LA RENCONTRE
« LES VOIX QUI POURRAIENT PARLER » Rencontre avec des féministes basées au Maroc
KENZA T. ET MALEK CHEIKH
A
ux quatre coins du monde, le confinement a ostensiblement mis en lumière les inégalités d’accès à la santé, à l’école, à la nourriture, à la sécurité du travail, au logement et à l’intégrité physique et psychologique. Au Maroc, une vague d’outing ciblant les homosexuels marocains de l’application de rencontre Grindr a eu des effets dramatiques sur la communauté. C’est depuis cette toile de fond que nous avons eu l’occasion d’échanger en visioconférence avec deux féministes basées au Maroc.
Née à Tanger de parents immigré·e·s algérien·ne·s, Aïda, 35 ans, s’engage au Maroc sur les questions de droit d’asile, de genre et de sexualité dans le travail social puis au sein d’ONG, avant de se distancer critiquement des sphères institutionnelles. S., 37 ans, naît en France d’un père français et d’une mère immigrée marocaine. Mobilisée sur les questions antiracistes et transpédégouines dans la région lyonnaise, elle ambitionne de faire carrière académique en anthropologie avant d’être bloquée en quatrième année de doctorat, à une époque où les approches de la race étaient encore plus malvenues qu’aujourd’hui. Suite à sa rencontre amicale et politique avec Aïda lors d’un séjour linguistique, S. s’installe au Maroc où elle donne des cours de français depuis un an. Cette conversation transméditerranéenne, conjurant les échos de nos expériences de descendant·e·s de l’immigration algérienne en banlieue parisienne, constitua pour plusieurs de nos protagonistes la toute première introduction. L’occasion de faire de cette rencontre le point nodal de notre échange, en laissant pleine place à la spontanéité. Entre éclats de rire, douleur et hésitations, ce dialogue manifesta la dimension transformatrice des rencontres et fit surgir plusieurs questions : l’indésirabilité dans des espaces nationaux
en écho et nos « chez soi » vaporeux et multiples, la difficulté à « prendre sa voix » quand on est féministe/ queer/hakaka1/loubia2 et non-blanc·he·s, les alliances et solidarités au temps du Covid-19, ainsi que le partage et la redistribution solidaire des ressources. En voici quelques extraits. TERRITORIALITÉS DES LUTTES ET ÉMANCIPATIONS Malek : Il y a comme une tension entre la volonté de penser les luttes sexuelles au Maroc à partir de réalités locales, voire communautaires, en revendiquant des termes comme loubia, tout en faisant des ponts avec d’autres contextes… Aïda : Le terme loubia existe depuis longtemps. C’est un combat entre les personnes qui disent « on va utiliser des termes en darija [arabe dialectal, NDLR] », et d’autres qui préfèrent el fosha [arabe classique, NDLR], ou l’anglais parce qu’ils se positionnent dans une optique à mon sens classiste et assimilationniste : « on a une image à soigner ». D’autres disent qu’on n’a pas à quémander l’acceptation de la société : on est la société ! On revendique notre légitimité d’être, donc il faut que les dominant·e·s s’alignent avec nous. C’est pas à nous de faire des concessions pour plaire et rentrer dans leur regard victimisant, ou criminalisant. On est des êtres humains, avec notre langage, notre façon d’être, et… c’est vachement d’émotions… tout ça c’est pas pour rien, c’est parce qu’on revendique notre humanité. C’est en réponse à ceux qui disent qu’on est « occidentalisé·e·s ». Ça a été hyper blessant qu’on entende qu’on est occidentalisé·e·s parce qu’on fait des « luttes sexuelles ». D’ailleurs, c’est pas que des luttes sexuelles ! C’est des luttes transversales, des questions sexuelles, d’économie, d’autonomie au travail, de classe, de santé et de handicap, des questions d’accès à la terre :
1 Renvoie aux homosexualités féminines, à travers une référence à l’action/la pratique de se frotter. 2 Loubia est un terme en darija qui signifie littéralement : haricot. Ce terme issu d’une généalogie locale désigne les personnes assignées hommes à la naissance, qui dévient des normes de genre et de sexualité prescrites par la masculinité hégémonique. Elle vaut à la fois comme insulte (péjorative), et comme dénomination communautaire (retournement du stigmate). Comme l’explique Aïda, ce terme fait surgir dans le langage un enjeu identitaire qui dépasse l’identification sexuelle car le recours à l’arabe, l’anglais, à la darija dit quelque chose de la définition d’un horizon politique, et d’un positionnement relationnel.
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AssiégéEs • septembre 2020