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Aroun Mariadas Savarimouttou

Diaspora sud-asiatique : sortir du silence et retrouver le chemin vers nous-mêmes Une rencontre avec Erajh, Lorna & Pulan Devi

AROUN MARIADAS SAVARIMOUTTOU

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En mémoire de Nila Gupta (1975-2021). Nila était une personne queer et trans issue de la diaspora sud-asiatique en Angleterre, un·e militant·e racisé·e, féministe, queer, anti-validiste et anticapitaliste acharné·e, une âme écorchée par les oppressions, aimante et bienveillante. Qu’iel repose en paix.

Je m’appelle Aroun Mariadas Savarimouttou. Mes deux parents sont né·s en Inde. Mon père, en France depuis 1972, y est allé pour faire un mariage arrangé quelques années plus tard. En novembre 1981, quand ma mère arrive en France, mon père la prévient : à partir de maintenant, il ne faut parler qu’en français. La diaspora sud-asiatique est en réalité peu connue, il en va de même en ce qui concerne la pression à l’intégration qui existe en son sein. Faut-il renouer avec ses origines quand le racisme, la honte, l’injonction à l’assimilation effacent des pans entiers de transmission et de mémoire ? Comment soigner ces ruptures et relier les pointillés qui nous séparent de nous-mêmes ? Autant de sujets dont m’ont parlé Erajh, Lorna et Pulan Devi.

Erajh est queer, d’origine sri-lankaise. Il a été adopté. Nous nous sommes rencontrés dans un lieu queer. L’impression d’être les deux seules personnes d’origine sud asiatiques a laissé place à l’amitié ainsi qu’à des collaborations artistiques et militantes. Sa colocataire, Lorna, est d’origine sri-lankaise et mauricienne. Rencontrer des personnes racisées l’aide à se sentir bien et à prendre conscience du racisme qui l’entoure. J’entends parler de Pulan Devi par une amie en commun. Elle me parle des sujets tabous dans sa famille qu’elle aborde dans son podcast « Ni ton hindou ni ton pakpak » et sur sa plateforme numérique « Parlons bien, Parlons Brown ». Depuis les entretiens jusqu’à l’illustration, en passant par l’écriture, les personnes interviewées ont fabriqué le texte avec moi créant ainsi un espace de remise en question, d’expérimentation et de liberté. Ce texte est le produit d’une démarche collaborative, puisqu’iels avaient la possibilité d’être maîtres·sses de leur propre narration.

La transmission, c’est Transmissions im/possibles la transformation de nos traumas en quelque chose de puissant, de positif. Erajh : C’est la connaissance mais c’est aussi ce qui construit mon identité. Ça me fait penser à l’héritage, au patrimoine, capital culturel, économique ou symbolique. En tant que personne adoptée, c’est vraiment un gros sujet. À la fois, il y a ce qui ne m’a pas été transmis et à la fois, j’ai reçu énormément. J’ai reçu beaucoup de transmission d’un capital de classe moyenne blanche ce qui m’a permis plein de choses par exemple le fait de partir faire des études. En même temps, je n’ai pas eu de transmission de ma culture d’origine, de ma langue, de la gastronomie, des rituels, de la spiritualité, de la façon de voir le monde, de le comprendre, d’appréhender le genre, la vie. Maintenant je suis dans une trajectoire de soin où je creuse ces questions, ça me permet de soigner le deuxième type de transmission qui est de l’ordre de l’héritage ou du patrimoine que je n’ai pas eu. Je viens pallier ce manque par la connaissance. Je trouve des chemins de traverse pour pouvoir bénéficier de mon patrimoine culturel. Tout ce que je fais ces derniers temps, le Desi Queer Gang (un collectif d’artistes sud-asiatiques), le SouAG (crée à la suite du premier), le voyage au Sri Lanka, la

Illustration : Douceur Erajh

rencontre avec Salomi, la fréquentation de Thabi... tout ça participe à une trajectoire de soin. Ce processus, c’est la transmission d’exister. En me retrouvant avec une personne sud-asiatique darkskin (à la couleur de peau foncée), je me dis : « Ok, c’est bon, on existe, on est pas invisibles ». Quand je suis avec Elil, par exemple, il y a des bouts de langage qui se transmettent, des façons de penser, de cuisiner et quand je vais au Sri Lanka, des rituels aussi. Il y a de la transmission de vie quoi. Lorna : Pour moi, on se transmet tout le temps des choses, les interactions sont des moments de transmission. On se transmet des savoirs, des envies mais aussi des peurs, des blocages. On se transmet de la curiosité, de l’amour, de la joie ou on peut se transmettre du stress. La transmission c’est les apprentissages et les histoires. Vu que je travaille dans l’enseignement, je pense aussi à la façon dont on peut transmettre de la capacité à s’approprier son environnement, et les enseignements scolaires. De manière plus intime, c’est « comment transmettre les histoires familiales et les souvenirs ? » Dans ma famille, mon père ne voulait pas parler de son

pays, l’Île Maurice. Il interdisait à ma mère de parler du Sri-Lanka pour qu’on puisse être comme tout le monde à l’école. Le mot « amnésie » me parle : il y a une histoire, on ne te l’a pas transmise mais elle existe. Quand je posais des questions sur l’Ile Maurice, mon oncle me disait « C’est vraiment un pays de merde, il n’y a pas de culture, ça ne sert à rien de parler de ça ». Il y a la transmission d’un mépris. Ma mère disait à mon père : « Tu m’empêches de parler de mon pays ». Moi-même, étant enfant, je ne voulais pas trop qu’elle m’en parle parce que je pensais que c’était nul. Puis, je lui disais : « J’ai envie d’apprendre le cinghalais » et quand elle parlait, je me moquais des sonorités. Elle m’engueulait : « Tu méprises la langue… ! ». Elle réagissait au mépris que j’avais reçu de l’école. Ca m’a créé un blocage, comme si je devais faire une gymnastique mentale pour valoriser et mépriser cette culture, la nier et la connaître, je ne savais pas comment faire, comment choisir, vu que même mes parents ne savaient pas comment faire alors je l’ai laissé de côté. Depuis que je suis dans des espaces racisés, je commence à me sentir apaisée, à m’intéresser sainement à ma culture d’origine, en déconstruisant le racisme que j’ai intégré. Avant, j’étais tout le temps avec des blanc.h.e.s et la manière dont j’allais m’intéresser au Sri Lanka, c’était comme si j’étais blanche dans ma tête, je sentais que quelque chose clochait. Je me suis dit : « Je peux peut-être rencontrer des gens de ma communauté ». Les milieux militants racisés où j’ai pu rencontrer des personnes qui avaient vécu ce tabou familial à propos des origines, mais aussi des personnes qui connaissaient leur histoire, qui avaient un regard décolonial, m’ont permis de me reconnecter. Ça m’a aidé à développer un rapport positif à mes origines. Bientôt, je vais téléphoner à ma tante qui vit à l’Île Maurice et que je n’osais pas appeler depuis longtemps, à cause de toute cette ambiguïté dans mon rapport à ma famille. Il y a des petites choses qui me font bouger, réveillent des choses en moi et me rendent plus sereine dans mon rapport à moi-même et au monde. Mais il y a du chemin à faire. Pulan Devi: La transmission, c’est la transformation de nos traumas en quelque chose de puissant, de positif. On transmet un trauma intergénérationnel. Nous sommes le produit de traumas avec notre race, classe, genre, caste et autres variantes. Transmettre, c’est un acte politique fort où on inverse la tendance dominé/dominant. Au début, c’était de la transmission de souffrance quand ma mère s’est retrouvée dans un mariage arrangé où son mari était violent. En tant qu’enfant, le silence m’a été transmis parce qu’on n’avait pas le droit d’en parler, de signaler, de dénoncer. Puis, il y a eu un changement dans ma perception, un point charnière. Je me suis dit : « Ca ne peut plus continuer », je suis sortie de mon silence et c’est grâce à la détermination que ma mère m’a transmise, une détermination qu’elle avait sous d’autres formes. Elle a su remplir son rôle de mère protectrice pour sauver ses enfants. Je n’ai plus peur de parler de certains sujets qui sont restés tabous dans ma famille : les violences conjugales, les violences croisées sur le genre. Je viens d’une famille très conservatrice et hindoue, profondément traditionaliste. Tu arrives au monde, ta lignée est toute tracée : les choix de vie, de partenaire, et de vie professionnelle sont quasi inexistants pour les femmes. Je me suis rendue compte que mes parents avaient beaucoup d’attentes et que je n’étais pas en mesure d’y répondre. Je n’ai ni fait médecine ni études de droit, je n’étais pas bonne à l’école. Au lieu de m’en mordre les doigts, je cultive cette image. Toute mon enfance a été baignée dans l’injustice et j’ai essayé d’exprimer mon mécontentement. Ça a développé mes capacités d’écriture et d’expression. Les choix que j’ai fait vont à l’encontre de ceux que mes parents m’ont imposés. Je suis en couple avec

Iels oublient eux-mêmes une personne blanche. Je parle leur part d’histoire dans du racisme, de l’homophobie, un pays où la sexualité, de la transidentité, du la transidentité, patriarcat et ils n’aiment pas l’homosexualité n’étaient pas des choses taboues. que je vienne bouleverser leurs croyances. Leurs blocages sont profondément ancrés dans la continuité coloniale qui s’est exercée en Inde. Mes parents sont nés quinze ans après l’indépendance, iels sont très homophobes. Iels oublient eux-mêmes leur part d’histoire dans un pays où la sexualité, la transidentité, l’homosexualité n’étaient pas des choses taboues. Recréer la transmission E : Par la création, je retransmets des choses par exemple le fait d’avoir dansé devant 200 personnes des danses traditionnelles de Kandy qui sont pratiquées là où je suis né. Je les aurais certainement apprises si j’étais là-bas, parce que j’adore la danse. Reproduire ça, c’est une symbolique forte. Je me suis mis à apprendre à mixer, il y a deux semaines, qui plus est des sons srilankais, ce n’est pas anodin. Je sens que mon coeur est en jeu. Grâce à la création, j’arrive à cadrer un espace de possibilités où je peux mettre à nu des choses qui me sont quasi-impossibles à dire autrement. Je ne peux pas parler de la façon dont les anglais ont exploité les gens pour la récolte du thé sans pleurer ou me mettre en colère. À travers l’art, la performance, je peux adresser

les sujets les plus sensibles de mon existence. La création est un moyen d’aborder les choses douloureuses ou traumatisantes avec un regard positif. L: Du fait de notre histoire familiale, du fait que ma mère n’allait pas bien, je me suis retrouvée en tant qu’aînée à veiller sur mes sœurs et j’ai pris goût à la pédagogie. Je me suis tournée vers le bénévolat puis j’ai fait de la garde d’enfant. Dans ce contexte là, tu es tout le temps en train de rendre l’environnement le plus clair possible, de répondre à la curiosité. Me questionner avec des enfants sur la façon de faire, de comprendre les choses, je trouve ça enrichissant. J’aime réfléchir à la meilleure manière d’apprendre, en fonction de chaque personne. Je suis dans une posture de curiosité et d’accompagnement. On est deux personnes à se transmettre des choses. J’ai fait de l’accompagnement scolaire puis j’ai été assistante pédagogique. Je me suis dit que j’allais monter une association de soutien scolaire parce que je voulais mettre en place des choses dans un environnement moins violent que l’école. J’ai choisi des bénévoles pour qu’ils soient dans l’échange avec les enfants. Quand les gens ne sont pas dans une démarche de déconstruction, c’est fatiguant parce que tu n’es pas seulement en train de transmettre des outils, tu dois aussi faire en sorte que la personne prenne conscience des rapports de domination. Quand je ne sais pas expliquer quelque chose à un enfant, je cherche à ce que ce soit lui qui réfléchisse, pas moi qui lui donne la réponse. A l’école, je détestais apprendre sans avoir le temps de chercher. Je veux faire en sorte que l’enfant trouve des réponses en se questionnant. C’est une démarche qui lui permet d’être toujours actif, c’est-à-dire présent : c’est la clé. Même si l’enfant part loin du sujet, il faut lui laisser de la place car finalement il revient avec plus de soif d’apprendre. Pour trouver la meilleure façon d’apprendre, il faut juste se demander : « Comment faire cela tout en se sentant stimulé.e ? » P : En 2017, je cherchais des témoignages de personnes sud-asiatiques sur internet et je ne trouvais rien. Je vivais une phase difficile avec mes parents parce que je leur avais annoncé la présence de mon partenaire blanc. Je vivais un racisme décomplexé dans ma ville. J’avais besoin d’entendre d’autres récits. Il y a deux ans, j’ai créé le compte Instagram (« Ni ton hindou, ni ton pakpak »), je me suis dit que j’allais parler des vécus de personnes de la communauté sud-asiatique. J’avais beaucoup de colère. J’ai découvert le podcasting et j’ai trouvé ça chouette. J’en avais marre des narrations où on parle de l’Inde de façon misérabiliste : soit l’Inde pauvre, soit l’Inde qui viole.

J’ai donc créé un podcast du même nom que le compte Instagram. Quand je prépare les épisodes, je m’informe beaucoup, je mets de côté les contenus essentialisants faits par des personnes blanches. Le podcast m’a amené à rencontrer de nouvelles personnes avec qui je pouvais rattraper le temps perdu à l’adolescence où je ne voulais pas être amie avec des personnes sud-asiatiques. À La Réunion, ou à Maurice, il y a des processions indiennes et hindoues. Les gens sont différents physiquement mais il y a eu une forte transmission culturelle. Ils ont été violentés et malgré tout ça, la culture a résisté. Ceciétant, les archives orales sont compliquées à retrouver. J’ai donc créé le site internet « Parlons bien, Parlons brown » qui permet de faire exister – à l’écrit – différents récits, forts et puissants. J’ai vraiment envie de laisser une mémoire, c’est pour cela que j’incite beaucoup les personnes sud asiatiques à s’exprimer de diverses J’en avais marre des narrations manières, pour montrer où on parle de l’Inde de façon la pluralité de qui nous misérabiliste : soit l’Inde sommes. pauvre, soit l’Inde qui viole. Sortir des silences Le désir d’assimilation qui a façonné mon histoire, m’a accompagné dans ce processus d’écriture. J’ai voulu poser des questions à trois personnes de la diaspora sud-asiatique sur la transmission. Leur envie de se rapprocher de leurs origines est devenu un thème central de leurs propos. J’ai fait le choix de très peu faire entendre ma voix, pour mettre en avant la leur et le recul qu’iels ont sur leur propre vie. En accueillant les récits d’Erajh, Lorna et Pulan Devi, j’ai eu l’impression d’être face à trois bouts de miroirs cassés. Ce récit admet aussi les contradictions. Le travail collectif de mise en commun des expériences, a mis en lumière la difficulté que j’ai à parler de moi, ma peur de ne pas être compris. Collectiviser la parole au sujet de l’assimilation, et sur la façon dont elle nous isole, est une façon de résister. Résister aux ruptures de transmission liées au colonialisme ainsi qu’à ses conséquences, au racisme, aux nationalismes. Résister, en vivant mieux notre altérité, pour recréer des possibilités de vie. Alors que la non-mixité racisée est menacée par le gouvernement, ces témoignages mettent en avant comment par ce moyen il est possible de sortir de nos multiples silences. Aussi chaotiques que soient nos chemins, nous réussirons à retrouver le chemin vers nous-mêmes.

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