#5 - Transmettre

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tr #5 · SEPTEMBRE 2021

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Couverture : Zas Ieluhee Mentions légales Éditions Syllepse 69 rue des Rigoles, 75020 Paris syllepse.net isbn : 978-2-84950-978-4 Imprimé par Spektar 7, Heidelberg Str., Drujba 2 1582 Sofia, Bulgaria


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assiégé-e-s.com info@assiegé-e-s.com @assiege_e_s

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SOMMAIRE ÉDITO

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À LA UNE : TRANSMETTRE À rebours de l’oubli Traumas transgénérationnels et guérison à travers l’histoire intime d’une lignée de femmes caribéennes Isis Labeau-Caberia 6 Créer nos archives, transmettre nos histoires de lesbiennes et queers raciséEs Un dialogue avec Paola Bacchetta et Nawo Crawford Ghiwa Sayegh 13 Apprendre d’Audre Lorde Penser nos luttes autour de l’érotique Laurence Meyer 18 Mème éthique La modélisation de nos souvenirs Alias 24 Vivre et transmettre las danses hip-hop Larissa Clement Belhacel 30

PORTFOLIO National Museum of Eelam La diaspora tamoule racontée par ses objets quotidiens Jeyavishni Francis Jeyaratnam 35

LA RENCONTRE LOCs : Lesbiennes radicales tant qu’il le faudra Propos recueillis par Malek Cheikh 40

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TRAVERSER LA FRONTIÈRE Solidarité avec la résistance du peuple palestinien La revue AssiégéEs 45 Être migrant·e en pandémie Ser Migrante en pandemia Sara Isabel

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Rendre hommage ? Non ! Poursuivre les luttes Gerty Dambury 51

ENTRE NO(U)S AUTRES Bribes de conversations Karim, Manel, Houyem 55 Diaspora sud-asiatique : sortir du silence et retrouver le chemin vers nous-même Aroun Mariadas Savarimouttou 59 jamais Tandis que ce feu en moi jamais ne s’éteindra Lamia Aït Amara 63 Un outil pédagogique de gestion transformatrice des violences intracommunautaires Riddim Mal Kassé 67

CULTURE Sonjé… Lau Ralin-Nollet 73 Aïcha 9andicha Reese Chniber 75

LA BD Aliénation de lign(é)es MMTK

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ÉDITO

« Résister aux logiques qui produisent la non-existence » MALEK CHEIKH Cela peut sembler paradoxal de chercher la lumière dans des travaux dont je conteste grandement le vocabulaire, les termes et les interprétations. Pourtant c’est notre lot ; épier les étincelles dans les ombres de la saisie maladroite, ou purement dévastatrice du réel1.

L

es absences et les manques nous hantent. Nous les comblons par des « lectures perverses » de l’Histoire et des bricolages d’archive. Pour les « racisés d’en bas », l’absence de traces conduit parfois à tourner le regard vers ce qui s’est joué aux États-Unis. Il arrive que nous soyons contraint·es d’épier les archives coloniales/hégémoniques comme Michaëla Danjé dans « Je chante l’amour du Collectif ». Ces histoires nous parviennent en fragments. Elles nous interpellent et nous interrogent. Nous tentons de répondre à leur appel, et aux désirs de justice qu’elles invoquent, et dans lesquels parfois nous nous reconnaissons. Au cœur d’AssiégéEs, il y a une volonté de conserver quelques « traces » des pensées et luttes minoritaires. Nous savons qu’une telle démarche est complexe car la publication d’une revue papier implique nécessairement de cadrer, hiérarchiser, sélectionner. Comment ne pas reproduire dans nos passions d’archive, nos collectes de traces, la même violence épistémique qui est à l’origine de l’occultation et de la production de la non-existence ? C’est probablement l’un des points de départ du présent numéro qui regroupe des interprétations de notre appel à contribution sur les transmissions et leurs im/possibilités, en contexte post-colonial et post-esclavagiste. Ce texte, entre les textes, revient sur quelques enjeux soulevés par nos contributeur·ices. L’incomplétude de chaque instant Il y a vingt ans, le Groupe du 6 novembre – collectif lesbien racisé autonome – publie son anthologie Warriors/ Guerrières : une histoire récente et pourtant encore mal connue, précédée par d’autres histoires individuelles et

collectives. C’est la démarche de collecte de ces textes écrits par des lesbiennes racisées en France qui est racontée dans l’entretien conduit par Ghiwa Sayegh avec Paola Bacchetta et Nawo Crawford, à l’occasion de la publication de l’anthologie à paraître Fireflies : Lesbian of Color Archival Enactments in France, 1980s to Present. Elles reviennent sur les difficultés et les espoirs de transmettre l’histoire de celles et ceux dont ont dit qu’ils/elles n’ont pas d’histoire. Si les nationalismes sexuels consistent en la naturalisation d’absences activement produites, une telle archive nécessite de travailler avec elles : en présupposant l’incomplétude de chaque instant. Se situant dans la continuité du Groupe du 6 Novembre et des collectifs féministes/lesbiens qui l’ont précédé, notre rencontre avec les Lesbiennes of color (LOCs) amènera à aborder les enjeux de visibilité et à envisager la transmission de l’histoire des luttes collectives comme une responsabilité partagée entre générations. Cela passe par l’identification des logiques qui en sont à l’origine, mais aussi en interrogeant les différentes façons dont nous sommes amenés à participer à l’occultation. Comment approcher ces histoires et ne pas indéfiniment les renvoyer à la marge, en note de bas de page, entre parenthèses ? Ces discussions encouragent les nouvelles générations et celles qui précèdent à prendre en charge cette mémoire pour résister aux logiques qui produisent la non-existence. Prendre la responsabilité de sa mémoire Lau Ralin-Nollet nous présente une sélection de poésies présentées sous forme de collages (« Sonjé… »). Elle écrit pour exprimer une colère, pour retrouver des souvenirs « d’une enfance, d’une terre et d’ancêtres, me dit-elle, que je ne connais pas toujours ». Dans « Sonjé… » elle souligne la chose suivante : « Semblerait que nos vies comptent une fois finies. Mais nos voix ? Nos voix vivantes, multiples, différentes qui résonnent comme le kon’lambi de nos ancêtres marrons. » Gerty Dambury, ex-membre de la Coordination des Femmes Noires, nous livre une réflexion critique sur la fonction de l’hommage alors que nous regrettons la mort de Béatrice

1  Michaëla Danjé, « Je chante l’Amour du collectif », AfroTrans, éd. Cases Rebelles, 2021, p. 93.

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ÉDITO Elom, ex-présidente de la Coordination. Elle y dessine une voie divergente, inspirée de traditions africaines qui conçoivent que les morts ne sont pas morts : « Et si la lutte des femmes noires n’était qu’un seul long souffle ininterrompu ? » Ce texte saisissant fait ce qu’il dit, et nous plonge dans différentes temporalités nous invitant à considérer les échos entre les débats des années 70 et ceux d’aujourd’hui. Que gagne-t-on à décentrer les cadres androcentrés, nationalistes, homogénisants qui régulent la manière dont on se saisit des identités collectives ? Isis Labeau-Caberia nous propose un travail d’auto-documentation, qui remonte à six générations d’une lignée de femmes caribéennes pour tisser des liens entre les petites histoires et la grande histoire. L’auto-documentation apparaît comme une façon de décentrer une conception androcentrée et spectaculaire de l’histoire, tout en forçant à « réaliser que l’histoire de l’esclavage est, pour soi-même, une histoire intime. » Le Portfolio que nous publions regroupe quelques photographies issues du National Musuem of Elaam, accompagné d’un texte de Jeyavishni Francis Jeyaratnam. Ce projet, né d’un retour au pays natal, collecte les fragments d’une histoire de destruction et de contrainte à l’exil à travers les objets du quotidien. Le musée se présente sous une forme de mosaïque et « se démarque des représentations de l’identité tamoule centrées sur la guerre qui dominent dans l’espace public de la diaspora. » Dans les dernières pages du numéro Reese Chniber propose un court texte qui vous donnera envie de re-découvrir « Aïcha 9andicha » : entre mythe et fait historique. Il interroge comment des figures historiques sont appropriées de façon concurrente. Il est accompagné d’illustrations, issues d’une série entamée suite au décès de sa grand-mère maternelle. Reese y explore le trauma transgénérationnel en jouant sur l’empreinte digitale. La bd de MMKT, aliénation des lign(é)es, se questionne sur les héritages et ouvre en un sens sur la possibilité d’inventer et découvrir. Notre être au monde n’est-il légitime que parce qu’il est précédé par une tradition ? Le numéro mobilise différentes approches pour approcher les histoires en décentrant l’héroïque et le spectaculaire, et pour rendre palpable les continuités. Chanter l’amour du collectif Nous avons vu des tabous se sceller autour d’événements, de collectifs, qui ont été traversés par des conflits, la violence, ou encore le deuil. C’est parfois ce qui rend si difficile de transmettre la mémoire des luttes collectives. Comme le souligne Laurence Meyer dans son article « Apprendre d’Audre Lorde, penser nos luttes autour de l’érotique » : « Nous voulons paradoxalement que notre politique n’ait rien de personnel. » Se

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confronter au personnel dans nos luttes c’est peutêtre d’abord mettre en place des outils et ressources pour prendre en charge les conflits dans un objectif transformateur. Riddim Mal Kassé, nous propose un article pensé comme un outil de gestion des conflits intracommunautaires. Illustré par Maya Mihindou, cet outil permet de s’introduire à la justice transformatrice, et donne des pistes pour organiser des cas pratiques. Selon Laurence Meyer se confronter à la dimension personnelle de la politique ne devrait pas se réduire à la gestion des conflits mais en une réinstauration de l’érotique comme ressource et instrument de guérison politique. Transmettre en migration Zas Ieluhee, également illustratrice pour ce numéro, explore et nous propose sa réflexion sur ce qui se cache derrière les mèmes qui circulent sur internet. Comment se donner la place, occuper une place quand nous sommes migrant·es ? Sara Isabel interroge l’expérience migrante de la pandémie à partir de sa position située. Traduit de l’espagnol, son texte interroge comment les événements s’intègrent à sa vie, tout en rendant compte de l’hétérogénéité des expériences de la migration, hiérarchisées entre elles. Comment négocier avec un programme d’enseignement qui marginalise les histoires des descendant·es de colonisé·es ? « Bribes de conversation : Transmettre par l’enseignement » nous convie dans un dialogue entre trois enseignant·es sur la pratique de l’enseignement en France : Karim, Manel et Houyem. Il rend compte de leurs frustrations, et des outils et ressources développées afin de transmettre des savoirs libérateurs. Larissa Clement Belhacel récolte les témoignages de danseurs de hip-hop dans son texte qui nous précipite dans l’énergie d’un cypher. On y aperçoit la place centrale de l’observation, et la potentielle marginalisation des pratiques collectives d’apprentissage par l’émergence de formations. Comment transmettre la langue, quand l’école rejette le bilinguisme des enfants de l’immigration post-coloniale ? Lamia Aït Amara, nous propose un texte poétique écrit entre les langues sur son devenir-mère en terre d’exil. Aroun Mariadas présente un entretien croisé avec trois membres de la diaspora sud-asiatique. Il y aborde le poids de l’assimilation et ses paradoxes, la difficulté d’accéder à sa propre histoire, et les tentatives « pour soigner ces ruptures et relier les pointillés qui nous séparent de nous-mêmes ». Ce numéro est hanté par le deuil et les désastres humains que nous vivons en France, à distance de nos pays d’origine, ou sur place. À l’heure où je finalise ce texte, le Liban sombre dans un black-out, Haïti est frappé par un séisme, une partie de l’Algérie prend


ÉDITO feu, les talibans pénètrent dans Kaboul, des images de violence tournent en boucle… S’il semble se focaliser sur le continuum colonial français, il est important de rappeler que c’est entre ces multiples contextes que nous vivons parfois intimement que ce numéro a été composé. Nous re-publions dans ce numéro notre réponse à l’appel des queer et féministes palestiniennes à soutenir la résistance du peuple palestinien en date du 18 mai 2021. Nous sommes convaincus que la lutte contre l’injustice et l’exploitation, où qu’elle se trouve, est une victoire pour l’ensemble des communautés qui n’étaient pas sensées survivre, et qui se reconnaissent dans ce désir. J’ai choisi de clore cet édito par un collage de Fedra Guttiérez (Mundo Nuevo). Dans notre dernier numéro, elle approchait la décolonisation comme un horizon de fin du monde, la fin souhaitable d’un monde « qui ne permet pas la cohabitation des différents mondes ensemble » me ditelle dans une note WhatsApp. Cela passe notamment par une négation d’un partage de temporalité, l’ignorance, l’infériorisation, l’imposition d’échelles dominantes, ou encore la soumission à une logique productiviste (Boaventura de Sousa Santos) : ces logiques qui produisent la nonexistence doivent être identifiées y compris dans nos propres lectures, dans nos propres pratiques de publication, ou d’écriture. Jusqu’ici la précarité de notre revue implique que chaque année est une bataille pour réclamer un espace pour nos pensées. Nous nous engageons à développer une culture de publication et une ligne éditoriale à même de se confronter, dans les années à venir, à ces enjeux.

Illustration : Fedra Guttiérez, Mundo Nuevo

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À LA UNE : TRANSMETTRE À rebours de l’oubli

s et guérison el nn io at ér én sg an tr as m Trau une lignée à travers l’histoire intime d’ de femmes caribéennes

ISIS LABEAU-CABERIA

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ranscription : « L’an mil huit cent quarante, le onze juin, Il s’avère que à neuf heures du matin, nous soussignés, adjoint du maire Victorine Labeau de la ville de Saint-Pierre, ile de Martinique, remplissant les n’est, pour moi, fonctions d’officier de état civil par délégation sur la réquisition à nous faite en vertu de l’art. 3 de l’arrêté royal du 29 avril 1836, avons pas une inconnue. transcrit le titre d’affranchissement dont suit la teneur n° 2853, Victorine Victorine n’est autre (Labeau), capresse de vingt-neuf ans, et ses cinq enfants, Jules de huit que mon arrièreans, Jean-Michel de sept ans, Prote de cinq ans, mulâtre ; Rosina de trois arrière-arrièreans, mulâtresse et Emile d’un an, tous nés à Saint-Pierre, demeurant au arrière-grand-mère. Mouillage et esclaves du sieur François Messe (?), habitant propriétaire au mouillage, à eux accordés aux termes de l’arrêté de monsieur le gouverneur en date du trente septembre mil huit cent trente-neuf, la dite transcription faite en présence du sieur Pierre Nicolas Meizeng, écrivain à la mairie de Saint-Pierre, âgé de cinquante-cinq ans, et sieur [nom illisible] 1 Anquetil, rentier, âgé de soixante ans, tous deux domiciliés en cette villes, lesquels ont signé avec nous ; Dont acte . »

1  Source électronique : ANOM, registre tous actes, Saint-Pierre (Martinique), 1840, p. 133.

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À LA UNE : TRANSMETTRE C’est une chose que de comprendre théoriquement la persévérance contemporaine des stigmates de l’esclavage […] C’en est une autre de réaliser que l’histoire de l’esclavage est, pour soimême, une histoire intime. Une histoire ô combien proche de soi. Une histoire qui n’a rien d’abstrait. Le 11 juin 1840, à 9 heures du matin, en la commune de Saint-Pierre de la Martinique, une jeune femme esclavagisée du nom de Victorine Labeau accédait à la liberté, près de 8 ans avant le décret gouvernemental qui abolirait définitivement l’esclavage dans les colonies et possessions françaises. Décrite par l’officier d’état civil comme une « capresse de vingt-neuf ans », Victorine était affranchie en même temps que ses cinq enfants, dont un dénommé Jules, âgé de seulement 8 ans. De façon intéressante, le petit Jules et ses quatre frères et sœurs se voyaient quant à eux désignés par l’acte d’affranchissement en tant que « mulâtres ». Témoignage incongru d’une société si profondément infusée d’obsession raciale et colorimétrique, que son jargon bestialisant parvenait même à se frayer une place parmi les froids et rationnels paragraphes des actes administratifs. Ce constat a d’ailleurs de quoi laisser songeur·se, dans une France contemporaine abreuvée du mythe selon lequel le racisme français – contrairement à son homologue étasunien – n’aurait prétendument jamais été sanctionné par l’Etat, ses institutions et son arsenal juridique… À la lecture de ce document manuscrit âgé de 180 ans – scène émouvante d’une vie anonyme, figée dans le marbre temporel par de minuscules caractères cursifs dont l’encre s’évanouit déjà en de pâles volutes sur le parchemin jauni – je suis saisie d’un puissant vertige. Quelle fut l’histoire de cette femme, qui avait alors l’âge exact que j’ai aujourd’hui ? Comment parvient-t-elle à obtenir sa liberté ? Compte tenu de la réalité sociologique des affranchissements, largement documentée par l’historiographie (l’écrasante majorité des affranchissements concernaient des femmes, dont un nombre significatif étaient des « concubines » de leur maître[1]…), il est fort probable que les enfants « mulâtres » de Victorine aient eu leur propre maître pour géniteur, un certain « sieur François Messe » nommément mentionné par l’acte…. Quel combat, quels sacrifices, quelle abnégation – quelles violences, aussi – concourent-ils à cette émancipation ? Et surtout,

quelle fut la vie de Victorine et de ses enfants après leur accession à la liberté ? Il s’avère que Victorine Labeau n’est, pour moi, pas une inconnue. Victorine n’est autre que mon arrièrearrière-arrière-arrière-grand-mère. Son fils Jules, âgé de 8 ans lors de l’affranchissement, est l’arrière-grand-père de ma grand-mère maternelle, Renise, laquelle, encore en vie et en pleine forme à ce jour, vient de célébrer ses 93 ans. Victorine, Renise et moi… La grande histoire caribéenne à travers la petite histoire de ma lignée de femmes La litanie des « arrière » pourrait ici être trompeuse, faisant croire à un passé si lointain que son examination relèverait uniquement de la pure curiosité intellectuelle d’une jeune écrivaine férue d’archive. Il n’en est rien. Six générations seulement me séparent de Victorine – cinq de son fils Jules, et cette formulation permet immédiatement de prendre conscience de la troublante proximité de ce passé servile. C’est une chose que de comprendre théoriquement la persévérance contemporaine des stigmates de l’esclavage, ce que l’historienne afro-étasunienne Saidiyah Hartman nomme « the afterlife of slavery[2] » (la « vie après la mort » de l’esclavage) ; sa généalogie avec les inégalités raciales et les discriminations socioéconomiques qui continuent d’affecter les descandant·es d’esclavagisé·es ; sa responsabilité héréditaire dans le mal-développement structurel qui entrave les postcolonies dites d’« Outremer »… C’en est une autre de réaliser que l’histoire de l’esclavage est, pour soi-même, une histoire intime. Une histoire ô combien proche de soi. Une histoire qui n’a rien d’abstrait. C’est en effet une histoire larvée au cœur même de ma propre lignée familiale. Une histoire qui, ainsi, m’a façonnée, et dont les legs invisibles continuent de vivre dans ma chair, dans mon sang et dans mes représentations, conscientes comme inconscientes. Oui, moi, l’enfant des années 1990, n’ayant jamais manqué de rien, diplômée de Sciences Po Paris, pur produit d’une jolie fable méritocratique – de celles dont le système français a depuis bien longtemps égaré la recette. Rejeton parmi tant d’autres d’une fulgurante ascension sociale qui, en l’espace d’une génération, nous fit collectivement passer des allées boueuses et tranchantes des champs de canne du Béké à celles, aseptisées et sous néon blafard, des hypermarchés du Béké. Un conte de fées collectif, dont se réveille peu à peu un peuple entier, les yeux rougis et la bouche pâteuse, le front migraineux des promesses chimériques qui se dissipent dans les vapeurs de rhum et de chlordécone… Mais là n’est pas l’unique raison de mon vertige.

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À LA UNE : TRANSMETTRE Il s’avère qu’aussi proche soit ce passé servile, il n’en demeure aucune trace dans le récit de ma famille. En effet, j’ai grandi biberonnée aux mythes familiaux de notre « absence totale » d’origine africaine – une légende dont se targue encore fièrement ma grand-mère Renise, quitte à nous prêter d’obscures origines bretonnes dont je n’ai jamais réellement saisi ce sur quoi elles se fondaient… Certes, dans un pays dont plus de 90 % de la population descend d’esclavagisé·es, une telle légende familiale n’a rien de crédible. Mais la majorité de ma famille, à la peau claire et aux cheveux « lisses », peut au moins feindre d’y croire. Pour ma part, mon teint sombre et mes cheveux crépus, dans la violence coloriste de la société martiniquaise, ne m’ont jamais laissé le bénéfice de la naïveté. Les questions sur mes origines réelles surgirent donc très tôt dans ma tête d’enfant. Une amnésie suspicieuse, tissée de honte et de tabous héréditaires

d’énonciation, réduits à quelques lignes lacunaires sous la plume des administrateurs et plantocrates coloniaux. Pourtant, aussi logiques soient-elles, ces explications ne suffisent guère à expliquer l’ampleur du silence généalogique, mâtiné de honte, qui pèse sur nombre de familles antillaises, à commencer par la mienne. Elles ne suffisent pas à expliquer la raison pour laquelle, en l’absence d’écrit, l’oralité n’a été que si peu investie pour transmettre les mémoires lignagères, alors même qu’elle est développée dans bien d’autres pans des cultures antillaises… Pour le dire plus clairement, dans la majorité des familles caribéennes, le souvenir de l’esclavage n’est pas simplement une absence. Car qui dit absence, dit vide, dit néant. Après tout, l’absence se définit par la négative ; elle est la négation de quelque chose... Or, l’absence dont il est ici question possède une texture étonnamment positive ; elle est singulièrement présente, singulièrement pesante. Elle est lourde. Palpable. Grosse de décennies d’amnésie volontaire. Elle est un silence inconfortable, malaisant, tonitruant.

À partir du milieu du En réalité, cette amnésie Petites femmes effacées vingtième siècle, nos grands– qui s’impose dès lors que parents fuirent le champ de par la grande Histoire, l’on tente de remonter à plus canne sans jamais daigner mais aussi, plus crûment, de deux ou trois générations regarder en arrière, avec la par nos petites histoires : dans l’arbre généalogique – hâte honteuse de celles et celles que l’on raconte ou ne concerne pas uniquement ceux qui n’ont d’autre choix au contraire, celles, bien ma famille : elle semble que d’oublier pour survivre. plus nombreuses, que l’on bien plutôt constituer une Que d’oublier pour ne pas tait, et qui s’engloutissent caractéristique singulière sombrer dans la folie et la à jamais dans le gouffre de des familles caribéennes. détestation de soi. Mais aussi l’oubli volontaire… En effet, il n’est pas rare déterminée qu’ait été la fuite, pour les familles françaises il s’avère que le champ de (et pas seulement celles canne… continue de vivre d’extraction sociale favorisée) de pouvoir remonter en nous. Il continue de vivre en moi. Car les piedsle fil de leur lignée jusqu’au xviiie siècle au moins, ancres de ma grand-mère, testament de la rudesse de voire de disposer de reliques familiales transmises ses origines paysannes, je les porte sous moi. Et que je de génération en génération. De même, en Afrique le veuille ou non, ils me relient à la longue histoire de de l’Ouest, même en l’absence d’écrit, les traditions ces travailleuses de la terre qui peuplent ma lignée. Ces orales griotiques permettent à de nombreuses familles aïeules aux noms et aux visages anonymes. Africaines d’avoir connaissance de leur lignée – un savoir d’ailleurs déportées. « Créoles » esclavagisées. Indiennes tamoules fièrement entretenu et conservé. « engagées[4] ». Petites femmes effacées par la grande Histoire, mais aussi, plus crûment, par nos petites histoires : À cet égard, il serait tentant d’avancer l’explication celles que l’on raconte ou au contraire, celles, bien suivante : en contexte colonial, les populations antillaises, plus nombreuses, que l’on tait, et qui s’engloutissent discriminées, paupérisées et analphabètes, ont été à jamais dans le gouffre de l’oubli volontaire… Ces systématiquement exclues du privilège qu’étaient l’accès petites histoires soigneusement sélectionnées, à coups de à l’écrit, la conservation généalogique et, plus largement, secrets, de honte héréditaire, et de farouche volonté de la capacité à transmettre son histoire avec ses propres survivre. Ces petites histoires qui tissent et détissent la mots et suivant ses propres termes. Définition même broderie de nos mémoires familiales, en y laissant des du subalterne tel que conceptualisé par la philosophe trous béants que tout le monde fait mine de ne pas voir, indienne Gayatri Spivak[3], les couches populaires et des accros aux déchirures bien trop nettes pour être la antillaises n’ont longtemps pas eu la possibilité de se simple œuvre du temps qui passe… dire – seulement celle d’être dites. Objets (et non sujets)

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À LA UNE : TRANSMETTRE

Oyaomi – @its_oyaomi, FANM LIMIÈ octobre 2021, acrylique sur papier toilé, 21 x 29,7 cm

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À LA UNE : TRANSMETTRE …c’est en réalité une mémoire « muséographiée », telle figée dans le marbre de la révérence solennelle et de la condamnation morale, pour mieux évacuer toute interrogation quant aux séquelles bien actuelles de cet esclavage. La recherche scientifique commence à peine à soulever le voile des séquelles comportementales, psychologiques et psychiatriques de ce passé traumatique dont nos ancêtres et nos aïeux·les, trop préoccupé·es par les exigences de la survie, n’eurent jamais le luxe de guérir. Ce passé traumatique qui, selon les dernières avancées de l’épigénétique, serait allé se nicher au cœur même de notre patrimoine génétique : le trauma serait en effet capable de créer une altération de l’expression des gènes chez les survivant·es, laquelle se transmettrait ensuite de génération en génération, bien longtemps après que l’événement traumatique ait cessé[5]… Mais au-delà du luxe de guérir, nos ancêtres et nos aïeux·les n’eurent surtout pas le droit de guérir. Car ces mécanismes psychologiques de déni et d’amnésie ne se produisirent pas dans un vacuum : ils furent entretenus, nourris, encouragés, par un contexte politique qui avait activement intérêt à ce que l’oubli se fasse. L’injonction étatique à « l’oubli du passé », de 1848 à nos jours Une plongée dans la période ayant immédiatement précédé l’abolition de 1848 me permet de mieux me figurer le contexte dans lequel évolua mon aïeule Victorine, mais aussi celui dans lequel grandit ma grandmère Renise. Cela m’aide à comprendre les réactions presque compulsives, voire colériques, qui saisissent cette dernière à la simple évocation de la période esclavagiste : « Yen ki esklavaj sé moun lan ni an bouch yo jodi-a [6] ! ». Faisant fi de mon incrédulité, Renise va même jusqu’à m’affirmer qu’elle n’avait jamais entendu parler de l’esclavage durant son enfance : ce ne serait qu’à l’âge adulte, lorsqu’elle quitta Saint-Pierre pour la capitale Fort-de-France au début des années 1950, qu’elle aurait pour la première fois entendu parler de « toutes ces histoires »… Mais comment cela est-il possible, alors même que ma grand-mère vit le jour en 1928, seulement 80 ans après l’abolition, et qu’elle côtoya nécessairement durant ses jeunes années des personnes qui naquirent esclaves ? Tout cela me semble plus clair lorsque je comprends que Renise grandit précisément

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durant la période paroxystique d’une véritable politique de l’oubli. Dans la toute nouvelle société post-esclavagiste, les élites coloniales étaient animées par une seule obsession : maintenir à tout prix les nouveaux libres au travail dans ces mêmes plantations où ils et elles avaient hier été esclaves. Il s’agissait de préserver l’ordre racial, politique et économique hérité du monde de la plantation : en cela, l’abolition de 1848 s’inscrivait moins en rupture qu’en continuité avec cette même structure sociale du monde esclavagiste, simplement actualisée sous une forme adaptée aux nouvelles exigences de l’économie industrielle mondialisée. Ainsi, aucune politique de redistribution n’était mise en œuvre : les anciens esclavagistes se voyaient indemnisés par l’Etat et conservaient entre leurs mains la concentration du foncier et des moyens de production ; les ancien·nes esclavagisé·es se voyaient pour leur part confronté·es à un régime extrêmement restrictif de leur liberté fraîchement acquise, compliquant leur accès à la petite paysannerie autonome[7] et réprimant brutalement toute velléité contestataire. En d’autres termes, la liberté de 1848, articulée autour de la mesure symbolique de l’accès à la citoyenneté et au suffrage universel masculin, était en pratique vidée de toute substance, puisque perpétuant la dépendance économique extrême des populations noires. C’est dans ce contexte post-abolition cadenassé (où « tout changeait pour que rien ne change ») que s’élabora un mouvement mémoriel – ou plutôt anti-mémoriel – de table rase du passé, lequel allait peser sur les modalités de la mémoire collective de l’esclavage jusqu’à la fin du 20ème siècle au moins. Loin d’être une qualification contemporaine proposée par les historien·nes, l’expression d’« oubli du passé » était explicitement employée par les acteurs de l’époque eux-mêmes[8]. L’exemple le plus éloquent en est indéniablement le discours du gouverneur Rostoland qui accompagna la proclamation de l’abolition en Martinique, le 23 mai 1848 : « Je recommande à chacun l’oubli du passé ; je confie le maintien de l’ordre, le respect de la propriété, la réorganisation si nécessaire du travail, à tous les bons citoyens ; les perturbateurs, s’il en existait, seraient désormais réputés ennemis de la République (…) ». Dans les années suivantes, cette injonction à l’oubli se fit omniprésente, obsessionnelle même, dans les éléments de langages des élites politiques de tous bords (du Parisien Victor Schoelcher à son ennemi politique Cyril Bissette, homme « de couleur » martiniquais, sans oublier le « mulâtre » martiniquais Perrinon, qui fit campagne aux législatives de 1849 sous le slogan évocateur « Fusion des intérêts, oubli du passé, conciliation dans le présent et dans l’avenir »)[9]. Parallèlement, l’État et l’administration coloniale élaboraient une « grande geste


À LA UNE : TRANSMETTRE coloniale », qui propageait un récit officiel révisionniste de l’esclavage et de l’entreprise coloniale française aux Antilles[10]. Si les moments phares de cette « geste » furent indéniablement les commémorations en grande pompe de 1935 (tricentenaire de la colonisation) et de 1948 (centenaire de l’abolition de l’esclavage), il ne faut pas négliger le rôle fondamental que joua (et que continue, par bien des égards, de jouer) l’école républicaine dans la diffusion de ce récit historique lacunaire et édulcoré[11]… En conclusion, l’on demandait aux victimes de « pardonner » à leurs bourreaux, sans que ces derniers n’aient exprimé le moindre remord ; sans que le statut même de victime ne soit reconnu. La Martinique postesclavagiste se fondait ainsi sur des assises bien précaires : celles d’un ersatz de réconciliation sociale, amputée de ses bases nécessaires qu’auraient été la reconnaissance effective et la réparation des dommages causés par plus de deux siècles d’une oppression systématisée. Sans mesures concrètes de réparation, les discours enjoignant au « pardon » et à la « réconciliation » demeurent de purs actes de langage performatifs… Ainsi, au regard de tous ces éléments historiques, l’étrange amnésie que j’observe chez ma grand-mère Renise comme chez la majorité des personnes de sa génération à l’évocation de l’esclavage, me semble logique. Toutefois, il serait naïf de croire que cette politique de l’oubli cessa net avec la génération de ma grand-mère : la similarité – la continuité, même – entre cette politique du siècle dernier et le contexte contemporain est frappante. Une mémoire contemporaine de l’esclavage vidée de toute portée subversive pour le présent Vingt ans après le tournant que fut la loi Taubira de 2001, le bilan demeure mitigé : l’esclavage est passé d’une place inexistante à une place marginale dans les programmes scolaires, des discours révisionnistes sur l’esclavage transatlantique continuent à infuser le débat public, et le récit officiel d’une abolition « par le haut » persiste, faisant la part belle à la « générosité » de la République émancipatrice, au détriment des révoltes serviles ayant sur le terrain précipité la chute du système esclavagiste[12]. Surtout, même lorsque la mémorialisation politique de l’esclavage semble progresser, c’est en réalité une mémoire « muséographiée », telle figée dans le marbre de la révérence solennelle et de la condamnation morale, pour mieux évacuer toute interrogation quant aux séquelles bien actuelles de cet esclavage. Une illustration

…il y a dans ce voyage intime quelque chose d’éminemment empouvoirant et subversif vis-àvis de la conception classique de l’Histoire et de la production du savoir… récente de ce phénomène s’observe dans l’attitude contradictoire du président Emmanuel Macron qui, d’une main qualifie la colonisation de crime contre l’humanité, et de l’autre, criminalise l’action de jeunes militant·es martiniquais·es ayant déboulonné des statues de Victor Schoelcher en mai 2020[13]. Ce geste militant, loin d’être un vulgaire « acte de délinquance », visait pourtant à protester contre la saturation de l’espace public par des symboles pro-coloniaux et à dénoncer l’invisibilisation des figures historiques de la résistance antillaise[14]. De même, malgré des réclamations militantes croissantes, la question des réparations de l’esclavage continue d’être fermement écartée par l’État français. En Martinique, les Békés, descendants des esclavagistes d’hier, continuent de fonctionner en caste obsédée par sa « pureté raciale[15] », et concentrent toujours l’essentiel du foncier et des moyens de production économique, tandis que l’État français ferme les yeux sur cet oligopole aux conséquences désastreuses pour le développement de l’île. Parmi ces conséquences, la plus terrible est sans doute aucun l’empoisonnement généralisé de 95% de la population martiniquaise au chlordécone – un pesticide hautement cancérigène, interdit sur le sol français en 1993, mais qui fut employé jusqu’aux années 2000 dans les champs de banane par de grands propriétaires terriens békés, grâce à une dérogation du ministère de l’agriculture[16]. Un scandale écologique et sanitaire qui, par bien des égards, révèle la continuation de la gestion coloniale des Antilles[17] : tout comme les esclavagistes békés virent leur domination et leurs intérêts protégés par l’État français en 1848, leurs descendants, bien que parfaitement identifiés comme co-responsables de l’empoisonnement de toute une île, se voient aujourd’hui protégés par l’inertie complice de l’institution judiciaire et des élu·es locaux·les et nationaux·les. Conclusion : prendre la responsabilité de notre propre mémoire comme acte de résistance et de guérison En réalité, face à des institutions surtout soucieuses de la préservation du statu quo, les populations antillaises n’ont pas attendu pour prendre à bras le corps la responsabilité de leur propre mémoire et de leur propre guérison collective : j’en veux notamment pour

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À LA UNE : TRANSMETTRE illustration l’exemple des commémorations populaires de l’abolition de l’esclavage qui ont émergé aux AntillesGuyane depuis les années 1980 (et qui choisissent de célébrer les dates des grandes révoltes serviles de 1848, plutôt que la date du décret gouvernemental d’abolition…). Pour ma part, je crois que les jeunes penseurs·ses, écrivain·es et artistes antillais·es ont aujourd’hui un rôle majeur à jouer dans cette entreprise de reconquête de la mémoire et d’auto-réparation. En effet, face aux biais et aux lacunes de la mémoire institutionnelle, mais aussi face aux silences de l’archive coloniale (où les vécus et perspectives de nos aïeux·les sont invisibilisé·es), je suis convaincue qu’il n’y a guère d’autre choix que de réhabiliter – et d’assumer – la subjectivité. Une subjectivité définie non pas comme une absence d’objectivité, mais plutôt comme la reconnaissance de ce que notre intime a de collectif, de politique. C’est précisément cette subjectivité assumée qui guide ce projet que j’ai entamé de reconstitution de l’histoire de ma lignée, depuis l’affranchie Victorine jusqu’à moi. Pour l’écrivaine que je suis, formée en histoire et sciences sociales, il y a dans ce voyage intime quelque chose d’éminemment empouvoirant et subversif vis-à-vis de la conception classique de l’Histoire et de la production du savoir – encore largement européanocentrée, masculino-centrée et focalisée sur les faits des « puissants ». Une conception qui, au-delà des récits historiques officiels, a paradoxalement fini par s’infiltrer dans nos propres représentations de colonisé·es. En effet, notre lassitude vis-à-vis de ces récits officiels nous pousse de plus en plus à privilégier les récits de résistance anticoloniale, mais avec une fascination notable pour de « grandes » figures héroïques de colonisés, belliqueuses et bien souvent masculines… Or Victorine, à l’instar de la majorité de nos aïeux·les, n’était pas une héroïne : elle ne fut pas marrone ; elle ne prit pas les armes contre ses oppresseurs… Non, elle se contenta de survivre et d’aménager, pour elle et ses enfants, un surplus de confort et de sécurité, à la marge. Probablement même joua-t-elle un rôle fondateur dans cette amnésie sur les origines serviles de ma famille. Probablement fûtelle celle qui, la première, par honte, voulut enterrer à jamais ce passé… Mais en cela, elle fut finalement, à sa façon, une résistante du quotidien. Une survivante. C’est à nous, aujourd’hui, d’entamer ce travail de guérison que Victorine et celleux de son temps ne purent réaliser. Et cela passe éminemment par le fait de redécouvrir et d’honorer ces milliers de figures « ordinaires » et anonymes, dont la résilience est, pour nos générations, le legs le plus inspirant.

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Notes [1] Bernard Moitt, Women and slavery in the French Antilles: 1635-1848, Bloomington, Indiana University Press, 2001, pp. 151-172. [2] Saidiya V. Hartman, Lose Your Mother: A Journey Along the Atlantic Slave Route, New York, Farrar, Straus & Giroux, 2007. [3] Gayatri Spivak, « Can the Subaltern Speak? », Marxism and the Interpretation of Culture, Nelson Cary et Grossberg Lawrence (dir.), Basingstoke, Macmillan, 1988, pp. 271-313. [4] Entre 1853 et la fin des années 1880, 25.000 travailleur.ses indien.nes furent transporté.es en Martinique sous contrat d’« engagement » pour y remplacer la main-d’œuvre servile dans les plantations de canne à sucre, dans des conditions d’exploitation économique et de discrimination juridique. [5] Aimé Charles-Nicolas et Benjamin Bowser (dir.), L’esclavage : quel impact sur la psychologie des populations ?, Paris, Idem Editions, 2018. [6] Créole martiniquais : « De nos jours, les gens n’ont que ces histoires d’esclavage à la bouche ! ». [7] Christine Chivallon, Espace et identité à la Martinique : paysannerie des mornes et reconquête collective 1840-1960, Paris, CNRS, 1998, p. 11. [8] Myriam Cottias, « L’“oubli du passé” contre la ‘citoyenneté’ : troc et ressentiment à la Martinique (18481946) », Fred Constant, Justin Daniel (dir.), Cinquante ans de départementalisation outre-mer (1946-1996), Paris, L’Harmattan, 1997, pp. 293-313. [9] Nelly Schmidt, « 1848 et les lendemains de l’abolition de l’esclavage », Revue Geste, no6 « Ralentir / Présent de l’esclavage », Octobre 2009. [10] [11] Ibid. [12] Silyane Larcher, « Les errances de la mémoire de l’esclavage colonial et la démocratie française aujourd’hui », Cités, vol. 25, no1, 2006, pp. 153-163. [13] Le Monde, « Deux statues de Victor Schœlcher brisées par des manifestants en Martinique », article du 23 mai 2020. [14] Isis Labeau-Caberia, « La Martinique, malade de sa colonialité et de sa structure gérontocratique », France-Antilles Martinique, article du 28 mai 2020. [15] Caroline Oudin-Bastide, « Les Békés des Antilles françaises, une survivance ? », Revue Geste, no6 « Ralentir / Présent de l’esclavage », Octobre 2009. Voir aussi le reportage de Romain Bolzinger, Les Derniers Maîtres de la Martinique, Canal +, 2009. [16] Le Monde, « Scandale du chlordécone aux Antilles : L’État a fait en sorte d’en dire le moins possible », article du 7 juin 2018. [17] Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale, Paris, Seuil, 2019.


À LA UNE : TRANSMETTRE

Créer nos archives, transmettre nos histoires de lesbiennes et queers raciséEs

Un dialogue avec GHIWA SAYEGH Paola Bacchetta et Nawo Crawford

G

hiwa : Quelles sont les multiples histoires derrière Fireflies: Lesbian of Color Archival Enactments in France, 1980s to Present (à paraître), l’anthologie sur laquelle vous travaillez actuellement, Paola et Nawo ? Paola : Fireflies (Lucioles) a plusieurs généalogies. Politiquement, le livre représente une résistance contre l’effacement des lesbiennes racisées en France, une absence qui se produit comme un effet de nombreux rapports de pouvoir simultanés : colonialisme, colonialité, racisme, capitalisme, sexisme, lesbophobie, queerphobie. Je suis venue à ce travail en tant qu’activiste et universitaire. Dans les années 1980, lorsque j’étais étudiante, j’avais co-fondé à Paris le Collectif féministe contre le racisme et l’antisémitisme, et le Collectif lesbien contre le fascisme et le racisme, qui comprenaient tous deux d’autres lesbiennes racisées. CertainEs d’entre nous avaient écrit des textes qui ont été diffusés entre amies et camarades de luttes mais non publiés. A l’époque, soit on travaillait dans les groupes féministes et lesbiennes ou queers mixtes, soit on avait une double ou parfois triple militance. En tant qu’universitaire, j’ai lu toutes les historiographies des mouvements féministes, lesbiens, LGBT, queer, antiracistes, d’immigration et décoloniales que j’ai pu trouver. Pas une seule que j’ai lu ne fait mention de lesbiennes racisées. C’est comme si nous n’existions pas. Avec Nawo nous avons décidé de créer notre propre anthologie après plusieurs décennies de conversations sur l’effacement – parfois spectaculaire, parfois subtil – des vies, théorisations, activismes et artivismes de lesbiennes racisées. Avec la publication de Fireflies, nous espérons inscrire d’autres histoires, et inscrire autre chose à l’Histoire. Nawo : Fireflies montre que les lesbiennes racisées ont

toujours été là même si elles ont été invisibilisées dans des groupes mixtes où elles ne pouvaient que parler au nom du groupe. Donc on a cherché ces textes, ces écrits, où elles parlaient en leur nom propre. Elles étaient aussi à l’initiative d’actions concernant les femmes lesbiennes racisées. Grâce aux recherches de Paola, nous avons pu trouver quelques-uns de leurs textes des années 80. P. : Il y a environ 20 ans, CL (une lesbienne blanche), MC (une lesbienne racisée) et moi-même avons commencé à travailler sur une anthologie de textes de lesbiennes en France. Je pensais que MC et moi pourrions ensemble assurer une présence centrale des lesbiennes racisées dans le livre. Mais à un moment donné, MC n’a plus pu mettre d’énergie dans ce projet. CL et moi avons continué. J’ai passé des heures et des heures à l’ARCL (Archives de recherches et de créations lesbiennes), à la Maison des Femmes de la rue de Charonne à Paris, à chercher spécifiquement des textes, photos, poésies et autres documents d’archives par des lesbiennes racisées. J’ai trouvé qu’il n’y avait pas un seul dossier qui nous était dédié. La catégorie n’existait pas au sein des archives. J’ai donc parcouru toute la collection pour reconstituer les matériaux. J’en ai parlé avec les féministes qui travaillaient à la Maison des Femmes. Elles ont reconnu le problème et elles ont commencé à compiler quelques dossiers. En plus de ce travail d’archives, j’ai contacté des amies et des camarades pour trouver d’autres travaux très anciens. CL et moi avons terminé l’anthologie mais je n’ai pas souhaité le publier dans l’état où il était; à la place, la collection de textes existe sous forme de disque. Il y avait peu de textes de lesbiennes racisées. Les textes en question traitaient presque invariablement du racisme des lesbiennes blanches, replaçant ainsi les lesbiennes blanches au centre de tout alors que nous avons toujours eu bien d’autres préoccupations, sujets d’analyse, expressions. Nous avons des rêves ensemble, des créations ensemble. Mais de cela il n’y avait pas de

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À LA UNE : TRANSMETTRE trace. J’aurais eu besoin de beaucoup plus de temps pour faire le travail minutieux que Nawo et moi avons fini par faire. J’ai donc senti que la collection était incomplète. Deuxièmement, et c’est très important, la division de l’anthologie en sections avait un sens pour les blanches, mais je voyais qu’elles effaçaient les préoccupations de lesbiennes racisées.

théoricienne lesbienne racisée – lors d’une soirée de fête organisée par le groupe Lesbiennes of Color (LOCs) il y a quelques années à la Maison des Femmes de Paris. Un exemple d’expressions inscrites est bien sûr la collection entière de textes et d’œuvres d’art dans Fireflies. Le livre comprend environ 100 voix de lesbiennes racisées en France.

Par exemple, un des moments historiques majeurs pour les lesbiennes politiques racisées s’est produit lors d’une rencontre de la Coordination Lesbienne Nationale : les lesbiennes racisées ont essayé de poser des questions sur l’impact du racisme sur leur vie, mais leurs préoccupations ont été écartées. On leur a dit qu’il ne s’agissait pas de problèmes de lesbiennes. Ainsi, lors de cette rencontre, les lesbiennes racisées ont formé un groupe de travail autonome de lesbiennes racisées où elles ont pu discuter de ce dont elles voulaient en toute tranquillité. Mais quand elles sont revenues à nouveau rejoindre le groupe plus large, leurs analyses et questions ont été écartées. En conséquence, de nombreuses lesbiennes racisées qui étaient là ont rédigé des textes, des prises de position. Pour nous, il s’agit d’un moment absolument critique pour toutes les lesbiennes en France. Il fait partie des évènements qui ont conduit à la création du Groupe du 6 Novembre, le premier groupe autonome de lesbiennes racisées (de cette vague actuelle) en France. Pourtant, il ne figurait pas dans la division entre sections de cette première anthologie lesbienne mixte. De cette expérience, j’ai appris à quel point il est vital que nous reconnaissions, réimaginions et inscrivions nos propres temporalités.

La transmission est un processus vital pour nos communautés. On nous dit que nous n’avons pas d’histoire, que nous sommes entrées tardivement dans les mouvements lesbiens (blancs) et queer (présupposés déjà constitué, donc faisant de nous un simple élément additif). La notion de notre retard n’est pas neutre. Elle reproduit les récits coloniaux de progrès et de sauvetage, selon lesquels les raciséEs sont toujours en retard (par rapport aux blancs) et auraient besoin d’être sauvéEs par eux. Cela renforce notre effacement. Malheureusement, en l’absence de nos propres archives, nous finissons par intérioriser cela. Jouer un rôle plus actif dans la transmission intergénérationnelle est un moyen de lutter contre ces conditions et contre cette répétition ad infini.

G. : On continue de retrouver cet effacement : les lesbiennes ou queer raciséEs ressentent cette rupture historique de la/notre mémoire. On ne connaît pas trop votre histoire, qui est aussi la nôtre, et on a toujours l’impression de la réinventer. P. : Nous sommes loin d’avoir rassemblé les archives nécessaires pour même commencer à réfléchir sur un sujet aussi vaste. Je peux cependant dire que notre histoire remonte à toujours. Nous avons toujours existé. Pour commencer à écrire une telle histoire à nous, il faudra d’abord comprendre l’histoire, la vie et les enjeux des lesbiennes du sud global, dans les lieux à partir desquels les lesbiennes racisées convergent en France. À propos de la transmission : les lesbiennes racisées font déjà ce travail de manière non structurée depuis longtemps. Certaines transmissions ont été éphémères et fugaces; d’autres s’inscrivent au sein des représentations qui peuvent circuler. Il y a aussi nos commémorations plus formelles, comme par exemple l’hommage en l’honneur de Dalila Kadri – cinéaste, poète,

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N. : Grâce à internet et aux réseaux sociaux, la possibilité de transmettre notre histoire est plus facile. On peut promouvoir une anthologie et la faire connaître à un plus grand nombre dans des podcasts créés par des personnes LGBT, chose qui n’était pas possible il y a 20 ans quand on a sorti l’anthologie Warriors/Guerrières (Groupe du 6 Novembre, 2001). À cette époque, il fallait pratiquement faire du porte à porte pour faire connaître ce travail. Je pense que cette anthologie sera diffusée bien au-delà des frontières françaises grâce à internet. Donc, si on sait se servir de cet outil, on pourra mieux garder notre mémoire. Avec un plus grand choix du médium, on peut plus facilement s’auto-publier, transmettre notre savoir, filmer... Je pense que depuis 2010 les groupes dominants ont plus de difficultés à nous effacer. Il y aura toujours une trace quelque part. Les blancHEs ne pourront plus narrer l’événement en faisant croire qu’iels étaient les seulEs à être présentEs ou à apporter une contribution. G. : Petite anecdote, quand j’ai découvert l’anthologie Warriors/Guerrières, je me suis tout de suite précipitée sur internet pour essayer de l’acheter (rires). N. : On peut toujours essayer de la republier un jour, mais l’anthologie que Paola et moi préparons est une manière de sauver Warriors/Guerrières. P. : Tout à fait. En tout cas, notre intention est que ça ne disparaisse pas. Dans Fireflies, nous avons pris la décision consciente de ne pas imposer de structure thématique ou autre. Nous avons adopté une organisation chronologique des documents pour plusieurs raisons.


À LA UNE : TRANSMETTRE C’est d’abord une manière de reconnaître précisément les multiples temporalités possibles et d’éviter d’imposer l’une d’entre elles comme grille d’intelligibilité dominante ou exclusive. Ensuite, la chronologie est devenue un mode pour reconnaître l’incomplétude de chaque instant. Nous savons que malgré tous nos efforts à chaque instant, il manque des documents. Nous espérons que le livre incitera d’autres lesbiennes racisées à s’ajouter à la collection. Nous espérons que les futurs travaux donneront plus de traces sur les périodes d’avant, pendant et après celles que nous inscrivons dans Fireflies.

Lesbienne Nationale. Le ras le bol et le besoin d’autre chose étaient déjà dans l’air, à Paris et dans d’autres villes, comme à Marseille. Au mois de Novembre, c’était la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, d’autant que durant ce festival, il y avait des lesbiennes qui venaient de toute la France avec des récits de ce qui se passait dans leur ville. On ne voulait plus être dans des groupes à majorité blanche où on n’était pas écouté. Dès qu’on disait qu’il y avait quelque chose de raciste, on recevait les mêmes réponses : « tu exagères, tu es trop sensible, ça ne va pas ». On voulait un espace où on était libre de penser et de parler, entre nous.

G. : En ce qui concerne la contextualisation, G. : Si on ne cherche pas les traces, si on ne Nawo, nous avons discuté toi et moi sur le passage va pas vraiment dans les archives dont Paola de la mixité à la non-mixité, qui accompagne parlait, cette histoire est racontée par/dans les presque un passage à l’autonomie. Tu as appelé archives dominantes. Le magazine Lesbia par ça un tournant. Est-ce le contexte dont on exemple a publié un article scandaleux sur les parle, et qu’est-ce qui a informé ce désir de se actions antiracistes des lesbiennes racisées au retrouver entre lesbiennes racisées ? Cette forme festival lesbien en 1999. Mais sans ça, on ne d’organisation avant le Groupe du 6 Novembre peut presque pas savoir que tout ce mouvement se faisait par « moments » selon toi, alors que existait. Le seul moyen de trouver autre chose le Groupe est clairement un mouvement qui se est de dénicher la réponse à cet article que le détache de ce faire et magazine a refusé de agir. publier, et qui a été On s’est retrouvées ensemble autopublié autre part. à discuter, à se dire qu’on en N. : C’était suite à un Cette histoire est avait marre. Et on a décidé de événement à Cineffable, donc monopolisée le festival de film lesbien, se retrouver le samedi suivant pas uniquement par le 6 Novembre 1999, d’où et de créer un groupe, et comme les personnes aux le nom du groupe. Elula on n’arrivait pas à trouver un attitudes racistes, mais Perrin était venue avec ses nom au bout de plusieurs mois, par un effacement amies de Lesbia Magazine. on a gardé le nom de la date systémique qui existe Elle était connue sur la où on s’était créé. Donc c’est partout. place de Paris parce qu’elle devenu le Groupe du 6 Novembre. était propriétaire de boîtes P. : Dans une période de nuit pendant plus de 20 antérieure, les lesbiennes ans. Bien qu’elle soit eurasienne, elle refusait l’entrée racisées étaient complètement contraintes à s’autoaux lesbiennes racisées dans ses boîtes si elles n’étaient publier. Aucune maison d’édition s’y intéressait. pas accompagnées de lesbiennes blanches. Quand Lorsqu’elles essayaient de se faire publier, c’était une elles l’ont vu arriver, elles ont bien évidemment piqué catastrophe. Je pense, Nawo, que tu as beaucoup à la quinte en criant haut et fort qu’elle était une raciste, dire sur ce sujet comme tu l’as vécu avec le Groupe alors que les lesbiennes blanches considéraient Elula du 6 Novembre. C’est en raison de cette expérience Perrin comme la reine de la vie lesbienne nocturne. du Groupe que nous avons cherché à publier Fireflies Je n’ai jamais été dans les cercles des boîtes de nuit, d’abord en anglais, aux Etats-Unis, chez une maison mais nous sommes allées soutenir les copines. On s’est d’édition qui accepte de rendre les voix de lesbiennes retrouvées ensemble à discuter, à se dire qu’on en avait racisées audibles. marre. Et on a décidé de se retrouver le samedi suivant Nos temporalités-spatialités sont en effet différentes et de créer un groupe, et comme on n’arrivait pas à de celles des lesbiennes blanches, et des autres blancs. trouver un nom au bout de plusieurs mois, on a gardé Mais aussi, nous ne sommes pas une masse homogène. Je le nom de la date où on s’était créé. Donc c’est devenu pense que nous devons être très prudentEs lorsque nous le Groupe du 6 Novembre. D’autres évènements s’étaient écrivons nos propres histoires de lesbiennes racisées pour déjà produits cette année-là. Pendant le week-end de la ne pas reproduire chez nous la violence épistémique Pentecôte, plusieurs lesbiennes racisées ont dénoncé des coloniale, raciste et sexiste qui nous détruit. Donc il propos et évènements racistes au sein de la Coordination s’agit pour nous de travailler avec d’autres présupposés,

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À LA UNE : TRANSMETTRE

Illustration : Zohra Khaldoun

catégories de pensée, logiques et conclusions. Cela est possible si nous nous souvenons continuellement et aidons les autres à se souvenir que notre histoire est loin d’être complète. N. : Certains thèmes ont pu peut-être évoluer et changer, mais pour beaucoup d’autres sujets, c’est exactement le même problème qui réapparaît tous les cinq ou dix ans. Le vocabulaire ou la façon de voir change peut-être, mais en gros le nœud du problème de la visibilité et du racisme est toujours là.

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G. : Tu veux dire la visibilité au sein du savoir dominant ou la visibilité en tant que concept général et absolu ? N. : Je parle de la visibilité au sein du mouvement LGBT, pas dans le sens où on nous dit « merci, asseyez-vous là », mais dans ce qu’on apporte, dans notre contribution. Et aussi, une fois l’événement terminé, qu’il y ait toujours cette visibilité lorsqu’on veut documenter ce qui s’est passé. On peut très bien être présente et intervenir, mais celleux qui documentent l’événement peuvent très bien nous évacuer et faire comme si nous n’avions rien à dire. Donc ces luttes-là continuent, même sous forme


À LA UNE : TRANSMETTRE différente. La reconnaissance de notre parole en tant que lesbiennes racisées ne va pas de soi. G. : Il me semble que la seule visibilité permise dans les milieux LGBT en Europe, aux ÉtatsUnis, mais aussi dans un régime global des identités LGBT rigides, c’est l’injonction au coming out. Toute autre forme de visibilité, politique ou de lutte, est complètement effacée, et ce récit du coming out est celui qui prime.

être lesbienne en-dehors du cadre/des normes que je nous impose ? À vous de voir comment vous construisez votre identité; nous on s’occupe des nôtres. Et la nôtre est nettement plus forte, parce que nous avons beaucoup plus de barrières à surmonter pour pouvoir dire « je suis ». P. : Depuis, il y a des personnes que nous connaissons qui ont évolué grâce aux débats qu’on a eu, mais au début c’était d’une terrible violence.

P. : Oui, le problème de la visibilité est qu’on est effacé de la scène des luttes. Et nos analyses, et c’est le plus important, sont effacées aussi. Cela dit, nous – lesbiennes et queers raciséEs – avons un rapport diffèrent des blancHEs à la visibilité et surtout à l’exigence blanchecentrique du coming out.

N. : Ces années-là étaient terribles. Ça a été salutaire dans la mesure où ça nous a donné la possibilité de voir qui était qui. Comme je disais et que je continue à dire à certaines lesbiennes racisées qui pensaient avoir des alliées, c’est jusqu’à un certain point. Et il faut savoir où se situe ce point pour ne rien attendre au-delà. Jusqu’à ce point on peut les utiliser mais au-delà de ce N. : Leur visibilité n’est acceptée, comme tu disais point, on devient ennemiEs. Le Ghiwa, que si elles entrent dans foulard, c’était carrément ça. Leur un certain moule. Si elles veulent Mais nous, nous solidarité s’arrêtait là. avoir une parole, ou une façon de ne voulons pas filmer, peindre, etc. différente, ça G. : Je me demande si on peut l’inclusion. Nous ne va pas être reconnu comme de parler de solidarité au sens voulons la révolution. l’art. Si je reviens au Groupe du 6, propre du terme, parce qu’elle c’était au même moment où il y présuppose sortir de sa zone avait toute cette discussion autour du foulard. Fallaitde confort. L’affirmation de l’identité lesbienne il interdire le foulard à l’école ou pas ? Maintenant blanche accepte « tout le monde » jusqu’à ce c’est chose faite, mais pas à l’époque. Et il y avait qu’elle se sente menacée dans sa vision de soi. énormément de féministes blanches qui étaient contre Or, cette vision est avant tout politique. le foulard au nom de la liberté de la femme. Au niveau N. : Oui, elles ne veulent absolument pas remettre en du Groupe, on n’a jamais refusé une lesbienne qui cause le système, contrairement à ce qu’elles disent. voulait porter le foulard. Quand on organisait des fêtes Nous les lesbiennes raciséEs les poussons dans leur et qu’il y avait des lesbiennes blanches qui venaient, elles retranchement, et elles se rendent compte au bout d’un disaient : « il y en a une avec le foulard ! » Et alors ? À moment qu’elles n’ont pas envie que le système change. elle de s’exprimer comme elle l’entend. Nous n’allons Elles ont juste envie que ça se modifie pour qu’elles aient pas en faire un problème. Une femme devrait être libre leur place. Tant qu’elles en sont là, on sait très bien de s’habiller comme elle veut. Elles n’ont jamais été en qu’elles vont se retourner contre nous. Soit on avance grand nombre, mais elles savaient qu’elles pouvaient et ça veut dire que le système va radicalement changer, venir dans un espace safe si elles le désiraient. Ça a soit elles se rebiffent pour que le système ne change pas. donné lieu à des débats houleux, haineux même, de Et on voit régulièrement où se trouvent leurs limites. la part de certaines lesbiennes blanches qui nous ont La révolution n’est peut-être pas ce que vous décrivez. attaquées et traitées d’intégristes. On en a vu de toutes Ce qu’elles veulent c’est un petit changement qu’elles les couleurs sous prétexte qu’on ne voulait pas s’inscrire appelleront révolution. dans ce débat complètement politisé à l’époque. G. : Et qu’elles ont déjà eu d’ailleurs. Pour reprendre ce que tu disais, Ghiwa, sur la N. : Oui, elles ont eu leur petite révolution périodique. façon d’être visible, une lesbienne racisée qui décide de porter le foulard n’est plus visible en tant que lesbienne. P. : Elles sont déjà incluses; l’homonationalisme, ça On voit autre chose, parce qu’on considère qu’une marche très bien. Mais nous, nous ne voulons pas lesbienne ne peut que se vêtir d’une certaine façon, ou l’inclusion. Nous voulons la révolution. fréquenter certains lieux. Si elle sort de ce cadre-là, les blanches disent qu’elle n’est pas lesbienne. En fait, elles ont vachement besoin d’être rassurées sur leur identité. Si une personne sort du cadre, tout à coup, panique à bord. Qui suis-je en tant que lesbienne, si toi, tu peux

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e d r o L e r d u ’A d e r Apprend

l’érotique e d r u to u a s e tt lu Penser nos LAURENCE MEYER

L

e souvenir de cet été 2020 est présent. Cette peine qui semble insurmontable, l’impression qu’il n’y aura jamais de fin à l’exposition constante de nos corps en souffrance, de notre peine comme spectacle permanent, pas de fin aux deuils sans cesse renouvelés, aux cris des mères impossibles à décrire. Quand même la colère semblait un effort trop grand. Ce dont je me souviens alors c’est d’avoir écouté Mississippi Goddam et We’re gonna be alright. Je me souviens que crier dans la nuit en partant du Palais de justice de Paris, avec tous ces autres gens, crier « Justice » en écho les uns des autres, c’est ce qui m’a permis de sortir d’un état de léthargie dont je ne croyais jamais voir la fin. Nous savons que ce n’est pas parce que nous en lisons la nécessité dans des livres que nous voulons révolutionner l’existant. Non, car comme le dit bell hooks, pour beaucoup d’entre nous, si nous en venons à la théorie c’est parce que nous sommes en peine. Parce que nous pressentons, avant même d’entendre parler de traumas intergénérationnels, avant même les discussions sur les deuils collectifs, par procuration, que vraiment rien ne va dans le monde qu’on nous présente comme le « pire des systèmes hormis tous les autres ».

cette joie ait besoin d’accommoder les réalités qui nous oppressent. Ou du moins, nous faisons l’expérience d’un avant goût de tranquillité. Dans The Underground Railroad, la série de Barry Jenkins qui adapte le roman de Colston Whitehead inspiré de la route souterraine qu’avaient mis en place les personnes esclavisées et les abolitionnistes pour fuir les plantations du Sud des Etats-Unis, il y a ce moment, lorsqu’est caressé un dos plein des cicatrices laissées par les coup de fouets. Un homme Noir à demi-nu dit à une femme Noire à demie-nue, « Je t’aime ». La profondeur de ce « je t’aime » est un grand renversement. C’est le retour de son corps à cette femme, enfin. C’est le retour de cette femme au toucher du monde, à son frottement charnel. Ce qui est dit dans ce je t’aime ce sont tous les « je t’aime » qui n’ont pas été dit et qui auraient dû être dit, tous ceux non pensés avant et qui aurait dû être pensés, tous les « je t’aime » interdits à la pensée. Nous savons, si nous avons la chance d’en faire l’expérience, ce que nous autorise le fait de se sentir désirée sans en avoir peur. Dans Living a Feminist life, Sara Ahmed écrit :

Ce qui différencie la race comme outil d’oppression de quasiment tous les autres est son caractère héréditaire – ce que nous héritons immanquablement, en plus possiblement d’un certain taux de mélanine, c’est la mémoire des souffrances auxquelles celleux qui nous ont précédé ont survécu, au moins assez longtemps pour que nous existions. Pendant cet été 2020, souvent je me suis demandée, comment survit-on - pour celles et ceux d’entre nous qui survivent ? Comment a-t-on tenu jusqu’ici ? Et pas juste physiquement. Comment parle-ton encore ? Aime-t-on encore ? Rit-on encore ? Lorsque nous survivons.

Nous avons des moments qui nous soulagent ; nous travaillons pour ces moments, ou peut-être ces moments sont ceux qui nous permettent de continuer à travailler. Parfois, le soulagement consiste à entrer dans une pièce et ne pas confronter ce que nous avons l’habitude de confronter : toute cette blanchité […] Lorsque tu te retrouves, en tant que personne racisée (person of color) dans une mer racisée (sea of brownness), il se peut que tu réalises les efforts de ton habitat précédent, l’effort pour ne pas prendre en compte ce qui est autour de toi, toute cette blanchité1.

Quand nous nous engageons, nous le faisons parce que nous en avons marre de souffrir. Parce qu’à un moment nous considérons que, non, cette souffrance n’est pas normale, à défaut de ne pas être habituelle. Pour beaucoup d’entre nous, nous nous rendons compte que nous n’avons pas à accepter de souffrir, d’abord lorsque nous faisons l’expérience d’une forme de joie, sans que

Lorsque l’adversité s’arrête, même pour un court instant, nous avons enfin l’espace pour nous rendre compte de ce qui est possible. Lorsque nous voulons que Noire ne veuille plus dire mourir plus vite, dans plus de peine, sans trompette ni tambour – hormis pour le spectacle, nous voulons aussi savoir ce que seraient nos joies si nous n’avions plus peur d’apparaître dans

1  Sara Ahmed, Living a Feminist Life, Duke University Press, 2017, p. 164.

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Illustration : Zohra Khaldoun

l’espace public sans être respectables, si nous ne devions pas calculer tous nos comportements, nos mots, nos gestuelles et les enseigner à nos plus jeunes, si nous ne devions pas connaître nos oppresseurs et leur psychés mieux qu’eux-mêmes. Nous voulons savoir quelles seraient les dimensions de nos joies dans un monde où notre couleur de peau ne serait pas un permis spécifique pour nous tuer. « Nous avons été éduqué·es à craindre le oui en nous, cette part de nos besoins les plus profonds. » nous dit Audre Lorde « Mais, dès que nous l’identifions, tout ce qui n’étend pas notre futur perd son pouvoir et peut être changé1. »

Lorsque nous parlons de violences sexuelles – ce que nous voulons aussi atteindre ce sont des formes de plaisirs sexuels qui ne seraient pas entachés par la possibilité et la réalité du viol et des féminicides. Ce que beaucoup d’entre nous voulons aussi savoir, en plus de ne pas vouloir mourir, c’est ce que seraient nos sexualités dans un monde sans viol. Plus encore, nous voulons savoir ce que seraient nos sexualités sans oppression, sans exploitation. C’est l’une des raisons pour laquelle l’érotique est tellement crainte et, si souvent, reléguée à la chambre à coucher, quand elle est prise en compte. Car dès que nous commençons à vraiment ressentir tous les aspects

1  Audre Lorde, « The Uses of the Erotic: The Erotic as Power », Sister Outsider: Essays and Speeches, Crossing Press, 2017, pp. 53-65.

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À LA UNE : TRANSMETTRE de nos vies, nous commençons à exiger de nous mêmes et de nos ambitions qu’elles soient en accord avec la joie dont nous nous savons capables1. C’est parce que, de temps en temps, nous avons un avant-goût de ce que nos vies émancipées seraient que nous nous engageons : nous voulons la joie, le plaisir. En plus de la tranquillité, nous souhaitons « le pain et les fleurs ». Nous souhaitons pouvoir explorer la puissance érotique du monde qui fait que certains verts de plantes, certaines courbures de troncs, certains entrelacements de feuilles gigantesques et luxuriantes et les plus petites fleurs des champs nous procurent de l’allégresse. Mais chercher à dire « voilà, l’érotique c’est ceci et rien que ceci », c’est-à-dire à limiter l’érotique en la mettant dans une petite boîte bien rangée, serait un contresens. L’érotique déborde tout et refuse toute définition binaire de son existence. La définition est une des armes limitatives d’un savoir qui ne veut connaître que par le rationnel et qui sépare le rationnel du mystique et le mystique du politique. Audre Lorde nous en rappelle l’origine étymologique : « Le mot même d’érotique vient du grec eros, la personnification de l’amour dans tous ses aspects – né de Chaos, personnifiant le pouvoir créatif et l’harmonie2 ». Toutes des notions qui refusent la catégorisation stricte et le statisme. Plutôt que d’essayer d’en donner une définition, et puisqu’aborder l’érotique comme ressource politique de nos luttes revient aussi à explorer les mots et idées qui pourraient nous aider à en parler, en voici quelques éléments. L’érotique nous ancre dans le présent – lorsque nous vivons un moment érotique, nous sommes de manière unique dans un instant ressenti sans fin. Notre rapport au temps est enroulé dans le moment que nous vivons ; le passé et le futur y résonnent mais sans les angoisses qui trop souvent y sont attachées. Nous avons le sentiment d’être là où nous sommes, entièrement. L’érotique implique également le plaisir et la joie – c’est parce que nous ressentons une joie et un plaisir qui prennent le contrôle et donnent la direction du courant que nous pouvons nous complaire avec tant d’aisance dans le présent. Il s’agit d’une force ambigüe et omniprésente : lorsque nous vivons un moment réellement érotique, nous ne pouvons dire où nous ressentons et quoi, ni même savoir s’il s’agit d’une myriade de sensations éparpillées ou d’un seul sentiment englobant. L’érotique est affirmation, cette affirmation peut être silencieuse et intérieure; extérieure et bruyante. 1  Lorde, op.cit. 2  Lorde, op.cit. 3  Lorde, op.cit.

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Mais trop souvent nous voyons qui nous désirons, de qui nous tombons amoureux·ses, les gens dont nous nous séparons, les amitiés fortes qui se créent et se défont, les inimitiés qui se poursuivent etc. comme des futilités qui nous détournent du vrai travail politique : celui de la stratégie des luttes, des guerres de position, des distributions quantifiables de denrées dans nos communautés. Nous voulons paradoxalement que notre politique n’ait rien de personnel. « Ce n’est pas personnel. » L’érotique est création. Elle a une dimension esthétique. Il s’agit toujours d’une puissance active: nous sommes activement engagé·es lorsque nous vivons un temps érotique, même lorsque nous sommes dans une position d’observation. Il s’agit également d’une énergie qui embrasse ensemble le corps et l’esprit. Tous ces éléments, si on les retrouvent dans l’espace des pratiques sexuelles, elles-mêmes non limitées à la stimulation de parties génitales, n’y sont pas circonscrites. L’horreur principale de tout système qui définit le bien en terme de profit plutôt qu’en terme de besoin humain, ou qui définit les besoins humains à l’exclusion de leurs composantes psychiques et émotionnelles – l’horreur principal d’un tel système est qu’il vole notre travail de sa valeur érotique, de son pouvoir érotique, de sa force de vie et de l’accomplissement3. Ces questions ne sont pas loin des préoccupations concrètes du travail militant de terrain. En réalité l’érotique et la joie sont des questions omniprésentes dans nos luttes, même si nous faisons souvent comme si de rien n’était. Bien sûr, nous célébrons la joie Noire, et dans beaucoup de nos espaces, notamment les espaces Queer, la fête comme méthode de révolte est une tradition. Mais trop souvent nous ne parlons pas de ce que notre refus à se penser être pleinement érotique fait à notre capacité à nous organiser ou plutôt ce que nous accepter pleinement comme des collectifs érotiques apporteraient à nos organisations.


À LA UNE : TRANSMETTRE Nous savons pourtant que notre inaptitude à assumer l’érotique de nos vies créent des situations intenables dans nos collectifs. Mais trop souvent nous voyons qui nous désirons, de qui nous tombons amoureux·ses, les gens dont nous nous séparons, les amitiés fortes qui se créent et se défont, les inimitiés qui se poursuivent etc. comme des futilités qui nous détournent du vrai travail politique : celui de la stratégie des luttes, des guerres de position, des distributions quantifiables de denrées dans nos communautés. Nous voulons paradoxalement que notre politique n’ait rien de personnel. « Ce n’est pas personnel. » Pourtant nous avons vu des groupes militants se déliter autour de conflits personnels, nous savons que souvent nous quittons des espaces qui nous importaient, meurtri·e·s. Si nous y réfléchissons nous savons que nous avons vécu des moments où les traumas personnels des unes et des autres ont tant envahit tous les espaces de paroles et d’organisation, qu’il est devenu impossible de continuer un projet qui nous tenait à coeur parce que les conflits internes, les disputes, les invectives, les dynamiques claniques à chercher qui à raison, les luttes entre égos blessés dans les seuls espaces où iels ressentent la possibilité du pouvoir, avaient remplacé l’envie de faire des choses ensemble. Nous le savons de notre propre expérience, mais qui pour nous transmettre comment faire mieux ? Pour nous permettre non seulement d’accepter mais d’honorer que le travail politique a une dimension érotique, que le sentiment de joie est essentielle à la bonne continuation de nos structures militantes ? J’ai demandé à Mihir, un ami et camarade, s’il avait des ressources sur la dimension sentimentale de l’engagement politique. Il m’a envoyé un article appelé « Communist feelings1 » avec le commentaire « best piece ever ». Dans cet article Hannah Proctor et Larne Abse Gogarty examinent, à travers les récits qui en sont fait dans Le Carnet d’or de Doris Lessing et The Romance of American Communism de Vivian Gornick, les passions qui ont mu les militant·e·s communistes entre la seconde guerre mondiale et 1956 – année charnière pour les partis communistes britannique et étasunien durant laquelle beaucoup de militant·e·s sont parti·e·s, à la suite de la répression violente des révoltes en Hongrie, refusant de soutenir plus longtemps la dictature en URSS sous couvert d’un idéal de libération qui s’éloignait toujours plus. Elles écrivent : Nous aurions pu choisir d’explorer d’autres moments ou mouvements avec ces thèmes

mais les exemples des partis communistes britannique et étasunien à la suite de 1956 nous intéressaient du fait de la contradiction prononcée entre l’hyper-rationnalité du discours orthodoxe marxiste-léniniste et l’attachement émotionnel excessif et chargé des relations interpersonnelles qui néanmoins caractérisait ces organisations2.

Elles précisent, plus loin dans l’article : Lessing décrit à quel point beaucoup à gauche associaient émotions et désirs avec un individualisme myope et bourgeois, mais nous voulons insister qu’un engagement à transformer radicalement l’état existant des choses requiert un investissement émotionnel excessif et un plongeon fou vers les possibles à imaginer. Les émotions et les désirs sont probablement subjectifs mais ils ne sont pas insignifiants, ils ne sont pas non plus séparés de l’expérience collective. Le Carnet d’or et The Romance of American Communism décrivent de petits groupes épars de camarades qui espéraient participer activement à l’avènement d’une révolution globale. Ces groupes étaient composés de personnes qui se disputaient, tombaient amoureuses, ressentaient de la fatigue, de l’excitation, de l’agressivité, de la désillusion et étaient parfois sentimentales3.

Nos organisations ne sont pas que des machines à produire une révolution dont nous ne savons quand elle adviendra. Elles sont aussi « des mondes dans un monde » où des gens se rencontrent, avec leurs bagages, leurs histoires et leurs espoirs, où nous tentons de faire mieux, autrement que le réel que nous critiquons. Ce sont aussi des espaces où nous vivons nos amitiés et nos amours, où nous pratiquons des formes de solidarité et de soutien, où nous apprenons aussi à nous aimer à travers notre affection pour la justice. Et très souvent ce sont aussi des espaces où nous reproduisons les pratiques oppressives que nous avons internalisées. La vérité est qu’il ne pourra jamais y avoir de révolution tant qu’il n’y aura pas de guérison dans nos espaces et que c’est par le processus de guérison que nous trouverons les outils du changement. L’un des instruments de la guérison est la force érotique. L’érotique et la joie – parce qu’elles font partie des buts de nos luttes mais aussi parce qu’elles sont essentielles pour pérenniser les mouvements dont nous faisons partie – ne sont pas des à côtés de nos combats : elles en sont des points névralgiques.

1  Hannah Proctor et Larne Abse Gogarty, « Communist feelings », New Socialist, 2019. 2  Proctor, Gogarty, op. cit. 3  Ibid.

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À LA UNE : TRANSMETTRE Les discussions que j’ai eu la chance d’avoir avec des ami·es camarades qui militent dans des organisations très différentes dans des pays différents, mais toutes antiracistes, ont clairement permis d’identifier, d’affiner mes intuitions, de revoir des présupposés et d’explorer de nouvelles pistes. Maayan, Mihir, Théo, Marina, Gabryiel, Clark, Shaheen… ont pensé avec moi ces différentes manifestations de l’érotique dans nos vies militantes. Nous avons tous·tes reconnu à la fois notre besoin d’une pratique de l’érotique dans nos organisations, c’est-à-dire intégrer des pratiques de la joie qui nous engagent corps et âmes dans un processus créatif et nous ancre dans le présent, en plus des millions d’autre choses que cela peut être, et les difficultés à savoir par où commencer ou comment ne pas être uniquement dans la gestion des conflits en essayant de faire au mieux. Nous avons l’impression de ne pas avoir de guides, pas de passation sur ces sujets. Pourtant en en parlant, en y réfléchissant ensemble, en se concentrant dessus, nous voyons des signes parsemés où l’érotique est mobilisée comme puissance face à l’oppression. Les Baby Dolls est le nom que portent les membres d’une parade du Mardi Gras à la Nouvelle Orléans qui a pris forme au début du xxe siècle, composée de travailleuses du sexe Noires foncées. Kim Marie Vaz nous dit : Les Million Dollar Baby Dolls étaient des femmes qui paradaient dans la rue ensemble, portant de courtes jupes plissées, des culottes bouffantes avec des volants et des noeuds, des corsets, des bonnets napolitains et des chaussettes ou des bas tenus par des jarretelles afin de garder les billets de dollars1.

Elles constituent l’une des premières organisations de femmes à se masquer et à faire des performances durant Mardi gras. Les sources sont peu nombreuses et peu d’archives restent des premières Baby Dolls mais il est établi qu’il s’agissait de femmes dont les vies étaient exceptionnellement difficiles. Une pauvreté écrasante, des pauvres conditions de santé [...] des maladies vénériennes, des problèmes d’addiction à l’alcool et aux drogues non pris en charge et des activités criminelles du meurtre au vol et aux bagarres impliquant des contacts réguliers avec le système de justice criminelle – tout cela étaient des éléments normaux de leurs existences2.

Nous avons tous·tes reconnu à la fois notre besoin d’une pratique de l’érotique dans nos organisations, c’est-àdire intégrer des pratiques de la joie qui nous engagent corps et âmes dans un processus créatif et nous ancre dans le présent, en plus des millions d’autre choses que cela peut être, et les difficultés à savoir par où commencer ou comment ne pas être uniquement dans la gestion des conflits en essayant de faire au mieux. Le carnaval est traditionnellement l’un des espaces de créativité, de libération et de performance d’un soi émancipé et excessif. Vaz l’écrit : … Mardi Gras est plus qu’un jour. Il s’agit d’un espace de travail durant lequel on se prépare à participer à une transgression concrète de l’ordre social quotidien, à performer le renversement, à participer à une activité commune visant à forger une identité collective, tout en nous permettant d’affirmer sa personnalité3.

Mardi Gras était pour les Baby Dolls un espace d’affirmation par la sensualité et le jeu sur une innocence qui leur était refusée en tant que femmes Noires foncées. Leur défilé créaient un assemblage entre l’image de petite fille sage et par essence donc blanche de leurs costumes et leurs allures sexys, haranguant la foule à coup de jurons et leurs danses qui ont participé à l’évolution de la musique Jazz. Cette même réappropriation de leurs corps et de leur autonomie par des travailleuses du sexe, le documentaire Shakedown de Leilah Weinraub portant sur un club de strip-tease lesbien où les danseuses sont des femmes Noires en rend également compte. On entend, très tôt dans le documentaire I-Dallas, l’une des danseuses, prendre le micro est dire « si vous êtes hétéros, c’est pas la peine de venir devant ; si vous ne donnez pas de pourboires et que vous êtes hétéros, vous n’avez pas besoin d’être devant ».

1  Kim Marie Vaz, The ‘Baby Dolls’: Breaking the Race and Gender Barriers of the New Orleans Mardi Gras Tradition, Louisiana State University Press, 2013, p. 13. 2  Vaz, p. 20, op. cit. 3  Vaz, p. 21, op. cit.

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À LA UNE : TRANSMETTRE Le premier épisode du podcast Zouk Vintage de MarieJulie Chalu, nous expose à l’histoire sociale et politique du zouk, pour toustes celleux d’entre nous qui n’avions pas eu la chance d’y avoir accès. Si à la suite de l’écoute, on s’aventure sur wikipédia à la recherche de l’origine du mot, on découvre que Zouk désigne au départ des salles de bals populaires où danse et musique s’entrecroisent. Il s’agit bien de rythmes connectés aux corps tels qu’ils se meuvent lorsqu’ils n’ont pas pour but d’aller d’un point A à un point B pour produire pour quelqu’un·e d’autre ou pour essayer d’obtenir des ressources, trop souvent difficiles d’accès. La danse et la musique comme vecteurs de l’érotique dessinent un rapport au monde qui n’est pas celui de l’immédiateté consommable – le mystère du pourquoi se mouvoir sur ces rythmes est ce qui provoque des plaisirs intenses, nous laisse en sueur, en cri et heureux·se, prêt·e à recommencer. Nous laisse rêveuse, assise devant un bureau, nettoyant des chambres, sur les chantiers, dans les champs et les usines, nous fait sourire alors qu’on s’accroche à l’arrière d’un camion poubelle. Ces moments où le mouvement est de notre propre fait et découle en même temps d’une force extérieure et puissante. À la pride radicale antiraciste de Paris, en 2021, j’étais loin. Ce qui m’a été transmis par stories Instagram pourtant, sont des immenses vagues de joie, mes adelphes chantant à tue-tête « dis-moi qu’entre toi et moi un jour ça va coller, chéri·e tu sais de toi je n’peux plus me décoller ». Cette joie devant le DJ set de Cheetah a participé à redonner à la chanson de Fanny J. la place qu’elle mérite dans nos luttes. Tout est offert à ce moment : toute force, toute sape, les mouvements qui se synchronisent et font d’une foule une entité dédiée au plaisir, à la joie et à la promesse d’un monde émancipé. Nos manifestations sont sensuelles. Dans tous les sens du terme. Recentrer l’érotique dans nos luttes implique de rendre intentionnel notre rapport au plaisir. Le rendre intentionnel c’est aussi embrasser son caractère protéiforme. Quelle pédagogie de l’érotique peut-on développer dans nos cercles qui nous permettrait de mobiliser cette énergie de manière durable ? Quelles pratiques peut-on mettre en place pour que cette ressource qui nous a porté tant de fois, nous sachions comment l’invoquer pour pérenniser nos organisations et créer de nouvelles modalités pour notre libération ? Quelques pistes que les discussions diverses ont apportées : – Avoir un vrai moment de ressourcement pour les

organisateur·ices d’événements qui nous redonnent de la force (manifestations, soirées etc.) parce qu’iels sont souvent épuisé·es à la fin. – Donner un rôle central aux guérisseur·euses érotiques dans nos groupes : DJ, danseurs·euses, masseurs·euses... les personnes qui ont des capacités pour faire travailler notre rapport charnel à la créativité. – Se renseigner sur les sources de plaisir des personnes avec lesquelles on s’organise afin d’être en capacité de pouvoir apporter un réconfort qui ne se résume pas à un allégement de travail. – Inscrire des discussions sur le plaisir à l’agenda – Comment prend-t-on plaisir dans notre organisation ? Comment pourrions-nous prendre plus de plaisir ? Comment aborder l’érotique d’une manière qui ne soit pas une contrainte pour quiconque? Un échange signale pour moi l’importance de se plonger dans notre pouvoir érotique et de l’affirmer comme arme militante, une phrase prononcée par Cara Page, en entretien avec Adrienne Maree Brown et discutant l’héritage de l’essai d’Audre Lorde sur l’usage de l’érotique : Il s’agit également de violence structurelle et de comment je me connecte à moi-même à travers le désir lorsque je suis indésirable, remplaçable et que je suis uniquement là pour le travail et la reproduction ? Et… alors quel est mon moi érotique dans tout ça, lorsqu’on est empêché d’être en capacité de se définir en dehors du capitalisme et de la suprématie blanche1 ?

Nous vivons des moments érotiques collectifs lors de manifestations, dans nos événements, au carnaval. Nous avons alors l’intuition qu’il y a des formes de plaisir que nous ne pensions réservées qu’à des activités sexuelles dans une chambre, loin des regards, que nous pouvons vivre en commun, sans honte, sans violence, sans avoir à exercer un pouvoir sur l’autre, dans des formes de partage qui impliquent d’étendre notre compréhension de l’érotisme au-delà du strictement sexuel et notre compréhension du politique au-delà de la stricte planification rationnelle des ressources matérielles. Marginaliser de nos luttes l’exploration de la joie, faire de l’érotique une question accessoire, c’est remettre les valeurs cishétéro patriarcales qui déclarent tout plaisir ne permettant pas la reproduction sociale de la force de travail futil au centre. Toutes nos histoires, nos victoires, toutes nos traditions de lutte ont centré le plaisir et l’érotique comme méthode de guérison collective. Il ne s’agit alors pas d’en donner une définition stricte et immuable mais d’en explorer les sens pour inviter le jaillissement de révolutions voluptueuses.

1  Adrienne Maree Brown, « The legacy of uses of the Erotic », Pleasure Activism: The Politics of Feeling Good, AK Press, 2019, p. 64-65.

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À LA UNE : TRANSMETTRE Mème éthique

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ALIAS

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uand l’équipe s’est mise d’accord sur le thème rumeur, je comprends peu à peu qu’elle fait référence du numéro « transmettre » parler de mémétique à la faculté de concevoir. Sans conceptualisation, il est m’a paru important. Car les « mèmes », comme difficile voire impossible d’identifier son environnement. nous les connaissons sur Internet, tiennent en Ce processus en mémétique s’appelle la digitalisation2. vérité leur nom d’une théorie philosophique aujourd’hui L’hégémonie occidentale incorpore de plus en utilisée comme piste de recherche principale dans une plus les technologies dans nos habitudes. Ainsi, pour bataille de récits. Celle-ci étudie le second réplicateur : le plusieurs internautes, consulter son téléphone et plus mème (le premier étant le gène). C’est ce réplicateur qui particulièrement les réseaux sociaux dès le réveil est a permis à l’être humain de modeler son environnement devenue une habitude. Avec des fonctionnalités telles les au fil des âges, de savoir quand et où migrer pour éviter carrousels, les messages privés ou de groupe, les stories, les aléas des climats. Cette science s’inscrit dans une le partage d’information s’intensifie et se fait limite logique darwinienne, aussi critiquable que ça l’est. instantanément d’un endroit du globe à un autre. Pour moi parler d’évolution dans le sens « scientifique » C’est en 1976 que le scientifique Richard Dawkins ne diffère pas tant du mythe dogon d’Amma. La parle pour la première fois des mèmes mémétique apporte un regard que dans son ouvrage Le Gène égoïste. Avec je trouve intéressant sur le psyché En le sortant de cela, il popularise la théorie du « humain. Ici il ne se distingue pas de son contexte et deuxième réplicateur » et définit le celui des autres animaux par une de la raison qui a mème comme « une association entre supériorité mais par sa plasticité. mené à sa création, les termes « gènes » et « mimesis », du C’est ce qui explique la taille de le même est abordé grec ancien, qui veut dire « imiter ». notre cerveau, la douleur que comme un objet issu Il poursuit en expliquant qu’un provoque l’accouchement, mais d’un monde où le mème peut tout aussi bien être une c’est également ce qui nous amène travail de réflexion idée, une habitude, une spiritualité à avoir développé au cours des âges 1 n’est pas. ou style de vie comparable aux gènes une capacité d’abstraction . pour l’ADN qu’il identifie comme « Cette capacité nous a permis de premier réplicateur ». Un réplicateur créer des outils, et de communiquer avec au moyen de a besoin d’un hôte (dans le cas présent : d’être humains) langages. et comme les gènes, les mèmes évoluent, se reproduisent, J’ai souvent entendu que les nourrissons étaient s’adaptent, mutent et ils peuvent même « mourir ». Un incapables de se souvenir de leur vie avant qu’ils exemple simple : Vous passez la nuit chez votre ami·e n’acquièrent le langage. Quand bien même l’idée me pour la première fois. Le matin venu, celle-ci vous paraissait farfelue, l’explication était logique : tant propose de prendre le petit déjeuner. En soit, vous n’avez qu’un bébé n’avait pas la notion de mots il ne pouvait pas trop idée de ce que cela pourrait être mais vous pas fabriquer de souvenirs. C’est-à-dire que tant qu’un acceptez. Le petit déjeuner passé, le ventre rempli vous être humain, aussi jeune soit-il, n’arrive pas à attribuer êtes satisfait·e de l’expérience et décidez d’incorporer le des symboles à ce qu’il voit ou expérimente, celle·luipetit déjeuner à votre routine matinale. Nous assistons ci ne peut pas les rationaliser ainsi que les coudre dans ici à la reproduction d’un mème qui vous a été transmis sa mémoire en tant que souvenir. Il a donc besoin de par votre ami·e : le petit déjeuner. Toujours dans le s’imprégner de son environnement avant d’intérêt même exemple : en fonction de vos courses disponibles, consciemment avec. Le cas contraire est vérifiable, de vos préférences culinaires ou simplement de votre car une personne sujette à un AVC rencontre ce type diète habituelle vous décidez de changer vos recettes. d’aphasie. Aujourd’hui, quand je réfléchis à cette même

1  « Opération par laquelle l’esprit désolidarise, délie un objet, une qualité d’un objet ou une relation de son contexte. » Dictionnaire l’Internaute. 2  Big Think, « Daniel Dennett: Memes 101 | How Cultural Evolution Works », YouTube, 2017.

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À LA UNE : TRANSMETTRE

Illustration : Zas Ieluhee

C’est ainsi que ce mème s’est adapté et par la même occasion il subit une mutation.

l’environnement physique de l’hôte des gènes et mèmes2.

Bien que l’exemple donné prenne racine dans une chose bien concrète, il est important de garder à l’esprit qu’un mème peut être tout et n’importe quoi. L’important est qu’il garde cet attribut infectieux précédemment expliqué. C’est pourquoi je propose que les mèmes soient définis par des concepts qui organisent les cultures de celle·eux qui les adoptent dans une perspective d’évolution1. Les porteurs des mèmes sont aussi appelés hôtes. Jusqu’à présent les scientifiques qui s’exprimaient sur des hypothèses d’évolution décrivaient cette dernière comme sans but, l’inverse de standardisée, car le fruit de mutations chaotiques d’une génération à l’autre. Mais là je souhaite introduire deux variables à ces changements : le contexte émotionnel,

Selon Dawkins, les mèmes doivent posséder trois attributs afin de conserver leur survie et par la même occasion être jugés « réussis » : – la longévité ; – la fécondité ; – la fidélité à la copie. Ici encore je relève un biais dans cette définition que j’attribue à l’« objectivité occidentale » : on sous-entend ici deux issues possibles, celles d’un mème raté ou d’un mème réussi. Cela dépossède le mème d’une utilité certes subjective mais fondamentale pour la survie de ce dernier, sauf si le libre arbitre de l’hôte n’est pas pris en compte dans sa théorie (spoiler : il ne l’est pas). En le sortant de son contexte et de la raison qui a mené à sa création, le même est abordé comme un objet issu d’un

1  Ici, l’évolution est la survie du groupe d’hôtes. 2  Le contexte émotionnel fait référence à l’affect que l’hôte et sa population ont envers le mème. Il est dépendant des souvenirs des hôtes, de leurs valeurs et de leur personnalité. Le contexte physique fait référence au niveau de contrainte. Car les hôtes humains que nous sommes tous sont sensibles à nos congénères à la pression émotionnelle ou physique qu’iels peuvent exercer.

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À LA UNE : TRANSMETTRE monde ou le travail de réflexion n’est pas. « Un mème se réplique car il pas d’autres choix » comme disait la chercheuse anglaise Susan Blackmore1. C’est comme-ci, l’hôte du mème ne faisait pas le choix (explicite ou non) d’accepter ou de contredire ce dernier.

Un mème fragmenté est un concept qui ne possède pas la totalité des attributs indispensables à la survie listé par Dawkins. Ici le « God meme » de Dawkins n’a pas beaucoup de fidélité à la copie. Exemple : Il est souvent conseillé de ne pas parler religion en société. Si le mème de Dieu était fidèle de la copie d’un hôte à un autre, Dans son écrit, Richard Dawkins explique que les beaucoup de conflits liés au sujet pourraient être effacés. mèmes peuvent se regrouper en amas cohérents appelés Cependant, j’ai souvent entendu des chrétiens dire par Memeplex. Les exemples de Memeplex qu’il donne sont les rapport à leur interlocuteurs musulmans la phrase « suivants : la religion, les philosophies, les idées politiques ils n’ont pas le même Dieu que nous », le tout suivi de ainsi que les visions du monde2. Il explique aussi que stéréotypes communiqués dans les médias démonisant bien plusieurs mèmes puissent s’amasser en Memeplex, la religion et ses pratiques. Autre exemple, venant d’une d’autres mèmes peuvent être antagonistes entre eux. famille africaine colonisée, il m’est arrivé d’entendre A partir de ces exemples, le scientifique annonce les mêmes propos péjoratifs et diminutifs à l’égard des l’existence du mème de Dieu (God meme) auquel il attribue religions de nos ancêtres aujourd’hui catégorisées de une grande chance de survie. La raison est que le mème de « païennes » ou « animistes » comme s’il s’agissait de Dieu va de pair avec la malédictions. Encore une crainte du feu éternel, le ribambelle de termes, Sì est un Memeplex. Sì est un feu des « Enfers ». de mèmes fragmentés : l’animisme étant un ensemble qui a la particularité Ici encore, je relève courant du Christianisme, de se contenir : Sì est à la le même biais. L’alliance et le paganisme étant une fois le contenant et le contenu. d’une notion de Dieu avec religion ancestrale qui celle d’une souffrance était pratiquée en Europe. éternelle se produit dans l’esprit d’une personne pratiquant une religion abrahamique ou du moins dont la culture environnante en découle. Ce type de religions monothéistes, relativement nouveau et guerrier, n’est pas le seul type de religions qui existe et est pratiqué par les humains. Ici le contexte est une fois de plus mis à l’écart et propose une définition qui se dissocie de celui-ci3.

J’ai eu la chance de grandir dans un mélange de cultures et de spiritualité, ce qui m’a permis très tôt de distinguer deux concepts de Dieu. Le Dieu chrétien, et Sì. En langues bamileke, Sì désigne la force vitale qui habite tout objet et individu. En plus de ça, Sì est aussi l’être créateur. Dans la logique des mèmes, Sì est un Memeplex. Sì est un ensemble qui a la particularité de se contenir : Sì est à la fois le contenant et le contenu. Le « God meme » comme défini par Dawkins est ce que j’appelle un mème fragmenté4.

Cette confusion fut installée par les mêmes mécaniques de pouvoir et de domination qui gouvernent le monde occidental et ses prolongements aujourd’hui. Pendant longtemps cette pratique n’avait pas de nom, maintenant, c’est la guerre mémétique.

Catégorisée en guerre psychologique par l’otan5, elle a la particularité de coloniser les individus sans qu’ils ne s’en rendent compte. Elle se déroule en trois étapes : – la récolte d’informations sur l’ « ennemi » ; – l’étude de ces derniers ; – la dissémination de fausses informations de sorte à contrôler la narration globale du conflit ou de semer la confusion. Cette confusion est ce nous avons tenté de souligner plus tôt en détaillant la notion de « mème fragmenté ». Ainsi, il est possible pour un pays ou une autre entité d’attaquer sa population cible en installant une

1  Susan Blackmore, « Memes and “temes” », TEDxTalks, 2008. 2  Liza Das, « Mod-01 Lec-06 Memetics », Indian Institute of Technology, 2012. 3  Parce qu’aujourd’hui, c’est le type de religion qui est le plus pratiqué par les humains, souvent en raison des différentes phases de colonisations. Un majorité ignore que des religions monothéiste qui ne sont pas abrahamiques existent. Vu qu’iels ne connaissent que ce type de religions, il leur est souvent difficile de nommer une pratique différente mais tout aussi structurée comme « religion » également. Exemple avec les religions africaines qu’on appelle encore aujourd’hui « culte des ancêtres » ou à tort l’« animisme ». 4  Un mème fragmenté est un concept dont l’appellation a migré. Par conséquent, le mot initial qui désignait le concept a vu sa définition perdre en substance ce qui peut causer une confusion au sein d’un d’échange entre hôtes car, iels peuvent se retrouver à utiliser le même mot ou même expression pour parler de deux choses différentes. (Exemple : le terme boulimie en langue française désigne un trouble du comportement alimentaire exprimé par des pulsions. Au Cameroun, dans l’argot, le terme de boulimie est plus couramment utilisé comme synonyme de cupidité.) 5  Steve Tatham, It’s Time to Embrace Memetic Warfare, NATO Strategic Communications Centre of Excellence Riga, 2017.

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À LA UNE : TRANSMETTRE narration qui sert ses intérêts sans même que le public d’hôtes ne s’en aperçoive. Et il semble qu’Internet, plus particulièrement les réseaux sociaux, soit le principal champ de bataille. Les « memes », appelés « mémés », « mimes » ou « mèmes » par les francophones que je connais, tiennent leur appellation de la théorie de Dawkins. Pas l’inverse. Aujourd’hui, plus souvent rattaché au format médias que nous partageons en ligne à nos ami.e.s et connaissances, les mèmes internet constituent une réelle arme de confusion massive. Grâce à la connexion sans fil, leur fécondité est considérablement augmentée : il suffit d’une story, d’un poste ou d’un message privé pour les partager et/ou en discuter. De plus, à cause de leur source plus souvent anonyme, il est facile de laisser planer le doute sur son ou ses origines. Quiconque a la possibilité de tourner en dérision son quotidien et ses opinions. Pour le citoyen lambda, le couvert de l’anonymat lui permet d’exprimer ses idées les plus sincères et ainsi toucher une audience qui restera fidèle à son contenu. Le mème internet a donc par défaut dans l’opinion publique une image rebelle qui dissocie automatiquement l’État de ce dernier. Avec la montée des mouvements de justice sociale (ou Social Justice Movement), de ses branches et de ses lexiques il me paraît important de se poser la question suivante : comment les mèmes internet évoluent, prospèrent et gagnent en territoire ? Regardons comme, selon une optique de colonisation du psyché humain, les mèmes transmis de génération en génération subissent une ou plusieurs fragmentations. L’exemple qui me vient le plus souvent en tête est le terme hotep qui vient du medu-neter1 à l’origine veut dire « être en paix » ou « venir en paix ». Il est également lié à la religion de Ma’at, elle aussi venant de l’Egypte Ancienne mais inspiré d’autres religions de l’intérieur du continent africain (exemples : Sangoma, Bwiti, Ifa etc). Le terme a ensuite été réapproprié par les Africains Américains (A. A.) qui s’identifie comme Afrocentrés2.

Illustration : Zas Ieluhee

Au fil des ans, le mot a encore migré dans la langue pour désigner les personnes (souvent des hommes) afroaméricaines afro-centrées mais anti-progressistes, ou de manière satirique, pour désigner des A. A. afro-centrés clichés. Ce qui amène à un autre exemple avec le terme woke3. Utilisé à l’origine par les communautés afro-américaines (avant le mouvement blm) pour s’alerter entre eux des dangers du système raciste et capitaliste de leur pays, le concept de wokeness a peu à peu été approprié par une majorité proche de la blanchité pour enfin devenir un terme dépolitisé à la limite du risible. On voit donc une fois de plus, un terme à l’origine réservé à un contexte bien particulier, qui traverse les années en étant vidé de sa substance et pour au final tourner dérisions des combats bien concrets, et plus généralement individus noirs4. Cette fragmentation, qui est due à la volonté des anciennes puissances coloniales aujourd’hui États

1  Langue écrite en Egypte Ancienne (env. -3000 avant J.C), ce que nous appelons les « hiéroglyphes ». 2  C’est un mot qui est traditionnellement utilisé pendant Juneteenth. 3 « Éveillé » en français. 4  Sachant que pour moi « noirs » ne décrit pas plus que la race dans laquelle on me classe moi et les individus qui ont un phénotype proche du mien.

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À LA UNE : TRANSMETTRE d’unifier1 et de standardiser les esprits2, les traumatisent en rendant leur langue obsolète, et leur culture en désaccord profond avec son environnement. Nous, colonisés et descendants de colonisés devenons aliénés de nos propres identités3. Comment est-ce qu’un supposé État pourrait mettre en place de telles offensives ? Au moyen de la Big Data, de son analyse et des bot farms. La plus connue est l’Internet Research Agency basée en Russie. Les bot farms (fermes de robots) sont des systèmes physiques et virtuels qui ont pour but de générer du trafic internet en masse. Les entreprises en utilisent fréquemment pour augmenter leur scores dans des classements en ligne (exemple : l’App Store). Avec le temps, les bot farms ont été combinées à l’intelligence artificielle, plus précisément au technique de machine learning. Grâce à cela, elles évoluent et s’adaptent à leur environnement de manière agressive (on se demande pourquoi4). Aujourd’hui, ça n’est plus un simple script, mais des logiciels complets avec des infrastructures dédiées composées de serveurs, de centres de données, de plusieurs ordinateurs connectés, de routeurs, etc. Methbot, une bot farm russe, a fait perdre plus de 5 millions de dollars par jour à des publicitaires entre 2015 et 2017. Avec plus de 800 000 adresses ip (sachant que Facebook en a 400 000), Methbot est considérée comme la bot farm la plus dévastatrice. Elle créait de faux sites Web et des pages Web qui semblaient réels. Une fois dessus, les utilisateurs regardaient des publicités pendant que le propriétaire de la ferme de robots gagnait de l’argent auprès des éditeurs. Bien sûr, il s’agit d’un matériel de pointe, ce qui vous laisse comprendre l’ampleur de ce qu’un état peut déployer en force. A cette échelle, il est difficile pour un courant politique, militant, aussi organique soitil, de riposter ou de prétendre vouloir maintenir un

semblant de vérité à sa narration. C’est là qu’agit l’effet de confusion5. De l’autre côté de l’Atlantique, le 29 juillet dernier avait été organisé l’audience « Big Tech Anti Trust » aux États-Unis, celle ci a duré sept heures et opposait les pdg de Facebook6 (Mark Zuckerberg), Google (Sundar Pichai), Apple (Tim Cook) et Amazon (Jeff Bezos) au Comité judiciaire de la Chambre des représentants. Au cours de cette audience, les quatre chefs d’entreprises tentaient de convaincre le comité que leurs pratiques commerciales ne constituent pas des monopoles anticoncurrentiels7. C’est en ouvrant la séance que le président de la sous-commission David Cicilline reconnaît que « Parce que ces entreprises sont si centrales à notre vie moderne, leurs pratiques commerciales et leurs décisions ont un effet démesuré sur notre économie et notre démocratie. N’importe quelle action de l’une de ces entreprises peut affecter des centaines de millions d’entre nous de manière profonde et durable ». Il poursuit en présentant un mode de fonctionnement commun aux quatre entreprises : chacune utilise les données et la surveillance d’autre entreprise afin de se protéger en « achetant, copiant ou en coupant » la concurrence potentielle. Il conclut son discours par : « Leur capacité à dicter les conditions, à prendre les devants, à bouleverser des secteurs entiers et à inspirer la peur représente les pouvoirs d’un gouvernement privé ». Cette dernière métaphore me parut forte, car la confusion entrepriseÉtat se fait enfin. Toujours la même année, en novembre cette fois-ci, Mark Zuckerberg se présentait lors d’une audience de la commission judiciaire du Sénat devant le sénateur Josh Hawley. Pendant cet entretien, monsieur Hawley interroge Zuckerberg sur la plateforme Tasks qui supposément permet à Facebook, Twitter et Google de se relayer des informations partagées sur le net et de s’accorder sur les de modération de contenu (bannissements et censure). Ce dernier tentait bien que

1  C’est-à-dire, de propager une philosophie capitaliste (raciste) et coloniale. 2  Pour qu’iels adoptent une mentalité raciste/capitaliste. 3  Wade W. Nobles, The Island of Memes: Haiti’s Unfinished Revolution, Black Classic Press, 2015. 4  Dans le machine learning, il est question de laisser à un algorithme (suite mathématique) la liberté d’apprendre « comme un humain » en faisant des prédictions et classifications. Quand une machine devient agressive, c’est donc qu’elle a été programmée pour et non parce qu’elle est animée d’une conscience qui déteste les hommes. 5  Je sous-entend ici qu’un État aurait beaucoup plus de moyens qu’un individu ou qu’une entreprise. Avec 800 000 adresses ip il est possible de simuler l’activité d’au moins d’une ville moyenne et du trafic internet qu’elle pourrait générer. Si les intelligences dont j’ai parlé avait été entraîné à répondre à des internautes ou de créer de faux même internet comme il est souvent le cas avec des bot farms, une plus grosse proportion de la population d’internautes auraient été affectée. 6  Entreprise qui se repose sur les bases de données du fbi pour vérifier ses faits et comme Mark Zuckerberg l’a spécifié pendant une audience devant le sénateur Ron Johnson aux côtés des pdg de Google et Twitter en octobre 2020. 7  Pendant cette même audience, le pdg de Google, Sundar Pichai, a été interrogé sur les stratégies d’intimidations et d’achats de la concurrence qu’avaient les quatre entreprises. Car il avait été rapporté à la représentante Pramila Jayapal que google avait fait pression sur Snapchat pour qu’ils acceptent l’offre d’achat de facebook. (Engadget, 2020)

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À LA UNE : TRANSMETTRE mal de ne pas répondre à la question mais il finit par avouer que les trois entreprises « ne communiquent que sur des informations en rapport avec la sécurité1 ». Il refusait également de joindre à son témoignage des preuves qui concordent avec ses avances. Le sénateur continua son interrogatoire en abordant le sujet de Centra. Il s’agit d’un outil que Facebook utilise pour suivre ses utilisateurs non seulement sur Facebook, mais sur l’ensemble de l’Internet. Centra relève les différents profils qu’un utilisateur visite, les destinataires de leurs messages, leurs comptes liés, les pages qu’ils visitent sur le Web et qui ont des boutons Facebook. Centra utilise également des données comportementales pour surveiller les comptes des utilisateurs, même si ces comptes sont enregistrés sous un nom différent. À cela, le président de Facebook répliqua juste qu’il ne connaissait pas un outil avec ce nom mais qu’il souhaitait fournir plus d’informations dans le futur et en privé. Avec l’arrivée de médias internet (exemple: AJ+ ou Brut) et des carrousels infographiques, il est devenu plus facile pour les internautes de revendiquer une conscience politique sans faire un travail d’introspection : quitte à prendre des risques et à se voir sous un jour déplaisant. Ainsi, les personnes blanches ou qui se rapprochent de la blanchité – par le phénotype ou par la classe économique – entretiennent un rapport désincarné aux luttes pour lesquelles elles affichent un soutien. C’est comme ça que des concepts installés par des populations « noires », sont appropriés et dénaturalisés. Pour enfin, être utilisés par la majorité pour leur agenda (implicitement ou explicitement) négrophobe. L’exemple qui me revient est celui de Kony 2012. À l’époque j’étais encore collégienne. Malgré mon âge, l’habitude de regarder mon tableau de bord Tumblr au réveil m’accompagnait déjà. Ce jour là, je remarquais très rapidement que la même vidéo avait été partagée par les personnes que je suivais : Kony 2012. Il s’agissait d’un film d’environ 30 minutes à l’ambiance grave mais très codée : que ce soit par les titres, les transitions, les couleurs utilisées, qui me rappelaient à vrai dire n’importe quel pays du Nord (bleu, blanc, rouge). La vidéo présentait les crimes de Joseph Kony, un révolutionnaire Ougandais, qui a l’époque était recherché par l’armée américaine. L’intérêt de ce mème internet était de rendre connu le visage de l’homme recherché par mandat d’arrêt international depuis 2005, pour enfin aboutir à son arrestation. De surcroît, un « kit d’action » disponible à la vente était promu

pendant le film : un t-shirt, des bracelets, des posters et des pins. De quoi mieux capitaliser sur le slacktivisme2 de la majorité qui, elle, n’est pas vraiment touchée par les actions de cet homme. En quatre jours, la vidéo avait atteint une centaine de millions de vues. Elle était devenue « virale ». Face à la montée rapide du mouvement Kony 2012, des internautes se sont interrogés sur les réels motifs du film documentaire. En effet, elle avait été créée par l’organisation non gouvernementale Invisible Children fondée un peu de temps avant la mise en arrêt internationale de Joseph Kony. L’organisation expliquait que son but était d’éduquer les Américains sur les violences que perpétue le personnage en question, et priait l’Armée américaine de déployer ses forces pour l’arrêter. De l’autre côté du globe, la population ougandaise reprochait à l’organisme de divulguer des propos fallacieux car la vidéo omettait plusieurs détails sur la région. Ce faisant, les subtilités ethniques, religieuses et sociales étaient mises de côté. Justine Nyeko, la porteparole de l’armée de Résistance de Kony, décrivait même la vidéo de « un acte de panique bon marché et ordinaire de supercherie de masse pour rendre les peuples sans méfiance du monde complices des activités voyous et meurtrières des États-Unis en Afrique centrale ». Le timing auquel la vidéo avait été publiée semblait bizarrement opportun : c’est au même moment qu’avait été trouvé un gisement de pétrole conséquent dans le pays. On voit là, un exemple type d’offensive mémétique : la narration d’un conflit détournée par une entité (ici, l’état sous le couvert d’Invisible Children) pour servir des intérêts qui lui sont propres. Le tout dans une campagne call-to-action3. Avec cela, vient la fragmentation car l’audience qui a vu, partagé, et agi selon les dires du film Kony 2012 est devenue l’hôte de mèmes/memeplex fragmentés par leur manque de connexion à la réalité (plus précisément à celle des Ougandais). Ce type de transmission, en plus de tromper sa population hôte, peut mener à des conséquences désastreuses pour une communauté entière. Pour peu que l’entité à l’origine ait les moyens, il lui est possible de justifier une réponse disproportionnée dans le but de déstabiliser le groupe cible et de lui soutirer des richesses4.

1  cnet Highlights, « Republican Senator GRILLS Zuckerberg on Facebook, Google, and Twitter collaboration », YouTube, 2020. 2  Pratique consistant à soutenir une cause politique ou sociale par des moyens tels que les médias sociaux ou des pétitions en ligne, caractérisée comme impliquant très peu d’efforts ou d’engagement. (Oxford) 3  C’est un terme marketing qui désigne toute conception visant à susciter une réponse immédiate ou à encourager une vente immédiate. 4  C’est la même rhétorique qui a amené les États colons à mettre en place et financer des théoriciens eugénistes.

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Vivre et transmettre les danses hip-hop LARISSA

CLEMENT BELHACEL

J

Transmission d’énergie ’ai pris mon premier cours de danse en 2007. Pendant une heure et demie, je me suis Walid demandée où j’étais. On dansait sur de la house, alors que j’avais choisi ce cours dans la « Il fait chaud, la musique te pénètre, t’absorbe. Il y rubrique Danse hip-hop du studio. Une fois chez moi, a du monde, c’est presque une énergie de pogo. Tu ne j’ai fait quelques recherches infructueuses : rien dans peux pas mettre le mental en action, il se passe quelque les livres, presque rien sur Internet. Je suis retournée à chose dans ton corps, c’est incontrôlé ». Pour Walid, ce cours de house dance dans un autre studio, fréquenté la transmission est d’abord de l’ordre de l’énergie : par des danseurs qui venaient pour des cours de hype, « Il y a un truc qui est rentré dans notre corps, par hip-hop new style, popping… ou simplement s’entraîner. l’énergie. Tout ce que j’ai compris, c’est à partir de là. » Tous·tes semblaient se connaître, partager un même La soirée du Chapelais, à la fin des années 80, est une monde, parlant de lieux et de personnes qui m’étaient révélation pour le jeune homme, déjà électrifié par le inconnues, utilisant des termes qui m’intriguaient. J’ai scénario de Breaking. Il se rend suivi ce cours pendant deux le samedi après-midi, le cœur ans. Encouragée et conquise, « Il y a un truc qui est battant, dans ce club du 17ème je suis allée à des soirées, des rentré dans notre corps, arrondissement. « Tu rentres spectacles, des événements. J’ai par l’énergie. Tout ce dans une soirée, tu vois plein été fascinée par la richesse de ces de renois avec du style, tu as du que j’ai compris, c’est à danses, nées dans des contextes bon son, du Teddy Riley dans la partir de là. » géographiques, culturels et gueule, tout le monde est dans musicaux différents, mais parfois un film. Welcome to the hip-hop. Ou regroupées sous le terme générique « hip-hop ». bien t’as du style, ou bien tu passes pour un péquenot. J’ai d’emblée admiré le niveau de maîtrise dont certains danseurs et danseuses faisaient preuve. Comment avaient-ils appris, alors que le savoir dont ils disposent n’était pas donné, ni enseigné comme aujourd’hui ? J’ai été attirée par l’accessibilité de ces danses, à la fois populaires et initiatiques. On ne dit pas tout au nouvel arrivé. Je souhaite plonger le lecteur dans cet univers, sans donner de définition, ni décrire les mouvements cités, pour ne pas figer quoi que ce soit par l’écrit, et faire entendre la parole des danseurs euxmêmes. J’ai échangé avec trois danseurs dans cet article. Walid, Karl et Yugson se connaissent, ont partagé des cyphers et s’estiment. Ils vivent de leur passion, la partagent. A travers leur parcours, long de plus d’une trentaine d’années, je me suis demandée ce qui se transmet dans les danses hip-hop, et comment cela se passe. Leurs visions se font écho les unes aux autres. Elles me permettent de mieux appréhender les actes physiques et mentaux, individuels et collectifs qui fondent la transmission dans cette culture.

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Il n’y a pas « je vais t’expliquer, respire par le ventre, libère un peu plus les côtes, va vers le haut… » ! C’est la transmission par le charriage ! Il fait chaud, c’est des beats super soutenus, les mecs autour de toi mettent la patate. A un moment, ou bien tu t’inventes une vie, ou bien tu y vas. Tu te mets dans une transe. Les mouvements, c’est instinctif ». L’énergie est celle d’un collectif : « Tu y retournes, les gens te disent bonjour, tu ne comprends pas trop ce qui se passe. Des gars parlent ensemble, dansent. Il y a un mec marrant avec son bonnet, un mec un peu chelou, un mec raggamuffin, un autre super beau gosse. Ce sont des rôles auxquels tu t’identifies. T’as pas le choix, soit tu en es, soit t’en es pas. Il faut le montrer avec son corps. On t’encourage, mais c’est, vas-y, te fous pas de notre gueule. Tu sens que tu es dans une communauté, pas dans une boîte. Quelque chose a résonné en moi. C’est comme si je rentrais dans une famille, inconsciemment ». Walid perçoit le clubbing comme vecteur de transmission.


À LA UNE : TRANSMETTRE

Illustration : Zohra Khaldoun

Observer, analyser (imaginer) Karl, Yugson, Walid Tout se passe dans le cypher, au centre de l’ébullition. Walid raisonne en termes d’énergie : « J’avais cette capacité à me projeter facilement, à rentrer dans l’énergie de chaque danseur, n’importe quelle énergie ». Yugson renchérit : « L’outil de transmission le plus puissant, c’est le cercle ». On apprend dans l’immédiateté : « Tu n’as pas le temps de poser de questions ; si tu ne comprends pas, on te regarde “qu’est-ce qu’il a, lui ? Danse !’’ Tu es intelligent, regarde et refais tout de suite. » Karl insiste à son tour sur l’échange, « un langage du corps », une « discussion muette » fondée sur l’observation : « Je regarde ce que tu fais, je n’avais pas pensé à cette variante, j’en propose une autre », « On devrait tous apprendre une partie de la danse comme cela ».

Karl se souvient des soirées new-yorkaises : « Il y avait cette phase à la mode, dans les années 2000, tu vas au sol et tu donnes l’impression que ton corps se soulève. Ils la faisaient quasiment tous. Personne n’est allé demander. On observait, on rentrait, on parlait, et on a fini par découvrir comment ils faisaient. C’était magique. C’est la position du cadavre, avec le bras en haut; on a importé ce mouvement ». On aiguise sa conscience corporelle par l’observation. Karl soumet aujourd’hui ses élèves à cet exercice : « Ils me suivent pendant dix minutes, durant lesquelles je ne leur donne aucune information. Ça les oblige à se demander ce qui bouge, ce qui est moteur, dans quelle direction je vais. C’est ce qu’on fait en club ». Selon Karl et Walid, il y a une part d’analyse dans cette forme d’observation : disséquer le mouvement pour l’intégrer et le refaire. Yugson précise que le mimétisme strict est implicitement proscrit : « Tu regardes et tu vois que

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À LA UNE : TRANSMETTRE le game, c’est “je te donne un élément, avec ça tu fais quelque chose d’autre’’. C’est l’environnement qui est comme ça. Personne ne m’a dit : ne refais pas mon mouvement. » Le mouvement se transmet par l’échange, de manière organique, suivant la façon de bouger et la créativité de chacun.

C’est un « mec des seventies, pur produit de la source » dont la danse est habitée. Aucune articulation n’est sollicitée pour rien; tout est en cohérence, précis, aussi bien dans le contrôle que l’émotion.

Prendre conscience d’un savoir

Yugson, Karl

Walid Walid s’intéresse à des énergies différentes, se tournant progressivement vers le pop. Encore dans son clubbing, dans l’entièreté du kiff, il se diversifie. Il s’essaie au break, plus technique. Attentif au new style, il voit des danseurs de club, dans des vidéos, faire des effets empruntés au boogie. Ces effets traduisent pour lui un « passage vers la conscience ». Jusqu’à présent, il était dans une énergie juvénile, revendicative, qui passait par l’engagement du corps tout entier. Dans ce qu’il découvre, on est dans des isolations; le plaisir n’est pas immédiat. Régis, l’ami qui fait du waving, et Fox, l’ancien qu’il croise en club, sont les intermédiaires. Fox lui montre les vidéos des Electronic Boogaloo Lockers; lui explique le principe de l’isolation dans le pop, lui parle d’énergie, de chill, de respiration...

Recherche d’informations

Le cheminement de Walid ressemble à celui de nombreux danseurs de sa génération. Ils ont appris de leur quartier, des membres de leurs crews, des échanges, des défis, des soirées ou des vidéos. Ils se sont inspirés de toutes et tous, dans un mouvement insatiable.

Pour Yugson, deux voies sont possibles. La première consiste à prendre des cours. La seconde est de prendre son sac, partir en quête. Cette voie est risquée, car il est difficile de savoir vers qui se tourner sans de bons conseils. Le récit des autres danseurs est déterminant : « On n’avait pas de contact avec les USA. J’entendais des gens dire qu’ils y étaient allés. C’étaient des légendes. Je me souviens d’un jour où Baba, Tip et moi, on a posé la question à Hidi, qui revenait de New York avec Hicham : “Ils sont vraiment forts les Américains ?’’ Et là, ils nous ont raconté « Le pop, c’est chaud, avec tous les détails. C’était On aiguise sa conscience c’est une galère... Ce très rare qu’on te raconte corporelle par l’observation. n’est pas naturel d’isoler comme cela. On s’est assis, toutes ses articulations, on écoutait, on y était. Il de pouvoir à la fois les fallait qu’on y aille. » Lors contracter et les décontracter. Ce n’est même pas un d’un séjour à New York, Yugson et Baba rencontrent mouvement, c’est une énergie hyper disséquée. Ce n’est Shannon et Tony McGregor, deux figures de la house. plus de l’ordre du visible ». Cela requiert un contrôle Ils restent deux mois chez eux, vont ensemble sur les total de chaque partie du corps. Avec Pop N’Taco, qui toits, « l’environnement parfait pour comprendre le fut entre autres le chorégraphe de Michael Jackson, délire ». « On n’était pas si différents. Eux aussi disaient, Walid apprend à connaître son anatomie. Il se souvient on prend pas de cours, on va en club. » Quand on avoir appris à contracter le muscle « sterno-cléidotrouve le danseur qu’on cherchait, Yugson appuie, les mastoïdien ». Fox le lui avait déjà montré, l’exécutant deux mêmes possibilités se présentent : « Soit je prends parfaitement, sans aucune vibration pectorale, mais un cours avec toi, soit je danse avec toi, l’énergie va me sans donner le terme. Ce travail, parfois amer, s’inscrit suffire pour comprendre. Je n’ai jamais pris de cours dans le corps comme une mémoire. Walid intègre une quand j’étais jeune. J’ai plutôt échangé. J’ai pris une science. Il est attiré par la technicité de cette danse, son claque, je me suis dit, faut travailler ça. J’ai pas besoin aspect Rubik’s Cube. d’être assisté. Baba et moi, on était comme ça. »

Cette discipline paraît nouvelle dans l’histoire de la danse : « Le pop, c’est spécial. Je n’ai pas le souvenir, dans les danses traditionnelles, d’avoir vu cette manière de contracter ses muscles, d’impacter son corps. Il y a le robot, mais on pense plus au mime qu’à la danse », réfléchit-il. Pour celui qui n’a pas grandi dans un univers où « des gens avec des gants et des lunettes font des mouvements robotiques sur du Caméo », la transmission se fait différemment. A partir de 1995, Walid enchaîne les rencontres. Skeeter Rabbit est une figure marquante.

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Pour Karl, il faut aller toujours plus loin : « Tu es obligé d’aller vers l’information, de partir en exploration, te confronter avec des danseurs à l’étranger, revenir avec du nouveau ». Pour lui, c’est l’underground londonien puis new-yorkais. « Ma vie de danseur est parsemée de rencontres. Storm. Damon Frost. J’ai été happé par l’énergie de Jazzy Jay. Il avait des genoux incroyables. Je pensais que c’était humainement impossible, avant de comprendre les techniques. Junior ou Pop N’Taco m’ont impressionné ». Aller vers « la source » est un


À LA UNE : TRANSMETTRE leitmotiv. Dans les années 2000, en pleine course aux informations, Karl organise des stages avec des danseurs qui enseignent des « bases » qu’il juge important de « transmettre aux plus jeunes ». « Si nous avons mis tellement d’énergie à aller chercher, nous-mêmes, des informations sur les danses affiliées à la culture hip-hop, c’est peut-être parce que nous avions à cœur de les considérer dans leur profondeur historique » conclut Karl. Il entend déjouer les représentations, largement héritées d’une vision coloniale, qui minorent la valeur de ces danses. « Cette culture est vivante, intelligente, elle s’écrit au passé, au présent et au futur » assène-t-il. Collecte des informations et transmission des récits Karl, Yugson

tes influences, tes concurrents ? ». Il a récolté des informations « incroyables » en passant des nuits à discuter, à regarder des vidéos avec d’autres danseurs. « Damon a vu le boogaloo arriver, il a immédiatement compris la force de Boogaloo Sam. Il m’a raconté ». Il poursuit cette démarche : récemment, il s’est connecté avec un des pionniers du C-walk : « J’ai envie d’en savoir plus, de leur donner le respect qui leur est dû. Si on ne parle pas d’eux, que restera-t-il de la danse ? Des pas sans fondement, sans histoire ». Cet homme, qui faisait partie des Creeps, donne des noms, cite des lieux, ce qui accrédite son histoire. Karl, comme professeur, ne peut soutenir que son savoir est la « pure vérité » mais un « regard porté sur un événement à un instant t ». Il encourage ses élèves à vérifier la justesse de toute information et reste lui-même en alerte : « On m’a montré des vidéos de danseurs house qui ne font pas les bases qu’on connaît ! ». Il accorde une grande attention à la musique : l’insistance avec laquelle on répète « Jack » dans la house le convainc de la centralité du jacking.

Les danseurs européens, notamment français, ont joué un grand rôle dans la collecte de ces informations et leur formalisation. Passé présent futur D’après Karl, la Hawks L’image d’un arbre généalogique Method, organisée par Hip-hop family tree est prégnante, avec ces Yugson, participe à cet anciens, les OG, plusieurs Yugson sourit en se effort : « Connaissez-vous générations, cherchant à demandant qui a créé les fondements des danses trouver leur place dans le running man, avant de que vous apprenez ? Savezsouligner la complexité les chaînes de transmission vous utiliser les bases pour de la tâche. Des jeunes irriguant cette culture. improviser ? » Il faut parfois pratiquent des danses nées se mettre d’accord sur la des musiques des nineties sur terminologie, qui varie entre New-York, Los Angeles des pas qui viennent des soul train des seventies, qui ont ou la France. Certains noms de mouvements ne posent eux-mêmes été précédés par le swing et le tap. Les steps pas problème (« le running man, on sait ce que c’est ») n’ont pas changé, mais la musique, la tenue de corps, d’autres nécessitent une recherche personnelle (TLC et la façon de prendre le rythme ont évolué, explique-tBart Simpson désignent le même step). Yugson n’entre pas il. Pourrait-on encore aller plus loin dans le passé ? Se dans des différends qui risquent d’être sans fin : « En tap pose en filigrane la question des danses du continent dance, des mouvements se rapprochent de nos footworks. africain, et de leur continuité, ou non, avec les danses Pourquoi on ne reprendrait pas les noms du tap ? On ne afro-américaines. le fait pas, car il y a des acteurs dans cette culture qui les ont signés, c’est une forme de respect par rapport à ces Karl prône l’ouverture. D’un côté, il y a nos origines, personnes ». desquelles nous sommes plus ou moins imprégnées. De l’autre, nous vivons dans un creuset multiculturel, Comment vérifier l’exactitude d’un récit ? Sur dix avec autant de possibilités d’influences. Parfois, Karl « anciens », trois ou quatre ont une même version, répond demande à ses élèves de montrer des gestuelles vues ou Yugson, mais il ne faut pas mettre de côté l’histoire des pratiquées en famille, dans des fêtes, et de ramener les six autres. Il affirme qu’on sait qui étaient les meilleurs : musiques associées. Parfois, c’est après avoir commencé ceux qui ont animé des cercles et qu’on regardait. « Les à danser hip-hop ou house, qu’on se tourne vers telle mêmes noms ressortent, tu les rencontres, ils disent danse qui nous attire pour entreprendre une fusion. souvent la même chose ». On ne connaîtra jamais par l’expérience les états Karl, qui a fait des études d’histoire, écoute et antérieurs des danses dites ancestrales. S’il y a un lien pose des questions : « Qui, quand, où, comment, à la tradition dans ces danses, c’est peut-être celle qui pourquoi ? Qu’as-tu vécu ? Qu’aimais-tu ? Qui étaient se construit dans ces récits, certes lacunaires, parfois

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À LA UNE : TRANSMETTRE conflictuels. La dimension narrative est centrale pour comprendre ce qui circule de danseur à danseur. L’image d’un arbre généalogique est prégnante, avec ces anciens, les OG, plusieurs générations, cherchant à trouver leur place dans les chaînes de transmission irriguant cette culture. Là aussi, tenir les deux bouts semble essentiel, rappelle Yugson, qui a autant appris des anecdotes des anciens que de la fougue des plus jeunes qui s’entraînent dans sa salle. À qui transmettre ? (A secret) Karl, Walid et Yugson donnent des cours et des workshops dans des formations, des conservatoires ou d’autres structures. Ils continuent à transmettre de manière informelle. Karl considère toute personne qui franchit la porte de son cours. « Il y a tous les corps, toutes les aptitudes, toutes les mentalités. Il faut accepter tous les élèves, les observer, les lire, trouver les mots justes ». Si nous n’avons pas les mêmes facultés de synchronisation ou de compréhension de notre corps, il accompagne tous les profils : « C’est normal, on passe tous par cette épreuve, je vais t’amener à ton objectif, fais-moi confiance ». Tous les corps peuvent s’exprimer, car l’objectif n’est pas le mimétisme : « Je te montre le running man, tu le fais. Ensuite, je te demande d’ajouter des éléments. Enfin, tu dois le personnaliser ». Karl refuse que ses élèves vivent le mouvement à travers lui. Il donne des pistes, ne propose pas de chorégraphie. La philosophie de son cours, « utiliser la danse pour construire l’humain », est claire. Elle tire vers les arts martiaux et ses rapports particuliers entre maître et élève : « Un professeur est un guide. Il te permet de prendre ton envol. Le meilleur moyen de me remercier, c’est d’être toi-même et de réussir ! ». On peut avoir l’impression d’entrer facilement dans ce milieu, mais on y est aussi choisi, coopté. Parfois, un élève vient voir Yugson à la fin d’un cours open et lui demande « pourquoi tu fais comme ça, on pourrait faire comme ça ? ». Il détecte un potentiel et dit ne s’être jamais trompé : « Ils sont ouverts, ils te posent des questions, il faut que tu les nourrisses ; tu te revois en eux ! ». Il les pousse à venir à la salle pour un training, dans un club pour une soirée, là où ça se passe. Il est indispensable de garder ces liens électifs : « Quand quelqu’un a cette énergie, il faut pas le lâcher ».

Walid est attentif à chaque contexte, pour être au plus près de ce qu’on attend de lui. Dans les formations, il « partage une expérience, donne des outils de lecture, ouvre un questionnement ». Il s’adapte à chacun, passe par un échange verbal. En dehors des cours, c’est « plus informel, on se challenge, on se booste, j’appelle plutôt ça du partage ». Il réserve à ceux qui le contactent spécifiquement pour cela, notamment en Asie, ou à des proches, son approche esthétique personnelle, acquise auprès de Skeeter Rabbit. Conclusion1 J’ai mis l’accent sur l’aspect informel de la transmission, qui donne à cette culture une couleur particulière. Transmettre est inhérent à cette culture. Le concept de transmission d’énergie montre que quelque chose excédant le sensible, comprenant aussi du langage, est présent dès le début. Karl, Walid et Yugson parlent unanimement d’observation, d’énergie. Ils cherchent à intégrer ces éléments à leur enseignement, ce qui n’a rien d’évident. Walid nomme la difficulté : « Je transmets quelque chose que je n’ai pas accueilli de cette manière, ni à ce rythme ». On imagine ce possible déracinement, pour des élèves qui passent des heures devant un miroir, ont plusieurs professeurs par semaine, sont parfois évalués. Yugson craint qu’une esthétique formelle prenne le dessus sur la culture : « Certains vont t’apprendre à danser, d’autres vont t’apprendre la danse et la culture ». La transmission est un sujet brûlant. Certains débats sont publics, s’affichent sur les réseaux sociaux. Plusieurs visions de la formation et de son insertion dans un système politique et économique se construisent ces dernières années. En France, se pose depuis longtemps la question d’un diplôme ou d’une certification d’État, suscitant interrogations et désaccords. Beaucoup craignent que cela ne fige la créativité, en l’encadrant. Karl s’insurge contre une situation qui mettrait en péril la diversité des expressions. Pourtant, comment mettre en lumière ce qui a été créé et recensé, pour le prolonger dans le futur ? Remerciements : Fedra, Karl Libanus, Walid Boumhani, Lumengo Massangila, Rabah Mahfoufi, Anne Gagnant, Thomas Schad, Hakim Belhacel.

1  « It’s a secret! Never teach the Wu-Tang ». Wu Tang Clan, « Conclusion », Enter the Wu-Tang (36 Chambers), 1993. url : https://www.youtube.com/watch?v=PLcVl5ugD-4

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PORTFOLIO National Museum of Eelam La diaspora tamoule racontée NCIS A R F I N H s par ses objets quotidien JEYAVIS AM JEYARATN

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ne statuette en plastique made in India, une poignée de terre dans un sachet, un jouet usagé, tels sont les objets qui composent la collection du National Museum of Eelam, ordinaires et sans valeur marchande. Associé à un bref récit, chaque objet raconte une histoire : un adolescent pris dans le labyrinthe administratif du droit d’asile, la rencontre impossible d’un père et son fils séparés par la guerre ou l’expérience d’une intellectuelle confrontée au déclassement social. Par petites touches, se dessine l’histoire d’un peuple arraché à sa terre et dispersé pardelà mers et frontières. Je suis née à Jaffna au début des années 1980 quand la jeunesse tamoule prenait les armes contre les politiques discriminatoires et les violences perpétrées par l’État sri lankais. Depuis son indépendance en 1948, le jeune État s’était érigé en nation cinghalaise et bouddhiste, excluant du pouvoir les minorités. Alors que la guérilla des Tigres tamouls posait les fondations d’un État indépendant au nord et à l’est, Eelam, je fuyais ma ville et abandonnais ma maison pour rejoindre l’Inde, puis la France. Entre mon départ de Jaffna et mon arrivée à l’aéroport de Roissy, quatre ans s’étaient écoulés. Nous sommes des centaines de milliers à avoir ainsi fui les zones de combat et le climat de terreur. À l’issue du conflit, environ un tiers de la population tamoule vivait à l’étranger. Le National Museum of Eelam explore la mémoire de cette vaste diaspora. Débuté dans l’espace immatériel d’un réseau social en janvier 2021, ce projet a germé quand je suis retournée dans mon pays natal. Après trente ans d’absence, j’ai retrouvé ma maison et le manguier sous lequel je jouais. Marchant dans les rues alentour, je constatais que nulle trace de mon histoire ne survivait dans ses rues écrasées par le soleil. Le monde auquel on m’avait arrachée enfant n’existait plus. Alors que les ruines de trois décennies de guerre s’effaçaient progressivement, c’est aussi la mémoire de tout un peuple que les autorités sri lankaises s’acharnaient à éliminer. J’ai pris conscience que les réponses que je croyais trouver là-bas se trouvent ici, dans le territoire multiple et évanescent de la diaspora. Loin des rivages de l’Océan Indien, Eelam, le pays tamoul anéanti par l’armée sri lankaise en 2009,

continue à vivre dans les banlieues de Toronto, Sydney ou Paris. Le National Museum of Eelam recueille les fragments de cette histoire éparse et compose un portrait de la diaspora. Collectant objets et récits de vie, j’explore aussi ma propre histoire. Avec son inventaire d’objets photographiés sur fond noir, à la manière de trésors archéologiques ou ethnographiques, le National Museum of Eelam épouse la forme de l’institution muséale, s’en approprie les codes, mais délaisse l’exceptionnel au profit de l’ordinaire. S’il s’agit fréquemment de produits industriels, chaque objet porte néanmoins l’empreinte d’une histoire singulière : traces d’usures, patine du temps, imperfections. Des fragments de vie semblent s’y être agrégés. À cheval entre deux mondes, l’objet témoigne d’un destin tiraillé entre ici et là-bas, d’un va-et-vient entre passé et présent. Accompagné d’un bref récit, il raconte une histoire personnelle. C’est donc par le prisme de l’individu, du sujet dans sa singularité, que le National Museum présente l’identité collective. La mosaïque d’objets restitue une réalité qui déborde les catégories englobantes de communauté ou de migrants, termes généraux qui réduisent la multiplicité des expériences à une entité homogène, qui assigne des personnes à une identité qui leur est extérieure. Derrière les représentations exotiques, par-delà l’altérité, les images et les courtes narrations témoignent d’expériences subjectives auxquelles chacun peut s’identifier. Ce projet prend à contre-pied la fonction originelle d’un musée national, institution au service d’un pouvoir cherchant à enraciner son autorité dans un lointain passé, exaltant la pureté et l’authenticité d’un héritage culturel exclusif. Le National Museum of Eelam n’expose pas une tradition millénaire ou les traces d’un passé glorieux, mais la banalité des gestes les plus quotidiens. En ceci, il se démarque des représentations de l’identité tamoule centrées sur la guerre qui dominent dans l’espace public de la diaspora. Délaissant uniformes militaires, cultes des martyrs et drapeaux, il propose un autre imaginaire, nourri de souvenirs, de sensations, de parfums, de

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PORTFOLIO saveurs, de musiques ; des expériences sensibles dans lesquelles une culture s’incarne et vit. Alors qu’au sein de la diaspora l’attachement à la culture tamoule est indissociable de la perte et de l’arrachement, ce projet donne à voir comment la jeunesse tamoule canadienne, suisse ou française,

dépositaires de la mémoire et des traumatismes de ses ainés, affirme et réinvente une identité tamoule en diaspora. En déplaçant le regard dans la sphère de l’intime, ce musée explore la mémoire partagée des différentes générations et rend palpable l’héritage tangible et fécond de ce vaste archipel qu’est la diaspora.

Marche contre l’islamophobie, Paris 2019.

Carte touristique du Sri Lanka Bordeaux Après son mariage en 2017 à Bordeaux, Nathusa décide de faire le voyage dans son pays d’origine, quitté 25 ans plus tôt. Consultant un guide de voyage français, elle constate que sa région et sa ville natale, la deuxième du pays, n’existent pas sur la carte. Matérialisé par une tache blanche, le cœur du pays tamoul est une terra incognita. Après trois décennies de guerre, de discriminations et de persécutions, la présence tamoule sur l’île est symboliquement niée. La province du Nord, occupée par l’armée, est rendue invisible aux touristes étrangers.

Sit-in des réfugié·e·s syrien·ne·s, Paris 2020.

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PORTFOLIO Les Gants de Mme Selvaratnam Bobigny Mme Selvaratnam enseignait la littérature près de Trincomalee. Elle a quitté son pays en 1995 alors que les combats s’intensifiaient à l’Est. Réfugiée en France, elle avait dû accepter un travail en dessous de ses qualifications afin de rembourser les dettes contractées pour le voyage et payer le loyer du petit appartement familial dans le 11e arrondissement parisien. Profondément affectée par ce déclassement social, six mois après son arrivée, elle entamait des démarches pour retourner chez elle. Elle est finalement restée en France et vit aujourd’hui dans la banlieue parisienne.

Jouet Mumpf À cause de la guerre, Kishore a rencontré pour la première son père à l’âge de sept ans. Le seul objet qu’il tenait de lui était un avion en jouet envoyé d’Europe pour son cinquième anniversaire. Bloqué à Jaffna avec sa mère, le garçon rêvait du jour où il pourrait prendre l’avion et vivre avec son père. Des années plus tard, quand il a enfin pu le rejoindre en Suisse, Kishore a compris que l’inconnu qui l’attendait à l’aéroport n’était pas le père dont il avait rêvé. Il a cru lire dans le regard de son père la même déception. Aujourd’hui encore, les deux hommes n’ont pas réussi à effacer les blessures de cette longue absence.

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PORTFOLIO Cassette de musique indienne Pontoise « Ma chère, lorsque je ne te vois pas, mon cœur vacille comme un cerf-volant », ce doux refrain mélancolique est gravé dans la mémoire d’Anusha. Cette chanson indienne est intimement liée à un souvenir d’enfance. Dès qu’elle en entend les premières notes, elle se revoit sur le chemin de l’école, assise sur le porte bagage de la vieille bicyclette de son grand-père. Elle se souvient de la sensation du vent chaud sur son visage et de la musique de la boutique du mécanicien qui résonnait dans toute la rue. Des années plus tard, Anusha a trouvé la cassette dans une boutique indienne à Paris. Elle aimait écouter cette chanson sur son walkman dans le bus en allant au lycée.

Bande-dessinée venue d’Inde Oldenzaal La veille du départ, les voisins étaient tous venus dire au revoir à la famille. L’un d’eux avait apporté une bande dessinée pour l’offrir à la fille ainée, Ashvini. Serrant le livre entre ses mains, la petite fille savait qu’elle allait être une nouvelle fois arrachée à un monde familier et projetée dans l’inconnu. À peine deux ans auparavant, elle avait quitté ses grands-parents et sa maison d’enfance. De Jaffna ou de Madras, Ashvini gardait en mémoire une vie familiale ouverte sur le dehors, riche des échanges quotidiens avec les voisins. Arrivée aux Pays-Bas, elle avait été marquée par le silence de l’immeuble et les portes closes à chaque palier.

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PORTFOLIO

Certificat de réfugié Creil Durant son enfance, Priyan s’est rendu à de multiples reprises à l’ofpra*. Parlant mieux le français que ses parents, il les accompagnait et traduisait face aux officiers qui les interrogeaient. À 18 ans, Priyan a obtenu la nationalité française. Les réfugiés seuls étant admis dans le bâtiment, il devait désormais attendre ses parents sur le trottoir. Sous l’œil des vigiles, face à la file des réfugiés patientant à la porte, le jeune homme mesurait la violence de ces règles administratives classant les membres d’une même famille en différentes catégories. *Office français de protection des réfugiés et apatrides

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LA RENCONTRE Lesbiennes radicales tant qu’il faudra PROPOS Rencontre avec les

locs

Salut Amina, Sabreen, Vanessa, merci d’avoir accepté cet entretien avec AssiégéEs. Est-ce que vous pouvez brièvement nous raconter comment respectivement vous vous êtes retrouvées à militer au sein du collectif des lesbiennes of color ? Vanessa : J’ai pris connaissance du groupe Lesbiennes of Color en 2012, l’année du Rassemblement d’Actions Lesbiennes (RAL), par le bouche à oreille. Je recherchais un groupe où je ne serais pas exotisée, invisibilisée, et où je ne subirais pas de racisme. Sabreen : En avril 2009, j’ai co-fondé le groupe locs avec Moruni militante lesbienne politique indienne née à Kolkata et exilée en France. Dès le début du lancement, plusieurs autres sistas lesbiennes racisées nous ont rejointes pour rédiger le premier texte. Dès le début, certaines proches camarades blanches lesbiennes politiques conscientisées sur le racisme et l’invisibilisation des lesbiennes racisées nous ont soutenues. Nous avions mené avec elles des luttes respectant notre autonomie organisationnelle et politique; celles-ci évoluant dans un espace autogéré, autofinancé, non-mixte (interdit aux hommes) et indépendant dans ses projets, créations, productions et actions. Au fil des années le groupe locs s’est renforcé avec celles qui allaient, à tour de rôle et durant 10 ans, l’animer avec créativité, force, résilience et analyses dont Moruni la cofondatrice. Deux choses m’ont amenée à militer : d’abord, au sein même de «notre» communauté lgbt, nous subissions un racisme sournois, une invisibilisation de notre vécu en tant que racisées, un exotisme mais aussi une dépolitisation de nos revendications et analyses jusqu’à nous accuser de « faire du racisme à l’envers » ou de « créer encore des séparations ». La communauté lgbt n’était pas exempte de reproduire des rapports de pouvoir fort de son bouclier androcentré, blanc, patriarcal, paternaliste ou maternaliste selon l’organisation des événements. Femmes, lesbiennes et of color donc sexisme, racisme, lesbophobie sans oublier notre situation de précarité financière. Ensuite, l’envie de disposer d’un espace non-mixte pour nous soutenir,

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RECUEILLIS PAR MALEK C HEIKH

nous renforcer, créer, militer, écrire, analyser, produire, rendre visibles les lesbiennes invisibles pour mener une lutte en cohérence avec notre réel vécu, pas le fantasmé. Un espace où la sororité au sens de solidarité politique que bell hooks a pensé possible dans la « solidarité politique entre les femmes » comme un « engagement partagé dans la lutte », « La sororité donne du pouvoir aux femmes, en nous respectant, en nous protégeant, en nous encourageant et en nous aimant. » Amina: J’ai rencontré Sabreen pour la première fois en 2017 et elle m’a présenté le groupe locs, et j’ai été impressionnée par l’énergie des membres du groupe. Je me suis dit « Enfin, j’ai trouvé un groupe où je peux me sentir bien, visible mais sans racisme, et où je me sens en sécurité pour parler de ma pensée politique. » J’avais l’honneur de découvrir cette richesse incarnée par les locs grâce à nos différents parcours et cultures… il nous a permis d’avancer… et le savoir-faire aussi. Dans nos échanges pour préparer cet entretien, vous avez insisté sur le fait que les locs ne constituent pas un collectif ex-nihilo, à un niveau collectif et individuel, pourquoi c’était important de découvrir que d’autres ont lutté avant, et sur ce terrain là ? A : Pour avancer, il faut connaître le passé donc effectivement l’important c’est connaître ce qui a été fait par les féministes et lesbiennes, leurs efforts, sacrifices, résistances, et la continuité malgré la violence et le racisme vécus par ces femmes libres... que nous vivons encore aujourd’hui. Je trouve que c’est une fierté d’avoir cet héritage. S : Les oppressions sexistes, racistes, lesbophobes, néolibarales, patriarcales ont existé avant nous; des camarades guerrières ont mené ces combats; des dizaines de générations ont participé à l’amélioration des droits des femmes et des lesbiennes partout dans le monde; d’autres dizaines de générations ont profité ou profitent de cette révolution féministe contestant l’ordre patriarcal ; il serait alors impensable de ne pas


LA RENCONTRE leurs rendre hommage. C’est le béaba de l’activisme chez les locs : pas d’affiliation à tel ou tel mouvement, mais héritières et inspirées de cette Histoire des luttes par nos prédécesseuses comme la Coordinations des Femmes Noires (77-78), les Blédardes (les années 80), les Madivine (groupe de lesbiennes des Antilles dans les années 2000), puis les Ndéesses (réseau de lesbiennes entre la France et l’Afrique du Nord), le Groupe du 6 Novembre (lesbiennes racisées au début des années 2000) ; sans oublier la réalisatrice algérienne, lesbienne Dalila Kadri qui fut la première à questionner le racisme à travers des visages de lesbiennes racisées dans un documentaire intitulé Les Lucioles. locs n’est pas un groupe ex nihilo même s’il se distingue dans son approche, sa vision, ses outils, ses événements, sa radicalité, son organisation, ses analyses, ses actions.

Nous avons été amené.e.s à parler de l’occultation des lesbiennes, en particulier of color, et l’enjeu de visibilité est un enjeu important chez vous, mais pas n’importe quelle visibilité, une visibilité politique. Il y a une volonté chez vous de visibiliser une lutte politique, avec son propre langage, sa propre grammaire. Pourquoi c’est important ? V : Mes sœurs locs répondront peut-être par la même citation : « (For) the master’s tools will never dismantle the master’s house » (les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître). Audre Lorde (1934-1992)

S : Il important voire vital de se positionner visiblement quand on mène un combat de vie, pas un activisme de salon. La visibilité se trouve déjà dans notre nom, on ne se cache pas : nous sommes lesbiennes racisées et il nous revient de tracer notre propre voie avec les V : S’agissant des groupes of color qui ont précédé outils que nous construisons pour en être les « masters » comme La Coordination des Femmes Noires dans les années évitant qu’on continue à nous réduire au silence ou à 70, ou le Groupe du 6 novembre fin des années 90… Pour les minorer notre pensée politique comme nos actions locs je parlerai moins d’affiliation, mais de continuité, de luttes. Nous sommes activistes féministes radicales, d’alliance, voire d’héritage. Cet héritage nous apporte lesbiennes politiques, les premières expertises, femmes racisées et avoir analyses et outils propres et L’accueil et notre propre langage nous nécessaires au militantisme « of l’accompagnement des permet d’exister en tant color ». Ne dit-on pas que pour lesbiennes demandeuses qu’actrices à part entière aller de l’avant il faut connaître d’asile ne se limite pas à de notre destin ainsi nous son histoire ? Quand alliance il la seule expertise juridique pourrons concrétiser y a, nous luttons au côté et avec et procédurière. Il s’agit des alliances stratégiques des groupes forts d’expériences. ponctuelles avec d’autres d’une approche globale qui Individuellement, découvrir groupes ou structures manque cruellement dans la que d’autres ont lutté est lgbtqi blancs qu’avec les politique d’asile en France. important pour les mêmes groupes féministes racisés raisons évoquées. Les actions à condition que soient et militantes précédentes nous garanties notre autonomie politique, organisationnelle, donnent une force d’esprit indescriptible. théorique pour empêcher toute tentatives d’amalgame ou d’instrumentalisation de nos luttes. La notion « of color » vous situe également dans des généalogies politiques qui ne sont pas que « Ces dernières années les collectifs réunis autour du locales » ? terme « queer » se sont multipliés en France, leurs S : Si tu veux le souci, c’est que au tout début, quand contours sont multiples. On avait notamment on disait of color, en même temps qu’on parlait de évoqué ensemble que cette prolifération notre inspiration par des groupes en France, on optait conduisait parfois à effacer l’héritage des luttes des pour le of color car c’est une terminologie politique lesbiennes non-blanches, qui se sont organisées qui nous parlait, à l’image du groupe Combahee River, en non-mixité et à travers la revendication d’une des féministes noires, lesbiennes chicana etc. Sauf que autonomie politique en France... j’ai envie de vous maintenant tout le monde ne parle que des références poser une question presque pour provoquer : les provenant des États-Unis... On pourrait penser que lesbiennes of color sont-elles queers ? of color est une sorte d’anglicisme, mais pour nous ça A : Avant il y avait des groupes et des collectifs annonce plutôt une couleur politique. La traduction « lesbiennes blanches, maintenant il y a des groupes de couleur » est très connotée coloniale, alors que of queers blancs et blanches donc le résumé les blancs color a une dimension politique avant tout pour nous. dominent toujours le terrain. Même si le milieu queer est aussi avec des personnes et groupes raciséEs.

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LA RENCONTRE S : Les Lesbiennes of color ne se définissent pas queer ; pourquoi un autre terme aussi large et peu clair ou trop clair alors que nous sommes positionnées selon les oppressions spécifiques que nous vivons. Autant nommer les choses. Nous concernant, la lesbophobie (terme dont on doit l’introduction dans le dictionnaire en 2015 à nos camarades blanches lesbiennes du réseau clf – coordination des associations lesbiennes en France – ayant lutté pour la reconnaissance d’une oppression sexospécifique touchant les lesbiennes dans le monde entier). La lesbophobie tue les femmes assimilées ou identifiées lesbiennes, très souvent elles sont victimes de viol dit correctif, de mariages forcés ou arrangés, de grossesses forcées. Ce sont ces craintes et ce danger au péril de leur vie et de leur sécurité qui obligent des lesbiennes à fuir leurs pays pour essayer de trouver asile dans d’autres pays. Quel serait l’objectif de se dire « queer » ? Je suis lesbiennes politique, féministe radicale opposante au régime hétéropatriarcal et hétérosocial sans surenchère de concepts. On revendique une radicalité, mais notre solidarité n’est pas une solidarité de salon. Quand on accueille les lesbiennes demandeuses d’asile, notre rôle c’est de critiquer les politiques migratoires, mais en même temps on essaye de faire en sorte qu’elles accèdent à la procédure. On est un groupe radical mais pragmatique, la priorité c’est de transformer cette dernière au service des demandeuses d’asile. V : En France le mouvement queer amène à l’effacement des revendications politiques. Il tend à effacer l’héritage, les luttes, les revendications lesbiennes non-blanches, lorsqu’il se réduit à l’abolition des normes de genre. La « vague » queer en France, elle obéit principalement au codes de la culture « blanche ». De ce fait, la femme queer « racisée » noie sa couleur dans un arc-en-ciel aux couleurs de plus en plus claires et acidulées. Elle ne s’identifie pas comme Lesbienne, n’utilise pas les mêmes outils que celles des militantes of color, donc ne transmettera pas, et même ne reçevera pas l’héritage des lesbiennes non-blanches. Ce qui n’est de toute façon pas en opposition avec la critique des politiques migratoires, et y compris de comment on pense le droit d’asile LGBT dans la raison d’État ou du droit international. S : Administrativement on a tenu à être une association de loi de 1901 dans un objectif non pas d’institutionnalisation, mais en ayant cette inscription officielle on peut inviter nos sistas et camarades à faire des rencontres avec nous les pratiques, savoirs, connaissances, expériences. On peut aussi faire des attestations à l’ofpra qui accompagnent les récits des demandeuses d’asile lesbiennes.

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Vous travaillez sur la question de l’asile, et vos investissements sont pluriels en cette matière. Il faut noter aussi que ce sont des expériences qui ne sont pas tout à fait étrangères aux expériences vécues parmi certaines locs. La singularité de votre approche est double : vous organisez un accueil avec une approche de genre et de sexualité aux lesbiennes, qui accèdent on le sait plus difficilement à la reconnaissance du droit d’asile. Cet accueil a aussi une dimension affective, et il constitue j’imagine un espace de transmission et de résistance, aux oppressions sexistes, lesbophobes et racistes. V : Tu décris assez bien l’espace locs : safe, écoute, aide, partage et bienveillance. Le fait d’avoir plus ou moins vécu ces expériences, ou simple fait d’être descendantes d’immigrantEs nous permet d’avoir une meilleure compréhension des parcours, souffrances physiques et psychologiques des demandeuses d’asile. De ce fait les aides et accompagnements se font naturellement avec les descriptions ci-dessus de l’espace locs. La transmission se fait également au travers : des formations des membres de locs et des demandeuses d’asiles; des ateliers divers; des évènements (espaces public ou privé), et manifestations. S : À l’intérieur du groupe on s’est formé à développer une expertise sur la question de l’asile. On se forme entre nous, les unes les autres, c’est ainsi qu’on se renforce et on peut comme ça se cultiver et s’informer entre nous. Certaines demandeuses d’asile ont rejoint le groupe. On travaille à développer un savoir, une pratique et une vision de l’accompagnement contre la politique du désaccueil. Il y a une dynamique collective... S : Oui, Il y a une circulation entre nous de ces savoirs. Sur le plan des moyens on est limitées mais on pense des stratégies pour trouver des solutions. Le travail avec nos sœurs réfugiées représente un axe fondamental dans la création du groupe locs déjà parce que certaines d’entre nous sommes exilées et que l’expérience de l’exil s’avère traumatisante; aussi parce que la France en tant que pays dit d’accueil se renforce dans sa logique de contrôle avant de protéger. Les politiques migratoires se durcissent. L’accueil et l’accompagnement des lesbiennes demandeuses d’asile ne se limite pas à la seule expertise juridique et procédurière. Il s’agit d’une approche globale qui manque cruellement dans la politique d’asile en France. Il s’agit d’agir et d’interagir sur plusieurs volets à la fois : psychologique, financier, médical, logement, l’isolement, la langue, les codes; sans cette approche, la demandeuse d’asile sombre dans une extrême vulnérabilité. L’accueil, l’accompagnement


LA RENCONTRE

Illustration : Zas Ieluhee

et l’installation des personnes particulièrement vulnérables ne sont pas garanties comme les lesbiennes ayant subi des viols ou agressions sexuelles et ou des grossesses forcées, des menaces par leurs familles ou des autorités lgbtiphobes. L’approche « Genre » permettant d’améliorer la prise en compte et donc la prise en charge semble inexistante dans le parcours des femmes et lesbiennes demandeuses d’asile. Nous avons donc édité le schéma de la procédure d’asile avec des entrées « genre » pour mieux former et informer les

demandeuses d’asile. La chance que nous avons à locs se trouve dans notre multilinguisme, multiculturalisme facilitant l’interculturalité. Le droit d’asile au motif de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre a conduit à poser des questions sur le langage qu’on utilise pour parler et penser les sexualités. Est-ce que ça a été une question pour les locs ?

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LA RENCONTRE S : Quand on travaille avec des lesbiennes demandeuses d’asile, on se doit d’être réalistes et pragmatiques car l’objectif de la demandeuse qui a fui des persécutions sera d’accéder à la procédure sereinement et d’accéder ensuite à la protection internationale par le statut de réfugiée1. Dans ce cas la priorité sera de l’accompagner dans ses démarches : ensemble nous écrirons le récit détaillé avec des informations personnelles et contextuelles c’est à ce moment que se posera la question des mots ou des expressions pour se définir lesbienne ou femme amoureuse de femmes ou femmes aimant d’autres femmes à partir des mots dans sa propre langue; toutefois pour aboutir à un récit circonstancier, clair et concis, nous transcrirons ses définitions en français et les traduiront puisque l’ofpra exige la rédaction du récit seulement en français A : Nous avons différentes origines et différentes langues, et c’était jamais un problème au locs de s’exprimer avec notre langue maternelle, au contraire c’est une sorte de philosophie et une stratégie pour donner plus de tranquillité et de liberté à la personne pour s’exprimer... comme ça la personne ne se sent pas isolée, sa voix et ses paroles sont entendues. Les locs incarnent une vision politique singulière, qui va plus ou moins s’articuler avec d’autres secteurs de lutte, l’autonomie étant un enjeu fondamental au sein du collectif. Cette autonomie de la lutte, constitue une forme de résistance contre l’occultation, car on a tendance à noyer les points de vue minoritaires. Mais, comme le souligne Gerty Dambury dans le présent numéro concernant la Coordination des Femmes Noires, l’autonomie politique des mouvements féministes Noirs et non-blancs constitue une menace pour le pouvoir... et c’est précisément parce qu’elles constituent une menace qu’elles sont occultées. Il y a donc une forme de paradoxe. Cela pose la question des responsabilités face à ce paradoxe de l’occultation. Quelle est la responsabilité politique de notre génération pour ne pas les reproduire ?

notre visibilité. Deuxièmement, en honneur et respect pour tous les efforts et sacrifices des lesbiennes politiques et des féministes qui nous précèdent. Nous sommes déjà confrontés à un réel danger à cause peut-être du manque de transmission d’une génération à l’autre, et ce vide a été utilisé par des tendances qui ne concernent pas du tout la réalité politique que nous vivons aujourd’hui en France, ou dans le monde en général. Je pense que c’est le temps pour les lesbiennes politiques de mettre en place des stratégies utiles. Comme regrouper, mettre en place les archives lesbiennes, travailler plus sur la question de transmission et trouver des outils qui nous donnent plus de force. S : Par occultation, j’entends aussi le risque de l’invisibilisation consciente ou inconsciente à l’intérieur de nos propres communautés (racisées et lgbtqi) ; le risque aussi de hiérarchiser certaines Histoires et pas d’autres. Sans vouloir donner de leçons et sans aucune prétention mais forte de mon expérience d’activiste politique lesbienne of color, il faudrait se partager la responsabilité de la transmission entre les générations précédentes et les nouvelles générations pour construire les moyens de réaliser cette transmission. Cette question soulève plusieurs questions : quid de la solidarité entre groupes lgbtqi of color, quid de la surenchère des concepts ? La place des archives ? Comment se cultiver et où chercher les productions et l’Histoire des mouvements de nos prédecesseuses ? Comment créer des passerelles ? Pourquoi penser que nous refaisons le monde ou nous l’inventons car d’autres avant nous y avaient pensé ? Ne devrait-on pas considérer la transmission comme un réel enjeu politique ? La transmission devrait-elle se limiter à acquérir des savoirs ? Comment mettre en place des outils et des méthodes permettant de sauvegarder ces connaissances et ces bonnes pratiques pour mieux les partager ou les diffuser ? La transmission représente un enjeu crucial à mon sens.

V : Pour changer les choses et bannir l’occultation : occuper tant que possible les espaces, y compris dans la sphère politique, pour ceux qui veulent y appartenir. A : Nous somme des lesbiennes de couleur et on refuse de nous définir queer et nous rejetons également la politique d’exclusion des lesbiennes qui se nomment ainsi dans l’arène politique. D’un point de vue politique, il est très important d’utiliser le mot lesbienne en premier lieu pour notre combat, notre engagement, 1  Voir le communiqué des locs du 8 mars 2017, « Solidarité avec les femmes réfugiées isolées », url : https://lahorde.samizdat.net/ solidarite-avec-les-femmes-refugiees-isolees.

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TRAVERSER LA FRONTIÈRE

e c n ta is s é r la c e v a é it r Solida du peuple palestinien LA REVUE AS SIÉGÉES

Ce texte a fait l’objet d’une publication sur nos réseaux sociaux le 18 mai 2021, pour répondre à l’appel des féminsites et queer palestinien·nes. Nous décidons de le publier afin d’en conserver les traces. J’aspire à un genre d’internationalisme qui nous fait nous sentir fort·es – qui nous fait reconnaître combien nos désirs, sont aussi les désirs qui animent les gens à travers le monde. Angela Davis1

N

ous, la revue AssiégéEs, répondons en ce jour de grève à l’appel de soutien lancé par les palestinien·nes en affirmant notre solidarité inconditionnelle avec la résistance du peuple palestinien face à l’État colonial d’Israël. De 1948 à aujourd’hui, la Nakba est un processus de nettoyage ethnique en cours. Les Palestinien·nes continuent à être destitué·es de leurs maisons et de leur terre de facon systématique et institutionnalisée, comme le montrent les expulsions anticipées à Sheikh Jarrah qui laisseraient le quartier entre les mains de colons israéliens. Cette politique d’apartheid n’est pas limitée dans le temps : elle a marqué la vie des palestinien·nes pendant plus de 73 ans, et persévère en toute impunité. Face à ce régime d’occupation mortifère, nous soutenons pleinement le droit des palestinien·nes à se défendre. Nous condamnons la politique génocidaire qu’Israël commet quotidiennement voilà plusieurs jours dans la bande de Gaza, dont la densité de population la qualifie de prison à l’air libre. Nous refusons, par ce fait, les discours qui caractérisent d’anti-sémitisme tout positionnement critique, et qui, en se taisant sur le massacre en cours, traitent les vies palestinien·nes comme moins dignes d’être vécues. Le mythe des « deux camps », propagé par certains médias et par la propagande sioniste, ne sert que les intérêts de l’oppresseur. Nous reconnaissons une Palestine libre du fleuve jusqu’à la mer, ainsi que le droit au retour de tous·tes les palestinien·nes.

Nous répondons également à l’appel des féministes et queers palestinien·nes à s’opposer aux pratiques de pinkwashing qui cherchent à légitimer le colonialisme israélien et lui donner une image « progressiste ». La campagne propagandiste de Brand Israel a donné lieu à des événements tels que la marche de fierté de Tel Aviv et le film international lgbt de Tel Aviv que nous refusons de célébrer. En tant que queers et féministes qui venons de passés et/ou continuums coloniaux, nous ne laisserons pas laver les crimes d’Israël par un vernis « gay friendly ». Nous nous opposons à toute tentative de normalisation avec l’État colonial d’Israël. Parce que les luttes de libération qui resistent aux projets imperialistes, colonialistes et sionistes nous concernent tous·tes, où que nous soyons situé·es, nous encourageons à manifester votre soutien au peuple palestinien dans les rues malgré les tentatives de criminalisation. Nous rejoignons l’appel à Boycotter, Désinvestir et Sanctionner Israël, et nous vous invitons à en faire de même.

1 https://www.jacobinmag.com/2020/10/angela-davis-socialist-internationalism-democracy

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TRAVERSER LA FRONTIÈRE Être migrant·e en pandémie Ser Migrante en pandemia Paris, oktobre/novembre 2020 § Comment se soigner ? Comment être résiliente ? Comment okuper sa place ?

C

’est seulement après plusieurs mois que je peux commencer à mettre des mots, des verbes et des sentiments sur ce qu’a été pour moi de vivre le premier confinement à Paris en tant que migrante. Les blocages sont toujours là, et j’essaye de tirer les fils, un à un, jusqu’à pouvoir les démêler. Quand je retourne voir tout ce que j’ai vécu, je sens que j’ai trouvé une nouvelle force en moi, un changement peut-être, une sorte d’évolution. C’est la créativité transformatrice que l’on porte en nous comme du feu, qui m’a maintenue debout. Imaginer c’est inventer, encore et encore, le moment où je pourrai traverser des frontières, où je pourrai voir enfin, ma maman. Voir enfin, mon papa. Enfin, je pourrai atterrir et j’arrêterai d’inventer des adieux à distance. Enfin, je pourrai dire mes hasta siempre. Ainsi est la rupture affective et sentimentale avec les personnes qu’on aime dans nos pays d’origine : ne pas savoir quand on pourra traverser des frontières et prendre les nôtres dans nos bras. Mais de temps en temps apparaissent des fenêtres d’oxygène qui remplissent momentanément ces vides et incertitudes, et je réinvente des manières de me soigner, de me sentir aimée, en sécurité. Je réinvente dans ma tête ce moment où je pourrai retourner. Encore et encore. Ensuite, il y a la question d’okuper un endroit. Me sentir légitime, me donner ma place. Quand nous sommes migrant·es Quand nous sommes racisé·es Quand nous sommes en situation d’irrégularité Quand nous vivons des ruptures émotionnelles Quand nous nous sentons fragiles Quand nous n’avons pas de logement stable Quand en plus de tout cela, nous vivons une pandémie.

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SARA ISABEL

Être migrant·e est un statut qui a des effets spécifiques sur nos vécus, notre moral et notre psychologie. On pourrait croire que nous n’avons pas de place, car nous ne sommes pas d’ici. Il ne s’agit pas de nous « donner une place », car ce que nous croyons, ou ce qu’on nous fait croire, c’est que nous n’avons pas droit à une place. Ce droit s’étend à toutes les sphères de la vie. Et petit à petit nous comprenons que nos droits sont limités. Que notre circulation est limitée. Notre mobilité était limitée avant le covid et elle l’est encore plus. Comment expliquer que nous devons faire des calculs improbables pour pouvoir organiser nos six prochains mois ? Je vis le sentiment de non-contrôle absolu concernant l’organisation de ma mobilité depuis des années. Nous ne prenons pas en compte la gravité de ce qu’est de dépendre de l’administration, et de comment cela joue un rôle dans l’estime de soi, dans notre manière de nous organiser et d’anticiper tous les problèmes susceptibles d’arriver. En France, on nous a confiné·es du jour au lendemain, sans pouvoir nous assurer si l’endroit où nous allions passer l’enfermement (si nous en disposions) était un endroit SÛR. Que faire en cas de violences ? Où aller ? Comment s’informer sur nos droits ? Maintenant Oui. En tant que migrante il faut AFFIRMER sa place. Il faut OKUPER sa place. Nous sommes ici et nous sommes légitimes. Et cela dans tous les espaces au travail dans le militantisme dans la rue dans nos maisons dans le métro dans l’université dans l’intime


TRAVERSER LA FRONTIÈRE peut-on se sentir intimidéEs face aux personnes blanches européennes ? Okuper un espace, c’est okuper un espace physique et symbolique. Se donner sa place, c’est un acte révolutionnaire. Je suis migrante en France depuis 5 ans. Maintes fois, je me suis sentie illégitime dans ce pays qui n’est pas le mien, parlant une langue que j’ai apprise durant mon adolescence. Je sentais que je devais être plus aimable, plus attentive à « ne pas déranger ». Je sentais que je devais toujours être vigilante à ne pas être hors propos, ne pas gêner, ne pas mettre en danger mon séjour et mon visa.

Illustration : Zohra Chaabi

§§ – Yo no vine a complacer, vine a incomodar1 – Moi et mon corps d’un-mètre-cinquante-neuf. A quel point ce corps peut-il déranger ? Pourquoi ne puis-je pas occuper l’espace de façon plus naturelle ? Pourquoi mon mètre-cinquante-neuf pose-t-il problème ? Pourquoi

J’étais totalement domestiquée, et j’ai incarné le mensonge comme quoi on est en train de me rendre un service ; celui de m’avoir acceptée dans un appartement où je paye un loyer entier, de me laisser okuper une chaise à l’université et dans les séminaires, dans le travail, le métro, les cafés, les bars, les restaurants, partout. Et ce sentiment d’illégitimité qui m’inonde, qui m’annule, m’empêche de parler ouvertement et de décrire l’humiliation ; quelque chose que nous ne voulons pas tous·tes nécessairement partager. Tout ce système nous opprime, nous laisse sans instruments pour pouvoir former une communauté, nous veut sans confiance, nous abandonne et veut nous y laisser. Seules. Silencieuses.

1  « Je ne suis pas venu pour faire plaisir, je suis venue pour incommoder », slogan de « Mujeres Creando », Bolivie.

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TRAVERSER LA FRONTIÈRE Affirmer sa place et la faire respecter est donc révolutionnaire.

entendre des mesures qui nous concernent ou qui comptent nous protéger.

Lorsqu’une personne sans-papière se fait engueuler à la poste et qu’elle réagit tout de même, elle se donne une place. Et ça, c’est subversif.

Nous ne formons pas partie de cette société. C’est le message qu’ils nous envoient.

– Frente al poder, no te empoderas, frente al poder, te rebelas1 – Combien ça m’a coûté de dire « je suis là », « ceux-là sont mes mètres carrés, celle-là c’est moi et d’ici je ne bougerai pas. Tu ne peux pas me passer par-dessus. Tu devras me contourner et respecter ma place ». L’affirmation constante de notre existence nous absorbe ; elle se nourrit de notre énergie vitale et nous ne savons pas à quel point cela peut nous épuiser. Jusqu’à quand dois-je réclamer une place ? §§§ – Le poisson qui mange le poisson qui mange le poisson qui mange le poisson – la description du capitalisme sauvage européen Je ne peux toujours pas déchiffrer l’expérience pandémique. Je sors dans la rue et je me dissocie, comme si je n’étais pas bien réveillée d’un cauchemar, comme si j’étais suspendue dans l’air. Je n’ai toujours pas les instruments pour faire face à cette crise ; c’est encore difficile pour moi de transformer en parole ce que j’ai senti ces derniers mois. Le sentiment est d’« être un nuage », un nuage qui flotte dans l’espace. Qui existe et qui flotte. §§§§ – Séparations et brèches dans les mouvements latino-américains à Paris – Migrantes EN CONFINEMENT Nous sommes des citoyenNEs d’une autre classe sociale qui doit affronter l’administration. Cela okupe déjà une grande partie de nos pensées. C’est une charge mentale qui s’ajoute à beaucoup d’autres auxquelles on fait face. Être migrant·e en confinement, c’est les infos qui proposent un confinement avant Noël pour pouvoir voir nos familles (Mais quelles familles ? Et comment ?). Être migrant·e en confinement, c’est écouter attentivement les allocutions présidentielles et ne jamais

Mais nous sommes ici, en train d’okuper les postes les plus précaires. Être migrantE en confinement, c’est ne pas avoir d’endroit où te soigner, te réfugier, te renouveler, recharger. C’est ne pas pouvoir inventer des mécanismes de résilience. Souvent, c’est avoir nulle part où retourner. Pour beaucoup, considérer le retour est impossible, en raison d’un statut administratif de « sans papiers », de réfugié·e ou de demandeur·e d’asile. Les formes et possibilités de retour sont aussi multiples que les formes-mêmes de migration, devenues aujourd’hui encore plus complexes face aux contrôles accrus aux frontières dus à la pandémie. Pour celleux d’entre nous qui veulent/peuvent revenir, il ne s’agit pas de prendre son passeport et d’acheter un billet. Ça, c’est une façon blanche et privilégiée de penser. Pour nous, cet acte est conditionné par l’administration ; il l’a toujours été. À cela s’ajoutent le test PCR négatif à l’entrée et à la sortie, la quarantaine en arrivant au pays, les attestations sur l’honneur, et les craintes que nous avons en tant que migrantEs de transmettre le virus à nos familles. En tant que femme métisse qui a étudié dans deux grandes Universités de Paris, qui travaille et qui fait un doctorat, je reconnais mes privilèges. Mais être sans papiers durant six mois joue dans la perte d’estime de moi, et a renforcé la peur et le mépris que j’ai envers la police. Comment justifier mon séjour ? Comment prouver mon droit au travail ? Être sans papiers, ou en processus de documentation durant la pandémie, ce n’est pas le drame inventé par les blanc·ches parce qu’iels ne trouvent pas de farine pour faire des « cupcakes ». §§§§§ – the hard surfaces of life – Todo está jodido y nada está dado chacune a sa formule, sa façon unique de résister, de survivre mais il y a des jours où je n’ai plus de forces en moi et je rêve de voir ma mère vivre avec des animaux

1  « Face au pouvoir tu ne t’empouvoires pas, face au pouvoir, tu te rebelles » Slogan de « Mujeres Creando », Bolivie

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TRAVERSER LA FRONTIÈRE dans des espaces grands

j’allais retirer mon récépissé à la poste

respirer l’air pur

j’étais avec mon attestation dérogatoire

avoir des droits

mais une fois de plus, avec mon récépissé périmé, mon titre périmé

qu’on ne me crie pas dessus au bureau de poste qu’on ne me dise pas petite latina que les personnes blanches ne me fétichisent pas qu’on arrête de me frenchsplain ma vie ne pas avoir à vivre ces violences être migrantE en pandémie et vivre dans un quartier « populaire », c’est voir la police tous les jours à chaque coin de rue être témoin de vols dans ta rue c’est la scène d’aujourd’hui le voleur court la personne volée court derrière le voleur deux policiers courent les gens crient une patrouille les poursuit et moi je pleure depuis ma fenêtre en imaginant la précarité de toutes ces personnes la souffrance à la distance Vivre dans un quartier où la présence policière est constante me dégrade psychologiquement écouter les sirènes toutes les nuits voir les lumières rouges et bleues, quand tout le reste est éteint voir les gens se faire arrêter, à terre dans la rue voir les contrôles tous les jours dans le métro La Chapelle et c’est toujours les mêmes qui sont contrôlés les personnes racisées et moi essayant de passer inaperçue espérant passer pour une blanche avec mon métissage et mon whitepassing Être migrantE en pandémie c’est la terreur au contrôle. Au centre de rétention. Aujourd’hui j’ai croisé un militaire qui portait une arme géante, ils portent tous une arme géante et moi

comment me sentir en sécurité ? Quand on fétichise mon corps quand on le contrôle quand il faut légitimer mon existence quand il faut lever la voix pour être entendue quand je dois respirer et m’armer de confiance tous les jours quand je sors de ma chambre, de chez-moi pour OKUPER la place que j’OKUPE Être migrantE en pandémie veut dire que les six mois d’anticipation avec lesquels tu fais normalement les papiers ne sont plus suffisants. Ça veut dire des rendez-vous administratifs annulés, et ne pas avoir de date, même approximative, pour renouveler ton visa. C’est le numéro d’information qui ne répond pas. C’est les mails d’information qui ne répondent pas à tes questions et/ou qui te répondent comme si tu étais idiotE. C’est être noyée dans des démarches sans fin, et toi, tu ne peux pas organiser un voyage pour voir ta famille. (si t’en as) (si tu retournes) (si t’as des papiers) (si t’as de l’argent) (si t’as où retourner). Être migrant·e en pandémie, c’est prier pour que ton passeport ne soit pas périmé Être migrant·e en pandémie, c’est vivre dans des limbes administratives : « jusqu’à nouvel ordre » Et quand tu crois que t’as enfin tout en règle, il te manque un document Être migrantE en pandémie c’est croire que je suis en train d’exagérer, mais non C’est dire à ta famille que tu ne sais pas quand tu pourras retourner, et qu’iels ne comprennent pas pourquoi c’est si compliqué C’est ta santé mentale qui dépend de la possibilité d’une stabilité matérielle Être migrantE en pandémie, c’est vivre des ruptures affectives au quotidien C’est vivre la mort à distance C’est ne pas avoir les outils pour faire face C’est vivre des violences que tu ne peux pas décrire avec des mots C’est ne pas pouvoir traverser les frontières

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TRAVERSER LA FRONTIÈRE C’est vivre un double enfermement C’est nos sentiments et nos angoisses qui ne sont jamais considérés C’est ne pas être prisEs en compte dans les communiqués officiels

Il y a rien entre moi et la merde qui m’entoure, disait Virginie Despentes un jour avant qu’on nous confine en novembre.

C’est vivre dans les limbes Jusqu’à

c’est avoir peu de méthodes, voire aucune, pour faire front

Nouvel

tant ton cercle affectif est réduit à des appels WhatsApp

Ordre

c’est ne pas pouvoir voyager pour aller prendre soin d’un membre de la famille malade

Et comment rencontrer les autres ? Créer des manières de se sentir considéréEs, en sécurité et accompagnéEs ? Se réunir ? Créer des ponts avec d’autres personnes dans la même situation quand le contexte nous incite à l’isolement et à la distance ? Avant le covid on nous voulait seulEs, désorientéEs, désorganiséEs. On nous éloigne des personnes et des espaces où nous pouvons créer des ponts de solidarité entre migrantEs dans un pays où la mixité sociale est un mythe, et les écarts entre les différents groupes socio-économiques et raciaux se creusent de plus en plus. Comment se retrouver, se reconnaître, se soigner ?

Être migrant·e en pandémie, c’est moins de cartes à jouer

c’est attendre le visa que le consulat ouvre que la préfecture ouvre que quelqu’un dans un bureau tamponne ou signe mes documents me donne un « laissez-passer », un check, un OK l’autorisation que le papier soit expédié qu’il arrive

Transmettre nos angoisses et nos peurs est la première rencontre, puisque nous nous rendons compte que nous ne sommes pas seul·es. Transmettre nos subjectivités et nos expériences est vital pour coconstruire une demande commune afin d’améliorer nos différentes conditions de vie, et encore plus lorsque l’ensemble de la société nous fait du gaslighting, nous met « en sourdine » et ne prend pas nos expériences au sérieux. Nous avons besoin d’espaces pour se rencontrer entre pairs et reconnaître que cette expérience a été douloureuse, qu’elle nous a renduEs précaires et qu’elle a des impacts spécifiques selon nos différents parcours migratoires

et avec ce papier

Y mientras tanto,

prendre le train

Comment faire pour continuer nos vies ?

et rêver dans ma tête

Pour que cela « ne nous affecte pas » ?

recréer des événements dans ma mémoire

Comment faire

inventer et réinventer

c o m m e n t

ce moment

Des idées et des scénarios que j’imagine traduits très concrètement en anxiété et douleur à cause de la si grande distance qui nous sépare en idées obscures en longues nuits sans dormir en désir de sortir prendre l’avion

où je pourrai retourner.

c’est ça être migrantE, et la pandémie est une circonstance aggravante qui renforce toute la merde que nous connaissons déjà

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je pourrai voir mon père.

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TRAVERSER LA FRONTIÈRE

Rendre hommage ? Non ! Poursuivre les luttes Gerty Dambury est née à La Guadeloupe. Écrivaine et militante féministe dès son plus jeune âge, elle centre ses écrits – théâtre, romans et poésie – sur la vie quotidienne des femmes noires et les luttes qu’elles mènent pour leur libération.

A

vant-propos : Évoquer les luttes menées par la Coordination des Femmes Noires, dans le contexte particulier de la disparition de l’une de ses présidentes, Béatrice Elom, voilà qui pose la question de la transmission et de l’hommage à la fois. Mais comment aborder le souvenir et l’histoire sans s’insérer dans l’habituelle nostalgie ou la distance scientifique de l’historien ? Il m’a semblé que nous pourrions trouver une autre voie, en relation avec un aspect de notre culture : les morts ne sont pas morts. « Ceux qui sont morts ne sont jamais partis… » dit Birago Diop dans son poème Souffles. La terre et les êtres prolongent leur présence. Et si la lutte des femmes noires n’était qu’un seul long souffle ininterrompu ? « Dans les colonies, les néo-colonies nous subissons une triple oppression en tant que femme en tant que classe en tant que race »

Nous, militantes de la Coordination des Femmes Noires, nous martelions ces mots, les unes accrochées aux autres, cortège autonome au sein de manifestations féministes où l’on nous regardait en souriant. (Il m’arrive de constater que le sourire n’a pas changé, aujourd’hui…). Nous avions du rythme, nous avions de la force dans la voix, nous avions une apparence de joie sur le visage. Nous étions joyeuses, heureuses d’être ensemble mais nous étions également désespérées, furieuses, en colère et je me demande si cette colère nous quittera un jour. Je me demande si nous pouvons nous en défaire. Nous. Je parle de Béatrice Elom qui vient de nous laisser à nos déboires, en fermant les yeux pour toujours, emportée par Covid-19. Nous. Je parle de Maria Kala Lobé qui nous a quittées il y a bien plus longtemps, le 21 juin 1999 et qui repose au cimetière du Père-Lachaise à Paris. Nous. Epoupa Missipo, Béatrice Goma, Françoise Elom, Aline N’Goala et quelques autres.

GERTY DAMBURY Aujourd’hui, nous nous sentons vieillies, nous faisons attention à nos maux individuels, diabète, hypertension, thyroïde en folie, mémoire qui flanche et certaines commencent à faire de nous des momies qui viendraient trembler des souvenirs sur des estrades, raconter nos luttes comme s’il s’agissait de belles et vieilles histoires qu’on raconte aux enfants. Il s’agit donc de transmettre ? La transmission. Écrire pour ne pas oublier ? Dire pour ne pas occulter ? Raconter pour que le souvenir de notre passage dans ce monde ne sombre pas dans l’oubli ? Et si nous avions une autre vision de la transmission ? Si nous refusions de nous inscrire dans les feuillets morts de l’histoire tels qu’ils se présentent habituellement ? Si nous refusions de parler de la Coordination des Femmes noires comme une histoire passée, un temps de l’histoire dont les féministes afro-descendantes d’aujourd’hui seraient fières, clairement reconnaissantes mais qui peut être mis entre parenthèses : années 70-80. Fin. Nouvelle ère. Et si nous n’avions pas le goût que le corps désormais arrêté de Maria Kala Lobé donne le sentiment qu’elle n’aura été que ces deux grands-yeux et ce sourire à peine esquissé sur une photo ? Une image sous laquelle deux dates hésitent, ouvrent une parenthèse pour la refermer aussitôt, comme il est de rigueur qu’après la mort, une vie semble réduite à deux dates entre parenthèses ? Et si nous n’acceptions pas de refermer les parenthèses ou les guillemets de leurs vies, et que nous affirmions que, puisque les combats pour lesquels elles auront laissé de côté une part de leur quotidien, ne sont pas terminés et que leurs mots, leurs gestes, leurs insolences, leurs yeux mi-clos derrière la fumée d’une cigarette n’ont pas fini de dire « non », une part d’elles se poursuit au milieu de nous qu’il nous appartient de continuer à faire vivre ? « Sortir notre oppression d’un cadre individuel » Ce sont les mots de la Coordination des Femmes Noires. Chacun peut les lire dans la brochure parue en 1978. Si ces mots font référence au fait que le quotidien d’une femme noire ou d’une autre ne se mesure pas à ces éléments biographiques qui fondent quelques difficultés à vivre mais s’inscrit dans une construction sociale qui dépasse les individus, un long temps historique d’oppression des femmes, si nous nous accordons là-

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TRAVERSER LA FRONTIÈRE dessus, accordons-nous également sur le fait que l’évocation des vies de Béatrice, Maria et les autres ne peut pas se réduire à quelques dates et quelques faits individuels. Poussons plus loin et affirmons : « sortir nos vies d’un cadre individuel ». Qu’est-ce à dire ? Il serait aisé de rassembler quelques éléments factuels : telle est née dans telle ville, a fait telles et telles études, a milité dans telle ou telle organisation, a écrit tel ou tel texte. Très facile et immédiatement oublieux de toute la communauté d’êtres – parent·es, amies, alliées – qui a participé, contribué ou quelquefois tenté d’empêcher l’émergence de ces quelques actes. La Coordination des Femmes Noires a produit de la pensée et du contenu, mais nulle signature individuelle ne semble émerger, y compris dans la brochure éditée en 1978, la seule qui ait été archivée. De ce fait, la manière habituelle de penser le collectif en le rassemblant autour d’un nom, d’une personnalité dominante, conduit des biographes de la coordination à tenter de faire émerger un nom principal : bien souvent, celui d’Awa Thiam, dont il n’est pas contestable qu’elle a été à la fondation de la Coordination, avec d’autres. Elles furent plusieurs à donner vie à l’association, mais une seule a écrit un livre sur la condition des Femmes Noires, alors la primauté Gerty Dambury sur la tombe de Maria Kala Lobé au cimetère du Père Lachaise, Paris. de l’écriture dans la civilisation ici et là, chacune d’entre nous prend la mesure de la occidentale (et à laquelle nous adhérons distance entre nous et ces femmes que nous fréquentons, sans plus de réflexion malgré nos affirmations sur avec lesquelles nous poursuivons nos études tout la nécessité de décoloniser la pensée) en fait la figure en militant, entre marches et assemblées générales centrale. houleuses dans les amphithéâtres de la fac de Jussieu. S’il s’agit de transmettre, il convient de rappeler de Nous, de la Guadeloupe, de la Martinique, du Congo, nombreuses questions, posées à ce moment-là et qui sont du Cameroun, du Sénégal, de la Côte d’Ivoire, avons encore d’actualité. En premier lieu celui de la relation d’autres préoccupations qui mettent en cause tant le avec le mouvement des femmes dit mainstream. pays dans lequel nous sommes de passage que nos pays de naissance qui, pour la plupart, vivent intensément les En 1976, le mouvement de libération des femmes est blessures de la situation coloniale : fermeture massive fort comme un fleuve en furie, il dévale les boulevards d’usines, chômage de masse, migrations encouragées à l’occasion des manifestations pour la libéralisation par l’État français, absence d’universités structurées de l’avortement et de la contraception, brise des vitrines pour y poursuivre des études correctes, dirigeants mis de sex-shops, se bat pour l’interdiction du journal en place et soutenus par des puissances européennes Détective… Nous sommes quelques unes parmi les avides de conserver leur primauté sur les matières femmes qu’on peut dire « immigrées » à prendre part premières de ces pays que l’on considère comme exà ce mouvement mais quelque chose nous dérange :

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TRAVERSER LA FRONTIÈRE colonisés. Le vocable de néo-colonie est déjà largement en vogue. Dès les premières phrases de présentation de la Coordination dans sa brochure de 1978, les femmes qui la composent se situent d’emblée dans l’immigration. Ce n’est pas un moindre détail, si on compare avec les mouvements afro-féministes d’aujourd’hui. Nous sommes dans l’immigration, que nous venions des départements dits « d’outre-mer » ou de pays du continent Africain. Nos parents quittent le pays d’origine ou se saignent aux quatre veines pour nous payer des études, convaincus qu’ils sont de la possibilité pour leurs enfants d’une élévation sociale par le biais du savoir et de la connaissance. S’il est capital pour nous de réussir ces études, il nous apparaît aussi clairement que nous repartirons chez nous, où nous devrons trouver notre place, assurées cependant qu’en tant que femmes, notre place n’est pas gagnée dans nos pays dirigés par des hommes, nos pays où les femmes croulent sous les tâches, sous le nombre d’enfants, doivent accepter une hiérarchie qui les écrase et quelquefois des alliances qui ne leur conviennent pas. Nous vivons quelquefois aux côtés de mères ayant récemment immigré et qui ont à peine le droit de sortir dans les rues de ce nouveau pays qu’elles subissent, car leur mari s’y est installé pour trouver du travail. Nous vivons également aux côtés de mères qui deviennent cheffes de famille parce qu’elles ont eu le courage de quitter mari et pays pour mener une vie meilleure, trouver une plus grande liberté. Mais cette même liberté les accable car ce pays dans lequel elles arrivent a, lui-même, fort à faire pour libérer les femmes. Dans les universités, nous voyons se déployer ce mouvement des femmes puissant qui bouscule les morales, combat la vision sexiste des femmes dans la société, revendique le droit d’user librement de son corps, exige que la liberté sexuelle des femmes soit pleine et entière, que les enfants qui viennent au monde soient désirés et de ce fait accompagnés, protégés et gardés pour que les mères poursuivent leurs activités sociales : emploi, études, etc. Bien entendu, certaines d’entre nous rejoignent ce grand mouvement, participent aux assemblées générales et aux manifestations vives et vibrantes. Dans le même temps, nous nous opposons à ces amies sur des sujets de fond qui aujourd’hui encore perdurent : notre refus d’être des sujets de thèses d’anthropologie et les réactions qui sont celles de nos amies lorsque nous pointons leur tentation de nous enfermer dans des idées toutes faites sur nos sociétés et sur nos corps ! Excision, infibulation, oralité, l’incontournable musique dans la peau et autres balivernes qui se présentent sous des expressions différentes suivant les interlocutrices. Ces sujets, nous allons les aborder dans nos discussions, dans les interventions que nous ferons lors de rencontres

collectives, tant devant les membres de partis politiques que lors d’assemblées générales féministes, ainsi que dans la brochure de la Coordination en 1978. Deux aspects du fonctionnement de la Coordination ont été déterminants pour moi : l’affirmation de la nécessaire autonomie des luttes, formulée de la manière suivante dans la brochure : « Aucun secteur de la société soumis à l’oppression, qu’il soit composé de minorités raciales ou de femmes, ne peut remettre la direction et le développement de sa lutte pour la libération à d’autres forces, même si elles sont alliées. » Cette affirmation, dès 1976, par des femmes Noires, de la nécessaire autonomie de leur lutte pourrait, devrait, être reprise aujourd’hui dans les mêmes termes. Non pas que les mouvements d’aujourd’hui soient inféodés à quelque parti que ce soit, mais il s’agit de penser encore plus à fond une manière absolument différente d’aller vers les changements nécessaires. Le passé doit nous servir de guide. Les circonvolutions qu’ont suivies les luttes des minorités raciales en France en se plaçant sous la coupe prétendument protectrice de grands partis et de grands syndicats n’ont pas contribué à changer de manière radicale la société française. Tout au contraire, on peut penser que l’institutionnalisation des mouvements de lutte, celui des immigré·es, mais en particulier l’institutionnalisation du courant féministe au cours des années Mitterrand, aura contribué à étouffer un mouvement puissant qui était en train de transformer profondément la société. Il lui restait bien du chemin à faire pour s’élargir à de nombreux pans de la société mais les différentes branches qui le rejoignent promettaient un branle-bas qui n’était pas près de disparaître. Mais, de cabinets en ministères, hélas… Aujourd’hui, il est atterrant de constater que certaines des personnalités qui furent proches des mouvements militants des années 70 ont le plus grand mal à accepter que des femmes Noires, des femmes voilées et autres minorités éprouvent le besoin de se retrouver entre elles pour évoquer les problèmes qui s’imposent à elles, tout comme les féministes des années 70 insistèrent sur la nécessité de groupes femmes non mixtes et que des hommes militants créèrent en ce temps-là des groupes d’hommes afin de comprendre entre eux les enjeux du mouvement féministe qu’ils pouvaient appuyer de leur concours. Le second aspect qui sera toujours essentiel pour moi est l’affirmation, dès l’introduction de la brochure du « travail collectif ». « Cette brochure, travail collectif, est l’un des moyens de briser l’isolement des femmes noires, où qu’elles se trouvent. » C’est un aspect que nous avons évoqué, avec Béatrice Elom et Epoupa Missipo lors de nos récentes conversations via Messenger. Je me sentais seule à

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TRAVERSER LA FRONTIÈRE évoquer le passé de la Coordination, mais surtout, je me posais la question de ma légitimité à parler seule de cette aventure que nous gardions au cœur et leur réponse fut toujours : n’oublions pas que nous faisions un travail collectif et, ajouta Epoupa « nous te faisons confiance, à 100 % ». C’est en effet sur la base de ce travail collectif lors de nos réunions dans les locaux que nous passait quelquefois le journal Sans Frontières à la rue Stephenson si je me souviens bien, ou lors de rencontres organisées chez l’une ou l’autre, chez Maria, chez Epoupa ou chez Béatrice et Françoise, c’est sur la base de ces discussions collectives, de l’apport personnel et politique de chacune que la Coordination a fonctionné. De nos discussions naissaient les écrits publiés, certaines écrivirent plus que d’autres mais la pensée était collective. De nos expériences personnelles naquit l’écriture de la pièce Odjibi (ou la patience a ses limites) que nous avons représentée en 1980 lors des deux journées que nous organisâmes au Bataclan. Béatrice Goma nous apprit des chants en lingala, Époupa nous enseigna des mouvements de danse, Béatrice Elom nous fit apprendre ce poème de Noema da Souza paru dans l’Anthologie de la nouvelle poésie Nègre et Malgache de Senghor. « Qui a étranglé la voix rauque de ma sœur dans la brousse ? » Moi, jeune femme de la Guadeloupe, je chantais en lingala et récitais des poèmes en anglais écrits par des femmes Noires-américaines au milieu de mes camarades de tous pays. Je ne me sentais pas éloignée de mes sœurs de sang qui, dans le même temps, militaient à l’ageg, disaient des poèmes en créole et dansaient le gwoka. Il me semblait qu’il s’agissait d’une seule et même lutte avec une nuance dont nous n’avons, entre sœurs, malheureusement jamais franchement débattu : celle de la question du nationalisme. Dans la Coordination, il était clair que si nous nous préoccupions des problèmes politiques et culturels dans nos pays, nous ne voulions pas nous enfermer dans un nationalisme étroit.

« La Coordination n’entend se figer ni dans l’immigration, ni dans une idéologie nationaliste » Cette question, nous en débattions, Maria Kala Lobé et moi, par exemple : quels sont les dangers du nationalisme ? Comment concilier l’inquiétude et l’intérêt pour les avancées dans nos pays et en même temps se distinguer des idéologies nationalistes ? Nous pensions panafricanisme, caribéanité pour ce qui concernait la Guadeloupe, la Martinique par exemple. En 1979, la journaliste Maria Kala Lobé se rendait à la Dominique à la suite du cyclone David qui avait ravagé la région. Elle en était revenue avec une meilleure connaissance que moi des difficultés relationnelles entre les gens de la Dominique et ceux de la Guadeloupe que j’avais quittée à l’âge de quatorze ans. J’ai été nourrie – et le suis encore – des discussions que nous avons eues à cette période sur la manière dont en tant que colonisé·es français·es, nous, de la Guadeloupe, traitions les pays autour de nous. J’ai eu maintes fois l’occasion, après mon retour en 1981, de constater tout ce sur quoi Maria avait attiré mon attention, jusqu’aux expéditions punitives menées à la fin des années 90 contre les Dominicain·es, les Dominiquais·es et les Haïtien·es1. Il s’agissait là de la manifestation de l’importance d’une pensée féministe qui ne se limite pas aux seules questions « des femmes » mais qui, s’appuyant sur l’analyse des différentes sphères qui nous composent, de la manière dont elles s’interpénètrent et s’accumulent, en tire la conclusion de la nécessité d’une vision beaucoup plus large et globalisante des luttes. On nous dit que nous pratiquions l’intersectionnalité avant la lettre. Peut-être oublie-t-on que les concepts ne naissent pas au moment où ils reçoivent une appellation qui leur donne une existence dans les milieux universitaires. Claudia Jones, et d’autres avant elle, avaient encore formalisé et pratiqué ce concept sur la base de leur connaissance de l’expérience quotidienne des femmes Noires. C’est, je crois, la force de la Coordination des Femmes Noires : avoir expérimenté et exprimé collectivement une certaine vision de la place des femmes Noires tant dans les pays de migration que dans les pays d’origine et posé les bases d’une autonomie de la lutte des femmes noires vis-à-vis de leurs allié·es, qu’il s’agisse des militants africains ou des militantes françaises. Peut-être est-ce là également la cause d’une longue occultation à laquelle quelques évocations mélancoliques ne suffiront pas à mettre un terme. Mai 2021

1  Combat ouvrier, « Guadeloupe – Réapparition de la xénophobie anti-haïtienne », Union communiste internationaliste, 2005. url : www.union-communiste.org/fr/print/node/1803

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ENTRE NO(U)S AUTRES

Bribes de conversation Transmettre par l’enseignement Nos parcours scolaires

M

KARIM, HOUYEM & MANEL

l’impression qu’on n’avait pas la même culture qu’elle/ eux, qu’on ne connaissait pas autant de choses, que je ne m’exprimais ou n’écrivais pas de la même manière. J’ai voulu être journaliste comme toi, Manel. Je me suis retrouvé à la Sorbonne dans une classe option CELSA2. Je n’avais pas d’amis pendant deux ans et j’étais le seul à venir de banlieue. Ce qui m’a libéré après, c’est de faire de la socio et de la psycho. Ça m’a permis de devenir militant, au début queer, et après vers l’antiracisme aussi.

anel : J’ai grandi dans le 11ème arrondissement à Oberkampf (Paris). J’ai fait l’école maternelle et primaire dans un quartier qui était en train de se gentrifier. J’ai parlé tard, et en grande section j’ai été extraite de ma classe. Mais en CP, je n’avais aucun problème scolaire. Je me suis toujours demandée comment je suis passée de difficultés à parler, à savoir parfaitement lire et écrire… Plus tard, j’étais dans un lycée dans le 9ème avec des riches blanc·hes. Je Houyem : Je n’ai pas eu le même parcours. Je suis née faisais mon TPE avec une copine qui vivait dans un six en France, au Blanc-Mesnil, et à l’âge de deux ans, ma pièces, et c’était sa femme de ménage qui nous donnait mère a décidé de me ramener en Tunisie. J’ai passé de la bouffe. Je n’oublierai jamais cette image-là. Puis mon bac au bled, j’ai grandi là-bas et j’y ai vécu 17 ans. après, j’ai fait mon parcours de formation en histoire/ Je ne sais pas comment j’ai fait pour devenir instit’ ici. science politique que j’avais trouvé En Tunisie, on est fasciné par la assez violent : beaucoup de mecs France. On m’enviait pour cela, et J’ai l’impression de blancs dominants qui t’expliquent je me disais fière d’être née ici. A créer une petite bulle la révolution, le monde. J’ai voulu la maison, on regardait les infos en d’air au sein d’une faire du journalisme et j’ai passé les français. Je lisais en français. On a institution raciste. concours mais je n’ai pas persisté peu valorisé la culture tunisienne et parce que j’étais inquiète d’avoir j’ai peu lu en arabe. A mon retour, un métier précaire. Comme j’étais j’ai pris conscience des effets de colonialité sur ma forte en histoire et que j’avais des copines qui passaient personne grâce à des rencontres que j’ai faites avec des le CAPES1, je l’ai passé aussi. Et voilà, je suis devenue militant·es décoloniaux. A l’université Paris 13-Bobigny, prof comme ça. Après, je me suis retrouvée dans le 93. il n’y avait que les Arabes pour se foutre de ma gueule. C’est là que j’ai commencé à me poser des questions sur On m’identifiait à une blédarde qui ne s’exprimait pas comment on enseigne l’Histoire. bien. Mes premières blessures, c’était cela. Mais c’est Karim : J’étais à l’école en banlieue parisienne à Sartrouville, dans le 78 pas bourgeois. À l’école primaire j’étais un bon élève, mais avec un comportement pas adéquat. Au collège, c’était pire. J’avais de très bonnes notes, mais je me bagarrais beaucoup. J’ai eu un conseil de prévention en 4e. Mon père, j’ai cru qu’il allait me tuer. C’était un collège avec pratiquement que des Noir·es et des Arabes et 10 % de Blanc·hes. J’avais plein de problèmes familiaux depuis la 6e et personne ne m’a écouté. C’est pour ça que j’étais en colère contre le système. Je me disais, ils veulent que j’aie des bonnes notes, je les ai ; mais tout le monde s’en fout de ta vie. Au lycée, je me suis retrouvé avec des bourgeois. Maintenant, avec le recul, je sais pourquoi j’ai baissé dans mes notes : je ne me sentais pas légitime. J’avais

en France que j’ai appris que la langue arabe est très belle, qu’il y a une culture arabe très riche. À la fac, on m’a acceptée avec des menaces, « Si tu redoubles, c’est dehors ! ». Au final, j’ai redoublé tous les ans, j’ai fait une licence en six ans. J’appelle ça un doctorat de licence ! Je voulais faire de la recherche mais comme c’était la galère, j’avais une copine qui passait le concours pour devenir professeur des écoles. Je l’ai suivie. La transmission dans le cadre du travail, nos classes

Karim : Ce qui m’importe principalement dans l’enseignement, c’est de transmettre une compréhension

1  Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement secondaire 2  Centre d’études littéraires et scientifiques appliquées

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ENTRE NO(U)S AUTRES du monde dans lequel iels vivent. Je travaille à Saintenfants dans ma classe et de raconter des histoires, leurs Denis dans un quartier bourré d’Arabes et de Noir·e·s. histoires, autour d’un goûter. Au début, iels étaient Un jour, un élève de CM1 m’a dit : « Comment ça surpris et ne comprenaient pas ma démarche. Je les ai se fait que dans cette école, Pasteur, il n’y a que des convaincu·e·s et leur ai dit que leurs récits sont du savoir blanc·hes ? » J’ai balbutié. Je ne savais pas quoi lui précieux, car introuvables dans les manuels scolaires. Le répondre. A ce moment-là, je me suis dit que c’était jour du rdv, j’avais posé un tapis et des coussins au sol. à moi de travailler sur ces questions de colonisation. J’avais préparé du thé et des gâteaux. Je voulais que ça Je me suis rendu compte que moi-même je ne savais fasse ambiance familiale. Je me suis mise dans la posture pas ce que je faisais ici en France. Je ne connais pas de l’apprenante. Je voulais déconstruire la posture de la l’histoire de ma famille. De temps en temps ta grandmaîtresse, celle de la sachante. J’étais donc l’apprenante. mère te lâchait un petit truc « Tu sais moi j’ai été en Je voulais que mon élève se sente valorisé parce que prison » et puis stop. À 32 ans, il y a plein de choses que la personne qui représente l’institution, la maîtresse, j’ignore. Ces jeunes-là, je comprends leur recherche et apprend de lui et de sa famille. leurs questionnements identitaires. Alors, j’ai essayé de Il y a un autre outil que j’ai développé. Il me travailler sur les questions historiques. J’essaie de trouver prend assez de temps de recherche et de préparation. des textes qui sont en rapport avec ces questions. Je fais Lorsqu’arrive une date d’anniversaire d’un·e élève, je des débats autour de livres que l’on peut lire en classe. fabrique une fiche-cadeau personnalisée. Je trouve une J’essaie un maximum de travailler sur des figures qui personnalité non-blanche née le même jour que lui ou leur ressemblent dans les livres, films, etc. Je pense à une elle. J’ai tendance à choisir plutôt des femmes que des élève qui me disait toujours hommes cisgenre. Au dos de qu’elle avait des cheveux la carte, je retranscris une Je me suis mise dans la moches. Elle volait des biographie de la personne, perruques de sa maman et posture de l’apprenante. puis on en discute. Je le fais les mettait en classe. Elle Je voulais déconstruire la pour valoriser les origines avait emprunté deux livres posture de la maîtresse, celle de mes élèves et multiplier (Comme un million de papillons de la sachante. J’étais donc des représentations de nonnoirs et Neïba je-sais-tout) et l’apprenante. Je voulais que blanc·hes. à son retour des vacances, mon élève se sente valorisé Je n’empêche pas mes elle était revenue avec parce que la personne qui élèves de parler une langue un afro. En ce moment représente l’institution, la autre que le français dans je travaille énormément maîtresse, apprend de lui et ma classe. Ce sont souvent sur la question de la race, de sa famille. les élèves arabes qui se l’identité de genre et les l’autorisent, peut-être parce différents corps. Je n’arrive qu’iels savent que je parle la pas encore à travailler les langue et que je propose aux parents d’écrire en arabe questions LGBTQ+ car lorsque ce n’est pas porté par dans le cahier de liaison quand iels ne parlent pas le l’école, je suis visibilisé. Je pense que les parents et leurs français. J’ai l’impression de créer une petite bulle d’air enfants s’en doutent. Je dirais qu’iels le savent mais c’est au sein d’une institution raciste. quelque chose que je n’arrive pas à passer. En même temps, je me dis qu’en étant qui je suis, je pense que Comme je refuse d’enseigner ce qui est raconté je travaille dessus car je ne correspond pas du tout au dans les manuels d’Histoire, je recherche les travaux stéréotype masculin dominant, et les enfants le voient d’historiennes féministes et décoloniales. En gros, je fais très bien. Iels remarquent que je ne rentre pas dans les un travail d’étudiante en Histoire, mais souvent je n’ai codes qu’iels possèdent. Je pense que c’est déjà un travail pas les outils et je me sens démunie. Je rêve d’un manuel de représentation. en Histoire qui soit décolonial et féministe à destination Houyem : En nous écoutant parler, et en pensant à mes blessures, je fais le lien entre mes tentatives de transmission à mes élèves et mes propres manques. J’en ai voulu à mes parents de ne pas m’avoir inculqué l’amour de la Tunisie. Ce que j’essaie de faire avec mes élèves, ce sont des tentatives de réparation. Il y a 2 ans, j’ai mené un projet avec deux familles, l’une togolaise, l’autre haïtienne, pauvres et précaires qui cumulent plusieurs métiers. Je leur ai proposé de venir avec leurs

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des enseignant·e·s.

Manel : J’ai un public plus âgé, donc l’objectif est de transmettre certaines connaissances pour qu’iels puissent passer le bac. Du coup mes cours sont toujours sur une double injonction : transmettre l’histoire dominante parce qu’iels sont évalués dessus, et en montrer les biais, les manquements, les orientations sous-jacentes. C’est comme si je faisais le double travail. Progressivement,


ENTRE NO(U)S AUTRES

Illustration : Zohra Khaldoun

j’ai commencé à m’affranchir de la chronologie des J’ai beaucoup d’heures d’Éducation morale et programmes. Maintenant je fais toujours un cours civique. Par contre, je le dis clairement : je ne fais pas le en présentant le point de vue des dominé·es d’abord, programme. Il fait peur. Il est islamophobe. J’ai plutôt et à la fin je présente la choisi de mener des travaux France. J’ai fait un cours sur les discriminations Du coup mes cours sont toujours sur la guerre d’Algérie systémiques. Il y a sur une double injonction : avec les terminales. Je leur des meufs qui ont fait transmettre l’histoire ai dit qu’il y a toujours eu des trucs supers sur le dominante parce qu’iels sont des résistances et que les misogynoir. J’ai une élève évalués dessus, et en montrer décolonisations, ce n’est qui a fait un exposé sur les les biais, les manquements, les pas en 1945 qu’elles se travailleur·euses du sexe. orientations sous-jacentes. sont réveillé·es. Je leur Je fais aussi un protocole montre des photos de la de débats libres avec les reine Ramanalavona à élèves, c’est-à-dire que ce Madagascar, des Amazones de Dahomey qui sont des n’est pas moi qui décide du sujet ; les élèves parlent et je femmes guerrières, Lakshmî Baî... J’ai même créé un n’interviens qu’à la fin pour relever les dominations ou faire des rectifications. C’est un protocole que j’essaie compte sur Instagram, Les Invisibles de l’Histoire. de mettre en place grâce à Tal Dor, Manal Al Tamimi et Nacira Guénif qui ont sorti un bouquin qui s’appelle

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ENTRE NO(U)S AUTRES Rencontres Radicales. Dans mon bahut, 70 % des élèves sont non-blancs. Dans un groupe, iels s’énervent en débattant les violences policières. Le seule Blanc dit « Vous êtes trop dur avec la police. Tous les policiers ne sont pas méchants ». Les mecs Arabes et Noirs, un peu en majorité, rétorquent « Tu ne sais pas ce que c’est ! La police n’arrête pas tout le monde, mais nous si ». Quand j’ai repris la main, j’ai dit qu’il y a eu débat entre personnes blanches et non-blanches. L’étudiant blanc n’avait jamais été arrêté par la police, alors que les mecs racisés, eux, l’avaient été plein de fois. Je me dis que peut-être j’ai permis un espace dans lequel des personnes non blanches ont pu adresser leur parole à des personnes blanches même si le contexte n’était pas parfait parce que je ne pouvais pas les placer en non mixité racisé·e·s. Si je faisais ça, je pense que j’aurais de gros problèmes. Les limites à la transmission

sur toutes les questions. On est condamné à errer dans les systèmes de l’Education Nationale. Une des limites que j’avais un peu évoquée est le manque de ressources. Cela nous pousse à devenir des enseignant·e·s/ chercheur·euses.

Karim : Oui, pour moi le pire, c’est le manque de ressources. J’ai commencé dans une école de bobos à Montreuil et les parents étaient parfois horribles avec moi. Il y avait du paternalisme et iels empiétaient trop sur ce que je faisais en classe. La seule fois depuis le début de ma carrière où j’ai eu des plaintes de parents auprès de la directrice, c’était dans cette école car j’avais parlé de transidentités en classe. Ils me reprochaient de parler de ça à des jeunes alors que je partais juste de leur questionnement. Là où je travaille, à SaintDenis, c’est surtout les collègues qui ne comprennent pas ce que je fais et ce que j’essaie de transmettre. Je crois que je vais finir sur cette phrase : ce que j’essaie de transmettre c’est une différente vision des masculinités. Car je pense que c’est essentiel à la déconstruction de toutes les dominations. La chose à détruire, c’est la masculinité Je me dis que je suis toxique car ça nous enferme avec des élèves qui sont tous·tes. Si on déconstruit ça, on content·es de travailler gagnera beaucoup et les futurs sur certaines questions adultes pourront davantage mais en fait ça ne change s’émanciper que nous.

Houyem : En salle des profs, lorsque je parle de racisme, je perçois de la résistance. A l’école primaire, notre supérieur hiérarchique est l’inspecteur et parfois, nos directeur·ices se prennent pour des chefs. J’assume pas fondamentalement leur de pratiquer une pédagogie Manel : En parlant de tout destin scolaire. Je ne qui soit ni autoritaire ni ça je me dis que je suis jalouse peux pas changer ce qui discriminante. Pour le moment, des profs blanc·hes. Houyem, est systémique. je n’ai pas eu de parents ou de tu parlais de la fatigue. Moi je collègues qui se sont opposé·es me sens coupable quand je me à cela. Mais j’ai conscience que sens trop fatiguée et que je suis certain·e·s ne parlent pas le même langage que moi. épuisée de chercher, que j’en ai marre. Tous les ans, je reviens sur mes cours en tentant de les améliorer et je Manel : Je pense aux limites du système selon là où tu travailles. Je suis actuellement au lycée mais j’ai me dis qu’iels ne se prennent pas la tête comme ça. travaillé au collège REP+ à Aubervilliers où il y avait, Houyem : Tu te sens coupable de ne pas proposer comme Karim, 95 % de racisé·es, Il y avait une certaine d’excellents cours. On est des non blanc·he·s. On doit confiance, on parlait sans souci. Là, au lycée, je sens garder en tête qu’on nous a appris depuis notre jeune qu’il y a le regard blanc dans mes classes, celui des âge qu’il faut faire mieux que les autres. On se retrouve élèves et pas que celui des collègues. Dans les limites à reproduire cela dans nos métiers. Mais on a aussi de l’institution, par ailleurs, un élève de terminale me appris des choses qu’on veut à tout prix transmettre à disait, « j’ai fait un truc dans lequel j’ai parlé du racisme nos élèves. dans le sport, de la férocité blanche dew Lilian Thuram, et c’est pour ça que je n’ai pas été pris à Sciences Po ». Je me dis que je suis avec des élèves qui sont content·es de travailler sur certaines questions mais en fait ça ne change pas fondamentalement leur destin scolaire. Je ne peux pas changer ce qui est systémique. Houyem : Je me considère comme une nomade, très souvent je change d’établissement quand je ne peux plus rentrer dans la salle des profs (rires). Depuis deux ans, je suis dans une salle des profs un peu militante mais pas

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ENTRE NO(U)S AUTRES

Diaspora sud-asi atique : sortir du silence et retrouver le chemin vers no us-mêmes U ne rencontre ave c Erajh, Lorna & Pulan Devi AROUN MARIADAS SAVARIMOUTTOU En mémoire de Nila Gupta (1975-2021). Nila était une personne queer et trans issue de la diaspora sud-asiatique en Angleterre, un·e militant·e racisé·e, féministe, queer, anti-validiste et anticapitaliste acharné·e, une âme écorchée par les oppressions, aimante et bienveillante. Qu’iel repose en paix.

J

plateforme numérique « Parlons bien, Parlons Brown ». Depuis les entretiens jusqu’à l’illustration, en passant par l’écriture, les personnes interviewées ont fabriqué le texte avec moi créant ainsi un espace de remise en question, d’expérimentation et de liberté. Ce texte est le produit d’une démarche collaborative, puisqu’iels avaient la possibilité d’être maîtres·sses de leur propre narration.

e m’appelle Aroun Mariadas Savarimouttou. Mes deux parents sont né·s en Inde. Mon père, en France depuis 1972, y est allé pour faire un mariage arrangé quelques années plus tard. En novembre 1981, quand ma mère arrive en France, mon père la prévient : à partir de Transmissions im/possibles maintenant, il ne faut parler La transmission, c’est qu’en français. La diaspora la transformation de nos Erajh : C’est la connaissance sud-asiatique est en réalité traumas en quelque chose mais c’est aussi ce qui construit peu connue, il en va de de puissant, de positif. mon identité. Ça me fait penser même en ce qui concerne à l’héritage, au patrimoine, la pression à l’intégration capital culturel, économique qui existe en son sein. Faut-il renouer avec ses ou symbolique. En tant que personne adoptée, c’est origines quand le racisme, la honte, l’injonction vraiment un gros sujet. À la fois, il y a ce qui ne m’a à l’assimilation effacent des pans entiers de pas été transmis et à la fois, j’ai reçu énormément. J’ai transmission et de mémoire ? Comment soigner reçu beaucoup de transmission d’un capital de classe ces ruptures et relier les pointillés qui nous moyenne blanche ce qui m’a permis plein de choses séparent de nous-mêmes ? Autant de sujets par exemple le fait de partir faire des études. En même dont m’ont parlé Erajh, Lorna et Pulan Devi. temps, je n’ai pas eu de transmission de ma culture Erajh est queer, d’origine sri-lankaise. Il a été d’origine, de ma langue, de la gastronomie, des rituels, adopté. Nous nous sommes rencontrés dans un de la spiritualité, de la façon de voir le monde, de le lieu queer. L’impression d’être les deux seules comprendre, d’appréhender le genre, la vie. personnes d’origine sud asiatiques a laissé Maintenant je suis dans une trajectoire de soin où je place à l’amitié ainsi qu’à des collaborations creuse ces questions, ça me permet de soigner le deuxième artistiques et militantes. Sa colocataire, Lorna, type de transmission qui est de l’ordre de l’héritage ou du est d’origine sri-lankaise et mauricienne. patrimoine que je n’ai pas eu. Je viens pallier ce manque Rencontrer des personnes racisées l’aide à se par la connaissance. Je trouve des chemins de traverse sentir bien et à prendre conscience du racisme pour pouvoir bénéficier de mon patrimoine culturel. qui l’entoure. J’entends parler de Pulan Devi par Tout ce que je fais ces derniers temps, le Desi Queer une amie en commun. Elle me parle des sujets Gang (un collectif d’artistes sud-asiatiques), le SouAG tabous dans sa famille qu’elle aborde dans son (crée à la suite du premier), le voyage au Sri Lanka, la podcast « Ni ton hindou ni ton pakpak » et sur sa

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Illustration : Douceur Erajh

rencontre avec Salomi, la fréquentation de Thabi... tout ça participe à une trajectoire de soin. Ce processus, c’est la transmission d’exister. En me retrouvant avec une personne sud-asiatique darkskin (à la couleur de peau foncée), je me dis : « Ok, c’est bon, on existe, on est pas invisibles ». Quand je suis avec Elil, par exemple, il y a des bouts de langage qui se transmettent, des façons de penser, de cuisiner et quand je vais au Sri Lanka, des rituels aussi. Il y a de la transmission de vie quoi. Lorna : Pour moi, on se transmet tout le temps des

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choses, les interactions sont des moments de transmission. On se transmet des savoirs, des envies mais aussi des peurs, des blocages. On se transmet de la curiosité, de l’amour, de la joie ou on peut se transmettre du stress. La transmission c’est les apprentissages et les histoires. Vu que je travaille dans l’enseignement, je pense aussi à la façon dont on peut transmettre de la capacité à s’approprier son environnement, et les enseignements scolaires. De manière plus intime, c’est « comment transmettre les histoires familiales et les souvenirs ? » Dans ma famille, mon père ne voulait pas parler de son


ENTRE NO(U)S AUTRES pays, l’Île Maurice. Il interdisait à ma mère de parler signaler, de dénoncer. Puis, il y a eu un changement dans du Sri-Lanka pour qu’on puisse être comme tout le ma perception, un point charnière. Je me suis dit : « Ca monde à l’école. Le mot « amnésie » me parle : il y a ne peut plus continuer », je suis sortie de mon silence une histoire, on ne te l’a pas transmise mais elle existe. et c’est grâce à la détermination que ma mère m’a Quand je posais des questions sur l’Ile Maurice, mon transmise, une détermination qu’elle avait sous d’autres oncle me disait « C’est vraiment un pays de merde, il n’y formes. Elle a su remplir son rôle de mère protectrice a pas de culture, ça ne sert à rien de parler de ça ». Il y a pour sauver ses enfants. Je n’ai plus peur de parler de la transmission d’un mépris. Ma mère disait à mon père certains sujets qui sont restés tabous dans ma famille : les : « Tu m’empêches de parler de mon pays ». Moi-même, violences conjugales, les violences croisées sur le genre. étant enfant, je ne voulais pas trop qu’elle m’en parle Je viens d’une famille très conservatrice et hindoue, parce que je pensais que c’était nul. Puis, je lui disais profondément traditionaliste. Tu arrives au monde, ta : « J’ai envie d’apprendre le cinghalais » et quand elle lignée est toute tracée : les choix de vie, de partenaire, parlait, je me moquais des sonorités. Elle m’engueulait : et de vie professionnelle sont quasi inexistants pour les « Tu méprises la langue… ! ». Elle réagissait au mépris femmes. Je me suis rendue compte que mes parents que j’avais reçu de l’école. Ca m’a créé un blocage, avaient beaucoup d’attentes et que je n’étais pas en comme si je devais faire une gymnastique mentale pour mesure d’y répondre. Je n’ai ni fait médecine ni études valoriser et mépriser cette culture, la nier et la connaître, de droit, je n’étais pas bonne à l’école. Au lieu de m’en je ne savais pas comment faire, comment choisir, vu que mordre les doigts, je cultive cette image. Toute mon même mes parents ne savaient pas comment faire alors enfance a été baignée dans l’injustice et j’ai essayé je l’ai laissé de côté. Depuis que je suis dans des espaces d’exprimer mon mécontentement. Ça a développé mes racisés, je commence à me sentir apaisée, à m’intéresser capacités d’écriture et d’expression. Les choix que j’ai sainement à ma culture d’origine, en déconstruisant fait vont à l’encontre de ceux que mes parents m’ont le racisme que j’ai intégré. imposés. Je suis en couple avec Avant, j’étais tout le temps avec une personne blanche. Je parle Iels oublient eux-mêmes des blanc.h.e.s et la manière du racisme, de l’homophobie, leur part d’histoire dans dont j’allais m’intéresser au de la transidentité, du un pays où la sexualité, Sri Lanka, c’était comme si patriarcat et ils n’aiment pas la transidentité, j’étais blanche dans ma tête, que je vienne bouleverser leurs l’homosexualité n’étaient je sentais que quelque chose croyances. Leurs blocages sont pas des choses taboues. clochait. Je me suis dit : « Je peux profondément ancrés dans la peut-être rencontrer des gens de continuité coloniale qui s’est ma communauté ». Les milieux exercée en Inde. Mes parents militants racisés où j’ai pu rencontrer des personnes qui sont nés quinze ans après l’indépendance, iels sont avaient vécu ce tabou familial à propos des origines, très homophobes. Iels oublient eux-mêmes leur part mais aussi des personnes qui connaissaient leur histoire, d’histoire dans un pays où la sexualité, la transidentité, qui avaient un regard décolonial, m’ont permis de me l’homosexualité n’étaient pas des choses taboues. reconnecter. Ça m’a aidé à développer un rapport positif à mes origines. Bientôt, je vais téléphoner à ma tante qui Recréer la transmission vit à l’Île Maurice et que je n’osais pas appeler depuis longtemps, à cause de toute cette ambiguïté dans mon rapport à ma famille. Il y a des petites choses qui me font E : Par la création, je retransmets des choses par bouger, réveillent des choses en moi et me rendent plus exemple le fait d’avoir dansé devant 200 personnes des sereine dans mon rapport à moi-même et au monde. danses traditionnelles de Kandy qui sont pratiquées Mais il y a du chemin à faire. là où je suis né. Je les aurais certainement apprises si j’étais là-bas, parce que j’adore la danse. Reproduire ça, Pulan Devi : La transmission, c’est la transformation de c’est une symbolique forte. Je me suis mis à apprendre nos traumas en quelque chose de puissant, de positif. On à mixer, il y a deux semaines, qui plus est des sons sritransmet un trauma intergénérationnel. Nous sommes le lankais, ce n’est pas anodin. Je sens que mon coeur est produit de traumas avec notre race, classe, genre, caste en jeu. Grâce à la création, j’arrive à cadrer un espace et autres variantes. Transmettre, c’est un acte politique de possibilités où je peux mettre à nu des choses qui me fort où on inverse la tendance dominé/dominant. Au sont quasi-impossibles à dire autrement. Je ne peux pas début, c’était de la transmission de souffrance quand ma parler de la façon dont les anglais ont exploité les gens mère s’est retrouvée dans un mariage arrangé où son pour la récolte du thé sans pleurer ou me mettre en mari était violent. En tant qu’enfant, le silence m’a été colère. À travers l’art, la performance, je peux adresser transmis parce qu’on n’avait pas le droit d’en parler, de

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ENTRE NO(U)S AUTRES les sujets les plus sensibles de mon existence. La création est un moyen d’aborder les choses douloureuses ou traumatisantes avec un regard positif.

J’ai donc créé un podcast du même nom que le compte Instagram. Quand je prépare les épisodes, je m’informe beaucoup, je mets de côté les contenus essentialisants faits par des personnes blanches. Le podcast m’a amené L : Du fait de notre histoire familiale, du fait que ma mère à rencontrer de nouvelles personnes avec qui je pouvais n’allait pas bien, je me suis retrouvée en tant qu’aînée à rattraper le temps perdu à l’adolescence où je ne voulais veiller sur mes sœurs et j’ai pris goût à la pédagogie. Je pas être amie avec des personnes sud-asiatiques. À La me suis tournée vers le bénévolat puis j’ai fait de la garde Réunion, ou à Maurice, il y a des processions indiennes d’enfant. Dans ce contexte là, tu es tout le temps en et hindoues. Les gens sont différents physiquement mais train de rendre l’environnement le plus clair possible, de il y a eu une forte transmission culturelle. Ils ont été répondre à la curiosité. Me questionner avec des enfants violentés et malgré tout ça, la culture a résisté. Cecisur la façon de faire, de comprendre les choses, je trouve étant, les archives orales sont compliquées à retrouver. ça enrichissant. J’aime réfléchir à la meilleure manière J’ai donc créé le site internet « Parlons bien, Parlons d’apprendre, en fonction de chaque personne. Je suis brown » qui permet de faire exister – à l’écrit – différents dans une posture de curiosité et d’accompagnement. récits, forts et puissants. J’ai vraiment envie de laisser On est deux personnes à se transmettre des choses. une mémoire, c’est pour cela que j’incite beaucoup les J’ai fait de l’accompagnement scolaire puis j’ai été personnes sud asiatiques assistante pédagogique. à s’exprimer de diverses Je me suis dit que j’allais J’en avais marre des narrations manières, pour montrer monter une association où on parle de l’Inde de façon la pluralité de qui nous de soutien scolaire parce sommes. misérabiliste : soit l’Inde que je voulais mettre en pauvre, soit l’Inde qui viole. place des choses dans un environnement moins Sortir des silences violent que l’école. J’ai choisi des bénévoles pour qu’ils soient dans l’échange Le désir d’assimilation qui a façonné mon avec les enfants. Quand les gens ne sont pas dans une histoire, m’a accompagné dans ce processus démarche de déconstruction, c’est fatiguant parce d’écriture. J’ai voulu poser des questions à trois que tu n’es pas seulement en train de transmettre personnes de la diaspora sud-asiatique sur la des outils, tu dois aussi faire en sorte que la personne transmission. Leur envie de se rapprocher de prenne conscience des rapports de domination. Quand leurs origines est devenu un thème central de je ne sais pas expliquer quelque chose à un enfant, je leurs propos. J’ai fait le choix de très peu faire cherche à ce que ce soit lui qui réfléchisse, pas moi qui entendre ma voix, pour mettre en avant la leur lui donne la réponse. A l’école, je détestais apprendre et le recul qu’iels ont sur leur propre vie. En sans avoir le temps de chercher. Je veux faire en sorte accueillant les récits d’Erajh, Lorna et Pulan que l’enfant trouve des réponses en se questionnant. Devi, j’ai eu l’impression d’être face à trois C’est une démarche qui lui permet d’être toujours actif, bouts de miroirs cassés. Ce récit admet aussi c’est-à-dire présent : c’est la clé. Même si l’enfant part les contradictions. Le travail collectif de mise loin du sujet, il faut lui laisser de la place car finalement en commun des expériences, a mis en lumière il revient avec plus de soif d’apprendre. Pour trouver la la difficulté que j’ai à parler de moi, ma peur de meilleure façon d’apprendre, il faut juste se demander : ne pas être compris. Collectiviser la parole au « Comment faire cela tout en se sentant stimulé.e ? » sujet de l’assimilation, et sur la façon dont elle nous isole, est une façon de résister. Résister aux P : En 2017, je cherchais des témoignages de personnes ruptures de transmission liées au colonialisme sud-asiatiques sur internet et je ne trouvais rien. Je vivais ainsi qu’à ses conséquences, au racisme, aux une phase difficile avec mes parents parce que je leur nationalismes. Résister, en vivant mieux notre avais annoncé la présence de mon partenaire blanc. altérité, pour recréer des possibilités de vie. Je vivais un racisme décomplexé dans ma ville. J’avais Alors que la non-mixité racisée est menacée par besoin d’entendre d’autres récits. Il y a deux ans, j’ai créé le gouvernement, ces témoignages mettent en le compte Instagram (« Ni ton hindou, ni ton pakpak »), je me avant comment par ce moyen il est possible de suis dit que j’allais parler des vécus de personnes de la sortir de nos multiples silences. Aussi chaotiques communauté sud-asiatique. J’avais beaucoup de colère. que soient nos chemins, nous réussirons à J’ai découvert le podcasting et j’ai trouvé ça chouette. J’en retrouver le chemin vers nous-mêmes. avais marre des narrations où on parle de l’Inde de façon misérabiliste : soit l’Inde pauvre, soit l’Inde qui viole.

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ENTRE NO(U)S AUTRES jamais Tandis que ce feu en moi jamais ne s’éteindra LAMIA AÏT AMARA Déplacement(s)

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ans ma cuisine. Mes mains s’agitent. Elles imitent le geste ancestral de la préparation du grain de couscous. Ferroudja, Fatma et Haoua. Une lignée de femmes accompagnent et guident dans l’invisible chacun de mes mouvements. Elles veillent. La voix de Matoub Lounès1 retentit dans l’espace et ses mots incantatoires viennent s’échouer sur la moiteur de mes lèvres. Mon fils Amazigh âgé de 6 ans s’approche de moi et me demande pour quelle raison je pleure. Je ne détourne pas le regard, je n’évite pas la collision, j’affronte ses yeux inquiets.

Je lui réponds : « Parce que je me sens seule. » Lui : « Alors je me sens seul avec toi. » Nous nous enlaçons et ensemble nous écoutons, corps et cœurs liés, Matoub égrener sa voix qui traverse les balles, le cimetière, les montagnes de Kabylie, l’Algérie, la mer et parvient jusqu’à nos oreilles avides de cette langue qui nous lie par détours, en plein et en creux. La langue épouse les contours de la solitude. Elle crie sa peur de disparaître. Déplacée, je recherche constamment le désir du lieu que j’habite mais je ne le trouve nulle part. Ma valise est toujours à portée de bras, dans un coin où je sais qu’elle m’attend. J’étouffe, mouvementée par le conflit permanent entre mes inquiétudes et mes espoirs. Je m’inquiète de périr ici, de perdre ma voix, de perdre mémoire. Un cauchemar récurrent. Alors, je m’agite et je transporte les mots de là-bas à ici. Je remplis le vide. Je range les sons dans mes placards, sur les bibliothèques, à même le sol. Je mène une course effrénée contre le temps et l’oubli. Je résiste dans ma langue et je lutte de toutes mes forces pour tenir dans le perceptible le kabyle et la derdja. J’empile, je trace, je marque, j’imbibe l’espace. Anerraz wella nekhnou2. Telle est ma devise.

Je me tiens verticale dans la mission qui s’impose à moi et seule je renverse les perspectives, je déplace les normes. Je m’émancipe de l’esprit dominant. J’impose ma langue dans les territoires de l’exil. S’enraciner du dedans Avant la naissance d’Amazigh, je n’avais pas réellement conscience de mon exil. Je souffrais d’être loin de ma famille, d’avoir peu de moyen de subsistance, de faire face à une précarité professionnelle en dépit de mes diplômes, d’être mal soignée… Les blessures étaient réelles mais je parvenais aisément à en étouffer les cris de douleur. Je me sentais « déplacée », en effraction corporelle dans un espace qui me rejetait de toutes ses forces. Néanmoins, je tenais le coup. Je rendais les coups. La dernière contraction avant son arrivée au monde me fit affronter le personnel blanc en blouse blanches et leurs mains tentaculaires qui abusent de mon corps épuisé, coupent dans ma chair sans mon consentement et me blessent à tout jamais. Ce corps dans mon corps qui s’est enraciné en dedans de moi puis qui s’en extirpe en laissant y vivre les cicatrices. Ce corps c’est Amazigh. L’homme libre. Il porte en lui la mémoire d’un territoire ravagé par le déplacement. La séparation sans trace du ciel du pays aimé. Et à son insu, il balbutie déjà la Chahada3 et sur la même gamme le chant des ancêtrEs amazighEs et leurs incantations magiques. La maternité me mit face à mes responsabilités. Ce fut un surgissement de voix après un long silence. J’ai dû apprendre à faire cohabiter en moi les paradoxes et désapprendre la peur. Il a fallu que je me place au bord de moi-même. Que je dialogue avec toutes les langues qui m’habitent pour dresser un plan. Car si la ligne pure n’existe pas entre le dedans et le dehors, encore fallaitil savoir comment les deux se confondent. Il me fallait

1  Matoub Lounès est un chanteur, musicien, auteur-compositeur-interprète et poète algérien d’expression kabyle engagé contre le pouvoir algérien. Il a été assassiné en 1998 durant la guerre civile. 2  Expression Kabyle signifiant « Plutôt rompre que plier ». 3  Profession de foi pour les musulman.e.s : « Il n’y a de Dieu qu’Allah et Mohamed est Son Prophète ».

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ENTRE NO(U)S AUTRES donc découvrir comment transmettre à mon enfant toutes ces cicatrices tatouées dans ma peau et dans mon âme et comment les faire revivre dans la langue de mes ancêtrEs. Je me répète « le feu n’est bouleversant que de son vivant » et je m’agite pour maintenir le brasier allumé en dépit de tous les doutes qui m’enserrent. Pour ne pas y renoncer, je prête l’oreille aux absentes et je convoque ardemment Setti Ferroudja, mon arrière-grand-mère. Depuis que j’ai hérité de son bracelet en argent, il ne quitte plus mon poignet. Nos sueurs se mélangent au contact du métal froid. Ferroudja se tient debout en moi. Thasedda1. Une lionne aux aguets. Elle aussi est une déplacée, elle a quitté son village à l’aube d’un jour d’hiver, ses deux enfants en bas âge sous le bras fuyant la misère de Kabylie, seule, après que son mari s’est fait enrôler par l’armée française pour combattre les allemands. Ma mère m’a raconté que durant une longue période, Ferroudja avait vécu dans une grotte située dans la banlieue d’Alger, craignant pour sa vie et pour celle de ses enfants, la peur au ventre d’être découverte par l’armée coloniale. L’histoire s’arrête ici. Le viol colonial n’a pas sa place dans le récit transmis. Nos femmes serrent toujours les dents et les poings lorsqu’elles se racontent parce que leur vie est une longue histoire traumatique. Le silence qui se construit à partir de ces traumas se transmet de génération en génération. Les femmes de ma famille sont fortes mais silencieuses. Elles tracent une frontière de la parole au-delà de laquelle elle situe l’impensable à dire. Elles s’immobilisent dans le passé et s’anéantissent dans le présent. Elles sont hors lieu. Hors du lieu qu’elles habitent. Elles créent un espace dedans le dehors. Des temporalités confondues. Je suis captive de leurs paradoxes mais j’hérite de cette fièvre d’une vie qui ne renonce à rien. Alors, d’elles à moi, je tente de dénouer les éléments du deuil. Le deuil d’être séparée d’elles par la terre que je ne frôle plus. Loin, leur feu en moi est vivant et me bouleverse à chaque instant. Je me regarde à travers elles qui me regardent lutter, radicale, pour gagner mon droit à exister. Exister à travers un état de corps qui se meut dans l’extension du domaine colonial. C’est elles qui m’ont livré le chemin de la lutte tracé de leurs sacrifices et de leurs audaces. Silencieuses mais combatives.

1  « Lionne » en kabyle. 2  Voleuses de feu. 3 Martyrs. 4  Qui suis-je en dehors de vous. 5  « De vous. À vous. Avec vous. »

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Mes voleuses de Feu 2

Mes ancêtres lionnes, canines et griffes aiguisées, voix au timbre Amazigh, perles de douleurs clouées au cou, aux poignets. De mes doigts je trace le chemin de la fuite qui parcourt vos corps, qui m’apprends à courir, Tamazight sous la langue. Armée. Soyez le double de mon regard, de ma voix, de mes incendies. Parlez-moi la langue de la rage, du feu, de l’insomnie. Je viens à vous razziée par la progression de l’Autre qui m’humilie. Les crânes de nos ancêtres ne reposeront jamais en paix. Des grottes du Dahra me parviennent les cris enfumés. Chants ininterrompues de râles. 3

Je suis Vous. De vous. À vous. 4

Condamnée. Debout. Prête à bondir. 5

jamais Je dis à Amazigh le feu qui habite ces femmes chères à mon cœur. Je lui raconte en usant de mots choisis la lutte pour leur survie en terre colonisée. Ici et là, il répète des mots en kabyle et les syllabes se détachent de sa bouche comme une prière. Tu veux tout savoir, tout


ENTRE NO(U)S AUTRES comprendre des raisons de mon arrivée en France. Tu me questionnes sur mes premières années ici. Tu remues mille et un souvenirs. Une immense douleur. Mes réponses ne sont pas des cadeaux. Je ne te prépare pas à aimer la France. Je t’enseigne comment l’affronter. Avec toi et pour toi je recule la frontière du silence tracée par mes ancêtrEs. J’ai tant à te dire d’elles et de moi. Et j’écris dans la langue de l’autre, à travers ces voix qui m’assiègent1, ce que je te transmets en kabyle, langue de mes tripes, de mes doutes, de mes convictions, de mes pleurs et de mon amour. Autre paradoxe de l’exil. En attendant, je résiste Neuf mètres carrés en Résidence Universitaire. Logement insalubre. Frigo vide. Poubelles. Service des visas. Préfecture. Contrôle au faciès. Travail non déclaré. Heures impayées. Je suis virée. Professeure de littératures comparées raciste. « Mademoiselle vous manquez de méthodologie… En Algérie, on ne vous parle pas des dinosaures… J’ai lu dans Marianne que… ». Rêve de thèse brisé. Titre de séjour étudiant expiré. Pas de nouvelle inscription. Manifestation du Comité des Sans-Papiers. Deux masters. Travail de serveuse. Les prud’hommes ? Deux fois. Contrôle au faciès. Préfecture. Gestion coloniale. Un voisin a péri en mer, il rejoignait les côtes espagnoles en 2 . Ma mère effondrée. Lamia prends ta valise3 ! Contrôle au faciès. Un tel est mort. Silence au bout du fil. Je suis effondrée. Frigo vide. Poubelles. Manifestation du Comité des Sans-Papiers. Une telle est décédée. Pleurs. Actualités : clés d’étranglement. Hijab arraché. Plaquage ventral. Ma valise! Belle famille raciste. Belle famille de gauche bien comme il faut. Grand-père soldat en Algérie. Grand frère anarchiste, sexiste. Je refuse d’obtempérer. Du couscous pour mon anniversaire. Mise en concurrence raciale entre les belles-filles. Sushis pour son anniversaire. Belle famille raciste. Contrôle au faciès. Tu n’es qu’une pauvre indigène. Perte de mon travail. Épicerie solidaire. Gestion coloniale. Skinhead au bout de ma rue. Agression. Plainte sans suite. En cloque. Mes dents cariées. Les mains de ma belle-mère sur mon ventre. Hurlements. Violences obstétricales. Syndrome méditerranéen. Traumas d’accouchement. Logement insalubre. RSA. Belle famille raciste absente. Allaitement. « Tu es une vache laitière ». Belle Famille raciste. Actualités: Interdiction du port de la burka dans l’espace public. Interdiction du burkini. Contrôle du corps des femmes non-blanches. « Tu n’es qu’une vache laitière ». Contrôle au faciès. Amazigh Islem. Yeux bleus

à la naissance. Focalisation sur les yeux. Belle famille raciste. Clash. Rupture. Définitive. Les yeux d’Amazigh Islem deviennent marrons. Il porte mon nom. Ouf ! École en REP +. Islamophobie en Conseil d’école. Déni. Silenciation. Reconduction de la violence. Contrôle des enfants non-blancs. Institution raciste. Le combat continu Parler kabyle à Amazigh dans l’Institution scolaire est pour moi un acte de résistance surtout lorsque celle-ci dénie le bilinguisme à nos enfants, ou en fait un problème en repérant des pseudos difficultés de langage nécessitant prise en charge dès la maternelle. Dans l’école de mon fils, tous les enfants non-blancs ont été dirigés vers un orthophoniste à leur entrée au CP. Une pratique systématique. L’institutrice d’Amazigh a exigé de lui de se mettre un doigt sur la langue pour en faire sortir correctement le son [k] et m’a conseillé, sourire aux lèvres, en articulant fortement afin que je comprenne, de vite consulter avant que cela ne s’enracine. On était au mois d’octobre. Et le reste du temps, cette même institutrice explique le principe de la violence symbolique aux parents pauvres de l’école, s’émouvant de l’impact dévastateur que cela pourrait avoir sur les enfants tout en enjoignant les parents à la bienveillance permanente. Avant cela, à la crèche, les puéricultrices avaient suggéré un retard de langage parce que Amazigh devait se sentir « perdu entre deux langues ». Je résiste. Je tiens tête. J’impose. Mais le soir, en rentrant chez moi, je suis épuisée de me battre et déployer toute cette énergie me coûte et fragilise ma santé mentale. Et puis, comment ne pas percevoir dans ce rappel à l’ordre linguistique un autre rappel, celui d’une dette à payer pour pouvoir jouir d’une identité disqualifiée, dépréciée, marginalisée, exclue et jugée dangereuse. Tant de brutalité raciste nous marque tous les deux de la même violence, lui, né français, et moi qui traîne un titre de séjour au fond de mon portefeuille. Droit au retour C’est une jolie petite place au cœur du quartier où j’habite. Un groupe de chibanis s’y retrouve quotidiennement. Habillés de leurs costumes usés et datés, cérémonieusement, ils discutent dans une langue qu’ils fabriquent par hésitation, oscillant entre le français et la derdja, un va et vient incessant et troublant de mélancolie. Je les observe sans oser les interrompre et une peine immense accompagne ce moment d’absence à

1  En référence au livre d’Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, Paris, Albin Michel, 1999. 2  Embarcation de fortune qui assure la traversée de la Méditerranée à celleux qui brûlent les frontières. 3  Clin d’œil à la pièce de théâtre de Kateb Yacine « Mohamed prend ta valise ».

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Illustration : Lamia Aït Amara

moi-même. Comme moi, je sais qu’ils ont rêvé du retour au pays, qu’ils y ont cru de toutes leurs forces durant de longues années, qu’ils ont compté sans discontinuer leurs maigres économies que ne permettait presque pas leur vie de menfi1, une vie d’ouvriers surexploités. Je les observe et je me vois à leur place. Exilée. C’est-à-dire dans cette durée intermédiaire entre un passé aboli et un avenir qui ne vient pas. Une transition interdite. Un passage impossible, figé, anesthésié. Je sais que le fantasme du retour ne se réalisera pas et comme eux, je me retrouverai un jour sur un banc pour oublier de parler ma langue. Jaḥeɣ bezzaf d-amezyan Ulac w’ayḍebren felli Di-lɣerva arwiɣ lemhan D-agujil mebla lwali Krahniyi medden irkulli 1 Exilé. 2  Akli Yahiatene, Jahagh, extrait de l’album Tamurt-iw tamurt idurar.

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Ulac win mi xedmeɣ eccar Qarnass da baranni, yussad akkin silebḥar Nek umnaɣ lasliw d’aqbayli, anef ilεebd agma ad yehder2 Exilé depuis mon plus jeune âge Nul pour me conseiller De pays en pays, j’ai beaucoup enduré Comme un orphelin sans guidance Le monde entier me hait Je n’ai pourtant fait de mal à personne Ils m’appellent l’étranger, celui qui arrive par-delà la mer Mes racines kabyles sont ma seule vérité, frère laisse l’Autre médire à sa guise.


ENTRE NO(U)S AUTRES

Un outil pédagogique de gestion transformatrice des violences RIDDIM MAL KASSÉ intracommunautaires

J

e suis un artiste-auteur afrocaribéen, non binaire, de la classe moyenne. Je suis l’enfant d’une famille dominicaise et d’une famille française. J’ai grandi entre les Yvelines, Watikubuli, New York et l’Ouest de la France. En rédigeant cet article, j’ai un but précis : transmettre les outils qui m’ont été partagé lors de la formation Working on Our Power1 et ouvrir une conversation sur les violences intra-communautaire en France en développant des outils adaptés aux besoins et limites des personnes noires, queer, trans et non binaires en France. Prenez ce qui résonne en vous et laissez le reste.

Maya Mihindou est une artiste-auteure autodidacte née au Gabon en 1984. Elle pratique l’illustration, le dessin, la photographie et la vidéo. Elle vit et travaille à Paris et contribue, depuis 2014, à l’écriture d’articles et à la réalisation de portraits, reportages et entretiens pour la revue Ballast. Elle documente également le travail d’autres artistes, en photo comme en vidéo, et n’aspire qu’à multiplier les approwwches et les rencontres. Si vous avez des retours constructifs à faire, n’hésitez pas à me contacter par mail : riddimmalkasse@gmail. com. Si vous souhaitez partager ce travail, vous pouvez me créditer : Riddim Mal Kassé. Si vous êtes dans une situation d’isolement, vous pouvez contacter le collectif Perspectives par mail : collectifperspective@gmail.com2. Lexique Intersectionnalité : C’est un outil que la chercheure féministe noire-américaine Kimberley Crenshaw élabore en 1989 dans un article du Forum Juridique de l’Université de Chicago intitulé « Demarginalizing the

Intersection of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics ». Utilisé pour penser comment les différentes oppressions systémiques impactent nos vies en même temps (race, classe, genre, etc), c’est à la fois une théorie, une boîte à outil et une approche du pouvoir qui émane de nos expériences quotidiennes et de réseaux de solidarités. Justice transformatrice : Une approche communautaire et organisationnelle de la responsabilisation et de la justice, qui résiste aux réponses qui se concentrent sur la punition de l’individu. Elle envisage les crimes du point de vue des systèmes et des dynamiques, qui causent et perpétuent la violence. Cette méthode identifie les violences causées par les systèmes de justice restauratrice et punitive. Elle reconnaît que ces violences impactent les communautés noires, autochtones, migrantes, populaires, pauvres, handi et racisées, de manière disproportionnée. C’est un processus d’exploration, d’apprentissage et d’adaptation collective pour transformer les comportements, les attitudes et les points de vue qui sont agressifs et nocifs. Le conflit y est envisagé comme une opportunité de transformation et d’incorporation d’outils nécessaires pour gérer les conflits intracommunautaires. Violences : par ce terme, j’entends les violences interpersonnelles qui s’inscrivent dans le continuum des violences systémiques : violences domestiques au sein d’une relation, avec des ex-partenaires, dans le mariage. Cela inclut également les violences intrafamiliales entre partenaires, avec les enfants, les parents, les petits-enfants, les grands-parents et d’autres membres de la famille ou proches. Ensuite, il y a la violence sexuelle : les attitudes sexuelles non consenties, attouchements, aggressions

1  Un programme de formation au leadership transformatif pour personnes trans, non binaires, et femmes cis de couleur : https://www. workingonourpower.org/ 2  Dédié à l’orientation en soutien psychologique et social, l’information, sensibilisation en santé mentale et discriminations, répondant aux centaines de demandes qui continuent d’affluer, émanant de particulier·es et d’organisations. En 2021, le collectif se consacre principalement à la création de groupes d’entraide mutuelle par et pour différents groupes de personnes noires, afrodescendantes, vivant avec des conditions psychologiques fragilisées, des troubles psychiques, et pour les femmes victimes et survivantes de violences patriarcales. Ainsi que la création de différents ateliers et actions d’autodéfense. Les activités et actions peuvent être conduites de manière autonome, en prenant part à des initiatives déjà existantes et ou en collaborant avec d’autres collectifs, associations et autres structures.

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ENTRE NO(U)S AUTRES sexuelles, viol, harcèlements sexuel, pédophilie, inceste. Puis les violences sur les enfants : négligence, agressions émotionnelles, physiques ou sexuelles. Toutes formes d’activité sexuelle entre un enfant et un adulte est considérée comme une agression et un abus de pouvoir. Les violences qui prennent place dans les écoles, sur le lieu de travail, dans les organisations militantes, dans les quartiers. Contexte systémique : choisir entre la liberté et la sécurité ? Kai Cheng Thom1 écrit : une meilleure justice est une justice qui n’appréhende pas la violence seulement à travers le point de vue de celleux qui la perpétuent et de celleux qui y survivent. C’est une justice qui prend en compte la responsabilité de la communauté et sa culpabilité.

Je vis le futur d’un passé construit sur la suprématie blanche, le génocide, le travail forcé et l’écocide des communautés noires. Ce futur s’enracine dans le pillage, la pollution des terres sur le continent africain ainsi que dans les Caraïbes, et les tentatives d’effacement de nos mémoires Marronnes. Vivre dans cette société « libre et sécurisée » est l’objectif que le système dominant exige que j’atteigne à coup de lois et de règlements racistes, classistes et transphobes. À défaut de pouvoir faire appel à des statistiques précises sur les violences racistes2 que nous vivons au quotidien ; je n’ai pas besoin de la validation « bienveillante » d’un Alexandre fraîchement implanté dans la ville de Saint-Denis pour savoir que ce que je vis depuis que j’ai posé les pieds sur ce territoire n’est pas « un cas isolé » ou « une bavure » mais bien l’essence même du système construit avec la sueur et le sang de nos ancêtres. Le « vivre ensemble » est une illusion formulée par les classes possédantes pour diviser et contrôler les classes qui travaillent, dites « laborieuses3 ». L’agression négrophobe d’un salarié du restaurant Brasco à Cergy par un Algérien le 31 mai 2021 n’est donc pas anecdotique. Elle est symptomatique du positionnement des populations noires dans les oppressions systémiques

en France. C’est la raison pour laquelle, dans toute situation de violence intra-communautaire, il est nécessaire d’utiliser l’intersectionnalité comme outil d’identification des tensions et rapports de force en présence pour élaborer les actions les plus adaptées à chacun des cas que nous sommes amené.e.s à gérer dans la vie quotidienne. Le 17 mai dernier sortait le premier rapport trimestriel des violences faites aux personnes trans4. Le collectif FemmeTransGang y recense alors 1968 violences transphobes sur le premier trimestre de 2021. 38 personnes se sont fait expulser de leur foyer familial. 3 personnes se sont fait licencier. Les lieux où ces personnes vivent ces violences sont nombreux. Trois types d’espaces en particulier ont retenu mon attention: l’espace public, le lieu de travail et chez soi. 90 % des agressions commises dans un lieu public l’ont été par des inconnu·e·s et 31 % des agressions ont été commises par des membres de la famille. Le fait que le lieu d’habitation soit un espace de violence aussi commun que l’espace public illustre les rapports de force que nous traversons au quotidien. Ces oppressions systémiques dans lesquelles vivent les personnes noires, trans et non binaires augmentent les risques de marginalisation et d’isolement. C’est la raison pour laquelle la création de structures de gestion des violences intracommunautaires Par et Pour nous est essentielle dans la lutte pour la libération de TOUS les peuples noirs, et pas seulement pour les Panafricains qui ont fait leurs études à la Sorbonne. Le « dilemme » porté par les institutions étatiques consisterait donc – comme en atteste la loi Sécurité globale passée dans le droit commun en mai 2021 – à devoir choisir entre : (1) Risquer une augmentation du taux de criminalité (et donc de « l’Insécurité ») si l’État coupait le budget de la police et des prisons, et augmentait le budget des réseaux de solidarité de proximité (professionnels de santé, travailleur-se-s sociaux, éducateur-trices, etc). (2) Garantir la sécurité de tous·tes (lire : les personnes blanches cisgenres hétérosexuelles valides issues de classes aisées) en augmentant le budget de la police, de la gendarmerie et de l’administration pénitentiaire5.

1  Kai Cheng Thom est une travailleuse sociale, écrivaine et performeuse résidant en territoire autochtone au Canada. Sur son compte instagram @kaichengthom, elle publie régulièrement des cartographies utiles dans la gestion de violences intracommunautaires. Elle est l’autrice de Fierces Femmes and Notorious Liars: a Dangerous Trans Girl’s Confabulous Memoir (2017). 2  Le Conseil Constitutionnel a interdit « l’élaboration de statistiques ethniques » depuis le 15 novembre 2007. 3  Derkaoui, Framont, 2021, La Guerre des Mots. 4  Le rapport est sorti le 17 mai 2021 pour la journée de lutte contre la transphobie. Les chiffres émanent d’un questionnaire rempli par 343 personnes sur le premier trimestre de 2021. Les répondant.e.s sont des Femmes trans (120), des personnes transmasculines et des hommes trans (environ 83) et des personnes transféminines (environ 38). Environ 240 répondant.e.s ont entre 18 et 30 ans. Une dizaine ont entre 46 et 60 ans. Une trentaine ont entre 31 et 45 ans et environ 70 ont entre 0 et 17 ans. Ce questionnaire a été diffusé sur les réseaux sociaux. 5  L’Assemblée a voté en octobre 2020 l’augmentation des crédits pour la police de 1,58 %, soit 11,14 milliards d’euros, et ceux de la gendarmerie de 0,45%, soit 9 milliards d’euros. De plus, l’inflation des mesures pénales favorisant l’incarcération provoque une

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Illustration : Maya Mihindou AssiégéEs • septembre 2021

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ENTRE NO(U)S AUTRES Dans la continuité des réflexions abolitionnistes engagées au sein du collectif Afroféministe Mwasi, je pars du constat que le système judiciaire français n’est mû ni par un souci de nous protéger, ni par une démarche d’aide ou de réinsertion des personnes marginalisées, mais bien par une volonté de protéger les criminels issus du système dominant afin de maintenir le système capitaliste colonial en place1. Pourquoi réformer quand on peut transformer ? Introduction aux outils de justice transformatrice Dans ce contexte où nous ne pouvons pas appeler la police pour nous protéger, il apparaît nécessaire de participer à la construction d’outils de gestion des violences intra-communautaires par et pour les personnes Noires, Autochtones, Queer, Trans, Non Binaire, en contexte francophone. La démarche qui me semble la plus viable et la plus ancrée dans nos héritages de résistance est celle que l’on retrouve dans la Justice Transformatrice. Mon positionnement étant abolitionniste, j’ai choisi de transmettre des outils de Transformation plutôt que de Restauration ou de Réparation pour une raison précise : ces deux méthodes sont des réformes de la Justice Punitive. Un des principaux outils de ces méthodes est la médiation entre les personnes victimes et agresseuses de manière indirecte ou directe. Ce modèle ont été remises en question dans les organisations de solidarité pour leur intégration progressive dans le système carcéral. Elles se concentrent sur les individus au lieu de s’emparer d’aspect systémique de ces violences. Elles mettent sur un pied d’égalité imaginaire les personnes victimes et agresseuses et ne priorisent pas suffisamment les besoins et l’autonomie des personnes victimes. La raison étant que ces méthodes priorisent la restauration de la communauté et pas la prise en charge des victimes. Mariame Kaba2 écrit alors : Les processus de Responsabilisation Communautaire (rc) n’effacent pas les violences. Au mieux, ils réduisent l’impact de ces violences et incitent les gens à avancer dans leurs guérisons.. Il n’y a rien de « doux » ou de « facile ». Les processus de Responsabilisation Communautaire (rc) mettent tout le monde à

l’épreuve et peuvent être le travail émotionnel et physique le plus difficile à entreprendre. Guérir nécessite une reconnaissance qu’il y a des blessures. Guérir nécessite que les personnes engagées dans le conflit le souhaite activement guérir.

À présent, si cette démarche vous parle, je vous propose, dans la page suivante, de commencer à élaborer, avec six camarades, votre propre définition de ce que peut être une gestion de conflits transformatrice, avec un petit exercice de mise en pratique. Consigne (1) La justice transformatrice est un processus collectif. Formez un groupe de 7 personnes minimum. Si vous êtes moins de 7, une personne aura la charge de plusieurs missions à la fois. (2) Prenez de quoi noter. Choisissez un·e ou deux facilitateur.trice pour l’exercice qui a la responsabilité du respect du cadre et de la prise de parole. (3) Choisissez, ensemble, un cas d’étude (un conflit que vous ou un.e proche avez traversé)* – rédigez-le ensemble. (4) Établissez les limites et les besoins émotionnels et physiques de chacun.e dans l’espace de parole. (5) Sur une feuille, lister toutes les informations (insignifiantes ou non) de ce conflit**. (6) Partagez votre réponse à la question suivante : Comment agis-tu et te sens-tu quand tu es en conflit ? (7) Répartissez-vous en six groupes ; un groupe = un point d’ancrage. Pour savoir quelle est la priorité de votre groupe, reportez-vous aux points d’ancrage ci-dessous. Si vous êtes 6, chaque personne se spécialise dans un point d’ancrage. * Vous allez discuter des détails de ce conflit pendant la prochaine heure : il est donc préférable, pour cette fois, de choisir un conflit déjà traité et avec le consentement éclairé de chacun.e des participant.e.s. ** Vous pouvez rajouter des informations au fur et à mesure de cet exercice.

augmentation du taux d’occupation des établissements pénitentiaires (138 % en maison d’arrêt) qui, tel un cercle vicieux bien orchestré, justifie l’augmentation du budget de l’administration pénitentiaire qui s’élève en 2021 à 3,3 milliards d’euros. 1  Le 1er octobre 2014, Christiane Taubira a présenté le projet de budget de la Justice pour 2015, en hausse globale de 2,3 % pour « soutenir et accompagner les personnels de justice, améliorer l’accès à la justice et créer des emplois ». 2  Mariame Kaba est une travailleuse sociale et écrivaine noire-américaine d’origines guinéenne et ivoirienne. Elle travaille pour l’abolition du système carcéral aux États-Unis. Son dernier ouvrage We Do This ‘Til We Free Us: Abolitionist Organizing and Transforming Justice est publié en 2021 aux éditions Haymarket Books.

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ENTRE NO(U)S AUTRES Points d’ancrage Groupe 1. Responsabilisation : la priorité de ce point d’ancrage est de créer les conditions relationnelles, intellectuelles, émotionnelles, matérielles et spirituelles pour que les personnes puissent développer leur capacité à prendre responsabilité pour leurs choix et leurs conséquences. Le groupe doit (1) faire en sorte que les violences cessent en mettant l’agresseur.se hors d’état de nuir / en protégeant les victimes (2) écouter les personnes impactées (3) établir des réparations matérielles, émotionnelles correspondantes aux besoins des personnes victimes (4) la présentation d’excuse et la reconnaissance des faits de la part de l’agresseur.se (5) identifier les racines de ce comportement violent – sans s’en servir comme justification de ladite violence. Groupe 2. Sécurité : la priorité de ce point d’ancrage est la sécurisation individuelle, communautaire et sociétale. Le groupe doit prioriser (1) l’apport de soutien et (2) la prise de responsabilité (3) la création d’espace pour gérer nos émotions (4) s’assurer de l’accessibilité à des ressources économiques et pratiques et (5) identifier le silence des personnes victimes et les mensonges des personnes agresseuses à partir de l’analyse des rapport de force en présence Groupe 3. Résilience : la priorité de ce point d’ancrage est de s’assurer que la réponse proposée est holistique; que tous les aspects de la violence sont pris en charge. Concrètement, le groupe est donc chargé de mettre les personnes victimes en contact avec des avocat.e.s, des professionnel.le.s de santé, des travailleur.se.s sociaux-les etc. Groupe 4. Durabilité : la priorité de ce point d’ancrage est d’apporter de la transparence sur la faisabilité du processus, les limites de l’intervention. Ce groupe doit construire les conditions nécessaires au travail de transformation de notre environnement : mettre en place des actions communautaire de gestion des certains types de violences (pédophilie, transphobie, misogynie, validisme, homophobie...etc). Il s’agit de rendre accessible aux individus et à la collectivité des processus de réparation qui permettront ensuite une remise en cause plus aisée des abus de pouvoir ainsi que de construire des relations stratégiques et des alliances ponctuelles avec des membres clés de nos communautés. Groupe 5. Action Collective : la priorité de ce point d’ancrage est de mettre en place des actions collectives pour rassembler toutes les victimes des agresseur.se.s afin de rompre le cycle d’isolement profond que la violence créée. Ce groupe doit aussi s’assurer que la prise de risque, les alliances et les réflexions bénéficient au groupe entier.

Groupe 6. Intersections : La priorité de ce point d’ancrage est de remettre en cause les normes socioculturelles qui tolèrent l’abus de pouvoir et les oppressions systémiques sans jamais utiliser les oppressions comme seul outil pour forcer la prise de responsabilité. Il s’agit d’identifier en détail où se positionne les victimes et les agresseurs dans les rapports de force systémiques. Ce point d’ancrage est utile dans une situation où une personne utilise les oppressions qu’elle a vécu par le passé pour justifier ses comportements violents dans le présent. Avoir vécu des violences n’est pas une excuse pour les reproduire sur quelqu’un d’autre. (8) Chaque groupe peut maintenant lire le cas d’étude et prendre le temps d’en discuter (9) Vous pouvez maintenant répondre à la première série de questions tout en gardant en tête l’objectif du groupe dans lequel vous vous trouvez : La demande, les objectifs, les priorités a. Qu’est-ce qui est demandé ? b. Quel pourrait être le but de votre réponse à cette demande ? c. Quelles sont les priorités ? (Exemple : Y a-t-il un danger immédiat ? Comment la personne qui a survécu peut être remise au centre de cette discussion ? Souhaitezvous punir, réparer ou transformer la situation ?) 10) Une fois que vous avez déterminé les réponses aux questions ci-dessus, vous pouvez passer à la deuxième série de questions (toujours selon l’objectif du groupe dans lequel vous vous trouvez). Analyse des rôles des personnes du cas d’étude a. Qui est engagé dans ce conflit (Qui peut aider ? Qui pourrait ne pas être un soutien, ou être hostile ?). Exemple : dans le cas où une personne vous signale avoir été violée une autre; Les espaces de parole ne peuvent pas être gérer par un ami proche de la personne qui a commis ce crime. Il s’agit d’identifier le niveau de responsabilité de tous les membres de la communauté. b. Quels sont les différents rôles que votre groupe pourrait prendre en charge ? c. Quelles sont les ressources que vous pouvez activer dans vos communautés ? (exemple : des associations, collectifs compétent.e.s dans le domaine traité) 11) Maintenant que vous avez répondu aux deux premières séries de questions, vous pouvez passer à la troisième série :

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ENTRE NO(U)S AUTRES Le processus : Réfléchir au processus de votre groupe ainsi que le processus de la gestion que vous allez proposer a. Comment allez-vous vous préparer pour demander à la personne qui est à l’origine du danger/des violences de s’engager dans le processus de responsabilisation ? b. Que faites-vous s’iel refuse ? À quoi ressemblera alors votre gestion ? c. Quelles actions doivent être effectuées en premier ? d. Comment ces violences/ce danger a-t-il d’abord été normalisé dans votre environnement ? 12) Une fois la troisième partie terminée, vous pouvez continuer avec la quatrième et dernière série de questions : a. Quelles sont les questions importantes à se poser ? b. Où avez-vous besoin de faire plus de recherches ? c. De quoi avons-nous besoin que nous n’ayons pas déjà ? De quoi avons-nous besoin pour mieux gérer ces situations ? ( exemple : réseaux de professionnels de santé, compétences juridiques ...etc tout ce qui pourrait éviter d’avoir à faire appel à la police) d. Quels sont les obstacles de votre plan et de vos idées ? e. Quelle pourrait-être la réaction des individus et des communautés concernées ? f. Comment pouvez-vous vous organiser de manière responsable et proactive pour les gérer ? g. Comment, chacune des personnes concernées, sontelles prises en charge ? h. En particulier, comment les personnes qui ont survécu au danger et à la violence sont-elles prises en charge et soutenues ? 13) Comparer/partager

Conclusion Dans ce contexte répressif, il est primordial de développer des stratégies collectives de gestion de violences intracommunautaires. Il est temps de sortir des faux dilemmes entre sécurité et liberté. Le système judiciaire français actuel est une émanation directe de la Police coloniale1. Rappelons que, la seule raison pour laquelle les États d’Urgence sont supprimés c’est quand les mesures prises entrent dans le droit commun2. Rappelons que nous vivons tous·tes dans ce système. Le processus de responsabilisation passe pour de l’isolement pour une personne qui vit dans un environnement qui lui a permis de s’en sortir sans prendre ses responsabilités face à ses comportements violents pendant trop longtemps. Ce n’est pas la «cancel culture», c’est la culture de se réemparer de son pouvoir. Nous sommes nombreuxses à utiliser une approche restoratrice de la justice. Néanmoins, cela nécessite que la personne qui a commis ces violences le reconnaisse. Cela nécessite aussi un engagement à réparer ses torts et à prendre ses responsabilités. Souvent, une personne est isolée lorsqu’elle refuse de prendre part à ce processus transformateur de manière engagée3.

Il faut se détacher de cette construction binaire de la société autour du bien et du mal. La justice ne sera pas rendue tant que nous continuons à garder le silence face aux comportements violents des personnes de nos communautés sous prétexte qu’elles aussi vivent des oppressions systémiques. Le silence ne nous protège pas et la vérité doit être dite, au risque qu’elle ne soit pas comprise. Il s’agit ici de créer nos propres temporalités, d’imaginer un monde sans Prison, ni Police tout en s’organisant activement dans nos réalités matérielles actuelles.

Maintenant que vous avez répondu aux quatre séries de questions, les groupes peuvent se rassembler et partager les réponses apportées à chaque question. 14) Nomme au moins un de tes compétences que tu apprends à maîtriser à travers cet exercice. Cela permet à chacun.e des personnes participant au processus d’identifier les compétences qu’iels souhaitent approfondir et celles qu’iels souhaitent transmettre aux autres. 1  L’État d’urgence est une mesure créée au début de la révolution algérienne pour écraser la révolution en avril 1955 et utilisée trois fois. L’État a légalisé rétroactivement tout ce qui avait été fait en terme de torture, de couvre feu et de perquisition. Ce sont des mesures « d’urgence » hyper ciblées qui ont autorisées les milliers de perquisitions dans des foyers musulmans et des assignations à résidence depuis 2015. 2  Par exemple, la loi silt (sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme) a repris 80 % des mesures de l’eu et les a incluses dans le droit commun. 3  Citation de @nowhitesavior (une organisation communautaire éducative basée à Kampala).

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Sonjé…

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Aïcha 9andicha REESE CHNIBER

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e rappelles-tu de cette étrange sensation que tu avais l’habitude d’avoir, juste après que les lumières soient toutes éteintes alors que tu ne dormais pas encore ? Et tu savais, parce que tout le monde te le répétait sans cesse, que tu ne devais pas avoir peur du noir, mais tu ne pouvais t’empêcher de sentir qu’il y avait quelque chose dans ta chambre, quelque chose qui se cachait, se rapprochant petit à petit de toi, à chaque fois que tu clignais des yeux... ? Et bien sûr, tu faisais de ton mieux pour garder les yeux ouverts et tu aurais vraiment aimé pouvoir continuer à le faire mais tu savais bien que tes yeux allaient, tôt ou tard, se fermer, et c’est à ce moment précis que tu sentais son souffle sur ta peau et que tu avais beaucoup trop peur de rouvrir les yeux ?

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CULTURE

Le machin-chose-qui-fait-peur-dans-le-noir de mon enfance n’était rien d’autre que la terrible « Aïcha 9andicha ». Je l’imaginais comme une sorte de sorcièredémon-monstre. Je n’étais pas vraiment sûr·e de savoir ce à quoi elle ressemblait vraiment mais mon imagination, plutôt féconde, faisait en sorte qu’elle soit particulièrement effrayante. Mon cas n’était pas isolé. La plupart des adultes faisant office de figures parentales, éducateurices et ailleul·e·s au Maroc utilisent la peur de « Aïcha 9andicha » pour contraindre les enfants à faire toute sorte de choses, l’élevant ainsi au rang de monstre national : « Fais ça ou elle s’en prendra à toi, au moment où tu t’y attendras le moins, dans le noir ! » Qu’ielles disent. J’ai particulièrement redouté chaque fois qu’il fallait éteindre moi-même la lumière et revenir à mon lit. Je savais qu’Aïcha était là, qu’elle me suivait ... Je pouvais sentir son souffle sur ma nuque ... Je savais qu’elle me dévorerait tout·e cru·e si elle pouvait voir à quel point j’avais peur. Alors, je devais prétendre que je n’avais pas peur du tout, dessiner un sourire sur mes lèvres, cacher une larme, faire semblant de danser pour atteindre mon lit plus vite ou me retourner brusquement sur mon trajet, pour la faire s’éloigner un peu de moi... et lorsqu’enfin j’arrivais à mon lit, je me glissais promptement dedans, me cachant le visage sous la couverture, de manière à ne pas la voir s’approcher, de manière à ce qu’elle ne puisse pas me voir m’endormir, ou du moins c’est ce que je pensais…

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Des années plus tard, je partageais une bouteille de rouge avec un ami d’enfance qui me racontait l’histoire de le femme amazigh légendaire qui avait combattu et vaincu les colons portugais, au Maroc, il y a quelques siècles. C’était la premiere fois de ma vie que j’entendais une histoire de femme marocaine empouvoirante et j’étais vraiment très enthousiaste ! « Mais tu la connais ! » S’exclama mon ami en me questionnant du regard. « Je ne crois pas ... » Dis-je en hochant la tête. L’indice suivant, accompagné du sourire malicieux de mon ami qui avait l’air de se délecter de la situation, ne se fit pas attendre : « Allez Reese, on la connaît tous ! » Je n’avais toujours aucune idée de ce dont il me parlait … « Bon, » dit-il lascivement, « elle est aussi connue sous le nom de Aïcha 9andicha ! » « Quoi ? Mais… Attends ! »


ALIÉNATION DE LIGN(É)ES

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RÉDACTION

CONTRIBUTIONS

DIRECTION DE PUBLICATION

ARTICLES

Fania Noël

Lamia Aït Amara

RÉDACTION EN CHEF

Alias Malek Cheikh Reese Chniber

Malek Cheikh

CONCEPTION GRAPHIQUE

Larissa Clement Belhacel Gerty Dambury Sara Isabel Jeyavishni Francis Jeyaratnam Karim, Manel, Houyem

Isis Labeau-Caberia Nesma Merhoum

Riddim Mal Kassé MMTK Aroun Mariadas Savarimouttou

CORRECTION ET RELECTURE

Laurence Meyer Ghiwa Sayegh Lau Rallin-Nollet

Zohra Ab Émy Masami Laurence Meyer Ghiwa Sayegh Kenza T.

RÉSEAUX SOCIAUX Marguerite Vil

ILLUSTRATIONS & BD Lamia Aït Amara Zohra Chaabi Reese Chniber Douceur Erajh Fedra Guttiérez Zohra Khaldoun Maya Mihindou MMTK Oyaomi Lau Rallin-Nollet Zas Ieluhee

assiégé-e-s.com info@assiegé-e-s.com @assiegees


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« PARCE QUE NOS INTÉRÊTS POLITIQUES SONT ÉCLATÉS, DISPERSÉS, PASSÉS SOUS SILENCE, INDÉFENDABLES PAR D’AUTRES GROUPES QUI ONT DÉCIDÉ DE NOUS ÉPUISER ET DE NOUS SILENCIER. PARCE QU’ILS N’ONT PAS DE SOLUTION. PARCE QU’ILS NE SE SENTENT PAS CONCERNÉS. PARCE QU’ILS ADHÈRENT À LA COMPÉTITION DES MINORISÉS. PARCE QU’ILS ONT DES INTÉRÊTS POLITICIENS ET PRÉFÈRENT LE CHANGEMENT DE RÉGIME À LA RÉVOLUTION. PARCE QU’ILS SONT DU BON CÔTÉ DU CAPITALISME. NOS PAROLES LES DÉRANGENT, LES METTENT DANS L’INCONFORT. ILS CHOISISSENT DE NOUS TUER.»

SEM NAGAS, QUEERASSE QUEERASSE, 2017 « CELA PEUT SEMBLER PARADOXAL DE CHERCHER LA LUMIÈRE DANS DES TRAVAUX DONT JE CONTESTE GRANDEMENT LE VOCABULAIRE, LES TERMES ET LES INTERPRÉTATIONS. POURTANT C’EST NOTRE LOT ; ÉPIER LES ÉTINCELLES DANS LES OMBRES DE LA SAISIE MALADROITE, OU PUREMENT DÉVASTATRICE DU RÉEL. »

MICHAËLA DANJÉ, AFROTRANS AFROTRANS, 2021


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