AssiégéEs #3 : Urgences

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#3 MARS 2019

URGENCES AssiégéEs Mars 2019

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Mentions légales Éditions Syllepse 69 rue des Rigoles, 75020 Paris syllepse.net ISBN : 978-2-84950-733-9 Imprimé par Corlet ZI rue Maximilien Vox 14110 Condé-en-Normandie

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le plus important c'est pas la chute, mais l'atterrissage

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écembre 2018, la police, bras armé de l’État, filme fièrement 151 enfants et adolescent∙e∙s à Mantes-la-Jolie ; à genoux, mains sur la tête et entouré∙e∙s de flics armés jusqu’aux dents. Des jeunes qui se mobilisent contre la casse de l’école publique, contre la précarité et la relégation sociale des quartiers populaires et en soutien au mouvement social qui agite la France depuis plusieurs semaines. Pourtant, alors qu’ils ont toutes les raisons de se mobiliser, on nie leur capacité à penser le monde et à essayer de le transformer. Ce que ces images montrent sont des scènes qui arrivent quotidiennement dans les quartiers populaires. Elles mettent en lumière la manière dont le gouvernement semble avoir décidé de gérer les mobilisations auxquelles il fait face, notamment via l’extension du domaine de la répression et de la terreur du « maintien de l’ordre », expérimentées depuis des décennies dans les périphéries, en France hexagonale, dans les DOM-TOM ou en Afrique. Après une intervention néocoloniale à la Réunion, les véhicules blindés – qui ont été déjà été employés dans l’outremer et durant les émeutes de banlieue – interviennent pour la première fois au cœur de Paris. Les interpellations massives du samedi 8 décembre sont la conséquence d’un arsenal répressif initialement développé afin de contrôler et sanctionner ceux que l’on appelle les « jeunes de banlieue ». Dans ce contexte, nous passons de la violence exercée sur des « corps d’exception » à une violence au caractère provisoire et spatialement délimitée qui est celle des situations d’exception.

Face à des revendications hétéroclites, les organisations essayent de se positionner sur la question de rejoindre ou non le mouvement… Non, le ras-le-bol et la colère n’ont pas suivi les agendas des événements organisés par des courants politiques ! Nous voici face à un mouvement d’ampleur et incontrôlable, dont l’évolution est encore incertaine. Pour l’heure il nous force à tirer des leçons sur nos forces mobilisatrices, sur la construction d’alliances et du rapport de force. Les revendications portées par ce mouvement font tenir ensemble le social et l’appartenance nationale ; une fiscalité plus juste, des salaires plus hauts, mais aussi des mesures anti-migrant∙e∙s, avec une orientation assimilationniste assumée : « VIVRE EN FRANCE IMPLIQUE DE DEVENIR FRANÇAIS ». Dans l’urgence, les devenirs sont incertains. Il est difficile de savoir s’il est plus intéressant de lutter contre eux, ou bien avec et contre eux pour faire bouger les lignes. Parallèlement dans le symbolisme de codes couleur, sont présents : - les gants noirs du collectif « Rosa Parks », qui appelait à manifester le 1er décembre pour la justice sociale, la justice et la dignité ; - toujours le 1er décembre : des t-shirts jaunes du Comité Adama qui a appelé à une manifestation les quartiers populaires en Gilets jaunes ; - ou encore des gilets verts, des militant∙ e∙ s écologistes ou rouges, des militant∙e∙s et sympathisant∙e∙s de la CGT : la tactique consistant à se distinguer tout en luttant contre un ennemi commun.

À l’heure où nous écrivons ces lignes, la mobilisation des Gilets jaunes est sur toutes les lèvres, sur les pancartes, les écrans, les papiers. Tant fantasmée par l’ensemble du spectre politique n’ayant pas accès au pouvoir gouvernemental – de l’extrême droite à l’antiracisme politique décolonial, au mouvement afro en passant par la France insoumise et le NPA – une mobilisation « spontanée » aux airs insurrectionnels est dans les rues. Mais comme dit l’adage, « méfiez-vous de vos souhaits », car le peuple imaginé n’est pas celui qui se mobilise actuellement dans la rue. Ce n’est pas celui que l’on trouve réifié dans nos analyses politiques défendant des intérêts de classe bien définis, dans un programme travaillé en amont par des militant∙e∙s.

Quid de nous ? Les minoritaires parmis les minoritaires ? Après avoir pris notre bâton de pèlerin pour imposer les questions de genre et de sexualité dans les mouvements centrés sur la question de la race, faudra-t-il le reprendre pour voir s’il est possible d’être solubles tout en gardant notre autonomie dans le mouvement des Gilets jaunes ? Est-ce que si des mouvements antiracistes y sont solubles, cela vaut aussi pour nous ? Mais… minute papillon ! Est-ce que nous voulons de cette convergence qui ne dit pas son nom ? Où est notre place si les Gilets jaunes ne se mobilisent pas tant pour résister à un pouvoir qui décide de qui doit vivre ou mourir, mais pour décider qui est digne de vivre et de gagner sa vie (les travailleurs∙ses, les nationaux∙ales) et qui ne l’est pas (les chômeurs∙ses, les migrant∙e∙s) ?

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Ce qui est certain, c’est que ces événements ont remis au centre de notre actualité la question du rapport de force et de la victoire, ce qui nous interpelle forcément en tant que minorisé∙e∙s et minoritaires. Immeubles qui s’effondrent, frontières qui se durcissent, prisons qui se remplissent, droits sociaux qui se font la malle, le climat qui s’emballe, richesses des plus riches qui s’envolent et ce sentiment de vivre avec un bruit d’alarme incessant dans la tête… Après « L’Étau » et « Lutter », nous avons choisi d’articuler ce troisième numéro autour du thème des « Urgences ». Urgences politiques, sociales et économiques, mais surtout l’urgence d’une révolution. Depuis le premier numéro, le paysage de l’antiracisme politique/décolonial a évolué. Des routes se sont séparées, des lignes se sont définies et démarquées. Aussi, les débats sur les non-blanc∙he∙s politisant les questions de genre et de sexualité comme outils du pouvoir blanc ont peu à peu disparus. Ceci s’explique par deux facteurs principaux : - les nombreuses attaques du pouvoir contre des organisations de féministes non-blanches, qu’elles soient arabes, musulmanes ou afroféministes, rendent caduque la grande théorie qui fait d’elles des complices privilégiées du pouvoir blanc ; - le travail fait par les organisations de féministes arabes, musulmanes ou afroféministes pour, d’une part, définir leur agenda politique de lutte contre le patriarcat ̶ qu’il soit de l’État, dans la société en général ou intra-communautaire ̶ et, d’autre part, participer au mouvement antiraciste.

des organisations féministes ainsi que des organisations anti-racistes. L’aller-retour des membres faisant partie de ces différents espaces militants permet de former des espaces de politisation qui se superposent : au niveau des luttes anti-racistes et anti-impérialistes, mais également du point de vue de celles qui intègrent l’angle du genre et de la sexualité. C’est dans cette nouvelle configuration que s’inscrivent les questionnements et pistes de réflexion développées dans ce troisième numéro. Face aux urgences, comment élaborer des réponses immédiates, tout en dégageant des espaces pour construire et penser l’après, au-delà de l’urgence ? Sans se contenter de construire des organisations dont le but final est leur propre préservation, comment s’organiser pour accompagner les luttes et surtout arriver à la victoire ? « Making a life, not making a living1 » : ces mots d’Ella Baker résument l’objectif de la lutte. La « Vie » dont il est question s’entend au sens collectif. Elle renvoie au droit de chacun∙e à disposer de son existence et de pouvoir en jouir. La « survie » que l’on évoque souvent n’est qu’une étape : nous nous battons pour vivre. Pour vivre non seulement en tant qu’individu, mais aussi pour vivre en collectivité, vivre dans le partage du bien-être, des ressources et de la responsabilité. Nous autres, qui habitons les interstices et voyageons entre les mondes, nous ne sommes pas nombreux∙ses mais nous sommes créatifs∙ves. Nous luttons pour créer d’autres modes de vie et d’autres possibles.

Ce changement porte aussi les sujets queer et trans dans son sillage, car les organisations féministes servent d’éclaireuses pour les formations politiques défendant ces questions. Parce que les militant∙e∙s queer et trans font partie 1

Traduction : « Faire sa vie, et non la gagner »

PAR FANIA NOËL ET MALEK CHEIKH 4

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REDACTION Directrice de la publication Fania Noël Rédaction en chef Malek Cheikh Conception Graphique Laure Koroma Correction Mira Younes ∙ Khadija Lahssini ∙ Zohra Ab ∙ Sol Brun ∙ Ariadine Boussetta Traduction Nadine Mondestin

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CONTRIBUTIONS Asiya Bathily Alexandra Wanjiku Kelbert Annette Davis Émy Masami Fania Noël Jade Almeida João Gabriell Khadija Lahssini Mwasi-Collectif Afroféministe Malek Cheikh Magazine Dialna Mira Younes Nabintou Mendy Nathyfa Michel Solène Brun Sil Enda Zohra Khaldoun Illustrations Zohra Khaldoun & Kahena

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SOMMAIRE

Edito 3

À la une : URGENCES

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Parcourssup : mieux reproduire les inégalités sociales et raciales Changeons le système, pas le climat : déconstruire un slogan que nous tenons pour acquis New York, Paris, Marseille : en lutte contre la gentrification ! Aidant∙e familial∙e et vieillesse De la nécessité d’un afroféminisme anti-carcéral Portfolio

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Regards croisés : la sororité en action La rencontre

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« Politiser nos mort∙e∙s pour mettre la société devant ses responsabilités », rencontre avec Giovanna Rincon de Acceptess-T Traverser la frontière

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Contre le salon de l'armement eurastory et la vente d’armes en France et ailleurs Zainab Fasiki, l’artiviste de la BD marocaine Résistances, luttes et répression au Soudan : Fatma, militante et fille d’ancien∙ne∙s réfugié∙e∙s politiques Soudanais∙e∙s, nous éclaire. Entre no(u)s autres

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Extrait Afrofem de Mwasi – Nous sommes le rêve le plus féroce de nos ancêtres La récupération de la notion de self-care au profit du blantriarcat Repenser l’homonationalisme en France Ugly as fuck Réflexions sur l’idée de « déconstruction du genre » en contexte afro Culture

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Conseils de la rédaction Bande dessinée : déshumanisation administrative : la queue du guichet STU de la préfecture de Bobigny

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10 MARS 2019

INTERSECTIONNALITÉ

TMTC RACISME · PATRIARCAT · CAPITALISME

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SIRAP I REITNEMRAP .VA 41 I ELARENEG AL

MOC.LIAMG@CTMTCESRETNI I MOC.SSERPDROW.CTMTI.WWW

TABLES RONDES I ATELIERS RENCONTRES I EXPOS I

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À la une : URGENCES

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rintemps 2018, Parcoursup, plateforme d’inscription et d’affectation dans l’enseignement supérieur français, est ouverte et des milliers de lycéen∙ne∙s de voie professionnelle, générale et technologique vont pouvoir entrer leurs vœux d’affectation pour accéder à l’enseignement supérieur. La plateforme bugue énormément, des milliers de jeunes attendent. Comparé à Battle Royale, Parcoursup vient pourrir la vie d’adolescent∙e∙s dès les premières étapes tandis que les épreuves du baccalauréat ne sont pas loin. Sur Twitter, les hashtag pleuvent, les jeunes sont admis∙e∙s en licence « site en cours » et une fois l’algorithme parti, les témoignages de recalage sont très nombreux. Lors de la fermeture du serveur, les syndicats déclarent autour de 4000 élèves sans affectation tandis que le ministère parle de 3000 élèves sans formation après le lycée. Sachant que ce chiffre ne prend pas en compte les jeunes qui se réorientent et celleux qui sont encore en attente de place.

PAR KHADIJA LAHSSINI 10

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PARCOURSUP : MIEUX REPRODUIRE LES INÉGALITÉS SOCIALES ET RACIALES En termes de procédure, l’idée est que les élèves rentrent une vingtaine de vœux d’orientation accompagnés d’un résumé bref comparable à une mini-lettre de motivation. Un algorithme trie les candidatures et les élèves sont affecté∙e∙s ou non dans une formation. Les effets ségrégatifs de ce calcul forment un réel tri social et donc racial, notamment sur la variable liée à l’origine spatiale des élèves. L’impact du taux maximum d’élèves hors de la zone géographique de la formation permet aux formations de trier les élèves à accepter et notamment celleux qui ne seront jamais accepté∙e∙s. De plus, il s’agit pour les jeunes de décrire leurs motivations par le biais du petit résumé accessible aux établissements qui verront et devront classer les candidatures. Ce résumé, aussi bref soit-il, repose sur la possibilité de l’élève de pouvoir en quelques phrases accrocher la personne qui le lit et présenter ce qui le ou la motive. Plusieurs recherches en sociologie ont montré que les élèves ayant les codes scolaires d’aisance à l’écrit

ou à l’oral sont souvent issu∙e∙s des groupes favorisés dans la société ou sont, tout du moins, héritièr∙e∙s d’un certain habitus de classe qui leur offre la possibilité de correspondre aux attendus de l’école républicaine française. On peut donc s’interroger sur les chances d’être affecté∙e dans une formation universitaire pour un∙e élève de bac professionnel d’un établissement ségrégé comparées à celles d’un∙e fille ou fils de profs de province. De plus, en termes de définition des vœux, le nombre de vœux est énorme et cela nécessite dans l’esprit des élèves d’imaginer, se documenter sur les différentes formations, ce qui est aussi une forme de maîtrise des codes sociaux liés à la maîtrise des procédures de l’éducation nationale. Sans parler des phénomènes d’auto-censure, qui touchent majoritairement les milieux les plus précarisés de la société.

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À la une : URGENCES Aussi, si le ministère de l’Éducation nationale réfléchit tout juste à une anonymisation des candidatures, la session 2018 a vu nombre d’élèves issu∙e∙s d’établissements localisés dans des espaces relégués par les politiques postuler. Pourquoi sacrifier ces dernièr∙e∙s ? Une étude récente ayant pour périmètre l’Île-de-France montre que ces élèves ont bénéficié de moins de chances d’obtenir une affectation que les autres. Nous savons qui sont ces élèves qui vivent dans des territoires relégués socialement et sont scolarisé∙e∙s dans les établissements publics de région parisienne. Quand on sait le taux d’accès à l’emploi des personnes ayant comme seul diplôme un baccalauréat, on s’interroge légitimement sur la volonté réelle de reproduction sociale en cours dans les lycées de fRance et entérinée par Parcoursup. Une véritable et solide barrière est érigée pour empêcher certain∙e∙s d’accéder à l’enseignement supérieur et, de manière indirecte, à des places moins précaires au sein de la société. À l’heure où vous lirez la revue, le gouvernement aura déjà refléchi à mettre en place un système de tri dans l’accès aux formations du supérieur pour les étudiant∙e∙s dit∙e∙s extra-communautaires, extra-Européen∙ne∙s, en augmentant très fortement les frais d’inscription dans les universités françaises de manière à dissuader ces dernier∙e∙s à venir ou rester continuer leurs études en fRance. Il existe donc une volonté forte de blanchir les bancs du post-bac en opérant un tri en amont. Quand on parle de colonialité du pouvoir, on n’invente pas.

établissements scolaires. Et on ne peut pas faire l’économie de la couleur de ce prolétariat. Si en arrivant en France nos parents avaient l’espoir de nous offrir une vie meilleure que la leur, comment éviter ce tri social et donc racial quand à 18 ans tu vas déjà te déclarer chômeur∙euse ou pointer aux formations de la mission locale ? Enfin, et ce n’est pas moi qui le dit mais bien la dernière enquête PISA1, le système éducatif français vient entériner et renforcer les inégalités sociales, Parcoursup en tête. La rentrée 2018 est marquée par un partenariat renforcé entre la police et les chefs d’établissement, ce qui, à mon sens, pose un cadre des plus sales de la part de l’institution.

La question de l’anonymat des candidatures ne changera rien au tri social et racial que subiront les élèves concerné∙e∙s, car les établissements d’origine seront toujours visibles dans les informations de l’élève. En ce sens, on devinera aisément à quelle classe sociale appartient l’élève et dans quel espace il ou elle évolue. Évidemment, le ministère doit se la raconter en mode « on en a sauvé quelques un∙e∙s parmi ces pauvres » car il déclare que le bilan dit positif de Parcoursup est que plus de boursièr∙e∙s bénéficient de formations et notamment au sein des Classes Préparatoires aux Grandes Ecoles. On n’en veut pas de la méritocratie, elle est pire, elle vient diviser les jeunes entre eux et favoriser les biais selon lesquels « quand on veut on peut » en oubliant totalement les conditions sociales d’existence des jeunes au profit des discours exotisants de l’« exception ». C’est la raison pour laquelle je pense réellement que Parcoursup est une manière déguisée de préparer le prolétariat de demain en allant le constituer au sein des 1

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Voir : www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2017/12/06122017Article636481656404997556.aspx

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CHANGEONS LE SYSTÈME, PAS LE CLIMAT: DÉCONSTRUIRE UN SLOGAN QUE NOUS TENONS POUR ACQUIS

RT BE L KE U IK NJ A W RA ND A EX L A PAR AssiégéEs Mars 2019

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Cet article a été publié originellement par la revue britannique Consented Quiconque a assisté à une marche climatique connaît le slogan « Changeons le système, pas le climat ». Le slogan a ses racines dans les camps sur l’activisme climatique du début des années 2000, où les gens tentaient de faire le lien entre le changement climatique, le capitalisme et la crise économique. C’est un message solide et sans équivoque, auquel je reviens souvent. Pourtant, ces dernières années, je me suis rendu compte que dans le vaste mouvement pour le climat, nous ne sommes peut-être pas tou∙te∙s d’accord sur ce qu’est exactement ce « système » que nous voulons changer. De quoi parle-t-on exactement quand on parle de « changement de système » – et de quels systèmes ne parle-t-on pas ? Pour Françoise Vergès, le réchauffement climatique et ses conséquences « doivent être compris en dehors des limites du ‘changement climatique’ et dans le contexte des inégalités produites par le capital racial1 ». Pour moi, remettre en question la suprématie blanche, le capitalisme, le patriarcat et d’autres formes d’oppression est essentiel pour instaurer une justice climatique pour tou∙te∙s, en particulier pour les personnes traditionnellement marginalisées. Néanmoins, quand celleux d’entre nous qui avons trop souvent été qualifié∙e∙s de « militant∙e∙s antiracistes » (malgré des antécédents de mobilisation dans le mouvement féministe, le mouvement environnementaliste et le mouvement anticapitaliste, entre autres) tentent d’établir des liens entre le racisme et la justice climatique, au mieux, nos voix sont reléguées au second plan, et au pire, activement réduites au silence2. Alors, quel est le lien entre la race, le racisme et la justice climatique ? Dans une conférence organisée au Southbank Centre sur l’héritage de l’écrivain Palestinien Edward Saïd, Naomi Klein établit un lien entre l’altérisation et l’injustice climatique. Dans Orientalisme, Saïd définit l’altérisation comme le fait de « négliger, essentialiser, dénigrer l’humanité d’une autre culture, d’un peuple ou d’une région géographique ». Klein affirme que l’injustice climatique aurait été impossible sans l’orientalisme et « tous les outils puissants disponibles qui permettent aux puissants de dévaluer la vie des moins puissants ». Les mêmes outils qui étaient nécessaires pour mener à bien et

justifier les génocides et l’esclavage des Africains continuent de permettre la radiation de quartiers, de rivières et parfois de nations entières. Aux États-Unis, le gouvernement a historiquement classé certaines zones en tant que « zones de sacrifice nationales ». Les changements climatiques incontrôlables sont la conséquence directe du classement « sacrificiel » de certaines personnes et de certains lieux. Où sont les lieux de sacrifice de la GrandeBretagne ? Et quelles sont les personnes sacrifiées ? Ivybridge, par exemple, abrite non seulement parmi les niveaux de pauvreté les plus élevés de l’arrondissement londonien de Hounslow, une localité où de nombreux et nombreuses réfugié∙e∙s ont été placé∙e∙s, mais également les usines de traitement des eaux usées malodorantes de Mogden. Plus au sud, la circulaire sud de Londres n’est que l’une des nombreuses routes très fréquentées de la capitale qui traversent des zones disproportionnellement pauvres, donc par extension accueillant plus de personnes noires et autres personnes racisées. C’est dans ces zones que les enfants grandissent en développant des taux de plus élevés d’asthme et d’affections cutanées. Ella Kissi-Debrah est décédée en février 2013 à l’âge de neuf ans, après avoir subi trois ans de crises et de convulsions. Et bien que la première enquête sur sa mort ait révélé que c’était dû à une défaillance respiratoire aiguë et à un asthme sévère, des rapports récents démontrent que les admissions répétées à l’hôpital d’urgence d’Ella reflétaient des pics enregistrés des polluants les plus nocifs dans l’air londonien. Un rapport de 2013 sur les inégalités d’accès à l’air pur à Londres a révélé que sur les 433 écoles londoniennes situées dans des zones dépassant les limites fixées par l’UE pour la pollution par le dioxyde d’azote, 83 % étaient parmi les plus démunies, avec une moyenne de 40 % des élèves abonné∙e∙s aux repas scolaires gratuits3. Clairement, les industries les plus dangereuses, les unités de traitement des déchets les plus malodorantes, les routes les plus polluées se trouvent dans les quartiers où sont concentré∙e∙s les plus pauvres, ce qui, en Grande-Bretagne, signifie trop souvent les quartiers où sont concentrées les personnes racisées.

1 Françoise Vergès, «Is the Anthropocene Racial?», Verso Blog, 30 août 2017, en ligne. 2 Voir Alexandra Wanjiku Kelbert et Joshua Virasami ‘Darkening the White Heart of the Climate Movement’, New Internationalist, 1er décembre 2015, en ligne. www.newint.org/blog/guests/2015/12/01/darkening-the-white-heart-of-the-climate-movement 3 Katie King et Sean Healy, ‘‘Analysing Air Pollution Exposure in London’’ Report to Greater London Authority, Aether, Oxford Centre for Innovation, 19 septembre 2013, en ligne. www.scribd.com/doc/312760725/Analysing-Air-Pollution-Exposure-in-London?secret_password=UjnUA1OxDIURIebGARhZ

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À la une : URGENCES

Mais bien sûr, les populations sacrifiées de la Grande-Bretagne vivent aussi au-delà de ses frontières bien gardées. Les entreprises britanniques ont semé le chaos dans le monde entier sans avoir à rendre des comptes au public. La British Petroleum (BP) a été responsable de l’explosion de la plate-forme pétrolière du Golfe en 2010, la pire marée noire de l’histoire des États-Unis. Au fil des années, la société a été impliquée dans des manifestations anti-fracturation4 du Canada à l’Algérie, menaçant la biodiversité et les moyens de subsistance de la pêche dans des dizaines de pays. BP joue désormais un rôle-clé dans la construction du corridor gazier sud, soutenant des régimes autocratiques en échange d’un accès au pétrole et au gaz, et détruisant des terres agricoles, des milliers de villages, des forêts, des déserts et des fonds marins de l’Azerbaïdjan à l’Italie. De même, Vedanta, une société minière et métallurgique londonienne relativement anonyme, est responsable d’activités controversées d’extraction de la bauxite en Inde et des fuites toxiques de ses mines de cuivre en Zambie. La société anglo-néerlandaise Royal Dutch Shell est responsable de marées noires au Nigeria et est à l’origine d’une série de violations des droits humains, notamment des actes de torture et des exécutions sommaires de défenseur∙e∙s de droits humains tels que Ken Saro Wiwa. BP, Vedanta, Shell et d’autres grands joueurs sont capables d’agir ainsi, détruisant moyens de subsistance, terres et cultures car, d’une manière ou d’une autre, il a été décidé que ces vies et ces terres importaient peu. Il a été décidé qu’elles ne sont que des « dommages collatéraux » essentiels aux besoins-clés des marchés et des modes de vie européens. Au-delà de ses entreprises peu scrupuleuses, la Grande-Bretagne porte également la plus grande responsabilité historique par habitant∙e pour les émissions de gaz à effet de serre5. En d’autres termes, la Grande-Bretagne est davantage responsable du réchauffement de la planète que tout autre pays du monde, de la taille de sa population, suivie par les États-Unis, le Canada, la Russie et l’Allemagne. Tout comme les débats sur le besoin de réparations pour l’esclavage et le colonialisme, les discussions sur la « responsabilité historique » de la Grande-Bretagne et sur ce que cela signifie aujourd’hui sont toujours controversées et souvent balayées sous le tapis. Interrogé sur le niveau d’engagements que le Royaume-Uni devrait adopter en 2012, le ministre du Climat et de l’Énergie, Greg Barker, a déclaré qu’il ne serait pas basé sur des calculs « remontant au XIXe siècle ». Rien de tout cela n’est accidentel. Tout comme les décès individuels de noir∙e∙s aux mains de la police doivent être compris dans un système plus large fondé sur une idéologie et des pratiques racistes, la mort d’enfants 4 La fracturation hydraulique est la technique qui permet l’extraction du gaz de schiste. 5 Ed King, «UK Has Made Largest Contribution to Global Warming Says Study», Climate Home News, 17 janvier 2014, en ligne.

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comme Ella Kissi-Debrah en Grande-Bretagne et de tou∙te∙s celleux dont les terres ont été volées et les rivières empoisonnées n’est possible que grâce aux théories qui la justifient. Le même système, qui encourage les violences policières exercées sur les enfants noirs dans la rue, permet de placer des infrastructures dangereuses là où nous vivons et sur nos terres d’origine. Il est important de noter que les réponses mondiales au changement climatique sont souvent profondément racialisées et renforcent activement les structures de pouvoir. Lors d’une récente conférence à Londres sur le genre et le changement climatique, une représentante de Marie Stopes6 a déclaré que « si nous maîtrisons la croissance démographique [au Sahel], nous maîtrisons le changement climatique ». Bien que ce ne soit un secret pour personne que l’organisation en santé reproductive ait ses fondements dans le mouvement eugénique, la déclaration de la panéliste a mis en lumière la manière dont le discours autour du contrôle de la population (noire) a pu évoluer sous le prétexte de préoccupations environnementales. En outre, d’Aotearoa (Nouvelle-Zélande) à l’Amérique du Nord, les tentatives de protection des forêts reposent sur la saisie et/ou la conservation de terres appartenant à des peuples autochtones et indigènes, renforçant ainsi les structures historiques du pouvoir raciste et colonial. Fondamentalement, racialiser le changement climatique, c’est historiciser le changement climatique. Françoise Vergès demande quelle méthodologie est nécessaire pour écrire « une histoire de l’environnement qui inclut l’esclavage, le colonialisme, l’impérialisme et le capitalisme racial et l’esclavage, du point de vue de celleux qui ont été transformé∙e∙s en objets commerciaux “bon marchés”, conçu∙e∙s comme des personnes jetables, dont la vie n’a pas de valeur ».

Alors, comment arranger tout ça ? Nous devons réfléchir sérieusement à ce que cela signifie lorsque les seules personnes que nous imaginons victimes d’injustice environnementale sont principalement des Blanc∙he∙s de classe moyenne. Et pareillement, ce que cela signifie lorsque les seules personnes que nous imaginons combattantes et résistantes à l’injustice environnementale sont également à majorité blanche et de classe moyenne. C’est une forme de narration qui nous nuit. Françoise Vergès nous rappelle que le réchauffement climatique et ses conséquences pour les peuples du Sud et de sa diaspora sont une question politique et doivent être compris en dehors des limites de ce que nous appelons le « changement climatique » et dans le contexte des inégalités produites par le capitalisme racial. Dans un précédent numéro de Consented, Joshua Virasami écrivait que « décoloniser l’environnementalisme, c’est lui rendre sa totalité7». Faire en sorte que l’environnementalisme soit total serait comprendre que le « système » qui détruit l’environnement va de pair avec les systèmes qui négligent tant de vies noires, brunes (brown), autochtones et pauvres. Nous ne pouvons sortir du changement climatique à coups de campagnes de recyclage. Au lieu de cela, nous devons former des mouvements forts et audacieux qui rejettent, contestent et remplacent le capitalisme racial, le patriarcat et les systèmes d’oppression qui servent à déshumaniser et à justifier le mépris de la vie humaine, des communautés et de la terre. Ainsi, la prochaine fois que vous m’entendrez dire « changeons le système, pas le climat », vous saurez de quoi je parle.

Notre compréhension du changement climatique doit tenir compte de l’impérialisme, du colonialisme, de commentaires tels que celui de la représentante de Marie Stopes, et de la façon dont nous pensons aux catastrophes climatiques, qui fait que nous oublions souvent les sécheresses qui sévissent en Afrique de l’Est depuis des décennies. Pourtant, beaucoup dans le mouvement contre le changement climatique peinent à expliquer comment le changement climatique et les problèmes environnementaux sont profondément racialisés (insérer emoji exaspéré).

6 7

Marie Stopes International est une ONG spécialisée dans le domaine de la santé sexuelle et reproductive. Joshua Virasami, «Decolonizing Environmentalism», Consented, Issue 4: «Race & Empire», 2017.

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NEW YORK, PAR

EN LUTTE CONTRE L PAR MALEK CHEIKH ET JADE ALMEIDA

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epuis le début des années 90, de plus en plus de villes françaises rejoignent la course à l’envolée des prix immobiliers dans laquelle se sont déjà illustrées Londres, New York ou encore Toronto. En résulte un phénomène désormais connu sous le nom de « gentrification ». Loin d’être un phénomène naturel, la gentrification doit être saisie comme un processus résultant de partis pris politiques et placée dans un contexte de métropolisation1. De Paris à Marseille, l’actualité récente nous rappelle qu’il s’agit d’une question brûlante pour nos communautés qui sont sur-représentées dans les quartiers populaires. De quoi la gentrification est-elle le nom ? La gentrification désigne « un phénomène de colonisation des quartiers populaires par des populations d’un rang supérieur2 ». Ce terme renvoie donc à une logique qui organise l’espace urbain en repoussant les pauvres hors des villes. Mais sa mécanique peut différer : ce qui se joue à Marseille n’est pas tout à fait la réalité parisienne ou new-yorkaise mais il peut y avoir des échos. La gentrification n’est pas seulement l’affaire des « bobos » ou des « hipsters », séduits

par l’environnement « exotique » des quartiers populaires et le prix du logement. Il s’agit également de politiques publiques, de projets d’aménagement qu’il faut replacer dans le contexte plus global du capitalisme mondialisé. Avec la désindustrialisation, les postes d’ouvriers sont en déclin tandis qu’avec la métropolisation se multiplient ceux des cadres dans les grandes villes. Les maths sont alors très simples : plus le nombre d’habitants augmente sur une surface donnée, plus le prix de l’espace se multiplie. Les grandes villes deviennent alors des espaces de luttes féroces pour le droit d’occupation. Les classes populaires se voient exclues d’emblée de la possibilité de jouer : une exclusion géographique, doublée d’une ostracisation politique et sociale. Mais peu à peu les classes moyennes perdent également la bataille. Ces dernières cherchent alors à se (re) localiser : si possible en restant proches du centre mais en économisant sur le prix du loyer ou, encore mieux, de l’achat. Elles jettent alors leur dévolu sur les quartiers populaires qui deviennent les nouvelles destinations à la mode. La conquête de l’espace commence par la classe moyenne, les artistes, parfois les étudiant∙e∙s, puis elle est vite suivie par la classe bourgeoise et avec elle un changement complet

1 Anne Clerval et Mathieu Van Criekingen, « “Gentrification ou ghetto”, décryptage d’une impasse intellectuelle », Métropolitiques, 20 octobre 2014, en ligne. URL : www.metropolitiques.eu/Gentrification-ou-ghetto.html 2 www.lemonde.fr/logement/article/2015/06/11/les-elus-locaux-ont-pris-le-train-de-la-gentrification-en-marche_4652113_1653445.html

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RIS, MARSEILLE

LA GENTRIFICATION !

de configuration des lieux : le prix du mètre carré s’envole, les commerces de proximité permettant la vie quotidienne sont rachetés pour être transformés en boutiques de luxe ou attrape-touriste, les bâtiments font l’objet de rénovations, voire de destruction totale, et le nombre d’Habitats à Loyer Modéré (HLM) diminue drastiquement ou ne permet pas le relogement… Il faudrait bien entendu prendre en compte les spécificités de chaque localité car la gentrification n’est ni naturelle, ni linéaire et c’est bien pour cette raison que la résistance est possible3 ! Avec la gentrification, la chasse aux pauvres et aux non-blanc∙he∙s est ouverte, car en plus de transformer la vie de quartier, il s’agit également de l’harmoniser. New York : la gentrification comme rapport de domination racial et nouveau colonialisme Comme le souligne Sarah Schulman, à New-York la gentrification homogénéise la ville au profit des blanc∙he∙s qui imposent leur mode de vie : c’est ce qui en fait un rapport de domination racial. Nous avons contacté Manon Vergerio, étudiante en sociologie urbaine et militante dans les luttes contre la gentrification à New York, qui projette

de réaliser un documentaire sur la gentrification de la Seine-Saint-Denis à l’heure des Jeux Olympiques avec le cinéaste américain Alexander Zimmer. Elle met en avant qu’à New York, les militant∙e∙s contre la gentrification n’hésitent pas à parler de « nouveau colonialisme ». Ananya Roy, professeur d’urbanisme à Los Angeles, parle même de « Racial Banishment4 » (bannissement racial) pour parler de l’expulsion des groupes racisées vers la périphérie des villes. Ainsi, les activistes de Mi Casa No es Su Casa ont créé des pancartes lumineuses sur lesquelles on peut lire : «GENTRIFICATION IS THE NEW COLONIALISM» ou encore «NO ME MUDO5». De leur côté, le réseau Brooklyn Anti-Gentrification a publié un manifeste de soutien à la Palestine car selon eux : « Comme la colonisation, la gentrification est facilitée par une violence parrainée par l’État qui terrorise, criminalise et déplace les new-yorkais∙es noir∙e∙s et non-blanc∙he∙s afin de libérer l’espace pour les nouveaux∙elles arrivant∙e∙s. » Le groupe Decolonize this Place mène quant à lui des actions de terrain. Par exemple, il demande au Brooklyn Museum – qui a eu « un rôle en tant qu’agent de la gentrification » et qui est construit « sur une terre volée » – des réparations par la création d’une commission décoloniale afin de restituer les œuvres pillées

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Pour une critique de la « naturalisation » du phénomène gentrification voir Anne Clerval et Mathieu Van Criekingen, op. cit. www.lse.ac.uk/Events/2018/02/20180213t1830vSZT/at-the-limits-of-urban-theory

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« La gentrification est un nouveau colonialisme » et « Je ne bougerai pas ».

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À la une : URGENCES au monde colonisé. La lutte contre la gentrification se mène donc sur plusieurs fronts. Manon Vergerio évoque trois raisons pour expliquer la gentrification comme « un nouveau colonialisme » : la continuité avec les politiques racistes étatiques, l’effacement des groupes racisés et une mécanique qui s’appuie sur « la violence policière parrainée par l’État (“state-sponsored police violence”) ». D’après elle : « Beaucoup de résident∙e∙s, militant∙e∙s et activistes dans ces quartiers utilisent ce qu’on appelle une root cause analysis (une analyse systémique qui remonte à la source), pour montrer que la gentrification [...] s’inscrit dans une longue lignée de politiques publiques discriminatoires contre les personnes racisées ». Autrement dit, ce sont les mêmes corps qui ont été historiquement dépossédés de leur force de travail ou de leurs terres qui se retrouvent actuellement expulsés de leurs quartiers. La gentrification peut aussi être rapprochée de la colonisation en ce qu’il s’agit d’un processus d’« effacement » (“erasure”) de la culture qui existait dans un quartier auparavant. Manon Vergerio ajoute que « La dimension coloniale se retrouve aussi dans la rhétorique » qui dresse un portrait positif des nouveaux∙elles arrivant∙e∙s, ces « pionnièr∙e∙s » présenté∙e∙s commes des « sauveurs∙euses qui viennent améliorer un quartier en perdition, qui vont amener de l’innovation et “revitaliser” un quartier, le rendre plus beau ou plus sûr ». Enfin, : « on observe souvent une intensification des violences policières qui “nettoient” et “sécurisent” le quartier avant l’arrivée des classes aisées ». On peut ainsi y souligner le vocabulaire développé par les luttes des quartiers populaires et de l’immigration en France qui parlent de « gestion coloniale des quartiers », comme nous sommes héritièr∙e∙s du MIB (Mouvement immigration banlieues). Le Grand Saint-Denis :

Paris

et

la

gentrification

de

Paris, ville fantasmée par le monde entier, a entamé un processus d’homogénéisation dès le 19ème siècle avec l’haussmannisation de la capitale et la désindustrialisation qui en ont fait très tôt une capitale bourgeoise. Mais elle a aussi longtemps été divisée socialement (Nord/Est populaire et Sud/Ouest bourgeois). Dans la deuxième moitié du 20ème siècle, puis dans les années 2000, l’homogénéisation de la capitale est réactivée par des politiques publiques : réhabilitation du bâti ancien, construction de nouveaux immeubles, déréglementation des loyers qui ouvre à la 6

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spéculation immobilière etc. Résultat : les logements sociaux se concentrent à la périphérie avec quelques petites enclaves populaires. En 2007, Sarkozy lance le projet du Grand Paris (qui voit le jour en 2016). Son but est de faire de Paris une capitale mondiale attractive en intégrant progressivement les villes de la proche banlieue qui constitueront des pôles financiers, culturels, artistiques, etc. Dans ce contexte, le projet du Grand Paris Express (à distinguer de la Métropole du Grand Paris) mise sur l’installation d’un réseau de transport faisant le lien entre Paris et sa banlieue avec un temps de trajet réduit vers le centre – donc les emplois – et une plus grande facilité de déplacements entre les différents pôles. Comme le suggère la société du Grand Paris, avec ce projet d’aménagement, « de nouveaux quartiers vont naître ». Mais les nouvelles infrastructures qui verront le jour profiteront-elles vraiment aux habitant∙e∙s actuel∙le∙s de la Seine-Saint-Denis ? Après Belleville et Montreuil, en passant par SaintMartin ou encore Bagnolet, aujourd’hui c’est au tour de Saint-Denis d’être dans la visée des investisseurs et donc des « gentrifiers ». En effet, Saint-Denis constitue aujourd’hui une des villes les moins chères de la petite couronne mais fait l’objet d’investissements faramineux en termes de constructions publiques. Il y est prévu la réalisation de deux gares reliant le Grand Paris Express et l’on sait l’importance de l’offre de transports pour attirer les classes aisées. De plus, l’annonce de l’implantation du village olympique à Saint-Denis a d’ores et déjà fait bondir les prix du mètre carré, tandis qu’une étude publiée en 2014 expose que le centre-ville ainsi que la Plaine ont été perdus aux mains des « gentrifieurs »: le nombre de cadres est passé de 7,7% à 13% tandis que le nombre d’ouvrier et d’ouvrières de 31,% à 25,5%. La Seine-Saint-Denis est un département stigmatisé racialement : Saint-Denis est renommée « Molenbeeksur-Seine » par Le Figaro, et plus récemment encore le livre Inchallah. L’islamisation de la Seine-Saint-Denis (2018) illustre les anxiétés que suscite ce territoire. On peut aussi évoquer les vendeurs de brochettes à la Gare de Saint-Denis – pour la plupart sans-papiers d’après Street Press6 – auxquels s’opposent des habitant∙e∙s qui impriment des affiches présentant des masques à gaz : le « bruit et l’odeur » dérangent les gentrifieurs... Ces derniers appellent à une présence policière continue contre le commerce informel qui s’y est installé. Notons que cette bataille contre les corps racisés a lieu nulle part ailleurs que sur la Place des victimes

www.streetpress.com/sujet/1531754386-vendeurs-brochettes-saint-denis

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? « - Hé Bilal, t'as rodave la biocoop à mairie dmontreuil là disent ils ble' rassem nous 'bio - Ouais j'ai vu ouais. 'Bio les rassemble' moi jdis - Wlh Bilal t'es jamais content toi. »

du 17 octobre 1961. Ce qui souligne le « racisme vertueux »7 derrière la gentrification : une exclusion des racisé∙e∙s, même partielle, est ainsi défendue comme bénéfique à l’embellissement de la ville et à la qualité de vie. Dans ce contexte, la réappropriation de l’espace pour des usages populaires est donc une résistance en soi8. Car comme le suggère Booba : « Si j’traîne en bas de chez toi, j’fais chuter le prix de l’immobilier9 ».

Manon Vergerio et Alexander Zimmer questionnent ainsi le projet du Grand Paris à l’heure des Jeux Olympiques dont on sait qu’ils représentent plus de pertes que de recettes pour l’État. Comment a-t-on transformé cette valence négative en un intérêt politique ? Il se trouve que l’organisation des JO est liée à l’accélération du projet d’aménagement du Grand Paris. Et « pour qui ce Grand Paris est-il vraiment en train d’être créé ? » : c’est la question que pose leur documentaire en collaborant avec

7 Pour emprunter une expression de Nacira Guénif, dans son article “The Other French Exception: Virtuous Racism and the War of the Sexes in Postcolonial France”, French Politics Culture & Society, vol. 24, n°3, 2006. 8 À ce sujet, voir Anne Clerval, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, Paris, La Découverte, 2013. 9 Extrait du morceau « Boulbi » de Booba (2011).

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À la une : URGENCES les résident∙e∙s et acteurs∙trices de terrain de Seine-SaintDenis. En 2019, une plateforme participative devrait être lancée afin de visibiliser les changements déjà à l’œuvre dans le département. Cette démarche est d’autant plus intéressante qu’elle vise à documenter de manière collective le processus de gentrification, les différentes formes d’opposition mais aussi à conscientiser sur les nouvelles frontières qui se dessinent. D’autant qu’en dépit de l’importance d’un tel chantier (impact niveau environnemental, habitat, emploi, gestions politiques, etc.), aucune mesure n’a été mise en place pour intégrer la population au processus décisionnel, ce que dénoncent les activistes de la Seine-Saint-Denis. Peu d’informations circulent sur les chantiers et encore moins sur leurs conséquences à long terme. Ainsi, maintenir le public dans l’ignorance garantit le moins d’oppositions populaires possible couplé au fait que ce sont souvent les plus privilégié∙e∙s qui ont le temps de « veiller ». Enfin les politiques de la ville peuvent s’appuyer sur la promotion d’une « mixité sociale » qui n’est qu’une façade, puisque les populations des quartiers populaires se retrouvent de fait marginalisées. En effet, la fameuse « mixité sociale » dépeint un point d’équilibre précaire entre populations nanties et classes populaires. Cette supposée répartition harmonieuse des espaces, présentée comme la marque d’une gestion démocratique du développement urbain, n’est rien de moins qu’une période passagère finissant invariablement par basculer à l’avantage des classes supérieures. Ces dernières ayant les moyens pour être entendues et respectées par les institutions publiques et privées (à commencer par le vote !). À cela s’ajoutent les diverses études ayant déconstruit le mythe de la mixité sociale, en exposant par exemple que les riches placent massivement leurs enfants dans des écoles privés, parfois bien excentrées de leur lieu de vie, afin d’éviter l’école du coin10, ou bien gardent des habitudes d’achat à l’extérieur du quartier, tant que ce dernier ne s’aligne pas sur les enseignes habituelles du foyer nouvellement installé. La mixité sociale n’est donc rien de moins qu’un écran de fumée. Les ghettos français, c’est d’abord les riches qui évitent les plus pauvres11.

La Plaine, Marseille D’après l’urbaniste Amel Sedrati, le cas de Marseille est particulièrement intéressant car il constitue « un exemple à la marge ». Une multitude de facteurs rendent Marseille difficilement saisissable par les aménageurs et promoteurs qui rêvent de la dévorer. D’abord, c’est une ville bien plus pauvre que Lyon ou Paris. Par conséquent, les classes populaires sont réparties de manière homogène sur un territoire déjà très vaste, ce qui tend à le polariser. Si aujourd’hui les premiers signes de la gentrification à Marseille se manifestent dans les quartiers de Noailles, de la Belle de Mai et de la Plaine, il s’agit avant tout de quartiers en résistance politique, ce qui les rend difficilement gentrifiables de manière douce sur le long terme. Ainsi le 20 octobre dernier, l’Assemblée de la Plaine avait appelé à un rassemblement pour s’opposer à une opération de « requalification » menée par la Mairie qui compte notamment l’installation de dizaines de caméras de surveillance dans le secteur de la Plaine, la fin d’un marché populaire ou encore l’installation de concept-store luxueux dans la rue d’Aubagne. Plus de 2000 personnes ont participé à ce rassemblement, ce à quoi la mairie a répondu par l’envoi des CRS. L’usage de la force pour déloger les manifestant∙e∙s, tout comme le projet des caméras, s’inscrivent pleinement dans la criminalisation de populations bien ciblées : racisées, pauvres, itinérantes, migrantes12... L’accès à l’espace public, dans lequel les pouvoirs en place investissent, est donc conditionné à la race, la classe, le statut, la citoyenneté, les revenus… Dans ce contexte, la gentrification n’est donc pas uniquement un phénomène endogène de déplacement des populations mais bien un exercice de colonisation venu de l’extérieur des quartiers par les voies du patrimoine. Elle est désirée, provoquée, planifiée puis réalisée avec divers moyens pour arriver à ses fins. Ainsi les pouvoirs publics peuvent également opter pour l’abandon total des infrastructures jusqu’à ce qu’elles atteignent des niveaux d’insalubrité, voire de dangerosité, extrêmes. Encore une fois, le cas de Marseille illustre tristement cette réalité : le 5 novembre dernier, l’effondrement d’un immeuble rue Aubagne, qui avait pourtant été reconnu comme inapte à l’habitation des années plus tôt, causait huit morts. Plus choquant encore,

10 www.midionze.com/2013/10/10/la-gentrification-une-lutte-des-places/ 11 À ce titre, voir l’enquête d’Éric Maurin, Le Ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Paris, Éditions du Seuil, « La République des idées », 2004. 12 Les propos de l’adjoint au maire, Gérard Chenoz, sont éclairants sur le sujet, il s’agit de « penser les aménagements de manière à interdire tout usage déviants”. Selon lui, “pour que les gens soient mélangés, il faut que certains partent ». Tout est dit.

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une subvention avait été accordée afin de faire faire les travaux de restauration nécessaires. Pourtant l’argent n’a jamais été utilisé, et la subvention a fini par être purement et simplement perdue, faute d’avoir été dépensée dans les temps13. Suite à l’effondrement, deux manifestations réunissant près de 8000 personnes ont appelé la mairie à rendre des comptes, tandis que trois autres bâtiments ont été évacués, soit plus de 1000 personnes logées dans des hôtels. Depuis, les associations dénoncent des évacuations qui prennent des allures d’expulsion14 : réveil au milieu de la nuit, interdiction d’emporter des affaires, présence constante de la police, absence totale d’informations quant au futur immédiat des locataires, etc… Face à ces attaques, les résistances prennent diverses formes, de Marseille à Paris en passant par New York : sitins, manifestations, mais aussi tags, occupations des lieux, détournements des infrastructures ou de leur usage… Parmi les demandes institutionnelles, beaucoup appuient le besoin de multiplier les logements sociaux, en renforçant notamment les quotas et les sanctions pour les mairies qui n’appliquent pas la loi. Malheureusement, cette mesure a des limites. Des études ont ainsi démontré que les logements sociaux des quartiers bourgeois sont majoritairement redistribués, au travers de pratiques clientélistes, à des cellules familiales dont les revenus dépassent le plafond demandé pour un HLM15. De plus, occuper un logement dans un quartier qui s’embourgeoise comporte son lot de barrières : absence de commerces de proximité, surveillance et harcèlement policiers, pressions communautaires, etc. Tout est mis en œuvre pour forcer au départ. Plafonner les loyers, autre mesure souvent réclamée, est quasiment impossible à implémenter car cela revient à empêcher un propriétaire d’avoir un « retour sur investissement » de son achat. Aux États-Unis, le principe du zonage inclusif, c’est à dire l’obligation pour les promoteurs immobiliers de prévoir dans tout nouveau projet de construction une certaine quantité de logements abordables, s’applique de plus en plus. Bien qu’ayant des avantages, cette mesure est loin de faire l’unanimité. Elle suppose en effet de passer par la construction de nouveaux logements, ce qui ne s’applique pas à tout secteur géographique. De plus, elle s’est traduite pas une course à la construction de tours de plus en plus grandes afin d’y faire entrer les 10 à 12 % de logements abordables obligatoires. En plus de défigurer les espaces, cela ne règle pas le problème du mal-logement. Enfin, nombres d’acteurs∙trices accusent les gouvernements de se débarrasser de toute responsabilité en transférant les enjeux aux mains du marché immobilier.

Conclusion La gentrification est un processus bien plus complexe que ne le présente le discours hégémonique. Outre d’être provoquée par le déplacement des foyers, elle est également planifiée, voire accélérée par l’intermédiaire des pouvoirs publics. Ainsi les équipes municipales sont souvent des catalyseurs du processus qui, de leur point de vue, apporte son lot d’avantages : renaissance économique, réhabilitation des bâtiments donc embellissement de ces secteurs, revalorisation de l’image, attractions touristiques selon les cas (centre de Paris par exemple) et enfin, changement démographique complet pour une classe plus « désirable ». Les activistes doivent donc résister à l’arrivée des « gentrifieurs », qui imposent leur conception de la ville, et contre les politiques publiques (logement, emploi, aménagement, police, écologie etc.). Il faut donc bien y voir un processus de colonisation des espaces par la voie du patrimoine qui se fait en ciblant particulièrement les personnes racisées, migrantes, en situation d’itinérance… Le tout au moyen d’une surveillance qui débouche sur la criminalisation, par le développement de gros projets urbains ou encore par l’abandon totale des pouvoirs publics jusqu’à ce que la destruction des lieux soit perçue comme la seule solution restante. La gentrification devient donc difficile à contrer car difficile à cerner. Cela n’empêche pas pour autant la résistance de se former en prenant différents angles d’oppositions : manifestation de rue ou pétitions, appels à sit-in ou encore documentation des violences commises à l’encontre des habitant∙e∙s. C’est pour cette raison que nous pensons que la lutte contre la gentrification est une perspective qui permet de faire le liens entre différentes mobilisations, y compris celles qui touchent à l’antiracisme.

13 www.leparisien.fr/politique/quand-marseille-s-effondre-et-ebranle-la-maison-gaudin-25-11-2018-7952658.php 14 www.mars-infos.org/logements-insalubres-quand-l-3563?fbclid=IwAR2UwbC28YSXKRMVwrIM3iVntzdVX9hXBXYxuREvLp_ LthS9Yw8KLRb7NWk 15 « La gentrification, une “lutte des places” », Midi:onze, 10 octobre 2013, en ligne.

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AIDANT.E

FAMILIAL.E ET VIEILLESSE

PAR ASIYA BATHILY

J

e me souviens encore de ces mots du neurochirurgien. Plus de quatre ans après, chaque phrase reste gravée dans mon esprit. Comme étant celles qui ont pulvérisé mon cœur et changé à jamais celle que j’allais devenir : « sa vie est en danger », « recommencer une opération 48h après la première risquerait d’être délétère », « nous la maintenons dans un coma artificiel ». Je me souviens avoir alors perdu toutes ces forces qui me maintenaient debout depuis quatre jours. Je me voyais défaillir. Je me rappelle de cette force, la plus belle de toutes : la Foi en Dieu. Mon front posé au sol, dans un murmure audible seulement par Toi, je T’ai crié les maux de mon cœur et ma volonté ardente que ma mère reste en vie. J’ai souhaité au plus profond de mon être que le Destin que Tu lui avais écrit s’aligne sur mon désir : « Puisses-Tu la maintenir en vie, même en étant handicapée, même sans pouvoir marcher dans l’immédiat, pourvu qu’elle soit en vie ». Nous avons retenu nos souffles pendant les quinze jours durant lesquels son état de santé était trop précaire, au bout desquels nos prières ont été exaucées. Maman est en vie, hémiplégique, avec nous, à la maison. Le plaisir que cela nous procure, à mes frères, mes sœurs et moi, est bien évidemment immense, mais prendre soin à temps plein d’une personne malade n’est pas de tout repos. Éprouvée par la survenue soudaine de l’hémiplégie de maman, consécutive à un AVC, j’ai décuplé la fougue de ma Foi. Fort heureusement car dans cette épreuve, j’ai vite et amèrement réalisé combien nous étions seul∙e∙s, livré∙e∙s à nous-mêmes.

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Après huit mois d’hospitalisation, à alterner entre les services aigus (de court séjour) et les services de rééducation, Maman est rentrée chez nous. Quel soulagement ! Soulagement amplifié par le fait qu’une kinésithérapeute et un orthophoniste de l’hôpital où elle était suivie nous ont accompagné∙e∙s à la maison, lui rendant visite quotidiennement. L’espoir grandissait de la voir se rétablir vite, entourée des siens et disposant de tous les soins nécessaires pour son retour à la mobilité. L’abandon des soignant∙e∙s Cette bienveillance illusoire censée être le propre des métiers de soignant∙e a eu vite fait de disparaître. Seulement deux mois après son retour à domicile, la kiné et l’orthophoniste ont cessé de venir à la maison, barbouillant une explication foireuse et ne proposant aucune alternative thérapeutique. En d’autres termes, ielles quittaient le navire et nous laissaient naviguer à l’aveugle. Dépourvues de toute aide extérieure, ma sœur et moi – surtout ma sœur – avons tant bien que mal tenté de maintenir le navire à flot, en sachant que nous ne bénéficions plus d’aucune aide humaine. Il nous fallait tout faire par nos propres moyens. Ma sœur avait cette fâcheuse tendance à annoncer à tous les services dans lesquels ma mère était hospitalisée qu’elle et moi étions infirmières. Cette annonce était à double tranchant car ça influençait relativement le comportement positif des soignants, ielles faisaient preuve d’une bienveillance amplifiée car nous connaissions les rouages du métier. Pour ma part, je préférais taire cette information et observer leurs comportements. Je partais du


principe que, collègues ou pas, ielles devaient faire preuve de la même qualité de soins envers tout le monde. C’est logique. C’est humain. Une personne malade, n’ayant pas d’entourage pour la « défendre » ne devrait aucunement se retrouver dans une position de faiblesse face aux soignant∙e∙s pour le seul crime d’être seul∙e. C’est, à mon sens, l’expression d’une injustice sans nom, aux antipodes de ma conception du métier d’infirmière. Nonobstant, sachant que ma sœur et moi étions infirmières, la kiné et l’orthophoniste n’ont eu aucun mal à partir pour que nous prenions, de droit et de devoir, le relai ! Ielles avaient clairement observé, lors du séjour de ma mère dans leur hôpital, combien notre famille était présente pour elle. Ielles ont donc surfé sur cette vague et nous ont laissé les commandes. L’incroyable combat de l’embauche d’auxiliaires de vie à domicile Cela nous parait tellement normal de manger seul∙e∙s, de préparer notre repas quand on a faim, de se lever nousmêmes pour faire nos besoins, de nous laver quand nous en avons envie, de marcher pour nous déplacer, etc., qu’on en vient à ne plus voir qu’il s’agit de bienfaits énormes que nous prenons pour acquis à tout jamais. C’est quand nous en sommes malheureusement dépourvu∙e∙s que nous regrettons de ne pas les avoir assez appréciés à leur juste valeur. Ma mère, si active, si dynamique, est devenue dépendante d’autrui, de nous, depuis son AVC. Ne pouvant se déplacer, ses mouvements se limitent à ceux que nous lui imposons avec le lève-malade, pour l’amener de sa chambre au salon, du salon à la chambre. Ses besoins primaires sont conditionnés à nos disponibilités, que ce soit pour la faire manger, la laver ou même changer ses protections. Elle est devenue comme une enfant ayant constamment besoin de l’aide d’adultes pour vivre. À plusieurs reprises nous avons fait appel à des auxiliaires de vie pour aider ma mère dans les actes du quotidien. D’abord, nous les avons recrutées par l’intermédiaire d’organismes associatifs que nous rémunérions via les aides financières du Conseil général. Cette alternative a vite présenté de nombreuses limites car, fort souvent, les auxiliaires censées venir décommandaient leur prestation à 8h du matin alors que nous les attendions pour 8h… sans compter celles qui ne venaient que quinze minutes pour une prestation d’une heure, abusant ainsi de la vulnérabilité de ma mère pour être défaillantes dans leurs soins. Elles ignoraient que si ma mère ne bougeait pas, son cerveau était parfaitement actif et elle nous tenait informé∙e∙s de toutes les situations pour que nous agissions au mieux et au plus vite. Ensuite, nous avons fait le choix de recruter nous-mêmes les auxiliaires de vie via l’emploi direct, par le dispositif

CESU. De prime abord, c’est la solution idéale : on n’embauche que deux auxiliaires, une pour la semaine et une autre pour le week-end, ce qui garantit une certaine assiduité ; on a une relation directe avec la salariée sans avoir d’intermédiaire ; on expose nous-mêmes les besoins et contraintes du poste ; on peut trouver un arrangement direct avec la salariée en cas d’imprévu. Malgré une certaine autonomie et flexibilité offerte par le poste, les contraintes sous-jacentes rendent difficile le fait de garder une auxiliaire au-delà d’un an. Les congés payés étant inclus dans le salaire comme l’impose le dispositif CESU, la prise de congés est alors nécessairement sans solde – la plupart des auxiliaires, pour maintenir leur salaire, font le choix de ne pas prendre de congés mais sont vite confrontées à la fatigue. Les horaires de travail sont aussi avantageux que contraignants : 4h par jour réparties entre 1h30 le matin et le soir et 1h le midi. Dès lors, nous avons dû faire face à un turn-over important des auxiliaires de semaine. Quant aux week-ends, cela fait deux ans que ma sœur et moi assurons la continuité des soins, en alternance.

Vers un impossible retour à la marche Si jongler entre les auxiliaires de vie est un parcours de combattant∙e, ce n’est rien par rapport à la suite de la prise en charge kinésithérapeutique. Depuis le départ en juin 2015 du kiné à domicile, trouver un homologue ou une structure en mesure de soigner ma mère a été une lutte impossible. Initialement, nous avons été confronté∙e∙s aux réticences du neurochirurgien de ma mère. Parce qu’elle avait subi une cranioplastie lui laissant la boîte crânienne ouverte, il craignait une hémorragie tant que celle-ci ne s’était pas refermée. Puis, une fois l’opération passée, nous avons peiné à trouver un∙e kiné proposant ses soins à domicile – il n’y en a presque plus – et nous ne pouvions nous occuper nous-

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À la une : URGENCES mêmes de l’y emmener. La cause ? Les marches à l’entrée de notre immeuble, non adaptées aux personnes à mobilité réduite. Nous avons alors songé à la faire hospitaliser en centre de rééducation. Entre l’idée et sa concrétisation, toute une autre série d’obstacles se dessinait devant nous. Certains centres refusaient de l’admettre, décrétant l’AVC trop ancien, condamnant ainsi ma mère à ne pas essayer de remarcher. Triste est de constater que nous avons dû user d’un piston pour obtenir gain de cause, en faisant hospitaliser ma mère dans la clinique où travaillait ma sœur. Je dis « triste » car, celleux qui ne bénéficient pas d’un tel contact sont condamné∙e∙s à rester cloué∙e∙s dans leur fauteuil, ad vitam aeternam, réduisant ainsi leurs chances de guérison. Néanmoins, malgré les progrès incontestables et incontestés que ma mère faisait, au bout de six mois de séjour, il fallait qu’elle rentre à la maison. La loi ne permettant plus de rester hospitalisée dans des structures de soins de suite au-delà d’une certaine durée, afin de favoriser un turnover dans la structure et donc une certaine viabilité. Retour à la case départ. Les progrès effectués vont s’entériner dans les confins de notre appartement où aucune aide kinésithérapeutique ne lui est proposée. Nous grugeons, tant bien que mal, entre des séjours en rééducation tous les ans. Mais trois à six mois de rééducation ne suffisent pas à remettre sur pieds des membres qui ont cessé de fonctionner depuis quatre ans. Alors nous patientons, démuni∙e∙s et impuissant∙e∙s. Passer le relai ? No way ! Le quotidien d’un∙e aidant∙e familial∙e n’est pas toujours de tout repos. Il est soumis à des difficultés mises en sourdine par une grande part de culpabilité : l’aidé∙e est souvent dans une situation critique qui rend difficile la mise en exergue de nos difficultés. Pourtant, les combats sont nombreux et la solitude grande. Il n’est point toujours aisé de donner à voir sa situation d’aidant∙e et, fort souvent, les médecins qui accompagnent le ou la malade ne prennent pas le temps d’écouter les aidant∙e∙s. Combien de fois n’avons-nous pas entendu dire de la part du neurochirurgien que nous devions nous aussi travailler à aider ma mère à réapprendre à marcher ?! Une suggestion totalement déplacée, car nous ne sommes pas kinés, et qui n’a d’autres dessein que notre culpabilisation alors que nous en faisons déjà beaucoup ! Nos vies personnelles et professionnelles se voient forcément empiétées par ce travail d’aidantes. Nombre de nos week-ends sont destinés aux soins de confort que nous

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faisons car nous n’arrivons plus à trouver d’auxiliaire de vie pour cette période. Et nous avons dû également cesser et/ou réduire nos activités professionnelles pour réussir à jongler avec ces impératifs sans risquer l’épuisement et en palliant aux éventuels mais nombreux faux-bonds auxquels nous soumettent les auxiliaires de vie. Pour autant, mettre ma mère à temps plein dans des structures de type maison de retraite ou centre d’hébergement de personnes dépendantes ne nous a jamais traversé l’esprit et ne sera jamais une option. En dépit de toutes les difficultés rencontrées, il y a trop d’amour et de respect pour elle pour penser à cette alternative. Par notre métier, nous avons déjà travaillé dans de telles structures et dire qu’il y règne de la maltraitance est un euphémisme. Maltraitance car la prise en charge ne résulte que d’un travail à la chaîne exempt de toute bienveillance, de toute douceur, de toute humanité. Les soignant∙e∙s qui y sont, dépassé∙e∙s par leurs conditions de travail déplorables, apprennent malgré elles et eux, à faire preuve de négligence. La structure globale de ces établissements devrait être repensée pour agir en vertu du bien-être des patient∙e∙s. Ce n’est pas parce qu’ils ou elles sont âgé∙e∙s, séniles, ou en situation de handicap que leurs droits devraient être bafoués. Jusqu’à ce qu’ielles rendent leur dernier souffle, ielles ont droit à la dignité. Au respect. À l’humanité. Dans ces moments, je me rappelle ces mots adressés à Dieu, ces journées d’août 2014 où j’ai souhaité que ma mère reste en vie, paralysée peut-être, mais en vie. Mon désir ardent a obtenu une réponse dépassant mes espérances. Alors même si la situation est loin d’être facile, la force de la Foi nous aide à nous en sortir et à toujours rebondir. Cela exclut toute possibilité de passer le relai à des structures ou des êtres qui, non seulement ne prennent plus soin d’autrui, mais précipitent leur départ vers l’Autre Monde, expériences et témoignages à l’appui.


DE LA NÉCESSITÉ D'UN

AFROFÉMINISME

ANTI CARCÉRAL

DE NABINTOU MENDY

A

lors que l’opinion publique encense la prison dans son rôle de protection de la société civile, il est nécessaire de faire exister une parole afroféministe révolutionnaire anti-carcérale. Nous ne pouvons parler du système carcéral français sans le replacer dans le continuum police – justice – prison, qui constitue l’un des outils de répression raciste utilisés par l’État français afin de contrôler les populations noires. En effet les personnes noires sont largement sur-représentées en prison. L’afroféministe se doit donc d’être anti-carcéral∙e car : > Le continuum police – justice – prison est raciste et sexiste. - Même si elles ne sont pas majoritaires, les femmes noires sont également victimes de misogynoir de la part du corps policier. Il est possible de citer le cas de Marie-Reine,

victime d’une agression raciste physique et verbale par des policiers en civil le 30 avril 2016.16 - Les femmes noires sont également victimes de misogynoir de la part de l’autorité judiciaire. Ainsi en novembre 2017, un homme de 30 ans est acquitté pour le viol de Justine, une fillette noire de 11 ans17. Comment ne pas voir dans ce verdict qui considère Justine comme consentante, l’hyper-sexualisation d’une fillette noire à peine pubère ? - Même si elles sont une fois de plus minoritaires, certaines femmes sont également enfermées en raison de leur race. C’est notamment le cas des jeunes filles mineures Rroms qui écopent plus souvent d’une peine de prison ferme18 au lieu de sanctions éducatives. - La prison en elle-même est également sexiste. Les femmes ont par exemple moins accès à certains dispositifs obligatoires en détention. C’est le cas par exemple du quartier arrivant19 ou de certaines activités socio-culturelles. Elles sont également beaucoup plus victimes de viols de la

16 Amanda Jacquel, «Violentée par la police, Marie-Reine porte plainte pour la deuxième fois», Bondyblog, 29 novembre 2017, en ligne. 17 «Viol sur mineurs : Justine, 11 ans, une victime sans coupable», Le Parisien, 14 novembre 2017, en ligne. 18 Anaïs Moran, «Les mineurs garçons se retrouvent plus souvent en prison que les filles», Libération, 23 août 2018, en ligne. 19 Quartier spécifique où sont placées les nouvelles personnes arrivantes en détention pour un minimum de 48h. Plus de surveillant∙e∙s pénitentiaires y sont présent∙e∙s afin de prévenir notamment les tentatives de suicides.

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À la une : URGENCES

part des gardiens gradés20 et leur sexualité est plus contrôlée par l’administration pénitentiaire que dans les quartiers pour hommes. > Le continuum police – justice – prison est raciste envers les hommes noirs. - Ils sont largement victimes de contrôle au faciès. En effet, en France les hommes perçus comme noirs ou arabes ont 20 fois plus de chances de se faire contrôler21. - Les hommes noirs sont également condamnés de façon plus sévère et plus systématique à la prison en raison de leur race. Ils sont surreprésentés dans les cas de comparutions immédiates, qui condamne 10 fois plus à la prison ferme22. Les contrôles au faciès ont pour objectif d’humilier et de rabaisser l’estime que les hommes noirs ont d’eux-mêmes, afin de conserver l’ordre d’un système capitaliste blanc et bourgeois. La prison détruit quant à elle leurs corps et leurs esprits dans ce même objectif.

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Surpopulation carcérale, conditions de détention inhumaines, fouille à nu, enfermement 22h sur 24h dans des cellules de 9 m², manque d’accès au soin, etc... La France a été condamnée à de nombreuses reprises par la Cour européenne des Droits de l’Homme pour les conditions indignes dans lesquelles sont enfermées les personnes détenues. En prison, une personne meurt tous les deux jours, majoritairement par suicide. C’est le taux de décès le plus élevé de l’Europe des quinze et cela illustre bien la violence carcérale. Loin de favoriser la réinsertion au sein de la société, la prison désinsère en coupant l’individu de ses liens familiaux et communautaires. En ajoutant des stigmates aux stigmates : si le racisme systémique rend l’accès à l’emploi et au logement difficile pour les personnes noires, le passage par la case prison accentue cette discrimination. Loin de ne toucher que les hommes noirs incarcérés, la prison touche également les familles des détenu∙e∙s. L’enfermement d’un∙e proche accentue en effet les problèmes financiers, déstabilise l’équilibre des enfants, fait peser un sentiment de honte et pousse les familles à

Seuls les gardiens gradés sont des hommes. Rapport d’activité du défenseur des droits. «En direct de Mediapart, le procès de la comparution immédiate», MediapartLive, 28 juin 2017, 3h17min, vidéo en ligne.

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s’isoler en se coupant notamment de leur voisin∙e∙s23. En bref, la prison salit tout ce qu’elle touche. C’est un système de contrôle des populations noires au sens large. Tout comme de nombreuses autres institutions, la prison fonctionne grâce à des mécanismes hérités de l’époque coloniale et de l’époque de l’esclavage. Ainsi il est possible de citer : > l’utilisation de personnes noires dans la répression d’autres personnes racisées. En effet, tout comme le colon utilisait les colonisés sénégalais pour mater et rétablir l’ordre à Madagascar pendant la colonisation, les surveillant∙e∙s pénitentiaires sont majoritairement issu∙e∙s des îles françaises de la Caraïbe. Ainsi, en donnant à certain∙e∙s noir∙e∙s le pouvoir d’en contrôler d’autres et par là de se départir de l’image de « racaille » imposée par la société française, le système carcéral s’assure d’affaiblir les différentes forces communautaires en appliquant l’adage « diviser pour mieux régner » ; > la logique capitaliste et raciste de l’esclavage, qui grâce à l’exploitation des noir∙e∙s a permis la prospérité économique des sociétés blanches étasuniennes et européennes. La même logique se retrouve en prison où des entreprises françaises telles qu’Yves Rocher profitent de la force de travail de personnes détenues noires. Précisons qu’en prison, le droit du travail n’est pas appliqué. Les prisonnier∙e∙s ne sont payé∙e∙s que quelques centimes par pièce, ils et elles n’ont pas de contrat de travail et ne sont représenté∙e∙s par aucun syndicat. La prison est donc, tout comme la police et la justice, un outil permettant le maintien d’un ordre blanc et bourgeois. Il ne nous sera jamais favorable et c’est pour cette raison qu’il est nécessaire en tant qu’afroféministe d’y être opposé∙e dans sa totalité.

Un système sans prison ne signifie cependant pas un système sans punition. Il est donc nécessaire de penser collectivement des peines alternatives mettant les victimes au centre. À l’heure actuelle, des peines alternatives existent dans le droit français. C’est le cas par exemple du bracelet électronique. Cependant, si ces sanctions sont moins violentes, elles continuent de cibler et de discriminer majoritairement nos communautés. Dans une logique révolutionnaire, il ne faut donc pas tendre vers une amélioration des peines mais vers un changement de système. Afin donc de refuser de faire partie d’un système qui stigmatise et enferme nos frères, qui oppresse les femmes noires et qui silencie les victimes, nous pouvons quand cela est possible mettre en place des stratégies issues des pratiques féministes24, qui ne font appel ni à la police, ni à la justice : - mise en place d’un réseau de solidarité communautaire, car la défense d’une victime ne peut pas se faire sans le concours de toute une communauté ; - si l’agresseur coopère, mise en place d’une médiation. La victime peut demander par exemple des mesures d’éloignement ou d’exclusion de l’agresseur ; - dans le cas contraire, mise en place d’un groupe de défense autour de la victime. Il ne s’agit ici pas de stigmatiser les victimes qui n’ont parfois d’autres choix que de faire appel à la police et à la justice, mais de pousser à une réflexion collective qui nous permettra de sortir d’un système qui se nourrit de nos forces et de nos vies pour prospérer.

23 Patrick Dubéchot, Anne Fronteau, Pierre Le Quéau, « La prison bouleverse la vie des familles de détenus », Consommation et modes de vie, Crédoc, n° 143, mai 2000. 24 Anarcha-féminisme, féminisme radical.

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S D R REGA : S É S I O R C É T I R O R O S LA N O I T C A EN EL H C I M A F Y H T PAR NA

Les manifs, les marches, ces moments exaltants qui nous rassemblent autour d’une cause commune. Immédiatement, c’est un contexte politique qui crée un sentiment de communauté fort, une sensation de puissance qui s’exprime par notre nombre mais aussi par la force des slogans que l’on scande et des pancartes que l’on brandit avec défiance et fierté. J’aime sillonner les foules qui défilent et capter à travers mon objectif les regards échangés, dont la complicité en dit beaucoup sur la sororité qui se dégage de ces moments de lutte collective : nous sommes là, fières et fortes, nos voix s’élèvent et nos messages se font entendre. Les photos de ce portfolio cherchent à immortaliser cette intimité spontanée qui, à travers un simple regard croisé, peut exister au sein d’une foule entre femmes racisées.

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La rencontre

R U O P S E∙ ∙ RT O M S NO ER IS IT L PO METTRE LA SOCIÉTÉ DEVANT SES RESPONSABILITÉS PAR SIL ENDA

©Max K Pelgrims

Ne plus être perçues comme « des bombes à retardement »

Quelques jours après la Journée mondiale de lutte contre le Sida, Giovanna Rincon, une des membres fondatrices d’ACCEPTESS-T1, revient sur la naissance de l’association, les urgences et les enjeux auxquels celle-ci fait face aujourd’hui. Dans les années 2000, au moment le plus terrible de l’épidémie VIH, l’urgence semble être le contrôle de l’épidémie. Des associations organisent des maraudes dans les lieux de prostitution ou mettent en place des solutions d’hébergement pour les personnes trans touchées par le VIH les plus fragilisées. Tout ceci dans l’objectif principal 1 Actions Concrètes Conciliant : Éducation, Prévention, Travail, Équité, Santé et Sport pour les Transgenres.

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RENCONTRE AVEC GIOVANNA RINCON DE ACCEPTESS-T de contenir la contamination en se concentrant sur les personnes les plus exposées. Ces actions sont évidemment nécessaires, mais tout de même insuffisantes, comme le constatent certain∙e∙s membres de ces groupes. Aborder ces questions sous l’angle unique de la santé publique, avec une approche quasi hygiéniste, a contribué à « invisibiliser, voire même déshumaniser la réalité des personnes trans, des personnes trans racisées, des personnes trans travailleur∙euse∙s du sexe, des personnes trans immigrées ». En réalité, rien de précis n’est fait pour lutter contre la précarité, ni contre les discriminations structurelles. Il ne s’agit ni de comprendre, ni d’influer sur les multiples situation de domination qui agissent conjointement sur ces personnes. C’est pourquoi, ces femmes trans, majoritairement racisées et migrantes, fortes de leur expérience personnelle et militante, se sont réunies en 2010 pour créer ACCEPTESS-T. En se posant les questions : « Qui va s’occuper de la qualité de vie ? Qui va s’occuper de la qualité du soin ? », elles souhaitaient créer un projet dont l’ambition était de déplacer les lignes, de se remettre au centre, de ne plus être perçues uniquement comme « des bombes à retardement ». Il était primordial de mettre fin « à la récupération d’une espèce de pornographie du drame qui ne faisait que nourrir une transphobie malsaine ». En France, dans la lutte contre le Sida, ACCEPTESS-T devient alors pionnière sur les notions de bien-être, de perspectives de vie, de vie affective et de stigmate de la sérophobie.

« Le stigmate de la sérophobie est encore plus violent sur les personnes trans racisées » Cette volonté de mettre les individu∙e∙s au centre du projet va de pair avec l’envie de mobiliser largement à l’intérieur de leurs communautés. Parce qu’elles sont ellesmêmes des femmes trans racisées, elles savent que « le stigmate de la sérophobie est encore plus violent » pour elles. Elles se rendent compte également que dans leurs communautés, certaines paroles sont aussi silenciées. Elles mettent en lumière leurs propres contradictions, Giovanna évoque notamment la poursuite du mythe de l’acceptation

par l’Occident. Elles choisissent alors de s’appuyer sur la multiplicité de leurs vécus et de leurs parcours. Elles veulent ainsi éviter de reproduire les schémas d’invisibilisation et de politiser cette intersectionnalité. Les premières marches qu’elles organisent sont à cette image, les revendications sont portées par les concerné∙e∙s, qui chacun∙e, expriment « ce qu’elles avaient envie de gueuler ».

« Renforcer les capacités des personnes à lutter contre la transphobie » Depuis les premiers jours de l’association, les intéressé∙e∙s ont défini les demandes politiques et portent aujourd’hui les projets. Ce sont aussi bien des actions de médiation dans les hôpitaux publics que la création d’espaces de socialisation par le sport ou des cours de français. Les projets de médiation ont pour objectif l’amélioration de l’accès aux soins et plus généralement, la réduction du risque des discriminations. Tandis que les autres projets s’appuient sur la socialisation pour renforcer les capacités des personnes à lutter contre la transphobie. Cela peut passer par exemple par l’apprentissage du français pour améliorer l’accès aux droits, ou par la danse et la natation pour s’épanouir et sortir de l’isolement. En mettant en place un accompagnement respectueux des identités des personnes, ACCEPTESS-T a pour objectif de « casser la courbe de l’exclusion due à la transphobie » et souligne l’importance vitale de pérenniser les droits. La réalité de l’intersectionnalité est aussi la suivante : « 95 % des personnes trans incarcérées en France sont des femmes trans racisées. » Certaines d’entre elles, malgré des conditions d’incarcération inacceptables, se résignent à voir la prison comme un refuge contre les violences de la société. Giovanna rappelle les histoires de deux femmes qu’elle a accompagnées et qui ont investi leurs cellules comme des maisons, le seul endroit à même de les protéger des maltraitances. Pourtant, les réalités du système carcéral en France sont préoccupantes : abus, surpopulation, insalubrité, manque de soins médicaux… Pour les personnes trans, il s’agit d’une « triple peine ». À Fleury Mérogis, sous couvert de les protéger, l’institution

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La rencontre

Le « soutien des personnes trans en prison reste une nécessité absolue » isole les femmes trans dans des cellules à l’écart des autres détenus. Elles sont en quartier d’isolement, avec peu ou pas de possibilités de sortir de leurs cellules, excepté pour des « promenades » bi-quotidiennes de trente minutes dans un couloir ou une autre cellule au plafond grillagé « pour apercevoir le ciel ». L’administration pénitentiaire a recours à la médication psychiatrique forcée pour les « aider » à supporter ces conditions de vie. Un autre exemple des failles de ce système sont les abus de pouvoir et le non respect des identités de genre. Certaines femmes trans, dont l’état civil délivré par leur pays d’origine est conforme à leur genre social, se voient incarcérées dans le quartier des hommes, parce qu’elles ne sont pas passées par des opérations de réassignation génitale. En plus de nier l’identité des personnes, l’institution bafoue les accords internationaux et méprise les décisions de justice provenant souvent des pays du Sud (comme l’Argentine). Pour toutes ces raisons, l’enjeu du soutien des personnes trans en prison reste une nécessité absolue pour l’association. Et c’est pourquoi, depuis 2012, ACCEPTESS-T a développé différentes actions à Fleury : visites de soutien, activités sportives, projections de films et débats. Les urgences, pour l’association et pour la lutte contre la transphobie, que Giovanna Rincon identifie aujourd’hui sont nombreuses et couvrent aussi bien le champ légal, le champ politique que le champ culturel. La question du renforcement des « capacités de toutes les personnes transgenres » accompagnées guide le quotidien de l’association. Il est nécessaire de trouver « comment les aider à se politiser et à leur transmettre des connaissances sur la mémoire collective » des personnes transgenres. Pour pérenniser le projet sans le dénaturer, il est indispensable de « former de nouveaux∙elles activistes et militant∙e∙s autour des questions de l’intersectionnalité et de la transphobie ». Le transfert des connaissances et des acquis « à la relève » est au cœur des plans de restructuration stratégique du groupe. Cela semble aller de soi, mais les militant∙e∙s doivent être prêt∙e∙s à répondre aux problèmes futurs. De nouveaux pays, vont, comme le Brésil, voir s’installer des gouvernements transphobes et des organes de répression toujours plus puissants. L’enjeu est de pouvoir accueillir les migrations des personnes trans à venir en leur offrant des dispositifs d’accompagnement et d’hébergement.

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L’occupation de tous les terrains est incontournable. « Il faut continuer à réclamer d’être associé∙e∙s à toutes les politiques publiques, à toutes les questions de santé publique, à toutes les instances décisionnaires et faire évoluer les choses à partir de nos propres expériences. » L’occupation de ces espaces aura un impact fort sur la lutte contre la pauvreté qui touche les personnes trans. Pour Giovanna, « politiser davantage la transphobie, politiser nos mort∙e∙s, c’est l’unique stratégie pour mettre la société face à la responsabilité de cette transphobie à laquelle tout le monde participe ». Enfin, en accord avec la vision portée depuis le début du projet par ces femmes trans et racisées, elle confirme que « l’émancipation des personnes trans au sens large, de nos propres familles, de nos propres parentalités, de nos espaces culturels et la préservation de ces espaces et de nos identités » demeurent des enjeux majeurs de la lutte.

« Politiser nos mort·e·s, c’est l’unique stratégie pour mettre la société devant ses responsabilités »


CONTRE

T N E M E M R A ' L LE SALON DE E T N E V A L T E Y R O T A S O R U E T E E C N A R F D'ARMES EN AILLEURS

I

ci, nous gardons trace d’une mobilisation importante qui doit s’élargir, perdurer et s’ancrer dans nos luttes antiracistes, anti-impérialistes et féministes comme elles le sont déjà en Angleterre. Nous, militantes féministes, racisées, avons rejoint les forces de BDS France et du Collectif Paris-Ayotzinapa1, entre autres, pour faire coalition contre un marché crucial de l’impérialisme : le commerce légal d’armes. Ce texte, à peine remanié, a été rédigé pour appeler à la « perturbation » du salon Eurosatory en juin 2018. Le Salon de l’armement Eurosatory (ou DSEI en anglais), actuellement le plus important salon international de l’armement dans le monde, se tient en Seine-SaintDenis, en France, lors des années paires, tandis qu’il a lieu en Angleterre pendant les années impaires. Il s’agit de l’un des espaces les plus importants, au niveau mondial, de la capitalisation sur la guerre, sur la militarisation des frontières et sur la répression des populations. Le salon se tient régulièrement au Parc des Expositions de Villepinte. Il est organisé par le COGES, le COmmissariat Général des Expositions et Salons rattaché au Groupement des Industries de Défense et de Sécurité Terrestres et Aéroterrestres (GICAT). Le COGES est dédié à la promotion internationale de l’industrie française d’armements terrestres et aéroterrestres et de ses filières. Témoin du succès du salon, l’édition 2018 a été marquée par l’inauguration d’un nouveau hall de 8 130m² pour l’occasion. 1 2

À Eurosatory se rencontrent des délégations de plus de cinquante-cinq États producteurs et acheteurs d’armes ̶ notamment des États impérialistes et colonialistes comme la France, les États-Unis ou encore Israël. Ces délégations rencontrent les représentants de plus de 1 500 entreprises d’armement, dont une bonne part d’entreprises françaises. La visée de ce « salon », présenté comme dédié à la « défense et la sécurité », est d’exposer, promouvoir, vendre et se fournir en technologies de pointe pour la guerre et la surveillance. Avant la tenue du salon, un banquet fête les contrats signés ou à venir, dans l’indifférence la plus absolue quant aux conséquences sur la vie et la survie de millions de personnes dans le monde à cause de la production et de la circulation d’armes, qui atteint aujourd’hui un niveau inégalé depuis la fin de la guerre froide. Ce sont ces armes et ces équipements de meurtre, de surveillance et de répression dont l’Arabie Saoudite, premier acheteur de la France, se sert pour tuer au Yémen (depuis mars 2015, près de 80 000 mort∙e∙s, des millions de déplacé∙e∙s et de personnes souffrant de malnutrition aiguë2). Vantées comme « efficaces sur le terrain » (une garantie marchande), les armes présentes au salon ont été testées au cours des interventions impérialistes de la France en Afrique subsaharienne (comme les avions Rafale au Mali, avant leur vente au Qatar) ou durant les agressions coloniales d’Israël en Palestine (à l’exemple des armes dont Israël a approvisionné la Birmanie en plein génocide des

Collectif de solidarité avec les luttes mexicaines contre les disparitions forcées et les violences d’état au Mexique. Source: ACLED, 2018

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Traverser la frontière Rohingyas). L’image d’Israël, en tant que « modèle » de politique sécuritaire, est d’ailleurs valorisée dans le cadre du salon. Les armes utilisées lors d’interventions impérialistes et par les dictateurs d’États équipés en technologie de pointe sont les mêmes que l’on retrouve déployées aux frontières de l’Europe, contre les exilé∙e∙s fuyant ces conflits, notamment aux mains du « Corps Européen de Gardefrontières et de Garde-côtes » (ex-Frontex). Ce sont les armes policières qui violentent, violent et tuent les populations issues de l’immigration, constituées en « classes dangereuses » dans les quartiers populaires. C’est l’appareil prétendument « sub-létal » qui est utilisé pour réprimer nos mobilisations contre la casse sociale sur tous les fronts, dans la rue, dans les universités, sur la ZAD, pour réprimer les Gilets jaunes, en particulier à la Réunion, où l’armée a été mobilisée. Ce sont les armes qui sont au cœur de l’appareil de l’état d’urgence. Armes policières qui, conservées en dehors des temps de service depuis 2015, ont déjà fait de nombreuses victimes parmi les conjointes de policiers. Depuis le début de l’état d’urgence, la politique française utilise « la menace terroriste » pour mieux vendre ses armes, tant aux dictateurs qui prétendent lutter contre le terrorisme en massacrant leurs populations que, directement ou indirectement, à des factions armées telles que l’État islamique en Syrie et Boko Haram au Cameroun. C’est ce même prétexte qui justifie la grande présence militaire française et son ingérence dans les politiques internes des anciennes colonies, des pays de la Françafrique, et partout où le gouvernement français a des intérêts, où

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paternalisme et ingérence sont déployés pour protéger et sécuriser les ressources stratégiques, sous couvert de lutte anti-terroriste. En 2017, selon IHS Markit (entreprise d’information économique), la France a réalisé 5,2 milliards de dollars de livraison d’armes, devenant ainsi le troisième marchand de mort mondial après les États-Unis et la Russie, à peu près de même importance que la Chine. Dans le budget voté pour 2018 et prélevé de nos contributions, la Défense (32,44 milliards d’euros) s’est vue accorder un montant vingt-six fois plus élevé que la Santé (1,24 milliard d’euros). La hausse annuelle prévue pour le budget de la Défense (soit 1,7 milliard) est à elle seule supérieure à ce dernier budget. À l’heure même où des centaines de milliers de postes vont être supprimés dans la fonction publique et territoriale, où les services publics seront vendus (rail), ou revus à la baisse (santé, éducation, retraites, sécurité sociale, chômage), l’État a annoncé que ce budget sera augmenté jusqu’à atteindre la somme indigne de 300 milliards d’euros cumulés d’ici 2025. Simultanément et malgré les dénonciations récurrentes de l’absence de transparence et de légalité des opérations françaises (à l’exemple de l’opération Chammal en Irak puis en Syrie), le nombre de morts civiles résultant de ces opérations est laissé dans l’ombre. Selon de nombreuses sources, telles qu’Airwars ou l’OSDH (Observatoire Syrien des Droits de l’Homme), les bombardements de la coalition anti-EI dont fait partie la France ont tué des milliers de non-combattant∙e∙s. Nous nous opposons fermement à la tenue de ce « salon » aux morts en France, qui plus est sur le territoire de la SeineSaint-Denis, où tant de destins issus de la colonisation et de l’impérialisme, de la migration et de l’exil, convergent. Contact : contrelesguerres@riseup.net

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©Nora Noor

ZAINAB FASIKI, L'ARTIVISTE DE LA BD MAROCAINE PAR NORA NOOR POUR DIALNA 48

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Ce texte a initialement été publié sur le site du magazine en ligne dialna.fr. Nous le reproduisons ici avec l’aimable autorisation de l’auteure.

L

a BD est à l’honneur sur Dialna, et pas n’importe laquelle, celle d’une femme engagée, forte, féministe, belle, drôle et talentueuse, j’ai nommé la grande Zainab Fasiki ! Née à Fès, en 1994, cette jeune marocaine a fait des études d’ingénieur∙e en mécanique. Passionnée d’art et de dessin, Zainab a su très tôt qu’elle ne se destinerait pas à ce métier. Une fois le diplôme en poche, elle va voir ses parents et leur dit « J’ai fini mes études, je suis ingénieure, j’ai rempli ma part du contrat, maintenant je vais être artiste bédéiste. » Oh well… Ça n’a pas été évident. Comment peut-on laisser une carrière solide et prometteuse pour un monde nébuleux et incertain ? Mais c’est justement la grande force de Zainab : elle a compris très jeune, que pour vivre sa vie à 100 %, il faut sortir de sa zone de confort. Quand on rencontre Zainab, on est d’abord frappé∙e par sa beauté, elle irradie. Avant de la photographier, je me suis dit : « Cette femme est naturellement photogénique ! » Bingo ça n’a pas manqué ! Mais Zainab est bien plus que cela, c’est une personne qui a décidé de vivre sa vie à 200 %, en prenant le chemin difficile de la bande dessinée. Elle dessine, non stop. Pour elle, tout est inspiration, surtout le cinéma, en particulier le film Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain. Quand on lui demande pourquoi ce film ? Elle répond « La palette de couleur est incroyable ! » Remarque de dessinatrice… Elle diffuse alors ses dessins sur son blog, commence à créer une communauté autour d’elle. La jeune artiste est une pro d’Instragram et du storytelling. Elle partage sa passion pour le dessin et la BD avec le monde entier. Le 21 août 2017, tout bascule. Son monde, comme celui de beaucoup de marocain∙e∙s, s’effondre de tristesse. Une jeune femme handicapée est agressée sexuellement dans un bus, à Casablanca. Et par dessus le marché, ses agresseurs ont filmé l’horreur, comme si elle était un trophée… Abasourdie, Zainab dessine l’agression comme si elle criait sa colère à l’aide de sa palette graphique. « Quand j’ai vu les vidéos, je me suis dit qu’il fallait que je fasse

« Quand j’ai vu les vidéos, je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose. Je n’aime pas dessiner et être en colère en même temps mais là je ne pouvais pas m’en empêcher », explique-t-elle.

quelque chose. Je n’aime pas dessiner et être en colère en même

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temps mais là je ne pouvais pas m’en empêcher », explique-telle.

Elle lit les dégâts collatéraux provoqués par ce drame, elle est en colère comme nous toutes. Alors qu’elle prenait un taxi pour se déplacer en ville, le chauffeur en question lui caresse la cheville ! C’est bon ! Zainab pète les plombs, et envoie le chauffeur bouler. En rentrant chez elle, elle décide de publier ce dessin de l’agression qui devait rester sur son disque dur ! C’est la première fois au Maroc qu’une bédéiste dessine et publie en ligne une femme agressée et dévêtue ! Le dessin devient viral, les grandes chaînes en parlent, ainsi que la presse, les blogueurs∙ses et les gens sur les réseaux sociaux. Et bien sûr, certaines personnes étaient choquées de voir une fille seins nus dans la presse. Rapidement Zainab devient la cible des internautes sur les réseaux sociaux ! « Pourquoi tu as montré des seins t’as pas honte, l’Hashouma ». Quand le sage montre les étoiles, les idiots regardent le doigt du sage. Zainab, c’est la sage et les idiots sont « les haters » sur les réseaux sociaux ! Au lieu de s’insurger contre les agressions sexuelles dans l’espace public, on se choque de voir la poitrine d’une victime ! Hshouma, la honte © Zainab Fasiki Donnez-lui du plomb, Zainab le transforme en or ! Elle a le don de transformer sa colère en œuvre d’art, elle se dessine nue, montre des seins, des fesses et se valorise comme une déesse antique. Elle utilise des couleurs vivantes, comme elle. Par la suite, elle va écrire une petite BD, qui s’appelle « HSHOUMA », la honte en arabe. Pourquoi c’est toujours aux femmes de porter la honte ? On se fait agresser, honte sur nous, on porte une robe courte, honte sur nous, on parle fort, honte sur nous, on sort avec qui on veut, honte sur nous… Et la liste est longue. Cette BD va lui donner une renommée internationale qui la conduit à donner des conférences sur le thème de « L’ARTIVISIME », mélange d’art, et d’activisme. Elle expose partout dans le monde, participe à des conversations avec d’autres artistes comme Norma Marcos. Elle est connue et reconnue, en plus d’avoir une Feyrouz versus the world ©Zainab Fasiki identité graphique bien à elle, elle a décidé de ne plus se taire. Elle répond aux interviews en darija, se présente allongée avec un verre de thé, et dénonce le vocabulaire sexiste dans les rues du Maroc. En regardant ses interviews en vidéo, vous verrez quelle féministe activiste radicale elle est ! Quand on rencontre Zainab, on est sous le charme de son parcours, de son discours, son énergie, sa force et surtout son intelligence. Et c’est une fierté d’avoir des femmes comme elle au sein de notre magazine Dialna.

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Dialna.fr Pour nous, par nous

Dialna est un magazine qui nous ressemble, qui donne la parole à celles qu’on n’entend pas, qu’on ne voit pas. Sans aucune autre prétention que de rendre compte de nos vies, du monde qui nous entoure. Dialna est fait par nous, pour nous, il est à nous. AssiégéEs Mars 2019

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Bonjour Fatma, est-ce que tu peux te présenter ? Je m’appelle Fatma, je suis soudanaise, fille d’ancien∙e∙s réfugié∙e∙s politiques. Mes parents, qui sont militants, sont arrivés en France en 1993 et y ont demandé l’asile politique. Je milite moi-même depuis 2004, soit environ un an après mon entrée à la fac où j’ai commencé à m’investir dans l’organisation de jeunesse de la LCR (Ligue communiste révolutionnaire) : les JCR (Jeunesses communistes révolutionnaires). Mon background militant est assez proche du communisme en général depuis que ma famille était au Soudan. Je suis restée vraiment investie aux JCR trois ans environ et puis j’ai vu que la gauche blanche n’était pas l’espace politique pour moi. En fait, à partir de 2007, je me retrouvais de plus en plus dans l’idée de pouvoir s’auto-organiser en tant que personnes racisé∙e∙s et il n’y avait aucun espace dans les organismes de gauche qui permettait cela, donc je suis partie. Je pense qu’aujourd’hui, je me rapproche aussi de l’anarchisme. De manière personnelle, j’essaye de garder un lien avec le Soudan et cela a une influence sur mon militantisme. Mais je suis surtout sur ce qui se passe en France vu que j’y réside actuellement. Pour rebondir sur ton lien avec le Soudan, est-ce que tu peux nous faire le point sur la situation politique là-bas ? C’est compliqué de faire le point rapidement car il y a énormément d’idées reçues qui circulent sur ce pays et la situation y est complexe. D’abord, il faut savoir que le Soudan est composé de différentes régions avec leurs différentes histoires et leurs différents rapports entre elles bien particuliers. Le nord du Soudan, la partie « arabe », est la partie dominante. C’est la partie à laquelle les Anglais ont donné le pouvoir en quittant le territoire et face à laquelle toutes les autres régions sont marginalisées. Par ailleurs, le sud et l’ouest du Soudan sont des régions desquelles provenaient principalement les esclaves lors de la traite arabo-musulmane au Soudan, notamment pendant l’occupation par l’Empire Ottoman et les Turcs. Donc, en plus de leur marginalisation économique, ce sont des régions où les populations subissent le racisme de la part du reste des

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PAR JADE ALMEIDA

RÉSISTANCES, LUTTES ET RÉPRESSION AU SOUDAN : FATMA, MILITANTE ET FILLE D'ANCIEN∙NE∙S RÉFUGIÉ∙E∙S POLITIQUES SOUDANAIS∙E∙S, NOUS ÉCLAIRE.

Soudanais, dont les ascendants étaient considérés comme libres à l’époque de l’esclavage (les Arabes et les Nubiens). Concernant le sud du Soudan, les habitants y ont pris les armes contre le nord dès le début du processus d’indépendance parce que, même s’ils faisaient parti du Soudan, ils étaient exclus au niveau du partage de pouvoir et des richesses. La guerre a duré plus de cinquante ans avec de nombreux épisodes compliqués et des accords signés. John Garang, le leader du SPLM/SPLA (Sudan’s People Liberation Movement/Army ou Mouvement Populaire de Libération du Soudan), mouvement basé au Sud Soudan, était très populaire dans tout le pays mais il a été tué en 2005 avec la complicité des membres de son propre mouvement et la participation des États-Unis. C’était une personne qui aurait eu la capacité d’unifier les différentes régions du Soudan et leurs peuples. Il y a le documentaire We come as friends de Hubert Sauper qui est excellent pour comprendre la situation au Sud Soudan. Il montre comment ce qui s’y passe est finalement représentatif de ce qui se passe partout en Afrique où les territoires sont riches en ressources, comme au Darfour ou au Congo. Pour pouvoir exploiter des ressources minières et le pétrole plus aisément, on donne des armes à des milices issues de différentes parties de la population ̶ qui ne les représentent pas en vérité ̶ pour créer un contexte de guerre « civile » qui force aux déplacements massifs des populations. Dans le cas des conflits au Sud Soudan, ce sont surtout les entreprises américaines et chinoises qui en profitent et en tant que Soudanaise qui vit en Occident, ce sont des enjeux dont je peux parler en connaissance de cause. Par contre, concernant les détails à propos de qui prend les armes contre qui, je n’ai pas assez de connaissances sur ce qui se passe sur place pour le dire. Mais je sais que la tribu Dinka, dominante au Sud Soudan, reproduit la même dynamique visant à s’accaparer le pouvoir et les richesses en excluant les autres tribus du pouvoir économique et politique. Donc, les rapports internes au Soudan sont vraiment à comprendre à un niveau local et global, avec l’impérialisme occidental comme trame de fond.


Comment ce constat sur l’impérialisme occidental, et notamment la place de la France dans ces conflits, impacte ton militantisme en France ? Disons que dans la manière dont je me suis politisée, il y avait clairement des choix qui relevaient de l’inconscient. Dans le sens où il y a des événements qui m’ont marquée depuis l’enfance et qui ont modelé ma manière d’aborder les luttes, sans vraiment que je le réalise sur le coup. Déjà, je suis soudanaise, donc je viens d’un pays où j’ai su depuis l’enfance ce qu’une dictature représente. Le fait qu’un gouvernement puisse mettre ses opposant∙e∙s en prison, les envoyer dans des centres de torture, forcer à l’exil. Mais aussi, quand tu arrives en France, tu réalises que l’Occident n’est pas du tout ce qu’on nous dit quand on est en Afrique : les Occidentaux sont hyper violents et racistes envers nous. Donc tout ça, tu le mets en perspective. Et puis il y a un événement qui m’a vraiment marqué quand je suis arrivée ici : en 1993, le Mouvement de Libération du Soudan était sur le point d’arriver à Khartoum et donc de libérer le Soudan du gouvernement militaire. Sauf que le gouvernement français, celui de Pasqua, a décidé de donner des images satellites de la position exacte du Mouvement au gouvernement soudanais. Et ils ont donc pu les repousser pour qu’ils n’arrivent pas à Khartoum. Et tu vois, j’avais dix ans à l’époque et je me souviens avoir été hyper choquée. Je n’ai pas forcément analysé ça politiquement, mais j’ai été suffisamment marquée pour que ça influence tout le reste. Le fait de savoir qu’un gouvernement occidental, en l’occurrence la France, puisse s’assurer que la dictature se maintienne chez moi… J’ai définitivement réalisé l’injustice que subissent nos peuples et je pense que cela a joué énormément dans ma politisation. J’ai vécu en Libye aussi et je sais la réalité de l’impérialisme américain, l’histoire du colonialisme italien là-bas, tout comme celle du colonialisme britannique au Soudan. Tout cela a beaucoup joué dans le fait que je considère l’Occident comme un adversaire, comme un ennemi politique. Quelle est la situation des femmes dans ce contexte, notamment dans les luttes d’indépendance ? C’est assez particulier. Le Soudan est une société patriarcale où il est difficile pour les femmes d’investir l’espace public, de sortir des familles par exemple et d’être visibles dans les espaces politiques. De plus, il y a une loi làbas qui a été mise en place par les islamistes quand ils ont fait un coup d’État en 1989. C’est la loi du régime général qui cible les femmes : elle a institué un couvre-feu, elle limite leur circulation, leur façon de s’habiller… Si tu ne t’habilles pas avec des manches longues, une jupe longue, quelque chose qui couvre ta tête, un policier peut décider

selon son bon vouloir que tu es habillée d’une manière qui est contraire à l’ordre moral. Bien sûr, les premières confrontées à la police et leur volonté arbitraire de les arrêter sont les femmes des quartiers populaires et des milieux les plus défavorisés. En dépit de tout ça, il y définitivement une forte participation des femmes dans les mouvements contre le gouvernement, notamment en réaction à cette loi. Aussi, les soulèvements populaires depuis 2011 ont souvent été des mouvements qui partaient de la ville de Nyala au Darfour, à l’initiative des jeunes, des étudiant∙e∙s. Ils s’étendaient ensuite à d’autres villes dont Khartoum, la capitale. Ce sont majoritairement des mouvements dont les revendications vont tourner autour de la question de la vie chère et de la répression, et là, les femmes ont une place vraiment importante car ce sont elles qui subissent continuellement la violence de la police, qui sont arrêtées régulièrement, souvent violées, parfois collectivement, y compris par l’appareil de sécurité. Forcément ce sont elles qui vont porter les questions politiques les plus frontales contre le gouvernement. Les femmes participent donc dans les mouvements contre le gouvernement mais cette participation est aussi invisibilisée. Du coup, de l’extérieur, depuis l’Occident mais aussi pour les populations vivant sur place mais qui ne sont pas actives politiquement, on peut avoir l’impression que les femmes sont absentes des luttes, parce qu’on les met rarement sur le devant de la scène. Il y a tout de même des exceptions bien sûr. Par exemple, c’est une femme qui a dessiné le drapeau d’indépendance du Soudan qui a ensuite été changé par la dictature de Nimeiri. Dans la révolution de 1964, qui a été un soulèvement populaire très important dans l’histoire du Soudan, le milieu hospitalier était à l’avant du mouvement et les femmes étaient très présentes dans ce milieu. Quand on voit les photos d’archive de 1964, les femmes en général sont très visibles dans les cortèges et dans la rue. D’ailleurs, le Soudan est un pays où les femmes ont tout de même une place importante dans le milieu du travail : elles sont fonctionnaires ou enseignantes par exemple, cette massification des femmes dans le travail et l’espace public, c’est aussi grâce à la révolution de 1964. Aujourd’hui il y a aussi des femmes parmi les leaders. Y compris dans le parti Oumma (un parti démocratique conservateur) qui est le parti ayant gagné les élections en temps de démocratie et qui, malgré la chute de sa popularité, pourrait gagner les prochaines élections quand il y en aura. D’ailleurs, la succession du leader actuel sera assurée par ses filles qui ont réussi à asseoir leur légitimité même dans un parti conservateur. Elles sont depuis des années les bras droit de leur père. Ensuite, on a le parti communiste qui jusqu’aux années 1970 était le plus grand parti communiste du Moyen-Orient et d’Afrique, dont

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les femmes étaient majoritaires dans l’union des femmes soudanaises, un mouvement féministe très important. On peut lui reprocher aujourd’hui des revendications très limitées ou une tendance à maintenir les femmes dans la place que la société patriarcale conservatrice leur réserve, avec une politique de respectabilité notamment. Mais cela reste un mouvement important de l’histoire politique du Soudan où beaucoup de femmes se sont organisées, issues du PC et des mouvements démocratiques et de gauche. La leader de ce mouvement féministe s’appelait Fatima Ahmed Ibrahim et elle a été la première, et la seule en vrai, à être entrée au parlement soudanais au moment de la révolution de 1964. Aujourd’hui, je te dirais qu’il y a différents niveaux de revendications contre le gouvernement : tout d’abord, une revendication globale pour la chute du régime actuel et contre la vie chère. Ensuite, une revendication menée par les mouvements de libération contre la marginalisation et contre le racisme dans les différentes régions. Et enfin, les revendications contre la loi d’ordre général, largement menées par les femmes. Mais tous ces niveaux sont liés et trouvent en écho parmi les femmes et par conséquent au sein de la population en général. On le sait, l’instabilité politique fait des ravages pour les droits et la sécurité des femmes : on parle de déplacements forcés, de viols, de violences policières… Pourtant quand on regarde ce qui est mis en avant comme enjeu principal des femmes au Soudan en France, c’est celui de l’excision... Le viol comme arme de guerre ça fait partie des stratégies impérialistes pour détruire les sociétés et extraire leurs ressources. Au Darfour, il y a un peu plus de deux ans, il y a tout un village où deux cents femmes ont été violées par les milices du gouvernement. Au Congo, on en connaît l’ampleur, au Sud Soudan pareil. Pourtant, oui, ce que l’on met en avant ici, c’est l’excision. Le problème de l’excision est un problème réel, je tiens à le préciser, un problème à résoudre, mais à résoudre en interne, par nos propres moyens et certainement pas avec les Occidentaux. D’autant que le maintien de la pratique de l’excision est une conséquence directe de tous les problèmes économiques et politiques que l’on a. Or, l’Occident est la raison pour laquelle nos sociétés n’arrivent pas à se développer politiquement, socialement, économiquement, etc. Ils ne peuvent donc pas essayer de nous donner des leçons sur l’excision. Néanmoins, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’emphase est constamment mis sur cet enjeu. Ce qui se passe avec tous les pays africains quand on parle de la condition des femmes en Afrique, c’est une volonté

de dépolitiser les conditions des femmes et les combats qu’elles mènent par leurs propres moyens. Montrer les femmes africaines en victimes de sociétés non civilisées et pas en potentielles actrices de leur sort politique permet de détourner l’attention des luttes réelles des femmes, y compris contre l’excision d’ailleurs. Est-ce que tu voudrais ajouter quelque chose ? Oui. Depuis 2011, il y a eu plusieurs soulèvements populaires. D’abord parmi les étudiant∙e∙s et dans la jeunesse, puis ça a été rejoint à travers les différents soulèvements par les travailleurs∙euses, notamment les médecins et les avocat∙e∙s et par les lycéen∙ne∙s. La répression a été féroce : plus de deux mille arrestations en 2011, puis des arrestations et des tirs à balle réelle qui ont fait plus de deux cents morts parmi les jeunes en septembre 2013. En 2016, pour éviter la répression et les balles, il y a eu un appel à la désobéissance civile, ça a été suivi par la quasi unanimité des Soudanais∙es. La désobéissance civile avait fait chuter le régime de Abbud en 1964. Mais le régime de Bashir n’a pas cédé. En ce moment même, il y a des manifestations massives dans toutes les villes du Soudan. Une marche vers le palais présidentiel a eu lieu le 25 décembre et il y en aura d’autres. Les syndicats, interdits par le régime depuis 1989, réapparaissent et se mobilisent. La diaspora se mobilise en Europe et aux États-Unis. Je voudrais appeler les frères et sœurs anti-impérialistes et panafricain∙e∙s à se mobiliser avec nous. La répression a été sanglante dans les dernières années. Des gens très jeunes sont morts. En ce mois de décembre 2018, trente-sept jeunes ont déjà été tué∙e∙s en deux jours. La police tire sur les manifestant∙e∙s en sniper à partir de toits d’immeubles. On a besoin de voix qui dénoncent cette répression au delà d’Amnesty international et d’autres ONG. On a besoin de soutien, d’autant plus que le régime est très faible et que sa chute est possible. Mais sans solidarité internationale, nos jeunes meurent sous les balles du régime et sont torturé∙e∙s dans la totale ignorance de ce qui se passe au Soudan. Notre peuple a fait chuter deux régimes dictatoriaux, en 1964 et en 1985. Faisons de 2019 l’année de la troisième chute de la dictature, et de la quatrième démocratie dans l’histoire du Soudan. Il faut que ce régime génocidaire qui vend notre pays aux impérialistes chute. Merci à Fatma pour cette interview

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Entre no(u)s autres

S U O N I S A W M E D EXTRAIT AFROFEM CE O R É F S U L P E L E V Ê R SOMMES LE DE NOS ANCÊTRES E

IST N I M É F O R AF F I T C E L COL

IS A W M R PA

Chapitre 1 : Nous sommes le rêve le plus féroce de nos ancêtres Pour un afroféminisme révolutionnaire Ce livre n’est pas un ouvrage théorique sur la pensée féministe noire en France, ce n’est pas non plus un ouvrage de science humaine. Il s’agit d’un outil militant destiné à nos sistas tout d’abord, dans l’espoir de faire croître le mouvement Afro en France. Cet ouvrage parle aussi à l’ensemble de la communauté noire, car nous inscrivons notre afroféminisme comme un courant dans le mouvement Afro français. Nous voulons que cet ouvrage serve de première analyse de nousmêmes sur notre afroféminisme, et non de vérités absolues. Cet afroféminisme révolutionnaire que nous voulons fait face à plusieurs défis ; le premier étant celui du nombre. Notre collectif fonctionne en moyenne avec 12 membres actives. La charge de travail est lourde pour un nombre si réduit, surtout que nos membres sont, pour la majorité, en situation de précarité, constamment dans des galères d’argent, de logement que ce soit à titre personnel ou familial. Concilier le militantisme avec nos situations est souvent une charge psychologique supplémentaire mais nous avons pris cette voie car militer était la seule solution pour ne pas nous décourager. Militer nous fatigue et nous maintient debout à la fois. Cet exercice sert aussi à clarifier notre pratique afroféministe, qui se distingue d’autres types de féminismes, mais aussi d’autres collectifs du même mouvement. Ces différences ou oppositions s’expliquent par les positions politiques de Mwasi, qui s’inscrivent dans une vision révolutionnaire, mais aussi par l’histoire et le contexte dans lequel Mwasi évolue. Nous parlons de notre afroféminisme comme révolutionnaire car notre objectif est un changement de système. Cette position est différente des approches réformistes ; ces approches qui veulent améliorer le système ou faire en sorte que les places soient distribuées différemment. Nous pensons qu’il est impossible d’améliorer ce système, car, pour fonctionner, il a besoin de l’exploitation. Nous ne sommes pas intéressé-e-s par le changement de places. Ce que nous voulons, c’est qu’il n’y ait plus personne au bas de l’échelle ; que l’échelle disparaisse, d’ailleurs. Notre collectif se bat contre le racisme et spécifiquement contre la négrophobie, racisme dirigé contre les Noir-e-s. La négrophobie se déploie dans tous les domaines de la société française, et partout dans le monde. La suprématie blanche instaure une hiérarchie de valeurs qui attribue tout ce qui est positif à la blanchité,

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et tout ce qui est dégradant, sans possession, aux Noir-e-s. Il n’est pas un pays où les communautés noires, quand elles sont minoritaires, ne sont pas exploitées. En France, la négrophobie se manifeste par les contrôles policiers, les peines de prison, les discriminations au travail, à l’école, au logement, mais aussi à travers la culture, les médias et la publicité. Les Noir-e-s de France partagent une condition commune avec d’autres groupes racisés, notamment les personnes arabes, face au racisme d’État. Au-delà de ces conditions communes (police, justice, relégation péri-urbaine, discriminations), il est indispensable pour nous de traiter la question de la négrophobie, mais aussi les questions relatives à la condition noire de manière spécifique. Nos luttes visent à une société débarrassée de la société de classes, où les bourgeois-e-s s’enrichissent sur notre travail et s’accaparent les ressources pendant que l’État se charge de criminaliser la pauvreté. Les Noir-e-s composent une bonne partie des classes précaires et pauvres, en France et dans les colonies départementalisées appelées DOM-TOM. Le racisme et le capitalisme organisent main dans la main notre exploitation, poussant une partie d’entre nous dans les économies criminalisées et vers la prison. Il nous faut en finir avec ce système, en finir avec l’exploitation salariale, en finir avec la bourgeoisie. Notre afroféminisme est pour la fin de l’hétéro-patriarcat, qui permet aux hommes d’exercer toutes sortes de violences sur les femmes et minorités de genre, allant de l’humiliation au meurtre. L’hétéro-patriarcat, c’est aussi la domination de l’idéologie hétérosexuelle et tout ce qui va avec : par exemple, l’homophobie, car les femmes n’ont de valeur que si elles sont en couple hétérosexuel, les femmes n’existent que pour le plaisir des hommes, pour servir les hommes et être en compétition entre nous. « Nous réaffirmons notre intransigeance face à la culture du viol, les violences conjugales et de leur impunité qui sévissent en France, encouragées par l’État, sa police et sa justice mais aussi les médias et l’élite culturelle française. Nous sommes déterminé-e-s à lutter contre toutes atteintes aux droits des femmes à disposer de leurs corps. Notre attention se porte particulièrement sur la criminalisation de plus en plus fréquente de l’avortement en Europe. Nous réaffirmons nos droits ABSOLUS sur nos corps dont nous n’avons pas honte. Qu’ils soient couverts ou non, nos corps ne sont pas des objets à exotiser, ne servent pas à quantifier notre niveau de liberté (mangez vos morts les islamophobes) ou de respect de soi. Ce droit absolu s’applique aussi dans le cadre des violences médicales, notamment gynécologiques et obstétriques. » 1 Il est essentiel pour nous que l’afroféminisme ne soit pas une simple identité, mais une pratique politique dans des collectifs, qu’ils soient afroféministes ou non, qu’ils soient mixtes ou non. Notre objectif est de renforcer le mouvement Afro en France dans l’autonomie, et pour cela, il nous faut des organisations politiques Afro fortes, tant sur le plan de la pratique militante que sur le plan de la pensée. Notre lutte afroféministe s’inscrit dans ce sens afin de créer un rapport de force qui permette des alliances d’égal à égal avec l’ensemble du mouvement social en France, et soutenir la lutte panafricaine pour la libération de l’Afrique.

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Déclaration pour la Journée internationale des droits des femmes 2017.

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Entre no(u)s autres

Mwasi dans le mouvement afroféministe en France Aujourd’hui sur toutes les lèvres “afrofem” “afroféministes” étaient des termes assez confidentiels. Il est vrai que nous étions visibles principalement sur internet grâce aux réseaux sociaux et aux blogs qui ont permis à beaucoup d’entre nous d’analyser nos vécus. Écrire sur des blogs témoignerait d’un manque de sérieux de notre affaire, alors que le « vrai » féminisme, blanc et bourgeois, était lui à la Bibliothèque nationale, dans des centres d’archives, édité dans des revues sérieuses. Nous, nous étions des bulles virtuelles, avec des problèmes tout aussi virtuels. Nous étions des objets exotiques, avec nos cheveux, nos couleurs en manifestation, et nos blogs parlaient d’un monde inconnu : la Noire au féminin. Nos corps étaient regroupés dans l’espace public pour porter un message. Le message n’intéressait pas vraiment. Nous étions dans un aspect particulier de la négrophobie : la fascination pour les corps noirs. Les organisations féministes blanches étaient ravies de voir plus de féministes, mais n’avaient pas signé pour qu’elles soient autonomes. Il nous fallait marcher derrière elles, sous la grande banderole de “toutes les femmes”. Nous étions toutes des femmes qui devions marcher ensemble… simplement avec certaines devant. On aurait dit que leurs cœurs étaient brisés de nous voir nous frayer notre chemin sans leur demander ni permission, ni soutien ni support. Les femmes noires en France doivent être sauvées de leur famille, de leur communauté (pères, frères, cousins). Ce sauvetage est proposé gracieusement par l’État au travers de l’école républicaine, appuyée par des allié-e-s de choix (médias, monde de la culture, association, intellectuelle-s). Quand il est apparu que notre collectif ne voulait pas être sauvé, mais pire, que nous désignons l’État français, le féminisme blanc, le racisme d’État, etc, comme des ennemis politiques, il y a eu un changement de ton. Le péril que représentait notre féminisme, certaines s’inquiétaient même que « […] sur le site du collectif Mwasi, [il n’y ait] pas un mot en effet de la polygamie, des mariages forcées, de l’excision ».2 Le paroxysme a été atteint en mai 2017, pendant la polémique sur le Festival Nyansapo3, lancée par des identitaires, reprise par l’extrême droite, relayée par la gauche pour enfin être adoptée par la Mairesse de Paris Anne Hidalgo, la Licra et SOS Racisme. Pendant cette polémique mais aussi bien avant, nos détractrices et détracteurs laissaient entendre que nous étions un phénomène de mode, une question nouvelle. Nous n’étions pas les seules dans ce cas, nous faisons partie des nouveaux racialisatrices et racialisateurs. 2 http://www.liberation.fr/debats/2017/06/01/de-souche-pas-de-soucheblancs-non-blancs-stop_1573885 3 Festival Nyansapo : Festival afroféministe européen, qui a eu lieu à Paris les 28, 29 et 30 juillet 2017. Une partie du festival était en non-mixité raciale et de genre.

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Derrières ces accusations, l’affront de parler de la race en France. Pas aux ÉtatsUnis, où c’était clair pour tout le monde qu’il y avait des Blanc-he-s et des nonBlanc-he-s. Tout du moins des Blanc-he-s et des Noir-e-s. Nous étions décrites comme une question nouvelle, car il nous a fallu répéter ce que nos aîné-e-s avaient déjà écrit et fait. Le renouveler, le répéter et l’actualiser. Ce triptyque est indispensable quand l’effacement de nos luttes et nos histoires fait partie des armes utilisées contre nous.

“Intersectionality has never been, nor will it ever be, for white women.

D’un côté nous sommes attaquées pour notre organisation en non-mixité. Débat que l’on choisit d’ignorer, il nous semble très simple de comprendre que la lutte pour les femmes noires soit portée, dirigée par… des femmes noires. Le débat sur la non-mixité est un prétexte vulgaire pour ne pas admettre que ce qui dérange c’est notre politique. Si nous nous étions réunies en non-mixité pour parler de la violence supposée culturelle et spécifique des hommes noirs, de comment nous sommes oppressées par l’Islam (pour celles d’entre nous musulmanes), de l’excision, des mariages forcés, nous aurions été plébiscitées, voire même subventionnées. De l’autre, les courants libéraux et réformistes du féminisme blanc (mais pas que) dépolitisent et saccagent l’intersectionnalité. L’intersectionnalité n’est pas là pour les femmes blanches Nous utilisons l’intersectionnalité comme outil dans nos analyses, et comme tout outil, il a des avantages (très nombreux) et des limites. L’intersectionnalité est un outil conceptuel, qui a été théorisé par Kimberlé Crenshaw4. Elle a donc été la première à mettre un mot sur ce phénomène : « intersectionnalité », désignant le fait que l’on puisse subir à la fois racisme et sexisme, et que ces oppressions ne s’accumulent pas comme un plat de lasagne mais créent ensemble une forme particulière de racisme et de sexisme. Dans le cas des femmes noires, on parle de misogynoir5 avec la racialisation du sexisme que nous subissons.

On retrouve des références à la condition particulière des femmes noires dans les écrits de résistantes à l’esclavagisme dans les Amériques6 bien avant Kimberlé Crenshaw. Elles parlent de leur situation particulière tant vis-à-vis des hommes noirs, que des femmes blanches et des hommes blancs. Pour nous, l’intersectionnalité est indissociable de la question raciale. Il s’agit de comprendre comment le racisme et le patriarcat interagissent entre eux, mais aussi comment ces systèmes interagissent avec la classe, l’hétérosexisme, etc.

4 Kimberlé Crenshaw, conceptualise l’intersectionnalité dans un article de droit écrit en 1989. 5 “La misogynoir est le terme pour qualifier une misogynie spécifique visant les femmes noires, et produite par les hommes en général – indépendamment de leur couleur de peau, donc. Le cas intracommunautaire est important, dans le sens où nous serions tentés d’imaginer que le(s) beauté(s) noire(s) seraient plus encensées par les hommes noirs : c’est une idée fausse. Les communautés afros n’échappent pas aux diktats de beauté de la suprématie blanche, et les perpétuent avec le colorisme, et d’autres injonctions portant sur le corps de la femme noire.” Beautés noires – 2 : Misogynoir intracommunautaire, un corps corrompu – Mrs Roots 6 Before Freedom, When I Just Can Remember: Personal Accounts of Slavery in South Carolina – Belinda Hurmence

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Entre no(u)s autres “Intersectionality has never been, nor will it ever be, for white women. Why ? Because white women have never carried the weight of having to choose between their race or their gender when both mark them a visible target for oppression.”7 Ces dernières années ont vu fleurir les féministes intersectionnelles, pas juste « intersectionnelles ». C’est sans étonnement que nous avons constaté qu’il s’agissait en majorité de groupes ou de personnes blanches. Ne sachant comment confronter leurs positions racistes, l’adjectif « intersectionnel » est venu comme un remède. Les féministes blanches libérales sont une version 2.0 du féminisme blanc. Elles ne prendront pas de positions ouvertement racistes mais quand même. Exemples : elles adorent les afroféministes, mais avant d’être sûres, elles voudraient savoir ce qu’on pense de Kémi Séba8, elles vont reconnaître que l’islamophobie c’est mal, mais vont dire que le niqab c’est hors de question et ne pas serrer la mains aux femmes aussi. Elles font des choses où il y a un peu de tout : une Noire, une Arabe, une musulmane visible, mais bizarrement, ce sont toujours elles qui décident des lignes politiques et stratégiques même si elles ne parlent pas. Elles font du féminisme cool, tip-top avec des vidéos punchy, parce qu’il ne faudrait pas que les hommes aient peur du féminisme. On ne les voit pas trop en manifestation (à part le 8 mars, journée internationale de la femme), elles sont plutôt dans les conférences inspirantes. Le fait que les femmes et groupes majoritairement blancs s’emparent de l’intersectionnalité est une nouvelle démonstration d’un des ressorts de la négrophobie : prendre tous les outils que nous créons justement parce que ce monde ne nous accorde rien. Ce détournement de l’intersectionnalité atteint un nouveau palier : la récupération par des groupes. L’appropriation de l’intersectionnalité par les femmes blanches est extrêmement facilitée en France, puisque ce concept est arrivé par le biais des universitaires. Notre afroféminisme a pour but de nous réapproprier nos Histoires, mais aussi les mots qui ont été créés pour porter nos luttes, ne pas les laisser perdre toutes substances politiques pour convenir aux agendas néo-libéraux du féminisme.

Il y a évidemment des courants du féminisme, noirs ou racisés, qui dépolitisent l’intersectionnalité, mais ces groupes n’ont ni le même pouvoir ni la même visibilité que le féminisme blanc libéral. Nous avons choisi l’afroféminisme. « Chaque jour nous travaillons à faire monter d’autres sistas sur leurs propres trônes. Qu’elles puissent régner sur elles-mêmes, être libres et utiliser cette liberté pour libérer une autre personne. Pour qu’elles trouvent fierté et amour d’elles-mêmes autre part que dans des icônes – qui ont besoin d’être le plus loin possible (ou garder une distance de sécurité) – avec ce que nous sommes pour occuper les places qu’elles occupent. Nous régnions sur des territoires infinis de notre identité, que nous avons arrachés à force de luttes avec nous-mêmes, l’Histoire, le pays dans lequel nous vivons, le quotidien. Nous savons le loyer que nous payons pour y rester, ce que cela coûte de résister, que nous avons chuté – parfois, que l’on nous y a arraché – souvent. »9 Nous avons choisi l’afroféminisme pour traduire politiquement nos révoltes en tant que femmes noires ; révoltes que l’on veut transformer en révolution pour un changement radical de système. Un système de justice sociale pour tou-te-s, sans racisme, débarrassé de la domination masculine et du capitalisme. Nous faisons le choix de la lutte collective, de l’organisation politique autonome et de la libération comme horizon. Beaucoup d’entre nous ont grandi dans des quartiers populaires avec des parents qui ont occupé les emplois les plus pénibles et sous-payés, nous avons fait la queue à la préfecture pour les voir être humiliés pars l’administration française, infantilisés par nos instits, fliqués par les services sociaux. Mais nous les avons vus debout, déterminés, faire de leur mieux et ne jamais renoncer à la conviction que ce sacrifice était pour nous. Pour répondre aux mots de Frantz Fanon : « Chaque génération doit dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir », nous avons choisi de la remplir.

7 “Intersectionnalité n’a jamais été et ne sera jamais pour les femmes blanches. Pourquoi ? Car celles-ci n’ont jamais dû porter le poids de l’injonction à choisir entre leur genre et leur race, quand et l’un et l’autre faisait d’elle des proies” Intersectionality has never been, nor will it ever be, for white women – https://wearyourvoicemag.com/identities/feminism/intersectionality-aint-white-women 8 Kémi Séba, est un militant franco-béninois, figure panafricaine, qui a été au centre de nombreuses polémiques dans les années 2000 avec accusation d’antisémitisme et de proximité avec Alain Soral. En 2017 pendant les mobilisation contre le franc-CFA il est expulsé vers la France du Sénégal, où il résidait depuis de nombreuses années. 9 Pour mes sistas assises sur le trône de leurs existences https://vudelabas.com/2017/12/04/pour-mes-sistas-assises-sur-le-trone-de-leursexistences/

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Nous portons l’héritage de nos aînées, qui ont rêvé de nous voir libres, qui ont sacrifié leurs vies pour ce rêve de justice. Nous portons la fierté de nos peuples, de nos cultures et nos Histoires dans nos luttes. Ce chemin tracé dans nos luttes, nous avons choisi de le prendre, de continuer le sentier pour nos ancêtres, pour nous-mêmes et pour nos enfants. Nous avons choisi l’afroféminisme pour lutter entre sistas, mais aussi apprendre à nous aimer dans la sororité. Nous pensons la solidarité comme un acte politique autant que l’amour de nous-mêmes et de nos communautés. « Toutes les femmes sont blanches, tous les Noirs sont des hommes, mais nous sommes quelques-unes à être courageuses. » Oui, nous sommes courageuses, mais nous sommes fatiguées. Fatiguées d’être exploitées, déconsidérées et humiliées par le racisme, l’hétéro-patriarcat et le capitalisme. Nous sommes dépossédées de ce que nous créons et produisons par toutes les communautés non-noires. Nous avons choisi l’afroféminisme pour transformer notre colère en action politique, pour lutter contre cette fatigue et ce sentiment d’impuissance. Nous avons choisi de lutter car nous choisissons la libération. Afrofem, Mwasi-Collectif Afroféministe, 2018, Éditions Syllepse, 8 euros

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Entre no(u)s autres

LA RÉCUPÉRATION DE LA NOTION DE SELF-CARE AU T A C R IA R T N A L B U PROFIT D PAR KHADIJA LAHSSINI

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e s dernières années, les librairies, les réseaux sociaux ont été envahis par de nombreux ouvrages réitérant l’injonction à trouver le bonheur et à cultiver la bienveillance envers soi. La notion de self-care n’a jamais été autant source de monétisation. Des personnes vivant au sommet de la pyramide des privilèges ont même réussi à nous faire croire qu’ils et elles n’allaient pas bien. Alors ok, why not « ça va » pas. Mais c’est pas comme si tu subissais dans ton corps, dans ta famille, dans ta vie sociale et mentale des violences systémiques et micro-agressions régulières ? Je veux bien moi savoir combien de mecs cis blancs vivent aussi mal leur petite vie de passe-droits et de privilèges. Tout ça pour dire que le self-care entend revenir à celles et ceux qui en ont réellement besoin. Ces personnes qu’on connaît tou∙te∙s et qui, quand elles cherchent un logement, se rendent à un spectacle, récupèrent leurs enfants à l’école, consultent un∙e médecin, cherchent un emploi, sont exploité∙e∙s au quotidien... Historiquement, la notion de self-care est bien éloignée des coachs blanc∙he∙s qui donnent des conférences hyper chères pour faire la promotion de la méditation et du yoga dans les grandes villes du monde occidental. Ce terme vient du vocabulaire médical, il est issu du traitement fait des personnes ayant des maladies mentales. Au-delà de la médecine, la notion de self-care est clairement politique et est liée aux questions de classe, race et genre. Ce sont les oppressions systémiques qui ont conduit certaines personnes de couleur à se centrer sur l’estime de soi et le bienêtre face au blantriarcat auquel il faut survivre tous les jours. On est à des kilomètres des formations, livres, applications, podcasts, conférences sur le mieux-être, car les dangers du management du bonheur sont de faire croire aux gens que leur santé mentale ne dépend que d’elles et eux. Le risque est de croire que si on se change soi à travers les méthodes du développement personnel, on évacue complètement la question, par exemple, des conditions matérielles d’existence. Se changer soi au lieu d’essayer de changer le monde, pour synthétiser. Il est évident que les gens, en fonction de leur classe, leur race et leur genre n’ont « Pas La Même Vie » pour citer Médine, Youssoupha et Kery James. Prendre soin de soi quand on est exposé∙e de manière quasi quotidienne à de la violence de toutes parts ne renvoie donc pas à la même urgence. Je dis pas que Jean Mi ne souffre pas, je dis seulement qu’il ne souffre pas de la même manière que les nôtres, et que les relais pour prendre soin de lui ne sont pas les mêmes non plus. Enfin, à l’image du féminisme, la notion de self-care a donc bien été récupérée par le capitalisme au profit d’une réflexion individuelle alors que son origine se place dans un champ de survie des personnes impactées par les oppressions systémiques.

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REPENSER E M S I L A N O I T A N L'HOMO EN FRANCE PAR MAL EK CHEIK H

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Entre no(u)s autres

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’homonationalisme est une notion qui s’est glissée dans notre paysage militant, médiatique et universitaire tout en étant assez peu étudiée ou questionnée. Certes, elle fait débat dans certains cercles qui, à mon avis, la rejettent pour de mauvaises raisons : notamment en l’accusant d’être une théorie intersectionnelle ; ce qui est assez ironique puisque la théoricienne Jasbir Puar est très critique de l’intersectionnalité. Toutefois, on peut se demander si le concept n’est pas devenu un terme fourre-tout, voire un simple slogan : on parle ainsi à la fois de racisme ou de droitisation des gays, de l’instrumentalisation des droits des minorités sexuelles, de nationalisme gay, mais aussi de discours, de politiques et d’individus « homonationalistes ». Difficile de se retrouver dans cette polyphonie. Je propose donc d’opérer un retour à la théorie de Puar, non pas pour poser sa lecture comme une autorité à partir de laquelle penser notre contexte, mais pour que nous puissions mesurer ses transformations. Ensuite, je mettrai en avant quelques perspectives possibles pour penser l’homonationalisme en France à partir des critiques déjà présentes. Homonationalisme : impérialisme, capitalisme, et sexualité Il faudrait plus d’espace pour présenter la théorie de Puar mais j’aimerais en fournir une présentation dans le désordre. Jasbir Puar propose cette notion dans l’après-11-Septembre aux États-Unis dans son ouvrage Terrorist Assemblages (2007)1 qui n’est que partiellement traduit en France2. Un contexte marqué par la violence islamophobe et « la guerre contre la terreur » qui utilise les mêmes procédés (terreur, torture) que le terrorisme qu’elle est censée contrer. Au même moment, les luttes LGBT connaissent leurs premiers « succès ». Puar propose donc une documentation alternative de la période post-attentat en interrogeant les rapports entre nation et sexualité. Il s’agit pour elle d’interroger les effets de la sécurisation des identités gays et lesbiennes. L’homonationalisme est donc développé pour questionner une transition historique : pourquoi une nation gay friendly est-elle désormais souhaitable ?

1 Jasbir Puar, Terrorist Assemblages: Homonationalism in Queer Times, Durham & London, Duke University Press, 2007. 2 Notons qu’il est important d’avoir une vue globale du travail de Puar car dans ce livre la pensée se fait et se défait à mesure que l’on avance dans la lecture. En outre, on peut aussi souligner qu’il y a une évolution de la notion dans son travail ce qui est rarement pris en compte par ceux qui critiquent sa pensée. Les références de la version française : Jasbir Puar, Homonationalisme. Politiques queers après le 11 septembre, Paris, éd. Amsterdam, 2012 (trad. Maxime Cervulle et Judy Minx).

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En 2010, Puar offre des éléments supplémentaires pour historiciser l’homonationalisme. Selon elle, « la question homosexuelle » vient compléter « la question féminine3 ». Durant l’ère coloniale, on demande aux indigènes : « Comment traitez-vous vos femmes ? ». Cette question légitimait que les hommes blancs sauvent les femmes non-blanches des hommes nonblancs4 puis, dans sa version néocoloniale, elle légitime que les féministes blanches volent au secours des femmes nonblanches opprimées par leurs hommes non-blancs5. Avec les premiers succès de la politisation des luttes LGBT, Puar note que cette question est complétée par une autre : « Comment traitez-vous vos homosexuel∙le∙s ? ». On mesurera ainsi la souveraineté des nations et la citoyenneté des individus à partir de leur tolérance à l’homosexualité… Et cela avec la complicité des acteurs queers qui ne sont plus associés à la mort. Notons qu’historiquement, l’homosexualité contenait des éléments raciaux renvoyant au juif, au noir, à l’arabe6 ou encore à un « vice oriental7 » dans les siècles passés. Dans les colonies, il fallait apporter un ordre sexuel et genré : celui de la binarité homo/hétéro et femme/homme. Cette historicisation (rapide !) qui place l’homonationalisme dans la continuité du colonialisme permet de mieux comprendre la transition dont il est question. Revenons à la question posée par Puar : Pourquoi une nation gay friendly est-elle souhaitable pour les nations occidentales ? Avec l’homonationalisme, Puar pointe l’émergence d’une homosexualité assimilable à la nation (l’homonormativité qui ne contredit pas l’hétéronormativité). Ce qui ne signifie pas qu’elles sont toutes assimilables. Selon elle, une nation gay friendly est souhaitable parce que c’est bon pour le capitalisme et, secondairement, parce que cela permet de soutenir l’agenda impérialiste des États-Unis et plus globalement celui des États occidentaux. Dans le contexte post-attentat, une division culturaliste du monde inspirée

de la théorie du « choc des civilisations » oppose les États occidentaux judéo-chrétiens à l’islam. L’homosexualité devient ainsi un marqueur privilégié pour signifier les frontières : « l’espace d’une différence culturelle radicale8 » entre un Occident judéo-chrétien libéré sexuellement et des Suds intolérants. L’exceptionnalisme sexuel ̶ ou « le processus par lequel une population nationale en vient à croire en sa propre supériorité et sa propre singularité9 », ici dans le respect des droits homosexuels ̶ produit une géographie imaginaire des normes sexuelles. L’homonationalisme apparaît donc comme « une illusion spatiale et temporelle10 » qui pose certains États comme plus avancés que d’autres : car pour civiliser l’Autre, il faut présupposer son retard. Et pour prétendre sauver l’Autre, il faut lui nier son agentivité (sa capacité d’agir sur le monde et de monter des stratégies pour résister). L’homonationalisme produit des binarités : islam vs. homosexualité, bons queers libéraux vs. mauvais (déviants pathologiques) ou encore l’idée que tou∙te∙s les homosexuel∙le∙s seraient blanc∙he∙s et tous les non-blanc∙he∙s hétérosexuel∙le∙s. Or, tout ceci se passe avec la complicité de certains corps homosexuels qui ont les capitaux (culturels, économiques) pour négocier leur citoyenneté sur le marché et performer l’exceptionnalisme sexuel : c’est-à-dire en répétant cette géographie imaginaire au point qu’elle se matérialise. Mais chez Puar, il s’agit de dépasser la binarité qui voudrait que nous soyons soit résistant∙e∙s, soit complices. Elle essaye de montrer qu’il y a des rencontres possibles entre différentes façons de se positionner (progressistes, radicaux, people of color) et avec le nationalisme. Recouvrer la mémoire Il me semble qu’une des critiques que l’on pourrait faire à nos usages de l’homonationalisme est de ne pas insister sur les continuités avec le colonialisme. D’autant plus que le contexte états-unien est particulier puisque les arabes-musulman∙e∙s ont cessé d’être blanc∙he∙s avec le 11-Septembre11, ce qui n’est pas le cas pour la France.

3 Jasbir Puar, “To Be Gay and Racist Is No Anomaly”, The Guardian, 2010, en ligne. URL : https://www.theguardian.com/commentisfree/2010/jun/02/gay-lesbian-islamophobia 4 Gayatri Spivak, “Can the Subaltern Speak?”, in Cary Nelson, Lawrence Grossberg (ed.), Marxism and the Interpretation of Culture, Chicago, University of Illinois Press, 1988, pp. 271-313. 5 Chandra T. Mohanty, “Under Western Eyes: Feminist Scholarship and Colonial Discourses”, Feminist Review, n° 30, 1988, pp. 61-88. 6 Stefan Dudink, « Les nationalismes sexuels et l’histoire raciale de l’homosexualité », Raisons politiques, vol.49, no.1, 2013, pp.43-45. 7 Paola Bacchetta, « Quand des mouvements lesbiens à Delhi questionnent les “Théories féministes transnationale”, Les Cahiers du CEDREF, n°14, 2006, p. 173-204. 8 Jasbir Puar, op. cit., 2007, p. 139, ma traduction. 9 Ibid., p. 5 10 Ibid., p. 78 11 On peut d’ailleurs souligner que c’est pour cette raison qu’elle s’attarde sur la question islamophobe : cela ne veut pas dire, comme j’ai pu l’entendre, que l’homonationalisme ne concerne que la production des musulman∙e∙s comme homophobes, les noir∙e∙s américain∙e∙s ont longtemps été considéré∙e∙s comme tel∙le∙s et certaines études tendent à faire le lien entre homonationalisme et les populations natives.

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Entre no(u)s autres Ici, les continuités avec le colonialisme ne peuvent être ignorées. On retrouve cette critique développée dans des réflexions du militant João Gabriell : « Même si c’est sous la forme de l’homonationalisme que l’impérialisme sexuel occidental se montre le plus explicite aujourd’hui, en réalité c’est le couple colonial binaire homo/hétéro qu’il faut attaquer politiquement et réellement, c’est-à-dire en accordant réellement du temps à décortiquer l’hétérosexualité produite par cette modernité occidentale (...).12 » En outre, comme le souligne Paola Bacchetta : « Il y a un problème lorsqu’on pose le fémonationalisme et l’homonationalisme comme des phénomènes entièrement nouveaux, parce que cela a tendance à nous faire oublier que les colonisateurs se sont servis presque partout dans le Sud global et de manière totalement centrale, du genre et de la sexualité dans les projets et pratiques coloniaux.13 » En se focalisant sur l’homosexualité, nous dit João Gabriell, on oublie que l’hétérosexualité (bourgeoise) est aussi produite par la modernité occidentale ; et en se focalisant sur l’impérialisme sexuel contemporain, nous dit Paola Bacchetta, on oublie de mettre en avant les continuités avec les projets coloniaux qui ont imposé un ordre sexuel. En se focalisant sur l’impérialisme sexuel contemporain, on arrive vite à des conclusions stériles sur la forme que devrait prendre la résistance : faire ou ne pas faire son coming-out, se dire ou ne pas se dire queer ou encore LGBT…Voire adopter des positions condescendantes vis-à-vis du Sud : on dira alors que les gays, là-bas, sont complices de l’impérialisme mais on taira volontiers l’hétérosexualité. Ce que je vois en Algérie dans les grandes villes, c’est de moins en moins d’hommes qui se tiennent la main dans la rue et de plus en plus de couples hétérosexuels qui demandent à ce qu’on reconnaisse le droit de vivre leur vie en amoureux sur l’espace public, le couple nucléaire avec grand maximum trois enfants. L’impérialisme sexuel ce n’est donc pas seulement le fait que des individus se reconnaissent comme LGBT, comme le souligne João Gabriell. Résister à l’homonationalisme, c’est probablement « recouvrer la mémoire ». Ce qui me rappelle une formule de Nacira Guénif : « Les garçons arabes sont les derniers bons élèves d’un machisme ringardisé.14 » Elle nous suggère un moralisme occidental qui s’est déplacé : de l’imposition de la binarité de genre et sexuelle durant l’ère coloniale, à un modèle contemporain qui fait la promotion de l’effacement des frontières sexuelles.

12 Voir le Blog de João Gabriell : https://joaogabriell.com/2017/06/29/ sur-la-binarite-coloniale-homohetero-une-ebauche-de-reflexion-2/ 13 Voir Friction Magazine : https://friction-magazine.fr/paola-bacchetta/ 14 Nacira Guénif-Souilamas, « L’enfermement viriliste : des garçons arabes plus vrais que nature », Cosmopolitiques, n° 2, 2002, p. 54.

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Les garçons arabes sont sur-intégrés à une version plus ancienne de ce qui légitimait leur domination. Mais on masque cette sur-intégration aux normes sexuelles occidentales en les renvoyant à un archaïsme prétendument islamique. Ne faisons pas la même chose sous couvert de lutter contre l’homonationalisme ! Soyons des mauvais élèves tout court ! Nacira Guénif suggère que : « Recouvrer la mémoire, la mémoire de son corps, lutter contre l’amnésie comme on lutte contre un sommeil qui pourrait devenir de plomb, rendrait sans doute aux fils d’immigrants arabes en France la part maudite qui leur manque, comme un membre amputé qui fait mal.15 » Ce que le colonialisme a détruit de nos sexualités, nous devons donc nous en rappeler : l’impérialisme actuel ne fait que renforcer l’amnésie coloniale. Si nous souhaitons penser la résistance, maintenir en tension les critiques des impérialismes sexuels contemporains avec l’imposition d’un ordre sexuel et genré hétéronormatif par les projets coloniaux me semble être un horizon émancipateur pour nous tou∙te∙s. Ce sont des réflexions qu’il faudrait poursuivre mais peut-être en saisissant l’homonationalisme dans l’intention d’ouvrir des espaces pour l’auto-critique, pour questionner, plutôt que pour préconiser telle ou telle conduite. Autrement dit, en acceptant parfois d’être à la fois complice et résistant∙e.

15 Ibid., p. 59.

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Entre no(u)s autres

UGLY

AS

FUCK

LDOUN A H K A R H O Z R A P Laide. Y-a-t il qualificatif plus dévastateur sur la psyché féminine ? Ici on définit la laideur physique – et non morale – comme une disharmonie des traits, voire du grotesque à la Elephant man. Une disgrâce telle qu’elle met d’emblée en cause le statu quo de ce qui est acceptable pour le féminin. Cette expérience de rejet de l’univers du désir par les voies de l’indifférence, du harcèlement ou de la violence soulignent l’interdiction de sortir d’un cadre normatif qui codifie et restreint ce corps à un espace extrêmement réduit : le beau. Dès lors, la beauté, essence du féminin, devient un instrument de torture. La laideur des corps féminins doit être évacuée. À défaut, il faut faire acte de pénitence, souffrir en martyre, recroquevillée en elle-même sous le regard intériorisé de l’Autre, juge et bourreau de l’ego humilié. Ce canon hégémonique du beau – forgé par et pour le regard masculin (blanc depuis 1492) – sert à la chosification du corps féminin dont l’objectif est la sublimation du désir masculin. Les mouvements de body positivisme et de self-love sont engagés dans la réappropriation de cet espace, en disputant la Pravda (la vérité) du corps unique et en injectant du relativisme, pour qu’il soit possible de redevenir sujette et maîtresse du corps féminin. Il importe désormais de rajouter une nouvelle option : occuper le terrain de la laideur. Pourquoi ? La laideur interroge et met en lumière les fondations virtuelles de l’univers du désir, et comment ce dernier, censé être du ressort de l’intime, n’est qu’un pur produit des représentations.

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Ces mécanismes, la laideur les rend visibles en refusant de se soumettre au regard, de se plier. La laideur envahit insidieusement l’espace, elle provoque et contrarie. Quand elle ne peut être ni effacée, ni corrigée, la laideur devient un élément de négation de l’être qui, de ce fait, doit activement être vidée de sa substance destructrice, et réappropriée. En effet, ce n’est qu’en se sortant du joug psychologique de la beauté, en ne s’offusquant plus d’être moche, pas plus que de se voir reprocher d’être mauvaise en maths, qu’on pourra se libérer de la performativité du corps féminin comme objet du regard du dominant. Revendiquons le droit d’être moche.

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RÉFLEXIONS SUR L'IDÉE DE « DÉCONSTRUCTION DU GENRE » EN CONTEXTE AFRO PAR JOÃO GABRIELL

À

l ’heure où dans les milieux queers afros, des concepts comme la « déconstruction du genre » ou la « binarité/non binarité » sont en plein essor, à l’instar des milieux blancs qui les avaient créés, il me semble crucial d’interroger la compatibilité desdits concepts avec les réalités afros. En effet, il n’est pas vain de se demander de quelle façon ce qui a été créé par d’autres, et qui plus est ceux qui sont en position d’oppresseurs sur le plan racial, peut nous servir (ou nous desservir ?). Tout d’abord, il me semble que les débats sur la binarité du genre ont été appropriés dans les milieux queers afros avec une forme de mimétisme qui devrait nous inquiéter. C’est-à-dire que comme dans les milieux queers blancs, on part du principe qu’il y a des gens « binaires » et d’autres « non binaires » en fonction des degrés de conformité ou non-conformité avec les attentes sociales sur le genre. Le problème, c’est que nous, noir∙e∙s, d’Afrique ou de la diaspora, sommes déjà toutes et tous en dehors de la binarité du genre masculin/féminin, du simple fait que nous sommes noir∙e∙s. C’est-à-dire du fait d’avoir été racialisé∙e∙s par un processus séculaire de déshumanisation et d’exploitation de masse. Dans l’entreprise coloniale, racialiser des peuples revenait aussi à les genrer et les sexualiser. Et puisque le racisme est un rapport social, en racialisant nos ancêtres comme « noir∙e∙s », les colons européens se sont aussi racialisés comme « blanc∙he∙s ». Nous sommes donc toutes et tous racialisé∙e∙s. Certain∙e∙s comme des êtres supposément supérieurs, et les autres, nous, comme des êtres supposément inférieurs. Il est vrai que c’est le colonialisme qui a imposé le modèle binaire masculin/féminin sur les peuples colonisés. Mais puisque nous avons été racialisé∙e∙s négativement, nous n’avons ni « la » bonne masculinité, ni « la » bonne féminité, au regard du référent eurocentré. La bonne masculinité est blanche (et bourgeoise), la bonne féminité est blanche (et bourgeoise). De plus, dans l’expérience de la traite négrière transatlantique, et la formation de sociétés nouvelles, esclavagistes, les Africain∙e∙s déporté∙e∙s ont connu des bouleversements sans précédents dans l’organisation familiale et les rapports entre les sexes, dont les conséquences sont mesurables à ce jour.

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Qui serait donc réellement « binaire » parmi les noir∙e∙s ? Ou plutôt, qui bénéficie réellement de privilèges associés à cette binarité parmi les noir∙e∙s ? Étant de plus en plus perçu depuis la transition comme homme noir, à savoir une identité très stigmatisée, tout comme la femme noire, bien que sur des registres et mécanismes différents, j’ai compris l’importance d’affirmer sans complexe une masculinité afro-descendante face à une suprématie blanche qui construit l’homme noir comme la figure de la bestialité, du viol, de la menace. Revendiquer sans sourciller l’humanité inconditionnelle des hommes noirs, donc désormais ma propre humanité, dans un environnement si hostile auquel je dois toujours plus trouver les moyens de m’adapter, n’ayant en plus pas été préparé à cette déshumanisation-là, n’est pas chose facile. Être fier d’être un homme noir n’est pas en soi du masculinisme – même si cela peut l’être aussi parfois dans un contexte patriarcal, vis à vis des femmes noires – mais une affirmation d’humanité. Tout doit être contextualisé. C’est pourquoi je suis de moins en moins à l’aise avec des réflexions qui universalisent ce qui serait « la normativité du genre » d’un côté, et sa « déconstruction » de l’autre. Bien sûr, il y a dans le contexte intracommunautaire noir des bénéfices obtenus grâce à une certaine conformité de genre. Il faut évidemment le reconnaître, car c’est aussi un facteur de violences et de vulnérabilité pour certain∙e∙s d’entre nous : les queers afros qui sont identifiables comme étant queer. C’est important car ce sont des violences auxquelles nous devons nous attaquer, mais aussi parce qu’elles divisent nos communautés. Et que ce soit clair, ce n’est pas aux queers noir∙e∙s de se taire, mais plutôt aux queerphobes parmi nous de comprendre qu’ils doivent choisir

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Entre no(u)s autres

l’émancipation des noir∙e∙s, de tou∙te∙s les noir∙e∙s, plutôt que de faire passer avant les quelques bénéfices qu’ils tirent du patriarcat. Mais les communautés noires ne sont pas les seuls lieux dans lesquels nous expérimentons le social. Quand nous vivons en Occident, il y a tout un monde, toute une société, toute une structure en dehors de nos familles et nos communautés. Et c’est bien là que les choses se compliquent pour les noir∙e∙s supposément « binaires ». Pour rester sur l’expérience qui est de plus en plus la mienne dans le rapport à l’État et aux institutions diverses, quel est le bénéfice d’avoir une masculinité « binaire » noire ? Être plus contrôlé par la police parce que perçu de fait comme plus « menaçant » ? Avoir beaucoup plus de chance d’aller en prison ? La chance ! Les femmes noires supposément « binaires » peuvent quant à elles égrener la liste des désavantages sociaux à être perçues, même a priori en conformité de genre « féminin », comme noires : le harcèlement sexuel racialisé, les moqueries racialisées sur le physique, notamment les formes du corps – hanches, fesses, etc. – les traits, les cheveux et types de coiffures, ainsi que les humiliations au travail, les violences gynécologiques reviennent assez souvent dans les discussions. Être fière d’être une femme noire et revendiquer, entre autres exemples, d’être belle, de donner une importance aux soins de ses cheveux, à ses tenues, ses bijoux, etc. n’est pas une « soumission » à l’idéal sexiste de la beauté, mais là encore une affirmation d’humanité. Et dans les deux cas, femmes et hommes noir∙e∙s supposément « binaires » sont exposé∙e∙s à des formes brutales d’exploitation (soit le salariat le plus précaire, ou l’exclusion du salariat – chômage -, ou encore économies parallèles criminalisées). Leur supposée « binarité » de genre, vis-à-vis du capital et de l’État français, n’apporte aucun privilège. Ce dernier ne fonctionne qu’en contexte communautaire. S’il est vrai que certain∙e∙s d’entre nous ne peuvent échapper à l’assignation au masculin ou au féminin, alors qu’iels ne se sentent appartenir à aucun des deux, ce qui doit être évidemment très dur à vivre au quotidien, rappelons-nous qu’aucun∙e parmi nous (excepté en

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cas de white passing) ne peut échapper à l’assignation raciale comme noir∙e∙s, qui automatiquement nous rend déviant∙e∙s en genre. Homme noir forcément irresponsable et violent, femme noire forcément moche, agressive, trop vulgaire (si elles sont musulmanes, remplacez « agressive » par « soumise », et « trop vulgaire » par « sexuellement réprimée, sûrement excisée et traumatisée »). Il faut donc en tirer les conséquences : dans ce contexte, en tant qu’afro-descendant∙e∙s, tous nos genres, « binaires ou non binaires » sont captifs de cette racialisation négative imposée. N’est-il donc pas évident que les discours sur « la déconstruction du genre » se construisant en dehors de cette réalité précise et historiquement chargée, bien qu’ils paraissent parfois satisfaisants d’un point de vue individuel, portent malgré tout en eux des horizons émancipateurs nécessairement limités d’un point de vue collectif ? Je ne dis pas que tou∙te∙s les afros-descendant∙e∙s doivent se réapproprier les masculinités ou féminités en conformité avec les attentes sociales des communautés afros. Ou qu’ils ne faudrait pas inventer d’autres possibles. Ce que chaque personne fait, pour elle-même (comment elle se genre, s’habille, se définit, etc.), m’intéresse peu. Je m’intéresse en revanche à la généralisation (très limitée bien évidemment à certains « milieux » dans lesquels j’évolue et pas à la société dans son ensemble), de certaines visions qui après avoir montré que la « construction » du genre était historiquement et culturellement située, oublient que sa « déconstruction », telle qu’on l’entend communément ici est elle aussi historiquement et culturellement située… Le côté universaliste de nombreux discours se développant – surtout, mais pas exclusivement aux États-Unis – sur la « déconstruction » queer, même of color, du genre passent parfois à côté de 400 ans (au moins) de négrophobie et de traumas post-esclavage. Et de nombreuses années de féroces stigmatisations des identités noires « masculine » et « féminine », dans des spécificités à analyser localement, en fonction de chaque contexte national. Hommes noirs supposément émasculés par des femmes noires castratrices,


mais dans le même temps homme noir brutal et femme noire victime. Et tou∙te∙s les deux mauvais∙e∙s pères et mères, à la sexualité débridée. Ne soyons pas surpris∙e∙s, dans ce contexte, que les nôtres veuillent s’approprier des modèles de genre et de familles desquels ils et elles furent historiquement exclu∙e∙s, pas seulement par idéologie raciste, mais aussi en raison des conditions qui étaient et sont les leurs : en effet, comment un homme noir peut-il par exemple jouer le rôle de pourvoyeur quand le taux de chômage est si fort, ou qu’il touche peu ? Comment une femme noire peut-elle jouer le rôle de la douceur, le pôle exclusivement supposé féminin de la parentalité, quand elle doit souvent subvenir seule aux besoins de ses enfants, et qu’elle est assignée depuis des siècles à du travail qui contredit le mythe de la femme au foyer, douce, etc. ? Ne qualifions pas la recherche de conformité de démarche « essentialiste ». Certes, le genre est bien une « construction sociale » pour nous, mais pleinement inscrite dans notre expérience d’une racialisation imposée et de tous les traumas qui viennent avec. Et je ne crois pas que cela se déconstruit tout simplement en disant « qu’on n’est pas obligé∙e d’être un homme ou une femme », comme s’il s’agissait d’une décision uniquement individuelle, complètement détachée des conditions matérielles et des contextes dans lesquels nous sommes pris∙e∙s. Comme si cette affirmation avait le même coût selon que l’on soit blanc∙he ou pas, de classe aisée ou pas. Il ne suffit pas non plus de brandir des articles qui montrent que des sociétés précoloniales n’avaient pas un modèle de genre binaire, car même s’il est utile de rappeler que c’est le colonialisme européen qui a imposé cette binarité, faire référence à des sociétés dans lesquelles nous ne sommes plus ne nous dit pas comment sortir de cette binarité. Les genres sont produits par des structures, une organisation économique et, qu’on le veuille ou non, nous sommes dans des sociétés capitalistes, eurocentrées, et binaires en terme de genre. Pour en sortir, collectivement, c’est-à-dire au-delà des légitimes affirmations individuelles, il faudra faire le lien avec l’organisation raciale et sexuée du travail, et avec l’ensemble des structures sociales. Comment donc penser l’ouverture de possibles, de même que la réponse à des violences qui affectent les plus minoritaires d’entre nous, tout en prenant pleinement en compte nos contextes et ce qui nous lie à tou∙te∙s les afro-descendant∙e∙s ou plus restrictivement à celles et ceux des communautés auxquelles nous appartenons ?

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Culture

PODCASTS Conseillés par Fania Noël :

Conseillés par Malek :

| Le Piment : Le squad qui met tout le monde dans la sauce, avec à la fin toujours un DJ set de feu https:// soundcloud.com/piiiiment

| Vintage Arab réalisée par Hajer, une série de podcasts rafraîchissante sur le patrimoine musical arabe qui s’adresse aux communautés porteuses de cette culture. https://soundcloud.com/vintagearab

| Le The Why Le Poukwa : Loren et Julien le meilleur duo de l’internet https://soundcloud.com/lepoukwa | Exhale de Atoubaa : le plus doux dans le selfcare, parle spécifiquement des femmes noires https:// soundcloud.com/atoubaa | Les émissions du Collectif Cases Rebelles : afromilitance au top. Des sujets passionnants. http://www. cases-rebelles.org/category/emissions/ | Le What’s The F* podcast, par Fania Noël https:// bit.ly/2pDDctv | Le MounWoke de RAK Célia Potiron nous offre un podcast d’une grande qualité en abordant les débats/ questions qui traversent la société martiniquaise. https:// soundcloud.com/raklemedia/mounwoke-episode01 | Le Womanist Podcast, podcast hors les murs de sistas #BlackGirlMagic https://soundcloud.com/ thewomanistpodcast | Le Podcast Tell ‘em Loren : que du bonheur et du charisme https://soundcloud.com/tellemloren | Aprés la premiere page, un podcast litteraire, sur les livres de femmes afrodescendantes.

| Latay Podcast, sur les expériences de la diaspora maghrébine en France : https://soundcloud.com/lataypodcast | Les interviews menées par Tarek Lakhrissi – artiste et poète basé à Paris – explorent la question du langage et de l’identité avec des invités au top : João Gabriell, Leonora Miano, Todd Shepard, Abdellah Taïa, Karim Kattan … https://soundcloud.com/tareklakh Conseillé par Khadija Lahssini : | Extimité, d’Anthony et Douce, un podcast qui donne la parole aux personnes minorisé∙e∙s https:// podtail.com/fr/podcast/extimite/ Conseillé par Mira Younes : | Un épisode du podcast féministe « Un podcast à soi » qui porte sur la maternité lesbiennes entre femmes racisées et issues des quartiers populaires: https://www.arteradio.com/son/61660625/un_podcast_ soi_ndeg13_entre_femmes?fbclid=IwAR0Fh7Z_qM-8U6DOqCapQG9Z_x9IGW18psjR9JmLEqv1Wjsja381_ npo10

| Le Punana podcast pas pour les mineurs... le podcast des histoires de sexe...Sombre https://twitter.com/ PunanaPodcast

A S L L E I D E S CON

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| La Parabole du Semeur – Octavia Butler Dans une société apocalyptique, Lauren, 15 ans, noire et fille de pasteur se retrouve à survivre sur la route après le massacre de sa communauté. Racisme, violence, sexisme, capitalisme féroce, les thèmes abordés par Octavia Butler dans ce roman aux allures prophétiques résonnent douloureusement en 2018. Il y est aussi question d’entraide communautaire, d’acharnement, de survie ET de survivalisme en tant que femme noire : comment se préparer au pire dans un monde qui n’a pas prévu votre survie ? La parabole du Semeur et sa suite La Parabole des Talents sont des incontournables de la science fiction.

Tout est dans le titre, vous trouverez ce que l'on vous recommande d'écouter, de lire ou de regarder !

| La Cinquième Saison – N.K. Jemisin. Première autrice à rafler le Hugo Award trois années consécutive pour sa trilogie – The Broken Earth dont La Cinquième Saison est le premier tome. Première femme noire à recevoir le prix tout court, N.K. Jemisin est considérée aujourd’hui comme la meilleure écrivaine de fantasy en vie. La Cinquième Saison se déroule dans un monde où l’humanité est réduite à une extinction imminente. La terre ne cesse de trembler causant morts et dévastations sur tous les continents. Craints mais surtout méprisés pour ce qu’ils représentent, les Orogènes, êtres aux pouvoirs leur permettant de contrôler la terre, sont chassés, tués ou réduits au rang de serviteurs. Au début du roman, une femme rentre chez elle et découvre son petit garçon de trois ans mort et sa fille disparue. Elle comprend aussitôt que, malgré tous ses efforts pour le cacher, son mari sait tout sur ses enfants et elle : ils sont orogènes. Elle n’a plus qu’une idée en tête : le retrouver et le tuer. De la haute fantasy, des personnages racisé∙e∙s, un monde extrêmement complexe, une mythologie travaillée et une intrigue captivante : cette trilogie est juste parfaite. Pour les fans de Robin Hobb, c’est du plaisir en barre ! | No Home (Homegoing) – Yaa Gyasi Deux demi-soeurs séparées à la naissance grandissent pour épouser deux destins totalement différents : l’une est vendue en tant qu’esclave tandis que l’autre est mariée à un esclavagiste. Nous suivons ensuite chaque descendant.e de ces deux sœurs – le temps d’un chapitre – jusqu’à nos jours. La grande Histoire croise ainsi les petites. L’auteure parvient à représenter l’impact direct de l’esclavage, de la colonisation, de la ségrégation mais aussi des coutumes familiales sur le déroulement d’une vie. Comment les décisions de lointains ancêtres définissent encore la vie des nouvelles générations... Puissant.

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Culture | BORDERLANDS, La Frontera. The New Mestiza – Gloria Anzaldùa (1987) En mai 2019, le colloque international « Traduire les frontières » se réunira pour aborder la pensée développée par Gloria Anzaldùa, une écrivaine chicana qui est aussi la première à avoir utilisé le terme « queer » à l’université. Bien que son travail ait été invisibilisé, il a été d’une influence considérable pour différents champs disciplinaires et théoriques. Cette année, son ouvrage Borderlands, La Frontera va enfin être traduit en français aux éditions Cambourakis ! Voilà une bonne raison pour se pencher sur ses écrits. Dans ce livre chamboulant, Anzaldùa tisse des liens entre la prose et la poésie, entre les multiples langues qui l’habitent, entre l’autobiographie et la théorie. Elle y développe notamment la notion de frontières d’un point de vue géographique (puisqu’elle a grandi près de la frontière du Mexique) et métaphorique. La Frontière comme un espace qu’on habite, qui nous traverse, et que l’on traverse. | L’Ange du Patriarche, Kettly Mars, Mercure de France, 2018 | Conseillé par Sol Brun L’Ange du Patriarche est le huitième roman de Kettly Mars, écrivaine haïtienne. L’histoire se passe à Port-auPrince. Emmanuela se voit confier par Couz, sa cousine de 79 ans, le secret de la malédiction qui frappe leur famille. Emmanuela décide de ne pas accorder d’importance à cette révélation... jusqu’à ce que son quotidien se bouleverse et qu’elle assiste à des événements de plus en plus inquiétants. Sur le mode du thriller, le roman de Kettly Mars est un roman dans lequel on découvre trois générations de femmes haïtiennes, entre Haïti et les États-Unis, qui font face à la vie, aux hommes et à la société. Kettly Mars puise son inspiration dans la riche culture vaudoue pour construire ce qu’elle décrit elle-même comme un roman féministe, sur la complicité et la force des femmes. | Déjouer le Silence : contre-discours sur les femmes haïtiennes – Sous la direction de Sabine Lamour et Denyse Cöté, 2018 | Conseillé par Fania Noël « Le mouvement féministe haïtien vient de célébrer ses 100 ans. L’occasion est donc idéale pour réfléchir sur la réalité des Haïtiennes et des Antillaises en y intégrant des courants européens, américains et panafricains ». Pour moi, ce livre est important pour comprendre le développement d’un mouvement féministe dans un pays du Sud global. Il met en perspective les discours réactionnaires ; que ce soit ceux des mouvements de droite comme ceux existant au sein des mouvements anti-racistes contre le féminisme.

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Sans évacuer la question de l’impérialisme, l’ouvrage rend compte de la façon dont la lutte contre le patriarcat prend forme lorsque l’étau qu’est la pauvreté, la bourgeoisie locale et la corruption, se resserre, permettant ainsi un regard salutaire dépassant les cadres occidentalo-centrés. | La Férocité blanche. Des non-blancs aux nonaryens, génocides occultés de 1492 à nos jours – Rosa Amelia Plumelle-Uribe | Conseillé par Émy Masami Quatrième de couverture : « La traite des Noir∙e∙s, la conquête de l’Amérique, l’occupation de l’Afrique ont profondément modifié les rapports des Européens aux autres. Le pas entre différence et supériorité a été franchi. La hiérarchisation raciale illustre la débâcle morale de l’Europe. Le nazisme, en transposant des non-Blanc∙he∙s aux non-Aryen∙ne∙s cette dévaluation des êtres dits « inférieurs », a commis le crime impardonnable de porter au cœur du monde européen une férocité jusqu’alors réservée à d’autres continents. Avocate originaire de Colombie et portant dans sa chair et dans son cœur les héritages Natifs Américains et noirs, Rosa Amelia Plumelle-Uribe instruit à charge et prouve, poignants témoignages en main, que dans les rapports d’asservissement imposés par l’Europe à d’autres peuples, même si le but principal n’était pas leur extermination totale, leur destruction ou leur asservissement n’en devenait pas moins inévitable dès lors qu’ils étaient déclarés officiellement inférieurs. » Cette lecture est extrêmement dure ; certains épisodes relatés sont d’une violence parfois insoutenable, mais elle met en lumière les comportements qu’ont eu les colons au quotidien envers les populations colonisées, opprimées et ̶ pardonnez mon euphémisme – : maltraitées. ois insoutenable, mais elle met en lumière les comportements qu’ont eu les colons au quotidien envers les populations colonisées, opprimées et ̶ pardonnez mon euphémisme – : maltraitées.


BANDE DESSINÉE DÉSHUMANISATION ADMINISTRATIVE: LA QUEUE DU GUICHET STU DE LA PRÉFECTURE DE BOBIGNY OUNES Y A IR M T E IS V A D PAR ANNETTE

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ASSIÉGÉ-E-S.COM

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TU AS COUPÉ L'OCEAN EN DEUX POUR ÊTRE ICI. SEULEMENT POUR NE RENCONTRER RIEN QUI TE VEUILLE. -IMMIGRANT-E

NAYYIRAH WAHEED

SI TU GARDES LE SILENCE AU SUJET DE TA DOULEUR, ILS TE TUERONT ET DIRONT QUE TU AS AIMÉ CA. ZORA NEALE HURSTON

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