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« Les voix qui pourraient parler » Rencontre avec des féministes basées au Maroc par Kenza T. et Malek Cheikh

Aux quatre coins du monde, le confinement a ostensiblement mis en lumière les inégalités d’accès à la santé, à l’école, à la nourriture, à la sécurité du travail, au logement et à l’intégrité physique et psychologique. Au Maroc, une vague d’outing ciblant les homosexuels marocains de l’application de rencontre Grindr a eu des effets dramatiques sur la communauté. C’est depuis cette toile de fond que nous avons eu l’occasion d’échanger en visioconférence avec deux féministes basées au Maroc.

Née à Tanger de parents immigré·e·s algérien·ne·s, Aïda, 35 ans, s’engage au Maroc sur les questions de droit d’asile, de genre et de sexualité dans le travail social puis au sein d’ONG, avant de se distancer critiquement des sphères institutionnelles. S., 37 ans, naît en France d’un père français et d’une mère immigrée marocaine. Mobilisée sur les questions antiracistes et transpédégouines dans la région lyonnaise, elle ambitionne de faire carrière académique en anthropologie avant d’être bloquée en quatrième année de doctorat, à une époque où les approches delarace étaient encore plus malvenues qu’aujourd’hui. Suite à sa rencontre amicale et politique avec Aïda lors d’un séjour linguistique, S. s’installe au Maroc où elle donne des cours de français depuis un an. Cette conversation transméditerranéenne, conjurant les échos de nos expériences de descendant·e·s de l’immigration algérienne en banlieue parisienne, constitua pour plusieurs de nos protagonistes la toute première introduction. L’occasion de faire de cette rencontre le point nodal de notre échange, en laissant pleine place à laspontanéité. Entre éclats derire, douleur et hésitations, ce dialogue manifesta la dimension transformatrice des rencontres et fit surgir plusieurs questions : l’indésirabilité dans des espaces nationaux en écho et nos « chez soi » vaporeux et multiples, ladifficulté à «prendre savoix» quand on est féministe/ queer/hakaka 1 /loubia 2 et non-blanc·he·s, les alliances etsolidarités au temps duCovid-19, ainsi que lepartage et la redistribution solidaire des ressources. En voici quelques extraits.

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TERRITORIALITÉS DES LUTTES ETÉMANCIPATIONS

Malek: Il y a comme une tension entre lavolonté de penser les luttes sexuelles au Maroc à partir de réalités locales, voire communautaires, enrevendiquant des termes comme loubia, tout en faisant desponts avec d’autres contextes… Aïda : Le terme loubia existe depuis longtemps. C’est un combat entre les personnes qui disent « on va utiliser des termes en darija [arabe dialectal, NDLR] », et d’autres qui préfèrent el fosha [arabe classique, NDLR], ou l’anglais parce qu’ils se positionnent dans une optique à mon sens classiste et assimilationniste : « on a une image à soigner ». D’autres disent qu’on n’a pas à quémander l’acceptation de la société : on est la société ! On revendique notre légitimité d’être, donc il faut que les dominant·e·s s’alignent avec nous. C’est pas à nous de faire des concessions pour plaire etrentrer dans leur regard victimisant, oucriminalisant. On est des êtres humains, avec notre langage, notre façon d’être, et… c’est vachement d’émotions… tout ça c’est pas pour rien, c’est parce qu’on revendique notre humanité. C’est en réponse à ceux qui disent qu’on est « occidentalisé·e·s ». Ça a été hyper blessant qu’on entende qu’on est occidentalisé·e·s parce qu’on fait des«luttes sexuelles». D’ailleurs, c’est pas que desluttes sexuelles ! C’est des luttes transversales, des questions sexuelles, d’économie, d’autonomie au travail, declasse, desanté etdehandicap, desquestions d’accès à laterre:

1 Renvoie aux homosexualités féminines, à travers une référence à l’action/lapratique de se frotter. 2 Loubia est un terme en darija qui signifie littéralement: haricot. Ce terme issu d’une généalogie locale désigne les personnes assignées hommes à lanaissance, qui dévient des normes de genre etde sexualité prescrites par lamasculinité hégémonique. Elle vaut à lafois comme insulte (péjorative), etcomme dénomination communautaire (retournement du stigmate). Comme l’explique Aïda, ce terme fait surgir dans le langage un enjeu identitaire qui dépasse l’identification sexuelle car le recours àl’arabe, l’anglais, à la darija dit quelque chose de ladéfinition d’un horizon politique, etd’un positionnement relationnel.

c’est des luttes qui sont toutes liées. C’est pas que loubia, ou qahba, ou hakaka, beaucoup d’autres choses produisent de l’exclusion à des degrés différents. […] Du coup aujourd’hui ce débat est intéressant. Il s’agit pas de dire à ceux qui veulent se définir comme LGBT, comme gays, oumithly 1 qu’ils n’ont pas ledroit, ils sont dans cette logique-là, ils ont le droit. Ce qui est intéressant, c’est l’échange, sinon on va être dans une pensée totalitaire.

Kenza: S., est ce que depuis que tu es au Maroc, ça a changé tes perspectives et stratégies politiques ? Comment ton engagement a été transformé, ou pas, par ce nouveau contexte ?

S. : Des choses se sont modifiées. Je suis toujours en lien avec le collectif dont je faisais partie quand j’étais en France. Avant [le confinement], on organisait une rencontre féministe. L’une des premières au Maroc où on invite aussi despersonnes racisées deFrance pour pouvoir échanger sur ces notions. […] Ici, les luttes ont changé mais je trouve que quand t’arrives quelque part, tu écoutes et tu observes aussi avant. T’essayes de pas t’imposer. Je pense que j’ai eu des loupés comme tout le monde. Je trouve que la lutte ici est plus… sur des choses peut-être plus pragmatiques ?

A. : De survie.

S. : Ouais, de survie. […] Je dis pas qu’en France c’est pas de lasurvie. C’est compliqué à expliquer…

A. : C’est à dire qu’il n’y a pas d’aide de l’État comme le RSA, concrètement.

S.: C’est pas dutout lemême type d’économie. Ducoup on réfléchit à quel type d’économie on pourrait mettre en place. Ça revient à des questions de mutualisation d’argent, comme en France…

A. : Et qu’est-ce que ça te de taréalité en France ? fait de t’être extirpée

S. : Ah, ça me fait dubien par rapport auracisme. C’est comme si j’avais récupéré une partie de mon cerveau pour d’autres choses. Et quand maintenant on voit mon CV, effectivement j’ai pas la posture de tout le monde parce que j’ai étudié en France, etc. […] Donc c’est sûr qu’il y a cette forme d’injustice et que j’y participe. Rien n’est rose, rien n’est parfait nulle part, il y a d’autres questions à se poser mais déjà ça; ça allège.

A. : Quand je vais en France, j’ai l’impression que

1 Homosexuel, en arabe.

D’ailleurs, c’est pas que des luttes sexuelles ! C’est des luttes transversales, des questions sexuelles, d’économie, d’autonomie au travail, de classe, de santé et de handicap, des questions d’accès à la terre : c’est des luttes qui sont toutes liées. C’est pas que loubia, ou qahba, ou hakaka, beaucoup d’autres choses produisent de l’exclusion à des degrés différents.

les questions de racisme me touchent différemment des personnes racisées qui y vivent. J’ai l’impression d’avoir une certaine immunité ou des armes pour confronter des éléments de racisme, parce que là-bas n’est pas ma blessure. Tandis qu’au Maroc, je peux perdre mes moyens facilement. […] C’est comme ça que je vois la question de l’alliance : comment on est différemment affecté·e par des oppressions etcomment on peut s’alléger mutuellement. Quand, concrètement, pour moi c’est dur de gérer une agression sexuelle, sexiste, comment mon amie peut m’appuyer pour que je ne me noie pas, et vice versa sur d’autres questions comme le racisme ou de classe…

S. : C’est comment tu allèges tonquotidien deblessures. Parce que tes blessures, tu les auras toute tavie…

A.: Mais tu lesallèges. […] Surtout qu’on sait qu’on n’a pas le choix [rires collectifs] !

ALLIANCES

K. : Les alliances sont forcément négociées au quotidien ; vous, votre relation d’amitié etvotre entente politique s’est faite avec facilité. Il y a desrencontres avec desindividus ou desgroupes où c’est plus difficile de parvenir àlapossibilité d’une compréhension et d’une empathie mutuelle « allégeante » immédiatement. Dans quelles mesures parvient-on à travailler avec le désaccord etlaconflictualité ?

A. : Il faut arriver à faire ensemble, car seul·e, c’est très dur. Mettre des mots sur nos réalités, dire nos fantômes, nos souffrances, dire nos oppressions, nos blessures, même celles qu’on cosmmet, y a pas de honte, on est pas des anges… S’ouvrir à des critiques, ça aide, on peut émettre desrésistances sur lemoment. C’est quelque chose

à des militant·e·s autonomes avec surtout des gars […] Le désaccord et la conflictualité, en discutant avec cisgenres ici au Maroc etentre lesdifférents groupes, parce que les luttes sont sur les questions économiques et sociales, la construction d’hôpitaux, la répression des militant·e·s, la répression de la liberté d’expression. Il y a des thématiques qui font qu’on a besoin de se serrer les coudes. Même si des fois on se trouve opprimé·e·s dans ces espaces –en tant que meuf, queer, ou loubia –, il y a quand même un besoin et une importance à être là tout en se préservant dans des espaces qui nous sont propres.

M. : Ça, c’est quelque chose qui m’avait un peu étonné, par exemple le projet El 7ob mechi jarima 1 qui réunit au Maroc des gens de sensibilités très différentes…

A. : Exactement, ce slogan a une histoire. On l’avait lancé dans un collectif en 2014 avec Marwan, le concepteur graphique et gérant de la page Gay Maroc. El 7ob mechi jarima a émergé à uneépoque où tous les acteurs de la société civile avaient peur de manifester. […] Aujourd’hui, on repart de ce slogan, mais en faisant comme si lalutte avait commencé à partir deshétéros bourgeois du collectif 490 : les Leïla Illustration : Thiziri Slimani et compagnie. […] La deuxième chose, c’est qu’ils voulaient pas inclure que j’arrive à faire avec mesami·e·s proches : on peut pas nos revendications, au lieu de demander se libérer seul·e detoute façon, il faut qu’on soit plusieurs. larefonte complète ducode pénal pour qu’il ne soit plus S. : Je crois que c’est les mixités choisies qui m’ont l’article critiqué par les queers en 2014 n’a pas été pris aidée. Je n’ai plus envie d’aller mendier un espace en compte. Ils disaient que c’est pas lapriorité. cisgenres. […] Je trouve que pour qu’il y ait M. : Mechi waqtkoum 2 , comme ils disent en un allègement des deux côtés, il faut que ce soit mutuel. Algérie. discriminatoire pour l’ensemble des catégories. Même vous, je me dis qu’il y a desniveaux. Ya desespaces où je A. : Ce sont des questions très actuelles. La lutte sur peux plus «dealer» l’espace […] Ilfaut qu’on construise les questions sexuelles au Maroc a commencé avec nos espaces ; je suis davantage pour l’autonomie. On les queers et non les hétéros. On continue l’alliance, revient toujours sur les mêmes sujets : la non-mixité mais on a nos moyens de communication, on sait TPG, laquestion de race. J’ai plus envie de côtoyer ça. parler comme tout le monde, on sait se manifester dans les espaces sociaux etciviques, et on le fait. On n’attend A. : J’ai une autre idée sur les alliances, car on a pas pas lesautres pour nous valider. Plus ils essayent denous les mêmes parcours ; j’ai pas été blessée de la même étouffer, plus on est là ! On attend [rire]. Qashebtna manière que toi avec les autonomes. […] De mon côté, wass3a, comme on dit en darija : on a pas de scrupules, j’ai envie de continuer à créer des liens, avec des mecs de honte, on est des révolté·e·s, des rebelles, on a rien à perdre, ni peur de perdre des acquis. L’alliance

L’amour n’est pas un crime. « Ce n’est pas votre heure » fut adressé aux féministes algériennes, notamment lors du Hirak.

continue, en troublant les majoritaires et dominant·e·s. On a développé des mécanismes à partir de la blessure denotredélégitimation; notamment celui de s’arracher la légitimité. Du coup, c’est eux qui nous cherchent des fois, souvent. J’espère que je ne me mens pas, mais je crois qu’il y a de lavérité dans ce que je dis […].

S. : Mais même dans les milieux antiracistes [en France] les questions de sexualité ça a été n’importe quoi le traitement. […] Par exemple, le fait de dire « l’homosexualité, c’est quelque chose d’occidental » […]. Je pense qu’on a encore bien intériorisé dans nos luttes ce côté de « on doit exister mais on peut pas parler de tout ce qu’on veut », parce qu’on va donner du pouvoir à telle ou telle personne. […] C’est une langue de bois qui n’est pas évidente […].

A. : C’est une reproduction des dominations […] Pour renverser le truc, je dirais que l’Occident a usurpé des valeurs et des procédés de lutte qui ne lui appartiennent pas. Lefait que je ne veuille pas être mise en prison parce que je vis d’une manière, parce que j’ai envie de danser et faire la fête : c’est pas occidental ! Personne n’a le droit de dire ça. Il faut arriver à ne plus avoir de gêne et de peur à dire : « je suis hakaka, je suis qahba, je suis sexuellement dépravée et j’adore ça ! ». Si lesgens ont unproblème avec ça, ils n’ont qu’à regarder ce qui les dérange réellement. […] Dans nos sociétés, il y a aussi des personnes qui ont des orgasmes etça, c’est pas occidental! Ces personnes qui sont déjà minorisées, qui ont envie de seconstruire en altérité avec l’Occident en nous faisant taire, reproduisent lamême domination que les Blanc·he·s… enfin non, c’est différent ! Mais y a un pattern. Je pense que zaama, ils peuvent apprendre, écouter etchanger de discours.

S. : Sur le désaccord et la conflictualité effectivement, c’est aussi comment, dans les mouvement antiracistes dont je peux faire partie, des personnes vont dire des conneries… et après je vais prendre la parole pour faire une émission de radio et prendre des milliards de pincettes pour expliquer la complexité, pour juste prendre ma voix. C’est comme si on nous avait muselé·e·s. […] Ça veut quand même dire que ça réduit les voix qui pourraient parler ! […] J’aimerais dans un idéal que chacun puisse s’exprimer et qu’on ait la capacité de comprendre : elle parle de là.

K : Oui, c’est permettre aux divergences, différences, à la complexité d’exister et pas être seulement dans la reproduction d’un binarisme de la pensée de facture coloniale. C’est important d’apprendre à travailler avec ces complexités sans chercher à les annuler, les maquiller, sinon on reproduit des modèles totalisants, qui je pense ont fait leur temps. Il faut travailler à éviter la reproduction de ces binarismes hégémoniques qui joueront en lafaveur despouvoirs en place etpréservent le statu quo. Après stratégiquement, temporellement, il y a des urgences. Quand on est minorisé·e·s au sein de groupes minorisés, comment faire un travail de pédagogie en fonction de nos énergies ? S. : Y a ce côté là, et aussi ce truc très compliqué où, des fois, tu dois défendre ces personnes, […] c’est là où je trouve que l’empathie serait intéressante des deux cotés, tu veux pas les descendre parce que tu sais que c’est compliqué, mais ce serait bien que del’autre côté… ils réfléchissent aussi […]. SOLIDARITÉS MARGINALES, SOLIDARITÉS HÉGÉMONIQUES

M. : Avec le confinement, est-ce que vous voyez émerger dessolidarités?

S.: Il y a unepart desolidarité réelle entre lesgens, mais aussi une solidarité qui est très médiatisée pour dire : «regardez, le royaume gère». […] Et cela, à unmoment où tout le monde est ultra isolé, avec une campagne de outing alors que les gens sont enfermés chez eux, et des féminicides graves […] C’est sur que dans un idéal [rires], t’aimerais bien croire à ce qui s’affiche dans les médias, mais dans laréalité, c’est lasurvie.

A. : Des groupes se sont organisés pour aider les personnes outées : une riposte, des discours pour dire « on est là et personne n’a le droit de nous violenter ». Plein de lives ont lieu avec des échanges de musiques et des messages de solidarité, d’amour. Mais c’est marginal. […] En tout cas, on est vraiment dans une politique de colmatage des brèches parce que l’État ne peut pas faire autrement. Ils ont interdit aux propriétaires d’expulser les personnes qui n’arrivent pas à louer, se sont arrangés également pour distribuer des paniers alimentaires. Ils essaient vraiment de faire tout pour que ça n’explose pas. Il n’y a pas intérêt à ce que les gens ne trouvent pas à manger. […] Donc ils donnent juste assez et font beaucoup de maquillage, taisent lesfaits divers, menacent lesgens qui transmettent uneinformation réelle. […] Et nous, dans nossolidarités marginales, on fait plus de l’appui émotionnel, moral… économiquement, c’est pas évident. […] On arrive à peine à se gérer. […] L’idéal, ce serait que toutes les grandes entreprises fassent faillite [rires]. Ce serait pas non plus de tomber dans une guerre civile. Mais de créer plutôt de l’amour…

S. : C’est ça… comment on dit en français… d’étendre l’amour. Dans un idéal… T’as une distanciation

de classe qui était déjà hyper forte et là, c’est entrain de faire un fossé de malades. Et l’après ? Il fait flipper. Ils ont pu remettre en place un système militaire. L’un des plus gros trucs qui est ressorti après le confinement du 13 : les tanks militaires dans les rues […] On dirait plutôt que les libertés vont être encore restreintes.

A. : Le logiciel qui va être utilisé pour traquer lespersonnes atteintes deCovid-19, il y a desinquiétudes concernant ses usages annexes. […] Ce serait bien qu’il y ait une prise de conscience collective […] ; on nous a imposé les clauses d’un contrat à notre insu. Est-ce qu’on peut avoir un nouveau contrat entre nous ?

S. : Y a une espèce de flex à dire « ah, c’est pas grave », « oui, effectivement, c’est la merde » […]. C’est une forme de normalisation hyper fatigante. […] Je trouve que ça met particulièrement en exergue la question des ressources familiales. Qui peut aller taper à la porte des parents ? La langue de bois se délie unpeu. Pas forcément pour dubeau, mais peut-être que cette honnêteté-là nous permettrait de ne pas toujours avoir à argumenter: « Mais si, ça existe ». C’est devant vos yeux, y a plus besoin, c’est flagrant.

K. : En France, on voit aussi une accélération dans la brutalisation des corps qui étaient déjà visés par les appareils répressifs d’État. Que ce soit au niveau de la désertification médicale en Seine-Saint-Denis, de la faim concrète, des violences policières ou quand on avalise dans lesmédias desbails comme «Célestine du 16 e n’a pas pu résister au soleil » et « Mohamed est indiscipliné»… Oui, ceprincipe desolidarité rebranded par l’État pour l’occasion, appelle encore une fois les mêmes à colmater la crise etse sauver eux etelles-mêmes.

MUTUALISATION/REDISTRIBUTION DES RESSOURCES ÉCONOMIQUES

S. : Concernant lamutuelle, [dont S. fait partie à Lyon, NDLR], on a fait tout un travail. On vient de classes sociales hyper différentes et on questionne notre rapport à l’argent : qu’est-ce que ça veut dire ? Quand les personnes reçoivent des héritages, elles vont être amenées à collectiviser une partie, quand y a des appels à dons, on les fait tourner. L’argent, c’est quelque chose qui fluctue etqui a un impact […].

A. : L’objectif, c’est pas non plus d’instaurer une forme de reconnaissance. […] Il s’agit de considérer l’argent comme lié à un système. Il y a des personnes qui ont et d’autres qui n’ont pas, ou peu : c’est inéquitable.

La question, c’est la responsabilité qu’on a, non pas pour rééquilibrer, mais pour essayer de concrétiser un idéal, de réduire des inégalités à notre niveau.

Laquestion est: comment rééquilibrer à notre niveau ? Au moins se questionner sur l’argent.

K. : On perçoit bien cette volonté de mettre à distance le concept théologique et libéral de charité pour privilégier une approche matérialiste en termes de redistribution et de redressage des déséquilibres matériels. Approche qui, pour vous, relève néanmoins d’une responsabilité éthique et politique. Estce que vous pourriez un peu plus élaborer làdessus? Comment ça se passe dans lapratique? Comment, par exemple, négocier et contrer laproduction dedépendance aux niveaux micro, méso etmacro ?

S. : Y a pas de recette magique : c’est du test. On commence sur quelque chose d’affinitaire avant d’agrandir pour avoir une espèce de base solide. Je me disais au début : « ça va être une charité, c’est moi qui vais devoir prendre plus souvent dans la caisse ». J’ai fait un travail là dessus. […] J’avais peur de prendre l’habitude et que le jour ou ça s’arrête… cette question de la dette symbolique… En vrai, je pense qu’on teste : on répond pas à toutes lesinégalités, onessaye d’atténuer entre nous. Ça nous permet d’avoir des discussions etdetravailler sur plein dechoses qui sont pas évidentes. Ce qui était clair au sein de la mutuelle, c’est la base commune autour des notions de redistribution. […] Dans lapratique, on se voit une fois par mois, on cotise, on divise et celles ou ceux qui ont moins d’un seuil d’argent récupèrent une partie.

A. : La question, c’est la responsabilité qu’on a, non pas pour rééquilibrer, mais pour essayer de concrétiser un idéal, de réduire des inégalités à notre niveau.

S. : Développer des savoirs-faire, créer d’autres universités, ne plus rester sur un système d’université classique, académique et hyper-sélectif… Comment c’est possible ?

A. : Construire un savoir à partir de nos etréalités. réflexions

S. : Comment trouver des fonds pour pouvoir faire ça ? Ça se construit…

Paru en mars 2019 dans la revue Ballast SAN PRAN SOUF : LE FÉMINISME HAÏTIEN DE TOUS LES COMBATS

PAR FANIA NOËL

Olmène l’écoutait avec attention tout en tentant derattacher lamère àlavendeuse dumarché, àlafemme qu’elle découvrait. Ermancia s’en rendit compte et, juste avant de fermer les yeux, elle susurra à Olmène que l’on ne devait pas tout dire. Surtout pas aux hommes. «Même s’il t’offre un toit et soin de tes enfants. » Que lesilence est l’ami leplus sûr. Leseul qui ne trahit jamais. «Jamais, tu m’entends», insista-t-elle. Olmène seblottit tout contre sa mère etposa latête contre sonventre. Pour traverser avec elle ces terres silencieuses où l’homme n’a jamais pénétré qu’avec l’ignorance du vainqueur. Là où, tout conquérant qu’il soit, ilne sait s’aventurer. Yanick Lahen ,Bain de lune, chapitre 8.

a littérature haïtienne est unmatériel inestimable

Lpour analyser les rapports de genre, les luttes des femmes –souvent sans se définir comme féministes – ou les discours autour du féminisme haïtien. Que ce soit l’occupation américaine (1915-1934) ou la dictature duvaliériste : ces séquences historiques ont poussé vers la clandestinité et une mise sous contrôle de l’imaginaire 1 , tout en ayant été des moments de formation politique et de résistances qui ont donné forme à des mouvements politiques tel que le féminisme haïtien. Seule révolution d’esclave ayant abouti à unÉtat indépendant etpremière république noire, Haïti est un terrain d’étude où l’usage de la critical fabulation 2 comme outil méthodologique apparaît nécessaire, surtout quand le silence 3 est utilisé comme une arme de résistance. Pour les luttes féministes au contraire, il s’agit deDéjouer le silence 4 . Unsiècle d’existence, decombat etde bataille pour le féminisme haïtien, qui se réinvente à la lumière des défis posés par les guerres intérieures etcelle de l’extérieur 5 .

Octobre 2018. Nice Simon, la mairesse de Tabarre (commune de Port-au-Prince) porte plainte et organise uneconférence de presse où elle déclare, photo à l’appui, qu’elle a été battue et séquestrée par son compagnon, l’homme d’affaires Yves Léonard. Un mandat d’arrêt est émis à l’encontre de ce dernier. Il n’est pas arrêté, etbien que desphotos delui dans deslieux connus delacapitale circulent, il ne semble pas plus inquiété que cela. Janvier 2019. Le mandat d’arrêt contre Yves Léonard est annulé et les faits sont requalifiés en simple délits. À la suite d’une interview accordée par Nice Simon au média en ligne Ayibopost, Monsieur Léonard annonce qu’il va donner une conférence de presse pour faire la « lumière sur Nice Simon ». Mais on ne peut saisir le sentiment d’impunité qui habite M. Léonard, sans une information clé : ce dernier est un proche de l’actuel président de la République Jovenel Moïse ainsi que du premier ministre Jean Henry Ceant. Il est d’ailleurs propriétaire de la villa que loue le président. L’origine de la fortune d’ Yves Léonard n’est pas connue et fait l’objet de vives etconstantes rumeurs d’activités illégales.

1 Laënnec Hurbon, Culture et dictature en Haïti. L’imaginaire sous contrôle, Paris, Karthala, 1979, 203 p. 2 Saidiya Hartman, Venus in Two Acts. Small Axe 1, juin 2008, 12 (2), p. 1-14. 3 Y. Alexis, « Mwen Pas Connait as Resistance : Haitians’ Silence against a Violent State », Journal of Haitian Studies, 21(2), 2015, p. 269-288. URL: http://www.jstor.org/stable/43741130 4 Sabine Lamour etDenyse Côté (dir.), Déjouer le silence : contre-discours sur les femmes haïtiennes, Mémoire d’encrier, 2018. 5 A. Putnam, « “Unhappy Haiti” : U.S. Imperialism, Racial Violence, and the Politics of Diaspora», The Insistent Call: Rhetorical Moments in Black Anticolonialism, 1929-1937, Amherst, Boston, University of Massachusetts Press, 2012, p. 53-73.

Dans un pays où le justiciable de droit commun voit ses chances d’obtenir réparations réduites à peau de chagrin, les affaires de violences genrées sont un parcours de combattantes. La féministe Pascale Solages déclarait dans le podcast local Medam yo Ranse 1 ! que l’avancée d’un dossier dépend « de qui porte plainte contre qui ». Autrement dit, dans le contexte de corruption généralisée, une affaire ne se joue pas devant la cour, mais dans vos relations. À cela, il faut ajouter la pression sociale, familiale et religieuse qui dissuade les femmes de porter ces affaires en justice. Une situation tristement banale dans nombre de pays, mais qui se trouve décuplée en Haïti, où les greffiers ne prennent pas en charge les procédures s’ils ne sont pas payés, où votre avocat peut s’arranger –contre rémunération – avec celui de la partie adverse pour saboter votre dossier. D’ailleurs, d’après Madame Simon, Yves Léonard ne manque pas de se vanter publiquement de circuler en voiture officielle avec une enveloppe de 3 000 USD pour graisser la patte de policiers qui seraient pris d’un sens du devoir.

Le 17 janvier, c’est la cohue : une vingtaine de militantes féministes de Solidarité Fanm Ayisyèn (SOFA) et l’organisation Nègès Mawon (fondée en 2015) sont venues assister, avec leurs banderoles, à la conférence de presse de Yves Léonard. Menaces et invectives fusent à l’encontre du groupe de femmes, dans une salle de conférence de l’hôtel Le Plaza à Portau-Prince. Le petit groupe de militantes de Nègès Mawon, mené par Pascale Solages, est arrivé en premier. En t-shirt jaune, lessupporters d’Yves Léonard, majoritairement des jeunes hommes mais aussi trois femmes, tentent l’intimidation. Mais les militantes de Nègès Mawon sont rodées à l’exercice. Parmi elles, l’artisviste et comédienne Gaëlle Bien-Aimé qui reste stoïque face aux insultes diverses, habituellement entendues contre les féministes. Les insultes et autres discours de justification de laviolence conjugale fusent: bouzen (pute), madivin (lesbienne), rayi nèg (haineuse d’homme)… À l’arrivée des militantes de la SOFA, vêtues de leur t-shirt violet, le leader du groupe desupporters lâche un «Oh non! Medam SOFA yo » (Oh non, les femmes de la SOFA) et fait signe à ses troupes de se tenir tranquille.

Un siècle de féminisme haïtien

Alors que Nègès Mawon est une jeune organisation féministe utilisant beaucoup de méthodes d’action comme les manifestations, l’art ou l’accompagnement individuel des victimes de violences genrées, la SOFA

Dans un pays où le justiciable de droit commun voit ses chances d’obtenir réparations réduites à peau de chagrin, les affaires de violences genrées sont un parcours de combattantes.

fait partie des organisations féministes historiques. Fondée le 22 février1986, quelques jours après lachute de la dictature des Duvalier etle départ en exil de JeanClaude Duvalier etsa famille, laSOFA est l’organisation féministe la plus importante du pays. La réputation de ses militantes se base sur 33 ans de travail et de mobilisation, ainsi qu’un important réseau, notamment grâce aux centres présents dans toutle pays pour accompagner juridiquement les femmes victimes de violences sexuelles, domestiques ou économiques. Un atout qui leur permet d’avoir une analyse intégrant les questions de classe et de ruralité à partir des expériences des femmes dans leurs communautés, tout en menant des combats juridiques et politiques d’envergure.

Dans les attaques qu’essuient les mouvements féministes et leurs représentantes en Haïti, il n’est jamais question de délégitimer leur existence. Il s’agit d’uneconfrontation avec leurpolitique, contrairement à laFrance où, par exemple, desmouvements sedéfinissant comme anti-coloniaux/décoloniaux sous-entendent parfois, que le féminisme est une affaire de Blanc·he·s. La légitimité du mouvement féministe haïtien tient à son ancrage dans le siècle mais également au cœur de sa politique. Dès 1915, on retrouve de nombreuses femmes actives au sein de l’Union patriotique contre l’occupation américaine (1915-1934). C’est en 1934 que se forme officiellement lapremière organisation féministe haïtienne, LaLigue féminine d’action sociale. Cette ligue concentre ses activités dans la classe ouvrière : « cours du soir pour les ouvrières, caisse coopérative populaire, conférences à travers le pays, création de bibliothèques, ouverture d’un foyer ouvrier, pétitions aux instances concernées pour l’ouverture d’écoles pour filles, réclamation d’un salaire égal pour un travail égal 2 ». La dictature des Duvalier a créé ce que les régimes totalitaires font le mieux : opprimer les mouvements pour laliberté etcontre l’ordre patriarcal, etles pousser dans les marges et la clandestinité. Parmi ces figures Yvonne Hakim Rimpel, militante au sein de la Ligue féminine d’action sociale, qu’elle a participé à fonder. Cette journaliste, dont le travail acharné pour dénoncer

Podcast produit par AyiboPost et présenté par Fania Noël sur les questions de féminisme en Haïti. Denyse Côté, « Luttes féministes en Haiti », Possibles, été 2014.

Trois mouvements s’opèrent simultanément : une dépolitisation de la question de la pauvreté par des projets de microentreprises, une décontextualisation des violences genrées pourtant liées à la situation de pauvreté en Haïti, ainsi que la construction d’un discours de passivité des femmes haïtiennes qui occulte l’histoire et le travail du mouvement féministe…

les exactions commises par les tonton makout 1 a été brutalement réprimé par ces mêmes tonton makout, la nuit du 4 au 5 janvier 1958, après avoir violenté ses deux filles. Elle est enlevée, puis battue, torturée etlaissée pour morte dans une rue de Petionville 2 .

ONGisation etdépolitisation desquestions féministes

La chute de la dictature amène la réémergence sur la scène politique des féministes. Le régime militaire du général Raoul Cédras (1991-1994) met au cœur deleurs luttes leviol comme arme derépression politique. 1994 marque l’installation durable de troupes militaires de « maintien de la paix » qui suivent le débarquement dedizaines demilliers deMarines américains. Uneréalité qui met lemouvement face àunesituation complexe, car ces forces d’ingérence étrangère ouvrent dans un même temps un plus grand espace politique, un discours d’ouverture invitant à la pratique démocratique, mettant l’accent sur la nécessité de la pluralité des acteurs et d’une société civile forte, notamment via les programmes de renforcement des capacités, qui visent à former les professionnel·le·s, ou la société civile aux « bonnes pratiques démocratiques ». C’est d’ailleurs en 1994 que le mouvement féministe obtient un ministère : celui de la Condition féminine et aux droits des femmes (MCFDF). La première femme à avoir dirigé ce ministère est une militante et membre fondatrice de laSOFA, Lise Marie Dejean.

de L’ONGisation 3 extrême d’Haïti après letremblement terre de 2010 conduit à une mutation des questions féministes : les sommes allouées par les différentes ONG aux questions de genre se font en fonction de l’imaginaire occidental, de la politique impérialiste fémonationaliste 4 . Trois mouvements s’opèrent simultanément : une dépolitisation de la question de la pauvreté par des projets de micro-entreprises, une décontextualisation des violences genrées pourtant liées à la situation de pauvreté en Haïti, ainsi que la construction d’un discours de passivité des femmes haïtiennes qui occulte l’histoire etletravail dumouvement féministe 5 , au profit d’un marketing de la misère à destination desbailleurs defonds etdupublic occidental assoiffé de « sauver » les femmes haïtiennes. Pendant cette période, une partie du mouvement féministe n’a eu de cesse de dénoncer lesviols commis par dessoldats de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH). Cette mission est d’ailleurs nommée par la Coordination nationale de plaidoyer pour les droits des femmes (CONAP) comme une force d’occupation. Neuf ans plus tard, les bailleurs de fonds ont coupé les robinets et la grande majorité des ONG ont quitté Haïti. Comme prévu, leur action n’a laissé aucun résultat substantiel. Le film du réalisateur et producteur haïtien Raoul Peck Assistance mortelle (2012) montre bien comment la majorité des fonds sont retournés dans les pays « aideurs », que ce soit en achat de matériel, produits agricoles, salaires très généreux, primes de risque etfrais de consultation.

Le dedans etle dehors: lutte contre lacorruption etcontre l’ingérence

Émeutes de la faim, crises électorales, départ massif de jeunes pour le Brésil et le Chili, corruption, cyclone Matthew… Loin des projecteurs, les crises se succèdent, la lassitude et la résignation prennent place. C’est lorsqu’on pense le fatalisme bien installé quelessurprises arrivent. 2018 a vu émerger unedesplus grandes mobilisations de ces trente dernières années : le mouvement des PetroChallengeurs.

Dans une vidéo pour AJ+ en français, le journaliste Ralph Thomassaint Joseph explique comment ce mouvement, parti d’une photo prise par le réalisateur Gilbert Mirambeau Jr. demandant « Kòt kòb petrocaribe a 6 » a rallié toute une génération. Ce sont les jeunes né·e·s après 1986 qui composent

1 Milice du régime Duvalier. 2 Commune de Port-au-Prince. 3 Benjamin Moallic, « Sur “l’ONGisation des mouvements sociaux” : dépolitisation de l’engagement ou évitement du social ? Le cas du Salvador », Revue internationale des études du développement, vol. 230, no. 2, 2017, p. 57-78. 4 Sara R. Farris, In the Name of Women’s Rights. The Rise of Femonationalism. Durham, Duke University Press, 2017, 272 p. 5 Lamour et Côté (dir.), Déjouer le silence, op. cit. 6 «Où est l’argent du PetroCaribe? » LePetrocaribe est une alliance entre lespays desCaraïbes etleVenezuela: le Venezuela vend lepétrole

le cœur de lamobilisation. Parmi elles eteux, beaucoup de jeunes féministes. À l’instar de la lutte contre la pauvreté, la lutte contre la corruption est portée avec la même conviction par les principales organisations féministes. Lacorruption endémique est rendue possible par les gouvernements successifs à visages découverts, à une échelle alarmante et dans l’impunité la plus totale. L’affaire Petrocaribe est la (grosse) goutte de trop, pour une génération qui ne voit aucune perspective mais qui ne veut pas partir pour l’immigration. L’intelligence du mouvement féministe haïtien est de n’avoir jamais cédé aux sirènes de la dépolitisation de la pauvreté ni à celles de la déresponsabilisation de l’État au profit d’undiscours anti-impérialiste simpliste. Lamobilisation de lajeunesse haïtienne articule dans ses revendications une lutte contre l’ingérence, en pointant du doigt la protection qu’offrent les États-Unis au Parti haïtien Tèt Kalè (PHTK), parti de l’ancien président Michel Martelly, dont est issu l’actuel président Jovenel Moïse. Le 31 janvier, date de remise par la Cour des comptes du premier rapport sur le Fonds PetroCaribe, l’ambassadrice américaine Michelle J. Sisson etl’ambassadeur français José Gomez se sont rendu·e·s au Parlement haïtien pour « une visite de courtoisie », en plein manœuvre autour du Venezuela. Cette visite a soulevé beaucoup d’interrogations sur le timing dans lapresse haïtienne.

Les jeunes féministes

Au sein d’organisations comme la SOFA ou Kay Fanm, on trouve des sociologues, économistes, chercheures haïtiennes de premier plan, en complémentarité d’un réseau de militantes et d’organisatrices communautaires en milieu rural, sensibles aux pratiques féministes d’organisation et de lutte. Nègès Mawon, fondée en 2015, est sûrement l’organisation féministe la plus investie dans la mobilisation sur l’utilisation des fonds Petrocaribe. Ses membres, nées en majorité après 1986, sont très présentes sur internet etdanslesmanifestations. Pascale Solages est l’une des figures importante du mouvement des PetroChallengers et l’artiste Gaëlle BienAimé, également membre de Nègès Mawon, utilise ses créations etspectacles pour interpeller etmobiliser 1 . Au sein de la structure se trouvent une majorité de jeunes artistes, des étudiantes et des professionnelles souvent basées à Port-au-Prince. Ces jeunes féministes ont fait des choix stratégiques : au lieu de se calquer sur les savoir-faire des organisations plus anciennes, elles ont choisi une forme de complémentarité. Elles

L’intelligence du mouvement féministe haïtien est de n’avoir jamais cédé aux sirènes de la dépolitisation de la pauvreté ni à celles de la déresponsabilisation de l’État au profit d’un discours anti-impérialiste simpliste.

ne peuvent accompagner juridiquement les femmes victimes de violences mais développent un système de soutien. Ainsi, un marrainage pour les femmes victimes de violences qui se lancent dans le parcours judiciaire a été mis en place et des militantes assurent un contact quotidien.

Parmi ces jeunes féministes, plusieurs figures artistiques. Anyes Noël est une comédienne, metteuse en scène et poétesse guadeloupéenne qui vit en Haïti depuis quatre ans. Ce fameux matin du 17 janvier, elle était présente à l’hôtel Plaza pour interpeller Yves Léonard, avant de filer en répétition. Le soir même se déroulait la deuxième représentation d’une pièce qu’elle mettait en scène, « Gouyad Senpyè », ledéhanché deSaint Pierre, deDarline Gilles. Unepièce surles conditions de vie des femmes dans les prisons en Haïti, mais aussi sur le système judiciaire. La troupe est composée en partie de comédiennes professionnelles et amatrices, anciennes détenues. La réalisation de cette pièce a été financée par le Bureau des droits humains en Haïti (BDHH) et la performance s’est déroulée au sein de la Fondasyon Konesans ak Libète (FOKAL), la branche haïtienne de l’Open Society Foundation. Le budget quasi-inexistant de l’État pour les organisations leur laisse pour option le sponsoring par le secteur privé, ce qui signifie retirer tout contenu politique. Le financement par des fondations, ambassades, organisations internationales peut poser d’autres problèmes dans les demandes de « cadrage » des actions, et ce même si les subventions sont très maigres.

Dans des pays comme la France, même les organisations féministes radicales qui ne sont pas financées par l’État peuvent compter sur d’autres leviers comme le financement participatif, disposant d’un nombre critique pouvant soutenir. En Haïti, la classe moyenne est davantage un mot qu’une réalité. Ce n’est donc pas sur le peu de représentant·e·s de la bourgeoisie que des organisations de jeunes féministes peuvent compter.

à cesderniers à desconditions de paiement préférentielles; lesbénéfices tirés par lespays comme Haïti doivent être investis dans desprojets dedéveloppement social etéconomique. On estime à 3,8 milliards de dollars américains lemontant duFonds PetroCaribe enHaïti. 1 À titre d’exemple, Anryan est une série d’humour satirique surles questions politiques etsociales produite par AyiboPost.

Ce que nous pouvons apprendre desféministes haïtiennes

Le thème delatroisième édition dufestival féministe de Nègès Mawon, qui a eu lieu en septembre 2018, était « Rèv boukannen » (Rêves brulés). L’un des moments forts était la représentation théâtrale de la pièce écrite par Joeanne Joseph, membre de l’organisation mais aussi comédienne, dramaturge etcommerçante. Lapièce, qui a été jouée en intérieur mais aussi en pleine rue, raconte avec subtilité et force les violences physiques, sexuelles et sociales que subissent les marchandes des marchés qui, laissés dans un état de délabrement, sont à la merci des bandes de racketteurs. La pièce aborde également comment ces marchandes font la richesse des bourgeois·e·s qui gèrent toutes les importations deproduits debase, comme lesbiens deconsommation, etenfin laviolence au sien deleurpropre foyer. Fin2018 à La Saline, le plus grand marché de la capitale : lesviolences continuelles ont atteint leurapogée lorsque 24 corps ont été retrouvés sur un tas de détritus à deux pas du Parlement. Au jour où j’écris ces lignes, aucune lumière n’a été faite sur l’identité desvictimes, lesmotifs et moyens du crime, ni même la date de leur décès. Durant l’année 2018, 80 % des dossiers que la SOFA a dû traiter concernaient les pensions alimentaires. Sharma Aurelien, militante au sein de la SOFA dont le travail de recherche porte sur ces questions, déclarait dans le podcast Medam yo Ranse ! : « les femmes viennent pour la pension alimentaire, quand vraiment elles ne peuvent plus assumer seules les enfants, mais quand on creuse, on voit qu’elles ont subi des violences de toutes sortes : domestiques, sexuelles, psychologiques ». Pour que les femmes puissent aller au bout de la procédure, la structure doit parfois prendre en charge une relocalisation dans une ville de province, mais aussi gérer les besoins quotidiens de survie de lafamille de lavictime.

On serait tenté·e d’inclure Haïti dans le concept de African Womanism 1 de Clenora Hudson-Weems ; un concept qui veut penser le féminisme afrodescendant dans une perspective afro-centrique, mais ce serait faire fi du contexte haïtien et son rapport à la question raciale. Haïti s’inscrit dans une historicité précurseuse de la réflexion sur la condition noire et son antagonisme avec la blanchité 2 . En marquant dès safondation l’identité noire à sonidentité nationale, Haïti est le premier État-nation afro-descendant. Bien que partageant l’Histoire commune de la déportation et de l’esclavage avec les Afro-américains, la nation haïtienne est rattachée à unÉtat, qui plus est a desintérêts antagonistes avec les États-Unis. Cela pose des limites etdéfis à aligner lesobjectifs politiques desmouvements féministes en Haïti et aux États-Unis, mais aussi à d’autres pays dans larégion avec unecommunauté afrodescendante.

Le contexte haïtien pouvait-il constituer un point de décentrage pour les mouvements féministes noirs dans des pays où les femmes haïtiennes sont minoritaires racialement ? Ce, alors même que l’identité et le projet politique de la nation haïtienne était intrinsèquement liés à l’identité Noire. La longévité du mouvement féministe haïtien, depuis les récits de femmes esclaves lors de la colonisation française de Saint Domingue, peut-elle nous éclairer sur comment penser la libération de l’oppression patriarcale dans un contexte où la domination raciste pèse detout sonpoids ? Comment éclaire-t-elle l’appel pour un féminisme des 99 % 3 qui veut s’appuyer sur des mobilisations qui partent de lamarge ?

« Le féminisme doit devenir un mouvement politique de masse si l’on veut qu’il ait un impact révolutionnaire significatif sur la société 4 » ; ces mots de bell hooks sont plus que d’actualité. Alors que le péril apolitique et libéral guette de plus en plus les mouvements féministes noirs aux Etats-Unis, Canada et en Europe, à travers l’obsession pour les questions de représentations et de transformations individuelles, regarder vers les luttes féministes duSud global aide à remettre des ordres de priorité, mais aussi éviter les procès malhonnêtes en légitimité.

Bien que citer Lénine soit toujours unexercice périlleux, ses mots sont ici parfaitement adaptés: « Àl’ère desmasses, lapolitique commence làoù se trouvent desmillions d’hommes, voire desdizaines demillions.» Pauvreté, prison, violences sexuelles, travail, lutte contre lacorruption… Les féministes haïtiennes s’emparent des questions qui touchent des millions et vont chercher les femmes là où elles se trouvent en majorité : dans les classes populaires ethors des organisations féministes.

1 Cleonora Hudson-Weems, Africana Womanism : Reclaiming Ourselves, 1993 et Africana Womanist Literary Theory, 2004. 2 Philip Kaisary, «“To Break Our Chains and Form a Free People” : Race, Nation, and Haiti’s Imperial Constitution of 1805 », in Whitney Nell Stewart etJohn Garrison Marks (éd.), Race and Nation in the Age of Emancipations, Athens, University of Georgia Press, 2018, p. 71-88. 3 Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser, Feminism for the 99 % : A Manifesto, 2019. 4 bell hooks, Feminist Theory from Margin to Center, 1984.

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