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Jeyavishni Francis Jeyaratnam

National Museum of Eelam

La diaspora tamoule racontée par ses objets quotidiens JEYAVISHNI FRANCIS JEYARATNAM

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Une statuette en plastique made in India, une poignée de terre dans un sachet, un jouet usagé, tels sont les objets qui composent la collection du National Museum of Eelam, ordinaires et sans valeur marchande. Associé à un bref récit, chaque objet raconte une histoire : un adolescent pris dans le labyrinthe administratif du droit d’asile, la rencontre impossible d’un père et son fils séparés par la guerre ou l’expérience d’une intellectuelle confrontée au déclassement social. Par petites touches, se dessine l’histoire d’un peuple arraché à sa terre et dispersé pardelà mers et frontières.

Je suis née à Jaffna au début des années 1980 quand la jeunesse tamoule prenait les armes contre les politiques discriminatoires et les violences perpétrées par l’État sri lankais. Depuis son indépendance en 1948, le jeune État s’était érigé en nation cinghalaise et bouddhiste, excluant du pouvoir les minorités. Alors que la guérilla des Tigres tamouls posait les fondations d’un État indépendant au nord et à l’est, Eelam, je fuyais ma ville et abandonnais ma maison pour rejoindre l’Inde, puis la France. Entre mon départ de Jaffna et mon arrivée à l’aéroport de Roissy, quatre ans s’étaient écoulés. Nous sommes des centaines de milliers à avoir ainsi fui les zones de combat et le climat de terreur. À l’issue du conflit, environ un tiers de la population tamoule vivait à l’étranger. Le National Museum of Eelam explore la mémoire de cette vaste diaspora.

Débuté dans l’espace immatériel d’un réseau social en janvier 2021, ce projet a germé quand je suis retournée dans mon pays natal. Après trente ans d’absence, j’ai retrouvé ma maison et le manguier sous lequel je jouais. Marchant dans les rues alentour, je constatais que nulle trace de mon histoire ne survivait dans ses rues écrasées par le soleil. Le monde auquel on m’avait arrachée enfant n’existait plus. Alors que les ruines de trois décennies de guerre s’effaçaient progressivement, c’est aussi la mémoire de tout un peuple que les autorités sri lankaises s’acharnaient à éliminer. J’ai pris conscience que les réponses que je croyais trouver là-bas se trouvent ici, dans le territoire multiple et évanescent de la diaspora. Loin des rivages de l’Océan Indien, Eelam, le pays tamoul anéanti par l’armée sri lankaise en 2009, continue à vivre dans les banlieues de Toronto, Sydney ou Paris.

Le National Museum of Eelam recueille les fragments de cette histoire éparse et compose un portrait de la diaspora. Collectant objets et récits de vie, j’explore aussi ma propre histoire. Avec son inventaire d’objets photographiés sur fond noir, à la manière de trésors archéologiques ou ethnographiques, le National Museum of Eelam épouse la forme de l’institution muséale, s’en approprie les codes, mais délaisse l’exceptionnel au profit de l’ordinaire. S’il s’agit fréquemment de produits industriels, chaque objet porte néanmoins l’empreinte d’une histoire singulière : traces d’usures, patine du temps, imperfections. Des fragments de vie semblent s’y être agrégés. À cheval entre deux mondes, l’objet témoigne d’un destin tiraillé entre ici et là-bas, d’un va-et-vient entre passé et présent. Accompagné d’un bref récit, il raconte une histoire personnelle.

C’est donc par le prisme de l’individu, du sujet dans sa singularité, que le National Museum présente l’identité collective. La mosaïque d’objets restitue une réalité qui déborde les catégories englobantes de communauté ou de migrants, termes généraux qui réduisent la multiplicité des expériences à une entité homogène, qui assigne des personnes à une identité qui leur est extérieure. Derrière les représentations exotiques, par-delà l’altérité, les images et les courtes narrations témoignent d’expériences subjectives auxquelles chacun peut s’identifier.

Ce projet prend à contre-pied la fonction originelle d’un musée national, institution au service d’un pouvoir cherchant à enraciner son autorité dans un lointain passé, exaltant la pureté et l’authenticité d’un héritage culturel exclusif. Le National Museum of Eelam n’expose pas une tradition millénaire ou les traces d’un passé glorieux, mais la banalité des gestes les plus quotidiens. En ceci, il se démarque des représentations de l’identité tamoule centrées sur la guerre qui dominent dans l’espace public de la diaspora. Délaissant uniformes militaires, cultes des martyrs et drapeaux, il propose un autre imaginaire, nourri de souvenirs, de sensations, de parfums, de

saveurs, de musiques ; des expériences sensibles dans lesquelles une culture s’incarne et vit.

Alors qu’au sein de la diaspora l’attachement à la culture tamoule est indissociable de la perte et de l’arrachement, ce projet donne à voir comment la jeunesse tamoule canadienne, suisse ou française, dépositaires de la mémoire et des traumatismes de ses ainés, affirme et réinvente une identité tamoule en diaspora. En déplaçant le regard dans la sphère de l’intime, ce musée explore la mémoire partagée des différentes générations et rend palpable l’héritage tangible et fécond de ce vaste archipel qu’est la diaspora.

Marche contre l’islamophobie, Paris 2019.

Carte touristique du Sri Lanka Bordeaux Après son mariage en 2017 à Bordeaux, Nathusa décide de faire le voyage dans son pays d’origine, quitté 25 ans plus tôt. Consultant un guide de voyage français, elle constate que sa région et sa ville natale, la deuxième du pays, n’existent pas sur la carte. Matérialisé par une tache blanche, le cœur du pays tamoul est une terra incognita. Après trois décennies de guerre, de discriminations et de persécutions, la présence tamoule sur l’île est symboliquement niée. La province du Nord, occupée par l’armée, est rendue invisible aux touristes étrangers. Sit-in des réfugié·e·s syrien·ne·s, Paris 2020.

Les Gants de Mme Selvaratnam Bobigny Mme Selvaratnam enseignait la littérature près de Trincomalee. Elle a quitté son pays en 1995 alors que les combats s’intensifiaient à l’Est. Réfugiée en France, elle avait dû accepter un travail en dessous de ses qualifications afin de rembourser les dettes contractées pour le voyage et payer le loyer du petit appartement familial dans le 11e arrondissement parisien. Profondément affectée par ce déclassement social, six mois après son arrivée, elle entamait des démarches pour retourner chez elle. Elle est finalement restée en France et vit aujourd’hui dans la banlieue parisienne.

Jouet Mumpf

À cause de la guerre, Kishore a rencontré pour la première son père à l’âge de sept ans. Le seul objet qu’il tenait de lui était un avion en jouet envoyé d’Europe pour son cinquième anniversaire. Bloqué à Jaffna avec sa mère, le garçon rêvait du jour où il pourrait prendre l’avion et vivre avec son père. Des années plus tard, quand il a enfin pu le rejoindre en Suisse, Kishore a compris que l’inconnu qui l’attendait à l’aéroport n’était pas le père dont il avait rêvé. Il a cru lire dans le regard de son père la même déception. Aujourd’hui encore, les deux hommes n’ont pas réussi à effacer les blessures de cette longue absence.

Cassette de musique indienne Pontoise

« Ma chère, lorsque je ne te vois pas, mon cœur vacille comme un cerf-volant », ce doux refrain mélancolique est gravé dans la mémoire d’Anusha. Cette chanson indienne est intimement liée à un souvenir d’enfance. Dès qu’elle en entend les premières notes, elle se revoit sur le chemin de l’école, assise sur le porte bagage de la vieille bicyclette de son grand-père. Elle se souvient de la sensation du vent chaud sur son visage et de la musique de la boutique du mécanicien qui résonnait dans toute la rue. Des années plus tard, Anusha a trouvé la cassette dans une boutique indienne à Paris. Elle aimait écouter cette chanson sur son walkman dans le bus en allant au lycée.

Bande-dessinée venue d’Inde Oldenzaal

La veille du départ, les voisins étaient tous venus dire au revoir à la famille. L’un d’eux avait apporté une bande dessinée pour l’offrir à la fille ainée, Ashvini. Serrant le livre entre ses mains, la petite fille savait qu’elle allait être une nouvelle fois arrachée à un monde familier et projetée dans l’inconnu. À peine deux ans auparavant, elle avait quitté ses grands-parents et sa maison d’enfance. De Jaffna ou de Madras, Ashvini gardait en mémoire une vie familiale ouverte sur le dehors, riche des échanges quotidiens avec les voisins. Arrivée aux Pays-Bas, elle avait été marquée par le silence de l’immeuble et les portes closes à chaque palier.

Certificat de réfugié Creil

Durant son enfance, Priyan s’est rendu à de multiples reprises à l’ofpra*. Parlant mieux le français que ses parents, il les accompagnait et traduisait face aux officiers qui les interrogeaient. À 18 ans, Priyan a obtenu la nationalité française. Les réfugiés seuls étant admis dans le bâtiment, il devait désormais attendre ses parents sur le trottoir. Sous l’œil des vigiles, face à la file des réfugiés patientant à la porte, le jeune homme mesurait la violence de ces règles administratives classant les membres d’une même famille en différentes catégories. *Office français de protection des réfugiés et apatrides

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