1 minute read

« Notre métissage est une richesse » Critique d’une utopie post-raciale par Anaïs Duong-Pedica et Agnès Delrieu

PAR ANAÏS DUONG-PEDICA ET AGNÈS DELRIEU

« NOTRE MÉTISSAGE EST UNE RICHESSE » Critique d'une utopie postraciale et post-coloniale

Advertisement

Illustration : Zohra Khaldoun

Fiction post-coloniale ? Le «post-colonial» EST fiction. Est-ce que j’ai manqué quelque chose ? … Est-ce qu’ils sont partis ? Roberta Syke

1

Introduction: L’utopie de l’entreprise coloniale

ans les îles du Pacifique, « utopie » est un

Dmot qui a été utilisé pour faire allusion à la vie « sous les tropiques » ou du moins à l’imaginaire colonial que les Occidentaux en ont : les plages de sable blanc, les cocotiers, la vie plus lente… Cet imaginaire est représenté dans les récits de voyageurs et colons, dans la littérature, les films, la musique et l’art. Cette vision utopique de ces îles comme paradis tropicaux dissimule l’histoire coloniale du Pacifique francophone. C’est ainsi que Suzanne Ounei, fondatrice de l’organisation de femmes GFKEL (Groupe desfemmes kanak exploitées en lutte) avecDéwé Gorodé et l’une des membres fondatrices du FLNKS (Front de libération national kanak et socialiste), disait dans un discours àNairobi en 1985 :

Quand on dit que le Pacifique Sud est un paradis, où on peut trouver de belles plages de sable blanc et un ciel bleu, c’est superficiel. Là-bas, dans le Pacifique, les Kanak, le peuple mélanésien, meurt depuis 1853. Quand les Français et leur gouvernement sont arrivés en 1853, ils ont colonisé notre pays sans nous demander la permission, ou s’ils pouvaient rester chez nous.

Colonie française sur les terres kanak depuis 1853, la Kanaky-Nouvelle-Calédonie (KNC) cristallise les angles morts de l’histoire coloniale française. Elle fit en effet l’objet de mesures de colonisation pénale (déporté·e·s politiques français·e·s, condamné·e·s de droit commun, déporté·e·s arabes 2 depuis la colonie française en Algérie), puis decolonisation depeuplement, en passant par le transfert des populations engagées depuis d’autres colonies (Asiatiques, Polynésien·ne·s, Vanuatais·e·s, Malabars, etc.) en particulier dans l’exploitation des ressources naturelles en nickel. Aujourd’hui, la société calédonienne reflète son histoire dans ses inégalités sociales. Septième pays le plus cher au monde3, les chiffres masquent une réalité bien moins

1 Extrait du poème « Post-Colonial Fictions » de Roberta Sykes écrit en mémoire à laconférence « Post-Colonial Fictions » ayant eu lieu à Perth en Australie en 1992. 2 Nous écrivons « Arabes » car c’est le terme employé par l’administration coloniale etrepris par les descendant·e·s. 3 Selon le classement en fonction de l’indice Big Mac (The Economist, 2017).

paradisiaque pour beaucoup de personnes : 10% des plus pauvres disposent d’un revenu 7,9 fois inférieur aux 10% les plus riches en 2008 (ISEE-NC). Autre reflet de son histoire : sa “diversité culturelle”. En 2014, près d’un·e habitant·e sur dix se déclare “métis·se” ou appartenant à plusieurs communautés. Une diversité célébrée tant et si bien qu’elle en devient presque une attraction. En effet, dans ses 20 bonnes raisons de visiter la Nouvelle-Calédonie, l’Office du tourisme de Nouvelle-Calédonie place la diversité de la population calédonienne en deuxième place, qualifiant l’archipel de « véritable melting-pot haut en couleur ! ».

À ce point de la discussion, il nous semble important de nous positionner par rapport à cette Histoire. Ce papier, nous l’écrivons en tant que femmes Calédoniennes non-Kanak. Toutes deux nées et élevées à Nouméa, Agnès est fille d’une mère Japonaise et d’un père blanc métropolitain, Anaïs est descendante d’immigrants Vietnamiens et de la colonisation pénale et d’immigration néocoloniale française1. Nous écrivons en soutien à la libération du peuple Kanak et avec espoir de continuer à cultiver des solidarités interraciales et interculturelles dans les luttes anti-coloniales et antiracistes. Nous reconnaissons que nos passés, présents et futurs sont intimement liés. En 2005, Guréjélé2 chantait « Qui aurait pu imaginer, qu’un jour ou l’autre, nos destinées seront scellées », traduisant bien la surprise de ces chemins, bouleversés par l’histoire coloniale, qui n’étaient pas censés se croiser. Par ce texte, nous proposons une critique du métissage « biologique » comme idéal de société et utopie post-raciale. Nous souhaitons encourager d’autres Calédonien·ne·s non-kanak à résister contre le projet colonial dans toutes ses formes, et ce de manière responsable, en tenant compte des asymétries de pouvoir qui régissent les identités, les structures et la vie de tous les jours en KNC 3 .

L’«immigration massive » comme politique coloniale

Maile Arvin, Eve Tuck, etAngie Morrill, chercheuses autochtones de l’Île de la Tortue et Hawai’i, définissent le colonialisme de peuplement comme «unepersistante formation sociale etpolitique, dans laquelle lesnouveaux et nouvelles arrivant·e·s/colonisateurs etcolonisatrices/ colons arrivent à un endroit, le déclarent leurs, et font tout ce qui est en leur pouvoir pour faire disparaître les peuples autochtones qui s’y trouvent 4 ». Dans cette configuration, c’est l’exploitation de la terre qui est génératrice de valeur. Or, pour que les colons puissent s’approprier la terre et en extraire sa valeur, les autochtones doivent être détruit·e·s etéliminé·e·s.

Élaboré dans le creuset de la guerre coloniale en Algérie, le Code de l’indigénat est précocement installé enKNC, de1887 jusqu’à son abolition officielle en 1946. Le régime de l’indigénat confine les Kanak à des réserves avec interdiction de circuler, les soumet aux travaux forcés, à l’impôt de capitation, parmi d’autres restrictions de libertés réservées aux indigènes. Il permet, par le contrôle et l’enfermement des corps non-blancs, leur exploitation et ségrégation spatiale, dans le but de s’accaparer les terres et les ressources naturelles. Les Kanak sont perçu·e·s comme inférieur·e·s et incapables de se gérer et sont traité·e·s avec paternalisme. On le retrouve même dans lapensée de Louise Michel 5 qui suggérait le métissage comme stratégie pour «sauver» laculture kanak, unesuggestion reprise par la Revue française de l’étranger etdes colonies dans le cadre de l’assimilation des Kanak : « Les Canaques ne sont point dépourvus d’intelligence ; les plus instruits connaissent même toutes les finesses de notre langue. Peut-être, par suite d’un croisement de races, sera-t-il possible de les assimiler à notre civilisation 6 ».

L’élimination des autochtones était bien le but de l’empire français en KNC, comme le montre une lettre que Pierre Messmer, alors Premier ministre, écrit en 1972 à Jean-François Deniau, secrétaire d’État aux DOM-TOM. Il affirme que la présence française en Calédonie ne peut être menacée que par une revendication nationaliste des Kanak. Pour éviter cela, il propose « l’immigration massive de citoyens français métropolitains ou originaires des départements d’outre-mer (Réunion) » afin de « permettre d’éviter ce danger en maintenant et en améliorant le rapport numérique des communautés ». Deux ans plus tôt, en 1970, le maire de Nouméa Roger Laroque déclarait : « Il faut faire du blanc ». Cette politique d’immigration commence à la fin du xix e siècle et continue pendant un siècle. L’État français utilise pour cela plusieurs stratégies comme encourager l’immigration volontaire deFrançais en leur offrant desterres à leur arrivée, envoyer des femmes françaises à marier aux hommes libérés

1 Ces immigré·e·s français·e·s venu·e·s s’installer au Pays s’identifient eux-elles mêmes comme des « expatrié·e·s ». 2 « Ça roule » de Guréjélé, groupe originaire de Nengone (Maré). 3 Nous écrivons «Kanaky-Nouvelle-Calédonie » pour reconnaître l’existence d’au moins deux mondes dans ce Pays (autochtone, colonial, diasporique) etplaçons «Kanaky» en premier car c’est lenom choisi dans le projet desouveraineté kanak pour lafuture nation indépendante. 4 Voir « Decolonizing feminism : Challenging connections between settler colonialism and heteropatriarchy», 2013. 5 Communarde française déportée, souvent célébrée pour sa solidarité au peuple kanak. 6 « Correspondances et nouvelles : Légendes Canaques », Revue française de l’étranger et des colonies, 2, 1886.

et l’utilisation de travailleurs étrangers et travailleuses étrangères sous contrat pour les exploitations de café et de nickel. Les Kanak, privé·e·s de leurs terres accaparées, voient leur population diminuer face aux vagues successives d’immigration, aux épidémies et aux massacres qui succèdent à leurs insurrections et résistances. Loin d’être le produit d’une rencontre romantique et paisible entre plusieurs cultures, ce « melting-pot haut en couleur » promu par l’Office du tourisme est donc le résultat d’une politique délibérée d’élimination du peuple Kanak menée par l’empire colonial français.

«Tou·te·s métis·se·s! » : de lahonte àlacélébration du métissage

Le concept du métissage dit « biologique » est une invention coloniale qui tend à affirmer le concept de « race » et de pureté de la race. Historiquement, lesmétisses sont donc lesproduits deparents appartenant à deux « races » distinctes. Dans les colonies, la « question métisse » émerge quand les colons blancs délaissent les enfants issu·e·s de relations avec desfemmes autochtones. Il existe aussi bien évidemment un métissage dit « culturel » qui veut que les diverses diasporas indonésienne, vietnamienne, wallisienneset-futunienne, arabe, malabar, tahitienne, japonaise, vanuataise et chinoise sont aussi océanisées (pour lesdiasporas extérieures à l’Océanie) et«Calédonisées» si l’on peut dire. De même que les Blanc·he·s de KNC ne sont pas culturellement aligné·e·s avec lesBlanc·he·s de France hexagonale. Ces communautés présentes depuis plusieurs générations sont toutes en relation avec la culture et le peuple Kanak. C’est pourquoi legrand chef de Nengone, Nidoïsh Naisseline, affirmait que « la culture kanak, c’est aussi le patrimoine des Caldoches. Cela détermine aussi leur relation au monde. De la même manière, pour les Kanak, le bagne fait partie intégrante de notre histoire. Nous serions différents s’il n’y avait pas eu ce système pénitentiaire qui a marqué le Pays etles hommes 1 ».

Outre l’émergence d’identités culturelles complexes produites par la colonisation de peuplement, ce qui nous intéresse, c’est l’engouement pour le métissage dit « biologique » comme échappatoire aux conflits raciaux etpolitiques en KNC. En effet, Il n’est pas rare d’entendre quelqu’un dire que « de toute façon, on est tous et toutes métis·se·s en Calédonie » pour mettre fin à un conflit interpersonnel racial. Que ce soit le cas ou non n’est pas tant ce qui nous importe. Ce qui est intéressant, c’est de se pencher sur les lesquelles cette affirmation est avancée. raisons pour

À l’époque coloniale, les enfants métis·se·s sont accueilli·e·s par une des communautés et on ne peut pas parler d’identité métisse en tant que telle. C’est à dire qu’un·e métis·se javanais·e-kanak socialisé·e dans la culture kanak, sera considéré·e comme kanak. De même, si un·e métis·se blanc·he-kanak grandit et est socialisé·e dans le monde caldoche, alors ielle sera considéré·e comme caldoche. La ségrégation spatiale de lacolonie qui fait que lesKanak etlescolons et arrivant·e·s ne vivent pas ensemble, rend impossible le développement d’une identité métisse et fait du métissage une honte. C’est pourquoi l’historienne calédonienne Christiane Terrier affirmait que « bien avant 1945, la Nouvelle-Calédonie a déjà beaucoup d’Européens pas vraiment blancs et beaucoup de kanak pas vraiment noirs… mais elle n’a pas de métis 2 ! ». C’est après la guerre civile et le début du mouvement nationaliste kanak dans lesannées1970 que lemétissage, qu’il soit biologique ou culturel, est revendiqué. Il est notamment revendiqué par la population caldoche qui, pour manifester son appartenance au Pays, démontre desliens deparentés kanak. Il faut bien comprendre que lalutte pour uneKanaky indépendante change ladonne politique, car elle représente unréel contre-pouvoir, qui produit une certaine anxiété auprès des communautés non-kanak.

Aujourd’hui, la célébration de l’identité métisse ne se fait plus qu’au niveau individuel mais est institutionnalisée. En 2019, à l’occasion de ses 30 ans, la Province Sud (province où se trouve la majorité de la population non-kanak, située en Pays kanak Xârâcùù et Drubea-Kapumë) a créé plusieurs posters affichant des visages représentant la diversité culturelle et raciale des habitant·e·s de la province. Sous un des posters, on peut lire : Nous sommes tous métis, c’est notre richesse.

Déconstruire la société «métisse » comme idéal de société : ce qui se cache derrière «l’histoire heureuse » du métissage

Derrière ce récit du multiracialisme et multiculturalisme heureux 3 se cache un désir de « passer à autre chose » sans avoir à faire face à l’histoire coloniale du Pays, à nos responsabilités individuelles etstructurelles etdonc detaire lalutte anticoloniale. En effet, l’idéal desociété métisse est unécran

1 2 3 Entretien avec Walles Kotra publié dans Nidoïsh Naisseline, de cœur à cœur, 2016. Chapitre « Calédoniens ou Métis ? » dans La Nouvelle Calédonie : Terre de métissages sous ladirection de Frédéric Angleviel, 2004. Voir Sara Ahmed, Multiculturalism and the Promise ofHappiness, 2007.

de fumée qui dissimule les colonialismes et racismes contemporains.

La blanchité comme norme sociale

En KNC, les rapports de pouvoirs sont hiérarchisés avec la bourgeoisie blanche en haut et le prolétariat kanak en bas. De manière générale, la blanchité est valorisée et favorisée. À l’époque coloniale, les femmes étant en infériorité numérique, les hommes déportés furent autorisés à faire venir leurs familles aux frais de l’administration coloniale, sauf pour les hommes déportés arabes. De même, les patronymes des travailleurs et travailleuses asiatiques furent francisés par l’administration coloniale. Ces méthodes permettaient de favoriser la reproduction sociale blanche etd’assimiler les non-blanc·he·s.

Aujourd’hui, les inégalités sont visibles dans beaucoup de domaines, particulièrement entre les populations kanak et non-kanak. Par exemple, 5 % des Kanak sont diplômé·e·s du supérieur contre 28 % pour les non-Kanak, tandis que le taux d’emploi atteint 49 % pour les Kanak contre 71 % pour les nonKanak. Le pouvoir économique et décisionnel reste entre les mains d’oligarchies familiales bien connues desCalédonien·ne·s. En 2016, l’étude DALTON 1 menée dans le grand Nouméa, où se concentrent le pouvoir économique et 69 % de la population totale, montre un écart de 15 points dans l’accès au logement 2 , entre lesEuropéen·ne·s etlesKanak, aubénéfice despremiers. Si comme la Province Sud le suggère, « nous sommes tous métis », il semble que ce « métissage » n’empêche pas les inégalités raciales et que nous sommes encore loin d’être tous ettoutes égales etégaux.

Hétéropatriarcat

Maile Arvin, Eve Tuck et Angie Morrill définissent l’hétéropatriarcat comme « les systèmes sociaux dans lesquels l’hétérosexualité et le patriarcat sont perçus comme normaux et naturels et dans lesquels d’autres configurations sont perçues comme anormales, aberrantes et répulsives 3 ». Si aux premiers abords, le métissage peut apparaître comme une preuve que l’amour est possible au-delà des catégories raciales, cerécit romantique doit être déconstruit. Premièrement, il pose les relations hétérosexuelles comme le lieu de production de l’utopie post-raciale. Cela réitère l’hétérosexualité non seulement comme normale

Outre l’émergence d’identités culturelles complexes produites par la colonisation de peuplement, ce qui nous intéresse, c’est l’engouement pour le métissage dit « biologique » comme échappatoire aux conflits raciaux et politiques en KNC.

etnaturelle, mais aussi comme morale puisqu’imaginée comme nécessaire aux bons rapports entre lesdifférentes « races » et à un éventuel futur sans conflits raciaux puisque les « races » disparaissent.

Deuxièmement, l’idée romantique du métissage cache aussi d’autres réalités troublantes endémiques aux colonies, comme le viol. En effet, ces récits ont tendance à oublier qu’historiquement, les femmes indigènes et les femmes mises en esclavage étaient violées par les hommes blancs. La KNC n’était pas épargnée. En effet, lesfemmes Kanak forcées à travailler dans lescaféiries étaient violées par lesfils descolons qui les exploitaient et les considéraient comme étant à leur disposition. On les menaçait « de se faire emprisonner si elles ne se laissaient pas faire 4 ». On peut aussi mentionner les viols des ouvrières asiatiques engagées sous contrat par des colons dans ces mêmes caféiries et par des contremaîtres dans les mines. Ces pratiques, bien que d’une extrême violence, étaient banales pour certains hommes blancs dans lapériode del’entre-deuxguerres. Lemétissage était parfois leproduit de cesviols.

La «Fête de la citoyenneté»

Cette célébration du métissage est au cœur de la « journée de la citoyenneté », le 24 septembre, qui commémore la « prise de possession » des îles par l’amiral Fébvrier Despointes au nom de la France. Elle est commémorée pour la première fois en 1872 et célèbre de-là la France, l’armée ainsi que les « bienfaits » de la colonisation. En 1974, elle est contestée par un groupe d’étudiant·e·s kanak nommé « Groupe 1878 » qui stoppèrent le défilé militaire, acte pour lequel ielles seront emprisonné·e·s.

Bien que cette date soit un jour de deuil pour lepeuple kanak, pour lereste delapopulation, cettefête est censée célébrer la diversité culturelle et les « valeurs communes » du Pays. Parmi ces valeurs présentes dans

Voir Mathieu Bunel et al., « Discriminations ethniques dans l’accès au logement : une expérimentation en Nouvelle-Calédonie », 2016. Comprend les communes limitrophes du Mont-Dore, Païta etDumbéa. « Decolonizing feminism… », op. cit., p. 13. Selon un entretien avec l’anthropologue Jean Guiart dans le documentaire Le vilain petit canard par Jonathan Bougard, 2017.

les communications publiques : le partage, le métissage, le multiculturalisme, la solidarité, la culture et l’égalité. En 2012, lacommémoration prit laforme deneuf cases kanak représentant la maison commune 1 et les huit aires coutumières de la KNC, construites des mains de la jeunesse en plein cœur de Nouméa. Si beaucoup nevirent pas d’unbon œil cesigne d’ouverture, d’autres s’y attachèrent etcommencèrent à y faire vie, senommant la Tribu dans la ville. Ils y accueillirent les touristes et les passant·e·s, les invitant à venir partager un café, discuter et vivre la culture kanak. Cette affaire prit une tournure polémique, jusqu’à l’ordre de destruction totale descases par lamairie deNouméa le13novembre 2012 à 6 h du matin. Après avoir réveillé enfants et adultes qui dormaient à l’intérieur, les cases furent détruites avec des bulldozers. Cela démontre la limite de volonté d’engagement des institutions non-kanak avec le peuple et la culture kanak malgré les « valeurs communes » promues. Ces valeurs, le métissage inclus, deviennent des faire-valoirs symboliques et moraux qui n’aboutissent pas à un changement systémique.

Conclusion

Le chemin semble long pour que la société calédonienne s’adapte à un véritable changement en profondeur, porteur de valeurs humaines, pour qu’advienne une véritable justice sociale en KNC pour toutes et tous. Le combat contre le colonialisme etle racisme est uncombat collectif, qui nécessite qu’on se batte au-delà des liens de parenté. Pour cela, il nous faudra à terme repenser l’« amour ». Pas un amour romantique et romancé, mais un amour qui se veut politique. Un amour qui refuse l’innocence, qu’elle soit coloniale ou blanche. Ce faisant, nous devons imaginer des relations etdes manières d’être en relation différentes.

À quoi notre monde ressemblerait-il si l’on se refusait à aimerapolitiquement? Si l’on cessait de voir l’amour comme transcendant et intouché par la politique ? L’auteur, militant etcritique gay Noir américain Robert Jones Jr. (aussi connu sous le nom de Son of Baldwin) affirme dans un tweet « On peut être en désaccord et s’aimer, à moins que notre désaccord soit ancré dans mon oppression et le déni de mon humanité et droit d’exister 2 ». Quels types de rapports à nousmêmes et aux autres sont possibles quand on met en pratique l’amour auquel il fait référence ? Ceci est notamment évoqué par bell hooks quand elle nous met au défi d’aimer. Dans la même veine que Paulo Freire qui parle de la révolution comme d’un acte d’amour, créatif etlibérateur, etdans lecontexte d’unerévolution féministe, elle écrit:

Nous devons nous concentrer sur une politisation de l’amour […] dans une discussion critique où l’amour peut être compris comme une puissante force qui provoque et résiste à la domination. Quand nous travaillons à être aimant·e, à créer une culture quicélèbre lavie, qui rend l’amour possible, on va à l’encontre de la déshumanisation, contre ladomination 3 .

Comme l’écrit la poète lesbienne Noire américaine Audre Lorde « les outils du maître ne détruiront pas la maison du maître 4 ». C’est le défi que les Calédonien·ne·s doivent relever aujourd’hui. Le défi d’imaginer autrement et de refaire le monde au-delà d’imaginaires et d’affinités raciales et coloniales. Le défi d’interroger nos généalogies, secrets de famille, non-dits, enchevêtré·e·s dans le fil commun de l’histoire coloniale française d’une manière ou d’une autre. Cela doit notamment passer par un travail courageux et difficile de prise de conscience politique et historique et l’imagination de solutions qui ne prennent racine ni dans le projet colonial ni dans la subordination d’un groupe ou identité par rapport à un·e autre.

mais nous avons décidé une bonne fois pour toutes de porter ensemble le poids de l’histoire commune

pour construire ensemble la case du destin commun

car c’est un grand don de la vie d’avoir à écrire ensemble notre avenir

car c’est un grand legs de l’histoire d’avoir à bâtir ensemble notre pays 5

1 Les maisons communes sont des espaces collectifs dans les tribus. 2 2015, URL: https://twitter.com/sonofbaldwin/status/633644373423562753?lang=en 3 Extrait de son livre Talking Back: Thinking Feminist, Thinking Black, 1989, p. 26. Voir aussi le livre Rencontres radicales : pour des dialogues féministes décoloniaux édité par Manal Altamimi, Tal Dor etNacira Guénif-Souilamas, 2018. 4 Commentaires dans le panel « Le privé est politique », à laconférence Second Sex ayant eu lieu à New York le 29 septembre 1979. 5 Extrait du poème « Nous avons décidé » de lapoète kanak Déwé Gorodé, ancienne vice-présidente du Gouvernement de la NouvelleCalédonie, chargée de la Culture, publié dans Se donner le pays : Paroles jumelles, co-écrit avec Imasango.

ÉCOFÉMINISME DÉCOLONIAL : UNE UTOPI E ? MYRIAM BAHAFFOU

ien que l’on constate une certaine résurgence

Bde l’écoféminisme ces dernières années, le mouvement demeure peu présent enFrance. Eneffet, on lesuspecte d’être à lafois incohérent, essentialiste ou trop théorique. Cet article a pour but de comprendre cette réticence en dégageant des pistes de réflexion sur la place des rapports sociaux de race dans les histoires, pratiques etdiscours écoféministes.

L’écoféminisme est difficile à définir et on en parle volontiers au pluriel. S’il déconcerte tellement, c’est parce qu’il désagrège une vision unifiée de la nature, historiquement consolidée par dessiècles dephilosophie et de sciences sociales occidentales. Il est en fait impossible de comprendre ce qu’« écoféminisme » signifie tant que l’on pense en termes univoques, car ses pratiques et ses histoires sont aussi diverses que contradictoires. Sans entrer dans une tentative de définition, on constate quand même quelques critiques récurrentes au sein du mouvement : celle du patriarcat-capitalisme, de l’exploitation systémique des corps minorisés –et spécifiquement des femmes –, de la mainmise sur la fertilité des sols et des utérus, de la dévalorisation du care et de la dépossession d’un certain pouvoir spirituel des minorités de genre au profit de religions patriarcales. Si tout cela paraît toujours abstrait, ces critiques marquent pourtant unerévolution delapensée en Occident. Il s’agit en effet de détruire pour de bon la dualité nature/culture qui régit encore la quasi-totalité de nos rapports au vivant 1 .

Ici entre alors en jeu ledécolonial: ce sont lesfemmes, mais surtout parmi elles lesesclavagisées, les«sauvages» et les « non-civilisées » qui ont historiquement été

Et de fait, ce sont les femmes africaines, indiennes ou argentines qui ont expérimenté en premier le croisement entre genre et natures.

reléguées du côté de la nature. Cette dernière est donc moins une entité abstraite qu’une catégorisation des corps qui ne conviennent pas à la bonne définition de « la culture » au sens large qui se doit par définition d’être blanche, validiste et masculine. Aucune surprise donc que les femmes racisées soient évidemment plus naturelles, plus animales, plus féroces et que la nature soit synonyme de féminité indomptable. La résistance à l’écoféminisme en France doit alors être comprise comme une façon de chercher à maintenir une dualité entre nature et culture. Pour le dire vite, le féminisme occidental s’est davantage centré sur le travail plutôt que sur les corps. Or, la conception libérale du travail ne pouvait se faire que sur le dos d’une partie non négligeable du monde 2 que nombre d’écoféministes ont su mettre à jour 3 . La colonisation, l’accumulation primitive 4 , le pillage systémique des pays des Suds et leur basculement dans la dette perpétuelle depuis la mondialisation 5 ont été autant de facteurs qui ont permis l’existence d’un mouvement « d’émancipation des femmes » complètement aveugle aux dominations qu’il perpétuait pour exister 6 . Est-ce qu’un monde plus féministe colonise l’espace, place des femmes à la tête de programme de recherche nucléaire, leur donne le « droit» d’entrer dans l’armée ou dans lapolice ?

1 « L’exceptionnalisme humain » présente l’humanité comme une non-espèce, absolument séparée de toutes les autres. C’est selon cette même idée que tout ce qui est « naturel» est dévalorisé car sale, désagréable ou honteux, qu’il s’agisse des excréments ou de lasexualité. C’est aussi cet exceptionnalisme qui légitime la consommation, l’exploitation etl’extermination d’autres animaux puisque nous appartiendrions à une catégorie différente par nature. Tout mon propos démarre par une critique radicale à cet endroit. 2 Ainsi, pour les femmes afroaméricaines des années 1960 par exemple, réclamer le « droit» de travailler n’était pas une proposition nouvelle ni émancipatrice. Elles qui travaillaient depuis toujours, n’ont pas bénéficié de cette soit-disant « libération » lors de l’extension du marché du travail aux femmes blanches, les reléguant ainsi aux pires tâches. 3 Maria Mies, Patriarchy and Accumulation on a World Scale : Woman in the International Division of Labour, Londres, Zed Books, 1999. 4 Pour une analyse féministe de l’accumulation primitive, voir Silvia Federici, Caliban etla sorcière, Entremonde, 2014. 5 Helena Hirata etJules Falquet, Le sexe de la mondialisation : sexe, classe race etnouvelle division du travail, Presses de Sciences Po, 2010. 6 Les premiers tests de lapilule contraceptive ont été faits sur les femmes portoricaines, utilisées comme « cobayes » pour ce qui devait servir de symbole d’émancipation pour les luttes féministes occidentales. D’autres exemples de telles pratiques sont légion en Occident.

En ajoutant le préfixe « éco », Françoise d’Eaubonne 1 invente unterme qui permet d’élargir la catégorie de sexe en montrant que la libération féministe est celle de toute la planète : ainsi, pour combattre lepatriarcat il faut comprendre qu’il assassine non seulement lesfemmes, mais aussi tous les corps naturalisés, les deux étant intrinsèquement liés. Si d’Eaubonne permet de donner un nom à ce mouvement, et si la théorisation anglo-saxonne des années 1980 a opéré un tournant majeur dans la diffusion de l’écoféminisme, il existait des pratiques, des récits etdescosmologies despeuples concernés bien longtemps avant cette théorisation. L’apport des écoféministes blanches est donc non négligeable en ce qui concerne la diffusion du mouvement, son exploration philosophique et son institutionnalisation universitaire. Sans elles, je n’aurais probablement jamais connu les puissantes œuvres qui jalonnent aujourd’hui ma pensée et remplissent ma bibliothèque. En revanche, et comme souvent, cela a aussi gommé les multiples pratiques et résistances autochtones, minorisées, qui n’ont pas attendu Françoise d’Eaubonne ou Starhawk pour lier oppression des femmes, des racisées et des sols. Enfin, au sein même de l’écoféminisme, les personnes qui dominent la théorisation du mouvement sont majoritairement blanches et issues de milieux intellectuels. En un sens elles déracinent des savoirs et des pratiques situées pour les rendre accessibles à un public privilégié qui demeure aveugle aux questions de race pourtant

Disons-le une bonne fois pour toutes : l’écologie doit être décolonisée. […] Et pour cela, il faut comprendre en quoi le dualisme le plus important de l’Occident, celui entre nature et culture, est tributaire d’un passé colonial.

clivantes dans l’écologie actuelle. Elles ne remettent pas en question le privilège qui leur permet de publier, d’être invitées dans des conférences, etinvisibilisent par là celles pour qui le combat se vit avant de s’écrire.

Ainsi, si patriarcat, capitalisme et écocide sont liés, alors l’écoféminisme décolonial parvient à se défaire d’une vision libérale du corps, invente une épistémologie qui offre de nouvelles conceptions du genre à l’aune du vivant et de l’espèce. Et de fait, ce sont les femmes africaines, indiennes ou argentines qui ont expérimenté en premier le croisement entre genre et natures 2 . Concrètement, ce sont elles qui ont

1 Le néologisme « écoféminisme » semble apparaître pour lapremière fois sous laplume de Françoise d’Eaubonne dans Le Féminisme ou lamort (1974). 2 J’utilise délibérément le mot nature au pluriel pour le déformer etle rendre plus ouvert. Ainsi, je cherche à le sortir de ladéfinition pure etidéale que l’on y projette, comme s’il s’agissait d’un paysage immaculé. Laréappropriation de ce mot dans mes travaux se rapproche en

Voilà pourquoi il faut déterrer nos récits, nos matriarcats, nos héroïnes, notre écologie, et nos conceptions du corps, qui […] gardent les stigmates de la colonisation. Nous avons su comment guérir de cela ; nous saurons guérir du reste.

compris la continuité entre travail domestique ettravail delaterre etont constitué unlevier depouvoir pour faire évoluer ces structures, tout en refusant l’émancipation au prix d’une masculinisation du monde 1 . Ce sont elles qui ont appris à résister aux envahisseurs coloniaux qui, à coups de pesticides oud’extractivisme, ont abîmé tous les corps auxquels elles tenaient. Par conséquent, pour comprendre lacatégorie de«nature», il faut sepencher sur dessiècles denaturalisation etd’animalisation 2 qui ont justifié l’exploitation, voire l’extermination systémique 3 des peuples associés à elle. Ainsi, tout ce que le mot « naturel » renferme de dangereux peut être aisément saisi chez une personne victime de racisme même si elle n’a pas le vocabulaire de l’« écologie savante ».

À titre personnel, j’ai eu lachance d’aller à l’université, d’écrire ces lignes aujourd’hui, d’essayer d’exister dans le monde de la recherche en tant qu’écoféministe, mais aussi en tant que Myriam Bahaffou. Et plusieurs fois, on m’a gentiment dit que j’avais bien réussi « pour une fille comme moi » ou que mon succès était admirable « vu d’où je venais ». Que veulent dire ces remarques ? Elles réaffirment une validation qui a presque valeur d’un badge d’entrée au white’s club, comme pour me dire : « pour une fille issue de l’immigration, nous t’acceptons parmi nous ». En fait, en dépit de mon appartenance raciale, j’ai réussi à correspondre aux idéaux deréussite élitistes blancs. Jecrois, avec toute la politesse du monde, que j’emmerde profondément lavalidation de ces personnes. Je crois que je suis mieux placée pour savoir de quoi je parle quand je parle d’écologie, puisqu’il s’agit demes proches qui travaillent en usine et qui s’intoxiquent, le pays de mes ancêtres qui a servi de terrain pour vos tests nucléaires, les corps de mes sœurs qui ont été stérilisés de force, et ceux des femmes des Suds en général qui sont les plus exposés à tous lesdésastres climatiques que l’on connaît. Je crois donc que ce sont les Arabes, les Noir·e·s, les Roumain·e·s ou les Asiatiques qui sentent mieux la catastrophe écologique que n’importe quel discours « vert » nous demandant de faire pipi sous la douche comme geste « écoresponsable ». Je refuse de m’uriner dessus pour vous dédouaner de votre culpabilité. Qui sont les véritables responsables ?

Disons-le une bonne fois pour toutes : l’écologie doit être décolonisée. Dans son approche, dans ses discours, dans son histoire. Et pour cela, il faut comprendre en quoi le dualisme le plus important de l’Occident, celui entre nature etculture, est tributaire d’unpassé colonial. Aujourd’hui, l’écoféminisme décolonial déconstruit cette binarité etpermet aux femmes que l’on a ignorées de retrouver une place de choix dans la création de nos imaginaires futurs et de nos utopies. L’écoféminisme décolonial n’est pas une « réaction » à un discours écoféministe hégémonique et blanc, mais il constitue les racines du mouvement. On cite souvent l’ONG Green Belt au Kenya 4 , mais il nous faudrait des dizaines d’études pour comprendre comment Wangari Maathai a réussi à redonner une autonomie aux femmes del’Afrique entière en plantant desarbres; il en va de même pour la force politique des mères d’Izutaingo contre Monsanto 5 , et il serait temps que le terme de « racisme environnemental » entre dans le vocabulaire de l’écologie en France. Les femmes, mais aussi toutes les minorités de genre ont des savoirs, des pratiques, des approches, des cosmologies, des mémoires et des histoires silenciées qui pourtant démontrent une sensibilité écologique particulièrement précieuse.

fait beaucoup du terme natureculture proposé par Donna Haraway. 1 Le terme de masculinisation renvoie à une attitude spécifique qui consiste à convoiter les postes, imaginaires etvaleurs attribuées aux hommes dans une société patriarcale. Il est à différencier des codes sociaux de lamasculinité avec lesquels certain·e·s, par exemple les butches, peuvent jouer de manière subversive. 2 Dans mon mémoire de recherche Les plaisirs de la chair : le véganisme éclairé comme renouveau radical du féminisme moderne (2018), j’ai essayé de montrer à quel point les femmes racisées étaient victimes d’animalisation, c’est-à-dire de projections ou fantasmes sur leurs corps sexualisés etconsidérés comme plus proches des animaux que des humain·e·s, dans une logique toujours dualiste. 3 Dans Un éternel Treblinka (éd. Calmann-Lévy. 2008), Charles Patterson explique comment l’extermination des Juifs pendant laShoah a justifié etété justifiée par l’exploitation systémique des corps animaux, alors que lamort industrialisée, parquée etcachée de millions d’êtres commençait à devenir une pratique banale du début du siècle. 4 Mouvement communautaire de lafin des années 1970 qui avait comme projet de reboiser les terres afin de redonner une autonomie aux femmes, le GNB leur donna lapossibilité de se diriger vers une agriculture sans engrais chimiques, d’avoir à disposition une source de combustible viable etde lutter contre l’érosion des sols. 5 Le documentaire réalisé par Coline Dhaussy, Lucie Assémat etMarine Allard Ni les femmes ni la terre, sorti en 2016, nous donne à voir différents combats écoféministes contre Monsanto etl’extractivisme néocolonial en Argentine, du point de vue de deuxgroupes : celui des Mères d’Ituzaingo etde l’assemblée Malvinas en lutte pour la vie.

En France, c’est laquestion delaspiritualité qui pose le plus problème dans l’acceptation de l’écoféminisme ; aujourd’hui, la plupart des féministes dites « matérialistes » voient dans les cultes païens une forme de religion arriérée, patriarcale et asservissante pour les femmes. Une fois de plus, cet argument ne prend pas en compte les diverses approches et réinventions duvivant que peuvent offrir lespays qui ont leplus souffert écologiquement. Ce rejet complet de la spiritualité tire son existence d’un féminisme aux tendances racistes qui considère la rationalité comme l’aboutissement logique d’une évolution vers le progrès. Par conséquent, l’accusation d’essentialisme porte sur la Pachamama oulaKundalini, c’est à dire des cultes non occidentaux. Et bien que la figure de la sorcière revienne à la mode ces derniers temps, elle est encore une fois « blanchie » etperd toute perspective transnationale qui permettrait de comprendre au nom de quoi lesfemmes, mais parmi elles les esclavagisées ont été brûlées sur des bûchers précisément pendant lapériode coloniale. Etlescours de yoga à quatre-vingt euros pour retrouver sa « féminité sacrée » perpétuent l’appropriation culturelle criante qui dissimule les sujets actifs de l’écoféminisme que sont les femmes paysannes, si absentes des brochures écolos ou des cercles d’activistes. Il est donc grand temps de comprendre que la production du savoir doit être décentrée, que le sujet n’est ni universel ni blanc, etque le métissage, l’esclavagisme, la traite, la colonisation, ont été des événements qui ont modelé de manière irréversible les relations entre les humain·e·s, mais surtout avec leur environnement. Voilà pourquoi nous avons besoin d’utopies. Il ne s’agit pas de brandir un énième message de « diversité » dans la lutte, mais plutôt comprendre qu’il s’agit de lanôtre.

J’écris de Bure, où un projet d’enfouissement nucléaire a lieu à quelques kilomètres d’ici 1 . Là, le gouvernement a décidé de dissimuler les détritus ducapitalisme, lapoubelle radioactive que nous devrions accepter comme monde de demain. Ici, l’utopie me porte, car j’expérimente ma capacité à faire, créer, écrire, ici et maintenant. L’utopie me permet de me réapproprier l’écologie dans un milieu où la blanchité est criante et pourtant muette, elle me permet de me sensibiliser aux plantes, à apprendre leurs noms, à comprendre quels sont les remèdes, à retrouver la terre, celle de mes ancêtres, à imaginer un lieu politique où celleux qui me lisent pourraient venir et échanger avec moi. Des Blanc·he·s en dreadlocks n’ont aucun droit de détenir cet univers et de m’en priver. Tout cela me concerne, moi qui ai grandi dans le béton delabanlieue, qui n’ai jamais eu de terre et qui ne me suis sentie chez moi nulle part, coincée entre l’injonction républicaine à m’intégrer dans une France raciste et la perpétuelle réassignation àma place de femme arabe.

Après le Covid-19, nous avons d’autant plus besoin decesutopies parce que ce sont desfemmes majoritairement racisées qui continuent à faire marcher le pays : caissières, assistantes maternelles, femmes de ménage et soignantes ne peuvent s’autoriser l’utopie, qui reste inaccessible. C’est pour cela qu’il y a une responsabilité à œuvrer dans la construction de futurs alternatifs, de sortir des arguments racistes et sexistes qui fondent encore une partie de l’écologie 2 . C’est parce que l’expérience duconfinement a exacerbé nos utopies et nos volontés de nous échapper que nous pouvons déplacer la perspective, nous autoriser un monde d’après, post-apocalyptique pour certaines, retour à un âge d’or pour d’autres. Il faut donc que l’écoféminisme cesse de se cantonner à du développement personnel tandis que l’Europe vit sur lesang desescolonisées. L’African Ecofeminist Collective a pour moi bien plus de valeur que n’importe quel festival à Paris qui se targue d’écoféminisme parce qu’il propose des couches lavables et des cours de couture à une majorité de blanches privilégiées. L’écoféminisme décolonial implique donc de décentrer le sujet occidental etde comprendre qu’il existe d’autres façons de faire de l’écologie, de la sentir, et qu’elles ont lieu hors de nos terres de conquistadors, connus aujourd’hui sous le nom de FMI ou Monsanto. Voilà pourquoi il faut déterrer nos récits, nos matriarcats, nos héroïnes, notre écologie, et nos conceptions du corps, qui bien qu’elles diffèrent partout, gardent les stigmates de la colonisation. Nous avons su comment guérir de cela ; nous saurons guérir du reste.

1 Le projet CIGEO est un colossal projet d’enfouissement nucléaire qui devrait avoir lieu près de Bure, en Meuse, où l’opposition fait rage depuis 1996. Là, ont eu lieu récemment deux événements organisés par les Bombes atomiques, collectif antinucléaire etféministe en mixité choisie (sans hommes cisgenres). Cela a permis de raviver les liens entre féminisme et mouvements antinucléaires. Prochainement, j’espère y proposer un événement de ce type d’un point de vue décolonial; en effet, on méconnaît souvent le lien qui existe entre lapolitique nucléaire française etl’exploitation morbide de ses territoires colonisés. 2 Même chez Françoise d’Eaubonne, des arguments comme ceux de lasurpopulation sont omniprésents etconstituent des manquements graves dans lathéorisation du mouvement écoféministe. C’est pour cela que nous devons comprendre les racines de tels angles morts etaffirmer clairement que l’écologie, même libertaire, peut s’appuyer sur des bases racistes qu’il faut critiquer.

This article is from: