Bâtiment, Construire avec le climat, Paris, 1979). 217


Hans Walter Müller

Deuxième peau

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Deuxième peau

Hans Walter Müller est présenté par Jean-Marie Delarue, professeur de science et culture constructives à l’école d’architecture de Paris-Malaquais. Ils développent depuis plusieurs années un enseignement commun aux Grands Ateliers de l’Isle d’Abeau. Puisqu’il m’a été donné la mission de présenter la conférence de Hans Walter Müller, je rappellerais d’abord que Hans Walter Müller est un architecte, un ingénieur et un artiste. C’est à ce titre que j’ai découvert en 1968, lors de la mythique exposition « Structures gonflables » organisée par le groupe Utopie au musée d’Art moderne de la Ville de Paris / ARC, certaines de ses réalisations qui, à l’époque, étaient des jeux d’images en mouvement. Je pourrais ensuite présenter Hans Walter Müller comme un des pionniers de l’architecture gonflable. Au-delà de l’intérêt que présente le gonflable pour ce sujet d’actualité que serait le climat ou sa popularité dans l’histoire de l’architecture et des techniques, il importe de manière plus générale de resituer les constructions gonflables par rapport à la quête des fondements de composition des structures légères, et au travers des œuvres – principalement celles de Buckminster Fuller et de Frei Otto –, de voir comment ces choses ont nourri quantité d’utopies et inspiré quantité d’architectes. Ce propos permet, me semble-t-il, d’évaluer tout l’intérêt que les structures ont pour l’aménagement du 221


cadre de vie, et d’adapter celui-ci aux nécessités du climat. Je rappelle, pour les étudiants en architecture, que les structures légères entraînent d’une certaine manière la libération de l’espace. Elles peuvent rapprocher structure, sculpture et architecture puisque, pour les construire, on a nécessairement affaire à des espèces d’épures de forces dans l’espace. Ce sont également des choses qui s’accommodent des évolutions et des transformations de la mécanique en raison de leur légèreté. Or, dans ce vaste monde des structures légères, il y a bien entendu les constructions en surface qui permettent de penser l’architecture avec toutes les qualités voulues. Celles-ci intéressent aujourd’hui les architectes, non seulement à cause du développement durable, mais aussi du fait du déchaînement des images informatiques qui autorisent des libertés formelles considérables, pour lesquelles finalement la forme serait due à son apparence, donc à sa surface ; l’intérêt des surfaces est certain et constitue un des avenirs de la construction par rapport à l’architecture. L’architecte devrait donc se soucier de la constructivité et de la réalisation de telles enveloppes. Parmi les constructions en enveloppe, les coques, les voiles minces ou les parois plissées retiendront l’attention des architectes. Il y a aussi les constructions en membrane : travail de tension, peu limité par l’étendue, léger, économique. Parmi ce travail de membranes, il y a bien sûr les constructions gonflables, univers dont on est loin d’avoir épuisé les ressources, qui est encore un domaine de prospection et d’invention. Parmi les constructions gonflables, multi techniques, et au carrefour des arts, de l’architecture et de l’explication des formes de la nature, il y a, reconnaissables entre toutes, les gonflables de Hans Walter Müller, dont il ne m’appartient pas dans ce contexte de préciser la particularité ; je pense que nous le verrons de nous-mêmes, à travers ses réalisations, qui

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font penser à une deuxième peau. Une deuxième peau suggérant une deuxième vie, ou sinon un tout autre mode de vie. Et c’est certainement ce qui va nous interpeller ici car les constructions gonflables de Müller suggèrent une autre leçon extraordinaire. Je souhaiterais que beaucoup d’architectes en herbe aient cette vision des choses. Hans Walter Müller met en œuvre depuis plus de quarante années les gonflables. Il y vit et expérimente ce qu’il entend préconiser pour autrui. J’aimerais bien que les architectes aient cette expérience de la construction et de l’architecture avant de la proposer à autrui. Enfin, une dernière chose que je voudrais saluer ici, c’est le fait que depuis un certain nombre d’années, Hans Walter Müller, dans le cadre d’enseignements dispensés dans cette école grâce au partenariat avec les Grands Ateliers de l’Isle d’Abeau, fait partager aux étudiants des questionnements liés aux enveloppes légères mobiles. Une dernière chose, en général, Hans Walter Müller, dans ses contacts répétés avec les étudiants, fait en sorte que jamais les gens, une fois qu’ils ont vu ses réalisations, ne sortent identiques de ce qu’ils étaient avant. Je souhaite que cette conférence ait sur vous les mêmes vertus et vous apporte une certaine vision de potentialités qui vous sera féconde. Hans Walter Müller prend la parole. L’ART CINÉTIQUE, MATIÈRE D’ARCHITECTURE

Chers amis, quand je suis arrivé à Paris, lauréat d’une bourse et après avoir soutenu mon diplôme d’ingénieur et architecte à l’école polytechnique de Darmstadt en 1961, j’étais conscient que l’architecture recelait bien des ressources. Mais j’avais aussi l’intuition qu’il fallait totalement oublier

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cet art pour bien le recréer. Pour moi, le danger pouvait être de trop y penser. Pour faire de la bonne architecture, j’avais le pressentiment qu’il fallait l’oublier1. Aussi, dans les années 1960, j’ai préféré développer une machine cinétique que j’ai exposée avec des artistes cinétiques. Ce travail, je l’ai toujours fait avec la pensée que j’étais architecte. J’ai aussi commencé à expérimenter des projections, comme un enfant, à partir de projecteurs de diapositives Experiment, Guernes.

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et de lumière, d’abord sur des murs, puis sur des toiles que j’accrochais dans les arbres. J’ajoutais du son. Mes amis et moi étions heureux de vivre ces résultats. C’était tout simple. Sans vouloir faire quelque chose d’exceptionnel, cela m’a tout de même conduit sur le chemin que j’explore encore aujourd’hui. Ces toiles, ces peaux, m’ont progressivement enveloppé. Elles sont devenues tridimensionnelles. Je me promenais dedans. D’un seul coup, j’étais à l’intérieur, ce fut pour moi le début de mon aventure avec les gonflables comme expression architecturale. C’est venu intuitivement et pas du tout à partir d’une connaissance scientifique ou livresque des volumes gonflables, dont certaines applications existaient déjà à cette période. Avec le recul, je trouve cela finalement très étonnant. L’énorme gonflable de Pleumeur-Bodou, le Radôme, constituait une remarquable utilisation de cette technologie. Cette immense bulle blanche de 50 mètres de haut abrite une gigantesque antenne-cornet permettant l’établissement de communications entre les États-Unis et la France à partir de 1962. De fait, le gonflable se prêtait à merveille à cette fonction car tout en enveloppant et protégeant les antennes, il laissait traverser les ondes sans créer une cage de Faraday. C’est sensationnel qu’il soit toujours là et dure si longtemps. Ce furent alors les premières applications des gonflables et je n’en étais pas informé. J’ai fini par rejoindre ce monde étrange à ma façon. LA NATURE DES GONFLABLES, PHYSIOLOGIE D’UNE CONSTRUCTION

Ce soir, j’aimerais vraiment vous montrer la particularité des gonflables. En général, on les perçoit comme des objets amusants, étranges, étonnants.

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Mais ce sentiment que vous pouvez avoir lorsque vous découvrez un objet de telle sorte recèle des fondements beaucoup plus profonds. À vrai dire, les volumes gonflables sont des constructions dont nous n’avons pas du tout l’habitude parce que, jusqu’à aujourd’hui, depuis des milliers d’années, la pesanteur a organisé le monde et notre perception de celui-ci. Bien sûr, l’image emblématique d’une telle conception du monde est la construction en pierre. Sans vouloir concurrencer celle-ci, les gonflables, eux, et je souhaite vous le démontrer ce soir, quittent le monde de la pesanteur et deviennent des constructions régies par de tout autres règles, celles de la mécanique des fluides. Il existe deux sortes de gonflables. Le premier type est l’ossature gonflable structurelle. Elle se substitue pratiquement aux poutres et aux poteaux de la construction traditionnelle, mais en conserve le principe constructif. Sous la forme d’une succession de cylindres avec de grandes pressions intérieures, ces gonflables deviennent auto-stables. Le pavillon Fuji de l’Exposition d’Osaka de l’architecte Murata est un mémorable exemple de ce procédé. L’enveloppe est constituée par une succession de gonflables à double paroi, de cylindres courbés. Ce type de construction exige à l’intérieur des cylindres une pression phénoménale, de l’ordre de 100 à 300 millibars : soit 100, voire 500 fois supérieure à celle qui est nécessaire dans une construction à simple paroi ; il demande aussi trois fois plus de matière. Dans le cas du pavillon d’Osaka, chaque cylindre mesure quatre mètres de diamètre ; si vous considérez un cylindre de quatre mètres de diamètre et multipliez son diamètre par Pi, vous obtenez douze mètres développés, soit trois fois plus de matière et trois fois plus de poids que dans le cas d’un gonflable à simple paroi : ce qui rend ce type de construction, au demeurant très traditionnel,

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extrêmement contraignant et complexe dans sa mise en œuvre, son montage, son déplacement. Le principe d’un gonflable à simple paroi est à la fois élémentaire et inattendu. Une peau unique, n’atteignant pas même un millimètre d’épaisseur, sépare l’intérieur de l’extérieur. Le rapport volume / matière utilisée est si faible qu’on pourrait dire qu’il n’y a plus de masse. Le fonctionnement du montage se déroule ainsi : la toile est étalée au sol, un ventilateur insuffle de l’air à l’intérieur, et après quelques instants elle prend sa forme et devient une architecture dans laquelle on peut entrer et évoluer, une deuxième peau qui nous enveloppe. La pression à l’intérieur, produite par le ventilateur, est en moyenne égale à 1 millibar (1 gr / cm2). Cette pression engendre dans la toile une tension qui assure sa stabilité. Maintenant je vous emmène dans un voyage un peu osé. Tout ce que je vais vous dire vous le savez déjà, mais il est parfois bon de revenir à ce que l’on connaît déjà. Le résultat peut parfois être assez étonnant. Refaisons une brève histoire de la construction. Dans un premier temps, revenons aux origines de l’architecture de pierre, à la simple accumulation verticale de pierres reposant les unes sur les autres. Toute la charge des différents éléments qui composent cette structure sur la hauteur, soumise à la pesanteur, revient au sol verticalement. C’est une descente de charges élémentaire. Ensuite, l’être humain a ingénieusement inventé le mur. Mais lorsque le mur a été construit, on s’est trouvé soit d’un côté, soit de l’autre, sans pouvoir le traverser. C’est ici que commence véritablement l’architecture. L’homme invente alors la porte pour passer d’un côté à l’autre, puis la fenêtre pour que la lumière entre à l’intérieur. Ensuite, l’être humain devient de plus en plus ingénieux. Il crée des poteaux sur lesquels reposent des poutres, ce

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qui autorise l’élargissement des ouvertures. Voilà donc une autre étape de la construction travaillant toujours avec la pesanteur. Deux poteaux et une poutre forment un des principes intangibles de la construction. On ne peut jamais mettre une poutre sur trois poteaux. Enfin, notons que si l’on considère ces descentes de charges à l’échelle de la Terre, comme par exemple les charges d’un bâtiment en Amérique, d’un autre en Australie et ailleurs, toutes convergent vers un seul centre, le centre de la Terre. Avec un fil à plomb, vous pouvez relier les constructions du monde entier au cœur de celui-ci. LA MÉCANIQUE DES FLUIDES POUR CONSTRUIRE

À présent considérons les fluides. Les fluides doivent, pour qu’ils ne s’écoulent pas, être retenus. Une bassine d’eau peut faire l’affaire. Plus on plonge en profondeur dans l’eau, plus le poids du liquide augmente et plus la charge exercée sur la paroi est importante. On notera qu’avec un récipient trois fois plus large, la force qui s’applique sur les parois ne change pas. Si par exemple vous prenez un barrage, c’est la même chose.

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1. Rapport hauteur-pression. 2. Répartition égale de la pression avec une force exercée sur toute la surface. 3. Répartition égale de la pression avec une concentration de la force sur une surface réduite. 228

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La pression exercée sur le mur du barrage ne dépend que de la hauteur d’eau retenue et non de la taille du lac. Poursuivons l’expérience : prenons un récipient en laissant une ouverture de 10 cm par 10 cm, soit 100 cm2. Mettons un poids dessus de 5 kg qui va réagir comme un piston. Nous observons que le poids du piston produit une pression de 5 kg par cm2 sur tous les cm2 qui composent la paroi du récipient. Faisons la même expérience avec le même récipient et en laissant une ouverture de seulement 1 cm², soit 100 fois moins. Exerçons un poids de 5 kg sur cette petite ouverture de 1 cm2 : avec cette pression de 5 kg, on obtient également une force de 5 kg s’exerçant sur chaque centimètre carré de la totalité des parois du récipient. On remarque que la grandeur de l’ouverture n’a pas d’incidence sur le résultat. On remarque aussi que la force est démultipliée et s’exerce sur toute la surface du récipient.

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4. Rapport pression-tension. 5. Fonctionnement d’un vérin hydraulique et d’un volume gonflable basé sur le même principe qu’un vérin hydraulique. 229


Cette démultiplication stupéfiante nous dépasse. C’est un paradoxe et cela donne à réfléchir. Cette loi de la physique signifie que si l’on applique une force quelque part dans un volume fermé, cette pression, cette force, se démultiplie et se répartit semblablement par centimètre carré sur toute la surface de l’enveloppe. Le fonctionnement d’un vérin hydraulique en est la représentation la plus démonstrative. Revenons maintenant à l’application de ce principe aux gonflables. Au lieu de prendre de l’eau, prenons une toile étanche remplie avec de l’air. Faisons une ouverture de 1 cm2 et exerçons une pression par exemple de 2 grammes, 2 grammes seulement (soit 20 mm Ce) sur cette ouverture. La pression de ces 2 grammes se démultiplie et se répartit sur toute la surface de la toile. Ces 2 grammes seront suffisants pour assurer la stabilité de ce volume d’air. C’est impressionnant. Peut-être ne voulez-vous pas le croire, mais c’est bien vrai. C’est tout le mystère de la mécanique des fluides2 qui m’émerveille encore aujourd’hui. Comment fonctionne un gonflable à simple paroi ? Dans la pratique, un ventilateur doit tourner en permanence pour produire la pression nécessaire. Il assure en même temps le renouvellement de l’air. Cette pression, comme nous venons de le voir, est infime (d’une façon générale dans mes réalisations, elle est égale à 1,5 gr / cm2, soit : 15 mm Ce) et nécessite peu d’énergie. Les caractéristiques du ventilateur, centre de la construction, se définissent par une courbe mettant en rapport la pression qu’il produit avec son débit d’air. La pression intérieure qui s’exerce sur les parois d’un gonflable s’exerce sur chaque centimètre carré de la surface et perpendiculairement à celleci, à l’image d’une infinité de colonnes d’air. Dans un gonflable, toutes 230


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ces colonnes d’air sont disposées perpendiculairement à la surface de la membrane, plus exactement à la tangente de sa courbure. Cette infime pression, symbolisée par des colonnes d’air, engendre dans la toile une tension. La toile ainsi tendue rend la construction stable. Avec ce principe constructif totalement nouveau, nous quittons la pesanteur pour un système autonome qui n’a plus de fondations : un gonflable ne s’appuie pas sur le sol comme une maison. Il n’a pas de fondations. Il faut à l’inverse le retenir car sa nature le pousse à vouloir s’élever, à vouloir quitter le sol. Ainsi, là où le gonflable arrive au sol, une véritable rencontre se crée. Dans une maison, quel que soit le bâtiment, ce contact n’existe pas car la fondation souterraine assure la continuité du bâtiment. Avec un gonflable, nous percevons une ligne qui le sépare de la terre. Dans toutes mes conceptions, j’accorde beaucoup d’importance et de soin à ce détail qu’est la fixation au sol, la rencontre entre deux forces inverses. Parlons maintenant plus particulièrement de la tension qui s’exerce dans la toile, dont il faut tenir compte dans le calcul des matériaux pour définir leur résistance. Prenons l’exemple d’un volume gonflable qui est une demi-sphère : la tension dans la toile résulte de la multiplication de la pression exprimée en grammes avec le rayon en centimètres divisé par deux : T = P x R ÷ 2. Prenons l’exemple de deux gonflables demi-sphériques dont le rayon du premier est le double du second. On notera que la tension équivaut dans le plus grand au double du second qui est plus petit, à pression égale et à énergie égale. En conséquence, plus un gonflable est grand moins il a besoin de pression, moins il a besoin d’énergie. C’est le contraire de ce à quoi on pourrait s’attendre, c’est un paradoxe et comme tout

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VOLUX 233


paradoxe, il échappe à notre logique ; nous devons raisonner autrement pour construire avec de l’air 3. UNE CONSTRUCTION BIOLOGIQUE

Un gonflable est régi par les mêmes lois que celles qui s’appliquent à un organisme vivant : une peau contenant un fluide régulé par une énergie constante, tel le corps humain équipé d’un cœur travaillant en permanence pour produire une pression dans le sang. La mesure de la tension artérielle est à l’image de celle que nous pouvons pratiquer dans un gonflable. Le ventilateur, le cœur de la construction, fonctionne avec une énergie pour produire une architecture qui vit dans l’instant. Un gonflable apparaît fragile, comme tout organisme vivant. Avec un couteau on peut transpercer sa peau : il perd alors de l’air, il perd sa pression, tout comme un être humain perdrait son sang si l’on transperçait sa peau. Aussi faut-il porter attention aux gonflables, de même que nous portons instinctivement attention à notre propre corps lorsque nous rencontrons un obstacle qui pourrait l’exposer à un danger. Le risque d’un danger est probable mais il devient rare si l’on fait attention ; plus on aime quelque chose, plus on a conscience de sa fragilité, plus elle nous devient précieuse, plus on y porte attention. Finalement, les règles élémentaires qui s’appliquent aux gonflables rejoignent souvent celles que nous choisissons d’appliquer dans notre propre vie. Selon ce choix, les contraintes de l’un pouvant devenir les privilèges de l’autre rendent plus ambiguë l’appréciation d’un nouveau phénomène constructif qui ne nous est pas encore familier. L’expérience m’a prouvé que la matière souple du gonflable peut devenir rapidement la source d’une construction technologique et d’un sentiment esthétique unique,

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comme lorsque l’ombre des arbres se projette sur la membrane d’un gonflable et qu’une musique remplit l’espace intérieur ou bien lorsqu’on touche cette peau tendue. Notre corps rencontre une matière souple qui est le corps même du bâtiment : une deuxième peau qui prolonge celle de notre propre corps. J’ai observé et étudié ces phénomènes dès les années 1960. Quand j’ai présenté au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, en mars 1968, mes premiers VOLUX (Volume+Lux), lors de l’exposition « Structures gonflables », je voulais montrer que la peau d’un gonflable révèle la lumière car sans la matière, la lumière ne peut exister. Dans un gonflable, la lumière diaphane sur sa membrane rend visible une matière à la limite de son existence. J’ai voulu également explorer les mouvements des gonflables quand ils se dégonflent et se regonflent, jusqu’à vouloir établir une programmation de ces transformations en mouvement et leurs effets sur la lumière et le son. Un gonflable a le grand avantage de pouvoir être dégonflé. Ce n’est pas le cas d’une construction traditionnelle. Il peut apparaître, disparaître, réapparaître. Toujours en 1968, j’ai présenté à travers la France un ensemble de gonflables avec, à l’intérieur, une production d’art cinétique. Ainsi, dès la fin des années 1960, j’avais pris conscience des principes essentiels des gonflables et j’aspirais à les vivre. UNE ARCHITECTURE DE L’AIR, QUELLE RÉALITÉ ?

En 1969, j’ai réalisé une église gonflable pour un curé qui n’avait pas d’édifice pour son exercice. Montée en un instant, elle pouvait accueillir 200 fidèles et ne pesait que 39 kg. Ma première commande en 1970 fut un théâtre gonflable de 800 places à Saint-Paul-de-Vence : « Les

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Nuits de la Fondation Maeght » dans le cadre d’un festival de musique et d’art contemporain américain. C’était une manifestation exceptionnelle réunissant des artistes prestigieux : John Cage, Merce Cunningham, Lukas Foss, Terry Riley, Albert Ayler, Sun Ra… Un décor de Warhol y fut installé. La conception de la forme offrait une visibilité homogène et une très bonne acoustique. Un dispositif de praticables triangulaires permettait une variation possible des sièges selon les spectacles. La magie de cette installation reposait aussi sur la conception particulière de la membrane : de jour, elle était colorée par des rayures rouges et blanches, qui disparaissaient à l’intérieur la nuit venue. Ainsi le volume

L’église gonflable pour Montigny-lès-Cormeilles.

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s’effaçait : un lieu neutre se constituait pour laisser la place au spectacle. Cette considération de l’intériorité a fait que, dès le départ, je n’ai pas souhaité utiliser la sphère comme volume géométrique pour mes gonflables, bien que celle-ci, en elle-même, soit une forme parfaitement adaptée au gonflable ; en effet, avec sa double courbure et son seul

Théâtre pour la Fondation Maeght.

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centre, les tensions sont d’une parfaite homogénéité, égales dans toutes les directions. Mais d’un point de vue physiologique, il est extrêmement difficile, si vous êtes à l’intérieur d’une petite sphère ou dans une plus grande sphère, de percevoir une réelle différence. Une sphère n’a pas d’échelle car elle n’a qu’une seule dimension, celle de son rayon. Pour cette raison, elle est selon moi inutilisable en architecture à moins de lui accorder une valeur de contrepoint, comme par exemple la Géode de la Villette, et de l’exploiter dans l’impact visuel que provoque cette figure de perfection pour captiver le regard. Dans certains projets conçus pour se déplacer de ville en ville, à la demande de mes commanditaires déterminés à attirer l’attention sur un événement présenté sur une courte durée et dans un contexte changeant, j’ai consenti à concevoir une forme sphérique. J’ai préféré privilégier une recherche à partir du cube. Le cube m’a beaucoup intéressé parce qu’il présente un abord simple, sans prétention, et offre la troisième dimension qui est la base de toute création architecturale, à l’inverse de la sphère et, par extension, à l’inverse de l’association entre elles de sphères gonflables se référant à la théorie mythique des bulles de savon. J’ai extrait du cube, en le tronquant partiellement, des formes qui se prêtaient à la nature du gonflable, engendrant une morphologie plus riche dans ses variations et plus stimulante. Cela m’a permis d’envisager un développement de volumes de cette famille, reliés entre eux et basés sur des lignes droites. J’ai étudié un projet pour un village de vacances en 1973 dans lequel je proposais ces formes qui pouvaient également se développer dans la troisième dimension, intégrées dans une structure géométrique.Je dois revenir encore une fois sur la problématique de la tension dans la matière. Je

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Festival du vent, Calvi.

Lieu d’exposition, mairie d’Ivry.

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Exposition pour le ministère de l’Urbanisme, parvis du Trocadéro.

Dispositif de fixation par ventouses. Exposition pour le ministère de l’Urbanisme, parvis du Trocadéro.

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vous indiquais précédemment la relation directe entre la tension et le rayon en prenant l’exemple d’une forme géométriquement pure, n’ayant qu’un seul rayon et une seule courbure. Dans la conception d’un volume comportant plusieurs rayons, donc plusieurs courbures, les tensions dans la toile qui doivent se rencontrer sont inégales. Il faut en être pleinement conscient au moment de la conception d’une forme, de façon à produire dans son dessin la continuité la plus harmonieuse entre les différentes tensions afin d’éviter tout dysfonctionnement éventuel et le risque d’un point de rupture. Certaines de mes réalisations sont le résultat de l’assemblage de volumes gonflables par des fermetures à glissière industrielles du type Éclair ; celles-ci permettent l’addition de volumes modulaires offrant aussi la

Théâtre pour les Jeux olympiques, Barcelone.

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possibilité d’augmenter ou de réduire la surface selon le besoin. Ce qui fut le cas d’un gonflable mis en œuvre pour une convention installée sur le parvis du Trocadéro. À l’intérieur, était aménagée une forêt tropicale. Le gonflable résultait de l’association d’un demi-cylindre et de deux quarts de sphère. Ce principe d’assemblage permet une modularité dans l’exploitation de ce volume. Par exemple, je l’ai réutilisé ultérieurement à l’occasion de l’inauguration du Stade de France en reliant seulement les deux quarts de sphère entre eux pour obtenir un espace plus petit. Le résultat d’une forme architecturale n’est jamais le produit d’une pure invention spontanée. Il provient d’une combinaison complexe entre le cahier des charges du commanditaire qui exprime son besoin en termes d’usage, ma détermination à lui apporter la réponse la plus juste et celle d’approfondir ma recherche dans une forme que la technique dictée par la mécanique des fluides pourra me permettre de réaliser. Cette confrontation engendre le plus grand champ d’exploration créatif. Pour approfondir certains détails dans la recherche de la forme et de l’espace ainsi créés, je réalise systématiquement des maquettes d’étude. L’outil informatique intervient dans son rôle de nouvelle planche à dessin avec ses multiples avantages. Il est pour moi toujours très intéressant de comparer les différentes situations auxquelles peut être confronté un même gonflable, ce qui fut le cas par exemple pour cette réalisation au Trocadéro, qui a été ensuite remontée en Corse dans le cadre du Festival du vent. Comment ce même objet interagit-il avec ce qui l’entoure ? C’est une question passionnante qui affine notre perception de l’échelle. La fixation au sol des gonflables est déterminée à chaque fois en fonction

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Forum culturel, Berlin.


du lieu où ils sont implantés. Elle est constituée par un dispositif d’ancrage dans le sol, soit de lestage, pour lequel j’ai développé de multiples variations. Pour les volumes gonflables qui ne peuvent être ancrés dans le sol, les éléments de fixation sont constitués de poutrelles HEB solidaires entre elles, formant une ceinture fermée, souvent surélevée, située à la base et à la périphérie du volume gonflable. C’est un détail architectural auquel j’accorde beaucoup d’importance pour qu’une continuité du sol soit assurée optiquement entre l’intérieur et l’extérieur. Dans le cas d’une implantation sur un sol lisse, je peux utiliser des ventouses. La fixation appartient alors au même principe constructif inversé (pression et dépression). Dans le cas d’une installation sur une plus longue durée, une longrine en béton peut être réalisée, sur laquelle le dispositif d’ancrage est scellé. L’ensemble d’un volume gonflable peut se transporter sur une seule remorque d’un camion. La toile elle-même, une fois pliée, représente un paquet d’un encombrement insignifiant par rapport aux autres éléments irréductibles que sont les accès et le système de ventilation-chauffagegroupe de secours. Le gonflable se prête ainsi très bien aux manifestations publiques itinérantes. Dans la conception d’un théâtre itinérant que j’ai réalisé à l’occasion des Jeux olympiques à Barcelone, j’ai introduit des conteneurs appliqués à tous les éléments techniques de la construction. Chacun d’entre eux était adapté et affecté à une fonction précise : accès principal, sortie de secours, ventilation-chauffage-groupe de secours et liaison entre le théâtre et les coulisses. Une fois démontée, la totalité du théâtre était rangée dans ces mêmes conteneurs, des valises de voyage en quelque sorte. Dans la conception de mes volumes gonflables qui appartiennent à la famille de l’architecture textile, le choix technique des matériaux s’effectue par

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deuxième peau

Centre commercial, Sarcelles.

rapport à leurs caractéristiques mécaniques devant répondre aux diverses sollicitations, différentes en fonction du projet : résistance à la tension, à la déchirure amorcée, comportement par rapport à l’allongement, traitement fongicide, anti-UV, poussières, etc. J’accorde également une grande importance à leurs propriétés spécifiques, très influentes dans la qualité et le caractère, à chaque fois particuliers, de cette architecture d’air.

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Ces matériaux m’offrent la possibilité d’utiliser la couleur. Celle-ci est très certainement déterminante. Elle est toujours associée, pour moi, à la géométrie de mes conceptions. La répartition des surfaces colorées révèle ou souligne la géométrie fondatrice de chaque projet, à laquelle je suis très attaché, et que la nature même du gonflable peut parfois dissimuler. La présence des soudures et la précision de leur dessin contribuent également au renforcement de la géométrie. Par ailleurs, d’autres propriétés que détiennent ces matériaux textiles, associées ou non à la couleur, sont aussi fondamentales. Il s’agit des différentes propriétés réactives à la lumière, qui engendrent par conséquent diverses perceptions de l’espace intérieur. L’enveloppe peut être transparente, comme l’est le verre, effaçant alors toute frontière entre l’intérieur et l’extérieur, comme nous pouvons le voir dans mon projet installé à Belgrade ou celui sur l’île de La Réunion. Elle peut être translucide, laissant traverser la lumière et ne laissant percevoir des objets que l’empreinte de leurs silhouettes, imprimée momentanément sur la paroi quand le soleil le permet, à l’image d’un théâtre d’ombres. J’ajouterai que ces différentes perceptions de la lumière du jour vécues de l’intérieur s’inversent de l’extérieur, la nuit venue, sous l’effet de la lumière artificielle. Enfin, la matière peut être opaque, occultant alors entièrement le passage de la lumière. Ainsi, la paroi même du gonflable peut devenir un écran sur lequel il est possible de projeter des images fixes ou en mouvement ; c’est cette matière que j’utilise pour réaliser, par exemple, un théâtre qui doit être impérativement étanche à la lumière. Le choix d’une matière opaque engendre cependant certaines contraintes, il n’existe pas de produit standard qui corresponde réellement à toutes mes exigences. Aussi j’ai souvent été amené à faire fabriquer spécialement des matériaux selon mes critères. Malheureusement, ce n’est pas toujours

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deuxième peau

possible car la quantité minimale de commande étant de 10 000 m2, le coût en est beaucoup trop important pour mes moyens. Quelles que soient les propriétés des matériaux, les parois de mes volumes gonflables sont toujours des écrans vivants. Un grand nombre de mes volumes gonflables sont des théâtres et ont été conçus spécifiquement en tant que tels. Le dernier en cours d’étude sera plus particulièrement dédié à la musique et à la danse. Chaque théâtre résulte d’un cahier des charges différent et comporte ses particularités. Mises à part leurs qualités spatiales prises en considération, celles de l’acoustique sont aussi fondamentales. L’acoustique d’un lieu dépend essentiellement de la forme, et les formes que j’ai développées présentent de très bonnes qualités acoustiques. Cependant, dans certains projets de théâtre, les commanditaires ont déterminé le choix de la forme sphérique emblématique dont l’aspect visuel devait primer avant tout. Or la sphère est la pire forme qui soit pour une bonne acoustique, qu’elle soit gonflable, en verre ou en béton. Contraint d’y remédier, j’ai étudié un dispositif de piège à son propre à la technologie du gonflable, en disposant une crête qui parcourait la courbure de la sphère en passant par son sommet. Cette expérience, qui consistait à trouver des solutions en partant délibérément du principe constructif, abandonnant ainsi tout type d’accessoire standard qui aurait pu être ajouté au risque de devenir parasitaire, a été riche d’enseignement. C’est dans ma nature, et c’est dans mon plaisir, d’expérimenter et d’innover sans cesse. Chaque nouveau projet est toujours le résultat d’une recherche en progrès, qu’elle concerne les matériaux, les ventilateurs, les accès, le dispositif de fixation, ou ne serait-ce même qu’un

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Volume, Agay.

seul détail technique jamais rencontré jusqu’alors, comme par exemple pour ce volume gonflable élevé sur une place de Sarcelles. Il s’agissait de concevoir une architecture pouvant accueillir des magasins qui devaient quitter leurs locaux le temps de leur rénovation. Pendant deux ans, les commerçants se sont installés à l’intérieur de ce gonflable pour continuer la vente auprès de leur clientèle habituelle. La réglementation exigeait des mesures préventives de désenfumage avec un dispositif pouvant s’ouvrir pour faire évacuer la fumée et cela m’a amené à concevoir un cylindre vertical sortant du volume gonflable.Théoriquement, ce cylindre vertical n’aurait pas dû tenir. C’était une opération très osée, en raison de la tension qui s’exerce dans la toile à cet endroit précis. Frei Otto m’a dit, à l’occasion d’une rencontre : « ça, on ne peut pas faire. » Bien souvent, par le désir d’expérimenter, on réalise des choses que l’on avait imaginées impossibles et que l’on découvre possibles. Il faut être l’artisan de ses propres idées pour pouvoir les vérifier et progresser.

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deuxième peau

La tour de sel et l’Envol, Calvi. 249


Un autre plaisir que j’ai pu avoir dans mes recherches sur les gonflables a trait à des interventions sur des architectures existantes. Faire rencontrer les gonflables et l’histoire, avec la préoccupation d’agir en harmonie avec l’existant, est un exercice passionnant. J’ai pu réaliser deux expériences sur deux édifices. J’appelle ces opérations architecture lichen, du fait que le gonflable s’accroche à un bâtiment existant. C’est ce que j’ai fait sur un mur à Paris, porte d’Orléans, dans un lieu totalement abandonné. Alors que cet endroit était une décharge, un habitant du quartier a obtenu le droit de l’utiliser comme lieu de résidence. Je lui ai alors réalisé ce gonflable, un cône horizontal, qui est devenu son atelier. Dans le même esprit, à Calvi, chaque été, pendant dix ans, j’ai installé un volume hémisphérique au sommet d’une tour de la citadelle. Au dixième anniversaire de ce festival, pour marquer l’événement, j’ai imaginé de faire envoler ce gonflable en le remplissant d’hélium. Ce fut un exploit assez compliqué à réaliser car d’une part, les matériaux étaient lourds et en rien comparables à la matière d’une montgolfière ; et d’autre part, la forme demi-sphérique ne s’y prêtant pas, j’ai dû prévoir un contrepoids en accrochant un ballon sous la demi-sphère afin d’abaisser le centre de gravité. Après quelques longs moments d’incertitude, l’envol s’est effectué de nuit. Ce fut un très beau moment lorsque le gonflable s’est libéré et s’est envolé. J’ai répondu à des commandes publiques, comme celle du parc de la Villette ou celle du Centre national d’art et du paysage de Vassivière dans le Limousin, que nous venons de voir. Parmi les commandes privées, j’ai conçu ce volume gonflable près de Saint-Raphaël pour l’architecte Pierre Fakhoury pour fêter l’an 2000 avec ses invités. Il s’agissait de deux volumes reliés entre eux par un couloir : le premier, un cône, destiné à

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deuxième peau

l’accueil des invités et le second, une forme qui appartient à ma recherche sur la géométrie du cube, un lieu de réception et de spectacle. Autres réalisations : un atelier pour le peintre Jean Dubuffet ; une volière pour le parc zoologique de Saint-Vrain, conçue à partir de deux formes sphériques reliées entre elles, développées selon un principe géodésique, transposé dans celui d’une construction gonflable. L’étude de la liaison des deux formes géodésiques a été très délicate car, bien qu’ayant le même rayon, elles n’avaient pas la même hauteur. Il est intéressant aussi de remarquer que les paramètres mécaniques de tension et compression d’un dôme géodésique transposé en une construction gonflable se transforment : toutes les forces exercées sont uniquement en tension. J’ai plusieurs projets en cours, comme celui-ci pour le port de plaisance de Palerme. Il s’agit d’une toile tendue sur une trame de poteaux métalliques intégrant trois sphères gonflables avec des aires d’ombrage, d’expositions et de manifestations temporaires. Je termine l’étude d’un théâtre itinérant pour le département de la Haute-Saône, qui sera réalisé cette année. Enfin, je commence l’étude d’une maison pour un particulier, associant une construction traditionnelle et un volume gonflable. Je suis quelqu’un de très circonspect lorsqu’on me demande un gonflable. Il y a dans la vie des gens qui rêvent, et il n’y a rien de mieux que de rêver mais vivre son rêve est une autre affaire ! Beaucoup de gens abandonnent leur rêve avant de le vivre. Alors il faut faire attention, estimer ses envies et s’en méfier. Il faut avoir « des pieds de plomb et la tête dans les nuages4 » pour y parvenir. HABITER ET CONSTRUIRE

J’habite et travaille dans un volume gonflable, implanté sur le site d’une ancienne carrière à la lisière d’un bois. Il est depuis presque quarante ans

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mon unique lieu de vie et d’industrie, dans lequel je m’aventure et vérifie ma pensée par l’expérience. L’élan qui m’a porté vers les gonflables, vers cette nouvelle architecture encore inconnue que je voulais vivre au contact du réel, exigeait que je devienne à la fois l’architecte et le constructeur de mes projets. Déplacer une utopie dans la réalité et dans la durée est très osé. L’union de l’idée et de sa réalité matérielle terre à terre m’a amené à devenir, avec beaucoup d’efforts, l’artisan de ma propre architecture. Ce lieu possède une configuration plus complexe qu’il n’y paraît, ne se limitant pas seulement à la présence d’un volume gonflable. Il est un tout homogène dans sa conception. J’accorde la même importance à l’intérieur de ce territoire qu’à l’extérieur, qui est tout autant organisé dans sa construction : jardins aquatiques, chemins d’eau, terrasses, ateliers d’expérimentation et de prototypes s’éprouvent au contact d’un monde végétal encore sauvage. Habiter, circuler, travailler, vivre : ce monde s’apparente davantage à un urbanisme pour un piéton de l’air qu’à un habitat-atelier gonflable qui en est une partie et dont l’image inhabituelle peut prédominer pour certains. Le volume gonflable, il faut le considérer comme une enveloppe géométriquement définie séparant le dehors du dedans, déterminant un espace intérieur libéré de tout système porteur ; murs et plafonds cédant leur place à une voûte en appui sur des piliers d’air invisibles, rendant propices la continuité du regard et le lien au dehors. Seule une peau, presque sans épaisseur, sans matière, nous sépare du dehors, une peau climatique, une peau sur laquelle s’impriment les humeurs du ciel et les ombres changeantes des arbres dessinées par le soleil, une peau qui enserre la chaleur quand elle se recouvre de neige l’hiver ; elle est

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deuxième peau

Habitat-atelier, l’été, La Ferté-Alais.


Habitat-atelier, 1er niveau, La FertĂŠ-Alais. 254


deuxième peau

une frontière entre deux mondes et retient l’espace mesuré du dedans. Chez moi, tout est géométrie mais elle est discrète et silencieuse. Une trame mathématique sous-jacente ordonne et structure toutes les fonctions domestiques de la vie et celles du travail. Elle couvre l’ensemble de mon territoire géographique, englobant aussi bien l’intérieur du volume gonflable que l’extérieur occupé par des jardins et des aires de travail. La conception de l’agencement intérieur est entièrement autonome et indépendante de cette peau tendue qui nous entoure. L’organisation de l’espace qui encadre la vie et le travail est un territoire séparé de 40 cm de la périphérie du volume gonflable proprement dit. Cette distance distingue constructivement et optiquement le volume gonflable de l’agencement intérieur qui se développe sur plusieurs niveaux, selon un principe modulaire de praticables qui m’est personnel. Au premier niveau, un plateau de 210 m2 sur lequel je déploie, trace et découpe la matière plastique ; aux deux extrémités, symétriquement opposées et enfoncées dans le sol, deux machines à souder à haute fréquence permettent l’assemblage de la matière à fleur du plateau. Des tables de travail destinées aux travaux d’études se répartissent autour de ce plan de travail. Un élément de ce plateau est mobile et coulisse horizontalement, en s’ouvrant sur un espace souterrain accueillant la lumière du jour à ses deux extrémités reliées à des jardins. Là encore, l’espace est modulé sur différents niveaux par un développement de praticables et de passerelles. Il est également modulable dans sa subdivision par des écrans coulissant horizontalement ou se déroulant verticalement. Ouverture ou cloisonnement sont ainsi possibles à chaque moment. Translucides et opaques, les écrans, surfaces sensibles, assument pleinement leur rôle

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de révélateur d’images projetées par le soleil ou par d’autres artifices. Des projecteurs-images intégrés dans ma conception dès le départ sont installés à demeure ; de même que le ventilateur, ils prennent part à la construction proprement dite, à la rencontre de ma vie, dans l’étonnement permanent de tout phénomène se prêtant à disparaître et à apparaître. Une architecture portée par l’air, la lumière, le son qui peut apparaître et disparaître. J’éteins parfois le ventilateur et le volume commence à se dégonfler ; la lumière, l’acoustique, l’espace se métamorphosent. C’est une recherche que j’amorçais avec les VOLUX et que je poursuis encore, celle d’une architecture qui pourrait se métamorphoser avec un programme de gonflage et de dégonflage. La technique évolue sans cesse et je suis toujours très attentif à tout progrès qui pourrait rendre plus performante la technologie que j’utilise. Chaque nouveau projet est toujours l’occasion d’accomplir un pas en avant en mettant à profit les dernières découvertes. En ce qui concerne les matériaux, bien qu’il y ait eu des progrès, ils ne présentent pas encore une bonne isolation thermique, ni une bonne isolation phonique. Ce sont des inconvénients incontestables. Mais je suis certain qu’il y aura dans quelques années des matériaux beaucoup plus réactifs à ces contraintes. Pour poursuivre mon travail, je me soumets à ce que me propose le marché et préfère concentrer davantage ma recherche sur un phénomène architectural dans lequel j’ai encore beaucoup à découvrir, plutôt que de devenir un chimiste avisé ou un partisan en quête de nouveaux matériaux de plus en plus isolants. Il faut avoir conscience que ne pas être isolé peut être un privilège ! Jean-Marie Delarue reprend la parole pour conclure.

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deuxième peau

Je voudrais simplement faire une remarque relative aux conférences précédentes. Lors de la dernière conférence de Dominique Rouillard, on a vu l’intérêt et aussi les inconvénients de certaines utopies qui reconstituent des mondes totalement artificiels, totalement coupés du monde naturel ; et certaines personnes ont fait remarquer la perte de contact avec la réalité que les architectures vernaculaires autorisaient. Ce qui est intéressant dans ce que tu proposes, c’est qu’effectivement on revoit une version contemporaine et technique des architectures vernaculaires où les contacts avec le naturel sont accommodés, mais de manière paroxystique ; lorsqu’on est chez toi, on entend le vent, on entend la pluie ; quand il fait froid, il fait froid, quand il fait chaud, il fait chaud, mais ça, c’est par rapport à la partie vécue atmosphérique, dont on peut se protéger en rentrant dans l’aspect quasiment cryptique avec le contraste entre le solide immuable et durable et l’aspect éphémère, léger, etc. Et toutes ces choses sont très intensément vécues, ressenties ; ce sont les qualités de ce qui fait ton architecture. C’est cela que nous aimerions retrouver dans toute architecture, afin que les gens puissent effectivement vivre les éléments, les ressentir, pour les apprécier, plutôt que de s’en protéger ou de les ignorer. Voilà, et c’est la qualité de ce que tu fais parce que tu l’as évoqué, mais sans le dire précisément, ta maison se trouve sur un plateau battu par les vents, qui est l’aérodrome de La Ferté-Alais, dans une cuvette légèrement abritée du vent par une clairière, dans une ancienne carrière de grès où les choses ont été creusées ; il y a de la pierre, vraiment on ressent, à la manière de l’architecture de Wright ou d’autres, la puissance des éléments naturels. Ce vécu avec les éléments naturels, pour rejoindre le propos de ce cycle de conférences, se trouve dans ce que tu as montré de ta maison, qui par ailleurs est un cadre de vie, un cadre de travail, un cadre permanent

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d’action de vie. C’est ce lieu de vie qui fait tout l’intérêt de ce gonflable à mon avis, bien davantage que les réalisations que tu peux faire, même si elles sont de qualité, éphémères ou festives, mais qui ne permettent pas aux gens d’avoir cette espèce de ressenti extrêmement puissant de la nature. Pour le meilleur comme pour le pire d’ailleurs, peut-être. Une dernière chose : plutôt que d’essayer de changer à tout prix les éléments naturels, il convient peut-être de changer un peu les individus, pour qu’ils puissent vivre à 15 degrés sans qu’il n’y ait forcément l’air conditionné. Hans Walter Müller conclut. Quel est l’avenir du gonflable ? Les gonflables sont prédestinés pour l’avenir, mais il faut que les êtres humains changent dans leur rapport mutuel, dans leur rapport au monde. Vivre les gonflables demande un autre état d’esprit pour se concentrer sur l’essentiel, et une autre manière de vivre qui remet en cause des notions profondes liées à la propriété, à l’héritage, au patrimoine. Dans l’avenir, il faut nous habituer à vivre, à la fois proches et séparés de la terre. Aujourd’hui, nous avons le MP3, un son de grande qualité, nous avons le vidéoprojecteur, l’ordinateur rempli d’images, un monde exceptionnel qui nous offre les composants d’une qualité de vie extraordinaire. Tout est réduit matériellement à presque rien. Nous n’avons plus besoin de meubles, nous ne devrions plus en avoir besoin. Nous devrions juste avoir un lit et encore quel lit ? De la même manière, le gonflable rejoint ce phénomène : on pourrait le mettre aussi dans sa poche. On aurait dans sa poche une résidence, un orchestre symphonique, une librairie, une galerie de peinture, et on serait très heureux avec tout et très peu à la fois. La matière cédant sa place à l’énergie.

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deuxième peau

NOTES   1.  NDLR : Hans Walter Müller précisa dans la discussion qui suivit la conférence, qu’après son diplôme, il engageait une recherche approfondie sur la préfabrication lourde dont le principe, qui repose sur la rigueur d’une trame permettant une modularité dans de multiples variations, demeurait pour lui une source de réflexion pour toute action constructive ; il s’intéressa notamment aux procédés de Camus, Costamagna, Paul Bossard. Puis il travailla chez Raymond Lopez et Émile Aillaud, avec lequel il eut des affinités de pensée sur l’art de construire. L’exposition « Lumière et mouvement » au musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1967, le révèla au grand public et lui permit de rencontrer ses premiers clients, Yannick Bellon, Larousse, Karin Waehner, Salvador Dali…   2.  Blaise Pascal : « Lois de l’équilibre des liqueurs », la pression d’un fluide en milieu fermé est transmise uniformément dans toutes les directions et dans toutes les parties du récipient.   3.  Blaise Pascal, « La mécanique des fluides », Énoncé des paradoxes.   4.  Samson François, Écrits sur Frédéric Chopin.

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Hermann Kaufmann

Wood works

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Wood works

seize Maximes

Développement

La construction bois a beaucoup changé ces trente dernières années. En développant de nouveaux produits, de nouveaux systèmes de construction et d’ingénierie, et avec la modernisation rapide du processus de construction, la construction bois n’a pas seulement atterri au beau milieu de notre présent, elle offre bien plus : des solutions d’avenir. Ce constat repose sur de nombreuses études dans lesquelles le bois est évoqué comme principal « matériau d’espoir » pour un monde meilleur. Systématique

Le bois a été trop souvent, et il l’est toujours, mis en avant comme matériau pouvant offrir uniquement des solutions exceptionnelles, alors qu’il est un matériau du quotidien. Cela doit être un message pour l’avenir. Pour cela, on a moins besoin d’expérimentations individuelles que d’un développement de systèmes précis et largement communicables, ainsi que d’un accès libre aux informations professionnelles. Liberté

Le bois est un matériau exigeant ; il faut avoir une connaissance profonde de ses caractéristiques pour pouvoir le travailler. Le bois définit clairement 263



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ses limites, mais offre aussi une extrême diversité d’usages. Ce défi rend la conception et la construction bois d’autant plus intéressantes que les réalisations réussies sont motivantes et donnent des impulsions à chaque fois plus stimulantes et novatrices. Durabilité

L’argument le plus fort et le plus important pour l’utilisation du bois dans la construction est le fait qu’il s’agit d’un matériau produit par l’énergie solaire, qui retire du CO2 de l’atmosphère et le stocke. Bien utilisé, il s’élimine bien, il est recyclable et il nécessite peu d’énergie pour sa préparation et sa mise en œuvre (par rapport au métal, aux matières plastiques et aux matériaux minéraux). Matériau

Une maison écologique n’est pas forcément réalisée en bois. Mais, si la maison se trouve dans une région où le bois est disponible en quantités suffisantes, c’est sûrement la façon la plus écologique de construire. En principe, il faudrait éviter tout transport sur de longues distances ; il faudrait donc construire avec des matériaux régionaux. Écologie

Une maison écologique doit remplir plusieurs critères. Elle doit se trouver à proximité de transports en commun. Le langage architectural utilisé doit se référer au paysage et au contexte. Sa réalisation devrait avoir recours à un minimum de ressources et peser le moins possible sur l’environnement, en termes de pollution. Son fonctionnement devrait être le plus économique possible en énergie et sa démolition s’effectuer en laissant le moins d’empreinte dans la nature. Les différents composants

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de la maison devraient avoir des cycles de rénovation différents, afin qu’une réhabilitation soit facile à réaliser. Maisons économes en énergie

Une maison économe en énergie doit être construite de façon compacte. L’enveloppe du bâtiment doit être optimisée en termes d’isolation thermique. Les matériaux devraient être renouvelables et de provenance locale. Une maison écologique doit être construite pour durer longtemps et sa conception doit permettre des adaptations futures. Maison passive

La maison passive représente actuellement la technique la plus avancée. Nous avons dix, voire quinze ans d’expérience et savons que cela fonctionne  : c’est quelque chose de positif. Il est possible que d’ici à cinq ans, la discussion prenne une autre direction et que, peut-être, le standard de maison passive soit dépassé ; mais pour le moment, c’est la technologie la plus sensée et la plus développée. Faire le choix d’une maison passive n’est pas seulement une question de high-tech ou de lowtech, mais une question de qualité. Dans le Vorarlberg, où la collaboration avec les maîtres d’ouvrage publics et les bailleurs sociaux est excellente, nous avons remarqué que la décision d’introduire le standard passif prise par les politiques régionales a incité les entreprises du bâtiment à se former rapidement et à utiliser les nouvelles technologies. Il y a douze ans, j’ai construit à Dornbirn le premier ensemble de logements selon le standard de maison passive. Il fonctionne parfaitement. C’est sur ces expériences que nous pouvons et que nous devons nous appuyer.

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Logements multi-étage

Il est possible de construire des immeubles en bois à plusieurs étages ; de nombreuses réalisations le démontrent. Le plus souvent, ces réalisations sont dues à la volonté particulière d’un maître d’ouvrage, à un désir d’innovation. Actuellement, nous nous trouvons dans une phase critique et décisive. Est-il possible de généraliser ces expériences ? La demande de la société pour ce genre de constructions est-elle assez importante pour influencer le marché ? Les responsables de la construction bois sont-ils capables d’entrer sur ce marché de manière professionnelle ? Sera-t-il possible d’influencer les structures rigides qui sont dominantes dans les entreprises, de sorte que le bois soit enfin pris en considération ? Les codes de la construction

En Allemagne, comme en Autriche ou en Suisse, de nouvelles réglementations sont déjà en application, sinon en préparation ; elles ne défavorisent plus la construction bois et assurent une grande sécurité au maître d’ouvrage. L’ingénierie de la prévention d’incendie, appuyée par de nouvelles connaissances, permet désormais la construction en bois de complexes plus grands (logements, bureaux ou bâtiments industriels). Coûts

Les éléments de plus en plus décisifs qui entrent dans le coût de la construction sont le volume et la durée des travaux du chantier luimême. « À quelle vitesse et avec quelle qualité puis-je parvenir à réaliser ma construction ? » est une question posée fréquemment. C’est là que se trouve le point fort du bois, car aucun autre matériau ne connaît une technologie de préfabrication aussi avancée, ce qui réduit considérablement la durée des travaux. Cela va de pair avec une

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amélioration de la qualité, grâce au meilleur contrôle des éléments de construction lors de la préfabrication en atelier. L’ancienne tradition de la préfabrication par le charpentier s’est considérablement développée, pour atteindre actuellement un niveau de construction hautement industrialisé, de qualité, mais aussi très flexible et adapté au contexte. Économie

Bien que la branche de construction bois reste développée à petite échelle en raison d’une faible demande, quelques professionnels et entreprises avancés technologiquement se sont établis sur le marché. Ceux-ci sont également capables de répondre aux appels d’offres de grands projets en zone européenne. En parallèle, il existe une multitude de petites entreprises et d’excellents artisans pour les projets locaux. Une chose est sûre : le savoir-faire dans la région de l’arc alpin a actuellement atteint la première place au niveau mondial, du fait de l’existence d’une base artisanale soutenue par des efforts de recherche continus et coordonnés. Histoire

Le succès qu’a connu et que connaît toujours, dans le Vorarlberg, la construction économe en énergie est dû au fait qu’il ne s’agit justement pas d’une nouveauté. Dans cette région, la maison a toujours été, en principe, une boîte compacte avec un toit ; elle est conçue pour l’essentiel, simple, sans balcon, sans encorbellement. Le poêle, tout en répondant aux questions énergétiques, détermine le plan de la maison. Ici, la question de l’énergie était le sujet principal du développement de la maison : comment chauffe-t-on ? Comment garde-t-on la chaleur ? En raison du pétrole peu cher, toutes les absurdités énergétiques ont été rendues possibles, ce qui a fini par augmenter les prix. Cela ne convenait,

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et ne convient toujours pas aux gens économes du Vorarlberg : ils sont ouverts aux solutions alternatives. Construire

De la poutre au panneau

La construction en bois était traditionnellement caractérisée par l’assemblage, avec plus ou moins de savoir-faire, de troncs d’arbres, de poutres façonnées à la hache ou sciées. L’objectif principal était d’abord de protéger contre les intempéries les personnes, puis le bétail et les denrées. La délimitation de l’espace à l’aide de composants naturellement unidimensionnels, sous forme de barres, se faisait de manière très différente selon les régions. Chez les peuples nomades, comme les Indiens d’Amérique du Nord ou les habitants d’Asie occidentale et centrale, des charpentes faciles à transporter, composées de tiges en bois, étaient tendues de peaux ou de tissus. En Asie orientale, des villes entières étaient construites en bambou. Les éléments formant l’espace, surtout les murs et les plafonds, étaient réalisés avec des tiges bien serrées les unes contre les autres. Les surfaces des toits, qui protégeaient de la pluie, étaient le plus souvent en paille de riz. En Europe, on distingue deux types de construction traditionnelle en bois : la construction en bois empilé et la construction à colombages. Dans le cas de la construction en bois empilé, telles les constructions en bambou, les éléments formant l’espace sont composés de tiges superposées, en l’occurrence des troncs d’arbres bruts, façonnés ou sciés. Pour la protection contre les intempéries, on utilise, selon la disponibilité, des plaques en pierre ou du chaume. Dans le cas de la construction à colombages, la structure des murs est constituée d’un squelette en

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poutres, dont on remplit les interstices de pierres, de pisé ou de torchis. Les toits, en particulier ceux des édifices sacrés ou de stockage, évoluent vers des constructions imposantes à mesure que les portées augmentent. Les édifices de la famille des maîtres bâtisseurs Grubenmann ou les églises en bois debout scandinaves témoignent de l’excellence de l’art de la charpenterie. Toutes ces constructions, du tipi à l’église en bois debout, avaient une caractéristique commune. Elles étaient le résultat de l’assemblage de tiges unidimensionnelles. Chaque tige n’avait généralement qu’une seule fonction. En particulier dans les grandes constructions, la disposition était « hiérarchique » : d’abord la poutre maîtresse, puis la ferme qui porte la panne, puis la panne qui porte le chevron qui, lui, porte le litonnage. Par la suite, les techniques de sciage rationalisées ont simplifié la fabrication de planches et permis une meilleure gestion du matériau. Ainsi, des plafonds en poutres ou en bois demi-ronds disposés sans interstices (plafonds massifs « à cœur fendu ») ont été remplacés par des plafonds en solives portant un plancher en surface ou un faux plancher intermédiaire. Les planches étaient également utilisées pour le bardage des constructions à colombages : leur disposition diagonale (planchéiage) a servi de contreventement jusqu’à se substituer aux jambes de force. Cela donnera alors naissance à des types de construction platform-frame et balloon-frame en Amérique du Nord, caractérisés par leurs montants serrés à disposition exclusivement verticale, et à la construction à ossature bois de style européen. Avec le développement du bois lamellé-collé au début du siècle dernier, on a réussi à dépasser les limites dimensionnelles imposées par la croissance naturelle de l’arbre.

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Des éléments longs, voire courbes, de grande envergure, étaient devenus réalisables. Mais la construction bois est tout de même restée essentiellement à base de tiges, et ce, bien au-delà de la moitié du xxe siècle. Un changement s’est amorcé grâce à la disponibilité toujours plus grande de panneaux bon marché. Les panneaux en bois – contreplaqués, panneaux de particules bois et plus tard OSB (Oriented Strand Board) – ont entamé leur marche triomphale en tant que contreventement dans la construction à ossature bois. Certains esprits inspirés ont bientôt testé de nouvelles applications qui allaient au-delà du simple contreventement. Exemples de ces nouvelles applications : l’utilisation de bois contreplaqué et de bois lamellé-collé pour de grandes poutres à âme ou à caisson ; les premiers essais avec des éléments de planchers / plafonds en panneaux à nervures et en caisson (stressed skin panels) ; des constructions spéciales comme le toit de la grande salle de l’Exposition nationale suisse en 1964 (un toit suspendu d’une portée de 50 mètres, avec une plaque en contreplaqué de 13 millimètres d’épaisseur). Depuis les années 1990, la gamme des panneaux en bois ne cesse de s’étendre. Des panneaux de grand format, extrêmement résistants, ouvrent de nouvelles perspectives. On obtient des éléments constructifs en plaques, bidimensionnels, en panneaux seuls ou combinées avec un réseau de sections en forme de tige qui, contrairement aux poutres, remplissent plusieurs fonctions. On obtient des éléments intégrés ou multifonctionnels qui tout à la fois portent, contreventent, forment espace et servent de revêtement fini. Au début de cette évolution, il y avait les panneaux en contreplaqué de grand format, le lamibois (Kerto Q), et les panneaux à trois plis [K1 multiplan]. Aujourd’hui, sont apparus sur le marché des panneaux qui, comme ceux à trois plis, sont composés de plis de lames croisées, avec

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Refuge alpin à la frontière italienne pour randonneurs à 2 400m d’altitude constitué de 350 éléments en contrecollé-croisé prédécoupés, assemblés en 3 jours.


Siège du groupe Stallinger, vue intérieure d’une salle de réunion.

des plis plus nombreux et plus épais. Ces panneaux en contrecollécroisé sont utilisés dans des épaisseurs allant de 80 à 300 millimètres. Une ossature de structure, comme dans la construction à ossature bois, devient donc superflue. Pour cette raison, au contraire de la construction à ossature bois, la construction en contrecollé-croisé peut être appelée « construction massive bois ». Les avantages en sont multiples : ils vont de la simplification de la constitution d’une paroi à la possibilité de descendre des charges sur deux axes, en passant par une bien meilleure stabilité dimensionnelle. Cependant, le fait de consommer davantage de bois rend ce mode de construction plutôt sensible aux changements de prix de la matière première.

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Hermann Kaufmann, toujours ouvert à de nouveaux développements, a été l’un des premiers à tenter de mettre en œuvre les multiples possibilités de la construction avec des matériaux panneaux. Il n’est donc pas étonnant que la plupart des exemples d’applications présentés par la suite aient vu le jour durant nos longues années de coopération. À la maison

Propriété : mythe, réalité, réaction

On cite, comme références de la nouvelle architecture du Vorarlberg, les maisons traditionnelles forestières des Wälder, de la vallée du Rhin ou encore des Walser. On ne peut pas bien comprendre le sens de ces vieilles formes d’habitat si l’on ne prend en compte que la solidité et le confort simple du bois des intérieurs de ces maisons qui datent de l’époque de l’avènement de la bourgeoisie. Jusqu’à une époque récente, cette forme d’habitat correspondait à une société homogène de paysans et d’artisans, libérés du servage ou du pouvoir féodal. Les maisons, comme le mode de vie en général et la culture quotidienne, étaient et restent le résultat de l’affirmation de l’individu au niveau sociétal. Cela dans le contexte d’un pays quasi hostile, dépourvu de richesses minières, escarpé comme dans le Walsertal, sans plateaux naturels ni fonds de vallée accueillants, avec de longs hivers ; un pays coupé des réseaux, fortement dépendant de l’élevage et de la production laitière comme dans le Bregenzerwald, exposé à des jours de pluie et de brouillard sans fin, et dont les prés humides sont à peine fertiles comme dans la vallée du Rhin. Le repli social de ces contrées a contraint de nombreux artisans, maçons,

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Refuge alpin à la frontière italienne pour randonneurs à 2 400 m d’altitude.

charpentiers ou menuisiers à partir travailler ailleurs : les plus célèbres d’entre eux sont les maîtres bâtisseurs du baroque du Vorarlberg, du Bregenzerwald, actifs dans le sud de l’Allemagne jusqu’en 1780. Les terres d’origine ne pouvant nourrir leurs habitants, de nombreux jeunes gens, les « enfants souabes », ont également dû partir au loin pour effectuer un travail saisonnier. À cela s’ajoute l’apparition d’un « travail à domicile » préindustriel qui s’est insinué dans le quotidien des paysans, un travail apparu au cours des échanges de production avec les riches pays frontaliers (qui fournissaient matière et équipement aux travailleurs à domicile). 276


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Un autre aspect de cette société est l’importance accordée, à l’extérieur, à la protection parfaitement hermétique contre les intempéries et, à l’intérieur, à un confort chaleureux – les poêles de masse en faïence, tout en ayant des dimensions très compactes, étaient déjà en usage dans les fermes au xixe siècle. L’autre facette, c’est la place importante qu’occupe la communauté villageoise, avec ses rites, ses fêtes, sa vie associative et l’existence, dans cette région, jusqu’au milieu du xxe siècle, d’une véritable « pièce de vie ». Les maisons et les belles Stuben (salles de séjour) reflétaient la dure discipline de vie et du travail des paysans. Elles n’avaient rien à voir avec la culture de l’habitat bourgeois, qui privilégiait une décoration aliénante, ni avec les petits mondes privés qu’on voulait opposer à l’anonymat des villes. Rien à voir avec les psychogrammes représentant le profil de petits bourgeois et de la société bohème naissante, de leurs idéaux calqués sur ceux des aristocrates. Rien à voir avec des mises en scène du paysage, que l’on s’approprie comme source de « jouissance », sans faire aucun effort d’intégration. Le lien avec la communauté du village apparaît également dans le vêtement local des dimanches et jours de fête, qui va de soi dans le Bregenzerwald et le Walsertal, et qui n’est certainement pas un folklore destiné aux touristes. Le costume traditionnel des Wälder démontre lui aussi cette dualité entre repli sociétal et ouverture vers l’ailleurs : la technique teinturière des lodens et certains accessoires furent importés par des travailleurs saisonniers, depuis la France méridionale et des zones influencées par les modes de la cour hispanique. Au sujet de ce repli, l’architecte Dietmar Eberle, originaire de Hittisau, donne la citation suivante : « Dans le Bregenzerwald, on te reproche

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Maison familiale Kopf très économique posée sur le versant de la montagne. 278


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encore aujourd’hui ce que tes grands-parents ont pu faire ! » Quant au souci d’ouverture, citons le fait que l’excellent menuisier ébéniste de Hittisau, Markus Faisst – qui depuis des années donne satisfaction, avec un succès incontesté, à des clients exigeants à 500 kilomètres à la ronde – a mis à la place d’honneur de sa maison-atelier le carnet de voyages que tenait son arrière-grand-père, qui louait ses services de charpentier menuisier, de Berne à Augsburg. Les maisons d’Hermann Kaufmann, originaire du Bergenzerwald où il a réalisé ses premières constructions comme des interprétations modernes des typologies traditionnelles, sont plus faciles à comprendre dans ce contexte : elles sont marquées par la qualité de l’intérieur, peu spectaculaire, et en même temps par une très grande exigence quant à la performance de la « quatrième peau » (intervenant entre l’intérieur et le monde extérieur). Ces maisons sont – sur le modèle des outils agricoles ou autres – sans superflu, intelligentes et sont, sous une simplicité apparente, des appareils à produire un well tempered environment. En sont totalement exclus tout luxe décoratif, toute extravagance plastique, toute projection personnelle sentimentale dans quelque enveloppe bourgeoise ou autres prétentions de ce genre. Une grande partie des habitants du Vorarlberg « habitent », aussi pleinement que leurs quatre murs, leur commune, leur lieu de travail, leurs associations, tout comme leur paysage où ils peuvent pratiquer différents sports – habiter, dans le sens d’une utilisation active, et non d’une jouissance oisive, purement contemplative. Presque les trois quarts des surfaces habitables de cette région sont des propriétés privées et presque toutes possèdent une parcelle de terrain constructible, héritée ou partagée à l’intérieur d’une même famille ; à vingt-cinq ans, on doit

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Entre extérieur et intérieur, le « Schopf » ; réinterprétation d’un élément des fermes traditionnelles du Bregenzerwald.

être marié et avoir bâti sa propre maison, avec tous les problèmes économiques que cela peut poser. Les trois quarts des nouvelles maisons sont des maisons économes en énergie, bénéficiant d’aides publiques. La part des maisons conçues par des architectes est de loin la plus élevée d’Autriche et, depuis 2006, toutes les nouvelles constructions de logements sociaux subventionnées doivent se conformer aux standards de maison passive. Habiter

Logements collectifs multi-étage en bois

À partir des années 1960, les Baukünstler se sont démarqués par la

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construction de logements collectifs peu conventionnels en bois. Durant toute la décennie suivante et jusqu’en 1975, il s’agissait surtout de maisons en bande aux murs de refend en béton, entre lesquels étaient encastrées des constructions en bois dont l’aménagement intérieur et les finitions se faisaient avec la participation des occupants. Après les réalisations de la « première génération », la « seconde génération » suivit à partir de 1978, introduisant des systèmes de construction en poteau-poutre encore mieux adaptés à la démarche participative. Cependant, dès 1985, les associations de maîtres d’ouvrage, et bientôt les coopératives, se sont à nouveau mises à réaliser des constructions mixtes. À partir de 1990, alors que toutes les maisons locatives étaient conçues par de jeunes architectes en collaboration avec des promoteurs, les logements à plusieurs étages de la région ont continué à être réalisés en construction maçonnée. Les innovations, dans le domaine de la construction en bois et au niveau des concepts d’économie d’énergie, sont plutôt apparues après 1990, dans le secteur de la maison individuelle. Ce développement a été favorisé par la mise en place d’aides publiques, et grâce à l’activité de l’Institut de l’énergie du Vorarlberg. En revanche, à partir du début des années 1990, les initiatives concernant les logements en bois à plusieurs étages sont venues de Bavière et de Styrie. En 1995, le code de la construction en Styrie a été modifié de manière à supprimer les dispositions qui discriminaient les constructions en bois. Cependant, en termes d’efficacité énergétique, les logements en Bavière et en Styrie restaient peu ambitieux. Dans ce contexte, le complexe résidentiel Ölzbündt, construit par Hermann Kaufmann en 1996-1997, était d’une conception bien

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particulière. Il s’agissait d’une initiative entièrement privée, sans aucune aide publique : Gerold Ölz, graphiste et propriétaire du terrain, ainsi qu’Anton Kaufmann, dirigeant de l’entreprise très connue de construction bois Kaufmann, à Reuthe, dans le Bregenzerwald, ont été les maîtres d’ouvrage de cet immeuble (13 logements avec un atelier intégré). Ayant un lien de parenté avec Hermann, Anton Kaufmann avait déjà collaboré avec lui sur des projets d’assez grande envergure. Vers 1996, le thème de la préfabrication était au cœur de l’actualité dans plusieurs sociétés du secteur bois du pays ; des prototypes voyaient le jour un peu partout et à Batschuns, Walter Unterrainer commençait la réalisation d’un lotissement de maisons en bande pour une association de maîtres d’ouvrage – le premier lotissement passif en construction bois en Autriche. Avec la réalisation des logements Ölzbündt, la plus grande entreprise de construction bois de la région osait franchir le pas vers la construction d’un immeuble de trois étages. Soutenu par le « pape de l’énergie » du Voralberg, Helmut Krapmeier, l’opération affichait un objectif très ambitieux en ce qui concerne la question énergétique : atteindre la qualité de la maison passive. Les 13 unités d’habitation furent construites en dix-huit semaines. Un système de « table » préfabriquée en bois fut monté sur un garage souterrain en béton. Puis, une trame de poteaux de 2,40 sur 4,80 mètres ; des éléments de toit et de planchers réalisés comme des caissons insonorisés, en appui ponctuel sur les poteaux ; des salles de bains intégrées, préfabriquées en atelier ; des éléments de parois extérieures très bien isolés et étanches à l’air. Des balcons et des coursives reposent sur une structure d’acier et de bois, en applique sur le volume principal et les façades sont en bardeaux de mélèze. Une ventilation double flux alimente chaque logement individuellement en air frais ; s’ajoutent un

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Logements collectifs Dornbirn-Ölzbündt. 283


puits canadien et un échangeur thermique, récupérant la chaleur de l’air évacué. Le chauffage d’appoint est assuré par une pompe à chaleur. Malgré des coûts de construction maîtrisés et de nombreuses récompenses et publications, Ölzbündt n’a pas eu de successeur pendant longtemps. La raison tenait sans doute au fait que la qualité de cet ouvrage était due à une grande entreprise très expérimentée, qui gardait la main sur tous les travaux, depuis la conception jusqu’à l’atelier et au montage. Elle devait considérer ce projet comme un bâtiment témoin et une carte de visite, alors qu’habituellement, dans la construction de logements sociaux, tous les lots font l’objet d’appels d’offres séparés et que la réalisation en est respectivement confiée aux entreprises proposant les solutions les plus économiques. Le travail de coordination, pour assurer la qualité, est alors nettement plus complexe et la qualité d’exécution des différents travaux est inégale. Les marges étant déjà faibles, les constructeurs et les sociétés ne réalisent que peu de bénéfices sur des projets de ce type. Pour cette raison, ils se concentrent sur la construction en béton, qui n’est pas non plus, évidemment, la meilleure solution pour un budget limité. C’est pourquoi Hermann Kaufmann, sur des projets plus récents comme ceux de Wolfurt, Telfs et Ludesch, a réduit le nombre des détails, en créant un standard adapté et accessible à n’importe quelle entreprise de charpenterie. Pour le projet Vienne-Mühlweg, en revanche, les constructions bois ont été développées et effectuées par de grandes entreprises du Vorarlberg, et le niveau de qualité est à nouveau élevé. L’idéal d’un intérieur d’habitation – constitué de matériaux renouvelables, naturels et non toxiques, de la porte aux fenêtres et aux sols – est tout à fait réalisable. Cependant, dans les conditions économiques actuelles de

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Logements collectifs, Mühlweg Wien. 285


la construction, cela reste une exception que les promoteurs peineraient à renouveler, car le court terme l’emporte encore sur l’estimation du coût global. Pourtant, selon Kaufmann, cette qualité offre « vraiment de très bonnes perspectives pour l’avenir : à condition que les grandes entreprises de construction bois s’affirment en tant qu’entreprises générales, créent des structures et des partenariats d’entreprises semblables à ceux que l’on trouve dans la construction conventionnelle, et arrivent ainsi sur le marché de la construction de logements en tant qu’acteurs compétitifs (en termes non seulement de qualité, mais encore d’économie globale). Le projet de logements passifs que nous réalisons à Jenbach est pour nous une prochaine étape, mais les systèmes de construction mixte devraient également s’orienter dans ce sens, comme nous l’avons réalisé à Hard et à Lustenau, et comme nous commençons à le faire maintenant à Lyon, pour un très grand immeuble de logements collectifs. Développer

Penser globalement, développer localement

L’une des réussites de l’architecture du Vorarlberg, c’est la collaboration étroite entre les concepteurs, les maîtres d’ouvrage et les entreprises de construction, à tous les niveaux. On envisage chaque cas, chaque projet, chaque solution avec sobriété et objectivité, en tenant compte de l’utilité et du coût global ; c’est une véritable culture de construction. Pour la construction en bois et la modernisation de l’économie du bois dans son ensemble, deux facteurs sont également apparus. D’une part, depuis les années 1960, les architectes avaient développé, pour des

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raisons de coût, des modes de construction bois très rationnels, de façon à rendre la construction abordable pour une clientèle essentiellement jeune, disposée à entreprendre en autoconstruction une partie des travaux. D’autre part, un mouvement écologique, apparu au début des années 1970, cherchait lui aussi des alternatives pour la construction, s’intéressant, probablement un peu plus et plus tôt qu’ailleurs, à l’énergie solaire, aux matériaux naturels et à une approche attentive du climat, des ressources et du paysage (ici, la forêt représente un tiers de la superficie). Issu d’une dynastie de charpentiers et de gens du bois, Hermann Kaufmann débute sa carrière à l’époque où les projets des Baukünstler (artistes de la construction) se professionnalisent et sont davantage acceptés ; des évaluations précises des coûts de chauffage et des technologies industrielles de construction bois sont prises en considération dans la conception. Les charpentiers et producteurs de bois se mettent d’euxmêmes à développer de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques pour leurs projets, ou à les adapter aux besoins. En 1985 est fondée l’Association d’économie d’énergie (plus tard l’Institut de l’énergie du Vorarlberg), et la première maison solaire voit le jour à Lauterach, près de Bregenz. De 1987 à 1990, avec l’école solaire de Dafins, Hermann Kaufmann, Sture Larsen et Walter Unterrainer réalisent le tout premier bâtiment public solaire en Autriche : une construction en poteau-poutre bois bien isolée, avec un collecteur d’air sur la façade sud, un réservoir d’inertie thermique en gravier et des murs intérieurs permettant l’hypocauste. Parallèlement, Hermann Kaufmann a soufflé un vent d’innovation sur le secteur de l’industrie du bois, avec ses grandes structures (ateliers du constructeur bois Kaufmann et de la menuiserie-charpenterie Michael Kaufmann etc.).

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En 1990, toujours au Vorarlberg, on commença également à valoriser la construction écologique par des aides publiques à la construction de logements, et à créer un cadre administratif de références d’évaluation : le seuil d’éligibilité aux aides pour les maisons économes en énergie est fixé à 60 kWh / m2 pour le besoin de chauffage sur un an. Cette même année, Kaufmann et Unterrainer dessinent un duplex remarquable à Lustenau, avec une baie vitrée sur toute la façade sud et des murs Trombe, couplés à un système de chauffage par hypocauste. Par la suite, Kaufmann atteint, avec une maison de deux étages à Dornbirn, une valeur de 53 kWh/m2 de consommation de chauffage par an. Des éléments de bois hautement isolés et préfabriqués, un bardage en mélèze non traité en façades, protégé par les débords du toit : autant de détails qui indiquent déjà les prochaines étapes de développement. En 1997, en Autriche, Walter Unterrainer réalise à Batschuns les premières maisons mitoyennes selon les standards de maison passive et, cette même année, Kaufmann construit le complexe de logements collectifs Ölzbündt, le premier multi-étage en Autriche à respecter les standards de maison passive. Tous les composants nécessaires au projet, des produits composites bois au système constructif et à son montage, jusqu’aux détails de l’étanchéité à l’air du bâtiment et à la ventilation double flux, ont été spécialement développés par un groupement régional d’entreprises et de spécialistes. La construction bois a toujours été d’une certaine complexité, depuis la conception jusqu’à la mise en œuvre. Le changement de paradigme vers une construction écologique a permis aux techniques de construction bois – délaissées au cours de l’industrialisation des matériaux de construction – de devenir à nouveau compétitives, puisque cette matière

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Centre communal de Ludesch, place couverte de panneaux solaires photovoltaĂŻques. 289


première, naturelle, renouvelable, d’un bilan CO2 neutre, disponible localement, réunit tous les atouts pour une solution d’avenir. De plus, le contexte évolue : le développement du lamellé-collé, sa disponibilité accrue en tant que produit industriel, ses multiples variantes, son adaptation de plus en plus exacte et flexible à l’emploi envisagé, la taille à commande numérique, le développement des composites bois grand format et massifs (contrecollé-croisé), tout comme les innovations d’assemblage (par vissage, par double filetage) rendent l’étude statique du bois de construction plus efficiente et le montage plus facile, plus précis et plus rapide. Les industries du bois, les charpentiers et les architectes du Vorarlberg n’ont pas seulement atteint des standards internationaux, ils en ont imposé de nouveaux. Ils ont réussi, en synergie avec les forestiers, les scieries, les centres techniques des matériaux, les experts en prévention incendie, les administrations et les gens du marketing, à ouvrir de nouvelles voies de production, notamment par les systèmes de plafonds en caissons à isolation acoustique ou par le tourillonnage diagonal du bois. Parallèlement au Ölzbündt, Kaufmann a réalisé, avec Christian Lenz, les grands travaux de réhabilitation de l’école de l’abbaye de Mehrerau. Cette construction bois à grande portée, sur deux étages, avec ventilation double flux à récupération de chaleur et valeurs basse énergie, était alors une opération phare, rendue possible par l’intérêt et le financement apportés par le Collegium Bernardi qui, à la différence des administrations de l’Éducation, a pu agir en maître d’ouvrage privé. À partir de là, l’évolution de Kaufmann a poursuivi sa logique. Après la maison de Beck-Faigle (maison passive avec plafonds Multibox et une 290


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grande attention portée à la biologie du bâtiment), puis la construction expérimentale de l’immeuble mixte bureaux + habitat à Schwarzach, Kaufmann en arrive, avec le centre communal de Ludesch, à une conception nouvelle et radicale dans le domaine de la biologie du bâtiment. Agrandir

Transformer, surélever, intégrer, densifier

Agrandir, dans le contexte construit des villes et des communes européennes, signifie aujourd’hui : extension de la ville à partir de l’intérieur, densification du tissu existant, surélévations, greffes sur des typologies de constructions destinées à d’autres usages, implantations sur des parcelles résiduelles, utilisation d’espaces vides, remplacements partiels, revitalisation de l’ancien qui se révèle dysfonctionnel, annexes, etc. La technique moderne de la construction bois se prête parfaitement à ces ajouts, modernisations et extensions, pour plusieurs raisons. Avec la préfabrication, on peut respecter des délais de construction très courts, même sur des sites étroits et encombrés par la circulation ; on peut opérer des déplacements, même de modules importants, sans problème et très rapidement. De plus, le mode de montage permet des réalisations sèches, propres et hautement respectueuses de l’environnement ; le poids minimal des constructions en bois, même pour les structures d’une statique plus complexe, allège les charges supplémentaires et nouvelles qu’entraîne une surélévation ou le remplacement d’un ancien étage. L’esthétique particulière des constructions en bois évoque, même pour de grands volumes, une ambiance éphémère, une idée de légèreté et

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Maison communale de Schnepfau bâtie au xviie siècle, avant sa restauration.

Maison communale de Schnepfau après sa restauration. 292


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Réhabilitation de l’école de Bregenz-Mehrerau,1997.

Entreprise Dorner Electronic, vue du bâtiment existant de 1977.

Entreprise Dorner Electronic, vue du bâtiment avec surélévation. 293


de mobilité. Enfin, avec les systèmes de construction bois, on obtient de manière beaucoup plus efficace des optimisations énergétiques et écologiques. Avec la construction de l’aile de l’école dans le monastère de Mehrerau à Bregenz, réalisée en 1997 en coopération avec Christian Lenz, le travail de Kaufmann montre bien les avantages des systèmes de construction bois pour les réhabilitations de l’existant et pour les extensions fonctionnelles de bâtiments historiques. La surélévation réalisée par Kaufmann pour le bâtiment industriel de Dorner Electronic, à Egg, offre un exemple de l’énorme potentiel inhérent à ce genre d’interventions, aussi bien pour la dynamique commerciale que pour les zones industrielles. Il en va de même pour les rénovations, les réorientations et les compléments d’affectation dans le secteur de la construction pour le tourisme, non seulement dans les régions alpines, mais notamment là. Les transformations et les extensions progressives de Chesa Valisa, dans la vallée de la petite Walser, dans le Vorarlberg, sont des exemples remarquables. Un secteur particulier émerge ces dernières années : les nombreux bâtiments scolaires, qui ont aujourd’hui plus de quarante ans en moyenne, qui présentent en somme d’importants déficits aux niveaux fonctionnel, physique et énergétique, et qui ont besoin d’être agrandis, revitalisés, rénovés. Les transformations et les extensions d’écoles par Kaufmann, à Bizau, à Schnepfau, à Bludenz, à Schwarzach, présentent une large palette de problématiques et de solutions. De même dans le domaine complexe de l’urbanisme, de l’aménagement de l’espace urbain et des lotissements en leur étalement : le bois apparaît comme un excellent

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matériau pour les extensions et l’occupation de surfaces résiduelles. La maison Moosman en est un exemple : sa rénovation est une alternative à l’occupation – courante, mais si gourmande en espace et en ressources – de parcelles toujours plus éloignées.

Les textes « Agrandir », « seize maximes », « Habiter », « À la maison », « Développer » sont écrits par Otto Kapfinger et Hermann Kaufmann pour Wood works. « Construire » est un texte écrit par Konrad Merz (ingénieur de la construction) et Hermann Kaufmann pour Wood works.

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Antoine Picon

La culture numÊrique : des objets aux ambiances

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La culture numérique : des objets aux ambiances

INTRODUCTION

Comment percevons-nous le changement climatique ? Si des éléments concrets comme les températures moyennes ou le recul des glaciers viennent à l’appui des hypothèses générales concernant le réchauffement terrestre, celui-ci est encore pour l’essentiel appréhendé au travers de simulations informatiques. En fait, et ce sera mon point de départ, il existe un lien étroit entre la calculabilité permise par les ordinateurs et la perception des milieux et des ambiances. De plus, pour des raisons à la fois historiques et épistémologiques sur lesquelles je reviendrai bientôt, la culture numérique tend à accorder une importance primordiale aux milieux et aux ambiances, et cela au détriment des objets au sens traditionnel. Dans le domaine de l’architecture, on pourrait traduire cela en disant que la considération des champs, des gradients et des flux devrait s’avérer plus naturelle que celle des formes. Aussitôt un paradoxe survient, car le développement du numérique dans l’architecture s’est plutôt traduit pour l’instant par une surenchère formelle dont on n’est pas encore sorti. Afin d’éclairer ce paradoxe et de tenter de comprendre ce qu’il annonce, je vais commencer par jeter un éclairage historique sur les relations entre culture numérique et perception des milieux et ambiances, ainsi que sur les conséquences que 299


ces relations ont pu présenter dans le domaine de l’architecture et de la ville. Je reviendrai ensuite à l’actualité et à ce qui semble se dessiner sous nos yeux. CULTURE NUMéRIQUE ET PROBLéMATIQUES ENVIRONNEMENTALES

La culture numérique naissante est intimement liée à la montée en puissance de l’intérêt porté aux milieux et aux ambiances, et cela pour plusieurs raisons. La première tient à ce que l’ordinateur – on a eu tendance à l’oublier avec l’essor des machines individuelles puis portables – a été longtemps davantage qu’un objet. Au cours des premières décennies de son existence, il représentait un véritable environnement. On le redécouvre aujourd’hui avec les réseaux et les notions de pervasive ou ubiquitous computing. Dans les années 1950-1960, l’ordinateur représentait littéralement un environnement car les machines étaient volumineuses. Elles réclamaient de surcroît des conditions de température et d’humidité particulières. Il fallait du même coup climatiser les locaux où elles étaient installées. On s’interrogeait beaucoup à l’époque sur les questions d’ergonomie. Ce qu’IBM commercialise dans les années 1960, ce ne sont pas des machines isolées, mais des environnements composés de machines, de meubles et de terminaux, dans une optique très proche de celle de la conception des ambiances qui intéresse, à la même époque, toute une série de designers, aux États-Unis, en Italie et ailleurs. IBM fait d’ailleurs appel à des architectes comme Eliot Noyes ou encore Charles et Ray Eames pour la conception de certains segments de sa gamme de produits. Eliot Noyes se trouve ainsi étroitement associé à la conception de l’IBM 360.

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la culture numérique : des objets aux ambiances

IBM System 360 Model 85, archives IBM, vers 1968.

Une deuxième raison tient à ce que l’ordinateur permet la saisie des paramètres qui définissent milieux et ambiances. La prise de conscience de ce potentiel s’effectue à travers une série d’étapes. Tout d’abord on réalise que l’ordinateur n’est pas qu’une machine à calculer ; c’est une machine pour voir et prévoir des situations et des phénomènes complexes. Cela est particulièrement vrai dans le domaine militaire. Rappelons que, jusqu’au milieu des années 1970, l’ordinateur est principalement une machine militaire. Les premiers calculateurs électroniques comme l’ENIAC, acronyme d’Electronic Numerical Integrator and Computer, sont élaborés pour résoudre les problèmes liés aux tables de calcul balistiques et à la mise au point de la bombe atomique.

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Une des meilleures illustrations de la capacité de l’ordinateur à voir et à prévoir est fournie par le système SAGE, acronyme de Semi Automated Ground Environment System – notons au passage l’utilisation du mot environment. C’est un système impressionnant, mis au point à la fin des années 1950 pour coordonner la défense anti aérienne nord-américaine. La grande angoisse à laquelle il s’agit de répondre est celle d’une attaque nucléaire généralisée sur les États-Unis. De manière révélatrice, le type de calculateur utilisé pour la mise en place de SAGE était initialement destiné à produire un simulateur de vol en temps réel pour l’instruction des pilotes américains. Dès cette époque, se font jour les notions de simulation et de temps réel. Le système SAGE joue un rôle crucial dans plusieurs domaines. Comme je l’ai noté, c’est un environnement essentiellement informatique – il s’agit d’ailleurs du premier réseau d’ordinateurs de grande ampleur –, mais il permet de saisir en temps réel l’état de l’environnement stratégique des États-Unis. Ce qui se précise, c’est la capacité de l’ordinateur à intégrer un très grand nombre de données afin de fabriquer une représentation intelligible de la situation dans laquelle se trouve un système complexe. On entre, en d’autres termes, dans l’univers moderne de la simulation informatique. Celle-ci porte de manière privilégiée sur des environnements, ou encore sur les milieux et les ambiances qui leur correspondent. Le recours à la simulation informatique fait rétrécir la planète. La conquête spatiale joue également un rôle dans ce rétrécissement. Le thème de la planète bleue apparaît vers la même époque. L’ordinateur fait partie intégrante du rétrécissement dramatique du monde. Celui-ci prend très tôt une coloration environnementale. Dans les années 1960, le Club de Rome, un groupe d’experts internationaux réuni par l’industriel italien Aurelio Peccei, s’alarme des limites que risque de rencontrer

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la culture numérique : des objets aux ambiances

Jay Forrester, simulation annonçant une crise liée à la pollution, World Dynamics, 1971.

la croissance du fait de l’épuisement des ressources naturelles et de l’explosion démographique. Il est intéressant de noter que le groupe fait appel à l’ingénieur qui avait mis au point le système SAGE, Jay Forrester, afin d’élaborer un modèle mathématisé des scénarios qu’il envisage. Cela va donner naissance à un rapport célèbre sur les limites de la croissance au début des années 1970. Le rapport prévoit une crise sévère autour de 2050. D’une certaine façon, après avoir oublié ce type de prédiction, nous y sommes revenus ces dernières années. Forrester continue dans cette veine et publie un ouvrage intitulé World Dynamics en 1971 qui porte sur ces mêmes questions avec sensiblement

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les mêmes conclusions, à savoir une crise grave, très grave, en même temps que pratiquement inévitable. Il est révélateur qu’un autre personnage agite le même genre d’idées. Il s’agit de Buckminster Fuller avec son World Game. Fuller est un homme clé dans la migration des notions de simulation et de contrôle dans le domaine de l’architecture. Le World Game est constitué par un jeu de simulation qui donne lieu à des séminaires avec les étudiants. Ceux-ci jouent à être les pilotes du monde. Fuller envisage assez rapidement son informatisation. On trouve ce type de préoccupation proto-environnementale du côté des institutions officielles, mais aussi au sein des courants alternatifs, en lien là encore avec l’informatique. Rappelons à cet égard que le Whole Earth Catalog, cette bible des courants alternatifs américains, consacre l’un de ses numéros aux premiers ordinateurs personnels. INFORMATIQUE, SITUATIONS ET SCÉNARIOS

À ce stade, il faut peut-être se demander pourquoi le numérique se trouve ainsi assez tôt en phase avec la question des milieux et des ambiances. Il y a à cela des raisons d’ordre épistémologique. L’ordinateur n’est pas qu’une machine à calculer ; c’est une machine qui permet de voir et plus généralement de percevoir. Il reste à s’interroger sur ce que signifie exactement cette propriété. À un niveau fondamental, l’ordinateur n’a pas affaire à des choses, mais à des occurrences. Comme l’écrivait le philosophe Pierre Lévy dans son ouvrage pionnier, La Machine univers, un bit n’est pas une chose mais un atome de circonstance. Du coup, ce que l’on voit sur ordinateur, ce

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la culture numérique : des objets aux ambiances

ne sont pas vraiment des choses, mais des situations et des scénarios. Les financiers comprennent cela sans doute plus facilement que les architectes. Ce sont des situations et des scénarios qui s’affichent sur leurs écrans : états du marché, tendances et jusqu’à la possibilité des crises financières. Il y a des liens profonds entre l’informatique et la production de situations, à commencer par les crises financières. L’informatique révèle le caractère très particulier du monde dans lequel nous vivons, un monde qui est dans une large mesure calculable et imprévisible à la fois. Je viens d’évoquer les marchés financiers : ce mélange de calculabilité et d’imprévisibilité constitue l’un de leurs traits saillants. Mais on retrouve cette caractéristique dans bien d’autres domaines, à commencer par les systèmes naturels. L’ordinateur permet d’intégrer de multiples circonstances locales à des comportements d’ensemble susceptibles de donner naissance à des simulations globales. C’est en cela qu’il permet de percevoir des choses comme des milieux et des ambiances. Il permet aussi d’agir sur elles au moyen de boucles de rétroaction. Cette propriété commence à se dessiner entre les années 1950 et 1970, au moment où se mettent en place les bases de ce qui deviendra la culture numérique. Parallèlement s’amorcent les premières tentatives d’acclimatation de l’ordinateur dans le domaine de la ville et de l’architecture. DES OBJETS AUX AMBIANCES, ACTE I

Ces tentatives dépassent le cadre nord-américain que l’on a privilégié jusqu’à présent. En fait, l’idée que l’urbanisme et l’architecture doivent tout autant raisonner en termes de milieux et d’ambiances que s’appuyer

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sur la considération de formes et d’objets se fait jour dès l’entre-deuxguerres dans certains milieux d’Europe centrale liés au Mouvement moderne. Le passage par Londres d’un certain nombre de représentants de cette conception au cours des années 1930 constitue un épisode essentiel auquel l’historien Peder Anker a récemment consacré un livre intitulé From Bauhaus to Eco house. De cet épisode subsiste par exemple le bassin de pingouins du zoo de Londres, conçu par le biologiste Julian Huxley et par l’architecte Berthold Lubetkin comme un essai de constitution d’un milieu artificiel qui permettrait à des créatures vivantes d’évoluer aussi agréablement qu’au sein d’un environnement naturel. C’est en Angleterre que s’opèrent également les premiers rapprochements entre la question de la calculabilité et celle de la maîtrise des milieux et des ambiances. C’est une des questions qui agitent Cambridge dans les années 1960-1970, où vont passer des personnalités aussi diverses que Christopher Alexander ou Peter Eisenman. Outre-Atlantique, la question de la maîtrise des milieux prend un tour plus aigu avec la crise urbaine dont témoignent des émeutes comme celle de Watts. Le sujet donne naissance à toutes sortes de simulations fondées sur l’usage de l’ordinateur. C’est dans ce contexte que Jay Forrester s’intéresse à la dynamique urbaine. Deux ans avant World Dynamics, il avait publié un autre livre, Urban Dynamics, s’appuyant sur les outils informatiques élaborés pour le système SAGE. En aval de ce type d’entreprise ambitieuse, de multiples modèles urbains voient le jour, comme celui de Pittsburgh. Dans le domaine de l’architecture, la traduction la plus immédiate de ces idées s’opère par l’intermédiaire des mégastructures. Des cités de

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la culture numérique : des objets aux ambiances

Archigram, « Computer City », collection centre Pompidou, 1964.

Buckminster Fuller à celles de Yona Friedman, elles sont toutes pensées comme des milieux artificiels dont l’information doit faciliter la gestion. Avec des projets comme Computor City ou Control and Choice, Archigram se rattache à ce courant, qui associe mégastructure et pensée en termes de milieux. Plus généralement, on assiste à une montée en puissance de l’intérêt pour les environnements et les ambiances dans le domaine de l’urbanisme et de l’architecture, et cela en lien avec la question de la calculabilité. Le relief nouveau pris par la question du calcul explique l’intérêt porté par tout un pan de la modernité tardive pour les questions de proportion. Dans un livre stimulant, Architectural Principles in the Age of Cybernetics, Christopher Hight relie de manière convaincante le Modulor aux préoccupations de maîtrise des environnements et des ambiances. 307


Un tel glissement est bien entendu également lié à l’importance croissante des dispositifs mécaniques de contrôle des ambiances. Cela est fort bien perçu par Reyner Banham qui le théorise dans son Architecture of the Well-Tempered Environment. Le mouvement high-tech héritera des réflexions et des expérimentations de l’époque, avec sa curiosité pour la dimension technique du contrôle d’ambiance. On retrouve cet intérêt aujourd’hui, de Renzo Piano à Norman Foster, à travers des projets parfois très différents. L’une des interrogations qui émergent à l’époque tient à la pertinence de la forme. La mégastructure exhibait une tendance à dissoudre la forme architecturale et urbaine par le biais de processus de croissance théoriquement illimités. Chez les membres d’Archigram, dans leur projet pour Monte-Carlo. Une architecture de contrôle de l’environnement se confond à la limite avec cet environnement. Il appartiendra au mouvement radical italien de tirer toutes les conséquences de cette situation. Mais celle-ci peut également conduire à un durcissement, à une exacerbation de la dimension formelle. Cela s’observe par exemple chez Buckminster Fuller pour qui la ville-mégastructure renoue avec le caractère énigmatique de formes comme la pyramide. Cedric Price est peut-être le seul à proposer un compromis entre la disparition et l’affirmation tout aussi radicales de la forme, avec un projet comme Generator dans lequel l’application de l’intelligence artificielle mène à un environnement modulaire qui préserve l’architecture comme assemblage de formes élémentaires. DES OBJETS AUX AMBIANCES, ACTE II

Venons-en à aujourd’hui. Le numérique nous place dans une position

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Laboratoire SENSEable, MIT, intensité des réseaux sans fil sur le campus du Massachusetts Institute of Technology, SENSeable, 2005.


quelque peu paradoxale. Tout d’abord, à écouter de nombreux concepteurs investis dans le numérique, on se trouve en présence de champs, de gradients et de flux plutôt qu’en face d’objets au sens classique du terme. Du même coup, se fait jour la tentation de projeter en s’émancipant de toute notion de composition, ce qui peut passer par exemple par la mobilisation de diagrammes en prise sur les champs, gradients et flux qui nous entourent. L’outil informatique vient renforcer cette perception de la nature et de la société comme ensemble de champs, de gradients et de flux. Les réseaux sans fils cartographiés par le SENSEable City Lab du Massachusetts Institute of Technology sont à cet égard paradigmatiques. Une telle perception entre en résonance avec certaines analyses de philosophes contemporains, qu’il s’agisse de celles de Gilles Deleuze, de Bruno Latour ou encore de Peter Sloterdijk. À les lire, il semblerait qu’on se trouve au sein d’un monde où les êtres vivants, les choses et leur environnement ne sont pas radicalement distincts à la façon de diverses substances et de l’étendue cartésiennes, mais paraissent en continuité les uns avec les autres. Chez Latour ou Sloterdijk, les êtres en particulier semblent en quelque sorte se répandre au-delà des limites de leur corps. Ils sont intrinsèquement divers, au point de pouvoir s’assimiler à des réseaux.Tout cela se révèle en accord profond avec les recherches les plus récentes concernant le fonctionnement du cerveau. Celles-ci décrivent une activité cérébrale en réseau plutôt qu’un ensemble d’impulsions qui procéderait d’un centre unique. Il convient de noter qu’il s’agit là d’une problématique déjà ancienne présente dans certains courants de la cybernétique. À force d’observer les interactions entre l’homme et son milieu, certains cybernéticiens en

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étaient arrivés à les considérer comme difficilement séparables. C’est la thèse fondamentale qu’un Gregory Bateson expose dans son livre de 1973, Steps to an Ecology of Mind, l’une des sources d’inspiration de William Mitchell et de son essai, Me++. The Cyborg Self and the Networked City. De façon similaire, les choses n’apparaissent plus vraiment comme des objets clos sur eux-mêmes, mais comme des sortes d’inflexions, de maximums ou de minimums locaux au sein de champs d’influences et de forces qui s’étendent bien au-delà de leurs limites apparentes. J’ai parlé de paradoxe, car en même temps que cette approche des problèmes rencontre la faveur de nombreux architectes investis dans l’exploration des potentialités de l’outil numérique, elle semble trouver sa contrepartie dans un formalisme exacerbé. De Zaha Hadid à Preston Scott Cohen ou encore Asymptote, on semble évoluer au sein d’un univers qui évoque celui de la haute couture, avec ses affectations et ses modes. La chose est d’autant plus frappante que le contraste s’accuse entre formalisme d’inspiration numérique et nouveaux impératifs liés au développement durable. Le numérique devrait bien sûr relier les deux, mais on est encore loin du compte. Je voudrais esquisser à présent quelques pistes permettant de lever cette contradiction apparente. Je crois en effet que la contradiction est moins profonde qu’elle n’y paraît. Tout d’abord, il convient de remarquer que le statut de la forme n’est plus tout à fait ce qu’il était auparavant. La forme devient quelque chose comme une coupe dans un flux, ou encore un arrêt sur image dans un film. De là provient la fascination exercée par les œuvres de Marey ou de Muybridge. Ce nouveau statut de la forme permet également de mieux comprendre la multiplication de projets ressemblant à des flux ou des vagues figés qu’a connue au

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départ l’architecture numérique. Aujourd’hui, on se trouve au sein d’une déstabilisation encore plus radicale avec la possibilité de considérer la forme comme le résultat d’algorithmes à des échelles extrêmement différentes, incluant des nanoprocessus. En tant qu’arrêt sur image ou moment dans le développement d’un processus, la forme devient assimilable à un événement. Une façon de théoriser ce caractère événementiel est de mettre l’accent sur ce qui s’accomplit par l’intermédiaire de la forme architecturale. Tout un pan de la réflexion relative à l’architecture numérique tourne du même coup autour de la notion de performance. Une architecture de la performance semble de nature à répondre aux nouvelles exigences techniques que l’on voit émerger à présent. Cela paraît a priori évident s’agissant de l’impératif de durabilité. Mais il convient de dépasser une conception étroitement technicienne de la performance en prenant conscience de tout ce que la notion doit aussi à l’intuition d’une continuité entre l’objet architectural et son environnement. Il est intéressant de noter à ce propos que la question de la performativité se trouve souvent liée à celle de l’ornement, un ornement conçu dans une perspective qui tient davantage de l’ambiance ou de l’environnement que du décor architectural traditionnel. L’ornement contemporain présente fréquemment un caractère à la fois hypnotique et tactile, qui évoque les recherches de l’art cinétique des années 1960-1970. Par l’intermédiaire de la notion d’affect empruntée à Deleuze, il renvoie là encore à la remise en cause de la séparation entre sujet, objet et environnement. Par-dessus tout, l’ornement constitue l’une des expressions de la quête de l’évidence sensible qui caractérise toute une partie de l’architecture d’aujourd’hui, évidence sensible des matériaux et des ambiances, des textures et des lumières, qu’il serait dommage d’abandonner sous

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Sabin + Jones LabStudio, « Branching Morphogenesis », 2008.

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prétexte de se consacrer à la recherche de la durabilité. Cette dimension sensible, voire sensuelle, incite à dépasser la notion traditionnelle de fonction. Ce dépassement s’amorce dans l’œuvre de pratiques architecturales aussi différentes que celles de Diller, Scofidio + Renfro ou encore de NOX de Lars Spuybrœk. Ce qu’elles ont en commun, c’est l’intérêt porté aux questions d’interaction. De la fonction à l’interaction : telle pourrait être l’une des trajectoires les plus fécondes parmi celles qui s’esquissent sous nos yeux. Le dépassement des impératifs fonctionnels hérités de la modernité vient à l’appui d’une approche plus résolument holistique au terme de laquelle l’architecture se trouve en quelque sorte produite en même temps que son environnement et en interaction constante avec lui, au point de rendre fallacieuse toute séparation entre objet architectural et milieu, objet architectural et ambiance. La capacité à explorer certaines des conséquences concrètes de cette non-séparation fait tout le prix de la démarche « climatique » d’un Philippe Rahm. La reconnaissance d’un socle étrangement liquide de champs, de gradients et de flux ne doit toutefois pas conduire l’architecture à abdiquer son rôle traditionnel de protection des excès du monde extérieur. Une circulation trop rapide de l’information, ainsi qu’une tendance à l’amnésie liée à cette circulation font à coup sûr partie de ces excès aujourd’hui. En même temps que son existence procède des champs, des gradients et de flux, l’objet, ou plutôt le quasi-objet architectural, doit être en mesure de résister à certains de leurs effets dissolvants, de préserver certaines de ses qualités les plus fondamentales comme la pesanteur ou l’opacité. Au sein de la réalité peuplée d’entités mouvantes que contribue à révéler la

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culture numérique, il s’agit en définitive de reconstruire la possibilité pour la mémoire collective de trouver une expression architecturale.

ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES Anker Peder, From Bauhaus to Ecohouse : A History of Ecological Design, Bâton-Rouge, Louisiana State University Press, 2010. Banham Reyner, The Architecture of the Well-Tempered Environment, Londres, Architectural Press, 1969. Bateson Gregory, Steps to an Ecology of Mind, New York, Ballantine Books, 1973. Edwards Paul N., The Closed World: Computers and the Politics of Discourse in Cold War America, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 1996. Forrester Jay W., Urban Dynamics, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 1969. Forrester Jay W., World Dynamics, Cambridge, Massachusetts, Wright-Allen Press, 1971. Hight Christopher, Architectural Principles in the Age of Cybernetics, Londres, New York, Routledge, 2008. Latour Bruno, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1997. Lévy Pierre, La Machine univers création. Cognition et culture informatique, Paris : La Découverte, 1987. Martin Reinhold, The Organizational Complex : Architecture, Media and Corporate Space, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 2003. Mitchell William J., Me++. The Cyborg Self and the Networked City, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 2003. Picon Antoine, « Architecture as a Performative Art », in Yasha Grobman, Eran Neuman (dir.), Performalism. Form and Performance in Digital Architecture, Tel-Aviv, Tel-Aviv Museum of Art, 2008, p.18-23. Sloterdijk Peter, Sphären, vol. I-III, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1998-2004.

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Philippe Gresset

Effets de serres : effets théoriques

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Effets de serres : effets théoriques

1. Modernistes des premiers jours, adeptes de la surmodernité, postmodernes ou hypermodernes, nous voulons tous être des modernes vis-à-vis de ceux qui ne le sont pas, vis-à-vis des héritiers d’un monde devant être aboli. À travers les ambivalences successives, il s’est toujours agi de retrouver par un effort de rupture une perfection originaire dont nous avons été éloignés par d’autres. Et les modernes sont destinés à devenir de plus en plus rapidement les représentants d’un vieux monde qui survit, par une sorte d’accélération de l’histoire. Le débat sur la modernité continue de nourrir la réflexion architecturale. De nos jours, l’histoire, la théorie et la critique architecturales demeurent indissociables, malgré quelques accidents survenus au xixe siècle. C’est en 1819 qu’une réforme de l’enseignement à l’École royale des beaux-arts distingue par opportunisme la chaire d’histoire de l’architecture, confiée l’année suivante au jeune et brillant Jean-Nicolas Huyot à l’instigation de l’Académie, et la chaire de théorie de l’architecture, après que Louis Pierre Baltard a été nommé à celle-ci par la volonté du ministre en 1818, succédant ainsi à Léon Dufourny et à Julien David Leroy. En charge du cours de théorie jusqu’en 1842 – il a alors soixante-dix-huit ans –, Baltard considère que c’est la distribution qui est essentiellement affectée par les mœurs et les climats. Mais l’histoire retiendra surtout de lui qu’il n’a cessé de dénoncer la méconnaissance de toute règle, malgré leur audace constructive, dans ces architectures gothiques qui sont redevenues à la 319


mode de son temps. Dans la célèbre « bataille des styles » qui sévit au xixe siècle, est souvent montrée, de manière trop exclusive – à l’aube d’une nouvelle modernité qui est nôtre –, l’opposition entre les néogrecs et les néogothiques, eux-mêmes bientôt présentés ailleurs, dans le champ littéraire français, sous les aspects des classiques et des romantiques. On ne s’étonnera pas non plus que, selon les différents contextes idéologiques, certaines histoires de l’architecture moderne parues depuis le tournant des années 1960 commencent au début du xixe siècle avec le langage réduit de Jean Nicolas Louis Durand – une synthèse de l’architecture offerte lors d’un cours d’une quarantaine de leçons d’une heure délivrées à des élèves en uniforme militaire – ou bien en 1836, avec le prosélytisme dévot d’Augustus Welby Northmore Pugin, dont la nostalgie ne concerne que les formes. D’autres commencent en 1880 avec le fantasme végétal de l’Art nouveau, un style international déployé de San Sebastián à Saint-Pétersbourg et de Naples à Glasgow, avant d’être universellement décrié par la suite ; ou bien même en 1914 et après, avec l’émergence du Neues Bauen, édification nouvelle, au cœur de la grande catastrophe européenne du début du xxe siècle. Il n’est pas toujours facile d’imaginer ce qu’est la modernité en architecture, alors que se déploie l’usage des serres sur toute l’Europe au milieu du xixe siècle. Le rédacteur d’un article d’octobre 1855 de la revue anglaise The Builder, qui porte sur l’Exposition universelle tenue à Paris, relate ainsi une exposition des meilleurs projets des étudiants en architecture de l’École des beaux-arts, dont le sujet était cette année-là une école de rhétorique : « Ils [les dessins] sont très intéressants, deux dessins sur trois présentent les caractéristiques de ce style moderne qui a produit la bibliothèque Sainte-Geneviève, l’École des beaux-arts et beaucoup de

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Architectures et nature Ă Paris.


bâtiments récents à Paris. » Si l’École des beaux-arts de Félix Duban est moderne, c’est à la fois parce qu’elle permet la distribution rationnelle des différents usages – ateliers, bibliothèque et salles de cours, loges de concours, etc. – et parce qu’elle reprend dans son dispositif d’entrée une histoire de l’architecture française capable de réconcilier les Français dans une période difficile de leur histoire : à gauche en entrant se trouve l’architecture française gothique, à droite l’architecture française renaissante et au centre, un arc faisant écran, qui expose la transition entre les deux styles majeurs de la nation tout en masquant le palais des Études qui demeure, quant à lui, une réalisation éclectique dénuée de tout syncrétisme coupable, avec ses galeries grecques à droite et romaines à gauche en rentrant dans le Grand vestibule. Juste avant l’invention par John Claudius Loudon d’une revue qui traite exclusivement d’architecture en 1834 – une de celles capables de diffuser de nombreux événements architecturaux et de faire partager beaucoup de références par la communauté architecturale –, une remarquable curiosité des architectes s’était manifestée dans un grand nombre de livres qui remettaient en cause les moyens propres de l’architecture en révoquant la « mimesis » classique et la hiérarchie établie des genres. Après la « re-découverte » quasi simultanée vers 1750 des édifices majeurs de la Grèce antique par Jules David Leroy en France et par James Stuart et Nicholas Revett en Grande-Bretagne, les architectes européens explorent désormais les pourtours de la Méditerranée en quête d’autres architectures, qu’elles soient exotiques, par exemple chez Jean-Charles Danjoy en Andalousie, Léon Dufourny en Sicile, Robert Smirke ou Jean-Nicolas Huyot en Turquie ; ou bien ordinaires, tant urbaines que rustiques, par exemple chez Karl Friedrich Schinkel en Sicile, Auguste

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Victor Grandjean de Montigny ou François Léonard Séheult en Italie du Nord. Depuis l’Essai sur l’Histoire de l’Architecture de Leroy publié en 1770, il ne s’agit plus de tenter de reconstruire un quelconque âge d’or homérique mais d’écrire une histoire de l’architecture universelle qui montre le rapport étroit entre la pratique architecturale et la société, dans un monde dominé par le progrès : « Les principes de l’architecture peuvent se diviser en trois classes : les uns que tous les peuples de la terre admettent et que l’on peut regarder comme des axiomes ; d’autres qui ne sont fondés que sur une convention générale des peuples qui ont été ou qui seront les plus éclairés de la terre ; et enfin une troisième espèce, qui moins généraux ne sont adoptés que par quelques peuples et qui tiennent aux climats qu’ils habitent, aux matériaux qu’ils possèdent, à leur puissance, à leurs mœurs et quelquefois à leurs caprices. » Sans doute les principes régionalistes issus des climats ne sont-ils pas encore essentiels, mais ils sont désormais reconnus, perçus comme majeurs dans les différentes situations. De nombreuses voix s’élèvent au début du xixe siècle pour exprimer une foi illimitée dans le progrès des arts, et parmi celles-ci, celle de J. B. L. G. Séroux d’Agincourt, dont la série des planches gravées constitue une monumentale histoire de l’art depuis l’Empire de Constantin jusqu’à la Rome de Léon X, histoire destinée à découvrir dans les réalisations médiévales des principes utiles aux artistes contemporains. Dans un compte rendu du Salon de 1855 paru dans le journal Le Pays, Charles Baudelaire dénonce néanmoins la confusion des idées de progrès : « Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains,

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et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique, du monde moral, du naturel et du surnaturel. » Comme l’a montré Rudolph Wittkower, la théorie esthétique ne suppose plus, au xixe siècle, que l’architecture moderne soit nécessairement confrontée à l’architecture de l’Antiquité. La tripartition historique est d’ailleurs à la mode dans le classement des architectures au tournant de ce siècle. Dans son ouvrage paru en 1803 intitulé De l’architecture égyptienne considérée dans son origine, ses principes et son goût et comparée sous les mêmes rapports à l’architecture grecque, un ouvrage essentiellement conçu dès 1785, Antoine Chrysostome Quatremère de Quincy distingue trois architectures fondamentales qui servent de paradigmes à toutes les architectures du monde, trois « architectures mères » qui ont connu respectivement des progrès notables au fil du temps, sous des climats divers, dans le cadre de « sociétés perfectionnées » : tout d’abord, la grotte appropriée des chasseurs, dont dérive l’architecture égyptienne ; ensuite, la tente dressée des bergers, dont dérive l’architecture chinoise ; enfin, la cabane érigée par des laboureurs, à l’origine de l’architecture grecque, architecture qui fait heureusement système en obéissant aux proportions du corps humain. En 1801, Jacques Guillaume Legrand avait publié quant à lui un Extrait de l’histoire générale de l’architecture, qu’il était en train de rédiger, en

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complément du Recueil et parallèle de Durand, « tableau complet et peu coûteux de l’architecture » selon son inventeur, ouvrage repris en 1809 à titre posthume dans un Essai sur l’histoire générale de l’architecture, essai qui sera enfin élargi et republié à Liège en 1842, toujours en complément du « Grand Durand ». Il est souligné dans cet ouvrage que « l’architecte qui se destine à étudier [les monuments d’architecture des différents peuples] pour les juger et les imiter peut-être, doit n’apporter dans leur examen aucune prévention ; il doit oublier toutes les routines adoptées, pour reconnaître et distinguer le caractère, l’effet et le but d’utilité des modèles qu’il considère, eu égard aux climats, aux usages, aux époques et aux matériaux de construction […]. C’est sous les tentes qu’un peuple pasteur et devenu guerrier a commencé d’habiter ; son architecture conserve l’élégant caractère de son origine ; le blâmer sans l’examen des causes auxquelles il doit ce genre particulier ne prouverait pas le savoir ou le goût de l’artiste ; c’est dans un tel esprit qu’il doit examiner l’architecture chinoise, arabe, indienne ou turque. Le mystérieux des grottes souterraines, où d’autres peuples ont fait leurs habitations, se trouve-t-il encore empreint dans leurs temples, dans leurs tombeaux, ou dans leurs palais sévères, gardez-vous d’altérer ce sceau de leur antique origine : c’est un grand moyen qui vous est offert pour donner à l’architecture que vous érigerez sur ces modèles, l’austère et fier aspect des monuments taillés par la nature ; caractère qui nous frappe et nous étonne encore dans l’architecture égyptienne. La scène s’adoucit-elle aux yeux de l’observateur pour lui présenter la réunion de quelques cabanes simples comme le peuple agriculteur auquel elles donnent asile, conservez avec soin cette simplicité première, ne dérobez point les beautés de la forme sous des ornements étrangers : songez que cette cabane, qui vous paraît simple et grossière, n’a point dû changer

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pour offrir des temples aux dieux de la Grèce, que ces temples ont mérité les titres glorieux de merveilles du monde, et que leurs ruines imposantes subsistent encore pour notre instruction, dans les contrées célèbres d’Athènes, de Corinthe, d’Éphèse et de Troie, où elles attestent au voyageur la mâle solidité, l’élégance et la pureté de l’architecture grecque ». D’autres architectures sont également présentées, comme l’architecture romaine, et surtout des architectures secondaires, dont l’architecture gothique, mais aussi les récentes architectures nationales, qui sont analysées en fonction du climat au sens large, des conditions de nature comme des conditions socioculturelles. Et dans l’ultime édition de 1842 sont finalement ajoutés les derniers projets des écoles française, allemande et belge : les palais royaux et palais de justice, les salles de théâtre, les musées et les universités, et enfin les serres de Bruxelles et de Liège qui font leur entrée dans le monde des références architecturales largement partagées. Dans La Maison d’Adam au paradis, Joseph Rykwert nous rappelle qu’il s’agit toujours, au travers de la considération climatique, de justifier un état présent de l’architecture dans son rapport avec la société, pour mieux construire l’avenir. Parmi les programmes modernes, programmes innovants du xixe siècle, figurent ainsi les musées et les serres, qui partagent des traits communs essentiels, et parmi divers prédicats surtout l’éclairement par le dessus et le classement des objets conservés. Dans une série d’articles intitulée « De l’avenir de l’Architecture en France » parue dans la revue L’Artiste en 1839, François Félix Cantagrel – un critique d’architecture fouriériste qui fit à la fois des études de droit et d’architecture – prône l’embellissement des villes et l’innovation en architecture. Le troisième article de la série, qui traite des édifices

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existants à Paris, propose une visite… au Jardin des Plantes. Loin du différend architectural opposant les néogothiques et les néogrecs, ce sont essentiellement les serres et un musée, enfin un pavillon du parc zoologique, dont la découverte et la considération attentive sont recommandées : « Deux constructions sont surtout dignes de fixer notre attention : ce sont les nouvelles serres et le nouveau cabinet de géologie, minéralogie et botanique – à quoi il faut ajouter ce qu’on est convenu d’appeler le palais des singes –, et enfin les travaux d’agrandissement et de clôture du jardin. Les serres construites tout en fer sont, il faut le dire, établies avec un goût et dans des conditions presque irréprochables. Il suffit de les voir à l’extérieur pour juger qu’elles doivent remplir parfaitement le but proposé. Nous les avons parcourues avec le plus grand soin, et nous pouvons assurer que l’intérieur n’a point démenti la bonne opinion que nous en avions conçue. Au moyen d’une chaleur de 20 à 25 degrés, entretenue constamment par la vapeur circulant dans des tuyaux fort bien distribués, on est parvenu à obtenir, dans l’un des deux grands pavillons (celui de l’ouest), des produits que nous ne connaissons que par les récits des voyageurs… » Et plus loin, après une critique sévère du musée de géologie et de botanique bâti inconsidérément par l’architecte sans le soutien des différents spécialistes de ces disciplines, l’auteur célèbre les mérites d’un milieu artificiel propre à abriter des animaux exotiques si proches de nous biologiquement : « À propos du bâtiment des singes. Que n’a-ton pas dit sur ce palais ? […] Décidément, M. Rohault s’entend mieux à construire avec le fer qu’avec le plâtre et la pierre. Cette rotonde est vraiment fort bien disposée ; le public est ravi de voir les singes en liberté, et ceux-ci voteraient s’ils le pouvaient des remerciements à l’architecte. » Pourtant, deux ans auparavant, dans la même revue, un article sous la

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forme d’une critique politique dénonçait la fabrication expérimentale de ce milieu artificiel euphorique et luxueux, qui n’était pas destiné à être partagé par le plus grand nombre : « Comment s’extasier sur le bienêtre, sur le parfait confortable des singes du Jardin-des-Plantes, quand nous-mêmes nous vivons dans des rues insalubres, dans des maisons privées de jour, d’air et de soleil ? Comment écrire innocemment, sans que la réflexion vienne aussitôt, qu’une température douce et maintenue toujours égale à l’aide de bons calorifères soustraira ces animaux aux hivers glacés qui enfantent dans nos populations la tristesse, la misère et la mort ! » L’architectonique du milieu n’est plus seulement conditionnée par la neige, la pluie et le vent, par la lumière et la chaleur du soleil, par le fil de l’eau et la structure du sol ; elle se déploie en des édifices efficaces négligés par ailleurs, et souvent méconnus par la suite. Dans les milieux saint-simoniens toutefois, comme chez les fouriéristes, la réflexion porte davantage sur la constitution d’un milieu artificiel qui prolonge la nature humaine, tout en permettant une moralisation de la technique. Inventée par Gottfried Herder, la notion d’influence du climat connaît une vogue considérable au xixe siècle dans l’histoire de l’architecture, chez Daniel Ramée, par exemple, ou dans l’histoire de l’art enseignée à l’École des beaux-arts à partir de 1864 par Hippolyte Taine, mais également chez A. W. N. Pugin. Les architectures sont issues du climat, du sol et des grands événements partagés par un peuple uni dans son destin. Et tout cela débouche sur une histoire raciste de l’architecture élaborée par Jean-Baptiste Lesueur, une histoire destinée à promouvoir l’architecture grecque à l’École des beaux-arts. 2. Chacun s’accorde, dès le xviie siècle, sur le fait que la serre est à la fois

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clôture protectrice et mise en ordre conservatrice. Le jardinier du Jardin des Plantes à Paris, Louis Neumann, décrit ainsi la serre dans L’Art de construire et de gouverner les serres, paru à Paris chez Audot en 1844 : « On peut définir une serre comme un bâtiment à toit vitré, destiné à servir d’abri à un certain nombre de végétaux qui ne peuvent supporter la température extérieure pendant une partie de l’année. De cette définition ressort le but de ces constructions, ce but est de rendre possible la culture de toutes les plantes du globe hors du pays où la nature les a placées à l’état sauvage ; d’où il résulte que dans la construction d’une serre, […] le problème à résoudre peut être exprimé par cette formule : placer les végétaux dans les mêmes conditions que sous leur climat natal, ou le plus près possible de ces conditions. » Les hommes sont donc, en grande partie, localement responsables du climat : ils peuvent modifier à leur gré la température, l’état hygrométrique mais non pas la lumière car « quand il n’y en a pas, il faut bien nous en passer : tout au plus peuton modifier l’action quand elle nous semble trop vive ; mais si le ciel est sombre et brumeux, impossible de faire luire le soleil à volonté. » Les serres, conservatoires et jardins d’hiver font partie des détours nécessaires de l’adaptation à la modernité technique  : ils présentent un modèle de la domination des hommes sur la nature ou plutôt des transformations entreprises sur celle-ci pour leur confort. Il n’est pas étonnant que les architectures des serres manifestent au xixe siècle, pendant l’ère de l’industrie, une présence du milieu, à la fois symbolique et technique, en annonçant une vision dynamique et énergétique, et non plus hyperstatique et structurelle, et finalement en mettant en avant une autre conception de l’établissement humain, plus mobile, plus labile aussi. Peut-être faut-il mettre ainsi en perspective la production d’architectures efficaces, plus performantes mais également

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susceptibles de se transformer, voire de disparaître. Dans l’ouverture de son ouvrage intitulé The Architecture of the Welltempered Environment (1969), Reyner Banham énonce une sorte de parabole : avec du bois magiquement disponible, une horde de bons sauvages dispose de deux méthodes pour installer un campement provisoire : soit construire un abri contre le vent et la pluie, soit se rassembler autour d’un feu, autour du foyer. Banham instruit par là une distinction fondamentale entre d’une part, la solution structurelle de l’abri, une tente ou une cabane, et d’autre part, la solution énergétique, un feu, pour mieux maîtriser l’environnement et construire rationnellement un milieu euphorique. En fait, un compromis peut être établi entre les deux solutions, comme le montrent les tentes des Indiens d’Amérique du Nord ou les yourtes mongoles d’Asie. Et la seconde solution ne peut être brutalement substituée à la solution structurelle qui domine l’architecture occidentale sous la forme générique du mur et de la colonne. Les résistances sont nombreuses à une prise en compte égalitaire des différentes options de la solution structurelle : on sait que dans l’un des rares traités britanniques d’architecture jamais publiés, le célèbre William Chambers se moque de la cabane de l’abbé Laugier dépourvue de murs ; on sait également les difficultés de l’introduction des tentes exotiques dans la discipline architecturale depuis l’ouvrage de Fischer von Erlach, et plus encore dans les réalisations, tout d’abord au seul titre du divertissement dans les parcs princiers, puis au titre des loisirs de la bourgeoisie dans les parcs et jardins publics. La serre n’est pas facilement reconnue parmi les architectures tant que la théorie et l’histoire demeurent liées à des principes non négociables,

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à un ensemble de valeurs dont on voit cependant qu’elles ont cessé d’être universelles, c’est-à-dire valables en tout temps et en tout lieu. La couverture du plus grand volume possible demeure un mythe, à l’instar du labyrinthe ou de la première cabane, et la serre ne parvient à une certaine reconnaissance en architecture qu’au titre de l’allègement structurel plutôt qu’à celui du contrôle technologique du milieu. Et pourtant, la réflexion dans le monde des architectes du milieu du xixe siècle est loin d’être immobile et fatiguée. La très progressiste Revue générale de l’architecture et des travaux publics rend compte, dans son septième volume des années 1847-1848 du cours de théorie de l’architecture d’Abel Blouet à l’École des beaux-arts : « Monsieur Blouet a accepté une mission officielle qui comporte une grave responsabilité morale. Il s’est engagé à exposer la théorie de l’architecture moderne, de faire connaître quelles lois doivent régir l’activité artistique des jeunes architectes auxquels sera prochainement confié le sort de notre architecture nationale ; et cependant, des quatre professeurs chargés d’enseigner les différentes branches d’études qu’on juge nécessaires au jeune architecte, Monsieur Blouet seul hésite encore à se prononcer. Monsieur Lebas, le professeur d’histoire, a eu le courage de son opinion, et s’est exprimé catégoriquement. Aussi avons-nous, pour ses idées et pour son caractère, les sentiments qu’ils méritent d’inspirer : très peu d’estime pour les unes, beaucoup de considération pour l’autre. Le professeur de perspective, Monsieur Constant-Dufeux, dans son discours d’ouverture […] a proclamé le premier à l’école des Beaux-Arts, le principe de la liberté dans l’art, principe que cette Revue développe et propage depuis sa fondation. Le professeur de construction, Monsieur Jay, tout en annonçant sa vive sympathie personnelle pour l’art antique, sympathie assurément fort légitime, n’en a pas moins déclaré 331


aussi son adhésion pleine et entière au principe de la liberté dans l’art. Mais à Monsieur Blouet incombe un devoir plus grave, une mission plus honorable, et entraînant, par une conséquence nécessaire, une plus grave responsabilité. Monsieur Blouet est chargé, non seulement d’affirmer le vrai et de nier le faux en matière d’art, non seulement de montrer quelles sont ses sympathies et ses opinions, mais encore de porter la conviction dans l’esprit de ses auditeurs, d’en chasser le doute, cet infâme parasite qui ronge tant de jeunes intelligences et qui est mortel à l’art. C’est au professeur de théorie, à défaut d’un professeur de philosophie de l’art, qu’il appartient de faire éclater la lumière au-dessus du champ de bataille où se heurtent aujourd’hui tant d’affirmations contraires. » Mais cette même revue manque la recension du jardin d’hiver des ChampsÉlysées, construit en 1847 par Louis Charles Théodore Charpentier, alors qu’elle rend compte d’un pavillon voisin plus conventionnel : le château des Fleurs d’Hector Horeau. Dans un long article, le critique Georges Olivier célèbre le château des Fleurs parmi les lieux de plaisir des Parisiens rendus nécessaires dès lors que « cette pauvre France est prise d’un spleen immense » : « M. Hector Horeau, son créateur, y a semé des merveilles qui rivalisent avec les futures splendeurs du jardin d’hiver son voisin. […] Partout des fleurs, des fleurs et encore des fleurs. […] Cette composition n’a coûté à M. Horeau que le travail d’une nuit, c’est le rêve d’un pinceau animé, souriant, fantastique ; rêve coloré. Ce château est de très petites proportions, trop petites même, lorsqu’on le compare à la dimension de l’orchestre. L’artiste voulait faire croire, par un effet de perspective, au prolongement indéfini du jardin… […] Une création neuve et ravissante qui produit des effets inconnus jusqu’ici, c’est celle d’avoir répandu entre les fleurs des verres de couleurs diverses qui

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étincellent comme de gros vers luisants parmi les corolles et les feuilles. […] Somme toute, le château des Fleurs mérite beaucoup d’éloges, il agrandit l’horizon de l’art en indiquant les fleurs comme matière d’ornementation dans les travaux d’architecture. » Ce n’est pas un hasard si Gottfried Semper publie quant à lui, en 1849, un article dans le Zeitschrift für praktische Baukunst édité à Leipzig, intitulé « Der Wintergarten zu Paris », qui concerne cet édifice inclassable qu’est le merveilleux jardin d’hiver des Champs-Élysées. Semper se livre à une critique assez véhémente de l’« architecture invisible » de fer et de verre : « Je n’ai pas aimé que tout le projet ne consiste en rien d’autre qu’en une énorme vitrine au plan médiocre et à peu près sans forme, à la création de laquelle l’architecture a pris aussi peu de part, et que les ressources naturelles des plantes faciles à mettre en œuvre, qui ne manquent jamais de faire de l’effet, aient été exploitées de manière trop raffinée et artificielle. » D’une part, Semper condamne l’exotisme dispendieux : « La végétation en provenance de toutes les parties du monde (sauf l’Europe) coûte des sommes extraordinaires et le maintien d’une chaleur tropicale absorbe une grande partie de la recette », et d’autre part, il invoque, à travers la nécessaire association de la maison et du jardin, l’absence dans cette réalisation d’un authentique dispositif spatial, d’une véritable architectonique du milieu : « Il n’existe aucune coopération entre l’art et la nature artificielle. Aucune vision globale dans l’organisation. […] La façade est discutable ; les salles des pas perdus sont si mal agencées, si inconfortables, si mal décorées et éclairées qu’on se hâte en passant par des pièces plus sombres de regagner la grande salle couverte d’une verrière dont la partie antérieure est utilisée pour des concerts et des

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bals, et où le jardinier déploie avec luxe son art tout moderne de la serre chaude. Aucun premier plan, aucune loggia avec son faible éclairage scintillant ne prépare le passage au jardin exotique dans sa chaleur humide. Il est tout à lui seul. » À la fin de l’article, Semper évoque par ailleurs un projet de jardin d’hiver dans le Palais-Royal, sans doute celui jamais publié de Charpentier, qui permet de mieux comprendre son point de vue : « Avant le bannissement de la Maison d’Orléans, on avait imaginé de transformer tout le jardin du palais national en un grandiose jardin d’hiver muni de charpentes mobiles permettant aux plantes qui sont couvertes l’hiver de pousser à l’air libre l’été. Cela aurait pu être un authentique jardin d’hiver au sens où je le conçois. C’est en effet seulement comme ouvrage annexe grandiose destiné à un ouvrage encore plus important, avec toutes les divisions

Palmenhalle, Francfort, F. Kayser, 1870.

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intérieures qui en découlent, qu’un jardin d’hiver a un sens et acquiert une durée artistique. » Le jardin d’hiver conçu selon Semper en tant qu’ambiance spécifique qui prolonge une architecture traditionnelle de la partition des lieux, est davantage représenté par la Palmenhalle de Francfort en 1870. Malgré sa réflexion en cours sur la notion de paroi distincte du mur traditionnel, Semper ne conçoit finalement pas le jardin d’hiver comme un climat spécial isolé, c’est-à-dire comme une véritable serre. Du point de vue de la théorie, il faut attendre la publication des Vier Elemente der Baukunst de ce même Semper en 1851, chez Friedrich Vieweg à Braunschweig, pour qu’une conception de la protection du foyer (der Herd) prenne en compte également le toit (das Dach), la clôture (die Umfriedigung) et le terre-plein ou plutôt le socle (der Erdaufwurf) et que cette conception révolutionnaire permette de privilégier enfin la paroi, le « mur-tapis » (die Teppichwand) qui sépare l’intérieur et l’extérieur, de même que les mondes privé et public, au détriment du seul mur porteur massif (die Mauer) dont la représentation symbolique est aussi encombrante. Par une sorte d’analogie avec l’habillement, qui sera ultérieurement développée par Adolf Loos dans son éloge du revêtement (die Verkleidung), l’architecture représente un prolongement de la protection du corps par des opérations manuelles aisément contrôlables. Il faut dire aussi que l’architectonique du milieu a, en ces temps difficiles, trop de liens avec les techniques et les machines qui ont été compromises au xxe siècle dans des procédures d’asservissement et de destruction sociale, voire de destruction tout court, techniques et machines qui engendrent de ce fait une méfiance résolue à leur égard.

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Au xixe siècle, la solution énergétique des problèmes du milieu est encore prioritairement mise en scène, et pour ainsi dire jouée en une représentation un peu futile et dérisoire. La serre consiste fondamentalement en un jardin couvert, c’est-à-dire en la conjonction magique d’un symbole et d’une fable, de l’image du Paradis et du mythe de la protection. Mais la serre appartient également à la typologie des architectures à éclairage zénithal, architectures caractéristiques de ce temps, de même que les édifices des nouveaux programmes : passages couverts, musées, gares, grands magasins et pavillons d’expositions universelles. Enfin, comme d’autres structures performantes, par exemple les ponts, les serres entrent dans la composition de jardins paysagers, dans une scénographie du réel dénoncée par Quatremère de Quincy parce que le jardin ne peut prétendre au statut d’œuvre d’art du fait de l’absence d’une quelconque imitation (« mimesis ») : selon ce dernier, on n’imite pas la nature avec les moyens de la nature. La serre traditionnelle, serre passive telle qu’elle a été développée aux Pays-Bas à partir du xviie siècle à Leyde, est appuyée sur un mur orienté est-ouest qui réfléchit la lumière et accumule la chaleur derrière une large surface vitrée orientée au sud : elle permet la culture de plantes fragiles, de légumes savoureux et de plantes médicinales bénéfiques. Avant d’aborder la classification des serres, il convient de rappeler les propos de Louis Neumann : « L’exposition […] s’exprime par l’heure à laquelle les rayons solaires commencent à frapper directement sur le vitrage antérieur de la serre. C’est ainsi qu’on dit vulgairement que l’exposition d’onze heures convient aux serres chaudes, pour exprimer qu’elles doivent être orientées de manière à recevoir directement le soleil à onze heures. »

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En dehors de la bâche (ou châssis) et de l’orangerie, les serres sont régulièrement classées en trois catégories qui correspondent à trois climats protégés différents : la serre froide, la serre tempérée et la serre chaude, qu’elle soit sèche ou humide. Selon Neumann, la serre froide « se construit toujours à deux versants : elle peut être construite à l’exposition de l’est, de l’ouest et même du nord ; celle du midi ne convient pas aux plantes qu’elle doit contenir ». La serre tempérée « peut se construire à un ou deux versants, elle admet toutes les modifications de forme et de dispositions intérieures […]. L’exposition de la serre tempérée peut varier du sud-est au sud-ouest plein, et commencer par conséquent à recevoir le soleil depuis dix heures jusqu’à deux heures ». La serre chaude sèche « se construit plutôt en appentis, à un seul versant plutôt que tout autre forme ; on lui donne ordinairement l’exposition du sud, légèrement sud-est, qui lui permet de recevoir le soleil à onze heures », tandis que la serre chaude humide est construite « de préférence le long d’un mur en terrasse, à l’exposition du plein midi ». Mais il existe également une catégorie de serres classées en fonction de leurs « diverses destinations spéciales », celles par exemple qui abritent les espèces les plus extraordinaires du monde : les palmiers, bananiers ou dattiers, ou bien encore les orchidées. Les serres et jardins d’hiver font désormais doublement partie des composants plus ou moins disparates du landscape gardening : ils comprennent le paysage construit après avoir servi dans les jardins de plantes médicinales ou potagers. Abritant des collections de plantes exotiques et servant à leur présentation, les serres et jardins d’hiver constituent une leçon sur la richesse incommensurable de la nature et sur l’ingéniosité infinie des hommes, mais aussi sur les savoir-faire d’une

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Conservative Wall, Chatsworth, J. Paxton, 1842 et après.

nation dominatrice capable de reproduire un jardin paradisiaque : c’est ainsi qu’il faut comprendre l’exposition des ananas savoureux, des palmiers dont les feuillages retombant font rêver, ainsi que des nénuphars géants capables de soutenir le poids d’un enfant sur l’eau, dans divers pays d’Europe comme en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne et en Belgique. Les serres manifestent le contrôle efficace d’un milieu artificiel et une réelle maîtrise climatique sous les espèces de la lumière, du chauffage et de la ventilation. Le rendement des serres peut être amélioré par la circulation d’eau chaude dans des conduits de fonte, comme c’est le cas dans le Conservative Wall de Chatsworth, construit par Joseph Paxton à partir de 1842, avec une vaste structure en bois aménagée par la suite. Le débat sur l’usage des matériaux des serres reste longtemps ouvert entre les partisans des charpentes en bois et de celles en fer, parfois à cette

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occasion entre les jardiniers et botanistes d’une part, et les architectes d’autre part. Les défauts du métal tiennent essentiellement à la différence de dilatation entre le fer et le verre : les vitres éclatent et la condensation de la vapeur d’eau, due à la différence de température, provoque la chute d’une eau oxydée qui détériore les plantes. Dans d’autres cas, les serres se séparent du mur, s’autonomisent par le développement d’une structure légère et résistante et, le plus souvent, par l’utilisation innovante de ces deux matériaux ancestraux, le fer et le verre, afin de créer le volume nécessaire à l’exposition, pour ménager la plus vaste et impressionnante promenade intérieure. L’utilisation de vitrages de grande dimension est favorisée, en Angleterre comme en Belgique, par la production vers 1830 de feuilles de verre très blanc et de dimensions plus grandes qu’en France, ce qui permet l’économie des recouvrements des carreaux. À la suite des recherches menées par le physicien George Mackensie sur les performances des formes hémisphériques pour qu’une partie au moins du vitrage soit convenablement exposée à l’énergie calorifique des rayons du soleil pendant la plus grande partie de la journée, John Claudius Loudon développe le principe des serres à structures curvilignes, dont les vitrages adoptent des profils en quart de cercle ou en parabole. Les formes géométriques curvilignes ou cubiques et la nature des vitrages garantissent un échauffement plus important, qu’il s’agit de contrôler : des châssis ouvrants, en partie haute pour laisser échapper l’air chaud et en partie basse pour introduire l’air frais, permettent de régler les échanges d’air entre l’intérieur et l’extérieur et d’assurer une humidité constante. Dès 1830, se conjuguent dans les serres la chaleur ponctuelle et rayonnante des calorifères et la chaleur diffuse des tuyaux de chauffage

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par thermosiphon, à l’origine de notre chauffage central ; bientôt, les premiers thermostats sont utilisés. Ce qui fait la modernité d’alors, c’est aussi que la structure et le milieu artificiel contrôlé sont l’objet indifféremment de performances d’architectes, d’ingénieurs ou de jardiniers paysagistes. La description et l’évaluation du rapport entre les moyens et les fins, qui sont à l’origine du fonctionnalisme, ne sont pas confisquées par divers agents techniques jaloux de leur discipline, même si la connaissance de l’ingénieur s’oppose parfois à la méthode synthétique et floue de l’architecte davantage attaché aux éléments de la forme, comme l’affirmait à l’époque Émile Trélat, fondateur de l’École spéciale d’architecture : de nombreuses réalisations parmi les plus remarquables sont dues à des botanistes, à des jardiniers comme Loudon et Paxton. Et lorsqu’il s’agit de savoir, en 1850, si dans les nouvelles serres du Muséum d’histoire naturelle, on doit utiliser

Serres de M. Makoy, Liège, RGATP, VIII, 1849-1850, pl. 36.

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« la vapeur d’eau ou l’eau elle-même comme moyen de chauffage », l’architecte des Beaux-Arts et ingénieur polytechnicien Charles Rohault de Fleury se rend en Belgique où un « horticulteur distingué », « M. Makoy a remplacé la vapeur par l’eau chaude dans une serre de grande dimension à Liège ». Les serres deviennent les réceptacles de toutes les innovations technologiques et trouvailles pratiques. Des dispositifs automatiques assurent le contrôle du micro-climat en jouant sur la ventilation et en provoquant des pluies fines ; l’eau de pluie est évacuée dans la structure de fonte porteuse, récupérée dans des citernes et réutilisée pour l’arrosage des plantes. Et John Claudius Loudon propose même un agencement tournant qui permet de reconstituer des courants d’eau plus ou moins accélérés nécessaires aux différentes variétés de plantes aquatiques. Parmi les serres du xixe siècle les plus admirées pour leur qualité

Palm House, Kew Gardens, D. Burton et R. Turner, 1848.

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technique figurent sans doute la Palm House de Bretton Hall, construite par Loudon en 1829, les deux grandes serres du Jardin des Plantes construites en 1833 par Rohault de Fleury, le grand conservatoire de Chatsworth construit par Paxton entre 1836 et 1840, la Victoria Regia House de 1849 à Chatsworth due au génie du même Paxton. Et surtout l’extraordinaire Palm House (1844-1848) de Richard Turner et Decimus Burton dans les jardins royaux de Kew, ainsi que le jardin d’hiver (18461848) des Champs-Élysées à Paris, construit par Charpentier ; plus tard encore, la Palmenhalle (1870) de Friedrich Kaiser dans le Palmengarten de Francfort ; enfin, les diverses serres d’Alphonse Balat dans le parc royal de Laeken à Bruxelles. Pragmatiquement, la validité d’une théorie peut se mesurer à ses manquements, à tout ce qu’elle laisse échapper. L’un des effets de la construction des serres est cet effort nécessaire d’une histoire de l’architecture pour réduire l’atopos, pour reconnaître et comprendre de nouveaux objets inclassables comme le Crystal Palace (1851), conçu par Paxton avec la collaboration de l’ingénieur Charles Fox, le Great Victorian Way (1855) projeté par le même Paxton, ou bien le Crystal Way (1855) projeté par William Mosley, deux édifices destinés à relier entre elles les gares du chemin de fer londonien – ce que devait réaliser la Circle Line, la première ligne de métro construite –, ou encore les grandes galeries italiennes qui reconfigurent les centres des villes – la Galleria Mazzini (1871) à Gênes, la Galleria Vittorio Emmanuelle (1877) de Giuseppe Mengoni à Milan, la Galleria Umberto 1er (1890) à Naples – et pour finir, le projet du Crystal Palace circulaire enserrant le « Central Park » de la cité-jardin (1898) d’Ebenezer Howard. Car il ne s’agit plus, dès lors, de conserver des plantes exotiques,

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mais de mettre en ordre l’imprévisible vie métropolitaine, d’abriter la centralité urbaine en donnant libre cours au meilleur des mondes possibles. Protégés des intempéries comme de la violence mécanique des transports, les gens se regroupent selon leurs affinités pour satisfaire leurs divers penchants de façon policée, pour jouir des avantages des lieux du commerce et du spectacle. 3. Depuis le siècle des lumières, l’intrusion des machines dans les lieux d’habitation se fait d’une manière lente et faible, à la mesure des changements comportementaux ou sociaux, plutôt qu’au rythme accéléré du développement technique possible. Et cette intrusion s’effectue par des biais divers, toujours obliquement, comme si les machines représentaient un danger pour l’ordre établi en assurant une économie des moyens, un gain d’énergie et un rendement régulier, enfin comme si le conflit entre l’homme et la machine était finalement destructeur. Dans son Traité théorique et pratique sur le chauffage des serres et des habitations au moyen d’appareils à la vapeur, publié en traduction française en 1826 dans la série des manuels de l’éditeur Audot, le constructeur William Bayley, qui avait réalisé une des premières serres à structure curviligne selon le brevet de Loudon en 1817, écrit : « Lorsqu’en l’année 1798, M. Neil Snodgrass propose, le premier, de chauffer à la vapeur les manufactures et les maisons particulières, on jugea en Angleterre que l’emploi de ce procédé était impossible ; à cet égard, on crut que la vapeur ne tarderait pas à se condenser dans les tuyaux et se résoudre en eau, et par là ne pourrait plus être conduite à une certaine distance. L’expérience a depuis longtemps infirmé cette conjecture. » En tant que supplément luxueux aux constructions dans les lotissements

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d’extension de la Restauration et de la monarchie de Juillet, la serre orne souvent le jardin de l’hôtel aristocratique parisien, ainsi que le décrit Balzac en 1841 dans La Fausse Maîtresse : « La serre et ses constructions fantastiques déguisent le mur de clôture au midi. […] La serre est une immense jardinière où l’air est chargé de parfums, où l’on se promène en hiver comme si l’été brillait de tous ses feux. Les moyens par lesquels on compose une atmosphère à sa guise, la Torride (c’est-à-dire les tropiques), la Chine ou l’Italie, sont habilement dérobés aux regards. Les tubes où circulent l’eau bouillante, la vapeur, un calorique quelconque, sont enveloppés de terre et apparaissent aux regards comme des guirlandes de fleurs vivantes. Vaste est le boudoir. Sur un terrain restreint, le miracle de cette fée parisienne, appelée l’Architecture, est de rendre tout grand. » Quant au jardin d’hiver, il prolonge le confort de l’intérieur en apportant le spectacle apaisant d’une nature soumise, avec toutes ses senteurs, et en ménageant des lieux de retraite qui échappent à l’empire de la visibilité, lieux propices aux rêveries, confidences et rares effusions, comme le suggère le célèbre tableau d’Édouard Manet, Dans la serre, avec sa complémentarité colorée de jaunes et de mauves troublants. Pour ces raisons, de nombreux manuels d’architecture, en Angleterre surtout mais aussi en France, diffusent dès la fin des années 1830 des types de maisons pavillonnaires pour les classes moyennes, visant un accroissement du confort objectif dans l’environnement suburbain en construction où se conjuguent les avantages de la ville et de la campagne. Parmi ces publications, une mention spéciale doit être faite aux différents livres de Loudon, et en particulier à An Encyclopaedia of cottage, farm, and villa architecture and furniture, ouvrage plusieurs fois réédité depuis 1833. Considéré par l’imprévisible Robin Middleton et le très conservateur David

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Watkin comme un humble tâcheron écossais, Loudon, dès le début du xixe siècle, pense la maison en termes de contrôle technologique du milieu, à partir de la salubrité, du chauffage, de la lumière naturelle et artificielle et de la ventilation : il fait ainsi part, en prolongeant les conditions optimales de la nature humaine, d’une vision progressiste qui passe par une certaine complicité de la technique et de la nature. L’architecture est alors conçue comme un art démocratique par excellence, dont la réception même demeure un puissant facteur de cohésion sociale. Le monde domestique est désormais conçu en se séparant de l’enchevêtrement des pratiques anciennes, en particulier constructives : tous les matériaux, primitifs ou non (pierre, bois, brique, paille, terre, fer, verre, etc.), sont égaux et on introduit une logique fonctionnelle des fluides énergétiques, air et eau. Un projet de maison intelligente paraît dans The Gardener’s Magazine, la revue de jardinage dirigée et largement rédigée par Loudon : la spatialisation de la vie quotidienne et un processus de décloisonnement disciplinaire ont permis de faire passer dans le logement les techniques des serres (par exemple le chauffage par le sol) ou bien des bateaux (la ventilation), mais après avoir transité par les édifices publics. C’est donc à Loudon, ce botaniste, jardinier et paysagiste, à cet architecte de serres et directeur de la revue de jardinage The Gardener’s Magazine, mais aussi directeur de la première revue d’architecture digne de ce nom parue entre 1834 et 1838, The Architectural Magazine, que l’on doit une véritable proposition de maison qui fonctionne comme une machine distributrice d’énergies : le projet d’un « cottage modèle pour travailleur rural ». Les murs à double paroi (de brique ou de pisé) du bâtiment, soigneusement orienté par rapport au soleil, assurent une meilleure isolation thermique des pièces, et dans celles-ci, la circulation de l’air

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entre le plafond et le sol, chauffé par un dispositif analogue à celui utilisé dans les serres (et auparavant dans les thermes romains), est régulée par un ventilateur réglable installé au cœur des conduits de cheminée afin d’accélérer l’évacuation de l’air vicié ; enfin, l’eau de pluie est récupérée dans un réservoir en fonte, filtrée et redistribuée par une pompe rotative pour les différents usages de la maisonnée, l’eau chaude étant stockée à proximité du four. C’est finalement dans son livre intitulé The Suburban Gardener and Villa Companion, publié en 1838, que les dispositifs d’éclairement, de chauffage et de ventilation prennent une place considérable dans une prise en compte globale de l’économie domestique. Dans cet ouvrage, qui porte surtout sur l’habitation des classes moyennes dans la banlieue pavillonnaire qui commence à se développer à l’époque à Londres, par exemple du côté de St. John’s Wood, Loudon affirme que le temps viendra où l’appareil de chauffage sera considéré comme une part essentielle de toute maison d’une certaine dimension. La propre maison de Loudon, la villa semi-détachée des 3-5, Porchester Terrace à Bayswater, dont la construction est achevée en 1824, est donnée en exemple de la complémentarité entre le jardin et la maison, réglée par une quête d’économie énergétique. Dans un petit lotissement donnant sur Hyde Park, Loudon voulait orienter sa maison par rapport au soleil et non pas par rapport à la rue, ce qui lui fut refusé par le lotisseur, soucieux de l’aspect général de la rue. Une véranda très lumineuse et diversement aménageable durant l’année permet de contempler les jardins de devant et de derrière, affectés respectivement à la monstration et à la production. Elle constitue également un mur capteur qui redistribue la chaleur pendant la nuit ; un mur mitoyen entre les deux parcelles est traversé

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par des tuyaux de chauffage qui alimentent la serre chaude productive en fond de jardin, ménageant ainsi une régulation de la chaleur sous les sheds, etc. La maison, traditionnellement conservatrice, est désormais ouverte à toutes les initiatives d’accroissement du confort, au risque d’une dévaluation de la dimension symbolique : et peut-être existe-t-il chez Loudon une capacité de provocation lorsqu’il propose ailleurs une ornementation des cottages dans le style des gares de chemin de fer. Outre la généralisation des principes des serres dans le monde de l’habitation, un « livre des serres » pourrait être écrit, comme l’indiquait récemment Peter Sloterdijk, en poursuivant l’analyse marxiste des passages couverts de Walter Benjamin, qui considérait ceux-ci comme les symptômes d’une marchandisation accomplie de la vie, jusqu’au Mall sub-urbain de Victor Gruen qui a contribué à la quasi-destruction d’un certain nombre de petites villes françaises et à la banalisation de la plupart des villes allemandes. Beaucoup de publications ont porté sur les passages parisiens de la première partie du xixe siècle, qui sont des lotissements d’un nouveau genre, des formations urbaines sans architecte, dans lesquels l’éclairage zénithal est utilisé pour rentabiliser au maximum les fonds de parcelle au centre de vastes îlots abritant quelques jardins. Il est tout de même paradoxal que les surréalistes se soient par la suite passionnés pour ces passages poussiéreux qui, après avoir été des alignements de boutiques aménagées comme de luxueux salons petitsbourgeois sous la lumière glauque des sheds, sont devenus des refuges atypiques de tous les commerces, des lieux de vente d’antiquités et de colifichets, des lieux de prostitution et de jeux, un monde par excellence de l’excès du marché. Au contraire, la transparence du verre est investie théoriquement au

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début du xxe siècle dans une architecture moderne qui a longtemps été délibérément négligée par les histoires de l’architecture dominantes, histoires qui privilégient pourtant les matériaux plutôt que le contrôle technologique du milieu, histoires inséparables d’une téléologie de l’allègement des structures, avec des matériaux qui coûtent néanmoins parfois beaucoup trop d’énergie. Afin de pallier les effets de l’histoire de l’architecture moderne institutionnalisée par Sigfried Giedion, il est par exemple utile de rééquilibrer les parts respectives de l’architecture expressionniste et de l’architecture rationaliste, comme le fait Kenneth Frampton dans son ouvrage intitulé Modern Architecture : a Critical History, publié à Londres en 1980. L’architecture de verre, inséparable alors d’une rêverie gothique, vise à rompre avec le caractère clos de la distribution des lieux d’habitation comme des équipements publics pour changer la société. Dans son ouvrage Glasarchitektur paru en 1914 aux éditions de la revue Der Sturm, le poète Paul Scheerbart prône « l’adoption d’une architecture de verre qui laisse pénétrer la lumière du soleil et la clarté de la lune et des étoiles dans les lieux d’habitation […] par le plus grand nombre possible de murs – des murs entièrement en verre, et en verre de couleur. Le nouveau milieu ainsi créé ne peut manquer de nous apporter une nouvelle civilisation ». Des formes architecturales nouvelles sont prévisibles, qui trouvent une référence dans les serres du siècle passé : « L’architecture de brique du temps jadis a souvent triomphé du plan vertical dans les coupoles. Il paraissait en revanche impossible de s’en écarter dans le cas des murs. Les choses deviennent tout à fait différentes avec l’architecture de verre. Il n’y a déjà plus de murs verticaux dans la grande palmeraie du jardin botanique de Berlin ; leur courbure commence à partir de trois mètres de

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hauteur. » Et le rôle politique des architectures, des objets d’architecture est réaffirmé : « L’architecture de verre, qui transforme les demeures des hommes en cathédrales, aura la même influence qu’elles. » Le palais de cristal devient la cathédrale d’un social-pacifisme incarné par l’architecte Bruno Taut qui fonde l’Arbeitsrat für Kunst avec Alfred Behne et Walter Gropius, dès la fin de l’année 1919 à Berlin. Dans ses deux ouvrages publiés cette même année, Alpine Architektur et Die Stadtkrone, Taut multiplie les associations avec les écrits de Scheerbart. Dans le premier, Taut décrit un paysage onirique : des projecteurs trouent la nuit, des aéronefs se promènent en l’air, les nuits demeurent paradoxalement lumineuses grâce à l’énergie propre de l’électricité, et puis le mur à double paroi, doté d’une peau intérieure et d’une peau extérieure totalement distinctes, symbolise à lui seul une « autre » modernité, mais surtout il reconduit l’idée de la subversion de la culture bourgeoise par l’architecture de verre multicolore. Dans le second ouvrage il décrit une ville nouvelle dominée par une couronne qui reproduit une croisée fondatrice : « Le couronnement supérieur est constitué par le massif de quatre grands édifices (un opéra, un théâtre, une grande maison du peuple et une salle de réunion plus petite), dont la forme en croix est l’expression symbolique de l’accomplissement. » Et plus loin : « ce massif bâti n’est pas encore, à lui seul, la véritable couronne. Il n’est que le socle d’un édifice suprême qui, architecture pure déliée de toute fonctionnalité, trône sur la ville. C’est la maison de cristal […]. Traversée par les flots de lumière, la maison de cristal trône sur la ville comme un diamant qui scintille au soleil, symbole de la plus profonde sérénité, de la paix de l’âme la plus pure. » Les anticipations sont discutables et parfois dangereuses par les effets en retour que provoque leur violence inopinée : l’architecture allemande

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devait ensuite se réfugier dans une Heimat xénophobe et réactionnaire. Les architectures qui sont toutes douées de significations multiples doivent être comprises, reconnues et évaluées de multiples façons si l’on ne veut pas faire croire que leur signification unifonctionnelle s’épuise dans leur pure « ustensilité ». À titre d’illustration, une comparaison peut être établie entre deux parangons d’architecture moderne, deux maisons suburbaines (à l’origine, mais qui ne le sont plus) dans des conditions climatiques différentes : la maison de Kings Road, ou maison ChaseSchindler, de Rudolph Schindler, achevée au début de l’année 1923 à Los Angeles, et la maison Schröder conçue à Utrecht par Gerrit Rietveld cette année-là. Cette même année a vu la publication à Paris de Vers une architecture (sous le pseudonyme de Le Corbusier-Saugnier) et la construction en avril de la maison am Horn du peintre Georg Muche, dans le cadre de l’exposition estivale du Bauhaus d’État de Weimar, un lieu d’enseignement et de production créé par la fusion de l’École des arts et métiers et de l’École supérieure d’art plastique. La maison Chase-Schindler, construite sur un terrain d’un acre acheté à crédit en novembre 1921, est destinée à la vie en plein air, libérée de toute contrainte, de deux jeunes couples d’artistes décidés à ne pas sacrifier leur activité artistique personnelle. La construction, en dalles de béton coulées en place et solives de bois de dimension standard ne nécessitant pratiquement pas de coupes, est rapide et bon marché. Ainsi que l’écrit aujourd’hui l’historien et critique James Steele, sont utilisés dans cette maison la plupart des principes actuels du « développement durable » : matériaux produits à faible consommation énergétique et ventilation naturelle. Des sleeping porches couverts de toile de tente permettent de dormir à la belle étoile selon les mœurs californiennes de l’époque. Et chaque famille dispose d’une entrée sur une façade publique

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et de deux studios ouverts sur un patio, dont l’intimité est protégée par la végétation. L’intimité de chacun est si préservée que Rudolph et Pauline Schindler, rapidement séparés, pourront vivre des années dans cette maison sans jamais plus se voir ni se parler. Ce petit chef-d’œuvre, qui est une référence obligée pour plusieurs réalisations ultérieures, ne trouve pas sa place dans la plupart des histoires de l’architecture moderne. En revanche, toutes ces histoires présentent la maison Schröder, une sorte de sculpture néoplasticienne réalisée par Rietveld, qui construisait à l’époque des meubles d’avant-garde pour exposer dans les galeries d’art. Il s’agit là aussi d’un lieu de vie nouvelle pour madame Schröder, dont Rietveld est l’amant, et ce lieu est construit de manière tout à fait conventionnelle. L’intimité est cependant mise à mal à l’étage principal avec des cloisons escamotables d’une efficacité réduite, et la consommation de la chaudière ultramoderne suffirait à chauffer tout le quartier : tous ces traits passent sans aucun doute désormais pour archaïques. Suivant la leçon d’un autre maître de l’architecture moderne, Ludwig Mies van der Rohe, Philip Johnson évoque en septembre 1950, à propos de la Glass Unit opposée à la Brick Unit dans sa propre demeure, les multiples réflexions du verre qui superposent d’innombrables images furtives, qui confondent d’imprévisibles événements aléatoires. La solidité du reflet matérialise un ultime monument labyrinthique qui transmet à la postérité sa seule actualité, ainsi que l’écrit Johnson : « The multiple reflections on the 18’ pieces of plate glass, which seem superimposed on the view through the house, help give the glass a typ of solidity ; a direct Miesian aim which he expressed twenty-five years ago : "I discovered by working with actual glass models that the important thing is the play of reflexions and not the effect of light and shadow as in ordinary buildings". »

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L’histoire de l’architecture moderne asservie à l’orthodoxie avantgardiste demeure ainsi imperméable à une éthique écologique : de même, une « plante de serre » est en français une jeune femme trop protégée. Tandis que l’hystérie nord-américaine de l’agression submerge les esprits, il convient de rappeler qu’un milieu transparent surprotégé est également un outil de guerre : la voie est laissée libre aux hyperactifs dépourvus d’inhibition dont le modèle d’action est le modèle guerrier. Heureusement, le culte du génie de Le Corbusier, qui s’attache à construire des villas luxueuses et inconfortables sans se soucier de la politique sociale-démocrate du logement, est désormais délaissé ; la vieille modernité des infrastructures lourdes ne fascine plus que des architectes modernistes non repentis ; et l’on ne peut plus prendre au sérieux les avant-gardes des années 1970 dont les fantasmes de lévitation urbaine n’ont fait qu’accentuer notre détresse. Contrairement à ce que suggérait Philippe Hamon, il y a vingt ans de cela, la disparition programmée de la morphologie architecturale ne réside pas tant au xixe siècle dans les serres et les ruines qu’au xxe siècle dans cette sublime disparition tellement désirée qui s’appuie sur la notion de « branchement » : par exemple chez David Greene, nous errons dans un milieu indéterminé qui ne connaît plus de limites visibles, ou bien qui se présente sous l’effet d’un « tas » ; par exemple chez Cedric Price, où nous sommes enserrés par un environnement démesuré. Le modèle mécaniste d’une architecture à la fois dépourvue de toute conception fortement signifiante et de sollicitation symbolique, d’une architecture arbitraire que l’on ne remarque même pas, ce modèle par défaut figure dans le projet de Greene, Rokplug and Lokplug (1968), une ironique proposition de camouflage des services énergétiques et communicationnels dans un simulacre de rochers épars ou d’arbres

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morts, dans un milieu de pure naturalité cosmétique comme le peintre William Kent avait pu en établir au xviiie siècle. La distribution d’énergie et la transmission d’information nécessaires pour les équipements mobiles peuvent dorénavant avoir lieu en des simulations d’objets naturels, rocs et bûches, d’objets décorés d’une finition végétale qui leur permet d’échapper à toute reconnaissance autre que la détection électronique, tout en servant à la réunion fortuite de nomades postmodernes qui viennent se brancher techniquement, voire à l’apparition d’une communauté éphémère et légère propice aux comportements instinctifs, hétérogènes et authentiques. Le projet de Cedric Price – des tas distribués de façon aléatoire – est plus menaçant encore parce que l’on n’a pas suffisamment pensé l’informe en architecture, qui caractérise ce modèle par excès. Le pessimisme relatif n’est pourtant pas de rigueur, alors que la situation économique et le désastre écologique vont nous permettre d’échapper aux pires caprices du modèle suburbain états-unien : chanter la mort de l’architecture serait oublier le bricolage heureux, le monde foisonnant de formes jouissives que la notion bien comprise du climat ouvre désormais.

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Virginie PICON-Lefebvre

Reyner Banham ou l’environnement comme question architecturale

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Reyner Banham ou l’environnement comme question architecturale

The Architecture of the Well-tempered Environment de Reyner Banham publié en 1969 en Angleterre est un livre intriguant1. Son sujet, le contrôle des ambiances et son influence sur l’architecture, interpelle. Sa couverture noire représente un curieux objet orange et vert qui renvoie au graphisme pop des années 1970. Ce livre a pour auteur un Anglais, célèbre dans le milieu architectural dans les années 1960-1970, avant d’avoir été un peu oublié et redécouvert récemment en France, comme en témoigne la traduction par Luc Baboulet de son ouvrage sur Los Angeles2. Après une brève présentation de sa carrière et de la période, nous allons tenter de définir, à l’aide de ses ouvrages et articles, la manière dont il définit la notion d’environnement en relation avec l’architecture. Banham pose en effet une question essentielle, celle de la possibilité d’une architecture qui intègre la notion d’environnement comme élément constitutif, sans pour autant disparaître sous prétexte de la mise en œuvre d’un projet technologique.

Reyner Banham : le pop critique

Né en 1922, Banham suit un parcours peu conventionnel : des études d’ingénieur, puis d’histoire de l’art. Après cette formation, il rejoint la rédaction de Architectural Review jusqu’en 1964. Pendant cette période, 357


il rédige une thèse qui sera publiée en 1960 sous le titre Theory and Design in the First Machine Age3. Au cours des années 1950-1960, il devient une figure majeure du milieu architectural anglo-saxon, passionné à la fois par la culture pop, les voitures et bien sûr l’architecture. Dans l’après-guerre, en Grande-Bretagne, les matériaux de construction sont contingentés. Cette politique va produire une architecture particulièrement économe en matériaux, au contraire de la France qui se lance à la même époque dans la préfabrication lourde et abandonne les systèmes constructifs en acier plus légers, que certains architectes comme Lods avaient expérimentés avant la guerre. Les années 1950-1970 correspondent à une période d’effervescence sociale et culturelle qui connaît la guerre froide, puis la recherche d’alternatives politiques, la musique pop et le pop art, et qui s’achève avec la crise du pétrole et la montée des questions écologiques. Banham va tout au long de sa carrière défendre une architecture innovante, technologique, expérimentale. Il contribue à faire connaître l’œuvre d’une génération, la sienne, née dans les années 1920-1930, de James Stirling à Cedric Price, ainsi que les Smithson, le fameux couple d’architectes anglais4. Il va défendre l’architecture moderne, et notamment les brutalistes qu’il fait connaître en publiant de nombreux articles et ouvrages. Reyner Banham est le témoin de la critique du Mouvement moderne. Il ne s’y associe pas lorsqu’elle commence dans les années 1950. La généralisation de cette critique vingt ans après, avec en tête Aldo Rossi, va marquer son effacement de la scène européenne. Il quitte l’Angleterre pour s’installer aux États-Unis en 1976, où il mourra juste après avoir obtenu un poste à l’université de New York en 1988. Reyner Banham

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est très ambivalent par rapport au mouvement postmoderne car son admiration pour l’œuvre de Wright et celle de Le Corbusier ne lui permet pas de considérer les propositions de ce mouvement d’un œil favorable5. Il s’oppose aussi à l’architecture régionaliste, tout comme au néo-liberty d’Isola et Gabetti à Milan, et professe une antipathie profonde pour les mouvements de conservation et de préservation. Il contribue à faire connaître l’architecture brutaliste, à laquelle il consacre un ouvrage en 1966, mal traduit en français en 1970, sous le titre Le Brutalisme en architecture, éthique ou esthétique6. Dans ce livre, il se déclare déçu par ce mouvement qui, au lieu d’être une éthique, devient une esthétique. Il écrit : « Pendant une courte période, vers 1953-1955, on avait pu croire qu’une autre architecture allait émerger, entièrement libre de tous les préjugés où s’était encroûtée l’architecture depuis qu’elle était devenue un art. Pendant un moment, on eut l’impression de se trouver au seuil d’un fonctionnalisme sans complexe, libre même de cet esthétisme de la machine qui avait limité l’architecture blanche des années 307. » Le meilleur du brutalisme se caractérise, selon lui, par l’intérêt des architectes pour la vie quotidienne. Il qualifie cette attitude d’écologique, par analogie avec l’étude des rapports entre le vivant et son milieu. Les brutalistes auraient, comme les Smithson8, une conscience sociale proche de la doctrine communiste. Le mot brutalisme vient, selon Banham, de la Cité radieuse et de l’utilisation par Le Corbusier de l’appellation « béton brut ». Dans ces projets, il retient la volonté d’innovation sociale et une recherche d’expression de la matière qui rompt avec l’esthétique puriste des années d’avant-guerre. Golden Lane, par les Smithson, met en relation l’architecture avec une écologie du milieu propre à la classe

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populaire anglaise. Dans ce projet, la rue intérieure de l’unité d’habitation devient une coursive extérieure qui doit remplir les fonctions sociales et psychologiques de la rue traditionnelle. Banham repère dans le brutalisme une nouvelle définition de l’architecture avec le Fun Palace de Cedric Price. Ce dernier déclarait, à propos de l’architecture : « La technologie est la réponse, mais quelle est la question ? » Dans le Fun Palace, les utilisateurs déterminent la forme des espaces. Le seul élément fixe est la grille structurelle en treillis qui sert à accrocher planchers et plafonds. Un comité cybernétique, dirigé par le chef de file de ce mouvement, Gordon Pask, devait assurer son fonctionnement. L’architecture brutaliste résulte alors de la mise en œuvre d’ambiances adaptées aux goûts changeants du public. Plus qu’une enveloppe, elle devient ici un environnement défini par les désirs. C’est ce qui permet à Banham de définir la notion d’environnement comme une mise en relation de l’architecture avec le social, qui ne se résume pas à une identité locale régionale ou nationale. Sur ce point, il estime que les bâtiments les plus intéressants du point de vue architectural peuvent se comparer à l’échelle internationale, et qu’il est donc inutile de les ramener à leurs conditions locales pour pouvoir les justifier ou les apprécier. Selon lui, l’architecture possède des qualités immanentes qui ne dépendent pas du contexte. Si l’environnement n’est pas synonyme du lieu où prend place le projet, il renvoie à un univers contrôlé, organisé par des technologies, c’est un man made environment. Il dépend donc de l’état des connaissances et des savoirs dans le domaine du contrôle des ambiances comme de l’analyse des milieux. La question de l’environnement est centrale dans son travail d’analyse

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et de critique, car Banham entend définir à partir d’elle une « autre architecture ». Il développe cette réflexion dans trois livres que nous allons passer en revue sur ce sujet : The Architecture of the Well-tempered Environment, en 1969, puis Megastructure. Urban Futures of the Recent Past, en 1976 et, enfin Los Angeles. The Architecture of Four Ecologies, publié en 1971. Un détour s’impose ici pour relier la notion de « climats », thème de ce cycle de conférences, à celle d’environnement. Le climat permet de définir les conditions d’habitabilité d’un territoire de manière objective. Contrôler le climat par le biais de dispositifs techniques permet de créer un environnement favorable à la vie des hommes. Créer un environnement, c’est donc en quelque sorte réaliser un climat artificiel. Les questions des climats et de l’environnement s’articulent pour Banham avec celle de l’écologie, dans la mesure où l’environnement met en relation le climat et l’écologie, modifiée au moyen de la technologie. On peut se demander si la question de l’environnement ne caractérise pas les années 1970. On peut le penser lorsqu’on sait qu’en 1969, le ministère de l’Équipement français crée l’Institut de l’environnement au moment de la chute de l’École des beaux-arts. Son rôle est de promouvoir « un renouvellement de l’enseignement des disciplines qui concourent à l’aménagement de l’environnement ». Comme le souligne Dominique Rouillard dans sa conférence, l’architecture a disparu dans un ensemble plus vaste qui s’appelle l’aménagement de l’environnement, comme s’il existait une continuité entre extérieur et intérieur, habitat et nature9. Pourtant, l’Institut symbolise l’entrée en scène des historiens architectes comme Bernard Huet, qui vont redéfinir l’architecture comme un art formel inscrit dans une généalogie

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des types et des morphologies, bien éloignée de cette notion. D’autre part, Felicity D. Scott a analysé la première conférence de l’ONU sur l’environnement, organisée à Stockholm en 1972, et montré comment elle trahissait les intentions du mouvement hippy américain qui avait aidé à son organisation, en niant les déséquilibres entre pays pauvres et pays riches, au profit d’une réflexion centrée sur l’action des entreprises. L’analyse de Banham doit donc être replacée dans les problématiques de son époque, qu’elle reflète. Aujourd’hui, le terme d’environnement n’a plus la même aura et semble avoir quitté les écoles d’architecture, remplacé par la notion de développement durable. Il est utilisé pour la gestion des ordures, des

Hippies, 1967.

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réseaux d’eau, le recyclage. Veolia, une entreprise qui gère, entre autres activités, le ramassage des ordures dans de nombreuses villes, a créé un Institut de l’environnement urbain qui forme à ces métiers. La notion d’ambiance pour définir l’environnement

Dans The Well-tempered Environment, Banham s’attache à suivre les innovations techniques mises au point pour contrôler la température, l’humidité, les odeurs, en approfondissant tout particulièrement les techniques de ventilation, de conditionnement de l’air et d’éclairage, dont les liens avec l’architecture sont importants. Ces techniques prennent des formes architecturales plus ou moins élaborées et permettent d’écrire une histoire de l’architecture qui n’est ni celle des styles, ni celle des usages sociaux. On peut alors, en suivant cette question, établir une généalogie des dispositifs architecturaux destinés à améliorer le confort d’usage des édifices, et se pencher sur la possibilité d’une architecture qui ferait de leur intégration une condition essentielle. Puisqu’il s’agit de redéfinir l’architecture, Banham en recherche les origines, mais loin de décrire une généalogie à la Laugier, de la cabane primitive au temple et à l’église, il constate qu’il existe des alternatives en matière de gestion de l’environnement tout à fait remarquables selon les peuples. Les sociétés nomades, par exemple, ont pu expérimenter des ambiances bien différentes des sociétés qui ont décidé de construire en dur. Pour se réchauffer, on peut faire un feu autour duquel on s’installe collectivement ou encore construire un bâtiment. Il rejoint ici les mouvements alternatifs hippies qui reconsidèrent la culture des Indiens américains et leur mode de vie, et les préfèrent à ceux de la société occidentale. Il constate que les architectes contemporains ne savent faire que des bâtiments

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permanents et qu’ils ont négligé la dimension temporaire de l’installation humaine. Comme pour lui répondre, le groupe anglais Archigram explore à la même époque la possibilité d’une architecture et d’une ville en mouvement. Dans des conditions extrêmes, ou encore pour des périodes courtes, la permanence devient un inconvénient. Pour accueillir un événement éphémère, elle devient inutile. Une gestion des ressources différente permet de changer de territoire rapidement en cas de problème, ces sociétés primitives sont ainsi capables de s’adapter à ces changements sans risque pour leur survie. Banham reviendra à ces analyses lorsqu’il se passionnera pour le désert. Pour Reyner Banham, l’environnement est une question architecturale, dans la mesure où l’architecture ne peut se résumer à la conception des parois ou des structures. Selon lui, l’architecture se redéfinit selon les époques et sous les effets conjugués des évolutions techniques et socioéconomiques ; elle n’est pas atemporelle. Pendant les années 1960-1970, quand la discipline est en crise et se pose la question de sa redéfinition, Banham traite en tant que questions architecturales des sujets jugés vulgaires et largement ignorés en général par les historiens de l’architecture comme la plomberie, les réseaux électriques, le contrôle des ambiances lumineuses et aériennes. Il explore le bâtiment dans ses entrailles mais ne confond pas pour autant progrès mécanique et architecture. C’est dans cet écart entre les progrès de la technologie et la conception des formes, des matières, qu’il situe l’architecture. Il répond à la critique sur le formalisme du Mouvement moderne en arguant de son caractère progressiste. Le passage des maisons blanches

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des années 1920 à la forme brutaliste de la villa Jaoul en témoigne dans l’œuvre de Le Corbusier. Cependant, il rencontre de très grandes difficultés à défendre cette position car la perception de la reconstruction moderniste par l’opinion publique anglaise est désastreuse, malgré ses qualités d’usage et même ses performances techniques. En France, c’est souvent l’argument technique qui sera utilisé pour dénoncer les réalisations modernistes, soulignant l’écart entre les objectifs – fournir des logements en nombre et de qualité – et des moyens techniques qui se révèlent déficients. Ainsi, dès le début des années 1970, un grand nombre d’architectes anglais dénoncent la modernité architecturale. Banham cite par exemple comme absurdes les propos du président de la Société des architectes britanniques expliquant, en 1972, que tout projet peut être plus simple, mieux construit et que l’on devrait économiser sur les tuyaux d’évacuation pour pouvoir se payer un joli revêtement en briques. L’environnement se définit donc par une organisation vis-à-vis des ressources. Par ressources, il faut entendre aussi bien l’eau, la lumière, le chauffage, l’air frais auxquels l’architecture a toujours fait une place, même marginale, que ce soit sous la forme de cheminées ou de tuyaux d’alimentation, ou encore d’évacuation des eaux de pluie et des eaux usées. Banham montre par exemple que la source de la lumière organise l’espace intérieur. L’électricité permet une très grande flexibilité, car on peut brancher une lampe là où on le désire, alors que l’éclairage au gaz nécessitait une installation complexe. Les fabricants vont d’ailleurs tenter de décourager cette pratique qui ne réclame pas le recours à un professionnel. Il remarque que les effets de la lumière électrique sont sous-estimés par les architectes. Même si, pour Le Corbusier, la question

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des sources lumineuses va faire l’objet de réponses architecturales, Banham observe que ces interventions sont rarement évoquées par les historiens. Cependant, un historien comme Bernard Huet analysera à la fin des années 1980, dans une étude sur les HLM, l’impact de l’invention de la VMC qui avait permis de placer les pièces humides au centre de l’immeuble en sacrifiant la lumière naturelle. Ce dispositif permettait d’élargir les immeubles et d’économiser sur les façades10. Huet répondaitil alors aux questions posées par le critique anglais ? Il utilisait cette analyse pour critiquer les effets de la rationalisation de la construction des immeubles collectifs dans les grands ensembles. Banham souligne d’ailleurs que l’usager est finalement absent des réflexions des architectes du Mouvement moderne européen, en dépit de leurs déclarations. Il montre que ce sont les très grands édifices de la fin du xixe siècle qui vont mettre en œuvre les innovations en matière de contrôle de l’environnement. Les gratte-ciel, par exemple, ne nécessitent pas seulement une structure en métal et des ascenseurs pour fonctionner, mais aussi de l’éclairage électrique, de la ventilation forcée, des waterclosets avec chasse d’eau et le téléphone. La mégastructure comme architecture de l’environnement hyper contrôlé

La mégastructure des années 1960 envisageait de créer le whole human environment, un environnement urbain total. Banham en fait l’histoire dans Megastructure. Urban Futures of the Recent Past, publié en 1976. Lorsqu’il écrit ce livre, les mégastructures sont déjà abandonnées et

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décriées comme le souligne le sous-titre, of the recent past. Pourquoi alors s’y intéresser ? Les mégastructures nourrissent sa réflexion, car elles renvoient à la volonté d’établir avant tout un environnement performant. Était-ce donc l’architecture dont avait rêvé Banham ? N’avaient-elles pas fait la preuve de leurs limites car dénoncées avant même d’avoir été expérimentées ? Il montre que l’architecture a été comme absorbée jusqu’à la disparition comme dans les projets d’Archizoom. Pour les radicaux des années 1970, la question de l’environnement va se substituer à l’architecture, et donc la remplacer11. Cette architecture subordonnée au contrôle de l’environnement et à la maîtrise d’un ensemble de techniques est celle que l’on observe à l’époque où se réalise la ville souterraine de Montréal. Chez Superstudio, cette démonstration prend d’ailleurs des allures de cauchemar. Natalini écrivait en effet en 1971 : « Nous pouvons vivre sans architecture. » Il participe à la médiatisation d’une image cauchemardesque en dessinant un univers entièrement asservi à la technologie12. Une sorte de consensus s’était établi sur le fait qu’à cette échelle, les problèmes de branchement et de distribution peuvent être gérés de manière rationnelle. L’échec de la mégastructure, c’est en quelque sorte l’échec d’une pensée qui voulait résoudre les problèmes d’environnement à l’échelle globale, en les simplifiant par la répétitivité à l’infini d’une solution technologiquement parfaite mais finalement jugée (un peu vite ?) comme inhumaine. Imaginer des univers qui s’apparentent à des espaces concentrationnaires où tout est contrôlé par des machines, comme dans 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, sorti en 1968, peut s’expliquer par la menace qui saisit les contemporains des années 1960-1970 à l’idée de la guerre

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nucléaire et d’une destruction totale de la planète. L’idée d’avoir à se réfugier dans des bunkers ou des villes installés dans l’espace fait monter d’un cran l’angoisse des années 1970. La guerre froide oblige à élargir le champ de la réflexion de Buckminster Fuller, comme l’a montré Antoine Picon dans sa conférence. Les solutions qui sont apportées semblent tout aussi effroyables que la menace du cataclysme. Les grandes opérations sur dalle, sans atteindre ces dimensions planétaires, seront porteuses d’une angoisse similaire. C’est l’ensemble du système urbain qu’il s’agit de repenser à l’aube des années 1960 pour les promoteurs de la Défense, du Front de Seine et de Maine-Montparnasse. Le chauffage, la circulation des voitures ou encore la production d’eau glacée sont organisés à l’échelle de tout un quartier. L’artificialisation du sol par la construction de la dalle permet d’assurer un socle toujours accessible, toujours propre, sans accident, ni perturbation climatique. La difficulté à vivre sur ces grands espaces sera caricaturée, elle renvoie à une obsession du contrôle qui sera mise en scène par des cinéastes comme Jacques Tati ou Bertrand Blier. Les mégastructures analysées par Banham étaient « le futur d’un passé récent » le projet de la ville sur dalle, envisagé de manière pragmatique, aboutit à des résultats similaires. Qu’est-ce que la Défense, si ce n’est une gigantesque mégastructure dont le niveau souterrain organise à un niveau supérieur les différents projets que l’on tentera d’arrêter juste après les avoir commencés ? Après ce qu’il faut bien appeler le constat d’un échec, après les tentatives de contrôle de l’environnement à grande échelle, Banham va s’intéresser à une situation qui se caractérise au contraire par une absence totale de contrôle.

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Le désert comme environnement précaire

Los Angeles, dont il raconte l’histoire dans Los Angeles. The Architecture of Four Ecologie, est la ville issue du désert. C’est la ville des plages, des collines, des autoroutes et de la plaine : quatre écologies, quatre lieux qui ont engendré des modes d’installation qui leur sont particuliers. L’environnement devient ici à la fois social et historique. Il explique la réalité contemporaine. Banham s’emploie longuement à démontrer que, contrairement aux idées reçues, la ville ne s’est pas définie autour de la circulation automobile. L’autoroute est inscrite sur le tracé des infrastructures qui l’ont précédée, c’est le palimpseste de la ville. C’est en effet le tracé des chemins, des réseaux de tram et enfin les autoroutes qui ont structuré la ville. LA n’est donc pas née de la voiture, mais d’un site et de la liaison de plusieurs nœuds d’urbanisation plus anciens, qui ont été raccordés entre eux pour fonctionner comme une entité. En faisant ces démonstrations, documentées par des plans et des photographies, Reyner Banham semble répondre à Françoise Choay qui, au dos d’un livre auquel il a pourtant apporté son concours, The Meaning of the City (Le Sens de la ville13), déclare : « Du village dogon jusqu’aux grandes métropoles modernes on observe le passage d’un village saturé de sens à une cité dépourvue de signification que l’homme habite en étranger. » Cependant, Banham se sent chez lui à LA, il collabore même à un film avec la BBC en 1972, qui commence par une scène mémorable dans laquelle, pour visiter la ville il monte dans une voiture qui parle et qu’il appelle la Baedecar, en référence au fameux guide touristique le Baedecker.

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À côté de la plaine, et en relation avec l’autoroute, la plage est un lieu social essentiel, varié, qui offre un mode de vie spécifique. La customisation des planches de surf, comme des 4 X 4, témoigne de l’état d’esprit libertaire de la ville, où chacun transforme et personnalise les objets de son environnement quotidien selon son désir. Si Reyner Banham va défendre LA contre ceux qui la trouvent détestable, il est également fasciné par le fait que la ville est entourée de déserts. Il est envoûté par le désert qu’il parcourt pour y trouver le silence, loin des bruits de la ville. Il admire sa beauté, sa complexité formelle et devient un desert freak, un fou du désert. On se trouve là devant un paradoxe. Comment le chantre de la mégastructure, des autoroutes, du

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brutalisme, se retrouve-t-il à faire l’apologie du désert dans un livre, Scena in American deserta, publié après sa mort, en 1989 ? La contradiction n’est qu’apparente. La pensée de Banham reste centrée sur la question de la liberté qu’offre la technologie, celle des architectes débarrassés de tout dogmatisme, celle qu’offre la circulation en voiture sur les autoroutes. Le désert se définit par l’absence presque totale de ressources, cette rareté obligeant à la simplicité, même si le désert est habité et disponible. On retrouve ici l’éthique du brutalisme sous une autre forme. Ce qui a séduit également Frank Lloyd Wright lorsqu’il s’y installe, car la rareté des ressources oblige à l’économie des moyens. La découverte de la Californie permet à Banham d’échapper à la postmodernité, mais cela ne l’empêche pas de trouver archaïques le low-tech et la maison solaire passive, qui ne le passionne pas. Un numéro de la revue Architectural Design de 197614 nous éclaire sur la perception qu’ont les architectes contemporains de la maison solaire. À côté des analyses de la reconstruction du centre historique de Bologne, et alors que l’on veut faire l’apologie de ces nouvelles techniques pour économiser l’énergie, la couverture de ce numéro est très critique et donne une image décourageante de cette démarche. Elle montre un couple de petits-bourgeois anglais étriqués, debout devant un pavillon typique équipé à l’énergie solaire. Cette illustration dénonce le fait que l’innovation en matière d’énergie ne s’accompagne pas d’innovation en matière sociale ou architecturale. C’est tout un imaginaire progressiste et futuriste qui s’effondre à ce moment-là. Banham dénonce donc l’absence d’ambition architecturale des défenseurs de l’énergie solaire, à l’exception de l’architecture de Paolo Soleri. Pour lui,

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les maisons solaires sont à la fois détachées de la tradition architecturale et fermées à la technologie la plus avancée. Au mur Trombe, passif, il oppose le mur solaire actif. Il remarque également, non sans ironie, qu’une maison solaire passive réclame sans cesse une intervention humaine : il y a des volets à fermer, des fenêtres à ouvrir15. Ces manipulations sont souvent confiées à la maîtresse de maison, alors que Le Corbusier au contraire voulait libérer la ménagère des tâches matérielles, dans la Cité radieuse notamment ! Le désert incarne le caractère pionnier des Américains qui ont littéralement transformé leur environnement en s’y installant et en le cultivant. Il est le lieu de la non-architecture, illustré par les villes de trailers ou de l’architecture sans architecte des Indiens. Mais la construction dans le désert recourt à des technologies adaptées, notamment les murs en pisé, naturellement isolants. Banham y cherche cependant de l’architecture et trouve celle de Wright, ou plutôt les ruines d’une maison construite par ce dernier et ses assistants, Ocatillo Camp, devant servir de base pour la construction d’un hôtel, San Marco. Neil Levine en a écrit l’histoire : l’hôtel San Marco devait littéralement surgir du désert, s’inscrire dans sa structure tellurique. Finalement, il sera construit dans un style néocolonial par un autre architecte et le travail de Wright ne survivra que sous la forme de ruines. Pour ce camp, Wright avait proposé la forme triangulaire de l’équerre en coupe, 30-60-90, et pensait le monter avec des toiles et des murs, ce qui le rendait inhabitable en été. Banham explique que Wright a sous-estimé la question de la chaleur, étant habitué à résoudre celle du froid. À Taliesin West, Wright ne propose pas de plan symétrique car pour lui, la symétrie, produisant un système clos, est désagréable dans le désert.

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L’Arizona réclame des lignes droites, des surfaces planes et des lignes en pointillés, non continues ; le désert, pour Wright comme pour Banham, est un espace où la topographie et l’absence de ressources imposent leurs lois. Le désert repose également la question d’environnement au sens social. Ainsi lorsque Wright revient à Chicago, juge-t-il la ville trop vieille, trop fondamentalement fausse pour ce qu’il envisage pour le futur et il retourne donc dans le désert16. À partir de 1935, Wright va y passer l’hiver en louant d’abord une maison. Il commence la construction de Taliesin West durant l’hiver 1937, sur un terrain qu’il a acquis à cette intention. Taliesin West a été construit et reconstruit petit à petit sur un plan très précis. Un long bloc de taille variable de un à deux étages. Si le système de la pente est d’une valeur de 1 pour 2, c’est pour se saisir de la vue d’une manière assez agressive. Le bâtiment constitue comme un camp autour de la figure du patriarche, réunissant son peuple autour de lui. Le retour à une certaine austérité donne une très grande liberté, qui vient du caractère temporaire de l’occupation humaine dans un climat aussi inhospitalier. Pour Banham, Wright apporte la preuve que l’architecture peut exister dans le désert, et même y être plus satisfaisante car essentielle. J’emprunterai ma conclusion au rapport qui engage la Ville de Paris sur la prise en compte à l’échelle européenne de la crise climatique : « La stabilisation du climat terrestre ne sera possible que si les activités humaines ne dégagent pas dans l’atmosphère plus de gaz à effet de serre que ce dont les écosystèmes ne peuvent en absorber. Il faudrait, en considérant la démographie, aboutir à la production d’une tonne de CO2 par an et par personne.

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Actuellement, un Africain ou un Indien émet moins d’une teq CO2 par an, quand un Européen en émet 10 et un Nord-Américain près de 20. Un premier objectif est pour la France de passer de 8 teq CO2 par habitant à 2 à l’horizon 2050, soit une division par quatre. C’est le facteur quatre inscrit pour l’horizon 2050 maintenant dans la loi française. Il faut donc être conscient que le demi-siècle qui vient va marquer un profond changement de notre civilisation. » Pour reprendre les problématiques de Banham, on peut se demander si l’urgence environnementale risque de faire disparaître l’architecture au profit de la technologie dans un environnement hypercontrôlé, ce qui s’était produit pour les mégastructures. Pour y parer, on pourrait revendiquer une nouvelle esthétique qui aurait comme projet un usage

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plus économe des matériaux et de l’énergie et qui produirait ainsi une nouvelle esthétique, un renouveau du brutalisme en quelque sorte, que l’on voit d’ailleurs apparaître dans l’architecture contemporaine18. On peut aussi imaginer que la question des ambiances, envisagée à partir de l’architecture et croisant les aspirations sociales, va susciter l’invention d’une « autre » architecture, celle que Banham a appelée de ses vœux, et réaliser enfin un environnement à la fois désirable et aussi bien tempéré.

NOTES   1.  Reyner Banham, The Architecture of the Well-tempered Environment, Londres, Architectural Association (1969), 1984.   2.  Reyner Banham, traducteur Luc Baboulet, Los Angeles. The Architecture of Four Ecologies, Marseille, Parenthèses, 2008.   3.  Reyner Banham, Theory and Design in the First Machine Age, Londres, The Architectural Press, 1960. Récemment traduit, Reyner Banham, Théorie et design à l’ère industrielle, Orléans, HYX, 2009.   4.  Robert Smithson est né en 1928, Alison en 1923.   5.  Reyner Banham, Le Brutalisme en architecture, éthique ou esthétique, Paris, Dunod, p. 86.   6.  Reyner Banham, The New Brutalism : Ethic or Aesthetic ?, Londres, 1966.   7.  Le Brutalisme en architecture, opus cit, p. 135.   8.  Opus cit, p. 10.   9.  « Un Institut de l’environnement en France », cf. Dominique Rouillard. 10.  Bernard Huet, Michèle Lambert-Bresson, Transformation de la cellule du logement collectif contemporain, émergence d’une typologie architecturale, Paris, Ipraus, 1992. 11.  Voir Dominique Rouillard, Superarchitecture, le futur de l’architecture1950-1970, Paris, La Villette, 2004. 12.  Idem. 13.  Françoise Choay et allii, Le Sens de la ville, Paris, Le Seuil, 1972. 14.  Architectural Design, volume 22, janvier 1976. 15.  Reyner Banham, The Architecture of the Well-tempered Environment, p. 288. 16.  Reyner Banham, Scena in American Deserta, Salt Lake City, A Peregrine Book, 1981. p. 75 17.  Site Internet de la Ville de Paris : www.villedeparis.fr 18.  L’Équerre d’argent 2009 du Moniteur, par exemple décernée à Bernard Desmoulin pour le conservatoire de Clichy-la-Garenne. 377


Matthias Sauerbruch

Le langage du soutenable

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Lorsque nous regardons le dernier rapport du WWF*, nous constatons que la notion centrale de ce rapport est celle de l’empreinte écologique. On entend par empreinte écologique l’espace nécessaire à une personne ou un État pour assurer et maintenir sa qualité de vie en termes de nourriture, de logement ou d’infrastructures de transport. Selon ce rapport, l’empreinte écologique de la planète fait une fois et demie sa taille. Autrement dit : il nous faudrait une planète une fois et demie plus grande pour assurer notre style de vie. Ainsi, nous exploitons continuellement des ressources qui ne sont pas renouvelables. Le rapport nous montre également que les pays industrialisés sont débiteurs et que, à l’inverse, les pays en voie de développement sont créditeurs. Il y a donc un déséquilibre entre la consommation et les ressources à travers le monde, ce qui mène inexorablement à un conflit croissant entre nations développées et celles en voie de développement. Finalement, le rapport du WWF indique que l’empreinte carbone domine l’empreinte écologique. Ce sont alors les émissions provenant de la combustion d’énergies fossiles et d’autres types de processus émettant du dioxyde de carbone dans l’atmosphère qui désignent le plus grand problème écologique. Les autres phénomènes de l’empreinte écologique, comme la déforestation, évoluent également continuellement, mais non pas de manière aussi dramatique que les émissions de CO2. L’Europe, les États-Unis et la Chine sont les principaux responsables de cette 381


croissance. La France et l’Allemagne émettent chacune plus de 20 % de la moyenne mondiale des émissions de CO2, ce qui veut dire qu’elles devraient réduire leurs émissions de moitié. Ces phénomènes sont bien connus depuis au moins quarante ans, mais ce n’est qu’aujourd’hui que nous semblons, lentement, réagir, en particulier parce que le « changement climatique » est entré dans la culture courante. Lorsqu’on on regarde la courbe de la population mondiale, on constate qu’elle est arithmétique, c’est-à-dire qu’elle croît de manière exponentielle. Il devient alors inévitable, en particulier pour les pays industrialisés, de changer de style de vie et de posture économique. Cela a bien évidemment un impact très important sur le travail des architectes et des urbanistes, ainsi que de tous ceux qui sont impliqués dans le domaine de la construction. Or, comment pouvonsnous, en tant qu’architectes, urbanistes, contribuer à ce changement de paradigme vers un monde plus soutenable ? Il faut souligner ici qu’il ne s’agit pas seulement de réduire notre empreinte écologique et nos émissions de CO2 , car ce n’est pas une question purement quantitative, mais il s’agit également de changer d’attitude : cette question affecte tous les aspects de nos styles de vie et de notre manière de cohabiter. En effet, nous sommes convaincus que l’architecture doit refléter cette condition culturelle. Aujourd’hui, je présenterai cinq projets qui thématisent chacun un aspect du développement soutenable. Le siège social de GSW à Berlin

Nous avons gagné le concours pour le siège social de GSW à Berlin en 1991, c’est-à-dire il y a vingt ans. Le chantier a été achevé en 1999. Il est donc en usage depuis dix ans. Il s’agit d’une reconversion et d’une

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extension d’un bâtiment de la fin des années 1950 se trouvant au centre de Berlin, proche du fameux passage Checkpoint Charlie entre les anciennes zones américaine et soviétique. Le bâtiment existant est le siège social de la GSW, une entreprise gérant de grands ensembles 383


de logements qui, à la suite de la réunification politique, avait récupéré de nombreuses propriétés. Grâce à ce gain, GSW a pu doubler son effectif et à l’époque, elle avait un besoin considérable d’espace de travail supplémentaire. Le site est très particulier car il s’inscrit à la limite de deux figures baroques qui ont toutes deux dominé les extensions berlinoises du xviiie siècle : d’un côté, la grille orthogonale, de l’autre, la géométrie radio-concentrique. Le site compte parmi ceux qui, à Berlin ont été les plus détruits par les bombardements de 1944-1945, soit environ 90 % de la surface initiale. L’édifice existant incarnait un des rares projets utopiques qui s’étaient projetés d’une façon radicale dans un avenir démocratique. Sur les dessins de l’architecte, datant de 1957, on ne voit aucun bâtiment autour, alors que son projet se trouvait au milieu d’une structure urbaine, même si celle-ci était très endommagée. L’architecte envisageait l’élargissement de la rue et l’intégration d’une station-service dans son programme afin de correspondre au dogme de la ville automobile. Le chantier s’est achevé en 1961, l’année de la construction du mur de Berlin qui passait à quelques mètres. Situé alors à la frontière d’une île – Berlin-Ouest –, le bâtiment était par la suite difficilement vendable ou louable, jusqu’à la chute du Mur, quand le site s’est soudain retrouvé au milieu de la capitale allemande. C’est ce que nous voulions travailler : des fragments qui témoignent des idées et idéologies de différentes générations. Nous souhaitions ainsi relier ces fragments plutôt que de les nier ou les homogénéiser et, dans le même temps, ajouter une dimension prospective. Même si le client ne demandait pas forcément à maintenir la tour (la réglementation urbaine des années 1990 réclamait le respect de la hauteur traditionnelle de 22 mètres), nous avions décidé de la conserver, un peu comme un document de la guerre froide, mais tout en la transformant selon les besoins de notre époque.

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Nous avons alors voulu redonner du sens à une situation rencontrée in situ. Autrement dit, nous voulions introduire, de façon rétroactive, une logique à un site très particulier. Nous avons ensuite tenté d’expérimenter différentes méthodes passives permettant de réduire considérablement la consommation énergétique. Grâce au plan très étroit du bâtiment existant, nous avons pu optimiser l’éclairage naturel. La façade est transparente pour laisser passer la lumière mais aussi pour exploiter ses performances thermiques. Nous y avons réalisé, pour la première fois, une double façade permettant une bonne isolation et nous avons introduit, dans l’interface, des protections solaires flexibles sous forme de volets. Nous avons conçu cette façade comme une façade de convection. En effet, il existe un interstice, d’une profondeur d’un mètre, sur toute la hauteur du bâtiment qui s’ouvre vers le haut. À l’intérieur de cet interstice, l’air se déplace vers le haut et crée ainsi une pression négative. La toiture sous forme d’aile d’avion fonctionne selon l’effet Venturi et participe ainsi à ce courant ascendant. Lorsque vous ouvrez une fenêtre, l’air est aspiré à travers le bâtiment, circule vers le haut et y ressort. À l’époque, c’était encore un prototype et il n’y avait aucun exemple de ce genre. Nous avions réalisé des simulations et effectué des calculs, mais nous ne disposions pas de mesures de vérification. Aujourd’hui, nous sommes très contents du bon fonctionnement de ce principe, surtout en été, quand il fait très chaud à Berlin. Ainsi, plus le soleil chauffe la façade, plus cela engendre de la convection et de la pression. Et grâce au flux constant de l’air, l’intérieur du bâtiment reste suffisamment frais, malgré l’absence de climatisation. Cette expérience fut notre première tentative de réduire de façon radicale la consommation d’énergie d’un bâtiment par des moyens architecturaux, en développant des concepts simples et passifs. C’est également à la suite

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de cette première tentative qu’un nouveau langage architectural s’est inventé en rapport avec ce concept d’économie d’énergie. Étant donné que la façade ouest dispose de cette profondeur de convection avec des panneaux qui peuvent être individuellement réglés par les employés de la société, on ne perçoit jamais la même façade puisque les stores sont en perpétuel mouvement. Par ce jeu de changements constants de couleurs, ce bâtiment a introduit une atmosphère nouvelle dans ce quartier négligé jusqu’alors, voire presque déprimant pendant plusieurs décennies. Or ceci est une de nos convictions principales : celui qui s’intéresse à la conception soutenable doit non seulement considérer les ressources en termes de matérialité, d’usage et d’énergie, mais aussi en termes de culture et de ressources urbaines. Il s’agit de recycler, de réutiliser et ainsi de redonner du sens aux objets que l’on trouve sur place. La banque KFW à Francfort

Ce projet est également un immeuble de bureaux, assez similaire au bâtiment berlinois mais conçu dix ans plus tard. Il s’agit du siège d’une banque à Francfort, dans un quartier datant des années 1970. Plusieurs constructions ont été ajoutées au cours du temps, dans les années 1980, puis les années 1990, et enfin notre bâtiment, début 2010. Nous étions alors confrontés de nouveau à une situation urbaine très fragmentée. Le quartier n’avait pas été autant détruit que celui de Berlin, mais notre approche était également de trouver du sens à une situation initiale en essayant de répondre aux diverses conditions du bâti aux alentours. Il s’agissait encore une fois de s’intégrer à un contexte réel, tout en produisant quelque chose de nouveau. En termes de structures, ce bâtiment est très simple et, contrairement au

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siège de la GSW, il possède un noyau central. Il n’était donc pas possible ici d’introduire une ventilation transversale. Avec Transsolar, notre partenaire en matière d’ingénierie climatique, nous avons développé un concept architectural qui nous permettait d’assurer une ventilation naturelle. Il faut souligner que cette dernière est essentielle pour la réduction des émissions de CO2 , donc de l’empreinte carbone. L’approche est aussi simple que logique : l’emplacement du bâtiment est une résultante urbaine, mais également une résultante aérodynamique, c’est-à-dire qu’il est établi en fonction des courants d’air et du vent. Lorsque l’air circule, cela crée des pressions négatives et positives. Or l’ouverture des fenêtres provoque d’incroyables courants d’air, au point d’empêcher l’ouverture des portes. Nous avons alors proposé une double façade, non pas pour des raisons thermiques, mais pour servir de tunnel aérien : l’air frais est envoyé dans un interstice de l’avant vers l’arrière. Ainsi l’ouverture des fenêtres devient-elle possible. Nous avons appelé ce concept « façade pressurisante ». En effet, ce filtre pour l’air extérieur fait office de collecteur d’énergie solaire de l’automne au printemps. En été, lorsqu’il fait très chaud, il est possible d’ouvrir entièrement la façade pour faire passer un maximum d’air, ce qui laisse apparaître des sortes d’écailles qui habillent le bâtiment et que l’on pourrait comparer aux pores de la peau. Ces techniques et ces technologies expérimentées ont depuis été développées et sont aujourd’hui plus ou moins la norme en Allemagne. Les dalles chauffantes, par exemple, qui permettent de faire passer des conduits d’eau à travers le bâtiment et qui servent à la fois de chauffage et de rafraîchissement. En outre, nous essayons toujours d’utiliser des énergies bio-thermales. Dans ce projet, nous avons mis à profit la profondeur du parking souterrain pour intégrer les tuyaux amenant l’air frais dans les fondations. Le brevet que nous avons développé concerne

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la réduction énergétique. Cette notion de durabilité est également un critère de marketing pour la banque KFW, le maître d’ouvrage qui attribue des crédits pour des projets de construction et de rénovation écologiques. Ainsi, le siège de la société devait être un projet exemplaire et il nous fallait donc réduire aussi les coûts énergétiques. Les chiffres actuels montrent que nous atteignons les 100 kWh d’énergie primaire par an et par mètre carré. À l’échelle globale, cela ne représente pas énormément, mais au niveau local, cela peut avoir un impact conséquent. Toutefois, nous devons également penser à l’origine de l’énergie : d’où vient-elle ? Comment l’utiliser ? Pour cette raison, nous avons tenté d’optimiser les processus de production en préfabriquant, en usine, un maximum d’éléments constructifs qui seront assemblés sur place. Penser à l’environnement et au climat dans la conception d’un projet est un point de départ évident pour considérer l’énergie des éléments qui nous entourent : le soleil, le vent, les saisons. Un problème majeur est la question du confort : de quelle chaleur avons-nous besoin ? Quand, dans la journée et dans l’année, et à quel endroit ? Certes, il existe des technologies avancées adaptées à ces questions, mais pour ce qui nous concerne, il s’agit d’abord d’une question conceptuelle. Jessop West à Sheffield

Ce projet pour l’université de Sheffield est plus emblématique de notre travail actuel puisque c’est un projet à budget réduit. Il faut savoir que le système éducatif britannique est aujourd’hui à court de financement et que les budgets pour la construction d’équipements éducatifs sont généralement très faibles. À Sheffield, la plupart des bâtiments

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universitaires, souvent déjà recyclés (un bâtiment résidentiel a été reconverti en département d’études), étaient dans un état pitoyable, voire tombaient en ruine. De plus, ces bâtiments étaient dispersés sur un grand territoire. Lorsque des locaux abritant un hôpital sont devenus vacants, l’occasion s’est présentée de condenser le campus. L’université de Sheffield, en tant que maître d’ouvrage, nous a demandé de concevoir un plan directeur. Notre projet s’est basé sur deux axes : un axe vertical de circulation majeure en direction du centre-ville et un axe horizontal réservé aux piétons reliant les différents bâtiments universitaires. Nous avons appelé ce dernier la rue principale du campus. Nous avons proposé, en termes d’architecture, un projet qui puisse répondre aux différents contextes dans une situation très fragmentée. Les départements d’études étaient souvent situés dans des logements privés, des maisons particulières avec jardin. Il était alors difficile d’imaginer toutes ces maisons individuelles devenir un seul bâtiment malgré l’organisation et la logique économique de l’université. Nous avons alors cherché à conserver les différentes identités tout en reliant les trois départements dont nous avions la charge. Il s’agissait d’introduire une politique d’échange, curieusement rare dans les universités. Notre idée consistait à créer de petits studios pour ces trois départements (pour les professeurs : 7,80 mètres carrés comprenant une fenêtre, une porte, un bureau, une chaise, une armoire, une étagère, une lampe). C’est grâce à cette logique cellulaire − une sorte de chaîne moléculaire − que nous avons pu créer une structure plus ouverte et une association plus fluide des unités. La moitié des bureaux étant souvent vides, nous avons proposé une structure flexible constituée d’espaces ouverts, fermés ou bien dédiés à la circulation. Ces espaces ne sont pas cloisonnés afin d’amener de la lumière naturelle dans les couloirs. Ils peuvent être fermés si le besoin se présente.

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Cependant, ce sont les couloirs qui constituent les espaces principaux dans l’univers scolaire et universitaire. C’est l’endroit où les étudiants se croisent, où ils rencontrent les professeurs ou consultent leurs notes affichées. Pour ces raisons, nous avons décidé d’en faire un espace central, appelé le « hub » (le connecteur). C’était finalement le seul endroit où les départements se rencontraient et par conséquent, le lieu où se créent les échanges. Nous nous sommes alors concentrés sur le design de cet espace, alors que le reste était traité de manière minimale. Nous avons également essayé de créer dans la rue principale des sortes de cavités extérieures où l’on peut s’asseoir ou se réunir avec des amis ou collègues. En même temps, des espaces internes relativement grands peuvent accueillir les étudiants en dehors de la rue principale. Nous avons insisté sur l’implantation de services au rez-de-chaussée, où l’on peut trouver aujourd’hui des cafés, une librairie ainsi que des locaux pour les associations d’étudiants. Ces services sont absolument cruciaux pour la vie sociale d’un campus. Nous avons voulu intégrer une ventilation naturelle. De plus, la rue adjacente au bâtiment, très fréquentée, posait un problème acoustique. Nous étions alors contraints de concevoir une façade qui protège l’intérieur des nuisances sonores tout en laissant passer l’air pour ventiler le complexe. Notre solution a consisté à intégrer le long de la façade, et plus précisément derrière les parois de verre, des canaux constitués d’un matériau absorbant le son. Nous avions décidé d’investir une grande partie du budget dans la façade car celle-ci représentait le principal moyen de contrôler le climat interne et d’échanger avec l’environnement. Ainsi, d’autres éléments comme la structure en béton préfabriqué, ont-ils été réalisés avec des moyens plus simples. La façade agit ici comme un filtre climatique, et grâce à ce contrôle

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nous économisons beaucoup en termes de chauffage, de climatisation et d’éclairage. Sur une période de soixante ans, le coût de construction d’un bâtiment ne représente que 15 % des dépenses totales qu’engendre son fonctionnement. Ainsi, les économies réalisées pourront-elles servir au fonctionnement de l’université, sur le plan de l’argent, de l’énergie et des émissions et production de CO2. L’utilisation de la couleur est très importante pour nous. Pour ce projet à Sheffield, nous avons expérimenté les couleurs en référence aux différents départements de l’université. Nous avons également tenté de dessiner la façade comme un textile, notre intention étant de créer une illusion tectonique. La façade est pour nous comme un tissu, qui non seulement enveloppe le bâtiment mais également le protège. Elle est une interface entre l’intérieur et l’environnement extérieur. Nous avons présenté ces idées à la Biennale d’architecture de Venise, il y a quatre ans, avec une maquette appelée The City Dress (la robe de ville). Les édifices doivent donc être pensés pour des cycles de vie d’au moins soixante ans (aujourd’hui considérée comme une longue période). Dans soixante ans, l’utilisation de cette construction ne sera pas la même qu’aujourd’hui car une nouvelle génération occupera le bâtiment avec de nouveaux besoins techniques. Cette perspective à long terme doit être prise en compte dans la phase conceptuelle d’un projet, qui doit pouvoir s’adapter à ces changements. Il est également important d’amener un client à penser en termes de cycle de vie et non simplement de coûts d’investissement. Agence fédérale de l’Environnement à Dessau

Ce projet est celui d’une agence gouvernementale allemande responsable des politiques et des recherches environnementales. Cette agence prélève

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des échantillons dans l’air et dans l’eau. Elle est chargée de surveiller l’influence industrielle sur l’environnement et d’élaborer des lois. C’est la principale organisation autour des questions de l’environnement. Lors de la réunification allemande, l’agence déménagea de Berlin à Dessau, c’est-à-dire à environ 110 kilomètres au sud-est de la capitale. Dessau se trouve au sein d’une région en pleine dépression économique, dont le taux de chômage a atteint par moments les 50 %. Si des activités ont été créées pour faire baisser le chômage, la situation ne s’est pas beaucoup améliorée. Ainsi, déménager cette agence qui emploie mille personnes constituait une tentative de ramener au sein d’une région anciennement industrielle une nouvelle pensée, un nouveau type d’activités. Le pari était que de nouvelles industries se développent autour de celle-ci en prenant exemple sur elle. Chaque aspect de l’opération se devait d’être exemplaire d’un point de vue environnemental. Le projet était prévu sur le site d’une ancienne industrie de gaz. Une petite gare reliait exclusivement Dessau à Görlitz où se trouvait sans doute le plus beau jardin anglais en Allemagne. Lorsque la compétition commença, la gare était fermée et abandonnée depuis très longtemps. Il se dégageait de cet endroit idyllique une forte mélancolie, accompagnée d’un sentiment apocalyptique. Notre première intuition fut de réintégrer cette zone dans le tissu de la ville. Nous avons décidé de placer le restaurant d’entreprise à l’extérieur du bâtiment principal, le long d’une route cycliste et piétonne. Le hall était intentionnellement disposé à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du bâtiment pour un usage public, et donc accessible aux habitants de la ville. Il y avait également une logique géométrique interne à l’édifice qui consistait en une répétition de cellules qui suivaient la typologie des bureaux allemands standard. Au-delà de ce programme de bureaux,

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nous avons traité l’atrium pour qu’il soit ouvert au public. L’idée était que cet espace public, ce jardin, conduise à différentes parties du bâtiment, notamment à la bibliothèque publique, à la salle de conférence, à la galerie d’exposition et au centre éducatif. Les accès sont relativement ouverts. L’espace central du lieu de travail assure la circulation et relie les différentes parcelles. Mais il constitue aussi un espace de rencontre qui participe à une amélioration de la communication au sein de l’organisation. Pour tenter d’équilibrer le tout, nous avons proposé le long des passerelles des départements fixes, en analogie avec les places historiques sur lesquelles se trouvent toujours quelques objets pérennes comme l’église ou la mairie, et entre lesquels la masse est flexible. La trame répétitive des façades est modulée selon la taille des espaces attribuée aux départements. C’est une tentative de prédiction d’une future flexibilité. Ici aussi nous nous sommes intéressés à plusieurs technologies et stratégies afin de réduire la consommation d’énergie à la fois pour la construction et pour le fonctionnement du bâtiment. Cela inclut des technologies solaires, thermiques et photovoltaïques. Cependant, la plus importante contribution est certainement l’échangeur de chaleur constitué de tuyaux qui parcourent près de 7 kilomètres sous terre. C’est la principale source d’air frais du bâtiment. Cela était possible car le site étant une ancienne friche industrielle, la tuyauterie, contaminée, a dû être remplacée. Nous devions donc creuser de toute façon. Ainsi, nous en avons profité pour intégrer un réseau de tuyauterie à travers lequel l’air circule. Le système s’est révélé très efficace et assure aujourd’hui un excellent système d’air conditionné. En termes de consommation d’énergie, ce bâtiment se rapproche de zéro. C’est mieux que ce que nous avions fait auparavant, mais ce n’est que la base de ce qui devra être fait dans le futur. Nous avons également

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passé beaucoup de temps dans le choix des matériaux. La façade est intégralement en bois, ce qui est très rare, notamment en raison des risques d’incendie. Elle a été assemblée sur place à partir d’éléments préfabriqués. Ce qui donne une combinaison intéressante, car aucun des éléments n’est vraiment identique. Chaque élément construit à partir de dessins informatiques par des robots est donc à la fois semblable et différent des autres. Comme dans les autres projets, nous avons essayé

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d’optimiser le potentiel que nous trouvions sur le site. Par exemple, la façade est très épaisse, car nous avons utilisé pour l’isolation du papier journal recyclé trouvé en grande quantité sur place. Nous avons employé ce matériau et la profondeur de la façade pour insérer des aérations. Nous avons également créé un jeu de couleurs en façade, qui produit une image sculpturale utilisant la surface et la profondeur de la façade. Le bâtiment est très large et on ne le voit jamais dans son entier. Lorsqu’on le longe, on remarque que les couleurs changent et que l’on passe progressivement d’une famille de couleurs à une autre. Ces familles correspondent à des nuances que nous avons trouvées dans l’environnement alentour. Ainsi, la face du bâtiment qui longe le parc affiche une palette de tons verts, tandis que d’autres façades soulignent la couleur des murs en briques qui leur font face avec des teintes rouges et orangées. Enfin, la façade bleue de l’entrée correspond au ciel et au bassin. Cet édifice est volontairement différent car nous ne voulions pas produire un bâtiment en brique pour nous intégrer à tout prix à l’environnement. Nous voulions proposer quelque chose qui signifiait une rupture, un nouveau commencement. Ce que je veux souligner avec ce projet, pour citer Rem Koolhaas, est que « la ville est tout ce que nous avons ». Aujourd’hui, il n’y a presque plus de différence entre la ville et la campagne, car les deux ont été très affectées par les architectes, les ingénieurs, les forestiers et les gens qui ont planifié notre environnement construit ou influé sur celui-ci d’une manière ou d’une autre. La ville est l’endroit où nos enfants seront élevés, le milieu au sein duquel ils développeront leurs imaginaires et leurs sens. C’est donc le rôle des architectes de créer cet environnement de manière adéquate. Lorsqu’on construit un bâtiment, il faut prendre en compte l’environnement urbain, le contexte. Il faut se considérer comme

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Le langage du soutenable

appartenant à un réseau auquel il faut s’attacher et au sein duquel il faut être actif. Il faut donc considérer les espaces autour du bâtiment comme des données du problème et il faut avoir la volonté de contribuer à la culture de l’endroit. Musée Brandhorst à Munich

Ce projet est légèrement différent des autres. Il s’agit d’un musée à Munich qui abrite une collection privée donnée à l’État bavarois. Il se situe dans le quartier des musées, près de l’Alte Pinakothek, la Neue Pinakothek et la Pinokothek der Moderne, les trois principaux musées de Munich. Sur le site, se trouvent des bâtiments universitaires, des espèces de blocs gris. Il s’agissait de réaliser un projet autour de ces blocs, en

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mémoire à un vieil édifice d’enceinte qui se trouvait là. Il nous fallait donc reprendre le dessin de cet ancien bâtiment. Ce faubourg, appelé Marxvorstadt, a été construit au début du xixe siècle, puis bombardé et fortement endommagé. Après la guerre, ce bâtiment d’enceinte a été construit délibérément en retrait de la rue et symbolisait d’une certaine manière un nouveau début. Un des défis, lors de la conception d’un musée, concerne le nombre réduit de fenêtres, car il faut des murs pour accrocher les œuvres. Dès le début, nous voulions créer un bâtiment dont la façade attirerait le public et lui donnerait envie de passer devant. D’un autre côté, nous avions un désir instinctif de couper ce volume, de le décomposer en plusieurs parties et de modifier son échelle. Une des manières d’aborder cette décomposition était d’utiliser la couleur. Nous avons souhaité diviser la construction principale en plusieurs volumes qui donneraient l’impression de s’emboîter, c’est-à-dire une impression de tridimensionnalité. Le bâtiment se divise horizontalement et verticalement en trois zones. La parcelle étant très limitée, nous avons dû empiler des galeries les unes audessus des autres, ce qui est peu commun. Horizontalement, s’étendent trois galeries d’exposition : un bâtiment de tête, un bâtiment central, et un troisième principalement consacré à des espaces techniques et de stockage. Si l’on regarde le plan, ce tripartisme est explicite. On remarque un espace de stockage pour les œuvres, les galeries au rez-de-chaussée et le hall d’entrée avec un café, une librairie, etc. Au rez-de-chaussée, il y a une enfilade d’espaces d’une échelle assez intime. Nous nous sommes assurés de ne pas créer une forme trop répétitive, comme à l’Alte Pinakothek, en disposant et en ouvrant les espaces afin de les dynamiser. Le large escalier devient le volume principal, le « connecteur » principal du bâtiment reliant les trois étages.

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Le langage du soutenable

Un autre aspect intéressant de ce projet est celui de la lumière naturelle. Nous avons dû inventer un procédé car si nous avions opté pour un éclairage en hauteur sur les côtés, un des murs aurait été baigné de lumière alors que celui qui lui fait face serait resté dans l’ombre. Nous avons donc conçu un plafond réflectif, courbé, permettant de diffuser la lumière et de la refléter sur le mur d’en face. Nous avons également installé un panneau prismatique qui reflète la lumière zénithale dans la salle. Censé proposer une échelle intime pour exposer des collections privées venant de particuliers, chaque étage du musée possède une logique spatiale qui lui est propre. Ainsi, les espaces sont définis et ont chacun une identité propre. Les sols sont très différents. Celui du rez-de-chaussée reçoit la lumière du soleil. Un autre espace, appelé le patio, est éclairé naturellement, ainsi que des suites de salles : l’une pour la photographie et le graphisme, éclairée par une lumière artificielle, la seconde pour les arts médiatiques, qui est une boîte noire. Les espaces du haut sont dédiés exclusivement à l’artiste américain Cy Twombly. Un espace a été dessiné spécialement pour l’une de ses œuvres, Lepanto-Cycle, un cycle de douze peintures mesurant chacune 2 x 3 mètres. Nous les avons aménagées sur un écran panoramique qui permet au visiteur de voir l’ensemble en un seul mouvement du corps. La hauteur sous plafond est de 9 mètres. La lumière naturelle apporte une présence particulière, difficile à décrire. Cet espace a été conçu en collaboration avec Cy Twombly qui a même créé des œuvres, spécifiquement pour lui. Le sujet de la conception d’un musée est très intéressant car même si nous sommes ici pour parler de développement durable, il est important d’étendre ce concept de durabilité à tous les domaines. D’un point de vue énergétique, nous avons utilisé une énergie géothermique. Nous

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nous sommes servis du surplus de chaleur des autres musées pour chauffer, mais aussi pour refroidir le bâtiment. Nous avons un système actif dans le sol et dans les murs. L’intégralité de l’enveloppe agit comme un radiateur, créant ainsi des conditions stables pour les œuvres. Nous avons également optimisé les apports de lumière naturelle afin de réduire la facture énergétique, particulièrement significative pour un musée. La façade joue également un rôle environnemental. Nous devions concevoir une façade qui absorbe le son, car le voisinage se plaignait de nuisances sonores. Ainsi la façade de notre musée agit-elle comme un écran sonore sur une autoroute. Pour garder son esthétique, nous avions superposé deux couches. Une première au fond, constituée de métal, est ondulée. Percée de minuscules perforations et recevant deux couleurs différentes, elle reçoit les matériaux absorbants qui jouent un rôle d’isolants. La couche de devant, qui laisse passer le son, a été réalisée en céramique vitrée. Lorsqu’on regarde le bâtiment de façon oblique, on remarque surtout la verticalité de la façade ; si on le contemple de face, c’est l’horizontalité de la couche arrière qui domine. Si on observe le bâtiment de près, chaque couleur ressort distinctement, et plus on s’éloigne, plus les couleurs se confondent pour former une unité. La peau s’assimile à une peinture, à un tissu homogène. J’emploie ce dernier paragraphe pour rappeler aux architectes que la conception des espaces, des surfaces, des détails, des objets et du mobilier fait partie de la démarche de développement durable. D’une manière générale, il faut développer une complicité avec les usagers pour les convaincre d’adopter une attitude plus consciente vis-à-vis de l’environnement, et je pense que l’architecte peut apporter une grande contribution à ce stade. Il s’agit de qualité, de sécurité, d’hygiène, de

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Le langage du soutenable

stabilité, mais également de stimuler les sens, l’intelligence, et de susciter la surprise. Le développement durable ne doit pas être une excuse pour réaliser des projets ennuyeux et répétitifs. Cela devrait être un défi pour nous tous, architectes, pour réinventer notre profession dans les sphères publiques. *  WWF, rapport « Planète vivante » 2008, à télécharger sur wwf.fr.

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Jean-Philippe Vassal

Ambiances et climats

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Ambiances et climats « Si la nature était parfaite, nous n’aurions pas besoin de maison. » Emilio Ambasz

J’ai répondu à votre invitation ce soir pour parler du climat et des ambiances, et je pense que ces questions sont fondamentales pour les architectes. Pour moi, l’architecture moderne que j’aime, celle des Case Studies par exemple, montre qu’on ne regarde plus seulement depuis le dehors vers un objet, mais aussi de l’intérieur vers le dehors. On habite. Je suis dans mon séjour et je regarde le paysage. Je suis dans la rue et je regarde la ville. Tout se passe autour de l’habitant, par les yeux et les sens de l’habitant. J’aime les villes et j’aime le cinéma qui parle des villes, qu’elles soient vraies ou imaginaires, que ce soit Jim Jarmush, Wenders, Terry Gilliam ou Ridley Scott. Il représente tellement mieux la ville que les dessins des architectes ou des urbanistes. Pourquoi ? Parce que la caméra suit au plus près les habitants et leurs histoires, la caméra est leurs yeux. Le cinéma parle des ambiances, des mouvements et de la vie. C’est à travers le cinéma que j’ai envie aujourd’hui de faire de l’architecture, et penser à la ville. Quelques images et quelques projets pour en parler. GLASS HOUSE JOHNSON – VILLA FARNSWORTH, MIES VAN DER ROHE

La première image est la Glass House de Philip Johnson (1945-1949). Il s’agit d’un parallélépipède avec une structure qui englobe l’espace. On 405


m’a raconté une anecdote, vraie ou fausse, que je trouve assez amusante. Philip Johnson avait comme référence Mies van der Rohe et lorsque sa maison fut terminée, il voulut connaître son avis. Il l’invite alors à y passer un week-end. Mais Mies van der Rohe serait parti en pleine nuit, prétextant ne pas arriver à dormir dans une maison où l’espace était à ce point contraint par les poteaux dans chaque angle. Quelque temps après, la Farnsworth House (1945-1951) explique de façon remarquable la conception de l’architecture de Mies van der Rohe. On voit effectivement dans cette maison que les poteaux ne sont pas à l’endroit où le verre s’arrête. Le projet n’est pas posé directement sur le sol mais un peu surélevé. Entre le niveau de la maison et le sol, il y a une plateforme intermédiaire et enfin un espace entre le dedans et le dehors. On pourrait continuer la liste des différences. Ces deux villas sont

La Glass House de Philip Johnson.

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ambiances et climats

fondamentalement contradictoires. L’une est un objet dans le paysage. L’autre est une relation avec ce paysage, un passage et un échange de l’intérieur vers l’extérieur. J’écoutais récemment l’interview de Paul Maymont : il déclarait que pour lui, l’architecture avait changé quand on a commencé à parler de design, avec Raymond Lœwy (1893-1986), designer d’objets et de locomotives, en créant des capotages et des formes de plus en plus étanches vis-à-vis de l’extérieur. ÉCOLE NOMADE

Au milieu du Sahara nigérien, il n’y a rien, pas de ville, pas de village, pas d’arbre, que le sable et le ciel, il fait 50 °C en journée, le ciel et le sable sont blancs, réverbèrent la chaleur intense. Les habitants sont des nomades. L’habitat est le désert. L’abri en paille est la seule construction visible, c’est une école pour les enfants nomades. Elle fait 70 mètres carrés de surface au sol et 1,60 mètre de hauteur. Des branches de bois sont plantées dans le sable, d’autres branches les relient en toiture, l’ensemble est recouvert de paille de mil tressée. Étrangement, alors que dehors il fait si chaud, on pénètre sous ce toit et il fait bon. Le rayonnement est arrêté, il fait sombre. Deux ambiances très différentes : l’intérieur à l’ombre et l’extérieur en pleine lumière. La différence de température crée un léger mouvement d’air qui rafraîchit. Une trentaine d’enfants sont assis sur le sable, ils regardent et écoutent un programme scolaire sur une télévision posée sur une table ; sous la table, des batteries et sur le toit, un panneau solaire produit l’énergie nécessaire. Je crois qu’il n’y avait même pas d’enseignant. C’est l’école la plus extraordinaire que j’ai jamais vue.

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NUAGE AU SAHARA

C’est un nuage seul dans le ciel du Sahara. Sur la photo, un minuscule trait blanc vertical à l’horizon donne l’explication du phénomène. Le trait blanc est une flamme de 150 mètres de hauteur, elle est due à l’explosion du puits de pétrole à Gassi-Touil. L’incendie a duré quatre à cinq jours et la chaleur qui s’en est dégagée, en s’élevant, a produit le nuage, 3 000 mètres plus haut, par condensation de gouttes d’humidité à haute altitude. De temps en temps, pendant une ou deux heures, celui-ci disparaissait puis revenait. La photo est prise à environ 4 000 mètres de là. 408


Nuage au Sahara. 409


TROPICAL ISLANDS ET TROPPENHAUS, DALHEM, BERLIN

Le hangar à dirigeables a été construit en 2000 pour la société Cargo Lifter, pour des engins qui n’ont jamais été réalisés. Le bâtiment fait 360 mètres de long, 210 mètres de large et 107 mètres de hauteur. Un groupe de promoteurs thaïlandais l’a racheté en 2003 et y a installé ce « paradis » artificiel et ludique de 5 millions de mètres cubes, une piscine de 4500 mètres carrés et un lagon de Bali de 1500 mètres carrés, à une température constante de 25°. L’époque des jardins botaniques avec la construction des grandes serres au xixe siècle est très stimulante pour moi. Une des premières choses que j’aime faire lorsque je découvre une ville, c’est visiter son jardin botanique et voir de quelle façon les villes ont conservé ou développé leurs collections de plantes exotiques. La Große Tropenhaus (1905), à l’intérieur des grandes serres du jardin botanique de Berlin Dalhem, est une des plus grandes du monde. Les serres ont été conçues pour permettre l’acclimatation de plantes venant d’ailleurs et de différents climats. La modification et la régulation du climat ambiant en un climat artificiel tropical permettent de recréer le biotope similaire à celui que les végétaux connaissaient sous leur climat d’origine. HANS WALTER MüLLER

Le climat est défini par le passage de l’air dans la maison (et atelier) gonflable de Hans Walter Müller, près de Paris. L’air de la forêt passe à l’intérieur d’une enveloppe légère en plastique, une légère différence de pression maintient cette enveloppe très fine et crée le volume habitable (environ 400 mètres carrés et 6 à 7 mètres de haut). La sensation de l’air

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ambiances et climats

Tropical Islands, Berlin.

frais et sain de la forêt à l’intérieur de l’habitation est agréable. Cet espace est relié par une grande trappe coulissante à un autre espace enterré (une ancienne carrière) aux qualités climatiques différentes et complémentaires. ALMERIA

Almeria, dans le Sud de l’Espagne : le territoire est recouvert par 25 000 hectares de serres horticoles visibles depuis l’espace enserrant la ville d’Almeria, jusqu’à la réduire à un petit point. Beaucoup de ces serres sont rudimentaires, plastique de mauvaise qualité tendu sur des structures à 1,80 mètre du sol, bouts de bois fixés verticalement, reliés en partie haute

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par des câbles métalliques tendus et des grillages couverts de plusieurs couches de plastique. Cette enveloppe reste transparente la plus grande partie de l’année. Quand l’été vient, les blanqueros, montent sur ces structures, ils marchent sur le toit, s’enfonçant un peu comme dans une sorte de mer et recouvrent tout en blanc par une peinture de chaux, afin de réfléchir le rayonnement et éviter qu’un trop grand rayonnement passe à l’intérieur. Le système de construction est rudimentaire, les conditions de travail sont inhumaines. Il n’y a plus de terre à l’intérieur, mais une sorte de cendre, la culture est hydroponique. On peut produire quatre saisons de fraises, de tomates ou de concombres par an. La région d’Almeria est une des régions les plus sèches d’Espagne, proche du désert. Depuis dix ans, des chercheurs se sont aperçus que la température de la région a diminué de 3 à 4 °C. La réflexion du soleil sur le plastique blanc a réduit l’échauffement de la terre et induit une modification du climat. SERRES HORTICOLES PROFESSIONNELLES

Il y a des serres horticoles beaucoup plus évoluées et nous nous intéressont depuis longtemps, avec Anne Lacaton, à cet outil extrêmement pragmatique, précis et économique. Les enjeux sont importants, les principaux producteurs de serres sont français, hollandais, israéliens ; aujourd’hui, il s’agit de cultiver des fleurs, par exemple des roses, au Kenya ou en Suède, en Hollande ou en Équateur, sous des climats très différents. Le système utilise le climat ambiant, le régule, le transforme et l’adapte pour que des fleurs puissent pousser dans les meilleures conditions possibles. Il s’agit d’un process industriel. La culture des roses est exigeante, elle nécessite une quantité précise de lux, une température et une humidité spécifiques, un ombrage bien défini, l’ensemble nécessite

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ambiances et climats

Serre horticole.

une technologie extrêmement fiable et maîtrisée. Lorsqu’on étudie dans le détail ces structures et ces systèmes horticoles, on s’étonne que la technologie développée pour créer le climat nécessaire à la culture des fleurs soit à ce point plus évoluée que celle utilisée pour les habitants et leurs logements. Pour la ventilation, par exemple, une serre est conçue pour avoir une capacité de renouvellement naturel d’air de l’ensemble de son volume en une minute (avec des vitesses d’air restant faibles, inférieures à 0,5 m / sec). Dans la plupart des bâtiments en général, on considère que le taux de renouvellement d’air est de l’ordre d’un volume par heure. Il y a différents types de serres. Les serres en paroi plastique, plus légères,

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peuvent être un peu moins précises pour l’horticulture que les serres en verre qui sont plus hautes. Plus la serre est haute, plus le contrôle climatique est précis, le gradient de température entre le haut et le bas étant davantage étiré. Les serres plastiques disposent de technologies sophistiquées comme les doubles parois gonflables assurant une isolation plus importante. Les tissus d’ombrage, qui sont calibrés suivant un degré de réflexion (50 %, 70 %, 95 %) selon les plantes ou les saisons, sont mobiles et permettent de filtrer et de réguler la lumière nécessaire. Certaines plantes comme les chrysanthèmes ont besoin, au mois de septembre ou d’octobre, d’être plongées dans le noir pour rester bien blanches. Il est possible de faire le noir total et de corriger les durées d’éclairement de certaines plantes poussant sous d’autres climats. Le maximum d’espace est construit avec un minimum de matière. Plus la structure en acier est fine et légère, plus la capacité maximale de rayonnement utile à la photosynthèse sera importante. Sur cette ossature, l’enveloppe, faite de la peau la plus fine, crée un système qui joue et réagit avec l’extérieur, qui permet la photosynthèse, crée l’effet de serre pour chauffer, coupe du vent, crée les ventilations, les ombrages ou les isolations nécessaires. Certaines serres, comme celles qui s’appellent Open Sky, peuvent être entièrement ouvertes en une minute. Quand le climat extérieur devient plus intéressant que le climat intérieur, l’ensemble des films plastiques peut se remonter très rapidement de manière à ce qu’il ne reste plus que la structure. Cela permet par exemple de profiter de la pluie pour arroser. C’est une façon optimiste et intelligente de jouer avec le climat. À peu près l’inverse de ce que la réglementation nous impose de faire aujourd’hui. Les contraintes, les règlements et les normes conduisent malheureusement

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ambiances et climats

à produire des maisons ou des constructions essentiellement conçues et calibrées par le fait qu’elles doivent fonctionner pendant les pires cinq jours de l’année sur une statistique de dix ans, ce qui est extrêmement contraignant en considérant les trois cent soixante autres jours pendant lesquels le climat est meilleur, voire bien meilleur et plus sain qu’il n’est à l’intérieur. Le soleil est le radiateur le plus puissant qui existe. On devrait utiliser le moindre de ces rayons, cette capacité maximale, et seulement avoir à la filtrer ou à la bloquer selon les angles d’insolation des différentes saisons. L’isolation – ou l’ombrage – devrait être dynamique, mobile et adaptée aux changements des saisons et des climats, aux souhaits des habitants. Le fonctionnement climatique de chaque habitation se définit suivant un rythme jour, nuit au quotidien. MAISON LATAPIE 1 ET 2

Ce qui nous intéresse prioritairement, c’est la relation entre intérieur et extérieur, comme un rapport de porosité, d’échange et de passage. Un de nos premiers projets, la maison Latapie, est représentatif de cette approche. À Bordeaux, le temps, tout en étant assez clément, n’est tout de même pas parfait ; nous avons pensé qu’il suffisait de modifier légèrement ce climat pour obtenir le climat idéal. Le projet était simple, une serre professionnelle standard en double paroi gonflable était fixée sur une infrastructure en béton d’un niveau. Le climat bordelais était ainsi modifié, devenait plus proche de celui des Baléares par exemple. L’installation de quelques boîtes en bois sous cette enveloppe suffirait alors pour assurer un cloisonnement minimum des chambres, un séjour, une salle de

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bains. Les différentes ambiances étaient combinables entre elles suivant les saisons et les espaces, dans les cabanes en bois ou dans l’espace interstitiel entre celles-ci et l’enveloppe de la serre, et en relation avec le jardin. Au rez-de-chaussée, la boîte en bois abritait la cuisine et le séjour, un sanitaire, un garage. À l’étage, il y avait une chambre pour les parents, une salle de bains, un passage conduisant à une chambre pour les enfants, un deuxième escalier qui permettait d’accéder à la deuxième chambre pour les enfants et une terrasse-solarium. Malheureusement, ce projet ne s’est pas fait, car il était environ 2 000 euros trop cher par rapport à un budget de 60 000 euros en 1993. Le projet finalement réalisé a été plus économique, plus efficace, tout en fonctionnant sur les mêmes principes : une grande serre ouverte vers l’est prenait les rayons du soleil très tôt le matin, afin que très vite on n’ait plus besoin de chauffer l’intérieur de la maison parce que le soleil passant à travers la serre était suffisant. On imaginait une serre remplie de palmiers, de ficus, de bougainvilliers ; or ce qui s’est passé est bien plus intéressant. Les habitants ont très vite installé une grande partie de leur mobilier dans cet espace car ils l’ont considéré comme une pièce à part entière. En temps d’occupation, cet espace non chauffé est la pièce la plus utilisée de la maison. Des systèmes de passage et d’ouverture simples, des portes repliables ou coulissantes, font fonctionner l’espace intérieur isolé avec l’espace intermédiaire de la serre et au-delà avec le jardin, en proposant un ensemble de combinaisons très variées. L’été, un système d’ombrage et une large ventilation naturelle permettent à l’air chaud de s’échapper en haut de la serre afin de maintenir un confort agréable. L’hiver, l’air chaud est conservé, il suffit d’ouvrir les portes et les fenêtres de la partie isolée pour laisser entrer l’air chaud et éviter de continuer à chauffer. La consommation de cette maison pour le chauffage est très

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ambiances et climats

Maison Latapie.

IntĂŠrieur de la serre Latapie.

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basse. Le soleil est de loin le meilleur et le plus agréable radiateur. PROJET FUTUROSCOPE POITIERS

Les principes bioclimatiques élaborés lors de la conception de la maison Latapie ont été par la suite repris pour d’autres projets. Ce qui a été fait pour une maison peut se faire à tous les étages d’un immeuble. Il suffit de transporter l’ambiance définie dans un autre contenant et de l’adapter finement aux nouvelles conditions. L’espace est construit de manière simple avec des éléments préfabriqués, répétitifs, créant une structure efficace et économique, une ossature de composants en béton, proposant de grandes portées de plancher, avec des sols planchers tous les 7 mètres. Dans cet intervalle, l’équivalent d’une maison Latapie peut s’installer. Être au dixième, ou au quinzième étage ne doit pas être une gêne pour offrir les mêmes conditions d’habitation qu’une villa de plainpied. L’habitation communique avec le jardin d’hiver double hauteur qui propose les espaces de liberté et les espaces d’échanges avec le climat extérieur. Il permet de ne pas se sentir, comme dans beaucoup de tours ou barres des années 1970, ou actuelles, prisonnier derrière une petite fenêtre donnant sur un paysage. Nous continuons ce travail d’exploration du potentiel des serres horticoles et leur capacité d’adaptation pour l’habitation. La question du chauffage, l’hiver ou la nuit, se pose en particulier. Il est intéressant de combiner deux catégories d’espaces complémentaires : un espace isolé, chauffé et protégé d’une part ; une enveloppe bioclimatique non chauffée d’autre part : une boîte isolée et chauffée à côté ou dans une serre horticole. Entre chaque espace, des systèmes simples d’ouvertures et de passages,

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Projet Futuroscope Poitiers.

de coulissants, de filtres, rideaux, isolants mobiles offrent la liberté d’aller de l’espace isolé vers l’espace intermédiaire, puis vers l’espace extérieur, ou directement de l’espace isolé vers l’espace extérieur. Le système est dynamique. L’habitation devient un espace bioclimatique. Dans ce système, la mobilité et la responsabilité de l’habitant est stimulée afin qu’il profite pleinement des conditions climatiques, des saisons, des beaux jours ou des matinées ensoleillées, des soirées fraîches. Il peut se protéger des jours froids ou trop chauds, il peut adapter de façon fine et suivant ses envies, par des artefacts simples, son « climat » d’habitant. Il est le cœur des dispositifs, conçus non pas au sens d’une machine

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technologique mais comme un outil facile à manipuler : entrer, sortir, faire glisser un coulissant, tirer un rideau, utiliser un jardin d’hiver. Un certain nombre de technologies élémentaires du type anémomètres, sondes pluviométriques, thermostats complètent son action afin de prévenir certains inconforts ou accidents. L’habitant est acteur principal des conditions de son propre climat et de ses mouvements, selon son humeur ou son caractère selon les jours. Grâce à de tels dispositifs, on peut conjuguer simplement économie d’énergies, confort et plaisir d’habiter. CITé MANIFESTE à MULHOUSE

Le projet d’habitat social collectif à Mulhouse, la Cité Manifeste, a été réalisé avec quatre amis et confrères. Chaque architecte a réalisé entre dix et quatorze logements. La construction du système

Notre objectif, sur une parcelle de 65 par 25 mètres, a été de construire le système le plus efficace, le plus grand et le plus économique possible, capable de proposer un climat agréable. Le bâtiment fait 60 mètres x 20 mètres, il est épais : 20 mètres d’épaisseur est hors des standards habituels. (Il est généralement convenu qu’un bâtiment de logements ne dépasse pas 12 ou 15 mètres de profondeur. Nous pensons qu’au contraire, il est intéressant de construire des logements profonds à condition qu’ils soient plus grands, moins cloisonnés, si possible traversants.) Vingt-huit poteaux de 3 mètres de hauteur portent une dalle béton de 1200 mètres carrés sur laquelle est posée une serre de type professionnel de 1200 mètres carrés. Ce dispositif engendre sur deux niveaux totalisant 2400 mètres

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ambiances et climats

carrés d’espace utilisable, et crée des ambiances climatiques différentes. La partie normalement isolée occupe la totalité du rez-de-chaussée et les deux tiers de l’étage. Un tiers de la serre en partie haute constitue le jardin d’hiver. La serre est équipée de tous les systèmes de ventilation et de gestion climatique dont j’ai parlé. La structure béton du rez-de-chaussée et le sol de l’étage participent à l’inertie nécessaire pour conserver la nuit, pendant quelques heures, la chaleur accumulée la journée et attendre le matin suivant. L’installation dans un loft

À l’intérieur de ce système, à l’image du loft, un principe de partition et de cloisonnement définit quatorze logements différents, qui bénéficient

Cité Manifeste, Mulhouse.

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tous d’une double ou triple exposition, d’une partie en rez-de-chaussée et d’une partie à l’étage. Ils offrent ainsi des ambiances variées. Pour que tous les logements disposent d’une large façade de séjour étirable vers l’extérieur, ceux-ci sont imbriqués, soit en haut avec le jardin d’hiver, soit en bas avec le jardin. L’économie

Le challenge de la Cité Manifeste, proposé par le maître d’ouvrage, consistait en une carte blanche pour imaginer tout ce que l’on rêvait pour le logement, à condition de respecter le coût standard habituel pour le logement social. Il était donc très important de respecter le budget alloué. Par exemple, un logement standard de type T4 coûtait environ 75 000 euros HT pour 80 mètres carrés. Notre dispositif a permis de réaliser à ce même prix des T4 de 150 à 180 mètres carrés ou un T5 de 187 mètres carrés avec un séjour de 50 mètres carrés, un jardin d’hiver de 46 mètres carrés et un garage de 15 mètres carrés (le garage est isolé et chauffé, afin que l’habitant n’ayant pas de voiture puisse l’utiliser en pièce supplémentaire). Cela pose la question du montant du loyer : si l’on construit plus grand, le promoteur ou le bailleur social peut être tenté de louer plus cher, en fonction du nombre de mètres carrés. Mais puisqu’on construit au prix du logement standard, il n’y a pas de raison que le loyer soit plus cher. Le loyer est défini en fonction du coût du logement et de sa typologie. À Mulhouse, le maître d’ouvrage a tenu cette logique. Les appartements / maisons

Chaque appartement possède les caractéristiques d’une maison : jardin et entrée privatifs au rez-de-chaussée, garage, rez-de-chaussée et étage, jardin d’hiver, deux ou trois expositions.

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ambiances et climats

Dans ce T5 en duplex, la plus petite surface est en bas et la plus grande en haut. Dans la partie basse, se trouvent un garage, un sanitaire, deux chambres ouvrant sur un petit jardin, une salle de bains, un escalier qui monte à l’étage, deux autres chambres, une salle de bains, un grand séjour-cuisine en communication avec le jardin d’hiver. Nous avons décidé de cloisonner le moins possible, partant de l’idée que si le besoin s’en faisait sentir, cela se réaliserait par la suite. Or cette opération a maintenant cinq ans d’existence et je crois que personne n’a ajouté de cloison. L’espace large et généreux permet d’éviter des problèmes induits par la promiscuité, notamment en termes acoustiques, thermiques, etc. La possibilité d’ouvrir les grands châssis coulissants, de fermer les rideaux d’ombrage permet d’obscurcir les pièces l’été et de ventiler au maximum pour un confort estival agréable. Comme pour la maison Latapie, les habitants utilisent l’espace, le meublent et le décorent généreusement.

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Le plus petit logement est un type T2 de 102 mètres carrés avec en partie basse, un garage, une grande entrée qui peut faire aussi bureau, un escalier qui dessert à l’étage une chambre, un séjour et une serre. L’entrée garage est finalement peu utilisée. Le séjour-cuisine et la serre offrent un espace dans lequel il y a une liberté, un grand espace ventilé, ensoleillé, qui offre la liberté de bouger, de se coucher, de jouer ou de jouer au ping-pong... Le fonctionnement climatique

L’habitation fonctionne bien par ses prolongements et extensions que sont les jardins d’hiver, par le principe de double façade habitable et la ventilation naturelle. Aujourd’hui, l’actualité des questions thermiques et techniques encourage à faire des doubles ou triples façades techniques ; ce qui me semble plus intéressant, c’est de rendre cet intervalle habitable, l’entre-deux devenant suffisamment large pour y habiter. Il devient un espace intermédiaire non chauffé, un climat intermédiaire qui aura, par effet serre, une température moyenne d'environ 6 à 7 °C supérieure à l’extérieur en période froide. En période chaude, il restera largement ouvert et les rideaux d’ombrage intérieurs le feront fonctionner comme une ombrière. Le jardin d’hiver est exposé au soleil à l’est, sud-est ; les rayons passent à travers le jardin d’hiver et réchauffent l’espace intermédiaire, dont l’air ainsi chauffé se transmet ensuite à l’espace intérieur. En hiver, les rayonnements plus horizontaux pénètrent au maximum à l’intérieur de l’appartement en passant à travers la couche du jardin d’hiver et la façade vitrée. En été, les rayonnements plus verticaux sont bloqués par le dispositif d’ombrage du jardin d’hiver. Le système de ventilation naturelle dans le logement traversant permet de faire passer l’air de la façade nord

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ambiances et climats

à l’ombre et de l’évacuer par les ouvrants automatisés en partie haute de la serre sur la façade opposée. À l’intérieur, la baie vitrée coulissante est doublée par un rideau thermique épais constitué d’une couche extérieure en mylar, très réfléchissante, de 2 centimètre de laine de mouton, et d’une couche textile décorative à l’intérieur. La nuit et l’hiver, le jeu de rideau permet de conserver la chaleur. Au moment de se coucher, au moment où l’on n’a plus envie de regarder dehors, on peut tirer ce rideau isolant pour éviter que la chaleur emmagasinée dans la journée s’en aille. Cette isolation associée à l’inertie des matériaux, notamment le béton qui aura accumulé la chaleur produite par le rayonnement de la journée et qui pourra la restituer la nuit, permettra de garder le climat intérieur confortable jusqu’au lendemain matin.

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Ce mécanisme fonctionne au jour le jour et sur des cycles de trois à cinq jours, grâce à l’inertie du système, en incluant les jours où il ne fait pas soleil. On profite de la quantité d’énergie accumulée pendant un temps suffisant. Le système est à l’affût de toutes les opportunités que nous donne le climat, tout en se protégeant de celui-ci. C’est un dispositif d’isolation et de filtrage mobile, qui utilise le maximum des capacités du climat en se donnant la possibilité de les réguler grâce à des dispositifs automatiques simples ou des usages manuels de bon sens. L’habitant est clairement responsable de la réalisation de son propre climat intérieur. Imaginez être obligé de garder toute l’année, et notamment les jours les plus chauds de l’été, le plus épais manteau, celui que vous utilisez les jours les plus froids de l’hiver. C’est à peu près ainsi que sont conçues les habitations et leur isolation aujourd’hui. Il faudrait donc imaginer les habitations de la même façon que l’on conçoit les vêtements, pouvoir changer, pouvoir ajouter un châle, enfiler un pull-over, l’enlever, profiter de différents moments et des différents climats que l’on a à supporter. VILLA AU CAP FERRET

Le climat, c’est la participation à un contexte. Être dans un contexte, c’est poser la question du passage entre dedans et dehors, comment éviter la boîte étanche, l’objet sans connexions, sans relations avec l’environnement. La maison du cap Ferret s’est développée autour de cette question de l’intégration et de la participation à un paysage. Comment, sur un site donné, éviter de couper les arbres ou aplanir la dune de sable, tout en proposant malgré tout d’habiter dans ce paysage ? Comment faire pour

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ambiances et climats

que construire et habiter ne dégrade pas, ne change pas les qualités de cet espace ? Comment précisément implanter des fondations en faisant attention aux racines et aux branches ? Nous avons conçu pour cela un système mettant en place une nouvelle structure habitable étroitement mêlée à la structure végétale. La maison est entourée et traversée par des pins qui montent à une trentaine de mètres de hauteur. La structure est portée par des micropieux extrêmement fins, très précis, et la surélévation de la maison de 3 à 4 mètres de haut préserve le sol, permet de bénéficier de la plus belle vue possible en passant au-dessus de la végétation basse arbustive. La question de la participation au climat réside dans la récupération de l’air et de la lumière, qui nous paraissait très importante sur le terrain. Comment faire pour éviter que la sousface de la maison soit quelque chose d’obscur ? Nous avons essayé de

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profiter du rayonnement du soleil sur la mer. Celui-ci est réfléchi du bas vers le haut et vient éclairer des plaques d’aluminium posées dans le sens longitudinal ; elles prolongent la lumière, le rayonnement, un peu plus loin vers le regard de celui qui arrive. La maison apparaît comme en lévitation. Le mouvement du sol de la dune est resté le même, passer sous la maison n’est plus un inconvénient. À l’intérieur, on retrouve les arbres et leurs mouvements au vent, nous avons fait attention à l'amplitude du déplacement des branches pendant les grandes tempêtes pour éviter qu’à aucun moment elles ne puissent toucher la structure et endommager la maison. Il est ainsi possible de vivre et d’habiter dans le paysage. MAISON À KER EMMA

Sur ce site, à Ker Emma, en Bretagne du Nord, derrière une dune, la question de l’ambiance et de l’adaptation au climat était particulièrement importante. Nos clients sont parents d’une famille nombreuse, qui compte cinq enfants dont chacun a lui-même plusieurs enfants. Les rythmes de vie font que le nombre des personnes pouvant vivre dans cette maison peut aller d’un à quarante, si les petits-enfants invitent leurs amis l’été. Le point de départ était de projeter une grande maison. Nous les avons convaincus de concevoir trois maisons, trois volumes précisément identiques, cloisonnés de façon différente, séparés par des espaces aménageant des vues en direction de la mer. Mais la maison finale et réelle est le résultat des trois habitations et des espaces extérieurs qu’elles définissent entre elles. La première maison est très cloisonnée : il y a une salle de bains, trois chambres et un petit salon-cuisine au rez-dechaussée ; à l’étage, un escalier accédant aux combles offre un espace de couchage pour cinq à six personnes. La deuxième est peu cloisonnée :

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sans étage, il y a un très grand séjour-cuisine, une grande chambre et un bloc salle de bains. La dernière est totalement transparente avec un sol en sable et un point d’eau. Lorsque les maisons s’ouvrent, toutes ou seulement une d’entre elles, leurs façades coulissent par de grands volets en aluminium, se touchent et relient les bâtiments les uns aux autres pour créer un seul vaste espace extérieur qui devient un espace habitable. En les ouvrant ainsi, on se protège du vent venant de la mer et on peut, plein sud, profiter de cet espace central qui devient maison pour manger, pour jouer, pour s’amuser, pour rester dehors. On voit le paysage à travers les trois maisons devenues transparentes. Le système de mobilité crée un événement par rapport au site et au paysage. ÉCOLE D’ARCHITECTURE DE NANTES

L’école d’architecture de Nantes est un projet qui fait référence à la maison Latapie : 400 fois la maison Latapie ! Nous avons pensé que l’on pouvait considérer une école comme une maison, pour 1000 étudiants et enseignants. On peut y habiter, avoir envie d’y habiter, d’y être bien, se mettre au soleil, regarder le paysage, recevoir des amis, retrouver des copains. Ce sont des usages communs aux deux projets, et être libre. Toute construction est une habitation et son climat devient son confort. Les autres projets qui nous ont inspiré, étaient celui du palais de Tokyo sur lequel on travaillait et le projet Ökohaüser à Tiergarten Berlin par Frei Otto. En plein centre-ville de Nantes, au bord de la Loire, le programme de l’école d’architecture n’était pas suffisant pour la ville comme pour l’école. Il convenait donc d’exploiter cette situation exceptionnelle. Le programme de l’école d’architecture : 8 000 mètres carrés de

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ambiances et climats

programme (salles de classe, amphithéâtres, bibliothèque, bureaux administratifs et chercheurs, cafétéria, etc). On disposait d’un terrain de 5000 mètres carrés et il fallait là, en plein centre-ville, être efficace et proposer de l’espace supplémentaire, un peu comme pour une maison. Nous avons mis en place un système, un dispositif : le sol naturel de la ville à rez-de-chaussée, une structure primaire composée de trois niveaux de planchers, le premier à 9 mètres de hauteur, le deuxième à 16 mètres de hauteur et le dernier à 24 mètres de hauteur, comme une terrasse / place de 2500 mètres carrés. Chacun de ces sols, terrasse comprise, peut supporter une surcharge d’exploitation de 1000 kilos par mètre carré. Le sol du rez de chaussée est traité comme une voirie naturelle, comme si le sol de la ville de Nantes passait sous l’école d’architecture. Une rampe à 8 %, entre 8 et 5 mètres de large, relie les trois plateaux principaux de 0 à 9 mètres, de 9 à 16 mètres et de 17 à 24 mètres, elle constitue une véritable rue-promenade et permet, si l’on a besoin, de monter un camion sur le toit pour y installer un chapiteau ou toute autre construction. La structure est efficace et simple, ce sont des éléments d’ossature préfabriqués en béton, des poteaux qui, suivant la différence des hauteurs, sont de 9 ou 7 mètres, sur une trame de 11 mètre x 11 mètre, poutres préfabriquées et dalles alvéolaires. Nous avons recherché le système employant le minimum de béton, le minimum de main-d’œuvre, l’économie la plus efficace pour construire le plus grand volume possible. L’école d’architecture est venue occuper ce dispositif (comme dans un loft). Les hauteurs entre les planchers sont suffisantes pour mettre en place des planchers intermédiaires, plus légers, en acier ou en bois. Sur la parcelle voisine donnant sur la Loire, séparée du corps principal de l’école par une rue, on a construit un petit bâtiment en structure

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Maison Ă Ker Emma, Bretagne.Volets fermĂŠs.

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ambiances et climats

Volets ouverts.

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École d'architecture de Nantes. Coupes

métallique, qui est devenu un espace pour l’administration et la recherche avec également une galerie d’exposition au rez-de-chaussée. Ce dispositif et son économie ont permis, au lieu des 8 000 mètres carrés de programme demandés, d'en proposer 13 000 correspondant au programme, de créer 19 000 mètres carrés d’espace protégé au total, et surtout de disposer de 28 000 mètres carrés d’espace total utile et de forte capacité, utilisable à l’extérieur comme à l’intérieur. L’ensemble permet ainsi un grand nombre d’autres activités, indépendamment ou en complément de celles de l’école : workshops, expositions, événements, sport ou tournages de films. Les étudiants profitent autant des choses qui se passent à l’intérieur des salles de classe qu’à l’extérieur. L’école 434


ambiances et climats

École d’architecture de Nantes.

d’architecture devient une plate-forme d’échanges et de débats, ouverte pour la ville et ses habitants. Des climats différents correspondent aux différents espaces et se combinent entre eux. Les 13 000 mètres carrés du programme sont normalement chauffés, 6 000 mètres carrés d’espace intermédiaire double ou triple hauteur sont chauffés au minimum à 12 °C et fonctionnent comme un espace bioclimatique en profitant des apports solaires. Les 10 000 mètres carrés restant sont les espaces extérieurs soumis au climat de nantais. L’ensemble des salles et bureaux du programme (à l’exclusion de l’amphithéâtre et des sanitaires) est ventilé naturellement par ouverture des fenêtres ou des portes, soit vers l’espace extérieur, soit vers l’espace intermédiaire. La simplicité des systèmes de chauffage et de ventilation a permis de réduire les locaux techniques à 25 mètres carrés. 435


Au rez-de-chaussée, sous 9 mètres de hauteur, trouvent place les auditoriums, tout comme la grande halle de fabrication des maquettes (construction échelle 1/1) qui s’ouvre largement sur l’extérieur par de grands panneaux coulissants et permet un échange entre la rue et l’intérieur de l’école. Elle offre également la possibilité d’organiser d’autres choses : concerts, banquets, etc. La cafétéria donne, elle, dans l’angle sud-ouest. L’auditorium est largement transparent, vitré, ouvert sur l’extérieur pour permettre de faire une conférence sous la lumière naturelle. Il peut également être occulté en cas de besoin. L’arrière de la scène peut s’ouvrir largement par une porte de 10 mètresx 10 mètres sur le paysage de la ville et de la rivière. L’auditorium peut être étanche au niveau acoustique, mais permet aussi qu’à certains moments, on puisse entendre les bruits de la ville, sentir l’air de la ville et voir ce qui se passe derrière. Nous cherchons toujours à créer cette perméabilité, ce passage, à éviter l’objet aux limites étanches et nous nous disons toujours que chaque élément de façade doit créer une communication, un passage, un échange possible entre intérieur et extérieur. Le parking est situé au niveau 3 mètres. Il n’était pas économique de réaliser un parking en sous-sol, il était dommage de le faire au rez-dechaussée car on risquait de couper les relations possibles avec la ville. Il n’a jamais été question de l’imaginer au dernier niveau, qui devait rester comme une place-belvédère sur la ville. À l’origine, le projet avait été conçu pour avoir deux étages de parking, niveaux +3 et +6. Le règlement d’urbanisme ayant changé après le concours, le nombre de places demandées a diminué au moment de la réalisation du projet. Ce qui devait être un niveau de parking est devenu facilement un espace de 1000 mètres carrés supplémentaires pour les studios de projets. La question de la liberté est liée à cette capacité maximale. Quand

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ambiances et climats

l’espace est grand, on peut toujours le cloisonner ou s’isoler dans un coin ; quand les façades sont entièrement transparentes, on peut toujours ombrer ou filtrer par un rideau ; l’inverse n’est pas possible. Comme pour le projet à Mulhouse, la profondeur du bâtiment (plus de 60 mètres de large) a été particulièrement intéressante à utiliser pour les questions de qualité et de progressivité des ambiances liées à l’éclairement naturel. Les espaces extérieurs et leur capacité d’usage systématique jouent un rôle fondamental. La grande terrasse à 9 mètres, qui est l’aboutissement de la première partie de la rampe, le démarrage de la deuxième partie, une terrasse superposée qui, elle, est au niveau 16 mètres, offrent de grands balcons, de vastes terrasses ouvertes sur la ville de Nantes. Les usagers s’élèvent ainsi, comme s’ils montaient une rue escarpée, en regardant le paysage et le ciel.Tout en haut, la toiture-terrasse est l’espace potentiel des jeux, des événements, sur laquelle des serres, un cirque, toutes sortes de constructions peuvent être implantées, avec surtout la vue vers le ciel. L’école de Nantes n’est pas encore tout à fait finie car nous avons le projet d’y intégrer des espèces végétales rares. Nous aimerions collaborer avec Hans Walter Müller, travailler sur des principes de mini-gonflables afin de créer des microclimats dans lesquels seraient disposées des plantes rares, des orchidées botaniques. Toutes proviendront de destinations bien précises, dont on connaîtra parfaitement les climats et les altitudes : Thaïlande, Équateur ou bien Afrique. À l’intérieur de chacun de ces gonflables, on pourra recréer les conditions climatiques en proposant à chaque orchidée l’atmosphère spécifique de son climat d’origine – lumière, température, hygrométrie – plus ou moins adaptée aux climats de l’école d’architecture. Avec l’aide du directeur du jardin botanique de

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Le Radeau des Cimes.

Nantes : il a inventé un substrat à base de tourbe de Sibérie, mélangé à des morceaux de polystyrène ; ce substrat est fixé sur une nappe filamenteuse en plastique d’environ un centimètre d’épaisseur, qui recrée les branches sur lesquelles poussent les mousses et orchidées. Le projet est en cours. L’échange entre les différents climats intérieurs et extérieurs, entre l’école de Nantes et les climats d’origine de ces orchidées botaniques, leur acclimatation montrent qu’il n’y a pas de limites véritables et que l’on peut rêver. Généralement, on pense les bâtiments comme des formes bien particulières. Je les pense, au contraire, comme des systèmes extrêmement 438


ambiances et climats

poreux, des systèmes d’échanges, des systèmes de courants d’air, des systèmes d’air passant du dedans au dehors, des dispositifs où l’on peut être à l’abri du vent ou se mettre dans le vent, sentir l’air, les saisons, la lumière, le soleil. Ce n’est pas le plein qu’il faut construire, c’est le vide. Ce ne sont pas les briques qui importent, mais les espaces, l’air, les ambiances, le climat, les habitants et leurs mouvements. Voilà des questions vraiment importantes ! LE RADEAU DES CIMES

Pour terminer, je prendrai exemple sur la forêt amazonienne et le projet du Radeau des Cimes. La forêt ressemble à une sorte de gros chou-fleur, la lumière entre de façon très limitée du haut vers le bas. Avant, tout se passait par le bas, on essayait de comprendre ce biotope depuis le sol. On découvrait finalement très peu de chose. Avec le projet du Radeau des Cimes suspendu à un dirigeable, les savants sont arrivés par le haut. Ils se sont posés très précisément et délicatement sur les branches hautes des arbres, ce qui leur a permis de comprendre les choses tout autrement. Tout d’un coup, des milliers de nouveaux insectes, des papillons, des lézards ont été découverts. Une expérience à méditer.

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Willi Frei, Emmanuel Rey

Du territoire au détail constructif. Contributions architecturales au développement durable de l’environnement construit

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Du territoire au détail constructif. Contributions architecturales au développement durable de l’environnement construit

Des enjeux globaux à l’expérimentation d’actions concrètes

La vision d’équilibre sous-tendue par le concept de développement durable encourage la remise en question des logiques poursuivies par l’environnement construit pendant la période dite des Trente Glorieuses1 et qui influence encore aujourd’hui de multiples pratiques et usages en matière de bâti. Au-delà des seules questions esthétiques, les projets intègrent actuellement des questionnements issus de nombreuses dimensions dépassant la stricte discipline architecturale. Ils visent ainsi à s’inscrire dans une contribution de l’acte de bâtir à la ville durable : qualité spatiale du cadre de vie, gestion des ressources non renouvelables, minimisation des impacts environnementaux, promotion d’équilibres socioculturels et génération de processus économiquement efficients. Cette approche se traduit pour Bauart par une quête – à la fois inventive et pragmatique – de solutions adaptées à chaque site et à chaque programme et par l’intégration fréquente de travaux de recherche appliquée, relatifs notamment aux interactions entre densité et qualité, aux concepts énergétiques, aux systèmes constructifs ou aux synergies programmatiques. Dans cette rencontre entre réflexions théoriques et expérimentations concrètes, les questions relatives à la densification urbaine occupent une place de choix. L’éclatement des conurbations européennes en une 443


juxtaposition de périphéries indéfinies et caractérisées par un aménagement souvent chaotique, engendre en effet de multiples effets négatifs au niveau aussi bien environnemental que socioculturel et économique. L’étalement urbain correspond en premier lieu à une utilisation peu rationnelle du sol, qui peut être considérée non seulement comme un gaspillage de la ressource que ce dernier représente mais également comme une pression dommageable sur le paysage. La ségrégation spatiale des fonctions urbaines mène par ailleurs à des dégradations environnementales accrues, liées notamment à l’augmentation des distances et à l’importance des transports individuels. La dissociation encore fréquente des zones d’habitat, d’activités, de commerces et de loisirs rend en effet bon nombre d’habitants fortement dépendants de leur automobile, ce qui se traduit par une consommation énergétique importante, associée à des problèmes de congestion urbaine, de nuisance sonore et de pollution atmosphérique2. L’extension urbaine se traduit également par une augmentation des impacts environnementaux liés à la construction et à l’exploitation des réseaux d’infrastructures. Comme l’a démontré une étude réalisée en Suisse par l’Office fédéral du développement territorial, ces conséquences se manifestent aussi au niveau économique3. Malgré les efforts réalisés pour l’extension des réseaux d’assainissement, de transport et d’approvisionnement, certaines zones périphériques demeurent moins bien desservies que d’autres, d’où la naissance de disparités économiques et de fragmentations sociales. Parallèlement, les villes-centres perdent leur potentiel fiscal et regroupent des habitants de plus en plus démunis, qui exigent des services sociaux de plus en plus importants. D’un point de vue socioculturel, l’urbanisation dispersée apparaît

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Du territoire au détail constructif

donc comme une structure globalement fragile, en contradiction avec une vision d’équilibre à long terme. Pour une population globalement constante, une agglomération dispersée se trouve en effet confronté à des disparités sociales accrues et à un coût de fonctionnement alourdi4. Face à ces constats, les politiques publiques de la majorité des pays européens visent depuis plus d’une décennie à promouvoir des stratégies territoriales basées sur des processus de densification urbaine, synthétisées dans des formules aujourd’hui largement répandues telles que « urbanisation vers l’intérieur » ou « construire la ville sur la ville ». Au-delà des slogans, la recherche de cette densité se traduit pour l’architecte par des défis accrus en termes de qualité. Il s’agit en effet de reconquérir des espaces en déréliction comme les friches urbaines, d’insérer de nouveaux espaces contemporains dans les interstices des tissus existants ou encore de transformer des sites déjà largement construits. Au niveau de l’habitat, il s’agit par ailleurs de développer des typologies susceptibles d’offrir en milieu urbain et suburbain une alternative crédible à l’habitat individuel périurbain, tout en intégrant d’autres enjeux environnementaux et socioculturels inhérents à l’architecture durable. La présentation de divers projets récents du bureau Bauart5 montre de quelle façon la prise en compte de ces multiples enjeux enrichit la démarche architecturale et nourrit le processus de créativité à différentes échelles d’intervention : composants, bâtiments ou quartiers durables. Le quartier Ecoparc, un laboratoire de durabilité

Concrétisant une volonté de densification par la régénération d’une friche urbaine d’environ 4 hectares située sur le plateau de la gare de Neuchâtel, le projet Ecoparc consiste en la création d’un nouveau

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quartier durable, dont le périmètre inclut notamment l’Office fédéral de la statistique, d’anciens bâtiments industriels transformés en lofts et de nouvelles constructions à caractère locatif, scolaire et multifonctionnel. Émergence progressive d’un nouveau quartier

C’est en 1990 que le potentiel urbanistique du plateau Gare / CrêtTaconnet est mis en évidence pour la première fois, lorsque le bureau Bauart remporte le concours pour la réalisation du bâtiment de l’OFS et pour la densification de l’ensemble du secteur avoisinant. Ce concours sert alors de déclencheur à plusieurs processus itératifs et coordonnés, tant à l’échelle du bâtiment qu’à celle du quartier. D’une part, le nouveau siège de l’OFS est réalisé de 1993 à 1998 en mettant en œuvre de nombreuses démarches pionnières en termes de construction écologique, ce qui lui confère le statut de projet exemplaire en matière d’intégration des critères du développement durable6. D’autre part, les propriétaires fonciers mandatent Bauart afin de développer un projet de mise en valeur cohérente de ce secteur, coordonner les échanges avec la Ville de Neuchâtel, qui a érigé ce secteur en « pôle de développement stratégique » dans son nouveau plan directeur en 1994, et rechercher des investisseurs intéressés à s’engager dans la réalisation des diverses constructions prévues. Cette première phase de planification aboutit notamment à la réalisation d’un projet d’ensemble et à l’adoption de deux plans de quartier prévoyant à terme la création d’environ 75 000 mètres carrés de surfaces brutes de plancher. Soucieux de prolonger l’état d’esprit qui a caractérisé la réalisation de l’OFS, Bauart convie alors une quinzaine de personnes représentant le secteur public, le secteur privé et les milieux académiques à une réflexion sur la possibilité de dynamiser le développement du

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Vue sur le quartier ecoparc depuis la place piétonne avec la tour de l’OFS en arrière-plan. Photo © Ruedi Walt. 447


périmètre couvert par les plans de quartier en prenant le développement durable comme thème fédérateur. Il en résulte, dès 2000, la mise sur pied du concept Ecoparc, qui consiste dans le développement simultané d’un quartier durable basé sur une mixité d’activités et d’une association pour la promotion du développement durable dans l’environnement construit et la gestion d’entreprise7. Depuis 2000, plusieurs édifices ont été progressivement réalisés pour façonner ce nouveau pôle multifonctionnel et durable, dans la continuité des principes du bâtiment principal de l’OFS. Il s’agit d’une extension de ce dernier sous la forme d’une tour de quinze niveaux, véritable repère urbain pour le nouveau quartier, de plusieurs immeubles totalisant près de cent appartements et des surfaces d’activités, ainsi que de deux édifices destinés à la formation supérieure, dénommés respectivement campus Arc 1 et TransEurope. Un nouveau campus à vocation suprarégionale, réunissant notamment des locaux de la Haute École Arc8 et du Conservatoire de musique, est en effet en cours d’implantation sur ce site. Sur le plan morphologique, ce nouveau pôle se caractérise par une logique d’insertion mettant explicitement en scène la genèse du lieu, à savoir l’arasement, pour les besoins ferroviaires, de l’ancienne colline du Crêt-Taconnet à la fin du xixe siècle. S’appuyant sur la double géométrie qui en résulte – rectiligne du côté des voies ferroviaires et courbe du côté du lac de Neuchâtel –, un dialogue est instauré entre des bâtiments allongés le long des voies, courbes sur la crête du plateau et ponctuels en contrebas. La mise en exergue des traces constitutives du lieu sert le dessein d’un projet de quartier qui engendre en son cœur un espace non bâti à vocation publique, lieu symbolique d’une nouvelle urbanité9. Audelà des aspects liés à la densification urbaine et à la mobilité, le projet

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Du territoire au détail constructif

intègre également de multiples dimensions inhérentes à la durabilité. Par son échelle et sa durée, le projet Ecoparc constitue une expérimentation concrète de la durabilité à l’échelle d’un quartier, dont la complexité opérationnelle nécessite une certaine inventivité, non seulement en ce qui concerne sa spatialité et son expression, mais également dans les divers processus mis en place pour fédérer tous les acteurs impliqués dans sa réalisation. Aspects environnementaux

Parmi les multiples enjeux environnementaux pris en compte dans le projet, ceux liés à l’utilisation rationnelle de l’énergie occupent une place importante. À l’échelle du site, la proximité immédiate de la gare et l’optimisation de la capacité du parking, qui correspond à seulement 69 % de la valeur recommandée par la norme en la matière, incitent à une utilisation plus fréquente des transports publics et à une mobilité douce (parcours à pied et à vélo). Le parking offre ainsi uniquement des places pour le stationnement de nécessité, aux dépens du stationnement de commodité. À l’échelle des bâtiments, de nombreuses mesures permettent de limiter la consommation d’énergie et d’électricité : intégration de principes bioclimatiques à la conception des bâtiments et valorisation des ressources locales (lumière, ventilation naturelle, rafraîchissement passif nocturne). Cette démarche est par ailleurs complétée par le recours à diverses sources d’énergies renouvelables : capteurs solaires avec stockage saisonnier pour l’OFS, capteurs solaires pour l’eau chaude sanitaire des immeubles de logements, chaudière à bois déchiqueté pour le campus Arc 1 et champ de sondes géothermiques pour le TransEurope. Ces diverses mesures convergentes permettent à toutes les constructions neuves de

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satisfaire aux exigences du label Minergie10. La démarche englobe un suivi des consommations et des conditions de confort après la mise en service des bâtiments, ce qui a permis de vérifier que les performances correspondent bien aux valeurs prévues. En considérant à la fois la consommation énergétique liée au logement (construction et exploitation), aux infrastructures (construction et exploitation) et à la mobilité dans son ensemble, on peut estimer qu’un habitant du projet Ecoparc consomme environ 50 % de moins que l’habitant d’un logement individuel périurbain rénové à la limite légale en la matière (valeur limite SIA)11. Plusieurs acteurs impliqués dans le projet Ecoparc prolongent aujourd’hui cette démarche de laboratoire urbain dans le cadre du projet Holistic, acronyme de Holistic Optimization Leading to Integration of Sustainable Technologies in Communities. Ce projet de recherche est mené dans le cadre du programme européen Concerto. Diverses actions en matière d’optimisation énergétique dans les villes de Neuchâtel, Dundalk (Irlande) et Mödling (Autriche) en font partie. À Neuchâtel, dans un quartier de 1,5 kilomètres carrés, représentant 17 % de la superficie de la ville et hébergeant environ 4 700 habitants, l’objectif est d’économiser plus de 20 GWh d’énergie non renouvelable par an, soit l’équivalent de 2 millions de litres de mazout12. Aspects socioculturels

La recherche d’une bonne qualité de vie est l’un des objectifs socioculturels majeurs du projet, ce qui se concrétise par un haut degré de confort dans les logements et par un soin particulier apporté aux espaces extérieurs privés, majoritairement sous la forme de loggias privatives. Le développement d’un espace public au cœur du quartier, strictement réservé aux piétons, et la proximité d’équipements publics

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Du territoire au détail constructif

À l’est du nouveau quartier, se lit la transition entre le secteur urbanisé, marqué par l’abstraction des nouveaux volumes construits, et la végétation extensive qui se développe de manière libre sur la colline. Photo © Yves André.

contribuent également à la qualité de vie du quartier. Les logements sont entièrement financés sur fonds privés. Dans ce sens, les loyers pratiqués s’inscrivent dans le marché de la construction neuve à Neuchâtel, ce qui engendre une certaine homogénéité des prix au mètre carré. La recherche d’une grande diversité typologique par la taille et le type des appartements permet néanmoins de générer un potentiel accru de mixité intergénérationnelle13. Notons de surcroît que le projet inclut une volonté de sensibilisation des usagers à certains aspects spécifiques de la durabilité, en particulier ceux qui peuvent être directement influencés 451


par leur comportement (par exemple la consommation énergétique de chaleur, d’électricité ou d’eau potable). Intitulé USE IT, un projet a été développé dans cette optique sous l’égide de l’association Ecoparc avec le soutien de l’Office fédéral du logement14. La démarche a mené à la mise au point d’un guide d’utilisation en ligne, destiné aux habitants des logements. Ces derniers y trouvent des informations concrètes sur le contexte (services et équipements de proximité), le quartier en cours de régénération et les bâtiments locatifs, ainsi que des rubriques spécifiques sur certains aspects de la durabilité (mobilité, énergie, eau, déchets, etc.). Aspects économiques

Dans les phases de concrétisation opérationnelle, les enjeux économiques occupent de fait une place centrale. La démonstration de la viabilité économique du projet et l’optimisation des coûts d’exploitation sont en effet des enjeux incontournables de toute opération. Dans une perspective de durabilité, l’approche vise à atteindre ce but par la promotion de visions à long terme et de synergies fonctionnelles. Cette stratégie s’est notamment traduite par la mise en commun d'un seul bâtiment pour deux institutions cantonales, générant ainsi une économie de surface de l’ordre de 15 à 20 % (concept d’espaces partagés). À une autre échelle, il est important de relever que le projet Ecoparc contribue à renforcer le potentiel économique de la région, comme en témoigne l’importante densité humaine nette du quartier, qui confirme la vocation de pôle stratégique du site. D’environ 406 habitants et emplois par hectare, cette densité est nettement supérieure à la moyenne de la ville de Neuchâtel, qui est de 97 habitants et emplois par hectare.

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Du territoire au détail constructif

Diversité des processus de densification urbaine

Les expériences réalisées par le bureau Bauart dans le cadre de la conception et de la réalisation du quartier Ecoparc trouvent des échos dans plusieurs autres projets de densification urbaine en cours de développement, comme la réaffectation du site des Cadolles à Neuchâtel, la régénération urbaine du secteur Gare-Lac à Yverdon-les-Bains ou l’élaboration du plan directeur localisé de Malley situé sur les communes de Lausanne, Prilly et Renens. Réaffectation du site des Cadolles à Neuchâtel

Reconvertir une friche demande par définition aux praticiens de mettre en place des stratégies d’intervention par rapport au bâti existant. En fonction des spécificités historiques, constructives et spatiales des bâtiments présents sur le site, il s’agit de trouver l’équilibre entre une logique passéiste, qui serait de tout conserver, et une volonté de tabula rasa qui tendrait à effacer complètement la mémoire du lieu. Une telle démarche s’inscrit dans une recherche d’adéquation entre le cadre bâti et les fonctions changeantes qu’il abrite, en prenant en compte des aspects aussi divers que le développement urbain, la cohérence architecturale ou la qualité patrimoniale des bâtiments existants. Le projet de réaffectation du site de l’ancien hôpital des Cadolles à Neuchâtel en un nouveau quartier de logements est emblématique de cette recherche d’équilibre. Le projet prévoit la transformation de certains édifices hospitaliers datant de 1914 en appartements en propriété par étage (PPE), la démolition des autres bâtiments et la construction de nouveaux immeubles dans la partie nord du site, destinés à accueillir des logements en loyer libre et modéré15. Après une première phase

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À l’est, un nouveau bâtiment est réalisé en réinterprétant de manière contemporaine les principes généraux du bâtiment original. Doc. © Bauart.

de planification urbaine ayant pour but de fixer les conditions cadres de la réaffectation du site, deux documents de référence ont été produits sous la forme d’un plan directeur sectoriel relatif à l’ensemble du secteur et d’un masterplan propre à la parcelle de l’ancien l’hôpital. Ces études, comprenant des simulations d’implantation des nouvelles constructions, ont servi de bases au développement plus détaillé des différents projets16. Pour la partie sud du site, où la composition initiale de l’ancien hôpital est la plus intéressante, le projet prévoit l’aménagement d’une trentaine d’appartements, qui prennent place dans le bâtiment principal, dans l’ancienne loge et dans un volume d’expression contemporaine se substituant à un ancien pavillon non conservé. La démarche

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doit d’abord permettre de débarrasser les édifices conservés des extensions dont ils ont été progressivement affublés et de reconstituer leurs volumétries originelles. Les espaces intérieurs sont libérés des modifications organisationnelles et des cloisonnements apparus au fil des transformations, afin de retrouver la cohérence, la clarté et la simplicité du projet initial. L’espace majeur des bâtiments conservés se situe dans leur partie sud. Surfaces importantes et bien définies, plafonds élevés, espaces extérieurs généreux, orientation solaire favorable, relation privilégiée avec le parc, vue sur le lac de Neuchâtel et les Alpes sont autant d’éléments caractéristiques de leur identité. Les pièces de jour des appartements viennent s’y implanter, en respectant la structure et l’organisation initiale des édifices. Le couloir de l’ancien hôpital, essentiel dans la composition originelle, est ponctuellement relié à l’espace majeur par de larges ouvertures nouvellement réalisées. Une extension est construite au nord du bâtiment. Elle abrite notamment des chambres et des services, ainsi qu’une cage d’escalier centrale prévue en complément des deux cages d’escalier conservées dans les extrémités de l’édifice. La toiture de l'immeuble principal fait l’objet d’une importante transformation par l’implantation de quatre corps de bâtiments traversants. Cette intervention permet simultanément de réaliser à cet endroit des appartements exceptionnels, en rapport avec la vue remarquable dont ils bénéficient, et d’enrichir la toiture de l’édifice d’éléments bâtis d’expression contemporaine. Cette réinterprétation de la substance existante a favorisé la création d'une grande diversité de logements, d’espaces offrant une bonne qualité de vie et la conservation des lignes fortes du bâtiment hospitalier.

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Maquette d’étude des différentes composantes du secteur s’étendant de la ville historique jusqu’au lac. Doc. © Bauart. Régénération urbaine du secteur Gare-Lac à Yverdon-les-Bains

Le projet proposé pour la valorisation du secteur de la gare au lac à Yverdon-les-Bains vise à renforcer le cœur de l’agglomération en étendant le centre urbain vers le lac. Basé sur une lecture précise du territoire et du paysage, le concept propose une série de mesures s’inscrivant dans l’histoire du lieu et dont la concentration engendre un projet ambitieux, une nouvelle identité et une grande qualité de vie au quotidien. Il se base sur la déclinaison de strates structurantes qui s’étendent successivement du centre historique jusqu’au lac, où la vieille ville et la place de la Gare constituent les premières strates historiques. Ces deux éléments sont 456


Du territoire au détail constructif

reconnus comme points d’accrochage du concept. La ville neuve – à la fois dense, contemporaine, urbaine et écologique – accueille les nouveaux secteurs bâtis, en intégrant certains immeubles existants et en proposant de nouvelles volumétries. Le parc des Rives est un espace arboré, dont la configuration spécifique en voûtes d’arbres et clairières thématiques permet de créer une unité paysagère, tout en offrant une multitude d’activités sportives et culturelles. La plage se décline enfin comme un grand pré, libre et ouvert, avec une nouvelle surface de sable donnant un accès direct au lac. Un nouveau port est dessiné en cohérence avec le concept d’ensemble pour devenir, avec son restaurant panoramique, un lieu attractif à l’extrémité du canal. Denses et mixtes, les secteurs bâtis de la ville neuve sont structurés selon un concept d’îlots ouverts. Leurs périmètres généraux sont basés dans un premier temps sur la définition d’aires spécifiques, dont les limites reprennent les tracés du lieu ou répondent à la volonté de créer de nouveaux fronts bâtis. La proposition prévoit ensuite une liberté d’interprétation volumétrique et une variété des perforations, afin d’offrir une perméabilité des vues, des parcours multiples et des affectations flexibles. La prise en compte des critères de durabilité fait partie intégrante de la démarche. La ville neuve se conçoit notamment avec un soin particulier en matière de mobilité douce, une gestion écologique des eaux pluviales, des espaces verts et des constructions aux standards énergétiques élevés. L’axe que représente le canal oriental est retravaillé afin de devenir une liaison forte entre la ville et le lac. Valorisant la mobilité douce, il offre une nouvelle promenade qui reflète – du château au nouveau port – la séquence des différentes strates urbaines. Dans la vieille ville, ce sont avant tout des interventions ponctuelles qui

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sont proposées : mobilier urbain, aménagement de placettes, évolution progressive des affectations. Dans la ville neuve, le tissu bâti se dilate pour créer de part et d’autre du canal une nouvelle place publique, accueillant notamment des gradins et un pavillon avec restaurant. Ce nouvel espace urbain est destiné à héberger des édifices à vocation institutionnelle, afin de générer une nouvelle polarité dans la ville. Dans le parc, le canal reçoit, à l’inverse, un traitement plus végétal. Son aménagement permet d’articuler à son extrémité les différents équipements proposés avec le nouveau port. Par cette mise en valeur, le canal oriental devient ainsi un élément d’unité et de diversité, reflet de la véritable mutation urbaine planifiée pour Yverdon-les-Bains. Plan directeur localisé intercommunal de Malley

Partie intégrante des chantiers de mise en œuvre du schéma directeur de l’Ouest lausannois (Sdol) et situé sur les trois communes de Lausanne, Prilly et Renens, le site de Malley est un secteur particulièrement stratégique pour le développement de l’agglomération lausannoise. Il appartient à un ensemble de plateaux s’étendant du centre-ville de Lausanne jusqu’à la gare de Renens, aménagés à la fin du xixe et au début du xxe siècle pour les besoins des activités ferroviaires et industrielles. Au cours de son passé industriel, Malley a accueilli entre autres l’usine à gaz et les abattoirs de Lausanne, infrastructures devenues obsolètes et dont la désaffectation a entraîné l’apparition d’une vaste friche urbaine de plus de 70 hectares. À quelques kilomètres à peine des centres-villes de Lausanne et de Renens, le plateau de Malley est parfaitement relié aux transports publics (métro et bus). À moyen terme, il devrait en outre bénéficier d’une nouvelle halte du Réseau express régional (RER) et d’une liaison supplémentaire grâce à une nouvelle ligne de tram projetée

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entre Lausanne et les communes suburbaines situées à l’ouest. Sur le pla, technique, les terrains sont déjà raccordés aux réseaux de gaz, électricité, eau et eaux usées, ainsi qu’au chauffage à distance des Services industriels de la Ville de Lausanne. Au niveau foncier, plus de 67 % de la surface appartiennent aux partenaires du Sdol, soit aux communes de Lausanne, Renens et Prilly, ainsi qu'au canton de Vaud et aux CFF, ce qui favorise une approche globale de la régénération du plateau. Ces multiples paramètres convergent pour faire de Malley l’un des potentiels d’urbanisation durable les plus importants de l’agglomération lausannoise pour les vingt-cinq prochaines années. S’inscrivant dans un ensemble d’études directrices plus vastes, telles que le Sdol, le projet d’agglomération Lausanne-Morges (Palm) et le plan directeur cantonal, son processus de planification répond à l’enjeu stratégique qu’il représente. Le plan directeur localisé intercommunal de Malley se veut un instrument de planification stratégique pour développer au mieux le potentiel du secteur en suscitant une nouvelle polarité autour de la future halte RER. Il vise également une haute durabilité technique, urbaine et sociale sur l’ensemble du périmètre, il crée un réseau d’espaces publics de qualité, propose une offre diversifiée d’espaces verts et développe une coordination étroite entre urbanisation et mobilité17. La transposition de ces objectifs généraux du PDL se base sur une lecture attentive des éléments déjà existants sur le site. Il s’agit de lire les potentiels du lieu et de les intensifier afin de générer une forme urbaine sur mesure pour l’endroit En ce qui concerne les affectations, l’ensemble est conçu dans l'objectif d’une mixité fonctionnelle et en prenant en compte les principes de la méthode ABC utilisée dans l’ensemble du Sdol pour localiser « la bonne

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activité au bon endroit » en fonction de l’accessibilité du lieu et de son profil de mobilité18. Il en ressort une stratégie urbaine différenciant clairement cinq quartiers, qui participent au projet d’ensemble tout en possédant leur propre identité. Comme son nom l’indique, « Malley Centre » désigne la polarité qui verra le jour autour de la nouvelle halte RER et qui se caractérise par l’implantation de repères architecturaux majeurs (immeubles-tours) et par la densité la plus importante. Situé à l’ouest du plateau, « Malley Village » constitue à l’inverse un centre local, basé sur le renforcement de la mixité déjà existante à cet endroit. Il englobe également des équipements de formation et de loisirs autour d’un parc sportif. Le « Strip » s’étire entre les deux lignes ferroviaires traversant la partie nord du site et accueille des bâtiments de grandes dimensions, dédiés aux bureaux, aux services, ainsi qu’aux infrastructures de sports et de loisirs. Le « quartier du Chêne » est constitué d’une succession de secteurs à vocation mixte, avec une part significative de logements. Ceux-ci s’échelonnent entre deux parcs et sont caractérisés par une suite d’espaces verts en leur centre. À l’est du site et déjà presque entièrement bâti, le « quartier du Martinet » accueille principalement de l’habitat, ainsi que des petits commerces, de l’artisanat, des services et des équipements scolaires. Sur les 78 hectares de terrains que représente l’ensemble des cinq quartiers, le PDL définit environ 40 hectares de surfaces constructibles au sol, qui permettront d’accueillir environ un million de mètres carrés de surfaces brutes de plancher. Le nombre d’habitants, qui était de 3 700 en 2005, atteindra 6 700 à terme, tandis que les emplois passeront de 4 700 à 10 000. Sur l’ensemble du plateau, la densité humaine prévue par le PDL s’élèvera en moyenne à 214 habitants et emplois par hectare. Du point de vue environnemental, le projet se caractérise par une

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restriction de la mobilité par les transports motorisés individuels, une réduction drastique du nombre de places de stationnement et un principe généralisé de desserte « par poches » qui limite fortement la traversé du site. Les efforts portent ainsi sur les parcours de mobilité douce (piétons et cycles) et sur une accessibilité à des transports publics de très haute qualité. La création d’espaces verts – développés en réseaux à partir du parc du Gazomètre à l’est et du Parc sportif à l’ouest – contribue aussi bien à la qualité de vie qu’au renforcement de la biodiversité dans le site. Un concept énergétique ambitieux, reposant sur une utilisation optimale de l’énergie et un recours aux énergies renouvelables, a par ailleurs été développé pour que le futur quartier puisse répondre aux objectifs de la « Société à 2 000 watts19 ». Au niveau socioculturel, les réflexions sur la forme urbaine et la nature des futurs espaces bâtis et non bâtis ont pour objectif de créer les conditions nécessaires à une bonne qualité de vie en milieu urbain. Par ailleurs, les notions de mixité et d’identité se traduisent par diverses mesures, en particulier le maintien d’éléments du patrimoine industriel et la promotion de la mixité sociale par une offre diversifiée de logements. La viabilité économique du projet a également fait l’objet de diverses études, portant notamment sur les modalités de financement des espaces publics et des infrastructures. La démarche prévoit ainsi une gestion foncière permettant un préfinancement des infrastructures par les communes et un prélèvement de contributions d’équipements lors des réalisations futures. Relevons enfin que, pendant les phases antérieures de planification et lors de l’élaboration du PDL, un processus de concertation a été intégré à la démarche par le bureau du Sdol et l’équipe de planification. Outre la concertation intense au niveau politique et technique, le travail a donc fait l’objet d’une information publique et

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les remarques recueillies ont été intégrées au processus de planification. Innovations programmatiques et constructives

Parallèlement aux projets de densification urbaine, d’autres projets illustrent la contribution de la démarche architecturale de Bauart au développement durable de l’environnement construit. Parmi ceux-ci, les démarches exploratoires en matière d’utilisation innovante du bois dans l’architecture contemporaine constituent des exemples emblématiques, que ce soit à l’échelle de la maison minimale Option ou à celle de bâtiments modulaires plus importants20. Maison Option

Développée initialement sous le nom de Smallhouse.ch dans le cadre du projet de recherche « Bois 2000 » soutenu par l’Office fédéral de l’environnement, des forêts et du paysage, la maison Option repose sur la recherche conceptuelle d’un habitat compact, fonctionnel, peu onéreux et préfabriqué. Susceptible de contribuer à densifier les tissus des couronnes suburbaines pavillonnaires, elle repose sur l’idée qu’elle puisse être utilisée par des parents souhaitant laisser place à la jeune génération, par un enfant devenu adulte, ou encore comme logement avec atelier21. On pourrait également considérer cette maison comme la version contemporaine du logement minimal, l’habitation calibrée pour le minimum vital, posant d’une nouvelle manière la question récurrente : de quoi l’homme a-t-il vraiment besoin pour son habitat ? La réponse est qu’un volume aussi restreint que celui-ci est en fait suffisant. Comme le relève le critique d’architecture Benedikt Loderer, « la maison se dresse comme une vérité qui dérange sur le terrain de l’opulence générale22 ».

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Implantation d’un prototype de la maison Option, qui se faufile entre les arbres. Photo © Andreas Greber.

Le parallélépipède est entièrement fabriqué en usine et se monte sur le site de son implantation en une journée. Reposant sur des fondations ponctuelles ou filantes, il peut aisément être démonté et installé ailleurs. Dans sa formule simple, le volume est caractérisé par quatre grandes fenêtres qui donnent chacune sur un côté différent. D’autres éléments peuvent être juxtaposés au volume principal, permettant d’adjoindre des espaces complémentaires à la typologie initiale. Chaque niveau comporte un espace traversant, subdivisé par un grand élément s’apparentant à un grand meuble. Au rez-de-chaussée, la cuisine sépare salon et salle 463


Les différentes surfaces participent toutes à la fonctionnalité de l’habitat, l’espace situé près de l’escalier offrant une galerie utilisable pour plusieurs fonctions (bureau, chambre, chambre d’amis). Photo © Andreas Greber.

à manger ; à l’étage, le volume de la salle de bains sépare chambre à coucher et pièce de travail. Les fenêtres, qui vont du plancher au plafond, n’ont pas seulement pour fonction d’éclairer ; elles prolongent également l’espace intérieur de l’habitation vers l’extérieur. Systèmes modulaires

L’origine du développement de systèmes modulaires en bois par le bureau Bauart remonte à la création d’un bâtiment destiné à héberger les bureaux de la direction des travaux de l’Office fédéral de la statistique 464


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Extension de l’école Gotthelf à Thoune à l’aide du système modulaire Modular-Thun. Photo © Croci & du Fresne.

à Neuchâtel, en alternative à la location de conteneurs provisoires classiques en métal. Comme il fallait créer d’importantes surfaces de bureaux sur un espace restreint, le projet reposait sur un empilement d’une soixantaine de modules en bois, combinés de manière à créer 465


Mise en place d’un élément modulaire en bois, entièrement préfabriqué en atelier. Photo © Bauart.

diverses tailles et typologies d’espaces. Partant de ce premier cas particulier, la démarche s’est ensuite enrichie pour devenir une solution flexible et générale. Il est aujourd’hui possible de réaliser des locaux plus grands, de les empiler, de les aligner en des rangées théoriquement illimitées. De multiples bâtiments ont ainsi été réalisés, pour répondre notamment à des besoins évolutifs en matière de structures scolaires dans les villes de Thoune (système Modular-Thun) et de Zurich (système Züri-Modular). Ce système constructif offre en effet une réactivité spécifiquement adaptée aux changements démographiques rapides dans les quartiers et une adaptabilité accrue à l’évolution constante des méthodes d’enseignement. Le principe des modules implique un dédoublement 466


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des murs et des planchers, ce qui permet de répondre à des exigences élevées au niveau acoustique et thermique. Dimensionné en fonction des contraintes de transport, le module est entièrement préfabriqué en atelier, aménagement intérieur compris, ce qui en accroît la qualité et la précision. Montage et démontage sont l’affaire de quelques jours. Fondations, toiture froide et escaliers extérieurs sont des éléments additionnels, indépendants du système cellulaire. Swisswoodhouse

Le projet Swisswoodhouse réunit les considérations relatives tant aux enjeux de densification urbaine qu’à la recherche de valorisation de ressources indigènes par l’utilisation du bois. Il s’agit en particulier de créer une alternative à la villa individuelle dans un tissu urbain ou suburbain. Il s’inspire de l’échelle du typique Schwyzer Blöckli, cet immeuble de trois à quatre étages avec deux appartements par niveau, qui offre suffisamment de place pour des rencontres, tout en évitant le risque d’anonymat que présentent les grands ensembles. Un autre volet fondateur du projet est la volonté de répondre à l’évolution économique et sociale réelle de la population, en proposant une plus grande modularité des usages des logements. Compte tenu de la mutation de la structure familiale et de l’émergence d’une société de longue vie, les projections statistiques révèlent en effet qu’en 2030, la part des ménages de plus de deux personnes ne sera plus que de 24 %. La majorité des ménages seront alors composés soit d’une personne seule (41 %), soit de deux personnes (35 %)23. Le projet Swisswoodhouse propose une réponse concrète à ces enjeux, en important la flexibilité de la construction modulaire dans le domaine de l’habitation. Les logements son configurés à partir d’un module de base en bois de 22 mètres

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Implantation d’un immeuble Swisswoodhouse en milieu urbain. Photo © Bauart.

carrés, ce qui permet aux acquéreurs de modeler à volonté leur futur appartement, du plus modeste au plus spacieux. Chaque module de base peut se décliner dans une grande variété de types et de fonctions : cuisine seule ou avec réduit, chambre seule ou avec wc, deux modules combinés pour une chambre à coucher parentale avec salle de bains et réduit, chambre avec loggia, balcon ou espace totalement ouvert en terrasse, et ainsi de suite. Un véritable catalogue de types d’assemblages et de constructions est apparu au fil du temps, les modules pouvant être agglomérés en studios, appartements de une à quatre pièces ou vastes attiques regroupant une dizaine de modules. Ce grand choix de typologies offert dès le départ au maître d’ouvrage

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présente en outre l’avantage de pouvoir être modifié facilement par la suite. Un système de balcons a été créé, ces derniers pouvant venir se fixer ultérieurement sur la façade. Quant aux cages d’escalier et ascenseurs, ils prennent aussi place dans l’un des modules. Ceux-ci, préfabriqués selon les besoins, sont posés sur un squelette en béton, assemblés en appartements empilés les uns sur les autres, destinés à la PPE ou à la location. Ce projet particulier, conçu avec l’entreprise Renggli24, aura été une vaste expérimentation sur différentes volumétries, mais aussi sur les divers revêtements de façade de la maison, qui ne doivent pas forcément exprimer explicitement le bois. Leur choix s’inscrit dans des considérations plus larges, notamment dans une approche architecturale adaptée à chaque contexte. Progressivement, la recherche a pris le pas sur l’expérimentation, et Bauart a associé à son projet les bureaux d’ingénieurs Reuss, Makiol + Wiederkehr et Pirmin Jung, ainsi que divers instituts de recherche de l’EPFZ, de l’Empa et des HES de Bienne et Yverdon, avec le soutien des Offices fédéraux de l’environnement (Ofev) et de l’énergie (Ofen). Le projet déborde désormais largement le cadre initial, puisque cette équipe interdisciplinaire a mis au point une Swisswoodhouse répondant d’ores et déjà au standard de la « Société à 2 000 watts ». Le prototype est aujourd’hui prêt à être réalisé, une demande de permis de construire étant déposée dans la localité d’Hochdorf (LU) et plusieurs autres investisseurs s’étant déjà manifestés. Perspectives

La recherche d’une constante optimisation entre des critères environnementaux, socioculturels et économiques fait partie intégrante d’un

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projet d’architecture durable. Si des principes d’optimisation semblent relativement aisés à développer au niveau conceptuel, il faut souligner que leur concrétisation nécessite ensuite un suivi et une coordination particulièrement importants entre les différentes dimensions du projet. Les expériences réalisées dans le cadre des processus de densification urbaine et d’innovations constructives montrent qu’un intense processus de communication avec les partenaires impliqués dans ce type d’approche interdisciplinaire constitue une condition indispensable à la réussite de l’opération. Cette dernière représente une approche très pratique du développement durable, où se croisent sur le terrain les considérations à grande échelle liées au thème de la ville polynucléaire et des processus d’expérimentation liés à des exigences opérationnelles plus circonscrites. C’est sans doute dans cette rencontre entre des actions convergentes aux diverses échelles d’intervention que se dessine une possible concrétisation de la durabilité de l’environnement construit. Au moment où un certain consensus apparaît au niveau des principes théoriques du développement durable appliqués à l’environnement construit, cette transcription dans des projets concrets constitue assurément une étape importante. L’intégration des objectifs de durabilité à des processus opérationnels complexes ne va cependant pas de soi. Elle implique la mise en place d’une démarche volontariste, soutenue par la majorité des acteurs de l’opération, tant au niveau des décideurs, des praticiens que des usagers. Le suivi critique et l’optimisation constante des opérations se révèlent également cruciaux pour la concrétisation de projets réellement novateurs, en mêlant le dynamisme nécessaire à toute démarche pionnière et la continuité de réalisations s’échelonnant parfois sur plusieurs années. C’est dans cet esprit d’innovation, de test et d’optimisation que des pratiques 470


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nouvelles peuvent émerger et se revendiquer d’un « développement durable en train de se faire25 ». L’approche de la durabilité de l’environnement construit par le projet reconnaît implicitement l’importance de la créativité en matière d’urbanisme et d’architecture. Compte tenu de la multiplicité des paramètres à intégrer, il apparaît en effet fondamental que des acteurs puissent endosser le rôle de moteur du projet avec une certaine inventivité, en termes de « design » des espaces, comme en ce qui concerne les processus inhérents à la production d’un bâti de qualité. Sous réserve d’acquérir la reconnaissance indispensable de sa valeur ajoutée, l’architecte peut alors fédérer au mieux les énergies à disposition, trouver des mécanismes non dogmatiques pour dépasser d’éventuels blocages et structurer les échanges entre les différentes entités impliquées. Tour à tour « créateur », « développeur » ou « facilitateur », l’architecte en charge d’un projet durable joue ainsi un rôle clé dans la réussite de ce type d’opération, qui exige de lui non seulement des compétences propres en matière de conduite de projet et de durabilité, mais assurément aussi celle de savoir s’entourer des partenaires les plus adaptés à ses besoins.

NOTES   1.  L’expression « Trente Glorieuses » désigne la période de forte croissance économique qu’ont connue une grande majorité de pays développés entre la fin de la Seconde Guerre mondiale en 1945 et le choc pétrolier de 1973.   2.  On se réfère ici aux études publiées à la fin des années 1990, notamment par Vincent Fouchier (Les Densités urbaines et le développement durable. Le cas de l’Île-de-France et des villes nouvelles, SGVN, Paris, 1997) ou par Peter Newman et Jeff Kenworthy (Sustainability and cities : overcoming automobile dependence, Washington, Island Press, 1999).   3.  Les résultats ont été publiés par l’Office fédéral du développement territorial sous le titre Coûts des infrastructures, Berne, ARE, 2000. 471


4.  Voir à ce sujet notamment le rapport publié sous la direction de Marc Sauvez et intitulé La Ville et l’enjeu du développement durable, Paris, La Documentation française, 2001.   5.  Créé en 1987, le bureau Bauart Architectes et Urbanistes SA compte aujourd’hui environ soixante-dix collaborateurs répartis sur les trois sites de Berne, Neuchâtel et Zurich. Willi Frei, Stefan Graf, Peter C. Jakob, Emmanuel Rey, Yorick Ringeisen et Marco Ryter en sont les six associés. Depuis ses débuts, le bureau a pour objectif d’intégrer l’innovation et la durabilité à ses projets et réalisations, aussi bien dans le cas de constructions neuves que de transformations d’édifices existants.   6.  Le bâtiment principal de l’OFS se caractérise par une approche intégrée du confort et de l’énergie (faible demande d’énergie, énergie solaire, rafraîchissement passif) et une analyse du cycle de vie des principaux éléments utilisés. Cette réalisation a été saluée notamment par le Prix d’architecture de l’Association suisse d’écobiologie (1997), le Prix solaire suisse (1998), le Prix solaire européen (1998) et par une sélection dans la catégorie « Best 50 » lors de l’Energy Globe Award à Vienne (2001).   7.  Les diverses activités de l’association Ecoparc, qui dépassent aujourd’hui de loin les limites du quartier éponyme, sont présentées sur le site www.ecoparc.ch. Les étapes de développement du quartier Ecoparc peuvent, quant à elles, être visualisées sur le site Internet www.bauart.ch/kompetenzen/fr_planung.html.   8.  La direction générale et les sections dédiées à la gestion, à l’ingénierie et à la santé de la haute école Arc, l’antenne neuchâteloise de la Haute École de musique de Genève, et le Conservatoire de musique neuchâtelois sont ainsi regroupés à proximité immédiate de la gare de Neuchâtel.   9.  Voir notamment à ce sujet l’article H. Froidevaux et E. Rey, « Les friches industrielles, un réservoir de nouvelles urbanités », Tracés, 2009, no 4, p. 26-30. 10.  Le label Minergie est un standard de construction facultatif qui permet une utilisation rationnelle de l’énergie et une mise en œuvre plus large des énergies renouvelables, tout en assurant une amélioration de la qualité de vie, une meilleure compétitivité et une diminution des atteintes à l’environnement. Les exigences peuvent être consultées sur le site Internet www.minergie.ch. 11.  E. REY, « Régénération des friches urbaines et développement durable : vers une évaluation intégrée à la dynamique du projet ». Université catholique de Louvain, faculté des sciences appliquées, département d’architecture, urbanisme, génie civil et environnemental. Thèse de doctorat en sciences appliquées, Louvain-la-Neuve, 2006. 12;  Infos détaillées disponibles sur les sites Internet www.concerto-holistic.eu et www.holistic-ne.ch. 13.  B. Marchand, « Construire des logements durables », in Quartier Ecoparc Bauart # 2. Bâle / Berlin / Boston, Birkhäuser, 2009, p. 28-33. 14.  Les résultats de ce projet de recherche ont été publiés dans un rapport de synthèse : A. Guye et E. Rey, Projet de recherche USE IT, Neuchâtel et Grenchen, Association Ecoparc et Office fédéral du logement, 2006. Diverses informations peuvent par ailleurs être consultées sur www.quartierecoparc.ch. 15.  Ce projet est le fruit d’un concours remporté en 2006, en collaboration avec l’entreprise générale Bernasconi. La transformation du front bâti sud (les bâtiments hospitaliers de 1914) est réalisée par Bauart, tandis que la partie nord du site (construction de 472


nouveaux bâtiments) est pilotée par Bernasconi. 16.  Pour les enjeux détaillés du processus mis en place pour la réaffectation de ce site, se référer à l’article paru à ce sujet dans la revue de la Fédération suisse des urbanistes : « Les Cadolles à Neuchâtel : mise en concurrence d’investisseurs et d’architectes au service du projet urbain », Collage, 2008, n° 4, p. 17-21. 17.  La réalisation du plan directeur localisé intercommunal de Malley (PDL) fait suite à un appel d’offres lancé par le bureau du Sdol et remporté par l’équipe pilotée par Bauart en janvier 2007. Le PDL a été précédé par diverses études, en particulier l’établissement de principes directeurs dans le cadre de la définition des chantiers de l’Ouest lausannois par le bureau Feddersen & Klostermann et une phase préalable dite d’étude-test, confiée parallèlement à quatre équipes (atelier Wehrlin, Europan 7, Groupement KCAP et Tribu’architecture). 18.  S. Noirjean et T. Merle, « Intégration des politiques de mobilité et de planification urbaine », Urbia, 2005, n° 1, p. 91-109. 19.  La « Société à 2 000 watts » est un projet développé par les écoles polytechniques fédérales (EPF). Actuellement en Suisse, chaque personne a besoin d’une puissance continue de 6 000 watts en moyenne, toutes formes d’énergie confondues. L’idée de la société à 2 000 watts est de diviser ces besoins par trois. Parmi ces 2 000 watts, seuls 500 devraient par ailleurs provenir de sources d’énergie non renouvelables. 20.  Voir à ce sujet Frei W. et Rey E., « Architecture et développement durable : sur la piste du bois ». Actes des Journées européennes de la construction en bois, École nationale supérieure des technologies et industries du bois, Épinal, octobre 2000, p.127-135. 21.  Distinguée lors du prix Lignum Suisse en 2009, la maison Option a été implantée dans plus d’une cinquantaine de localités en Allemagne, en Autriche et en Suisse. 22.  B. Loderer, « Maison minimale Option » in Bauart, Lucerne, Quart, De Aedibus, 2008, p. 14-19. 23.  OFS, Forum Ecoparc 2009. Quelques données de l’Office fédéral de la statistique, Neuchâtel Actualités OFS, janvier 2009, p. 3. 24.  L’entreprise Renggli est spécialisée dans les constructions en bois à haute efficience énergétique. Elle s’est notamment distinguée par la réalisation du premier immeuble en bois à six étages de Suisse, inauguré en 2006 à Steinhausen (ZG). 25.  A. Da cunha et J. Ruegg, « Pour un développement durable en train de se faire » in A. Da cunha, et al., Développement durable et aménagement du territoire, Lausanne, PPUR, 2003, p. 347-350.

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High-Eco-Tech

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En introduction, j’aimerais préciser que je représente ici mon agence, ainsi que l’Institut pour le design et la construction de structures légères – Institut für Leichtbau Entwerfen und Konstruieren – de l’université de Stuttgart. L’une comme l’autre sont des structures interdisciplinaires : l’Institut est composé d’architectes, d’ingénieurs de l’aviation, de biologistes, d’ingénieurs de structure, bref un laboratoire de 35 scientifiques. Je vais vous montrer quelques-uns de nos projets. Il s’agit d’architecture pour le « surlendemain » et ce sur quoi nous réfléchissons. L’agence d’architecture et d’ingénierie est constituée d’environ deux cents collaborateurs qui travaillent dans différentes disciplines comme l’architecture, la technologie ou le design. Nous sommes également consultants dans le domaine du design pour Mercedes Benz, et nous faisons des recherches sur les façades et des technologies durables. Ce que je vais vous présenter ce soir n’est pas une simple introduction à notre travail, mais plutôt la manière dont nous pensons des projets « soutenables ». Dans le « soutenable », le secteur de la construction joue un rôle clé. De nos jours, tout le monde parle de réchauffement climatique, d’émission de CO2, etc.Toutefois, la plupart des gens ne connaissent pas vraiment les implications architecturales de ce phénomène, ni à quel point l’architecture et l’architecte sont responsables du problème de réchauffement climatique. Or l’architecture, au même titre que l’ingénierie, construit 477


l’environnement, c’est d’ailleurs son objectif principal. On se rend alors très vite compte que l’environnement « construit » est responsable de 35 % de notre consommation d’énergie et donc de 35 % des émissions de gaz à effet de serre. Vous aurez sûrement du mal à me croire sur ce point, mais la construction de notre environnement est responsable de 50 % de notre consommation de ressources naturelles. Autre chiffre surprenant, celui qui concerne les déchets : en Europe, 50 % des déchets proviennent de la construction. Si nous prenons en compte ces données, nous comprenons vite que notre responsabilité en tant qu’aménageur de l’environnement est immense au regard des émissions de CO2, de la consommation énergétique, ainsi que des déchets sur notre terre. Pour vous donner un exemple, la production mondiale d’émission de CO2 liée à la production de ciment est plus grande que celle liée à l’aviation. Ainsi, réduire de 30 % notre production mondiale de ciment aurait un impact énorme sur l’émission globale de CO2. Regardons les choses d’un peu plus près. La population mondiale augmente et, par conséquent, la consommation énergétique croît toujours à l’échelle mondiale. Ces prédictions sont très « conservatrices » car elles représentent une moyenne des données reçues des agences internationales pour l’énergie. Aussi faut-il regarder le célèbre diagramme de Hubbert. King Hubbert (1903-1989) était chercheur dans la société Shell, et en 1956 il se posa la question de savoir à quel moment il ne resterait que 50 % du pétrole disponible sur terre. Cette question est caractéristique d’une démarche scientifique. Les résultats qu’il obtint furent si alarmants qu’il ne reçut l’autorisation de ne les publier que plusieurs années après la réalisation de son étude. Par la suite, plusieurs autres chercheurs reprenant ce travail sont parvenus à des conclusions similaires. Le diagramme de Hubbert montre qu’entre les années 2015

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et 2020 nous aurons consommé à peu près 50 % des réserves totales de pétrole sur la planète. Cette échéance est une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes. Revenons quelques années en arrière. L’industrie pétrolière a été introduite il y a une centaine d’années. À cette époque, le pétrole était utilisé tel quel et nous ne connaissions pas encore les emplois chimiques dérivés du pétrole. Cela signifie qu’en cent ans, environ quatre milliards d’individus, soit deux milliards de moins qu’aujourd’hui, ont consommé 50 % de nos réserves pétrolières. Aujourd’hui, alors que nous sommes près de huit milliards d’habitants, nous pouvons estimer, par une approche linéaire, que nos réserves de pétrole seront épuisées dans vingt-cinq ans. Que pouvons-nous faire aujourd’hui dans l’industrie du bâtiment pour tenter de résorber ce problème majeur ? En effet, je crois que le pétrole a une trop grande valeur pour simplement le brûler ou pour servir à chauffer ou climatiser les bâtiments. Il y a, particulièrement en Europe centrale, en Autriche, en Allemagne, en France, une forte tendance politique à diminuer la consommation totale de l’énergie par la loi. En Allemagne, le gouvernement a mis en place des quotas relatifs à l’énergie de chauffage : par rapport aux années 1980, où la consommation moyenne tournait autour de 250 kWh par mètre carré, la loi actuelle baisse la consommation de bâtiments nouvellement construits en dessous de 100 kWh ; et une nouvelle loi est sur le point de passer, qui la réduirait en dessous de 50 kWh pour 2012-2015. Toutefois, des bâtiments expérimentaux développés par des scientifiques ces dernières décennies étaient en dessous de ces consommations. Dès les années 1980, nous avions les premières maisons solaires et des bâtiments à basse consommation d’énergie ou de carbone, puis la soi-disant « maison à

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trois litres », comparable à la « voiture à trois litres ». Aujourd’hui, nous sommes proches de la construction à zéro énergie et ce depuis plus de dix ans. Nous sommes sur le point d’ouvrir une nouvelle porte, celle des bâtiments à « plus énergie », qui permettront donc de produire de l’énergie au lieu d’en consommer. La réponse apportée jusqu’ici, c’est ce qu’on appelle la maison passive, une maison qui dispose de plus en plus de systèmes d’isolation thermique, ce qui donne une architecture malheureuse, bien entendu absolument pas ce que nous aimerions faire en tant qu’architecte et ce que les étudiants en architecture aimeraient apprendre. Comment surmonter ce problème ? Et comment répondre à ce besoin en ce qui concerne les bâtiments existants en général et les monuments historiques en particulier, qui ne peuvent pas être simplement recouverts d’une couche de 30 centimètres de polystyrène ? Que faire de ces constructions qui consomment tant d’énergie ? Ma réponse est ce que j’appelle la « maison active ». La maison active non seulement réduit la somme d’énergie consommée, mais en moyenne elle produit davantage d’énergie qu’elle n'en consomme. Si nous prenons en considération l’énergie solaire, on se rend compte qu’elle pourrait fournir dix mille fois plus d’énergie que les besoins des hommes sur la planète (en termes de chaleur, climatisation, nourriture, etc.). Ainsi, si nous réussissions à capter ne serait-ce que 0,01 % de cette énergie solaire pour la réutiliser, nous pourrions même gaspiller de l’énergie. Nous en aurions largement assez et nous pourrions nous épargner cette architecture malheureuse des maisons passives. La question est seulement de savoir comment nous pourrions récolter cette énergie, la stocker et comment la réutiliser de façon adéquate ?

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En 2000, je déménageais dans un bâtiment que j’avais commencé à concevoir en 1997. La phase de conception a duré trois ans, celle de la mise en œuvre dix semaines. Vous pouviez même vous promener au premier étage au bout du quatrième jour de construction. C'était le premier bâtiment à « triple zéro » : un bâtiment qui ne consomme aucune énergie fossile, zéro ; qui n’a aucune émission de CO2 (il ne possède aucune cheminée) et qui est entièrement recyclable, zéro déchet. Il est composé d’éléments et de ressources entièrement naturels et recyclables comme l’acier, l’aluminium ou le bois. Construit en éléments préfabriqués, il est par conséquent facilement démontable (pas de soudure, pas de colle) et recyclable. Il fonctionne à l’énergie solaire et géothermique et ne ressemble pas à une maison écologique, que ce soit dans sa conception extérieure ou dans son design intérieur – à l’époque, c’était probablement le bâtiment le plus écologique de la planète. La technologie servant à capter l’énergie solaire permet de s’affranchir des combustibles fossiles et des cheminées : nous pouvons donc concevoir des bâtiments avec zéro émission. Cette construction, que j’ai conçue dans le cadre d’une série de maisons résidentielles, est autosuffisante. Les détails sont très simples, pensés d’une manière classique. Les clients adorent. À présent, si nous étudions la consommation de ressources, il faudrait se remettre en tête le fait que la production mondiale de ciment produit plus de CO2 que toute l’industrie aéronautique mondiale. Nous devrions alors tenter de réduire la production de ciment en introduisant par exemple de nouvelles technologies de béton sur le marché ou en réduisant les sections des divers éléments constructifs. Cela nous donne une belle opportunité d’alléger nos structures et nos technologies constructives – ces structures légères que je développe en tant que professeur à l’université. Et lorsqu'on réduit la matière utilisée

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dans la construction, on réduit bien évidemment ce que nous appelons « l’énergie grise ». Je m’explique : prenons un immeuble d’habitation quelconque, son énergie grise, c’est-à-dire l’énergie nécessaire pour produire l’acier et le ciment, transporter les matériaux sur le site, bref installer ce type de bâtiment, est vingt-cinq fois plus élevée que sa consommation annuelle en chauffage et climatisation. Pour certains édifices, ce facteur est encore plus important. Il est donc logique de réduire non seulement la consommation d’énergie annuelle pour le chauffage et la climatisation, mais également le nombre et la quantité de matériaux parce que le gain sera très élevé. Prenons une tour de 200 mètres par exemple. En moyenne, elle a un poids mort de 160 000 tonnes de béton. Il est relativement facile de réduire ce poids mort de 40 000 à 50 000 tonnes, soit d’un tiers du poids total. À ce gain de matière, il faut ajouter un facteur de multiplication grâce au gain d’énergie grise. Autrement dit, la réduction de la quantité de matériaux utilisés dans la construction aide aussi à la diminution de l’énergie grise. Un autre point important concerne le recyclage. Lorsque j’ai commencé mes recherches sur la « recyclabilité » en 1991, tous mes collègues m’ont dit qu’on construisait pour des siècles, qu’il fallait réaliser des bâtiments intemporels, durables, des édifices que les utilisateurs de demain vont également apprécier. Mais je leur ai répondu que je conçois des aéroports dans le monde entier et que moins de dix ans après leur réalisation, on commence à les démolir, à les réaménager et à les transformer. Aucun de ces aéroports ne perdure dix ans sans être modifié. Mais que signifie la « recyclabilité » ? En 1985, le gouvernement allemand annonçait qu’il voulait introduire une nouvelle loi pour l’année 2002 par laquelle l’industrie automobile devrait reprendre et recycler l’ensemble

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des voitures qu’elle produisait afin d’économiser de l’acier, de l’aluminium, etc. L’industrie automobile répondit aux politiques que ce serait la banqueroute et qu’elle ne survivrait pas à cette loi. Les politiques ont été suffisamment intelligents pour dire : « D’accord, vous avez quinze ans pour développer une nouvelle technologie. » Aujourd’hui, chaque élément constitutif d’une voiture fabriquée en Allemagne qui pèse plus de 50 grammes est identifié : vous pouvez voir où il a été produit, quand il a été installé, quelle est sa matérialité, quelle est sa « recyclabilité ». Dans l’industrie du bâtiment, où l’on utilise mille fois plus de matériaux, nous ne savons rien sur ces technologies. Dans une façade quelconque d’un immeuble d’habitation standard, vous trouvez entre 15 et 25 matériaux différents. Vous avez la maçonnerie avec le mortier entre les briques ; on installe un habillage à l’intérieur, dans lequel on intègre le câblage, donc du plâtre, du PVC, du cuivre, puis du sable, de l’eau, puis la peinture. À l’extérieur, vous avez l’isolation thermique, du plâtre, du plastique et de la laine de roche ou de verre, puis souvent de l’enduit. Plus ces choses restent soudées, mieux c’est pour l’architecte et les ingénieurs qui les ont réalisées car ils ont la garantie qu’elles ne vont pas s’effondrer après quelques années. Cependant, ce n’est pas le cas d’un point de vue « recyclable » car ce ne sont rien d’autres que des déchets toxiques, que personne ne pourra séparer ultérieurement : les minéraux, le cuivre, l’acier, le polystyrène, le plastique, etc., sont liés définitivement ensemble. Cela est très regrettable, car les ressources naturelles matérialisées dans un bâtiment pourraient constituer des ressources importantes pour les usages ultérieurs. Un bâtiment typique en Europe centrale, par exemple, contient une part de cuivre par tonne qui correspond à 60 % de la part de cuivre d’une tonne de pierre provenant d’une mine chilienne, le Chili ayant les mines les plus efficaces dans le monde. Nous avons compris que 484


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quelque chose devait être fait au niveau de la consommation de l’énergie et de la matière. Tout en refusant que ce « courant vert » produise une architecture que personne n’aimerait. Technologiquement, nous étions très radicaux, car la réduction ne devait pas être relative (comme cela est toujours le cas), mais au contraire absolue. Nous voulions tout mettre à zéro : zéro énergie, zéro émission et zéro déchet. Nous avons alors développé une technologie qui permet d’obtenir ce résultat, et tous les bâtiments que nous construisons sont à « triple zéro ». Ainsi nous avons conçu une maison, actuellement en chantier, à énergie positive – plus energy building. C’est-à-dire qu’elle produit de l’énergie pendant toute l’année. Elle ressemble à une œuvre du style international classique avec de grandes baies vitrées et tout le luxe d’un bâtiment moderne, mais elle est en même temps totalement « verte » – super green –. Cependant, dans ce type de bâtiment, les différents matériaux sont traçables et après vingt ou trente ans, lorsque vous voudrez les remplacer, ils seront facilement identifiables. Pensons maintenant à une architecture entièrement recyclable mais qui n’a pas l’apparence d’une architecture entièrement recyclable, comme cet espace d’exposition que nous avons conçu pour Mero – leader mondial dans la production de structures constructives. Le défi posé par le client était le suivant : « Nous avons des problèmes sur le marché, la demande de nos structures se réduit, alors que nous possédons toutes les techniques de pointe et le savoir-faire. » Il nous a alors demandé s’il y avait la possibilité pour lui de s’insérer dans un nouveau marché. Et nous avons développé un système structurel composé de tubes en acier d’une section de 20 millimètres, boulonnées ensemble pour former une structure très fine de 30 mètres de longueur. Pour couvrir

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cette structure, nous ne voulions pas réaliser un revêtement en verre comme nous l’avions fait des dizaines de fois auparavant. Le défi était de concevoir un revêtement facilement démontable, très léger et 100 % recyclable. Ma première idée était de mettre un grand négligé en soie. Au lieu de faire cela, nous avons acheté un énorme film plastique dont nous avons traité la surface avec de la poudre de verre. Nous avons fixé ce film sur la partie basse de la structure, puis nous l’avons passé au-dessus de celle-ci. Il est alors tombé sur l’autre côté, où nous l’avons fixé en bas de l’ouvrage. Nous avons ensuite aspiré l’air entre les deux revêtements pour rendre le film totalement hermétique. Le résultat est alors une construction entièrement recyclable, composée uniquement d’acier et de film plastique tenu par une pression négative. Une fois appliqué le principe sur une petite échelle, nous avons poussé les études plus loin en nous demandant quelles seraient les possibilités si l’on pliait des textiles et des films plastiques comme des origamis. Quel impact pourraient avoir ces techniques sur l’architecture ? Une de ces études nous a amenés à réaliser la première façade au monde stabilisée par une mise sous vide. Le bâtiment se trouve dans un endroit très triste puisqu’il s’agit d’un ancien camp de concentration à Oranienburg, en Allemagne, où un monument historique tombait en ruine. Notre tâche, avec l’agence HG Merz, a été d’assurer la protection de ce monument. Mais l’espace couvrait une étendue de 50 mètres par 50 mètres sans possibilité d’utiliser des poteaux. Lors du concours international, la plupart des architectes et ingénieurs proposaient des projets montrant qu’ils étaient capables de couvrir cette immense surface. Nous avons alors décidé de faire l’inverse. Nous voulions couvrir la surface d’une façon simple et modeste, de sorte que personne ne

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regarde cette enveloppe. Pour cela, il ne fallait aucun détail, aucune structure visibles. Notre idée était de couvrir le monument par une structure très simple en acier, recouverte en dessous et au-dessus par une grille métallique. Puis nous avons produit quatre énormes toiles que nous avons fixées à l’extérieur et à l’intérieur de la structure. Les toiles extérieures et les toiles intérieures ont été reliées de sorte qu’un espace intermédiaire fermé soit constitué. Après avoir évacué l’air de l’interface, les membranes ont été alors, par un effet de sous-pression, tirées contre la grille métallique qui entoure la structure primaire de poteaux en acier ; cela concerne tout aussi bien les structures que les sous-faces. La pompe qui tient le tout en place est aussi grosse que mon poing et sa consommation énergétique correspond à la production de 8 mètres carrés de photovoltaïque, c’est-à-dire presque rien. Si vous décidez un jour que l’enveloppe du bâtiment n’est plus nécessaire, il vous suffit d’éteindre la pompe et la toile pourra être recyclée séparément du reste du bâtiment. La membrane ne laisse passer que 3 à 4 % de lumière,

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mais grâce à sa très grande surface, cette valeur suffit pour un éclairage naturel de l’intérieur. Il n’est donc pas nécessaire d’éclairer artificiellement le bâtiment pendant la journée. Pourquoi travaillons-nous avec des toiles ? Parce que je suis convaincu que les toiles ont un grand avenir dans l’architecture grâce au développement des fibres et du textile depuis ces quinze dernières années. Nous pensons même recouvrir aujourd’hui des tours avec des façades en textile. Nous étudions également les effets de façades en tissu sur l’intérieur des bâtiments. Lorsqu’on se pose des questions sur les propriétés physiques de l’isolation thermique, l’absorption du son et tous ces critères aujourd’hui nécessaires, il faut se souvenir qu’un astronaute porte un vêtement de 8 millimètres d’épaisseur composé de tissu. Ce vêtement permet au corps de garder sa température à 38,5 °C alors qu’au dehors, s’il est exposé au soleil, la température de surface s’élève à 150 °C, ou descend à –160 °C s’il se déplace dans l’ombre. Parfois, en quelques secondes, l’astronaute subit un changement de température de plus de 300 °C et la couche qui le protège de ce changement a une épaisseur de 2 millimètres. Nous nous sommes donc intéressés à transférer ces qualités dans le champ de l’architecture. Le but était de créer une isolation thermique qui, grâce à sa finesse, nous permette de faire l’architecture que nous voulons et de ne pas emballer nos projets dans une couche de 300 millimètres de polystyrène. Le premier projet dans ce sens a été l’aéroport international de Bangkok, qui représente la plus grande surface de textile au monde. La première phase de construction a été aussi importante que la construction des aéroports de Francfort ou de Roissy-Charles-de-Gaulle. Cet aéroport

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accueille 44 millions de passagers par an et permet simultanément à 64 Bœings 747 de décoller, d’atterrir, de charger et décharger des passagers. La température moyenne sur ce site est de 33 °C avec beaucoup d’humidité et beaucoup de bruit. Quelques-uns parmi les avions qui y atterrissent et y décollent ne sont même plus autorisés à voler au-dessus de l’Union européenne en raison des nuisances sonores. Alors qu’avons-nous fait ? L’architecte du projet est Helmut Jahn, de Chicago. Nous avons conçu tout ce qui est au-dessus du sol, pendant que des spécialistes thaïlandais créaient tout ce qui est en sous-sol. À l’intérieur, on peut voir que le bâtiment est inondé de lumière, il n’y a pas besoin d’éclairage artificiel en journée. Le concept énergétique de l’aéroport a été conçu par Matthias Schuler et l’acoustique calculée par Rainer Blum. Nous voulions qu’au niveau de la consommation énergétique, la construction soit comparable à un bâtiment européen, donc une architecture à basse consommation énergétique, alors qu’il fait chaud et humide dehors. L’air frais aspiré depuis l’extérieur est pré-refroidi par l’eau de la nappe phréatique afin d’éviter la condensation de l’eau ; l’air rafraîchi pénètre lentement dans l’espace à travers des colonnes elliptiques, à une vitesse très basse pour créer « un lac » d’air frais à 22 °C, parfait pour y déambuler. Les passagers, les ordinateurs, les affiches publicitaires et les éclairages génèrent de la chaleur qui remonte et stagne dans la partie supérieure du bâtiment. Une partie de l’énergie solaire passe, malgré l’isolation, à travers les vitrages et la toile de tissu, et participe au réchauffement de l’air, ce qui veut dire qu’il y a une stratification verticale de la température passant de 22 °C en bas à 50-60 °C au plafond. En été, lorsque vous entrez dans votre voiture et mettez la climatisation, vous ne vous sentez pas à l’aise à cause de l’air très frais qui est soufflé

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dans la voiture. Vous transpirez, alors que l’air frais rencontre votre corps. Cela est dû au fait que la sensation de confort dépend pour 50 % de la température de l’air et pour 50 % des radiations thermiques comme celles de votre pare-brise et du toit de votre voiture. Ainsi, vous êtes chauffé par les radiations et en même temps refroidi par la climatisation. Personne n’aime ce type de condition. Aussi, nous nous sommes dit qu’il fallait éviter dans le bâtiment les radiations qui provoquent les 50 à 60 °C en haut. Mais comment réduire les radiations ? Prenons l’exemple du fer à repasser. Lorsqu’on approche sa main du fer, on ne sent pas les radiations à 200 °C parce qu’il est fait d’aluminium (si vous prenez de l’acier pur chauffé à 200 °C vous sentiriez la chaleur à 50 centimètres). Cet effet, appelé « basse émissivité », existe pour certains métaux, toxiques et non491


toxiques, et cela se passe au niveau de la première couche atomique de la matière. Nous avons créé cet effet en apportant une petite quantité de molécules métalliques sous vide sur la surface intérieure de la toile. Par conséquent, malgré les 60 °C, il n’y a pas de radiations. Il nous a fallu quatre ans pour développer ce procédé. Il s’agit finalement d’un revêtement textile composé de trois couches : un textile externe constitué de fibres de verre qui protège l’intérieur du vent, de la pluie, de l’humidité, des insectes, de la poussière, etc. Il fait 1 millimètre d’épaisseur et pèse 1 kilo par mètre carré. Deux cents millimètres en dessous, se trouve un réseau de câbles en acier d’une section de 4 millimètres sur lequel nous avons posé des dalles de polycarbonate de 5 millimètres d’épaisseur. La couche inférieure, encore 200 millimètres plus bas, est constituée de fibres de verre à mailles lâches permettant une certaine perméabilité, comme la couche métallique. Ainsi le toit entier a-t-il un poids mort de moins de 5 kilos par mètre carré et les matériaux ne sont pas collés les uns aux autres, mais au contraire facilement séparables et recyclables. Voilà ce qu’on peut faire avec des textiles. Un autre exemple est notre pavillon pour BMW, réalisé il y a treize ans. Il s’agit d’une construction sans climatisation pour laquelle nous avons utilisé l’effet de cheminée. Au plus haut point du bâtiment, se trouvaient des vitres qui pouvaient être ouvertes ou fermées en fonction de la température souhaitée à l’intérieur du bâtiment. Actuellement, nous sommes en train de développer dans notre Institut une isolation thermique modulable. Vous n’auriez plus un seul facteur d’isolation, mais le facteur que vous désirez : parce que, en hiver, vous avez parfois envie d’être en été. Alors comment pouvons-nous manipuler ces valeurs d’isolation ? Prenons cette façade en textile. À l’extérieur, la couche imperméable à

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l’eau, que l’on appelle un cheveu d’ange – angels’ hair –, est une couche filtrante entourée de deux films plastiques de chaque côté. Quand ces fibres s’épaississent, le filtre prend un maximum de volume et l’isolation devient efficace grâce aux nombreuses couches que nous avons à cet endroit. Il n’y a pas de convection. Maintenant, si nous enlevons l’espace entre les deux couches de plastique, celles-ci vont se rejoindre et venir presser le filtre pour constituer une couche très compacte qui perd en qualité isolante. La transmission thermique devient de plus en plus importante. Simplement, en appliquant une pression interne, vous pouvez manipuler, voire modifier les qualités d’isolation. Une autre recherche sur laquelle nous travaillons dans notre Institut, concerne des toiles avec des ouvertures de 100 millimètres de long.

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D’environ 0,5 millimètre d’épaisseur, très légère et résistante à l’eau, ferme, la toile est constituée de micro-tubes contenant de l’air pressurisé. La pression de l’air de base fait que la toile est droite et si vous augmentez la pression, elle s'invurve comme une banane. Si vous en avez une qui fléchit dans un sens et une autre dans l’autre sens, vous pouvez ouvrir ces fentes ou les fermer, simplement en modifiant la pression de l’air dans les micro-tubes présents dans la toile. Nous étudions ainsi la respirabilité et la transmissivité d’air d’un mur par exemple. Et bien sûr, nous étudions les performances des isolations thermiques et les qualités de conservation de l’énergie de divers types de toiles à couches multiples. Voici, par exemple, une toile à double couche avec, entre les deux couches, des morceaux de céramique très poreuse, 20 par 20 millimètres. Sa qualité isolante est d’un cœfficient U de 0,1 à 0,5. C’est bien mieux que n’importe quelle vitre isolante que vous pouvez acheter dans le monde. Bien sûr, ce n’est pas transparent, mais cela laisse passer la lumière. Une autre chose sur laquelle nous faisons des recherches actuellement sont les vitres modulables, dont nous sommes capables en temps réel, indépendamment de la température, de manipuler la transmissivité lumineuse. Cette recherche dure depuis plus de dix ans. Nous avons une série de modèles, et dans la mesure où cela fonctionne bien pour des échantillons de 400 par 400 millimètres, nous adoptons maintenant ce processus pour des morceaux de la hauteur d’un étage. Le changement d’aspect requiert très peu d’énergie : le voltage nécessaire se situe entre 2 et 7 V. Une fois que vous obtenez une certaine transmissivité, il n’y a plus besoin d’électricité supplémentaire. Vous en avez seulement besoin pour changer l’aspect.

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Comme vous pouvez le constater, nous faisons des recherches avant tout pour améliorer le confort, tout en développant l’esthétique pour une architecture stupéfiante. Nous ne voulons pas mettre trop l’accent sur la matérialité, la structure et l’arrière-plan technologique. Ce sont des éléments pour lesquels nous, en tant que spécialistes, nous devons développer des solutions, mais qui ne devraient pas préoccuper l’usager. Matériaux permutables, murs à conservation d’énergie, manipulation de la transmissivité de la lumière… Pendant que nous réalisions toutes ces manipulations sur des éléments de construction habituels dans le but de maîtriser l’énergie et de faire une architecture intentionnelle, j’ai eu l’idée de modifier le système structurel qui porte toutes ces choses construites. Prenons un pont ferroviaire, construit avec de vieilles pièces en acier, vous vous demandez : comment peuvent-elles être aussi grosses ? Les ingénieurs d’aujourd’hui vous diront que c’est pour prévenir la pire combinaison de neige, de vent, de tremblement de terre et des locomotives plus lourdes. La charge en un seul point et au même moment fait que ces pièces doivent être épaisses. Et vous avez bien sûr raison. D’un point de vue statistique, les ingénieurs doivent dire : « Le bâtiment peut tenir cent ans, c’est ce que veulent les architectes et les clients aussi. Donc, quelle est la probabilité qu’un vent extrêmement fort souffle en cent ans ? Et quelle probabilité qu’il neige en cent ans ? » Pour faire une analyse structurelle, vous ne vous intéressez pas à une moyenne de chutes de neige, vous avez besoin de l’extrême et pour dessiner les éléments, vous avez besoin d’une certaine combinaison de ces extrêmes. Bien sûr qu’il ne neige pas à 40 °C, mais une certaine quantité de neige, ajoutée à un tremblement de terre et à un train en même temps, cela a vraiment du sens. Parce que si le pont s’écroule, seuls les ingénieurs iront en prison, personne d’autre.

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Cette branche d’ingénieurs est donc relativement conservatrice car ils ont beaucoup de responsabilités. Mais comment les aider lorsqu’ils vous disent : « Cette diagonale a été dimensionnée pour cette fraction de seconde qui, dans cent ans, verra toutes ces conditions réunies » ? Une idée m’est venue : voici quatre doigts. Tout le monde peut dire : « Ces quatre doigts supportent le poids mort de mon bras de manière équivalente », mais si un doigt relâche son muscle, on a l’impression qu’il supporte toujours autant ; en fait, il est juste posé, sans aucune pression. En continuant ainsi, les autres doigts relâchent la pression sauf un, qui porte toute la charge. Donc, s’il y a une possibilité d’assouplissement ou de raidissement des éléments structurels, nous pouvons demander à ces diagonales, dans le cas d’un pont, de remplacer la poutre en métal et de s’activer et se désactiver automatiquement, selon une loi ou une règle. Croyez-le ou pas, mais vous pouvez rendre le pont de 50 % à 70 % plus léger en économisant plus de 50 % de matériaux. Cela peut être décrit en termes d’équation, mais peu importe ce que j’ai pu dire à ce sujet, dans des conférences, les gens disent : « D’accord, c’est peut-être vrai mais nous n’y croyons pas. » Alors nous avons construit une maquette à Stuttgart, la ville où nous travaillons. Voyez le genre de film muet que nous utilisons : on a l’impression qu’il a cent ans, mais il a été réalisé il y a quelques années seulement. De ce point à ce point, 1,8 mètre, c’est un pont. L’épaisseur est de 3 millimètres d’aluminium, ce qui signifie que sa finesse est de 1 / 600 quand, pour un pont normal, elle est de 1 / 10. Si vous êtes motivé, vous la faites à 1 / 20, quelques-uns arrivent même à 1 / 50 ; mais ici, la finesse est de 1 / 600. Ensuite, nous avons acheté un petit train électrique, une locomotive, que nous avons redessiné pour lui donner un style un peu plus international. Nous lui avons ajouté 300 grammes pour en faire une locomotive

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vraiment lourde, et nous avons commencé à la faire passer de droite à gauche, puis dans l’autre sens. Maintenant, regardez ce qu’il se passe : de gauche à droite, elle descend très bien car il y a un dénivelé de 60 à 70 millimètres, mais après, elle a des problèmes pour grimper. À présent, regardez le deuxième tour : la locomotive reste à l’horizontale. Pas de déformation, ce qui semble physiquement impossible. Tout est plat. Ici une déformation passive, comme prévu, et pour le chemin de retour, nous l’appelons manipulation active ou adaptée sans déformation. C’est très léger et nous remplaçons le matériau par de l’énergie : cette énergie, appliquée de manière intelligente, nous permet de faire des choses qui étaient inimaginables avant. Maintenant que vous avez compris cela, vous pouvez manipuler artificiellement des structures pour obtenir, par exemple, une simple poutre soumise à une certaine charge qui crée une déflexion. La seule astuce que nous utilisons est que nous créons artificiellement une déflexion dans l’autre direction : la somme des deux est égale à zéro, rien de plus ; il s’agit donc d’une manipulation artificielle et d’une déformation artificielle. Nous appliquons aujourd’hui ces techniques sur d’autres choses pour les rendre plus simples, intenses, plus vertes. Un jour, un client m’a demandé de réaliser 20 ou 25 parapluies énormes d’un diamètre de 55 mètres. Il en avait besoin pour une exposition internationale afin de protéger les participants de la pluie et du mauvais temps. Ce genre de parapluie existe et est utilisé en Arabie Saoudite, mais lorsque le vent souffle trop fort, il faut les refermer. Il m’a dit qu’il voulait les garder ouverts, qu’il pleuve ou qu’il vente, mais je lui ai répondu que c’était totalement impossible. Il s’est mis alors terriblement en colère, en disant qu’il irait

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voir un autre ingénieur ou un autre architecte. Moi aussi, j’étais en colère parce que j’étais incapable de faire ce qu’il me demandait. Je n’ai jamais vraiment oublié cette histoire, et cela m’a pris un an de réflexion et de travail pour trouver quel était vraiment le problème avec ce parapluie. Le

problème n’est pas le mât, le problème vient des rayons et du diamètre du parapluie, car lorsque le vent est trop fort, les rayons se brisent. Si des rayons de 25 mètres de long ne sont pas envisageables, alors enlevonsles. Mais un autre problème se pose : comment faire ce parapluie sans rayons ? Reprenant le concept de remplacement du matériel par l’énergie, nous avons alors substitué le matériel par de l’énergie et nous avons stabilisé le produit en le mettant en rotation. Nous avons dessiné de très belles structures en y insérant de l’énergie : 20 mètres carrés de toile de parachute, très légère, qui tourne à une vitesse de 44 km/h, comme une porcelaine chinoise. Nous en avons réalisé des centaines, des petits, des moyens, et d’autres de 6 mètres de diamètre, mais un problème demeurait, car nous voulions les rendre complètement stables. Le problème était que la matière ne prenait jamais la forme souhaitée, elle était toujours lâche, indépendamment de la vitesse de rotation, de

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la forme ou du poids mort du matériau. Nous avons contacté les meilleurs chercheurs dans le domaine. J’ai présenté mon problème au professeur adjoint et il m’a dit que c’était le problème le plus compliqué qu’il connaissait, qu’il pouvait le résoudre mais qu’en aucun cas je ne pourrais le payer. Je l’ai trouvé très arrogant et je lui ai assuré que je pourrais payer, qu’il n’avait qu’à me faire une offre. Il n’a fait aucune offre pendant six semaines, alors que nous l’avions appelé à plusieurs reprises, en vain. Finalement, il a avoué qu’il n’était pas capable de résoudre ce problème, un problème d’élasticité, un des domaines les plus complexes qui soient. Je lui ai alors demandé qui était son plus grand concurrent, et il m’a dit qu’il n’en avait aucun. Nous étions de nouveau seuls. Finalement, tandis que nous étions assis sous le parapluie et que nous voulions savoir pourquoi il n’était pas plat, nous avons entendu un très léger bruit. La rugosité de la toile causait des frictions. Comme la toile pivotait, elle envoyait l’air vers l’extérieur. Et alors que l’air était envoyé vers l’extérieur, de l’air frais était pompé vers le haut, de manière très légère, ce qui est très confortable, en particulier en été. Nous nous sommes alors dit que si le parapluie en rotation pompait l’air vers le haut et le rejetait vers l’extérieur, nous pouvions créer quelque chose qui ne soit pas une toile classique. Nous l’avons pliée vers l’intérieur pour qu’elle capte les molécules d’air et rende le tout complètement stable. Donc vous voyez, cette pliure inversée permet de précontraindre le parapluie. Après trois années de recherches, nous étions satisfaits. Nous avons obtenu un brevet international et j’étais si fier ce soir-là qu’en rentrant chez moi, j’ai dit à mon fils de douze ans que nous avions maintenant un brevet international pour des parapluies stabilisés pivotants. Il m’a regardé, en mangeant sa glace, et il a dit : « Papa, tu aurais dû regarder un frisbee, tu aurais compris plus tôt. »

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Revenons à des choses plus sérieuses et à l’architecture. lorsque nous avons une nouvelle commande, nous nous posons d’abord ces questions : existe-t-il un vent dominant ? Un vent matinal ? Un vent du soir ? Est-ce qu’il y a un vent de saison ? D’été ? D’hiver ? Quelle est sa direction ? Sa vitesse ? Est-ce qu’il est lié à l’humidité ? Quels sont les endroits ensoleillés ? Est-ce qu’il y a les ombres d’autres bâtiments ? Ce qui signifie qu’avant d’attraper un crayon, nous étudions la météo et collectons une série d’informations ; ensuite viennent les premières idées sur comment placer les volumes sur le site, comment utiliser les vents, etc. Pour donner un exemple, nous connaissons la température du vent et l’humidité qui lui est liée, utilisée à travers des goulets pour accélérer ou arrêter le vent ; ou bien nous pouvons utiliser les vents chauds ou froids pour contrôler la température, ce qui est très important, peut-être pas en France mais en Afrique, dans les pays arabes, etc. Tirer avantage d’un vent frais matinal, qui vient de la direction A, et d’un vent chaud du soir d’une direction B, aide à économiser beaucoup d’énergie, à condition que vous dessiniez le bâtiment de la bonne manière. Nous effectuons ensuite des tests de vent en tunnel par ordinateur, qui nous permettent d’étudier non seulement sa vitesse, mais aussi son humidité et sa température, ainsi que les effets de l’air sur la surface du bâtiment. Il s’agit donc d’un outil que nous utilisons tous les jours, et si nous le faisons de manière plus élaborée, bien sûr cela coûte plus cher. Nous pouvons analyser le confort thermique humain (souvenez-vous qu’il s’agit de température d’air et de radiations) grâce à des êtres numériques, appelés « points ». Nous sommes là dans l’ombre, à Abu Dhabi, et ce que vous voyez ici correspond à la température de l’air, aux intensités de radiation, à la température de la peau, au taux de transpiration, à la fréquence du battement cardiaque. À partir de cela nous pouvons dire si l’on se sent

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bien ou non. Cependant, les individus ressentent les choses différemment : nous avons des femmes et des hommes, venant de différents pays. Prenons par exemple des personnes qui marchent dans l’ombre et traversent la rue et pensent qu’à Abu Dhabi en été, elles peuvent marcher pendant seulement 30 à 40 minutes au soleil. Mais si la route ou les surfaces des bâtiments ne rayonnent pas énormément, elles peuvent déambuler plus longtemps. On a compris donc que la technologie des façades et des surfaces ont un impact sur le confort thermique. Évitez le rayonnement thermique et vous pourrez éviter de faire de l’ombre jusqu’à une certaine limite. Humidifiez l’air par exemple, vous aurez une autre perception de la part des gens, et tous ces instruments, ces outils, sont utilisés pour rendre l’environnement plus confortable pour les habitants. Ainsi nous recherchons, comme je l’ai déjà mentionné, cette performance dans la lumière, la transparence du filigrane, l’élégance. Il existe une grande tradition de structures ultralégères comme les bulles de savon, qui possèdent une enveloppe très fine. Nous poussons ces limites encore plus loin et nous nous demandons – si nous construisons par exemple avec du verre – quelle finesse pouvons-nous atteindre et quels sont les effets, les problèmes que nous allons rencontrer. Très tôt, nous disons que nous voulons trouver un moyen d’utiliser le verre sans toutes ces attaches ou connexions métalliques qui sont typiquement un nonsens total. Est-il possible de construire une enveloppe en verre mais fine comme du papier ? Nous voulons coller des éléments entre eux en tenant compte de leurs tolérances, et les scientifiques du monde entier diraient que c’est impossible, qu’il n’existe pas une telle colle et que même si vous la développiez, elle ne résisterait pas. Nous avons donc développé une colle avec des entreprises spécialisées. Nous avons ensuite eu le soutien d’un fabricant de verre italien pour du verre

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sphérique à double courbure. Nous avons collé tout cela ensemble et créé une enveloppe qui a une largeur de 8,5 mètres et une épaisseur de 10 millimètres, ce qui représente une finesse de 1 / 850, c’est-à-dire vingt fois plus fine qu’une coquille d’œuf. L’enveloppe est si stable qu’elle tient depuis six ans maintenant dans le jardin de notre Institut. Des chercheurs et des enfants grimpent dessus sans problème. Elle résiste aussi à une charge importante de neige, c’est donc très résistant. Nous faisons cela car nous voulons apprendre comment nous pouvons surmonter certains problèmes quand nous devons les appliquer dans nos bâtiments. J’ai toujours pensé que les systèmes de fixation en croix utilisaient beaucoup trop de métal, perçaient les panneaux de verre, ce qui est un non-sens structurel pour le verre : pourquoi ne pas surmonter cela ? Pourquoi ne pas rendre cela plus élégant ? Bien sûr, dans le but de construire des bâtiments comme R129 d’un diamètre de 25 mètres, avec une bulle de verre au sommet qui se supporte elle-même et qui est constituée de verre interchangeable, où vous pouvez en temps réel manipuler et modifier les radiations solaires dans le bâtiment. Voici un bâtiment sur lequel nous travaillons depuis cinq ans, il n’a pas d’éléments apparents, toutes les façades sont adaptables, etc. À côté de structures presque dématérialisées, comme je viens de les exposer, nous travaillons également sur des structures semblables en béton pour lesquelles nous exploitons les qualités particulières du béton ultraferme comme cet œuf en béton de 1 mètre de haut et de 2 millimètres d’épaisseur. Ce béton est si fin que vous pouvez voir votre main au travers. Nous travaillons aussi avec de la mousse, les structures de mousse étant très légères, très efficaces et proposant de multiples options énergétiques. Nous introduisons ces technologies dans le béton par exemple. Vous

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voyez, cela fait 300 millimètres de haut en bas ; au centre, le béton est très dense, puis les bulles grossissent de plus en plus pour ensuite rétrécir et disparaître ici. Nous voudrions évidemment quelque chose de bien plus gros au centre : nous y travaillons actuellement. Ce que nous pouvons faire ici, c’est réduire de 30 à 40 % le poids mort du matériau. Si vous vous souvenez, une tour de 200 mètres de haut, c’est 160 000 tonnes de béton donc, si nous réduisons les quantités utilisées de 30 %, nous économisons déjà 50 000 tonnes. Nous nous intéressons au béton gradué, c’est-à-dire à un béton en différentes épaisseurs : en fonction des diverses charges, il y a plus ou moins d’espaces vides dans le béton, par conséquent le poids total peut être considérablement réduit. Nous avons trouvé des configurations très intéressantes utilisables dans des structures légères pour des architectures habitables ou non. Si nous grossissons encore les bulles, nous rencontrons un problème remarquable : il y a 800 millimètres de ce point à ce point, donc vous pouvez traverser cette grosse structure. Et ce que vous voyez est normalement ici ; ces surfaces sont à double courbure, ce qui signifie qu’elles ne peuvent pas être produites avec une seule feuille de papier. Vous pouvez courber une feuille de papier, de mousse ou de métal en une seule surface, mais pas en deux. C’est le fameux problème de la cartographie : vous ne pouvez pas projeter un globe, la terre, sur une seule feuille de papier sans avoir un problème soit avec les angles, soit avec les distances, soit avec les deux. Il n’y a pas de projection précise d’un globe sur une feuille de papier, selon les célèbres résultats des recherches scientifiques effectuées en 1834 par C. F. Gauss (1777-1855), probablement le plus grand mathématicien de tous les temps. Mais ce que nous pouvons faire avec un liquide comme le béton et de l’air n’est pas réalisable avec de plus grandes dimensions ou alors

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vous devez manipuler cette géométrie, et ce qui ressemble à une double courbe est en fait une courbe simple, et c’est construit avec des feuilles de métal de 0,5 millimètres d’épaisseur. C’est si léger qu’un mur construit comme cela peut être soulevé par deux personnes. Mais ce n’est pas réalisable sans un énorme apport de technologie. Après vous avoir emporté dans ce voyage à travers mon travail de ces dix-sept dernières années, je voudrais maintenant vous remercier de votre attention.

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LES CONFÉRENCIERS Christophe Berdaguer et Marie Péjus, nés respectivement en 1968 et 1969, vivent et travaillent à Paris et Marseille. Ils poursuivent, depuis la moitié des années 1990, une recherche plastique étroitement liée à l'architecture et centrée sur l'analyse de l'environnement, de la production de projets d'habitat ou d'aménagement d'espaces. Gilles Clément, à la fois botaniste, ingénieur horticole, paysagiste et écrivain, est avant tout un jardinier qui parcourt la planète et poursuit des travaux théoriques et pratiques à partir de trois axes de recherche : le Jardin en mouvement, le Jardin planétaire, le Tiers paysage. Dernières publications : Neuf Jardins planétaires, avec Alessandro Rocca (Actes Sud, 2008) et Le Salon des berces (Nil, 2009). Willi Frei est architecte, associé du bureau Bauart à Berne, Neuchâtel et Zurich. L'étude des problématiques liées à l'évolution de l’environnement construit, le projet urbain et architectural, de même que la collaboration à des projets de recherche appliquée, notamment dans le domaine de la construction durable, font partie intégrante de ses activités. Pascal Gontier est architecte, urbaniste et enseignant à l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais. En 1997, il a créé l’Atelier Pascal Gontier, agence d’architecture et d’urbanisme dont la démarche est marquée par une forte prise en compte des problématiques environnementales. Philippe Gresset, enseignant-chercheur à l’École nationale supérieure d’architecture ParisMalaquais, a publié plusieurs articles sur l’art urbain dans des revues (Les Cahiers du CCI, Paris-Projet), catalogues (RMN, Pavillon de l’Arsenal, AAVP) et des ouvrages collectifs, dont Édifice et Artifice (Picard, 2010) et Rural and Urban (Routledge, 2009). Hermann Kaufmann, fils d’une famille de charpentiers, se familiarise très tôt avec le bois, principal matériau mis en œuvre par son agence installée à Schwarzach dans le Vorarlberg. Professeur d’architecture à Munich, il a été récompensé en 2007 par le Global Award for Sustainable Architecture pour son œuvre, publiée récemment dans la monographie Wood Works (ed. Otto Kapfinger, Springer, 2008, reprint 2011). Robert Lion est un haut fonctionnaire (directeur de la Construction, directeur de cabinet du Premier ministre, délégué général HLM…) et un responsable associatif français (Energy 21, Afaa, Greenpeace France…). Il a été élu (Europe Écologie – Les verts) en mars 2010 au conseil régional d'Île-de-France.

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Yann Moulier Boutang, professeur de sciences économiques, s'intéresse à toutes les transformations contemporaines du capitalisme et à l'économie du numérique. Il enseigne à l'université de technologie de Compiègne, à l’École supérieure d'art et de design de SaintÉtienne. Il a écrit récemment L’Abeille et l'économiste (Carnets Nord, 2010). En 2010-2011, il a été professeur invité à l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais. Hans-Walter Müller, architecte et ingénieur, a ouvert, en découvrant la mécanique des fluides, des champs d’expérience appliqués à l’architecture et son avenir. Il s’y consacra exclusivement en prenant le parti d’être à la fois le concepteur et le constructeur de chacun de ses projets et de vivre et de travailler dans son « architecture de l’air ». Antoine Picon, ingénieur, architecte et docteur en histoire, est chercheur à l’École nationale des ponts et chaussées et professeur à la Harvard Graduate School of Design. Ses travaux portent sur les rapports entre changements scientifique et technique et transformations de l’architecture et de la ville. Son dernier livre, Culture numérique et Architecture (Birkhäuser, 2010) porte sur les mutations de la discipline architecturale liées à la diffusion de l’ordinateur. Virginie Picon-Lefebvre est architecte, urbaniste, docteur en lettres et enseignante à l’ENSA Paris-Malaquais, membre fondateur du laboratoire GRAI, aujourd'hui LIAT. Elle a publié de nombreux ouvrages sur la ville et l'architecture et prépare un dictionnaire historique sur l’histoire de la Défense, avec Pierre Chabard, et une histoire de l’architecture du tourisme. Emmanuel Rey, architecte au sein du bureau Bauart à Berne, Neuchâtel et Zurich depuis 2000, est titulaire d’un doctorat de l’Université catholique de Louvain (2006). Son doctorat a été récompensé par le prix Gustave Magnel en 2009. Depuis 2010, il est professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) où il dirige le Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST). Dominique Rouillard est architecte, docteur en histoire de l’art et HDR, professeur à l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais. Elle dirige le laboratoire de recherche LIAT et elle est associée de l’agence Architecture Action. Derniers ouvrages parus sur les architectures radicales : Superarchitecture. Le futur de l’architecture 1950-1970 (éd. de La Villette, 2004) et Imaginaires d’infrastructure (dir., L’Harmattan, 2009). Matthias Sauerbruch est diplômé de l’Architectural Association School of Architecture de Londres et ancien chef de projet chez OMA. Il fonde en 1989, avec l’architecte britannique Louisa Hutton, son agence à Berlin qui compte actuellement une centaine de collaborateurs. Professeur à Stuttgart et professeur invité à la Harvard Graduate School of Design, il a été lauréat du International Honour Award for Sustainable Architecture.

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Felicity D. Scott est professeur assistant à l'université Columbia (New York), où elle dirige le programme Critical, Curatorial and Conceptual Practices. Elle a publié en 2007 aux Presses du MIT, Architecture or Techno-Utopia : Politics after Modernism, ainsi que Living Archive 7 : Ant Farm, aux éditions Actar en 2008. Elle a cofondé en 2000 Grey Room, une revue sur l'architecture, l’art, les médias et la politique. Werner Sobek est architecte, ingénieur, docteur en ingénierie, professeur à l’université de Stuttgart où il dirige l'Institut für Leichtbau, Entwerfen und Konstruieren. Il dirige un bureau d’études qui opère dans le monde entier. Depuis 2008, il occupe également la chaire Mies van der Rohe au IIT à Chicago. Jean-Philippe Vassal est associé à Anne Lacaton. Il a été architecte urbaniste en Afrique de l'Ouest (Niger) de 1980 à 1985. Parmi les projets importants de l'agence, depuis 1990, figurent la maison Latapie à Floirac et une maison à Coutras (maisons très économiques), le Site de création contemporaine dans le palais de Tokyo à Paris, le café du Centre d'architecture du Museumsquartier à Vienne et l'École nationale supérieure d'architecture de Nantes.

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Remerciements L’École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais remercie tous les conférenciers qui ont accepté de participer en 2009 au cycle de conférences « Climats ». Elle est reconnaissante aux personnes en charge de son administration qui ont donné de leur temps pour que se réalise cet ouvrage, plus particulièrement à Éliane Bohnert, Sylvie Courouge, Monique Cyvoct, Stephan Pavlovic, Benoît Vandard, Régine Thomas et Joëlle Bourrée. L’École exprime chaleureusement sa gratitude aux étudiants qui se sont impliqués dans l’organisation de cette manifestation culturelle et le travail de transcription des enregistrements. Merci à Léonore Grec, Grégoire Bruzelier et Baptiste Jamin-Ledebt, Dylan Collins, Maï-Ama Diouf, Raphaëlle Elalouf, Juliette Guichard, Linus Gruszewsky, Julie Pauline et Thomas Rième. La publication « Climats » ne serait pas sans les nombreuses relectures et corrections de Wilma Wols. L’École lui adresse l'expression de sa gratitude.


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