AssiégéEs #4 : Utopies

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#4 SEPTEMBRE 2020


Couverture : Zas Ieluhee zasieluhee.com Mentions légales Éditions Syllepse 69 rue des Rigoles, 75020 Paris syllepse.net ISBN : 978-2-84950-884-8 Imprimé par Spektar 7, Heidelberg Str., Drujba 2 1582 Sofia, Bulgaria


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ÉDITO « Le monde d'après PAR MALEK CHEIKH aura lieu sur le terrain »

L

e 2 juin, des milliers de personnes se sont réunies face au TGI de Paris pour protester contre les violences policières et dire que les vies noires comptent. C’est un terrain capable de mobiliser plusieurs franges de la population, rendant possible l’instauration d’un rapport de force sans noyer la dimension raciste de la répression policière au niveau national, ni occulter le caractère négrophobe de la nécropolitique à l’échelle mondiale. La lutte se poursuit et comme l’affirme Assa Traoré, « le monde d’après aura lieu sur le terrain ».

L’idée de consacrer un numéro aux utopies a été décidée bien avant que la pandémie ne nous confine, et la promesse présidentielle d’un « monde d’après ». Nous n’étions pas tous et toutes égaux/égales face à la tâche d’imaginer quel serait ce monde, dans un contexte qui interpelle de façon différenciée les individus selon leur race, leur classe et leur genre. Sans prétendre épuiser les différentes manières dont on pourrait aborder les utopies, nous avons donné carte blanche aux contributrices et contributeurs afin d’approcher cette notion dans les articles À la Une. Dans ce numéro, il s’agira d’explorer les utopies Noires avec Marie-Julie Chalu ainsi que les utopies portées par les groupes marginalisés sous la plume de Laurence Meyer. On ira à la rencontre de militantes en Martinique investies dans la lutte anti-chloredécone qui partage avec nous leurs utopies (Jade Almeida); mais aussi avec des féministes basées au Maroc dans une interview où la rencontre et sa dimension transformatrice est au centre (Kenza T. et Malek Cheikh). Ces rencontres seront l’occasion de souligner un cadrage médiatique qui réduit la lutte des militantes martiniquaises à un enjeu singulier, mais aussi de rappeler que les luttes ne sont jamais que « sexuelles » au Maroc. On abordera l’utopie d’une société post-raciale d’un point de vue critique dans le contexte de Kanaky-Nouvelle-Calédonie (Agnès Delrieu et Anaïs Duong-Pedica). Puis on nous introduira à l’écoféminisme comme utopie, en soutenant que sa dimension décoloniale constitue« les racines du mouvement » (Myriam Bahaffou). La photographe Oumaima Dermoumi partage avec nous les photos des luttes sur les enjeux de racisme, migration, sexualité, qui se font l’écho entre ParisBeyrouth-Berlin. On continuera de Traverser la frontière avec trois articles qui abordent différentes formes d’alliances et généalogies politiques. Dans quelle(s) mesure(s) le féminisme haïtien peut-il constituer une

des généalogies pour l’afroféminisme là où l’expérience noire est minoritaire (Fania Noël) ? Dans quelle(s) mesure(s) une alliance entre les Noir·e·s des différents continents devient-elle une nécessité politique (Dawud Bumaye) ? Nous publions également une tribune de soutien des féministes algériennes aux féministes palestiniennes du mouvement Tali’at qui se révoltent contre les féminicides et l’impérialisme israélien. Nous publions cette tribune car elle n’a pu être publiée dans les journaux algériens, pour garder les traces des négociations de solidarités féministes qui traversent les frontières Sud-Sud. En plein confinement, nous avons conduit un entretien avec deux militantes féministes basées au Maroc, qui ont partagé avec nous la dimension trans/formatrice des rencontres. L’occasion de rappeler que les luttes des queers dans les Suds ne sont jamais que sexuelles, bien que souvent réduites à cette dimension. Dans la rubrique Entre nous autres, on interrogera les effets potentiellement destructeurs d’une démarche de valorisation avec Hajer, qui revient sur sa pratique dans le cadre de son podcast Vintage Arab pour partager une réflexion sur les paradoxes de la « valorisation » du patrimoine musical arabe, y compris lorsqu’elle est endossée par les zmigri (les immigré·e·s). Khadija nous livre quant à elle un texte émouvant sur un fleuve disparu, à quelques minutes des piscines pleines de touristes au Maroc, à Oued Dadès. Dagem, Tam et Anticorpsmembranaire évoquent leurs perspectives d’étudiant·e·s racisé·e·s suite aux mouvements étudiants et universitaires contre la précarité étudiante et la LPPR. Ces luttes ont fait émerger la voix des « rabatsjoie » de l’université qui se sont manifesté·e·s pour mettre en avant la structuration raciste de l’université. Nous clorons la revue avec une BD de Thiziri qui nous présente sa « bluetopie » : une mer traversée qui cesse d’être le tombeau des espoirs en exil. À l’occasion du cinquième anniversaire de la revue, Fania Noël partagera avec nous son mot de la fin. Dans la revue AssiégéEs, nous faisons l’effort de traduire « nos propres peurs » comme l’espérait Donna Kate Rushin dans « The Bridge Poem1 », car nos corps, et nos dos n’ont pas vocation à servir de ponts pour connecter les expériences des un·e·s aux autres, et inversement. Pour emprunter les mots d’Umar dans son poème « Rupture » : « Nous avons d’autres perspectives que celle de mourir ».

1  Donna Kate Rushin, « The Bridge Poem », Les cahiers du CEDREF [En ligne], 18, 2011. 4

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SOMMAIRE Édito

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À la une : utopies Noires utopies Marie-Julie Chalu

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Utopies de la marge Où vont nos espoirs ? Laurence Meyer

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« Nous on fait le marronnage » Interview de Jay Asani et Mona Banbou Jade Almeida

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« Notre métissage est une richesse » Critique d’une utopie post-raciale Anaïs Duong-Pedica et Agnès Delrieu Écoféminisme décolonial : une utopie ? Myriam Bahaffou Décoloniser notre regard et nos imaginaires sur les danses Une réflexion sur les discours et les pratiques du mouvement Fedra Gutiérrez

San pran souf Le féminisme haïtien de tous les combats 47 Fania Noël Retour sur Nwar Atlantique Politique de la marge et de l’horizon Dawud Bumaye

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« Pays libre, femmes libres » » ‫وطن حر نساء حرة‬ « Tribune des féministes algériennes en soutien au mouvement féministe palestinien Tali’at ‫عريضة نسوية جزائرية لمساندة حراك الطالعات الفلسطينيات‬ 57 Féministes algériennes solidaires

Entre no(u)s autres 23 28

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Portfolio Photographies des luttes à Paris, Berlin et Beyrouth Oumaima Dermoumi 38

La rencontre « Les voix qui pourraient parler » Rencontre avec des féministes basées au Maroc Kenza T. et Malek Cheikh

Traverser la frontière

Racisé·e·s à l’Université Perspectives étudiantes Tam, Anticorpsmembranaire et Dagem

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Un mémoire pour l’oubli Transmettre de soi-même Hajer

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Oued Dadès, un rêve périmé Revoir le fleuve de mon enfance Khadidja

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Poèmes : « Genèse » et « Rupture » Princia et Umar

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Culture À nos humanités révoltées Sélection de poèmes Kiyémis

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La BD 42

Bluetopie Thiziri

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Conseils de la rédaction

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rédaction Directrice de la publication Fania Noël Rédaction en chef Malek Cheikh Conception graphique Nesma Merhoum Correction et relecture Zohra Ab Khadidja Laurence Meyer Nesma Merhoum Kenza T. Réseaux sociaux Marguerite Vil

contributions Articles Jade Almeida Myriam Bahaffou Dawud Bumaye Marie-Julie Chalu Malek Cheikh Agnès Delrieu et Anaïs Duong-Pedica Oumaima Dermoumi Féministes algériennes solidaires Fedra Gutiérrez Hajer Khadidja Kiyémis Laurence Meyer Fania Noël Princia et Umar Kenza T. Tam, Anticorpsmembranaire et Dagem Illustrations & BD Lina Abazine Fedra Gutiérrez Thiziri Zas Ieluhee Zohra Khaldoun

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À LA UNE : UTOPIES

S E I P O T U S NOIRE PAR MARIE-J

ULIE CHALU

Q

Étymologiquement, « utopie » veut dire « qui n’est en aucun lieu ». La déportation transatlantique, la colonisation et le néocolonialisme actuel font du lieu une question politique dans l’histoire des Noir·e·s. Peu de lieux nous appartiennent vraiment. La question du lieu traverse les utopies Noires, preuve en est l’afrofuturisme de Sun Ra avec Space is the Place (L’espace est l’endroit, 1974) ou la quête du retour de Marcus Garvey. Quels sont ces mondes que nous souhaitons ? Quels seront ces mondes d’après qui n’ont pas encore lieu ? Depuis leur création en tant que Noir·e·s, penser le monde autrement pour ces dernières/derniers a été essentiel. Les Noir·e·s existent par rapport à une situation politique qui leur a toujours été défavorable, les a mis·e·s hors humanité. Elles/ils doivent continuellement payer un prix pour être humanisé·e·s à force de luttes, de défaites, de désillusions, de réussites. La violence et la terreur avec lesquelles elles/ils ont été créé·e·s forcent à prendre appui sur Illustration : Zas Ieluhee un futur qui serait plus clément ; cela se manifeste notamment dans les religions ou les spiritualités S’il y a dans le sang noir un message pour le monde, (théologie de libération). Le racisme systémique c’est d’abord celui de cette humanité invaincue. les contraint pour la plupart à survivre dans le présent. Léonora Miano L’utopie est alors une arme politique.

uel est le temps d’une utopie ? Il est essentiel pour un peuple dominé de s’approprier son Temps selon ses prérogatives. Ces réappropriations du temps par les minoritaires remettent en cause l’idée même de « Progrès » ou de« retard à rattraper » dictés par l’épistémè occidentale. Ce Progrès occidental est à étudier en corrélation avec la domination et l’exploitation raciale. La race en tant que technologie s’est construite dans les concepts proto-capitalistes du Bateau négrier et de la Plantation.

Dans l’entendement commun, une utopie est quelque chose d’irréalisable. Une illusion, une chimère. L’utopie cependant se construit dans le présent. Se nourrit de nos imaginaires actuels, de nos passés. S’approprier l’utopie, c’est la rendre concrète par ses actions au sein d’une communauté. L’utopie est la promesse radicale d’un idéal. Dans l’histoire Noire, issue de la dystopie, l’utopie a été un idéal concret de libération, elle s’est parfois réalisée. La racialisation noire est la plus infériorisée, la seule mise hors humanité. Cette radicalité dans l’infériorisation donne à l’histoire intellectuelle,

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artistique et politique Noire les outils d’une radicalité pour penser la libération, penser ses utopies, penser l’humanité. Les seuls espaces noirs encore « libres » de la domination sont ceux de l’imaginaire. Dans ces imaginaires, se trouve le fruit de la dignité retrouvée. 1. dans l’embryon de la cale, dans le fond crasseux d’une cellule crie le souffle rauque de la nègrerie ça pousse du fin fond de son être meurtri son être c’est bien de ça que l’on débat mais qui est si évident à la fois, c’est bien cela que l’on abat dans les abattoirs à la chaîne qui remplissent de sucre de canne le rhum vieux Qu’est-ce que l’Afrique ? C’est une question qui traverse l’histoire intellectuelle noire. Notamment parce qu’être Noir·e, c’est être renvoyé·e à l’Afrique qu’on le veuille ou non. C’est à la fois un espace géographique, mental, symbolique ou mythique. C’est à la fois le berceau de l’humanité et l’espace marqué par le sceau de l’inhumanité, la sauvagerie durant l’ère moderne. Mon rapport à l’Afrique se maintient notamment par la couleur de ma peau mais aussi par ses résurgences, qui se trouvent dans la culture afro-caribéenne léguée par ma mère et ma famille. C’est un espace vers lequel/ dans lequel je ne suis pas encore allée mais qui m’habite ne serait-ce que symboliquement. Il en est de même pour beaucoup de Noir·e·s de la diaspora qui rêvent du retour sur la terre des ancêtres. Beaucoup d’utopies noires se sont construites sur le mythe du retour en Afrique. Le panafricanisme est notamment né de la volonté de Noir·e·s de la diaspora de se rattacher au Continent. De quoi l’Afrique est-elle le nom ? Celui d’un regard extérieur d’abord. « Afrique » désignait au début une partie pour le tout. Durant l’Antiquité, le nom Afrique faisait référence aux provinces romaines audelà de la Méditerranée. Les Européens l’ont ensuite appliqué à tout le reste du continent en dessinant leur carte du monde. Le mot « Afrique » viendrait de l’arabe Ifriqiya et du latin Afer qui tous deux veulent dire « le pays sombre ». Les noms de pays comme Éthiopie (du latin aethiopus, « visage brûlé »), Soudan (de l’arabe Bilad al-Sudan, « pays des Noirs »), ou encore Guinée (du berbère gnawa, « hommes noirs ») soulignent aussi comme la racialisation a circonscrit cet espace. Avec l’esclavage raciste négrier, « noir » va devenir synonyme d’esclave. En effet, des événements géopolitiques majeurs au cours du xve siècle vont sceller le destin des Africain·e·s Noir·e·s. Avec la chute de Constantinople en 1453 aux mains des Turcs,

l’Europe chrétienne ne peut plus se fournir en esclaves dans les Balkans, où un rideau de fer s’abat entre la rive chrétienne de la Méditerranée et les Indes. Il était plus qu’urgent de développer des routes commerciales par l’océan Atlantique. L’Afrique va alors devenir l’endroit propice où se pourvoir en esclaves et en or. La bulle Romanus pontifex (1455) du pape Nicolas V donne un cadre légal à l’asservissement de l’Afrique par le Portugal en déclarant que tout païen, sarrasin ou ennemi du Christ capturé sera voué à l’« esclavage perpétuel » au nom de Dieu. Toute une économie de prédation menée par les Européens va s’établir sur la déshumanisation des Africain·e·s Noir·e·s spécifiquement. Le caractère inédit de cet esclavage colonial est l’invention de la race moderne qui sera l’outil de légitimation Entre le xvie et le xixe siècle vont être déporté·e·s des millions d’Africain·e·s Noir·e·s sur le principe d’invention de la race pour des visées de profit. Cette traite va ouvrir la période coloniale européenne et constitue les prémisses du système capitaliste actuel. Le retour en Afrique constitue une utopie Noire majeure. Elle est récurrente dans les imaginaires de la diaspora Noire issue de l’arrachement, du rapt, de la déportation. Ce retour se manifeste pour retrouver une dignité, ses racines, une fierté raciale, réparer l’affront que les sociétés occidentales ne reconnaîtront pas. Le retour est spirituel, politique. Il a la force de l’introspection pour repenser les relations de soi à soi, à son corps, ses cheveux. Il permet de sortir de l’occidentalité. Chez les Rastas notamment, le retour en Afrique signifie un éloignement des valeurs occidentales (Babylon), l’affirmation des racines africaines et un voyage vers la terre promise. Le reggae est la résistance créatrice qui puise dans ce mythe du retour. Beaucoup d’artistes, d’intellectuel·le·s, d’activistes Noir·e·s de la diaspora conscient·e·s de leur histoire n’hésitent pas à exprimer leur attachement au Continent ou à y vivre. Ces voyages, ces échanges constituent de manière informelle des récits panafricains. Le retour en Afrique, c’est aussi une action politique, la plus significative étant le projet de retour du Jamaïcain Marcus Garvey. Il est une importante figure d’utopie Noire. Pour lui, le retour en Afrique signifie une reconquête de la souveraineté marquée par l’éthiopianisme. « L’Afrique aux Africain·e·s », clame-t-il pour une autodétermination et une indépendance face aux puissances impérialistes européennes. En 1914, il crée l’UNIA (Universal Negro Improvement Association) en Jamaïque. Par la suite, il la fonde à nouveau aux ÉtatsUnis, arrivant à brasser jusqu’à 6 millions de membres à travers le monde au sein de la diaspora noire. C’est que la force de son panafricanisme prend racine dans les classes populaires où se trouvent la majorité


À LA UNE : UTOPIES des Noir·e·s. Il produit aussi une véritable révolution mentale en disant aux Noir·e·s de prier un Dieu Noir qui leur ressemble. Avec la Black Star Line, une ligne maritime qui effectuerait le retour, il exorcise le trajet du Bateau négrier. Malheureusement, ce projet n’aboutira pas : il sera accusé de fraudes fiscales. Encore aujourd’hui, il n’est pas possible de voyager au sein de l’Atlantique Noir sans faire escale par une capitale occidentale, montrant là que les flux du monde sont pensés depuis l’Occident. On est interpellé par la foi, la conviction de Marcus Garvey qui, sans avoir jamais été en Afrique, a développé à partir du Continent tout un projet politique d’empuissancement. Cependant, le mythe du retour peut être le fruit de fantasmes. Saidiya Hartman, dans son livre Lose Your Mother : A Journey along the Atlantic Slave Route (2006), raconte un retour difficile voire impossible. Ce qu’il reste de ce rapport à l’Afrique, ce sont des traces qui se laissent voir malgré les disparités profondes. Avec les cas de la Sierra Leone et du Liberia, le retour en Afrique a eu des conséquences négatives. Marqué·e·s par la culture occidentale de la domination, les Noir·e·s états-unien·ne·s rapatrié·e·s ont eu une attitude colonialiste envers les autochtones. Il faut donc, dans le retour, penser les raisons de ce dernier, penser sa position et clarifier d’où l’on parle et agit. Même si les Noir·e·s du Nord global sont à la marge, elles/ ils sont « à la marge du centre », précise la militante afroféministe et panafricaine Fania Noël. Ainsi une utopie noire n’est pas noire seulement parce qu’elle serait portée par des personnes Noires, mais parce qu’elle agirait pour la libération Noire, pour l’affirmation qu’être Noir·e est une forme d’humanité et un appel à la mobilisation. L’utopie Noire travaille donc de fait à la destruction de la suprématie blanche, du capitalisme racial, du colonialisme qui ont été les pierres angulaires de la création du Nègre/ de la Négresse. La pensée féministe Noire y a ajouté la destruction de l’hétéropatriarcat et l’inégalité de genre, soulignant sa radicalité nécessaire. La révolution haïtienne est un exemple fort, ayant été à l’origine de la première République noire à la suite de révoltes d’esclaves. C’est une utopie Noire qui a défié la loi blanche. La révolution haïtienne s’inscrit dans une longue tradition de résistance radicale Noire. Elle réussit à déconstruire l’épistémè occidentale en prenant à bras le corps la condition Noire pour développer un projet politique qui a eu des conséquences globales. Ces esclaves Noir·e·s considéré·e·s comme la propriété de maîtres blancs ont arraché leur liberté et ont ainsi mis à mal toute une logorrhée de la domination occidentale.

Le retour en Afrique constitue une utopie Noire majeure. […] Ce retour se manifeste pour retrouver une dignité, ses racines, une fierté raciale, réparer l’affront que les sociétés occidentales ne reconnaîtront pas. La Révolution haïtienne est aussi panafricaine. C’est une des sources concrètes pour développer un panafricanisme afro-révolutionnaire qui permet de penser à l’échelle de la diaspora tout en reconnaissant les diversités. Le panafricanisme répare la dispersion orchestrée par l’impérialisme raciste occidental. Il met en perspective que la libération des Noir·e·s ne sera pas sans celle de l’Afrique. Fania Noël écrit dans son livre Afro-communautaire (Syllepse, 2019) : « L’horizon afrorévolutionnaire est le panafricanisme, de l’Afrique subsaharienne à Haïti en passant par la Guadeloupe et la Martinique. Une utopie afro-révolutionnaire qui tout en partant de nous, va plus loin que nous. Une utopie qui n’a pas de vocation hégémonique mais est transformatrice de notre rapport à nous-mêmes, aux autres et aux territoires. » 2. On s’écriait cent fois pour que son crâne se fracasse, que son corps se flétrisse d’un coup comme une boule de papier qu’on mâchouillerait de nos vieilles dents limées par la terreur « Le terme “noir” est certes le produit d’une expérience historique de la violence raciale subie par des groupes humains, mais il désigne également la production utopique d’un commun où les logiques de solidarité naissent de la reconnaissance active des diversités », écrit la philosophe Yala Kisukidi dans sa préface à L’Atlantique noir de Paul Gilroy (Amsterdam, 2017). Devenir Noir·e est souvent un processus de racialisation traumatique. Je le suis devenue vers mes 3-4 ans, quand une enfant m’a dit qu’elle ne voulait pas jouer avec moi parce que j’étais Noire. Plus tard, je découvris toute l’Histoire, les cultures que charriait ce mot « Noir·e » et les liens qui m’unissaient aux autres personnes issues de la même histoire de violence mais aussi de luttes que moi. Être Noir·e est une expérience commune au sein de laquelle on peut retrouver une utopie de solidarité qui ne nie pas nos différences. Yala Kisukidi continue en écrivant que « l’idée césairienne de la négritude oscille entre des considérations épidermiques, culturelles, mémorielles et politiques où, in fine, le signifiant “noir” se déracialise. Il fait apparaître des politiques de la solidarité qui ne se laissent pas pétrifier par

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À LA UNE : UTOPIES Ainsi une utopie noire n’est pas noire seulement parce qu’elle serait portée par des personnes Noires, mais parce qu’elle agirait pour la libération Noire, pour l’affirmation qu’être Noir·e est une forme d’humanité et un appel à la mobilisation. les rhétoriques de l’un-identique. » Unité n’est pas homogénéité. Pour reprendre les mots de l’universitaire Maboula Soumahoro : « Être Noir·e, ça peut être aussi vaste que le monde ». Être Noir·e, c’est être humain·e et cela est éminemment complexe et divers. On devient Noir·e par une forme violente de racialisation, mais on peut choisir d’être Noir·e dans une visée afrodiasporique, politique, dans une manière particulière d’être au monde et de le penser, à partir de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation notamment. C’est là que s’opère la déracialisation. Ce point est intéressant à faire discuter avec l’afropessimisme théorisé par l’universitaire Noir états-unien Frank B. Wilderson III mais aussi dans les travaux de Jared Sexton ou de Saidiya Hartman. L’afropessimisme donne une grille d’analyse exigeante et sombre de la condition Noire en tant que mort sociale et montre comme la constitution des sociétés modernes en dépend. Dans son livre Histoire des Blancs, l’historienne Nell Irvin Painter étudie la conception évolutive de la blanchité (whiteness) selon les époques mais le socle commun reste l’antagonisme avec les Noir·e·s. On se voit comme un·e Blanc·he contre les Noir·e·s ; c’est ainsi que s’est construite la blanchité mais aussi l’arabness ou l’asianness. Les critiques formulées à l’afropessimisme le voient comme une compétition de la souffrance qui empêcherait une solidarité entre les personnes racisées (people of color en anglais). Cependant le racisme systémique négrophobe qui gangrène les populations racisées non noires (avec de nombreux cas en Algérie, Maroc, Chine, Inde par exemple) est à résoudre pour une véritable solidarité. L’afropessimisme prend une position radicale en soulignant que le régime de violence anti-noir est irréconciliable avec les autres régimes de violence parce qu’un lien intrinsèque entre blackness et slaveness et un antagonisme structurel entre humanness et blackness existent. Avec Slavery and Social Death (1982), Orlando Patterson étudie l’esclavage comme une relation entre la mort sociale (l’esclave) et la vie sociale (l’humain). En s’appuyant sur ce point, la pensée afropessimiste montre comme le concept de blackness est synonyme de mort sociale. La blackness est ce par quoi se construit un ordre/désordre racial issu de la culture

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raciste de la domination. C’est un effet de la violence structurelle. Le concept européen (puis occidental) d’humanité, d’humanisme selon les Lumières exclut de fait les esclaves Noir·e·s. À ce titre, les afropessimistes parlent de blackness comme une condition anti-humaine. Cela se manifeste notamment dans la façon dont on aborde les réparations concernant l’esclavage colonial et la traite négrière. Selon l’avocate martiniquaise Maryse Duhamel, il s’agit d’une problématique civilisationnelle et non juridique. Dans la manière dont l’Occident a construit son rapport à l’« Autre » et à lui-même. Maryse Duhamel précise que les Occidentaux blancs se sont mis hors humanité en instituant une hiérarchie raciale entre les humains. Ce processus ne permet pas de se reconnaître en l’humain qu’on a mis hors humanité. Et c’est ce qui soustend la problématique des réparations. En droit, il ne peut y avoir prescription pour crime contre l’humanité et toute personne a droit à la réparation. Cependant, il en est autre pour la traite négrière parce que les Noir·e·s ne sont pas reconnu·es comme des humaine·e·s. De même pour les abolitions de l’esclavage, qui n’ont été qu’un réagencement et même un renforcement du pouvoir colonial. « A system cannot fail those it was never designed to protect ». En effet, Saidiya Hartman parle d’after-life of slavery pour souligner le continuum des dynamiques relationnelles de l’esclavage racial malgré l’Emancipation Act qui abolit l’esclavage aux ÉtatsUnis. Dans le cas français (seul pays à avoir eu besoin de deux abolitions), le penseur et militant guadeloupéen Joao Gabriell souligne qu’il faudrait parler des révoltes de nos ancêtres en dehors du cadre de l’abolition motivée pour des raisons économiques et qui n’a été qu’une réforme de l’oppression colonialiste française. Ces abolitions ont renforcé par la suite le projet colonial en Afrique et en Asie. Les révoltes et soulèvements Noirs n’ont eu de cesse de démanteler radicalement ce système et non de l’améliorer. Fred Moten déclare : « Un penseur brillant de l’Université de Californie, Frank Wilderson, auteur de Red, White and Black, souligne à la fin de son livre l’importance de l’influence de Saidiya [Hartman] et de deux ou trois autres dont les travaux l’ont “incité à rester dans la cale” malgré ses fantasmes d’envol. S’il est si important de rester dans la cale, c’est que le navire est justement en proie aux fantasmes d’envol. “Fantasmer” vient de l’allemand et désigne une certaine forme d’imagination. Une sorte d’envol imaginaire, qui, selon Kant, a des effets radicaux et déstabilisants. C’est ce qui se passe dans la cale du navire. ». La vie dans la mort sociale. C’est ce qui est terrifiant et beau à la fois, c’est le terreau des utopies Noires. L’imagination


À LA UNE : UTOPIES est l’extension de la résilience. L’afrofuturisme est le fer de lance d’un mouvement imaginaire Noir. Il repense le futur, les réalités alternatives mais aussi les évènements historiques du passé à travers la technologie, les cultures noires, le mysticisme, les cosmologies non occidentales, la science-fiction. Il est donc non linéaire, fluide et se défait des concepts occidentaux du temps. « Time is really fluid thing. Now is now but the past is now and the future too », nous dit Niama Safia Sandy. Le temps de l’utopie est alors approprié parce que réinventé. Cela permet par le prisme de l’imaginaire noir de considérer la libération, la métaphysique et les identités. La race comme une technologie de l’impérialisme est une donnée à pirater. Le déploiement de cette technologie a créé le racisme. Les esclaves Noir·e·s étaient les machines de production de la richesse occidentale. Le soulèvement des machines qu’on peut lire dans certains romans de science-fiction peut être une allégorie du soulèvement des esclaves comme la Révolution haïtienne. De plus cette dernière est un exemple significatif du marronnage dans lequel s’illustre l’antagonisme entre l’utopie Noire et la loi blanche. L’esclave Noir·e, dont la chair est la propriété du maître blanc, enfreint la loi si elle/il s’enfuit et est puni·e pour ceci. Le marronnage prend plusieurs formes, recouvre des expériences diverses et continue d’irriguer des cultures afro-diwwasporiques contemporaines. « Le “marronnage” peut être occasionnel ou définitif, individuel ou collectif, discret ou violent ; il peut alimenter un banditisme (cow boys noirs du Far West, congaceiros du Brésil, pirates noirs des Caraïbes, etc.) ou accélérer une Révolution (Haïti, Cuba) ; il peut recourir à l’anonymat des villes ou à l’ombre des forêts », écrit l’auteur Dénètem Touam Bona (à lire : Fugitif, où cours-tu ?, PUF, 2016). Il parle notamment de « cosmo-poétique du refuge » pour parler du marronnage. Il est comme une allégorie de l’existence Noire qui doit évoluer dans des espaces blancs tout en créant ses espaces de vie et de résilience face à la chasse constante. Dans le marronnage, il y a la subversion, le retournement, la sousveillance noire (Simone Browne). Le dribble par exemple est l’art d’esquiver et de se jouer de son adversaire. En 1888, l’abolition de l’esclavage décrété au Brésil ne met pas fin à la ségrégation raciale. Quand le football s’implante au Brésil au xxe siècle, c’est un sport blanc et bourgeois, les joueurs Noirs ne pouvaient pas intégrer les premiers clubs de football. Des joueurs métis vont cependant intégrer ces clubs en s’assimilant à la blanchité pour éviter les insultes et les coups. Ils vont se défriser les cheveux ou s’induire le visage de poudre de riz (Carlos Alberto) ; c’est dans ce contexte que naît le dribble. Ces joueurs inventent le dribble pour éviter

les attaques des joueurs blancs rarement sanctionnés et les insultes des supporters, ils dribblent pour survivre. Dans le culte vaudou également, les esclaves faisaient croire à leurs maîtres qu’elles/ils priaient des saints catholiques pour ne pas être réprimé·e·s. Mais derrière chaque saint, les esclaves priaient en fait un lwa. Le culte vaudou est intéressant aussi pour sa subversion du genre et de la race. Des utopies de refuge éphémères mais autonomes qui disent la politique marronne et piratent les technologies de la domination. Le marronnage souligne la culture de l’outsider, donne la voix et l’action aux dominé·e·s tout en subvertissant l’ordre dominant. C’est toute la définition de la culture punk. Des artistes Noir·e·s punk revendiquent une histoire Noire du punk parce qu’elles/ils l’incarnent dans leur condition. Les artistes Noir.e.s ont été relégué·e·s aux marges et ont dû créer dans ses marges, c’est ce qui fait la culture punk. L’ontologie Noire est outsider. Comme dit Audre Lorde, un système a besoin d’outsider pour se sustenter et légitimer son processus de domination. L’existence noire se manifeste dans l’underground tout en activant à travers l’imaginaire, les créativités, l’exigence révolutionnaire dont elle a besoin pour qu’elle soit libre.

3. Quel sens à trouver dans cet air vicié ? Où le souffle de la mort dispense ses secrets au coin d’un genou appuyant trop fort sur une nuque dépourvue Où le souffle rauque de la nègrerie est un spectacle suffocant Fred Moten dit que la condition Noire n’est pas le fruit de la terreur mais a survécu à la terreur, à l’horreur et cela doit fournir la source d’un amour pour cette dernière. La condition Noire est une critique fondamentale de la civilisation occidentale et de la blanchité. Cela pousse sans cesse à la réflexion, à l’imagination. On y développe une autre écologie du savoir qui passe par la mémoire de la trace, par ce qu’il nous reste. C’est avoir une certaine foi, c’est une quête spirituelle vers ce en quoi on croit en contournant l’épistémè dominante, en prenant le risque de réinventer et de se tromper. C’est faire confiance à ses émotions dans lesquelles on puise la conviction que tout cela peut et doit changer. Blackness as utopia.

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À LA UNE : UTOPIES

UTOPIES DE LA MARGE : OÙ VONT NOS ESPOIRS ? LAURENCE ME YER Cet article présente quelques propositions artistiques utopiques crées par des personnes ou des collectifs issus de groupes minoritaires ou minorisés.

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es dystopies blanches sont souvent des reproductions de réalités subies par les marges, le plus souvent nos corps noirs. Je pense à The Handmaid’s Tale qui n’est qu’une réplique de ce que les femmes noires esclaves subissaient. Cette longue histoire continuée aujourd’hui encore, faite de fascination morbide portée à nos cons et ventres. Le roman de Margaret Atwood réussissant cependant l’exploit de ne mettre en scène que des femmes blanches. Fahrenheit 451 : qui donc n’avait pas le droit de lire ? Le prémice de la série The Leftovers, qui est celui de disparitions inexpliquées venant fracasser l’organisation sociale préexistante, n’évoque-til pas l’arrachement que raconte Léonora Miano dans La saison de l’ombre ? Les dystopies blanches sont le miroir de ce que la blanchité a produit et continue de produire pour se forger et persister à exister. Car quelque part est connu le prix de cette innocence, et ce savoir – même confus – ne peut que hanter. J’écris du/en confinement. Les marges sont les personnes qui meurent. En Seine-Saint-Denis, il y a la faim, les images de queue, les visages des soignant·e·s, du personnel de sécurité, des caissières, mort·e·s

Illustration : Zohra Khaldoun

du Covid-19. Il y a aussi la surmortalité et les violences de la police : deux fois plus de contrôles que dans le reste de la France, trois fois plus de contraventions, des coups et des morts. Les maisons d’arrêt sont toujours en surpopulation, les travailleurs et travailleuses du sexe sont exclu·e·s des fonds de soutien du gouvernement. Les personnes désignées comme irrégulières cumulent, notamment la perte du revenu issu de l’économie informelle, avec le risque supplémentaire d’être enfermées en centre de rétention administrative, refoulées vers l’Italie, parfois expulsées par charter. Les tribunes d’hommes blancs hétéros pullulent, nous parlant de ce que sera le jour d’après, avec la conviction que sans eux et leur imagination verrouillée, rien ne sera possible Et justement parce que beaucoup d’entre nous meurent et qu’ils parlent et dissertent sur nos corps, le désespoir n’est pas une option. « Parce que les sociétés s’instituent d’abord par l’imaginaire1 » comme l’écrit Felwine Sarr. Fania Noël disait, lors d’une discussion publique début mars : « Ça ne peut pas être la fin du monde, on a déjà vécu la fin du monde mille fois, pour nous c’est maintenant que ça commence2 » ou quelque chose comme ça. Ma mère dit des choses similaires : « On a

1  Felwine Sarr, Afrotopia , éditions Philippe Rey, 2016, p. 10. 2  À l’occasion de la rencontre Nwar Atlantique sur laquelle revient Dawud Bumaye dans son article, p XX.

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À LA UNE : UTOPIES déjà tout vécu, l’avenir c’est nous. Au top ! ». Elle le dit avec ce petit mouvement de tête et d’index qui vise le haut, souligné par des paupières légèrement froncées et un sourire en disant « top ». Si vous passez un peu de temps avec des femmes sénégalaises, ou si vous regardez la série Maîtresse d’un homme marié, vous savez de quoi je parle. Les marges ont vécu d’utopies. Celles de pouvoir marcher sans peur dans l’espace public, d’être assuré·e de ne pas avoir faim, de ne pas devoir se dissimuler, de ne pas être obligé·e d’être trois personnes en même temps pour pouvoir survivre, d’avoir des tristesses, des joies et des colères qui ne soient pas ou ne deviennent pas les objets de distraction de celleux qui nous oppressent, de ne pas vivre dans un deuil constant, dans une rage constante et constamment contenue, de ne pas avoir un bonheur surveillé. Nous sommes animé·e·s d’utopies, non pas comme expérience de la pensée en temps d’ennui mais comme condition sine qua non de notre survie. La réalisation de ces souhaits modestes nécessite une transformation radicale de l’ordre social ; le système de domination dans lequel nous vivons reposant exactement sur la privation, pour les corps marqués comme indésirables, de toutes les choses énumérées plus haut. Pour que nous puissions vivre tranquillement, il faut renverser le monde. Cet article présente quelques propositions artistiques utopiques crées par des personnes ou des collectifs issus de groupes minoritaires ou minorisés. Il ne prétend pas à l’exhaustivité (loin de là) mais propose des pistes de réflexion. La France y est absente. Cela est lié en grande partie à la situation du confinement qui empêche, par exemple, d’aller consulter les numéros de la revue Tropiques ou de rendre visite aux archives LGBT. Dans l’introduction de son ouvrage Cruising Utopia : The Then and There of Queer Futurity, José Esteban Muñoz expose la distinction qu’Ernst Bloch fait entre utopies abstraites et concrètes, distinction essentielle pour Munõz. Ainsi pour Ernst Bloch, les utopies abstraites sont intéressantes en tant que « capables de nourrir une imagination politique critique et potentiellement transformative1 ». Elles permettent et ont pour fonction principale une critique indirecte d’un système donné par la proposition d’une alternative fantasmée. Les utopies abstraites sont des outils parmi d’autres permettant de mettre à distance un modèle de vie présenté comme

évident – bien sûr il y a de la pauvreté et de l’injustice, « c’est la nature humaine » – en articulant d’autres modes possibles de gestion du collectif. Les utopies abstraites permettent de rompre avec l’exigence constante et abrutissante de réalisme : elles poussent les murs. Ce qui rassemble toute pensée utopique est la croyance profonde en une société idéale diminuant la souffrance, réalisant pleinement le potentiel humain et poussant les limites de ce qui semble possible. Au cœur de tout cela est l’espoir2.

Par contraste avec les utopies abstraites, les utopies concrètes « sont en relation avec des luttes historiquement situées, une collectivité réalisée ou potentielle3. » Elles se basent sur l’impossibilité matérielle, pour des groupes sociaux, de vivre dans un espace qui se définit contre et par opposition à eux. La question n’est alors pas la pauvreté en général mais le fait de ne plus pouvoir nourrir ses enfants si la cantine ferme soudainement ; pas l’injustice mais les cartes d’identité, les centres de rétention, les interdits régissant nos parties génitales et le sens qu’on leur donne ou qu’on refuse de leur donner, les prisons, la banalité du viol dans nos vies, la police. Cette quasi-impossibilité à vivre dans un espace créé en opposition à son corps est ce qui définit la marge. Le terme même désigne ce qui est au bord, quasiment à l’extérieur mais qui encadre une surface donnée, perçue comme centrale. Les utopies concrètes, ancrées dans nos vécus, permettent de créer ces lieux qui ne sont pas encore, ces u topos, où enfin se voir, se sentir et déborder. Elles nous rappellent qu’il y a plus dans ce monde que ce que nous y subissons et à quoi nous résistons. Il s’agit de formulations – souvent artistiques – qui redéfinissent les rapports affectifs et projettent ainsi de nouveaux possibles du collectif. Les utopies sont des propositions esthétiques d’un monde meilleur. Dans son fameux essai La poésie n’est pas un luxe, Audre Lorde rappelle que l’art est, pour les minorisées, un viatique et non un objet accessoire, bourgeois et philistin. Pour les femmes, donc, la poésie n’est pas un luxe. C’est une nécessité vitale de notre existence. [...] La poésie est ce qui nous aide à donner un nom à ce qui n’en a pas pour qu’il puisse être pensé. Les horizons les plus lointains de nos espoirs et peurs sont pavés

1  José Esteban Munõz, Cruising Utopia : The Then and There of Queer Futurity, New York University Press, 2009, p. 3. Toutes les traductions proposées dans cet article sont effectuées par nos soins. 2  Alex Zamalin, Black Utopia, The History of an Idea from Black Nationalism to Afrofuturism, Columbia University Press, 2019, p. 11. 3 Munõz, op.cit.

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À LA UNE : UTOPIES par nos poèmes, taillés dans les expériences rocailleuses de nos quotidiens1.

Cette même idée de l’esthétique comme moyen nécessaire pour remodeler un monde à la hauteur de nos ressentis se retrouve également chez Muñoz lorsqu’il écrit : Se tourner vers l’esthétique lorsqu’il s’agit de queerness [terme qui signifie à l’origine en anglais bizarrerie/étrangeté, NDLR] n’a rien à voir avec une fuite du domaine du social, en cela que l’esthétique queer cartographie des relations futures2.

L’une des caractéristiques des corps marginalisés est qu’il leur est refusé de déterminer par eux-mêmes les frontières du beau. La formulation de l’esthétique par le corps dominant est une manière non seulement d’assurer la domination mais surtout de capitaliser dessus en créant de la valeur sur ce système de distinction. Le monopole du beau est une opération capitaliste. Mais au-delà, la question de l’esthétique pour les corps marginalisés est celle de la création des moyens d’expression de nos ressentis : « Car à l’intérieur des structures de vie définies par le profit, par le pouvoir linéaire, par la déshumanisation institutionnelle, nos sentiments n’étaient pas censés survivre. [...] Mais les femmes ont survécu. Ainsi que les poète·sse·s3. »

se sentir et se reconnaître en donnant, subrepticement d’abord, l’espace à nos corps de se déployer alors qu’on ne voulait habituer ceux-ci qu’à se contorsionner. Les cultures ballroom4 utilisent de manière particulièrement holistique les questions esthétiques dans la création d’un lieu autre et nécessaire. Dans Butch Queens Up in Pumps : Gender, Performance, and Ballroom Culture in Detroit, Marlon M. Bailey livre un travail d’ethnographie participative sur la culture ballroom de Détroit. Y est développée l’idée que la performance est ce qui constitue le travail culturel queer5 (queer cultural labor) qui se décline sous trois formes : « a) performativité/ performance en tant que moyen de s’auto-façonner (self-fashion) individuellement et collectivement ; b) performance en tant que construction d’une communauté minoritaire ; c) performance comme réponse critique à l’épidémie du SIDA/HIV6. » Ici, le rôle de la performance est redonné dans sa centralité, en tant que travail/labeur autour duquel se recrée, s’organise et se protège une partie de la communauté LGBTQI* Noire de Détroit. Le travail de performance est alors ce qui permet le travail affectif et de soin ; le modelage du soi permet la re-création de nouvelles formes du relationnel et délie la question du soin de celle de la binarité du genre, qui assigne la tâche de s’occuper des autres à des corps définis comme femmes. Marlon M. Bailey explicite les six catégories du système de genre en place dans la ballroom culture de Detroit : les Butch Queens Up in Drag, les Femme Queens, les Butches, les Femmes, les Men/Trade, les Butch Queens7.

Les utopies concrètes [...] permettent de créer ces lieux qui ne sont pas encore, ces u topos, où enfin se voir, se sentir et déborder. Elles nous rappellent qu’il y a plus dans ce monde que ce que nous y subissons et à quoi nous résistons.

Le langage, l’esthétique en tant qu’instruments de survie sont d’autant plus importants lorsque la transmission des méthodes de résilience ne peut se faire au sein du cercle familial donné ou des communautés imposées. Cela est particulièrement fréquent pour les personnes en dissidence avec les normes de genre et de sexualité. Les esthétiques des marges permettent de réimaginer l’espace et d’en proposer de nouvelles utilisations : nouvelles formes du relationnel, de mouvements, sons, formes et mots etc. Elles sont également des actes de transgression. Elles permettent surtout d’à nouveau

Les cultures ballroom développent un système de genre bien plus riche que celui binaire imposé par les sociétés majoritaires occidentales. De ce qui nous a été inculqué comme immuable, fixe, en bloc et naturel, la performance fait une réalité flexible, fluide, construite et à construire. Si ces catégories sont nommées en tant que système de genre par les participant·es au ball, elles font intervenir également des dimensions de sexualité. L’agencement de ces deux éléments ouvre la voie à l’expression de combinaisons affectives

1  Audre Lorde, Sister Outsider, Crossing Press, 1984, p 37. 2 Munõz, op.cit., p. 2. 3 Lorde, op. cit., p. 39. 4  Marlon M. Bailey, Butch Queens Up in Pumps : Gender, Performance, and Ballroom Culture in Detroit, University of Michigan Press, 2013, p. 10. 5  Défini dans l’ouvrage en tant que « manière de dénaturer, déstabiliser les catégories telles que lesbienne/bi/gay et straight/hétérosexuel, et mâle/femelle et homme/femme, ainsi que les notions de famille et de communauté » op. cit., p. 17. 6  Ibid., p.18. 7  Ibid., p. 35-36.

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À LA UNE : UTOPIES prohibées par la domination hétéropatriarcale. L’espace créé par les ballrooms, parce qu’il se réapproprie le genre et la sexualité, rend collectivement palpable le fait que « le genre est ce que nous faisons, pas ce que nous sommes1 ». Il s’agit d’espaces utopiques à plusieurs égards : ils permettent la création d’un monde alternatif où d’autres règles s’appliquent et modifient les relations de pouvoir permettant d’autres modes du collectif, ils sont en creux une critique du système dominant. Ils sont utopiques également parce qu’il s’agit d’espaces temporaires et circonscrits, en marge de la société dominante dans laquelle ils s’inscrivent. Pour beaucoup de personnes hors des cultures ballroom, il s’agit littéralement de lieux qui n’existent pas et ils ne demeurent utopiques souvent qu’à ce prix. Enfin, il s’agit d’espaces de survie. Utopique ici ne veut pas dire parfait, sans aspérité, violences ou conflits, mais bien la création d’un monde esthétiquement, affectivement et donc politiquement autre afin de survivre, « se penser, se représenter, se projeter2 ». Si les cultures ballroom ne cherchent pas à supprimer les normes de genre dominantes mais jouent avec elles, certaines œuvres de science-fiction féministes utopistes ont quant à elles fait des propositions de sociétés dans lesquelles le genre aurait disparu. Certaines d’entre elles sont présentées dans l’article « A Radical Queer Utopian Future : A Reciprocal Relation Beyond Sexual Difference » de Lucy Nicholas3. Dans cet article, Lucy Nicholas développe l’idée que la poursuite d’un monde sans genre ni sexe est étonnamment rare tant dans le champ académique que dans celui de l’activisme. À l’exception, selon elle, d’œuvres de science-fiction féministes des années 1970. Elle en cite trois en particulier : Woman on the Edge of Time (1979) de Marge Piercy, The Left Hand of Darkness (1969) et The Dispossessed (1974) d’Ursula K. Le Guin. Dans Woman on the Edge of Time, les distinctions sexuées entre humain·e·s ont disparu parce que la mise au monde d’être humains n’est plus conditionnée par le biologique, les enfants sont éduqués par trois co-parents. Puisque les femmes ne sont plus des ventres ambulants assurant la lignée et donc le patrimoine, il n’y a plus femmes, ni donc d’hommes. Dans ce roman, toutes les questions du supposé inné (la capacité à donner le sein, à porter un enfant, etc.) sont réglées par la technologie, qui permet par exemple des modifications hormonales pour

Les esthétiques des marges permettent de réimaginer l’espace et d’en proposer de nouvelles utilisations : nouvelles formes du relationnel, de mouvements, sons, formes et mots etc. que tout le monde puisse donner le sein. Ce changement modifie complètement l’apparaître des personnes. Lorsque la protagoniste, Connie, rencontre Luciente pour la première fois, qui lui rend visite depuis le futur utopique, [...] Connie est incapable de placer son genre parce que les caractéristiques dont fait montre Luciente, comprennent la grâce et la beauté à côté de la confiance en soi permettant de prendre de l’espace et une absence de complexe vis-àvis de son corps4.

L’un des grands thèmes du roman apparaît être la question des institutions psychiatriques ; Connie, mexicaine-américaine, se trouvant internée dans l’un d’entre eux. À Mattapoisett, en 2137, Il n’y a plus vraiment de couple, mais du désir sexuel – les amant·e·s n’étant « qu’une autre forme de l’amitié » – et la société est organisée de manière décentralisée, selon des principes anarchistes. Il y aurait des choses à dire sur le prémice de Women on the Edge of Time, qui place la solution féministe en partie dans une évolution biologique et replace de ce fait la question du système patriarcal au niveau d’une réalité biologique pouvant trouver des réponses dans le progrès technique et n’étant pas uniquement dépendantes du démantèlement d’un système de pouvoir – c’est-à-dire d’une résolution purement politique. Le roman apparaît cependant articuler un nombre important d’idées dans la création de ce futur utopique permettant de dépasser la bêtise du présent. Il recentre également la conversation vers ce à quoi nous tendons et non plus uniquement contre quoi nous nous battons et pose la question suivante : a-ton besoin du genre ? Dans les récits d’utopies contrariées (voir déçues) de W. E. B. Du Bois et d’Octavia Butler, présentés dans l’essai Black Utopia, The History of an Idea from Black Nationalism to Afrofuturism5 d’Alex Zamalin, le changement radical de la société advient non par

1  Ibid., p. 46. 2 Sarr, Afrotopia, op. cit., p 12. 3  Lucy Nicholas, « A Radical Queer Utopian Future : A Reciprocal Relation Beyond Sexual Difference », thirdspace, volume 8 , issue 2, 2009. URL : https://journals.sfu.ca/thirdspace/index.php/journal/article/viewArticle/lnicholas/248 4 Nicholas, op. cit. 5 Zamalin, Black Utopia, op. cit.

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À LA UNE : UTOPIES Loin de remplacer la lutte, les utopies en sont à la fois le fruit et la semence. Et elles nous disent cela : des nous abondants sont à venir. le progrès technologique mais à la suite d’une apocalypse à laquelle les protagonistes survivent. Dans The Comet (1920) de Du Bois1, New York au moins (le monde peut-être ?) est dévasté par une comète. Dans Parable of the Sower (1993) de Butler, en 2020 – « J’crois qu’c’est l’heure ! Ding ! Dong ! » –, le monde s’est effondré du fait de l’avidité capitaliste, de l’augmentation des inégalités et du changement climatique. Parable of the Sower est largement dystopique. Il « fictionnalise la théorie de Marx de l’inversion idéologique. Les inégalités construites par l’économique, qui produisent des pouvoirs arbitraires, apparaissent naturels et ainsi aliènent les citoyen·ne·s de leur pouvoir populaire, rendant en même temps l’obéissance naturelle. » L’outil de résistance déployé face à cela est la religion d’Earthseed, exposé dans le livre rédigé par Olamina, la protagoniste principale de la série. Elle se résume en ce principe : « Tu changes tout ce que tu touches. Tout ce que tu changes, te change. La seule vérité durable est le changement. Dieu est changement. » Si les communautés éparses qu’elle permet de créer forment des poches de résistance et des « moments éphémères de solidarité2 », ils ne parviennent pas à renverser l’État fondamentaliste et suprémaciste blanc chrétien Christian America. Dans Parable of the Talents, une dernière tentative d’échapper à la suprématie capitaliste blanche les pousse à fuir dans un vaisseau spatial nommé Christophe Colomb. Image afrofuturiste d’un black space travel3 désenchanté. Dans The Comet, la destruction de ce monde est en partie l’utopie en soi. C’est le cas à plusieurs moments, par exemple lorsque Jim, le protagoniste Noir, marchant dans la riches et blanche Cinquième avenue, entrant dans un restaurant, se dit : « hier, ils ne m’auraient pas servi ». Dans un paysage de dévastation, Jim réévalue son environnement où les règles raciales n’existent plus4. The Comet pose la question suivante : qu’arrive-t-il à la race

après l’apocalypse ? Si Dubois interroge également, de manière furtive, la transgression de l’interdiction de relation sexuelle interraciale5, les premières projections utopiques de Jim concernent la libération : Les chaînes semblaient se fracasser et tombaient de son âme. Du bas de sa caste vulgaire et écrasée et recroquevillée bondissait la majesté singulière de rois morts depuis longtemps. Il s’éleva des ombres, grand, droit et grave, du pouvoir dans ses yeux et des sceptres spectraux à sa poigne. Comme si de puissants pharaons ou des seigneurs assyriens aux cheveux bouclés revenaient à la vie6.

La vision furtive de Jim pointe vers l’utopie de renouer avec des jours glorieux pré-capitalistes, d’avant le commerce triangulaire. Ce projet utopique nostalgique porte néanmoins en lui une compréhension du pouvoir en tant que domination et exploitation. Se départir de ces acceptions du pouvoir est l’un des enjeux du dernier roman de Léonora Miano. Rouge Impératrice (2019) est une utopie panafricaine. Dès l’épigraphe est cité, aux côtés de Toni Morrison, Kwame Nkrumah. Le récit prend place à Katiopa, à la veille du San Kura 6361. Ilunga et Boya en sont les protagonistes principaux. Leurs noms nous rappellent aux fondateurs de l’empire Luba et au lac auprès duquel sa capitale aurait été installée. La capitale Mbanza est le nom de l’ancienne capitale du royaume du Congo. C’est donc la République démocratique du Congo actuelle – lieu où aux horreurs du système colonial belge ont succédé la prédation néocolonialiste de l’Occident, avec le soutien de dirigeants lamentables – qui deviendra le cœur du pouvoir katiopien. Utopique, Rouge Impératrice l’est parce qu’il s’attache à rappeler que l’histoire du Congo, mais plus largement celle du Continent, ne se résume pas à ce qu’a voulu et réussi en partie à en faire l’Occident. Il est également utopique par l’usage que fait Léonora Miano du langage pour recréer un espace permettant de dépasser le discours sur le continent maudit et en faisant de l’Afrique Noire renommée, non seulement le centre du récit mais le centre géopolitique du monde. Les Noir·e·s, qui ne se réfèrent plus à ces catégories raciales, sont celles et ceux

1  W. E. B. Du Bois, The Comet, 1920. URL : https://magicmonstersbcc.files.wordpress.com/2009/05/the-comet-w-e-b-du-dubois-1.pdf 2  Ibid., p. 122-122. 3  Ibid., p. 126. 4  La nouvelle ne mentionne d’ailleurs pas qu’il est Noir (negro dans le texte) avant qu’il ne rencontre Julia, femme blanche et riche, autre survivante de la nouvelle. 5  Du Bois écrit cette nouvelle en 1920, en plein Jim Crow, alors que des hommes noirs sont lynchés parce qu’ils regardent des femmes blanches et que l’intimité interraciale est strictement interdite par la loi – même si le viol par des hommes blancs de femmes noires est en réalité toléré et organisé comme méthode de maintien de l’ordre racial. Ce qui est étudié dans ce récit sont les dynamiques raciales de genre, mettant les hommes cis noirs en danger à proximité des femmes cis blanches. 6  Op cit., p. 60.

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À LA UNE : UTOPIES qui nomment l’étranger. Se plaçant dans un futur d’après le changement climatique, la libération politique du Continent par les armes n’est que récente, à la suite de la seconde Chimurenga. Elle succède à la première, celle de libération des imaginaires. Il s’agit d’un roman utopique également par la proposition esthétique qu’il fait. L’architecture de Katiopa, loin des fantasmes du tout technologique et de la disparition du vivant autre qu’humain, mélange construction vernaculaire1, plantes luxuriantes et moyens techniques discrets mais efficients se pliant à ce qui vit. Les rues, avenues et places de pouvoir portent les noms de nos chantres pré- et décoloniaux : Nyerere, Sankara, Menelik II, Manthatisi… L’habillement des habitant·e·s, largement détaillé, est non seulement un hommage à l’art de la sape africaine mais, comme l’architecture et la réappropriation du droit de nommer les espaces, la preuve de la décolonisation réelle. L’organisation politique est aussi un éloge aux idéaux panafricains. Le pouvoir politique intègre pleinement le mystique et le métaphysique comme sources de savoir et d’influence et laisse une large place aux ancêtres et aux ancien·ne·s. Elle est aussi largement inspirée des idéaux du socialisme africain de Julius Nyerere, notablement concernant la suppression de la propriété privée mais, plus largement, l’Ujamaa apparaît habiter la pensée politique d’Ilunga. Le Nyerere Hall est d’ailleurs le siège du gouvernement. Apogée de l’aspiration panafricaine : le Katiopa est unifié en grande partie et dispose d’un ministère des affaires diasporiques ; la polyglossie y règne. À aucun moment des discussions politiques en cours dans le roman ne se préoccupe-t-on de questions de croissance économique ou de développement. Le roman est une possible réponse à cette question, disséquée dans Afrotopia de Felwine Sarr : « Que serait l’Afrique si elle ne cherchait plus à être occidentale ? ». Parce qu’il s’agit d’un récit de décolonisation, il fait vivre en lui les restes de cette histoire dans les rapports tant affectifs que politiques. Si Katiopa propose une cosmogonie dépassant le fait colonial, Léonora Miano fait mesurer le poids de cette histoire pluricentenaire en la laissant hanter les protagonistes et les problématiques politiques du livre. Il ne s’agit ainsi pas d’un récit de fin de l’Histoire mais bien inscrit dans le mouvement du monde, habité par des clivages idéologiques et politiques. Ainsi en est-il de la question de que faire des sinistré·e·s (anciennement appelé·e·s Blanc·he·s), qui se retrouvent dans une situation qui ne

tient pas juste du renversement de situation. En faisant des sinistré·e·s un problème politique pour le Katiopa unifié, le roman pose également la question philosophique sous-jacente à toute lutte de libération : que faisons-nous de l’autre en nous, c’est-à-dire de la part de monstrueux que nous ne voulons pas accepter ? Le roman réfléchit l’érotique par la dépiction non seulement du plaisir sexuel et amoureux entre deux personnes Noires, Ilunga et Boya, mais également dans sa dimension éducative, spirituelle et mystique en explorant, par exemple, l’initiation des femmes aux plaisirs par des femmes plus âgées ou les ressorts thérapeutiques du travail sexuel. Il ne s’agit cependant pas d’un monde idyllique du genre, sans conflit interne où l’égalité entre tous et toutes domine : l’homosexualité, si elle n’est pas proscrite, demeure stigmatisée à Katiopa, de même les personnes appartenant à ce qui est désigné dans le roman comme le troisième genre2 demeurent hypersexualisées : tous les problèmes du Continent ne sont pas que coloniaux. Les utopies sont exotiques, au sens étymologique du terme. Elles sont le dehors et l’étranger. Par ce qu’elles créent via le langage, l’habillement, les sens, le mouvement, elles remplissent une fonction performative : elles font exister quelque chose – une idée, une émotion, une aspiration – là où avant il n’y avait rien. Elles ne sont pas uniquement nécessaires pour les corps marginalisés en tant qu’instrument de fuite, parce qu’elles permettent de se projeter dans un ailleurs rendant l’ici supportable. Elles démystifient également les discours qui nous nient et enrichissent en cela nos mondes affectifs, permettant la formation de solidarités concrètes, hors des circuits officiels et autorisés par le système dominant, construits pour encourager la haine de soi et des nôtres. Car pour lutter, il nous faut pouvoir nous aimer en nos termes. En créant des espaces où ce qui nous oppresse devient l’étrange, elles en montrent le caractère contingent, elles nous autorisent à ne plus nous conformer, même si ce n’est que temporairement. Elles sont aussi le résultat d’une tradition de résistance. Loin de remplacer la lutte, les utopies en sont à la fois le fruit et la semence. Et elles nous disent cela : des nous abondants sont à venir.

1  Et rappelle en cela les idées développées notamment par l’architecte et anthropologue Sénamé Koffi Agbodjinou. 2  Le « troisième genre » est une notion d’anthropologie occidentale blanche qui a notamment été mobilisée pour désigner les expressions de genre observées dans certaines ethnies africaines et qui ne répondaient pas à la binarité du genre occidental.

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À LA UNE : UTOPIES

« NOUS ON FAIT LE MARRONNAGE » Interview de Jay Asani PAR JADE ALMEIDA et Mona Banbou

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vril 2020 : la pandémie Covid-19 continue de faire des ravages à travers le monde. Depuis plusieurs semaines, le mot d’ordre est immobilisme. Des injonctions à suspendre tout voyage, tout déplacement, tout mouvement pouvant amener à être en contact avec l’autre. Mais l’immobilisme ne va pas concerner tout le monde et encore moins dans la même temporalité. Malgré l’hécatombe italienne, vols et croisières en partance de la péninsule continuent de déverser leur lot de touristes sur les côtes des « destinations soleil ». Ces territoires uniquement considérés comme lieux de villégiature pour des Européen·ne·s qui souhaitent leur plage de sable blanc et leurs quinze jours au soleil. Des espaces, dans l’imaginaire collectif, qui semblent dépourvus de populations, si ce n’est celles disponibles pour servir le « Dieu touriste ». Comme une répétition morbide de l’histoire, la maladie viendra de l’extérieur : des navires et des avions de vacancières et vacanciers qui refusent que la menace d’une grippe mortelle puisse

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empêcher leurs congés annuels. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir été dénoncé·e·s. Face à l’inaction des dirigeant·e·s, des activistes ont pris les choses en main. Armé·e·s uniquement de leurs drapeaux rouge, vert et noir de la Martinique, de leurs bèlè, de leurs conques et de leurs demandes de respect et de sécurité, iels se rassemblent à l’aéroport. Exigeant des réponses quant à la présence de cars entiers de touristes italien·ne·s dont on avait pourtant assuré qu’iels ne mettraient pas les pieds sur le territoire. Sur les vidéos, on peut entendre les chants et les slogans, tandis que les militant·e·s sont malmené·e·s par les forces de l’ordre. Parmi les présent·e·s ce soir-là, on reconnaît des visages associés désormais à la lutte martiniquaise face à la gangrène coloniale que représente la France : Jay Asani et Mona Banbou. Deux femmes noires du pays qui interpellent, brandissent les drapeaux,


À LA UNE : UTOPIES placent leurs corps en barrage d’une énième violence menaçant de déferler sur l’île par l’arrivée massive de ces corps étrangers. Une manifestation physique d’un système immunitaire insulaire qui s’active, avec le peu de moyens à disposition, pour empêcher le virus d’infecter son territoire. Nous sommes allées à leur rencontre à l’occasion de ce numéro d’AssiégéEs. Jay et Mona sont alors toutes les deux en quarantaine, tout comme l’ensemble des Martiniquais·e·s et le reste de la Caraïbe. Jay nous explique qu’elle accueille cet immobilisme du mieux possible, comme l’opportunité de s’arrêter et de se recentrer sur elle. J : Ces dernières semaines, la lutte a pris beaucoup d’ampleur et elle a pris le pas sur ma vie, je n’avais pas l’équilibre pour ne pas m’y perdre, donc ces temps-ci, c’est une pause forcée, mais c’est une pause dont j’avais besoin.

En effet, la lutte dont elle parle dépasse la mobilisation à l’aéroport et englobe des semaines de blocages de différents centres commerciaux sur le territoire, des mois de prises de parole pour conscientiser la population sur l’empoisonnement des terres au chlordécone et le besoin de changer la consommation locale, mais aussi des appels sans discontinuer à ce que les coupables soient traîné·e·s en justice. Iels sont plusieurs à s’organiser pour mener

ce combat, mais Jay insiste sur le fait que leurs actions ne relèvent pas d’un collectif ou d’une association mais d’un rassemblement qu’elle présente comme organique ; né d’un trop-plein de violence et d’injustice : J : Une fois que tu as pris conscience

de certaines choses, que tu vois autour de toi la manière dont les choses se passent chez toi, pour le peuple martiniquais, tu ne peux pas ne pas réagir. En tout cas pour moi, c’est ce qui s’est passé, c’était trop, il fallait que ça change. Et le changement doit être total parce que le système en Martinique est nécrosé de toute part par le colonialisme : que ce soit économique, politique… Tout est décidé à notre place, par des personnes qui n’ont aucun lien et aucun attachement à la Martinique.

Un sentiment auquel Mona fait écho. M : Je pense que notre mouvement, et j’essaye

de peser les mots que j’utilise à chaque fois pour être le plus juste possible, donc quand je dis mouvement effectivement un mouvement c’est quelque chose qui bouge, qui est amené à se déplacer, à évoluer… pour moi le terme « mouvement » est bien approprié. Donc notre mouvement est né réellement d’une espèce d’ébullition qu’il y a eu entre nous. D’un trop-plein, mais un trop-plein du système dans lequel on vit, dans tout ! Et quand je

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À LA UNE : UTOPIES dis dans tout, je parle du système politique, économique, social, environnemental… Rien n’allait et rien ne nous allait. Et le mouvement est né à mon avis, individuellement, de quelque chose comme ça.

Pour frapper au cœur du système, elles mettent en place diverses actions comme une liste d’entreprises et d’entrepreneurs locaux à favoriser pour réaliser ses achats ou encore des repas sur la plage où tous les plats proposés sont réalisés avec des produits martiniquais. Mais aussi des capsules vidéo sur internet où elles expliquent les tenants et aboutissants du chlordécone, le type d’impact que cela a eu sur le territoire et par conséquent sur les corps. Jay et Mona font partie d’un mouvement très actif, dont l’approche du militantisme se fait de manière holistique : du colorisme, en passant par les violences gynécologiques, du problème du symbole de la femme poto mitan1, aux violences policières ; elles dénoncent tout un système, car c’est tout un système qui est à refaire. Et pour toucher au cœur du problème, elles vont s’attaquer au cœur de la machine coloniale : l’économie. Chaque week-end depuis fin 2019 jusqu’au début du confinement, elles bloquent les centres commerciaux avec quelques dizaines d’autres manifestant·e·s : un par un. Des actions, parmi tant d’autres, qui vont être le point focal des médias et le sujet d’une diabolisation orchestrée par le pouvoir en place. Pour pleinement apprécier leurs choix d’actions, et être en mesure de disséquer les réactions engendrées, il faut comprendre la structure socio-économique actuelle de la Martinique. En effet, de nos jours, les terres de l’île ainsi que son économie sont quasi monopolisées par une caste constituant moins de 1 % de la population globale, à savoir les békés. Les békés sont les Blanc·he·s créoles descendant·e·s des familles esclavagistes ayant sévi depuis le xviie siècle dans les « Antilles françaises ». Leur mainmise sur l’économie locale a pu se maintenir grâce aux indemnisations faramineuses reçues par tête d’esclave « perdue » suite à l’abolition. Somme qui s’ajoute à la richesse accumulée durant l’exploitation esclavagiste. Bien que la loi soit claire sur le principe que nul ne devrait pouvoir profiter de son crime, l’Histoire ne cesse de démontrer la position privilégiée du Blanc colon, au-dessus des lois qu’il a lui-même créées. Non content·e·s de maintenir leur influence sur les territoires (la Guadeloupe étant la sœur jumelle de la situation martiniquaise), les békés perpétuent un système d’exploitation agricole basée

sur l’exportation et la monoculture. La flore naturelle de la Martinique, qui rendait les cultures riches et variées, laisse place à une exploitation intensive de la canne à sucre, puis de la banane dont plus de 90 % est destinée à l’exportation en France et en Europe. Ce taux de production disproportionné n’est rendu possible que par l’usage de pesticides divers dont la dangerosité est très vite documentée et dénoncée dans les plus hautes sphères. Parmi la longue liste de produits nocifs déversés pendant des décennies sur les îles Sousle-Vent : le chlordécone. Il s’agit d’un pesticide du type cancérigène, breveté dans les années 1950 et aussitôt massivement commercialisé. Néanmoins, dès les années 1970 on tire l’alarme sur sa dangerosité et l’OMS le classe « cancérogène » en 1979. Cela ne stoppe pas pour autant son déversement dans les « Antilles françaises », organisé par les tenants békés et autorisé par la métropole. Interdit en France dès 1990, il continue d’être utilisé lourdement sur nos plantations de bananes jusqu’en 1993. Or, cette molécule n’empoisonne pas seulement la production bananière, mais infecte graduellement tout sur son passage : eau, terre, plantes… Toute la chaîne y passe, au point que des expert·e·s parlent d’un empoisonnement à plus de 90 % des corps vivant sur les territoires. Notons que les recherches scientifiques estiment que la molécule reste active sur des centaines d’années et qu’à ce jour, aucun organisme ne permet de la détruire. Résultat : les chiffres de cancers sont explosifs sur des territoires comptant à peine 400 000 habitants. Des cancers du sein, à l’utérus, de la prostate, aux systèmes psychomoteurs, jusqu’aux graves problèmes de développement des fœtus… La chair est attaquée de toute part et on commence à peine à entrevoir à quel point les conséquences sont dramatiques. Une hécatombe telle que le terme antiallanocide émerge de plus en plus dans les discours. Ainsi, loin d’une utopie, les descendant·e·s de peuples mis en esclavage, naviguent une dystopie cauchemardesque. Une dystopie dans laquelle les familles békés ne sont donc nullement inquiétées et, de manière encore plus abjecte, continuent de s’enrichir. C’est là qu’interviennent Jay et Mona. Afin de dénoncer la mainmise économique, notamment de la famille Hayot, sur l’économie du territoire et leur implication dans l’empoisonnement au chlordécone, elles bloquent les grandes surfaces chaque week-end durant plusieurs semaines d’affilée. Ces manifestations qui attaquent le cœur du monopole des békés, à savoir

1  Une traduction littérale donnerait : le poteau du milieu. Quand on parle de fanm poto mitan, c’est la femme qui fait tenir le foyer, qui est le pilier de la maison. Mais cela signifie également considérer que les femmes peuvent tout subir et tout encaisser. C’est une forme d’injonction au sacrifice et au silence face aux difficultés.

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À LA UNE : UTOPIES l’argent, font couler de l’encre. Alors qu’elles et leurs camarades de lutte se présentent devant les entrées des grandes surfaces, uniquement armées de drapeaux, d’instruments de musique traditionnels et de chants réclamant justice, iels sont reçu·e·s avec violence. Responsable des magasins, agents de sécurité, force de l’ordre… Le pouvoir colonial s’enclenche pour protéger ses intérêts. J : En fait, la lutte n’a pas commencé avec le chlordécone ; c’est vraiment quelque chose que les médias ont créé. Ils nous ont dépeints comme la lutte anti-chlordécone, mais on a commencé par dénoncer, par exemple, la différence du prix de l’eau entre la France et la Martinique, l’omniprésence des békés et pas seulement par rapport au chlordécone. Bon, le chlordécone a pris le dessus à cause de l’actualité, mais nous, on parle beaucoup d’intersectionnalité entre nous ; on dénonce une multitude d’oppressions.

Mais, en effet, les médias ne retiennent que les blocages et les altercations avec les forces de l’ordre : toutes nos manifestations sont pacifiques. Elles sont une réponse à la violence de l’État. Dans les vidéos des diverses manifestations qui circulent sur les réseaux sociaux, on peut y voir de jeunes manifestant·e·s, notamment ces femmes noires, habillées en treillis, le visage maquillé des couleurs du drapeau martiniquais. Une fait retentir une conque, l’autre brandit l’étendard… Des affiches peinturées accusent Hayot des crimes commis contre le peuple. Sur chaque capsule, on peut entendre un, voire plusieurs, bèlè résonner. Parfois, une d’entre elles prend le temps d’effectuer des pas de danse devant le marqueur. Vidéo surréaliste d’une danse bien de chez nous, avec les voitures de gendarmes alignés sur le bord du chemin. D’autres fois, il est possible d’apercevoir un autel monté en hommage aux ancêtres avec de l’encens qui brûle au pied d’une barrière. Nous les interpellons à ce sujet et Mona répond : M : Ce qui m’amène devant les magasins des békés, c’est la magie des ancêtres, les ancêtres qui crient à l’intérieur de moi. Qui demandent justice. […] Notre spiritualité, c’est vraiment tout ce qui nous reste, parce qu’on a été malmené par un système colonial, dans tous les secteurs qui font une société. Absolument tout. Donc à chaque fois, c’est avec ça qu’on vient, et c’est ça notre force. C’est ça qui fait qu’on se prend des coups, de la bombe lacrymogène, alé pou viré1, et pourtant on est

encore là. Et c’est ça qui fera qu’on sera toujours là.

Pour Jay également, il s’agit ni plus ni moins que d’une suite logique à son combat : J : Si on parle de décolonialité, il faut aussi parler de l’esprit. Si on veut se débarrasser des békés, de la colonisation, on ne peut pas rester dans la religion des dominants. Quand on parle de changement global, c’est vraiment ça. Moi j’étais chrétienne, famille très croyante, mais moi et avec d’autres, on a décidé de se réapproprier nos traditions. Après, tout le monde aura une histoire différente, mais nos traditions sont au cœur de nos actions.

Pour lutter et obtenir un futur radicalement différent, elles revendiquent cet ancrage dans le passé, qui se matérialise également dans le lien avec les générations précédentes. Ce lyannaj (lien) avec les anciens, ça s’est fait naturellement. On ne nous a pas appris, à l’école, les actions qu’ils ont mené ici en Martinique. L’Éducation nationale ne nous a pas appris, en éducation civique, ce qui s’est passé en décembre 1959 par exemple. On veut savoir et nos anciens n’attendent que ça, de nous transmettre. Jay mentionne d’ailleurs que : J : Nous on fait le marronnage en fait, les ancêtres ont survécu, ils nous ont donné des clés, des outils, des pistes que l’on doit suivre, mais elle souligne que le lien avec tous les ancien·ne·s n’est pas toujours facile du fait même de ses positions politiques. Il n’y a pas aisément de dialogues possibles, ma mère ne comprend pas forcément, mais il y a un dialogue. Pour ma grand-mère, par exemple, non, la lutte… ce que je fais c’est l’illégalité, c’est dangereux, c’est diabolique en fait. Là, le dialogue n’existe pas.

Cette mécompréhension avec l’environnement familial n’est pas la seule conséquence lourde de leur engagement. Outre les violences policières, le temps ou encore l’énergie physique, il y a également le poids psychologique qu’il faut pouvoir encaisser : J : De tout ce que j’ai lu, de tous les livres militants sur la manière de lutter, aucun n’a mentionné le prix. Pour moi, il y a une perte de balance, c’est certain. Considérable même, explique Jay. Si c’était à refaire, je pense que je ferais plus attention à cela. Parce que si j’ai pu entrer dans cette lutte, c’était pour qui j’étais, de manière entière. Puis elle a pris entièrement

1  Dans tous les sens

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À LA UNE : UTOPIES le dessus et j’ai eu beaucoup moins de temps pour m’occuper de moi-même. J’ai dû mettre mon entreprise sur pause, je ne dormais plus parce que je réfléchissais beaucoup… Mais c’est un outil colonial aussi, ils savent, ils attendent qu’on pète les plombs.

Pour Mona, le point de rupture a eu lieu lors de la manifestation à l’aéroport, quelques jours avant l’ordre du confinement : M : Moi, je suis convaincue que toute ma vie, je serai dans ce mouvement de contestation et d’activisme, tant que je n’aurai pas ce que je veux, tant que cette société ne rendra pas justice à mes ancêtres, je vais me battre. Mais ce samedi-là était vraiment violent, quand tu vois jusqu’où l’État français est allé pour te montrer à quel point il se fout de la santé et de la survie de ton peuple et que ton propre peuple refuse d’ouvrir les yeux… Ce samedi-là, quand je suis rentrée chez moi, j’étais au plus mal. En réalité mon corps même m’a dit : Mona, repose-toi un peu. À ce moment-là je suis épuisée et là mon corps me fait comprendre que c’est trop. Et quand ton corps te dit que tu as trop de choses sur les épaules, tu l’écoutes.

Qu’imaginent-elles pour la Martinique ? C’est quoi leur utopie ? Jay est directe : J : L’utopie, c’est l’autonomie totale. L’autonomie à tous les niveaux. La Martinique pour les Martiniquais. Pour les gens qui viennent de cette terre. Là en Martinique on est encore dans une situation où des personnes de l’extérieur, qui ne connaissent rien à nos réalités, nos vécus, nos traditions, décident pour nous. La France, le préfet… C’est une infantilisation à son extrême. Ils décident pour nous alors qu’ils ne nous connaissent pas et qu’ils ont uniquement leur propre intérêt en tête, et le résultat c’est le chlordécone par exemple, c’est l’empoisonnement, c’est la destruction de notre écosystème. Donc ce que nous voulons, ce dont je rêve pour la Martinique, c’est de décoloniser le territoire. Cela peut prendre du temps, cela peut prendre toute une vie même, mais on ne peut pas s’arrêter tant qu’on n’aura pas obtenu cela.

Mona va également dans le même sens :

Ça a énormément de sens pour moi de travailler là ; comme je dis toujours : an didan pou dewo, dewo pour an didan1, de l’individuel rejoint le collectif. […] C’est un modèle économique qui travaille à l’émancipation du peuple martiniquais. C’est un morceau du puzzle… Le matin on travaille la terre, on plante, nettoie le jardin, récolte puis on livre… Cela a énormément de sens pour moi de faire cela, parce qu’on demande aux gens de changer leur façon de consommer, leur manière de vivre, même. Et la meilleure façon de le demander, c’est de le faire nous-même, en fait.

M : J’ai décidé de dédier mon existence au rééquilibre de l’humanité. J’exige justice pour mes ancêtres. Et rétablir la justice ici en Martinique, c’est abattre le doudouisme, le créolisme, c’est abattre ce qui n’est pas à nous. À bas l’idée des chabines, des coulis, ces créations coloniales pour mon peuple. Rétablir la justice, c’est abattre le capitalisme, car tout ça, ce n’est pas nous. Ce n’est pas notre culture, ce n’est pas mon peuple. Forcément, en rééquilibrant l’humanité, on a le dessin de notre Martinique qui apparaît. L’économie représentera tout simplement la mise en valeur des dons de chacun et chacune. Tous et toutes auront leur place, car chacun et chacune est un morceau du puzzle de cette Martinique. Les agriculteurs, par exemple… je dirais même plus, les magiciens et magiciennes de la terre, les magiciens et magiciennes de la mer, les artistes des tissus, les artistes du bois qui créent ce dont nous avons besoin pour contribuer à notre bienêtre et pour nous faciliter la vie au quotidien… Les savants et les savantes pour nous soigner… J’imagine une Martinique épanouie dans toutes ses énergies, faisant vivre sa spiritualité au quotidien.

Puisqu’elle mentionne un morceau du puzzle, nous leur demandons de décrire le puzzle dans son entier.

Une Martinique finalement qui s’occupe de sa Martinique, qui s’occupe de son pays.

Néanmoins, son travail ne s’arrête pas pendant le confinement. Mona travaille dans une ferme agricole, détenue par un agriculteur bio martiniquais, qui possède également un laboratoire de transformation de produits vendus dans une boutique sur la propriété. Il y a aussi un restaurant qui propose une cuisine saine, bio et locale. Pendant le confinement, le restaurant est fermé, mais un service de livraison des produits frais est proposé en alternative.

1  Traduit littéralement : ce qu’il y a l’intérieur finit par avoir un impact sur l’extérieur et vice versa.

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À LA UNE : UTOPIES PAR ANAÏS DUONG-PEDICA ET AGNÈS DELRIEU

T « NOTRE MÉTISSAGEt i qES ue d'une utopie postCri UNE RICHESSE » r a c i a l e e t p o s t - c o l o n i a l e Illustration : Zohra Khaldoun

Fiction post-coloniale ? Le « post-colonial » EST fiction. Est-ce que j’ai manqué quelque chose ? … Est-ce qu’ils sont partis ? Roberta Sykes1 Introduction : L’utopie de l’entreprise coloniale

D

ans les îles du Pacifique, « utopie » est un mot qui a été utilisé pour faire allusion à la vie « sous les tropiques » ou du moins à l’imaginaire colonial que les Occidentaux en ont : les plages de sable blanc, les cocotiers, la vie plus lente… Cet imaginaire est représenté dans les récits de voyageurs et colons, dans la littérature, les films, la musique et l’art. Cette vision utopique de ces îles comme paradis tropicaux dissimule l’histoire coloniale du Pacifique francophone. C’est ainsi que Suzanne Ounei, fondatrice de l’organisation de femmes GFKEL (Groupe des femmes kanak exploitées en lutte) avec Déwé Gorodé et l’une des membres fondatrices du FLNKS (Front de libération national kanak et socialiste), disait dans un discours à Nairobi en 1985 :

Quand on dit que le Pacifique Sud est un paradis, où on peut trouver de belles plages de sable blanc et un ciel bleu, c’est superficiel. Là-bas, dans le Pacifique, les Kanak, le peuple mélanésien, meurt depuis 1853. Quand les Français et leur gouvernement sont arrivés en 1853, ils ont colonisé notre pays sans nous demander la permission, ou s’ils pouvaient rester chez nous.

Colonie française sur les terres kanak depuis 1853, la Kanaky-Nouvelle-Calédonie (KNC) cristallise les angles morts de l’histoire coloniale française. Elle fit en effet l’objet de mesures de colonisation pénale (déporté·e·s politiques français·e·s, condamné·e·s de droit commun, déporté·e·s arabes2 depuis la colonie française en Algérie), puis de colonisation de peuplement, en passant par le transfert des populations engagées depuis d’autres colonies (Asiatiques, Polynésien·ne·s, Vanuatais·e·s, Malabars, etc.) en particulier dans l’exploitation des ressources naturelles en nickel. Aujourd’hui, la société calédonienne reflète son histoire dans ses inégalités sociales. Septième pays le plus cher au monde3, les chiffres masquent une réalité bien moins

1  Extrait du poème « Post-Colonial Fictions » de Roberta Sykes écrit en mémoire à la conférence « Post-Colonial Fictions » ayant eu lieu à Perth en Australie en 1992. 2  Nous écrivons « Arabes » car c’est le terme employé par l’administration coloniale et repris par les descendant·e·s. 3  Selon le classement en fonction de l’indice Big Mac (The Economist, 2017).

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À LA UNE : UTOPIES paradisiaque pour beaucoup de personnes : 10% des plus pauvres disposent d’un revenu 7,9 fois inférieur aux 10% les plus riches en 2008 (ISEE-NC). Autre reflet de son histoire : sa “diversité culturelle”. En 2014, près d’un·e habitant·e sur dix se déclare “métis·se” ou appartenant à plusieurs communautés. Une diversité célébrée tant et si bien qu’elle en devient presque une attraction. En effet, dans ses 20 bonnes raisons de visiter la Nouvelle-Calédonie, l’Office du tourisme de Nouvelle-Calédonie place la diversité de la population calédonienne en deuxième place, qualifiant l’archipel de « véritable melting-pot haut en couleur ! ». À ce point de la discussion, il nous semble important de nous positionner par rapport à cette Histoire. Ce papier, nous l’écrivons en tant que femmes Calédoniennes non-Kanak. Toutes deux nées et élevées à Nouméa, Agnès est fille d’une mère Japonaise et d’un père blanc métropolitain, Anaïs est descendante d’immigrants Vietnamiens et de la colonisation pénale et d’immigration néocoloniale française1. Nous écrivons en soutien à la libération du peuple Kanak et avec espoir de continuer à cultiver des solidarités interraciales et interculturelles dans les luttes anti-coloniales et antiracistes. Nous reconnaissons que nos passés, présents et futurs sont intimement liés. En 2005, Guréjélé2 chantait « Qui aurait pu imaginer, qu’un jour ou l’autre, nos destinées seront scellées », traduisant bien la surprise de ces chemins, bouleversés par l’histoire coloniale, qui n’étaient pas censés se croiser. Par ce texte, nous proposons une critique du métissage « biologique » comme idéal de société et utopie post-raciale. Nous souhaitons encourager d’autres Calédonien·ne·s non-kanak à résister contre le projet colonial dans toutes ses formes, et ce de manière responsable, en tenant compte des asymétries de pouvoir qui régissent les identités, les structures et la vie de tous les jours en KNC3. L’« immigration massive » comme politique coloniale Maile Arvin, Eve Tuck, et Angie Morrill, chercheuses autochtones de l’Île de la Tortue et Hawai’i, définissent le colonialisme de peuplement comme « une persistante formation sociale et politique, dans laquelle les nouveaux et nouvelles arrivant·e·s/colonisateurs et colonisatrices/ colons arrivent à un endroit, le déclarent leurs, et font

tout ce qui est en leur pouvoir pour faire disparaître les peuples autochtones qui s’y trouvent4 ». Dans cette configuration, c’est l’exploitation de la terre qui est génératrice de valeur. Or, pour que les colons puissent s’approprier la terre et en extraire sa valeur, les autochtones doivent être détruit·e·s et éliminé·e·s. Élaboré dans le creuset de la guerre coloniale en Algérie, le Code de l’indigénat est précocement installé en KNC, de 1887 jusqu’à son abolition officielle en 1946. Le régime de l’indigénat confine les Kanak à des réserves avec interdiction de circuler, les soumet aux travaux forcés, à l’impôt de capitation, parmi d’autres restrictions de libertés réservées aux indigènes. Il permet, par le contrôle et l’enfermement des corps non-blancs, leur exploitation et ségrégation spatiale, dans le but de s’accaparer les terres et les ressources naturelles. Les Kanak sont perçu·e·s comme inférieur·e·s et incapables de se gérer et sont traité·e·s avec paternalisme. On le retrouve même dans la pensée de Louise Michel5 qui suggérait le métissage comme stratégie pour « sauver » la culture kanak, une suggestion reprise par la Revue française de l’étranger et des colonies dans le cadre de l’assimilation des Kanak : « Les Canaques ne sont point dépourvus d’intelligence ; les plus instruits connaissent même toutes les finesses de notre langue. Peut-être, par suite d’un croisement de races, sera-t-il possible de les assimiler à notre civilisation6 ». L’élimination des autochtones était bien le but de l’empire français en KNC, comme le montre une lettre que Pierre Messmer, alors Premier ministre, écrit en 1972 à Jean-­ François Deniau, secrétaire d’État aux DOM-TOM. Il affirme que la présence française en Calédonie ne peut être menacée que par une revendication nationaliste des Kanak. Pour éviter cela, il propose « l’immigration massive de citoyens français métropolitains ou originaires des départements d’outre-mer (Réunion) » afin de « permettre d’éviter ce danger en maintenant et en améliorant le rapport numérique des communautés ». Deux ans plus tôt, en 1970, le maire de Nouméa Roger Laroque déclarait : « Il faut faire du blanc ». Cette politique d’immigration commence à la fin du xixe siècle et continue pendant un siècle. L’État français utilise pour cela plusieurs stratégies comme encourager l’immigration volontaire de Français en leur offrant des terres à leur arrivée, envoyer des femmes françaises à marier aux hommes libérés

1  Ces immigré·e·s français·e·s venu·e·s s’installer au Pays s’identifient eux-elles mêmes comme des « expatrié·e·s ». 2  « Ça roule » de Guréjélé, groupe originaire de Nengone (Maré). 3  Nous écrivons « Kanaky-Nouvelle-Calédonie » pour reconnaître l’existence d’au moins deux mondes dans ce Pays (autochtone, colonial, diasporique) et plaçons « Kanaky » en premier car c’est le nom choisi dans le projet de souveraineté kanak pour la future nation indépendante. 4  Voir « Decolonizing feminism : Challenging connections between settler colonialism and heteropatriarchy », 2013. 5  Communarde française déportée, souvent célébrée pour sa solidarité au peuple kanak. 6  « Correspondances et nouvelles : Légendes Canaques », Revue française de l’étranger et des colonies, 2, 1886.

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À LA UNE : UTOPIES et l’utilisation de travailleurs étrangers et travailleuses étrangères sous contrat pour les exploitations de café et de nickel. Les Kanak, privé·e·s de leurs terres accaparées, voient leur population diminuer face aux vagues successives d’immigration, aux épidémies et aux massacres qui succèdent à leurs insurrections et résistances. Loin d’être le produit d’une rencontre romantique et paisible entre plusieurs cultures, ce « melting-pot haut en couleur » promu par l’Office du tourisme est donc le résultat d’une politique délibérée d’élimination du peuple Kanak menée par l’empire colonial français. « Tou·te·s métis·se·s ! » : de la honte à la célébration du métissage Le concept du métissage dit « biologique » est une invention coloniale qui tend à affirmer le concept de « race » et de pureté de la race. Historiquement, les métisses sont donc les produits de parents appartenant à deux « races » distinctes. Dans les colonies, la « question métisse » émerge quand les colons blancs délaissent les enfants issu·e·s de relations avec des femmes autochtones. Il existe aussi bien évidemment un métissage dit « culturel » qui veut que les diverses diasporas indonésienne, vietnamienne, wallisienneset-futunienne, arabe, malabar, tahitienne, japonaise, vanuataise et chinoise sont aussi océanisées (pour les diasporas extérieures à l’Océanie) et « Calédonisées » si l’on peut dire. De même que les Blanc·he·s de KNC ne sont pas culturellement aligné·e·s avec les Blanc·he·s de France hexagonale. Ces communautés présentes depuis plusieurs générations sont toutes en relation avec la culture et le peuple Kanak. C’est pourquoi le grand chef de Nengone, Nidoïsh Naisseline, affirmait que « la culture kanak, c’est aussi le patrimoine des Caldoches. Cela détermine aussi leur relation au monde. De la même manière, pour les Kanak, le bagne fait partie intégrante de notre histoire. Nous serions différents s’il n’y avait pas eu ce système pénitentiaire qui a marqué le Pays et les hommes1 ». Outre l’émergence d’identités culturelles complexes produites par la colonisation de peuplement, ce qui nous intéresse, c’est l’engouement pour le métissage dit « biologique » comme échappatoire aux conflits raciaux et politiques en KNC. En effet, Il n’est pas rare d’entendre quelqu’un dire que « de toute façon, on est tous et toutes métis·se·s en Calédonie » pour mettre fin à un conflit interpersonnel racial. Que ce soit le cas ou non n’est pas tant ce qui nous importe. Ce qui est

intéressant, c’est de se pencher sur les raisons pour lesquelles cette affirmation est avancée. À l’époque coloniale, les enfants métis·se·s sont accueilli·e·s par une des communautés et on ne peut pas parler d’identité métisse en tant que telle. C’est à dire qu’un·e métis·se javanais·e-kanak socialisé·e dans la culture kanak, sera considéré·e comme kanak. De même, si un·e métis·se blanc·he-kanak grandit et est socialisé·e dans le monde caldoche, alors ielle sera considéré·e comme caldoche. La ségrégation spatiale de la colonie qui fait que les Kanak et les colons et arrivant·e·s ne vivent pas ensemble, rend impossible le développement d’une identité métisse et fait du métissage une honte. C’est pourquoi l’historienne calédonienne Christiane Terrier affirmait que « bien avant 1945, la Nouvelle-Calédonie a déjà beaucoup d’Européens pas vraiment blancs et beaucoup de kanak pas vraiment noirs… mais elle n’a pas de métis2 ! ». C’est après la guerre civile et le début du mouvement nationaliste kanak dans les années 1970 que le métissage, qu’il soit biologique ou culturel, est revendiqué. Il est notamment revendiqué par la population caldoche qui, pour manifester son appartenance au Pays, démontre des liens de parentés kanak. Il faut bien comprendre que la lutte pour une Kanaky indépendante change la donne politique, car elle représente un réel contre-pouvoir, qui produit une certaine anxiété auprès des communautés non-kanak. Aujourd’hui, la célébration de l’identité métisse ne se fait plus qu’au niveau individuel mais est institutionnalisée. En 2019, à l’occasion de ses 30 ans, la Province Sud (province où se trouve la majorité de la population non-kanak, située en Pays kanak Xârâcùù et Drubea-Kapumë) a créé plusieurs posters affichant des visages représentant la diversité culturelle et raciale des habitant·e·s de la province. Sous un des posters, on peut lire : Nous sommes tous métis, c’est notre richesse. Déconstruire la société « métisse » comme idéal de société : ce qui se cache derrière « l’histoire heureuse » du métissage Derrière ce récit du multiracialisme 3 et multiculturalisme heureux se cache un désir de « passer à autre chose » sans avoir à faire face à l’histoire coloniale du Pays, à nos responsabilités individuelles et structurelles et donc de taire la lutte anticoloniale. En effet, l’idéal de société métisse est un écran

1  Entretien avec Walles Kotra publié dans Nidoïsh Naisseline, de cœur à cœur, 2016. 2  Chapitre « Calédoniens ou Métis ? » dans La Nouvelle Calédonie : Terre de métissages sous la direction de Frédéric Angleviel, 2004. 3  Voir Sara Ahmed, Multiculturalism and the Promise of Happiness, 2007.

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À LA UNE : UTOPIES de fumée qui dissimule les colonialismes et racismes contemporains. La blanchité comme norme sociale En KNC, les rapports de pouvoirs sont hiérarchisés avec la bourgeoisie blanche en haut et le prolétariat kanak en bas. De manière générale, la blanchité est valorisée et favorisée. À l’époque coloniale, les femmes étant en infériorité numérique, les hommes déportés furent autorisés à faire venir leurs familles aux frais de l’administration coloniale, sauf pour les hommes déportés arabes. De même, les patronymes des travailleurs et travailleuses asiatiques furent francisés par l’administration coloniale. Ces méthodes permettaient de favoriser la reproduction sociale blanche et d’assimiler les non-blanc·he·s. Aujourd’hui, les inégalités sont visibles dans beaucoup de domaines, particulièrement entre les populations kanak et non-kanak. Par exemple, 5 % des Kanak sont diplômé·e·s du supérieur contre 28 % pour les non-Kanak, tandis que le taux d’emploi atteint 49 % pour les Kanak contre 71 % pour les nonKanak. Le pouvoir économique et décisionnel reste entre les mains d’oligarchies familiales bien connues des Calédonien·ne·s. En 2016, l’étude DALTON1 menée dans le grand Nouméa, où se concentrent le pouvoir économique et 69 % de la population totale, montre un écart de 15 points dans l’accès au logement2, entre les Européen·ne·s et les Kanak, au bénéfice des premiers. Si comme la Province Sud le suggère, « nous sommes tous métis », il semble que ce « métissage » n’empêche pas les inégalités raciales et que nous sommes encore loin d’être tous et toutes égales et égaux. Hétéropatriarcat Maile Arvin, Eve Tuck et Angie Morrill définissent l’hétéropatriarcat comme « les systèmes sociaux dans lesquels l’hétérosexualité et le patriarcat sont perçus comme normaux et naturels et dans lesquels d’autres configurations sont perçues comme anormales, aberrantes et répulsives3 ». Si aux premiers abords, le métissage peut apparaître comme une preuve que l’amour est possible au-delà des catégories raciales, ce récit romantique doit être déconstruit. Premièrement, il pose les relations hétérosexuelles comme le lieu de production de l’utopie post-raciale. Cela réitère l’hétérosexualité non seulement comme normale

Outre l’émergence d’identités culturelles complexes produites par la colonisation de peuplement, ce qui nous intéresse, c’est l’engouement pour le métissage dit « biologique » comme échappatoire aux conflits raciaux et politiques en KNC. et naturelle, mais aussi comme morale puisqu’imaginée comme nécessaire aux bons rapports entre les différentes « races » et à un éventuel futur sans conflits raciaux puisque les « races » disparaissent. Deuxièmement, l’idée romantique du métissage cache aussi d’autres réalités troublantes endémiques aux colonies, comme le viol. En effet, ces récits ont tendance à oublier qu’historiquement, les femmes indigènes et les femmes mises en esclavage étaient violées par les hommes blancs. La KNC n’était pas épargnée. En effet, les femmes Kanak forcées à travailler dans les caféiries étaient violées par les fils des colons qui les exploitaient et les considéraient comme étant à leur disposition. On les menaçait « de se faire emprisonner si elles ne se laissaient pas faire4 ». On peut aussi mentionner les viols des ouvrières asiatiques engagées sous contrat par des colons dans ces mêmes caféiries et par des contremaîtres dans les mines. Ces pratiques, bien que d’une extrême violence, étaient banales pour certains hommes blancs dans la période de l’entre-deuxguerres. Le métissage était parfois le produit de ces viols. La « Fête de la citoyenneté » Cette célébration du métissage est au cœur de la « journée de la citoyenneté », le 24 septembre, qui commémore la « prise de possession » des îles par l’amiral Fébvrier Despointes au nom de la France. Elle est commémorée pour la première fois en 1872 et célèbre de-là la France, l’armée ainsi que les « bienfaits » de la colonisation. En 1974, elle est contestée par un groupe d’étudiant·e·s kanak nommé « Groupe 1878 » qui stoppèrent le défilé militaire, acte pour lequel ielles seront emprisonné·e·s. Bien que cette date soit un jour de deuil pour le peuple kanak, pour le reste de la population, cette fête est censée célébrer la diversité culturelle et les « valeurs communes » du Pays. Parmi ces valeurs présentes dans

1  Voir Mathieu Bunel et al., « Discriminations ethniques dans l’accès au logement : une expérimentation en Nouvelle-Calédonie », 2016. 2  Comprend les communes limitrophes du Mont-Dore, Païta et Dumbéa. 3  « Decolonizing feminism… », op. cit., p. 13. 4  Selon un entretien avec l’anthropologue Jean Guiart dans le documentaire Le vilain petit canard par Jonathan Bougard, 2017.

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À LA UNE : UTOPIES les communications publiques : le partage, le métissage, le multiculturalisme, la solidarité, la culture et l’égalité. En 2012, la commémoration prit la forme de neuf cases kanak représentant la maison commune1 et les huit aires coutumières de la KNC, construites des mains de la jeunesse en plein cœur de Nouméa. Si beaucoup ne virent pas d’un bon œil ce signe d’ouverture, d’autres s’y attachèrent et commencèrent à y faire vie, se nommant la Tribu dans la ville. Ils y accueillirent les touristes et les passant·e·s, les invitant à venir partager un café, discuter et vivre la culture kanak. Cette affaire prit une tournure polémique, jusqu’à l’ordre de destruction totale des cases par la mairie de Nouméa le 13 novembre 2012 à 6 h du matin. Après avoir réveillé enfants et adultes qui dormaient à l’intérieur, les cases furent détruites avec des bulldozers. Cela démontre la limite de volonté d’engagement des institutions non-kanak avec le peuple et la culture kanak malgré les « valeurs communes » promues. Ces valeurs, le métissage inclus, deviennent des faire-valoirs symboliques et moraux qui n’aboutissent pas à un changement systémique. Conclusion Le chemin semble long pour que la société calédonienne s’adapte à un véritable changement en profondeur, porteur de valeurs humaines, pour qu’advienne une véritable justice sociale en KNC pour toutes et tous. Le combat contre le colonialisme et le racisme est un combat collectif, qui nécessite qu’on se batte au-delà des liens de parenté. Pour cela, il nous faudra à terme repenser l’« amour ». Pas un amour romantique et romancé, mais un amour qui se veut politique. Un amour qui refuse l’innocence, qu’elle soit coloniale ou blanche. Ce faisant, nous devons imaginer des relations et des manières d’être en relation différentes. À quoi notre monde ressemblerait-il si l’on se refusait à aimer apolitiquement ? Si l’on cessait de voir l’amour comme transcendant et intouché par la politique ? L’auteur, militant et critique gay Noir américain Robert Jones Jr. (aussi connu sous le nom de Son of Baldwin) affirme dans un tweet « On peut être en désaccord et s’aimer, à moins que notre désaccord soit ancré dans mon oppression et le déni de mon humanité et droit d’exister2 ». Quels types de rapports à nousmêmes et aux autres sont possibles quand on met en pratique l’amour auquel il fait référence ? Ceci est

notamment évoqué par bell hooks quand elle nous met au défi d’aimer. Dans la même veine que Paulo Freire qui parle de la révolution comme d’un acte d’amour, créatif et libérateur, et dans le contexte d’une révolution féministe, elle écrit : Nous devons nous concentrer sur une politisation de l’amour […] dans une discussion critique où l’amour peut être compris comme une puissante force qui provoque et résiste à la domination. Quand nous travaillons à être aimant·e, à créer une culture qui célèbre la vie, qui rend l’amour possible, on va à l’encontre de la déshumanisation, contre la domination3.

Comme l’écrit la poète lesbienne Noire américaine Audre Lorde « les outils du maître ne détruiront pas la maison du maître4 ». C’est le défi que les Calédonien·ne·s doivent relever aujourd’hui. Le défi d’imaginer autrement et de refaire le monde au-delà d’imaginaires et d’affinités raciales et coloniales. Le défi d’interroger nos généalogies, secrets de famille, non-dits, enchevêtré·e·s dans le fil commun de l’histoire coloniale française d’une manière ou d’une autre. Cela doit notamment passer par un travail courageux et difficile de prise de conscience politique et historique et l’imagination de solutions qui ne prennent racine ni dans le projet colonial ni dans la subordination d’un groupe ou identité par rapport à un·e autre. mais nous avons décidé une bonne fois pour toutes de porter ensemble le poids de l’histoire commune pour construire ensemble la case du destin commun car c’est un grand don de la vie d’avoir à écrire ensemble notre avenir car c’est un grand legs de l’histoire d’avoir à bâtir ensemble notre pays5

1  Les maisons communes sont des espaces collectifs dans les tribus. 2  2015, URL : https://twitter.com/sonofbaldwin/status/633644373423562753?lang=en 3  Extrait de son livre Talking Back : Thinking Feminist, Thinking Black, 1989, p. 26. Voir aussi le livre Rencontres radicales : pour des dialogues féministes décoloniaux édité par Manal Altamimi, Tal Dor et Nacira Guénif-Souilamas, 2018. 4  Commentaires dans le panel « Le privé est politique », à la conférence Second Sex ayant eu lieu à New York le 29 septembre 1979. 5  Extrait du poème « Nous avons décidé » de la poète kanak Déwé Gorodé, ancienne vice-présidente du Gouvernement de la NouvelleCalédonie, chargée de la Culture, publié dans Se donner le pays : Paroles jumelles, co-écrit avec Imasango. AssiégéEs • septembre 2020

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À LA UNE : UTOPIES

: L A I N O L O C É D ÉCOFÉMINISME MYRIAM BAHAFFOU UNE UTOPIE ?

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ien que l’on constate une certaine résurgence de l’écoféminisme ces dernières années, le mouvement demeure peu présent en France. En effet, on le suspecte d’être à la fois incohérent, essentialiste ou trop théorique. Cet article a pour but de comprendre cette réticence en dégageant des pistes de réflexion sur la place des rapports sociaux de race dans les histoires, pratiques et discours écoféministes.

L’écoféminisme est difficile à définir et on en parle volontiers au pluriel. S’il déconcerte tellement, c’est parce qu’il désagrège une vision unifiée de la nature, historiquement consolidée par des siècles de philosophie et de sciences sociales occidentales. Il est en fait impossible de comprendre ce qu’« écoféminisme » signifie tant que l’on pense en termes univoques, car ses pratiques et ses histoires sont aussi diverses que contradictoires. Sans entrer dans une tentative de définition, on constate quand même quelques critiques récurrentes au sein du mouvement : celle du patriarcat-capitalisme, de l’exploitation systémique des corps minorisés – et spécifiquement des femmes –, de la mainmise sur la fertilité des sols et des utérus, de la dévalorisation du care et de la dépossession d’un certain pouvoir spirituel des minorités de genre au profit de religions patriarcales. Si tout cela paraît toujours abstrait, ces critiques marquent pourtant une révolution de la pensée en Occident. Il s’agit en effet de détruire pour de bon la dualité nature/culture qui régit encore la quasi-totalité de nos rapports au vivant1. Ici entre alors en jeu le décolonial : ce sont les femmes, mais surtout parmi elles les esclavagisées, les « sauvages » et les « non-civilisées » qui ont historiquement été

Et de fait, ce sont les femmes africaines, indiennes ou argentines qui ont expérimenté en premier le croisement entre genre et natures. reléguées du côté de la nature. Cette dernière est donc moins une entité abstraite qu’une catégorisation des corps qui ne conviennent pas à la bonne définition de « la culture » au sens large qui se doit par définition d’être blanche, validiste et masculine. Aucune surprise donc que les femmes racisées soient évidemment plus naturelles, plus animales, plus féroces et que la nature soit synonyme de féminité indomptable. La résistance à l’écoféminisme en France doit alors être comprise comme une façon de chercher à maintenir une dualité entre nature et culture. Pour le dire vite, le féminisme occidental s’est davantage centré sur le travail plutôt que sur les corps. Or, la conception libérale du travail ne pouvait se faire que sur le dos d’une partie non négligeable du monde2 que nombre d’écoféministes ont su mettre à jour3. La colonisation, l’accumulation primitive4, le pillage systémique des pays des Suds et leur basculement dans la dette perpétuelle depuis la mondialisation5 ont été autant de facteurs qui ont permis l’existence d’un mouvement « d’émancipation des femmes » complètement aveugle aux dominations qu’il perpétuait pour exister6. Est-ce qu’un monde plus féministe colonise l’espace, place des femmes à la tête de programme de recherche nucléaire, leur donne le « droit » d’entrer dans l’armée ou dans la police ?

1  « L’exceptionnalisme humain » présente l’humanité comme une non-espèce, absolument séparée de toutes les autres. C’est selon cette même idée que tout ce qui est « naturel » est dévalorisé car sale, désagréable ou honteux, qu’il s’agisse des excréments ou de la sexualité. C’est aussi cet exceptionnalisme qui légitime la consommation, l’exploitation et l’extermination d’autres animaux puisque nous appartiendrions à une catégorie différente par nature. Tout mon propos démarre par une critique radicale à cet endroit. 2  Ainsi, pour les femmes afroaméricaines des années 1960 par exemple, réclamer le « droit » de travailler n’était pas une proposition nouvelle ni émancipatrice. Elles qui travaillaient depuis toujours, n’ont pas bénéficié de cette soit-disant « libération » lors de l’extension du marché du travail aux femmes blanches, les reléguant ainsi aux pires tâches. 3  Maria Mies, Patriarchy and Accumulation on a World Scale : Woman in the International Division of Labour, Londres, Zed Books, 1999. 4  Pour une analyse féministe de l’accumulation primitive, voir Silvia Federici, Caliban et la sorcière, Entremonde, 2014. 5  Helena Hirata et Jules Falquet, Le sexe de la mondialisation : sexe, classe race et nouvelle division du travail, Presses de Sciences Po, 2010. 6  Les premiers tests de la pilule contraceptive ont été faits sur les femmes portoricaines, utilisées comme « cobayes » pour ce qui devait servir de symbole d’émancipation pour les luttes féministes occidentales. D’autres exemples de telles pratiques sont légion en Occident.

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En ajoutant le préfixe « éco », Françoise d’Eaubonne1 invente un terme qui permet d’élargir la catégorie de sexe en montrant que la libération féministe est celle de toute la planète : ainsi, pour combattre le patriarcat il faut comprendre qu’il assassine non seulement les femmes, mais aussi tous les corps naturalisés, les deux étant intrinsèquement liés. Si d’Eaubonne permet de donner un nom à ce mouvement, et si la théorisation anglo-saxonne des années 1980 a opéré un tournant majeur dans la diffusion de l’écoféminisme, il existait des pratiques, des récits et des cosmologies des peuples concernés bien longtemps avant cette théorisation. L’apport des écoféministes blanches est donc non négligeable en ce qui concerne la diffusion du mouvement, son exploration philosophique et son institutionnalisation universitaire. Sans elles, je n’aurais probablement jamais connu les puissantes œuvres qui jalonnent aujourd’hui ma pensée et remplissent ma bibliothèque. En revanche, et comme souvent, cela a aussi gommé les multiples pratiques et résistances autochtones, minorisées, qui n’ont pas attendu Françoise d’Eaubonne ou Starhawk pour lier oppression des femmes, des racisées et des sols. Enfin, au sein même de l’écoféminisme, les personnes qui dominent la théorisation du mouvement sont majoritairement blanches et issues de milieux intellectuels. En un sens elles déracinent des savoirs et des pratiques situées pour les rendre accessibles à un public privilégié qui demeure aveugle aux questions de race pourtant

Disons-le une bonne fois pour toutes : l’écologie doit être décolonisée. […] Et pour cela, il faut comprendre en quoi le dualisme le plus important de l’Occident, celui entre nature et culture, est tributaire d’un passé colonial.

Illustration : Zohra Khaldoun

À LA UNE : UTOPIES

clivantes dans l’écologie actuelle. Elles ne remettent pas en question le privilège qui leur permet de publier, d’être invitées dans des conférences, et invisibilisent par là celles pour qui le combat se vit avant de s’écrire. Ainsi, si patriarcat, capitalisme et écocide sont liés, alors l’écoféminisme décolonial parvient à se défaire d’une vision libérale du corps, invente une épistémologie qui offre de nouvelles conceptions du genre à l’aune du vivant et de l’espèce. Et de fait, ce sont les femmes africaines, indiennes ou argentines qui ont expérimenté en premier le croisement entre genre et natures2. Concrètement, ce sont elles qui ont

1  Le néologisme « écoféminisme » semble apparaître pour la première fois sous la plume de Françoise d’Eaubonne dans Le Féminisme ou la mort (1974). 2  J’utilise délibérément le mot nature au pluriel pour le déformer et le rendre plus ouvert. Ainsi, je cherche à le sortir de la définition pure et idéale que l’on y projette, comme s’il s’agissait d’un paysage immaculé. La réappropriation de ce mot dans mes travaux se rapproche en

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À LA UNE : UTOPIES Voilà pourquoi il faut déterrer nos récits, nos matriarcats, nos héroïnes, notre écologie, et nos conceptions du corps, qui […] gardent les stigmates de la colonisation. Nous avons su comment guérir de cela ; nous saurons guérir du reste. compris la continuité entre travail domestique et travail de la terre et ont constitué un levier de pouvoir pour faire évoluer ces structures, tout en refusant l’émancipation au prix d’une masculinisation du monde1. Ce sont elles qui ont appris à résister aux envahisseurs coloniaux qui, à coups de pesticides ou d’extractivisme, ont abîmé tous les corps auxquels elles tenaient. Par conséquent, pour comprendre la catégorie de « nature », il faut se pencher sur des siècles de naturalisation et d’animalisation2 qui ont justifié l’exploitation, voire l’extermination systémique3 des peuples associés à elle. Ainsi, tout ce que le mot « naturel » renferme de dangereux peut être aisément saisi chez une personne victime de racisme même si elle n’a pas le vocabulaire de l’« écologie savante ». À titre personnel, j’ai eu la chance d’aller à l’université, d’écrire ces lignes aujourd’hui, d’essayer d’exister dans le monde de la recherche en tant qu’écoféministe, mais aussi en tant que Myriam Bahaffou. Et plusieurs fois, on m’a gentiment dit que j’avais bien réussi « pour une fille comme moi » ou que mon succès était admirable « vu d’où je venais ». Que veulent dire ces remarques ? Elles réaffirment une validation qui a presque valeur d’un badge d’entrée au white’s club, comme pour me dire : « pour une fille issue de l’immigration, nous t’acceptons parmi nous ». En fait, en dépit de mon appartenance raciale, j’ai réussi à correspondre aux idéaux de réussite élitistes blancs. Je crois, avec toute la politesse du monde, que j’emmerde profondément la validation de ces personnes. Je crois que je suis mieux placée pour savoir de quoi je parle quand je parle

d’écologie, puisqu’il s’agit de mes proches qui travaillent en usine et qui s’intoxiquent, le pays de mes ancêtres qui a servi de terrain pour vos tests nucléaires, les corps de mes sœurs qui ont été stérilisés de force, et ceux des femmes des Suds en général qui sont les plus exposés à tous les désastres climatiques que l’on connaît. Je crois donc que ce sont les Arabes, les Noir·e·s, les Roumain·e·s ou les Asiatiques qui sentent mieux la catastrophe écologique que n’importe quel discours « vert » nous demandant de faire pipi sous la douche comme geste « écoresponsable ». Je refuse de m’uriner dessus pour vous dédouaner de votre culpabilité. Qui sont les véritables responsables ? Disons-le une bonne fois pour toutes : l’écologie doit être décolonisée. Dans son approche, dans ses discours, dans son histoire. Et pour cela, il faut comprendre en quoi le dualisme le plus important de l’Occident, celui entre nature et culture, est tributaire d’un passé colonial. Aujourd’hui, l’écoféminisme décolonial déconstruit cette binarité et permet aux femmes que l’on a ignorées de retrouver une place de choix dans la création de nos imaginaires futurs et de nos utopies. L’écoféminisme décolonial n’est pas une « réaction » à un discours écoféministe hégémonique et blanc, mais il constitue les racines du mouvement. On cite souvent l’ONG Green Belt au Kenya4, mais il nous faudrait des dizaines d’études pour comprendre comment Wangari Maathai a réussi à redonner une autonomie aux femmes de l’Afrique entière en plantant des arbres ; il en va de même pour la force politique des mères d’Izutaingo contre Monsanto5, et il serait temps que le terme de « racisme environnemental » entre dans le vocabulaire de l’écologie en France. Les femmes, mais aussi toutes les minorités de genre ont des savoirs, des pratiques, des approches, des cosmologies, des mémoires et des histoires silenciées qui pourtant démontrent une sensibilité écologique particulièrement précieuse.

fait beaucoup du terme natureculture proposé par Donna Haraway. 1  Le terme de masculinisation renvoie à une attitude spécifique qui consiste à convoiter les postes, imaginaires et valeurs attribuées aux hommes dans une société patriarcale. Il est à différencier des codes sociaux de la masculinité avec lesquels certain·e·s, par exemple les butches, peuvent jouer de manière subversive. 2  Dans mon mémoire de recherche Les plaisirs de la chair : le véganisme éclairé comme renouveau radical du féminisme moderne (2018), j’ai essayé de montrer à quel point les femmes racisées étaient victimes d’animalisation, c’est-à-dire de projections ou fantasmes sur leurs corps sexualisés et considérés comme plus proches des animaux que des humain·e·s, dans une logique toujours dualiste. 3 Dans Un éternel Treblinka (éd. Calmann-Lévy. 2008), Charles Patterson explique comment l’extermination des Juifs pendant la Shoah a justifié et été justifiée par l’exploitation systémique des corps animaux, alors que la mort industrialisée, parquée et cachée de millions d’êtres commençait à devenir une pratique banale du début du siècle. 4  Mouvement communautaire de la fin des années 1970 qui avait comme projet de reboiser les terres afin de redonner une autonomie aux femmes, le GNB leur donna la possibilité de se diriger vers une agriculture sans engrais chimiques, d’avoir à disposition une source de combustible viable et de lutter contre l’érosion des sols. 5  Le documentaire réalisé par Coline Dhaussy, Lucie Assémat et Marine Allard Ni les femmes ni la terre, sorti en 2016, nous donne à voir différents combats écoféministes contre Monsanto et l’extractivisme néocolonial en Argentine, du point de vue de deux groupes : celui des Mères d’Ituzaingo et de l’assemblée Malvinas en lutte pour la vie.

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À LA UNE : UTOPIES En France, c’est la question de la spiritualité qui pose le plus problème dans l’acceptation de l’écoféminisme ; aujourd’hui, la plupart des féministes dites « matérialistes » voient dans les cultes païens une forme de religion arriérée, patriarcale et asservissante pour les femmes. Une fois de plus, cet argument ne prend pas en compte les diverses approches et réinventions du vivant que peuvent offrir les pays qui ont le plus souffert écologiquement. Ce rejet complet de la spiritualité tire son existence d’un féminisme aux tendances racistes qui considère la rationalité comme l’aboutissement logique d’une évolution vers le progrès. Par conséquent, l’accusation d’essentialisme porte sur la Pachamama ou la Kundalini, c’est à dire des cultes non occidentaux. Et bien que la figure de la sorcière revienne à la mode ces derniers temps, elle est encore une fois « blanchie » et perd toute perspective transnationale qui permettrait de comprendre au nom de quoi les femmes, mais parmi elles les esclavagisées ont été brûlées sur des bûchers précisément pendant la période coloniale. Et les cours de yoga à quatre-vingt euros pour retrouver sa « féminité sacrée » perpétuent l’appropriation culturelle criante qui dissimule les sujets actifs de l’écoféminisme que sont les femmes paysannes, si absentes des brochures écolos ou des cercles d’activistes. Il est donc grand temps de comprendre que la production du savoir doit être décentrée, que le sujet n’est ni universel ni blanc, et que le métissage, l’esclavagisme, la traite, la colonisation, ont été des événements qui ont modelé de manière irréversible les relations entre les humain·e·s, mais surtout avec leur environnement. Voilà pourquoi nous avons besoin d’utopies. Il ne s’agit pas de brandir un énième message de « diversité » dans la lutte, mais plutôt comprendre qu’il s’agit de la nôtre. J’écris de Bure, où un projet d’enfouissement nucléaire a lieu à quelques kilomètres d’ici1. Là, le gouvernement a décidé de dissimuler les détritus du capitalisme, la poubelle radioactive que nous devrions accepter comme monde de demain. Ici, l’utopie me porte, car j’expérimente ma capacité à faire, créer, écrire, ici et maintenant. L’utopie me permet de me réapproprier l’écologie dans un milieu où la blanchité est criante et pourtant muette, elle me permet de me sensibiliser aux plantes, à apprendre leurs noms, à comprendre quels sont les remèdes, à retrouver la terre,

celle de mes ancêtres, à imaginer un lieu politique où celleux qui me lisent pourraient venir et échanger avec moi. Des Blanc·he·s en dreadlocks n’ont aucun droit de détenir cet univers et de m’en priver. Tout cela me concerne, moi qui ai grandi dans le béton de la banlieue, qui n’ai jamais eu de terre et qui ne me suis sentie chez moi nulle part, coincée entre l’injonction républicaine à m’intégrer dans une France raciste et la perpétuelle réassignation à ma place de femme arabe. Après le Covid-19, nous avons d’autant plus besoin de ces utopies parce que ce sont des femmes majoritairement racisées qui continuent à faire marcher le pays : caissières, assistantes maternelles, femmes de ménage et soignantes ne peuvent s’autoriser l’utopie, qui reste inaccessible. C’est pour cela qu’il y a une responsabilité à œuvrer dans la construction de futurs alternatifs, de sortir des arguments racistes et sexistes qui fondent encore une partie de l’écologie2. C’est parce que l’expérience du confinement a exacerbé nos utopies et nos volontés de nous échapper que nous pouvons déplacer la perspective, nous autoriser un monde d’après, post-apocalyptique pour certaines, retour à un âge d’or pour d’autres. Il faut donc que l’écoféminisme cesse de se cantonner à du développement personnel tandis que l’Europe vit sur le sang de ses colonisées. L’African Ecofeminist Collective a pour moi bien plus de valeur que n’importe quel festival à Paris qui se targue d’écoféminisme parce qu’il propose des couches lavables et des cours de couture à une majorité de blanches privilégiées. L’écoféminisme décolonial implique donc de décentrer le sujet occidental et de comprendre qu’il existe d’autres façons de faire de l’écologie, de la sentir, et qu’elles ont lieu hors de nos terres de conquistadors, connus aujourd’hui sous le nom de FMI ou Monsanto. Voilà pourquoi il faut déterrer nos récits, nos matriarcats, nos héroïnes, notre écologie, et nos conceptions du corps, qui bien qu’elles diffèrent partout, gardent les stigmates de la colonisation. Nous avons su comment guérir de cela ; nous saurons guérir du reste.

1  Le projet CIGEO est un colossal projet d’enfouissement nucléaire qui devrait avoir lieu près de Bure, en Meuse, où l’opposition fait rage depuis 1996. Là, ont eu lieu récemment deux événements organisés par les Bombes atomiques, collectif antinucléaire et féministe en mixité choisie (sans hommes cisgenres). Cela a permis de raviver les liens entre féminisme et mouvements antinucléaires. Prochainement, j’espère y proposer un événement de ce type d’un point de vue décolonial ; en effet, on méconnaît souvent le lien qui existe entre la politique nucléaire française et l’exploitation morbide de ses territoires colonisés. 2  Même chez Françoise d’Eaubonne, des arguments comme ceux de la surpopulation sont omniprésents et constituent des manquements graves dans la théorisation du mouvement écoféministe. C’est pour cela que nous devons comprendre les racines de tels angles morts et affirmer clairement que l’écologie, même libertaire, peut s’appuyer sur des bases racistes qu’il faut critiquer.

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À LA UNE : UTOPIES

D R A G E R E R T O N R E IS N O L O C DÉ E T N O S IM A G IN A IR E S FEDRA GUTIÉRREZ S E S N A D S E L R SU Une réflexion sur le discours et les pratiques du mouvement

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La lutte pour la décolonisation est toujours une lutte pour l’abolition du point de vue du colonisateur et, par conséquent, constitue une lutte pour la fin du monde – la fin d’un monde. La fin du monde tel que nous le connaissons. Tel qu’il nous fut enseigné – un mode dévasté par la destruction créatrice du capitalisme, organisé par la suprématie blanche, normalisé par la cisgenrité comme idéal régulateur, reproduit par l’hétéronormativité, gouverné par l’idéal machiste bâillonnant les femmes et le féminin et actualisé par la colonialité du pouvoir, monde de raison dominatrice, de répartition inégale de la violence, du génocide systématique des peuples racialisés, pauvres, indigènes, trans, et tant d’autres. Jota Mombaça1

ous, qui militons pour la décolonialité aussi bien dans nos actions que dans nos réflexions, nous savons qu’il n’y a pas de négociation possible avec ce monde tel qu’il nous a été imposé. Nous ne laisserons aucun répit à ce monde colonial, où certaines vies semblent valoir plus que d’autres. Ce monde, essentiellement hiérarchique, nous le détruirons comme le souligne notre auteure, « son apocalypse, semble être à ce stade l’unique exigence politique raisonnable2 ». Nous ne voulons plus d’États, nous ne voulons plus d’institutions qui nous surveillent pour nous empêcher de sortir de la norme blanche et hétéromachiste, nous ne voulons plus des tentatives qui visent à nous détruire ainsi que nos épistémologies ancestrales. Nous savons en revanche que le monde que nous désirons n’existe pas encore. Il est de notre responsabilité de l’imaginer : Quel(s) monde(s) voulons-nous construire ? Comment décoloniser notre inconscient et notre imaginaire des récits occidentaux

Au sein du nouveau monde que nous imaginons, nos corps, leurs vécus, leurs sueurs, leurs cris, leurs gémissements, leurs idolâtries, leurs désirs et leurs gestes seront compris en tant qu’ils sont capables de produire la pensée et l’action politique. pour éviter de projeter les ruines de ce monde décadent sur celui à venir ? J’aimerais partager dans ce texte certaines réflexions et interrogations sur la façon dont on pourrait aborder la question de(s) danse(s) et des corps dans ce nouveau monde, en puisant dans mon expérience d’artiviste et de chercheuse en danse. Comment décoloniser les espaces de formation, production et diffusion de la danse, et les discours sur son histoire ? Il faut d’abord garder à l’esprit que la perspective décoloniale ne cherche pas à constituer une réponse unique et définitive à faire émerger. Elle ne cherche pas à construire un nouveau monde pour le substituer à un autre, elle est ouverte aux multiples mondes et peut les faire coexister, pour reprendre une idée du mouvement autonome zapatiste. La décolonialité s’oppose à toute prétention d’universalité, sur laquelle se fonde la violence totalitaire de l’eurocentrisme épistémologique. En m’inscrivant dans cette perspective, ma réflexion cherche plutôt à faire émerger des questions plutôt qu’à proposer des réponses définitives. Cette réflexion s’inscrit dans un processus de construction collective d’une alternative à

1  « ¡Rumbo a una redistribución de la violencia desobediente de género y anticolonial ! », in Devuélvannos el oro. Cosmovisiones perversas y acciones anticoloniales, Madrid, FRAGMA, 2018, p. 188. Jota Mombaça est une artiste de performance et écrivaine brésilienne non-binaire. 2  Ibid.

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Illustration : Fedra Gutiérrez

la colonisation de nos savoirs. Ces savoirs qui résistent encore, à partir de la rage qui articule les résistances et les stratégies de survie. Cette perspective suppose aussi de se défaire de la hiérarchie occidentale séparant le savoir théorique/ académique du savoir performatif, pratique et artistique. Cette hiérarchie saisit les performances du corps, en particulier celles des corps non-hégémoniques, comme des propositions manquant de contenu épistémique, et les situe historiquement comme des savoirs inférieurs. Au sein du nouveau monde que nous imaginons, nos corps, leurs vécus, leurs sueurs, leurs cris, leurs gémissements, leurs idolâtries, leurs désirs et leurs gestes seront compris en tant qu’ils sont capables de produire la pensée et l’action politique. Hiérarchisation et classification dans l’Histoire de la danse Le regard décolonial implique une relecture critique de l’Histoire. Dans mon cas, le questionnement porte sur « l’histoire officielle qui nous a été racontée sur la danse ». À qui pensons-nous lorsque nous parlons

de l’histoire de la danse ? Qui écrit cette histoire ? Quels lieux y occupent les personnes racisé·e·s, les trans, les queers, les pédés, les gouines, les dissident·e·s sexuel·le·s, les personnes précarisées, et tous·tes celleux qui désobéissent à ce système nécropolitique ? De quelle « danse » s’agit-il dans ce récit historique ? J’ai commencé par observer que ce qu’on entendait par « l’histoire de la danse », ne renvoie ni plus ni moins qu’à l’histoire de la danse en Occident, sans prendre en compte l’histoire des danses dans les territoires du Sud. Les livres et articles qui prétendent aborder « les danses du monde » dédient trois quarts des textes et images aux danses occidentales. Ce faisant, ces histoires écrites par les Occidentaux décrivent de façon détaillée les périodes historiques et les figures emblématiques de leur histoire1. L’autre quart est disputé par « le reste du monde » et ses danses, condensées et interprétées la plupart du temps à partir de critères qui simplifient leur complexité et leur hétérogénéité et les réduisent à des catégories monolithiques et homogènes. Là encore, l’histoire écrite par les Blanc·he·s qui ont le rôle principal, expose sa prétention à l’universalité, et à incarner l’histoire de l’humanité. Comme l’écrit

1  Joann Kealiinohomoku, « Une anthropologue regarde le ballet comme une forme de danse ethnique », in Nouvelles de danse (34/35), Danse nomade. Regardes d’anthropologues et d’artistes, Bruxelles, Contredanse, 1998, p. 51.

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À LA UNE : UTOPIES N’oublions pas aussi que les expositions coloniales ont profondément marqué la compréhension, ainsi qu’une partie de la terminologie employée jusqu’à nos jours, pour parler des danses nonoccidentales. Reni Eddo-Lodge1, à première vue « être universel dans ce monde, c’est forcément être blanc ». Ce qui explique clairement que ces historien·ne·s de la danse ne s’intéressent absolument pas à la totalité du monde de la danse ; mais à leur propre monde2. Un monde de la danse, blanc, occidental, hétéronormé, cisgenre, validiste, et grossophobe imposé et pensé par ses auteur·e·s et protagonistes comme l’unique monde légitime.

un manque de maîtrise, dégradante, disharmonieuse, sauvage et simiesque6 ». Loin de constituer un point de vue rare au début du xxe siècle, cette vision s’inscrit parfaitement dans une longue histoire de la construction scientifique et spectaculaire de « l’instrument le plus efficace de domination sociale inventé au cours des 500 dernières années : l’idée de race7 ». Ce racisme, en premier lieu « religieux » qui considérait les peuples indigènes comme « des êtres sans âme », plus proches de l’animal que de l’humain, devint à partir du xvie siècle un « racisme de couleur », à partir duquel on justifia la déportation massive, et le commerce transatlantique des Africain·e·s, et par la suite, à partir du xviiie siècle, un « racisme scientifique » justifiant toutes les exploitations, massacres, ainsi que les nouvelles invasions sur la base d’une prétendue nature « biologique » de la supériorité blanche8. L’Occident fonde ainsi son hégémonie épistémique et ontologique sur la base de représentations qui supposent l’infériorité et la dimension primitive des corps non-occidentaux.

L’exhibition spectaculaire est donc inhérente à la fabrication de « l’altérité » des corps en Occident.

Il est important de signaler que dans cette histoire occidentale de la danse, se sont réaffirmées de multiples représentations racistes et coloniales des danses et des corps non hégémoniques, qui demeurent actuelles. On ignore par exemple que la danse moderne, généralement présentée comme une danse intrinsèquement démocratique et inclusive, s’est construite sur la base de stratégies d’exclusion3. À titre d’exemple, dans les années 1910-1920, Isadora Duncan affirma son rejet des danses africaines et afroaméricaines qu’elle considérait comme primitives, convulsives, et renvoyant à l’animalité4. Dans cette veine, Rudolf Laban, considérait que les Afro-américain·e·s avaient un sens du rythme extraordinaire, en même temps qu’ils sont renvoyés à l’incapacité de créer des danses nouvelles, condamnées ainsi à l’imitation des danses des Blanc·he·s5. Ainsi ces deux danseurs développent une vision coloniale des danses afroaméricaines, auxquelles ils associent « essentiellement

Ces représentations de « l’altérité » s’installent dans l’imaginaire populaire à travers la surexposition et la mise en scène des corps racialisés provenant des colonies. Les violentes expositions coloniales et zoos humains se sont effectués au cours du xixe siècle et durant la première moitié du xxe siècle avec comme objectif de produire l’association de ces corps à des corps « sauvages », qu’il serait nécessaire de « civiliser », justifiant ainsi les politiques d’invasion coloniale. L’exhibition spectaculaire est donc inhérente à la fabrication de « l’altérité » des corps en Occident. Ces derniers furent exposés comme des « objets » jetables de consommation, comme des êtres barbares, mis en scène pour être observés et jugés par le sujet occidental qui se constitue comme la norme de cette dichotomie, « d’où provient la racine de toute violence9 ». Le corps racialisé est ainsi, comme dirait Fanon, construit par

1  Coumba Kane, « Reni Eddo-Lodge : “Être universel dans ce monde, c’est forcément être blanc” », Le Monde Afrique, 21 octobre 2018. 2  Kealiinohomoku, art. cit., p. 52. 3  Ann Daly, « Isadora Duncan et les politiques de la danse moderne » in C. Rousier (éd.) Être ensemble. Figures de la communauté en danse depuis le xxe siècle, Pantin, Centre National de la danse, 2003, p. 89-101. 4  Isadora Duncan, Ma vie, Paris, Gallimard (Folio), 2004, p. 420-421 in Isabelle Launay, « Gestes tordus, gestes toxiques, gestes revenants in De Self Portrait Camouflage (2006) à Adieu et merci (2014) de Latifa Laâbissi » in Latifa Laâbissi. Grimaces du réel, Dijon, Presses du réel, 2015, Laboratoires d’Aubervilliers, p.34-73. 5  Rudolf Laban, A Life for Dance, traduction anglaise, Mac Donald & Evans, London, 1975 (Ein Leben für den Tanz, Dresde, Carl Reissner Verlag, 1935), p. 133-134 in, Isabelle Launay, ibid. 6  Ibid. 7  Aníbal Quijano, « ¡Qué tal raza ! » in Ecuador Debate. Etnicidades e identificaciones, Quito, CAAP, no 48, décembre 1999, p. 141. 8  Ramón Grosfoguel, «≈Racismo/sexismo epistémico, universidades occidentalizadas y lo cuatro genocidios/epistemicidios del largo siglo xvi », in Tabula Rasa, 19, Bogotá, 2013, p. 31-58. 9  Gloria Anzaldúa, Borderlands/La Frontera : The New Mestiza, Madrid, Capitán Swing, 2016, p. 83.

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À LA UNE : UTOPIES l’autre, par le Blanc, et ses mille anecdotes et récits1. Ceci a gravé dans nos corps et le regard que nous portons sur nous-mêmes, une haine de soi qui se nourrit de l’idée selon laquelle « être blanc vaudrait mieux que d’être brun2 ». N’oublions pas non plus que les expositions coloniales ont profondément marqué la compréhension, ainsi qu’une partie de la terminologie employée jusqu’à nos jours, pour parler des danses non-occidentales. Dans le cas particulier de la France, jusqu’à la moitié du xixe siècle, la connaissance sur ces danses provenait des écrits produits par les explorateurs et voyageurs. Ces expositions ont donc été les premiers espaces à partir desquels le public a pu découvrir les formes de danses interprétées par les populations lointaines. Ces dernières seront appelées « danses exotiques » jusqu’à la moitié des années 19503. La notion d’exotisme renvoie étymologiquement à « l’étranger », et par la suite à « l’étrange ou au barbare ». Elle finit par être associée à « l’extra-européen », ou à « l’extra-occidental » à partir de l’époque moderne. Ainsi l’Occident se conçoit comme la norme culturelle à partir de laquelle « l’exotique » ou « le différent » sont désignés. Ce qui est exotique est donc ce qui échappe à l’intelligibilité du public occidental. Dans le contexte colonial, le terme exotique fut associé aux populations colonisées et leurs danses, ce qui fait que ce terme acquiert implicitement une dimension péjorative, de barbarisme et de primitivisme4. Ainsi, cette dénomination suppose intrinsèquement de penser ces danses comme des manifestations inférieures aux danses occidentales et suppose une homogénéisation de ces formes réduites à une unique catégorie renvoyant implicitement à leur prétendu manque de complexité. Le même problème émerge lorsque nous souhaitons remplacer ce terme par d’autres qui rendent compte d’une localisation géographique particulière. Par exemple, les termes « danse africaine », ou « danse indienne » continuent d’homogénéiser une multitude de pratiques très diverses, et rend par conséquent difficile l’étude des spécificités chorégraphiques et techniques de leurs artistes. Concernant la notion de « danse ethnique », elle n’est qu’un euphémisme de dénominations plus anciennes comme celle de « danses primitives et exotiques ». C’est très clair lorsque nous observons que ce qui constitue « l’ethnique » renvoie à ce qui auparavant était considéré comme exotique : les danses des anciennes

Proposer une seule histoire de la danse [...] appauvrit la réalité. Les gestes voyagent dans le temps et l’espace, les danses circulent de territoire en territoire, de corps à corps, se nourrissent les unes les autres. colonies5. Dans de nombreux cas, elles sont essentialisées aussi sous la catégorie de « danses traditionnelles », ce qui, comme pour les notions antérieures, suppose une dichotomie entre ce qui paraît être la danse occidentale, qualifiée de moderne, innovatrice, et expérimentale, et les danses non-occidentales, pensées comme monotones et répétitives d’un passé transmis sans changements de génération en génération. Cela suppose que leurs interprètes sont considéré·e·s comme des personnages en marge de l’histoire, plutôt que comme des artistes à part entière. Ces catégories, comme nous l’avons vu, nous disent davantage de choses sur les imaginaires coloniales de l’Occident reposant sur les danses nonoccidentales, que sur la diversité, et les spécificités concrètes de ces danses. Pourtant, elles traversent in/ consciemment la manière dont nous continuons à les penser dans l’actualité. Il est donc primordial de les problématiser en tenant compte de la manière dont elles sont comprises par les danseurs et danseuses qui les utilisent pour rendre compte de leurs pratiques. Détruire les récits coloniaux de l’histoire de la danse Comment détruire les récits coloniaux de l’histoire de la danse ? Comment penser d’autres chronologies de l’histoire de la danse, transgressant la pensée historique dominante ? Comment repenser les terminologies pour nous y référer ? Quand je pense à des possibles tentatives de réponses à des questions aussi complexes, il me vient à l’esprit quelques idées. La première chose, c’est de renoncer immédiatement à une seule histoire de la danse. Chaque lieu, chaque communauté de danse, chaque danseur ou danseuse, ont leurs propres catégories pour parler de leur propre histoire et expérience de la danse. Proposer une seule histoire de la danse court le risque de reproduire un modèle

1  Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Éditions du Seuil, 1952, p. 109. 2  Gloria Anzaldúa, « La prieta » in, Cherríe Moraga et Ana Castillo (éds.), Esta puente mi espalda, San Francisco, Ism Press, 1988, p. 162. 3  Anne Décoret-Ahiha, Les danses exotiques en France, Pantin, Centre National de la danse, 2004, p. 6-8. 4  Ibid., p. 11. 5  Ibid., p. 12.

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À LA UNE : UTOPIES La décolonialité est une pratique politique, et c’est dans cette pratique qu’elle tire son pouvoir transformateur. Pour cela, notre pari est dans la rue, dans l’action, dans l’articulation collective, dans nos comportements quotidiens, face à nos miroirs, dans nos maisons et dans nos lits. universaliste colonial, qui appauvrit la réalité. Les gestes voyagent dans le temps et l’espace, les danses circulent de territoire en territoire, de corps à corps, se nourrissent les unes les autres. Une nouvelle chronologie articulerait les diverses historiographies de la danse : multipolaires, décentrées, rendant compte des transferts et dialogues corporels. Ici, il n’y aurait pas des histoires linéaires et évolutives, mais des corps imbriqués, des histoires en mouvement pour des corps en mouvements. Je pense aussi qu’il est important de reconstruire et visibiliser nos propres histoires, celles des chorégraphes et des danseurs et danseuses racisé·e·s, dissident·e·s et non-hégémoniques avec pour finalité de récupérer nos mémoires historiques et notre importance dans l’histoire de l’humanité. Reconfigurons-nous ainsi à partir de nos propres récits et mythologies sur nos corps, loin des discours sur « l’altérité » dans laquelle l’Occident nous situe et situe par conséquent, nos danses. Reconstruire de même l’histoire des nos résistances et révoltes, à travers nos danses et pratiques corporelles inscrites dans les luttes contre la colonisation de nos territoires et de nos corps. Une histoire décoloniale de la danse doit donc s’ouvrir aux voix historiquement réduites au silence, à ces voix qui habitent les marges. Elle se construit pour, par et avec ces voix, car comme l’écrit bell hooks, « sans nos voix dans des écrits et dans des présentations orales, il n’y aura pas d’articulation de nos préoccupations1 ». Raconter nos propres histoires, pour ne pas devenir la « matière première » des universitaires blanc·he·s qui encore une fois feront de nous leurs objets de consommation et d’analyse. Il est primordial ainsi de partir du travail des chorégraphes et danseurs et danseuses non-hégémoniques, de l’écoute de ce qu’iels ont à dire sur leurs danses plutôt que de leur imposer des catégories coloniales. Ces nouvelles chronologies mobiles et situées ont donc besoin d’un langage moins abstrait et désincarné, qui se nourrit

plutôt des spécificités des histoires, discours, expériences et cultures des danseurs et danseuses et chorégraphes qui les construisent. Dans l’ensemble, parler de racisme, de corps opprimés, d’histoires coloniales de la danse ne suffit pas à briser la colonialité du pouvoir et de l’être. La décolonialité ne peut être laissée seule dans la pensée théorique. La décolonialité est une pratique politique, et c’est dans cette pratique qu’elle tire son pouvoir transformateur. Pour cela, notre pari est dans la rue, dans l’action, dans l’articulation collective, dans nos comportements quotidiens, face à nos miroirs, dans nos maisons et dans nos lits. Comme le dit Silvia Rivera Cusicanqui, « l’anticolonial est une lutte quotidienne et permanente2 »contre le système qui perpétue la colonialité dans laquelle nous vivons. Aussi longtemps que nos espaces et nos pratiques quotidiennes resteront exclusifs, la bataille continue. Imaginer une pratique décoloniale de la danse À l’heure actuelle, en tant que femme racisée, cuir3, migrante dans ce pays, il m’est impossible d’imaginer cet espace safe de pratique de la danse comme un espace mixte. Cette logique des « espaces ouverts à tous et toutes parce que tous les corps sont égaux » ne fait que cacher une fois de plus la norme du corps hégémonique qui s’impose dans tous les espaces de notre vie, sans la remettre en cause. Dans cette logique libérale, la norme reste intacte et avec elle, tous les privilèges de celleux, qu’iels le veuillent ou pas, en ont bénéficié, ainsi que les violences que nous vivons celleux qui habitons ses périphéries. Dans les espaces mixtes auxquels j’ai participé à l’occasion d’ateliers de danse moderne ou contemporaine, les participant·e·s étaient principalement des personnes aux corps hégémoniques. Je sentais toujours que je n’y avais pas ma place. Il me semblait impossible d’exposer les violences que j’avais pu vivre au quotidien dans ces espaces. Je ne voulais pas que mes ressentis soient questionnés ou que l’on me victimise. Mon seul souhait était de passer inaperçue. Dans ces espaces, nous parlions des corps et de leurs différents volumes, de la respiration, du mouvement, de notre colonne vertébrale, des tensions musculaires ; tout semblait si proche et si éloigné à la fois, une neutralité si désincarnée. Les rapports entre nos corps, les lieux occupés par chacun de ces corps dans ce monde intrinsèquement inégalitaire, n’étaient

1  bell hooks, Teaching to Transgress : Education as the Practice of Freedom, London, Routledge, 1994, p. 105. 2  Cette phrase fut prononcée par Silvia Rivera Cusicanqui, penseuse féministe bolivienne, lors de la rencontre entre elle et Silvia Federici en octobre 2018 dans la ville de Mexico. URL : https://www.youtube.com/watch?v=ujiSiDEBaFQ 3  Utiliser le mot cuir au lieu de queer constitue « una operación política y epistemológica, como una manera de extrañar/retorcer lo queer desde América Latina » (Cuirizar el anarquismo : Ensayos sobre género, poder y deseo, Bocavulvaria ediciones, 2016).

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À LA UNE : UTOPIES On nous a inculqué la haine de soi et notre réponse ancestrale a toujours été notre propre prise en charge collective, l’organisation communautaire. Notre libération sera communautaire ou ne sera pas. jamais mentionnés. Nous dansions, nous nous touchions sans savoir véritablement qui nous étions. Personne ne se demandait, par exemple, pourquoi les personnes racialisé·e·s/migrantes, finissaient par former un groupe à part. Pour nous, il s’agissait de reconnaître ce qui nous unissait : les queues interminables à la préfecture, des existences soumises aux dates d’expiration, nos rires bruyants et voix criardes, un français avec son accent bien marqué, des représentations exotisantes sur nos corps et nos cultures. Qu’on le veuille ou pas, s’installait entre nous cette recherche orientée vers la création d’espaces collectifs bienveillants, où nous pouvons être nous-mêmes et nous sentir en confiance, valorisé·e·s, visibles, où nous pouvons nous renforcer pour faire face à une société nous méprisant. Sans ces autres corps, « je serais probablement mort·e de solitude, de nostalgie et d’invisibilité1 ». Il s’agirait de créer nos propres espaces de pratique et de création de la danse, comme l’ont fait historiquement les corps opprimés. Des espaces dont nous sommes à l’origine, adaptés à nos envies et besoins, « un truc rien que pour nous, par nous et pour nous. Une issue dans cet enfermement, un espace, un mode d’expression qui animera nos sens, que l’on façonnera à notre image, notre couleur2 », comme l’écrit Bintou Dembélé, chorégraphe et danseuse, au sujet de l’importance du hip-hop pour elle comme espace chorégraphique collectif de résistance.

On nous a inculqué la haine de soi et notre réponse ancestrale a toujours été notre propre prise en charge collective, l’organisation communautaire3. Notre libération sera communautaire ou ne sera pas. Les espaces de pratique de la danse ne peuvent pas faire exception à ce constat. Nous choisissons la marginalité comme lieu de résistance, comme réponse critique à la domination4. Comme l’espace à partir duquel nous pouvons apprendre à nous regarder en nous détournant du regard de l’oppresseur et ainsi nous réinventer à partir de ce que nous désirons être, et non à partir de ce qu’ils veulent que nous soyons. Un espace à partir duquel nous pouvons nous plonger librement dans la mémoire de nos corps pour regarder nos blessures, nos luttes, les danser et les re-signifier. Un espace à partir duquel nous pouvons nous sentir libres de danser et explorer nos gestuelles à partir d’une confiance en la capacité créative et expressive de nos corps. Un espace où l’on ne chercherait pas seulement à transmettre une technique chorégraphique, mais où nous nous intéressons à savoir qui nous sommes, les uns les autres, où nous reconnaissons nos oppressions et privilèges, où il serait possible de les discuter et d’apprendre de nos différentes histoires, pour créer des complicités et alliances. Un espace à partir duquel nous pouvons imaginer librement nos corps et leurs chorégraphies rebelles, depuis le monde que nous désirons construire.

1  Guillermo Gómez Peña, artiste performeur chicano écrit cette phrase au sujet de l’importance des autres chicanos et latino-américain·e·s dans son expérience migrante aux Etats-Unis. 2  Bintou Dembélé, « S/T/R/A/T/E/S, Trente ans de Hip Hop dans le corps », Africultures. Afropéa, un territoire à inventer, 2014/3, nº99-100, p. 251. 3  YANNA, afroféministe péruvienne et artiste du hip-hop. 4  bell hooks, « Choisir la marge comme espace d’ouverture radicale », Désirs. Race, genre et politique culturelle, traduit par Mathieu Abonnenc, 1989. URL : http://makingspaces.weebly.com/blog/bell-hooks

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PORTFOLIO

PHOTOGRAPHIES DES LUTTES À PARIS, BERLIN ET BEYROUTH RMOUMI E D A M I A OUM

« Des pays différents, des visages qui se ressemblent, des revendications, des rêves qui se croisent. » Oumaima Dermoumi partage avec nous sa photographie des luttes à Paris, Berlin et Beyrouth. Les clichés ont été capturés au cours des deux dernières années.

Journée internationale des droits des femmes, Beyrouth 2018. (Nos causes sont multiples, notre lutte est la même)

Marche contre l’islamophobie, Paris 2019.


PORTFOLIO

Marche Marche contre contre l’islamophobie, l’islamophobie, Paris Paris 2019. 2019.

Sit-in Sit-in des des réfugié·e·s réfugié·e·s syrien·ne·s, syrien·ne·s, Paris Paris 2020. 2020.


PORTFOLIO

Sit-in des réfugié·e·s syrien·ne·s, Paris 2020.

Hirak d’Algérie, Paris 2019.

Hirak d’Algérie, Paris 2019.

Manifestation étudiante contre la réforme des retraites, Paris 2020. Sit-in des réfugié·e·s syrien·ne·s, Paris 2020.

Pride BDS block, Berlin 2019.


PORTFOLIO

Pride BDS block, Berlin 2019.

JournÊe internationale des droits des femmes, Beyrouth 2018. (Travailleuses migrantes contre le système de la kafala)


LA RENCONTRE

« LES VOIX QUI POURRAIENT PARLER » Rencontre avec des féministes basées au Maroc

KENZA T. ET MALEK CHEIKH

A

ux quatre coins du monde, le confinement a ostensiblement mis en lumière les inégalités d’accès à la santé, à l’école, à la nourriture, à la sécurité du travail, au logement et à l’intégrité physique et psychologique. Au Maroc, une vague d’outing ciblant les homosexuels marocains de l’application de rencontre Grindr a eu des effets dramatiques sur la communauté. C’est depuis cette toile de fond que nous avons eu l’occasion d’échanger en visioconférence avec deux féministes basées au Maroc.

Née à Tanger de parents immigré·e·s algérien·ne·s, Aïda, 35 ans, s’engage au Maroc sur les questions de droit d’asile, de genre et de sexualité dans le travail social puis au sein d’ONG, avant de se distancer critiquement des sphères institutionnelles. S., 37 ans, naît en France d’un père français et d’une mère immigrée marocaine. Mobilisée sur les questions antiracistes et transpédégouines dans la région lyonnaise, elle ambitionne de faire carrière académique en anthropologie avant d’être bloquée en quatrième année de doctorat, à une époque où les approches de la race étaient encore plus malvenues qu’aujourd’hui. Suite à sa rencontre amicale et politique avec Aïda lors d’un séjour linguistique, S. s’installe au Maroc où elle donne des cours de français depuis un an. Cette conversation transméditerranéenne, conjurant les échos de nos expériences de descendant·e·s de l’immigration algérienne en banlieue parisienne, constitua pour plusieurs de nos protagonistes la toute première introduction. L’occasion de faire de cette rencontre le point nodal de notre échange, en laissant pleine place à la spontanéité. Entre éclats de rire, douleur et hésitations, ce dialogue manifesta la dimension transformatrice des rencontres et fit surgir plusieurs questions : l’indésirabilité dans des espaces nationaux

en écho et nos « chez soi » vaporeux et multiples, la difficulté à « prendre sa voix » quand on est féministe/ queer/hakaka1/loubia2 et non-blanc·he·s, les alliances et solidarités au temps du Covid-19, ainsi que le partage et la redistribution solidaire des ressources. En voici quelques extraits. TERRITORIALITÉS DES LUTTES ET ÉMANCIPATIONS Malek : Il y a comme une tension entre la volonté de penser les luttes sexuelles au Maroc à partir de réalités locales, voire communautaires, en revendiquant des termes comme loubia, tout en faisant des ponts avec d’autres contextes… Aïda : Le terme loubia existe depuis longtemps. C’est un combat entre les personnes qui disent « on va utiliser des termes en darija [arabe dialectal, NDLR] », et d’autres qui préfèrent el fosha [arabe classique, NDLR], ou l’anglais parce qu’ils se positionnent dans une optique à mon sens classiste et assimilationniste : « on a une image à soigner ». D’autres disent qu’on n’a pas à quémander l’acceptation de la société : on est la société ! On revendique notre légitimité d’être, donc il faut que les dominant·e·s s’alignent avec nous. C’est pas à nous de faire des concessions pour plaire et rentrer dans leur regard victimisant, ou criminalisant. On est des êtres humains, avec notre langage, notre façon d’être, et… c’est vachement d’émotions… tout ça c’est pas pour rien, c’est parce qu’on revendique notre humanité. C’est en réponse à ceux qui disent qu’on est « occidentalisé·e·s ». Ça a été hyper blessant qu’on entende qu’on est occidentalisé·e·s parce qu’on fait des « luttes sexuelles ». D’ailleurs, c’est pas que des luttes sexuelles ! C’est des luttes transversales, des questions sexuelles, d’économie, d’autonomie au travail, de classe, de santé et de handicap, des questions d’accès à la terre :

1  Renvoie aux homosexualités féminines, à travers une référence à l’action/la pratique de se frotter. 2  Loubia est un terme en darija qui signifie littéralement : haricot. Ce terme issu d’une généalogie locale désigne les personnes assignées hommes à la naissance, qui dévient des normes de genre et de sexualité prescrites par la masculinité hégémonique. Elle vaut à la fois comme insulte (péjorative), et comme dénomination communautaire (retournement du stigmate). Comme l’explique Aïda, ce terme fait surgir dans le langage un enjeu identitaire qui dépasse l’identification sexuelle car le recours à l’arabe, l’anglais, à la darija dit quelque chose de la définition d’un horizon politique, et d’un positionnement relationnel.

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LA RENCONTRE c’est des luttes qui sont toutes liées. C’est pas que loubia, ou qahba, ou hakaka, beaucoup d’autres choses produisent de l’exclusion à des degrés différents. […] Du coup aujourd’hui ce débat est intéressant. Il s’agit pas de dire à ceux qui veulent se définir comme LGBT, comme gays, ou mithly1 qu’ils n’ont pas le droit, ils sont dans cette logique-là, ils ont le droit. Ce qui est intéressant, c’est l’échange, sinon on va être dans une pensée totalitaire. Kenza : S., est ce que depuis que tu es au Maroc, ça a changé tes perspectives et stratégies politiques ? Comment ton engagement a été transformé, ou pas, par ce nouveau contexte ? S. : Des choses se sont modifiées. Je suis toujours en lien avec le collectif dont je faisais partie quand j’étais en France. Avant [le confinement], on organisait une rencontre féministe. L’une des premières au Maroc où on invite aussi des personnes racisées de France pour pouvoir échanger sur ces notions. […] Ici, les luttes ont changé mais je trouve que quand t’arrives quelque part, tu écoutes et tu observes aussi avant. T’essayes de pas t’imposer. Je pense que j’ai eu des loupés comme tout le monde. Je trouve que la lutte ici est plus… sur des choses peut-être plus pragmatiques ? A. : De survie. S. : Ouais, de survie. […] Je dis pas qu’en France c’est pas de la survie. C’est compliqué à expliquer… A. : C’est à dire qu’il n’y a pas d’aide de l’État comme le RSA, concrètement. S. : C’est pas du tout le même type d’économie. Du coup on réfléchit à quel type d’économie on pourrait mettre en place. Ça revient à des questions de mutualisation d’argent, comme en France… A. : Et qu’est-ce que ça te fait de t’être extirpée de ta réalité en France ? S. : Ah, ça me fait du bien par rapport au racisme. C’est comme si j’avais récupéré une partie de mon cerveau pour d’autres choses. Et quand maintenant on voit mon CV, effectivement j’ai pas la posture de tout le monde parce que j’ai étudié en France, etc. […] Donc c’est sûr qu’il y a cette forme d’injustice et que j’y participe. Rien n’est rose, rien n’est parfait nulle part, il y a d’autres questions à se poser mais déjà ça ; ça allège. A. : Quand je vais en France, j’ai l’impression que

D’ailleurs, c’est pas que des luttes sexuelles ! C’est des luttes transversales, des questions sexuelles, d’économie, d’autonomie au travail, de classe, de santé et de handicap, des questions d’accès à la terre : c’est des luttes qui sont toutes liées. C’est pas que loubia, ou qahba, ou hakaka, beaucoup d’autres choses produisent de l’exclusion à des degrés différents. les questions de racisme me touchent différemment des personnes racisées qui y vivent. J’ai l’impression d’avoir une certaine immunité ou des armes pour confronter des éléments de racisme, parce que là-bas n’est pas ma blessure. Tandis qu’au Maroc, je peux perdre mes moyens facilement. […] C’est comme ça que je vois la question de l’alliance : comment on est différemment affecté·e par des oppressions et comment on peut s’alléger mutuellement. Quand, concrètement, pour moi c’est dur de gérer une agression sexuelle, sexiste, comment mon amie peut m’appuyer pour que je ne me noie pas, et vice versa sur d’autres questions comme le racisme ou de classe… S. : C’est comment tu allèges ton quotidien de blessures. Parce que tes blessures, tu les auras toute ta vie… A. : Mais tu les allèges. […] Surtout qu’on sait qu’on n’a pas le choix [rires collectifs] ! ALLIANCES K. : Les alliances sont forcément négociées au quotidien ; vous, votre relation d’amitié et votre entente politique s’est faite avec facilité. Il y a des rencontres avec des individus ou des groupes où c’est plus difficile de parvenir à la possibilité d’une compréhension et d’une empathie mutuelle « allégeante » immédiatement. Dans quelles mesures parvient-on à travailler avec le désaccord et la conflictualité ? A. : Il faut arriver à faire ensemble, car seul·e, c’est très dur. Mettre des mots sur nos réalités, dire nos fantômes, nos souffrances, dire nos oppressions, nos blessures, même celles qu’on cosmmet, y a pas de honte, on est pas des anges… S’ouvrir à des critiques, ça aide, on peut émettre des résistances sur le moment. C’est quelque chose

1  Homosexuel, en arabe.

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LA RENCONTRE cisgenres ici au Maroc et entre les différents groupes, parce que les luttes sont sur les questions économiques et sociales, la construction d’hôpitaux, la répression des militant·e·s, la répression de la liberté d’expression. Il y a des thématiques qui font qu’on a besoin de se serrer les coudes. Même si des fois on se trouve opprimé·e·s dans ces espaces – en tant que meuf, queer, ou loubia –, il y a quand même un besoin et une importance à être là tout en se préservant dans des espaces qui nous sont propres. M. : Ça, c’est quelque chose qui m’avait un peu étonné, par exemple le projet El 7ob mechi jarima1 qui réunit au Maroc des gens de sensibilités très différentes… A. : Exactement, ce slogan a une histoire. On l’avait lancé dans un collectif en 2014 avec Marwan, le concepteur graphique et gérant de la page Gay Maroc. El 7ob mechi jarima a émergé à une époque où tous les acteurs de la société civile avaient peur de manifester. […] Aujourd’hui, on repart de ce slogan, mais en faisant comme si la lutte avait commencé à partir des hétéros bourgeois du collectif 490 : les Leïla Slimani et compagnie. […] La deuxième Illustration : Thiziri chose, c’est qu’ils voulaient pas inclure nos revendications, au lieu de demander que j’arrive à faire avec mes ami·e·s proches : on peut pas la refonte complète du code pénal pour qu’il ne soit plus se libérer seul·e de toute façon, il faut qu’on soit plusieurs. discriminatoire pour l’ensemble des catégories. Même l’article critiqué par les queers en 2014 n’a pas été pris S. : Je crois que c’est les mixités choisies qui m’ont en compte. Ils disaient que c’est pas la priorité. aidée. Je n’ai plus envie d’aller mendier un espace à des militant·e·s autonomes avec surtout des gars M. : Mechi waqtkoum2, comme ils disent en cisgenres. […] Je trouve que pour qu’il y ait Algérie. un allègement des deux côtés, il faut que ce soit mutuel. […] Le désaccord et la conflictualité, en discutant avec A. : Ce sont des questions très actuelles. La lutte sur vous, je me dis qu’il y a des niveaux. Y a des espaces où je les questions sexuelles au Maroc a commencé avec peux plus « dealer » l’espace […] Il faut qu’on construise les queers et non les hétéros. On continue l’alliance, nos espaces ; je suis davantage pour l’autonomie. On mais on a nos moyens de communication, on sait revient toujours sur les mêmes sujets : la non-mixité parler comme tout le monde, on sait se manifester dans TPG, la question de race. J’ai plus envie de côtoyer ça. les espaces sociaux et civiques, et on le fait. On n’attend pas les autres pour nous valider. Plus ils essayent de nous A. : J’ai une autre idée sur les alliances, car on a pas étouffer, plus on est là ! On attend [rire]. Qashebtna les mêmes parcours ; j’ai pas été blessée de la même wass3a, comme on dit en darija : on a pas de scrupules, manière que toi avec les autonomes. […] De mon côté, de honte, on est des révolté·e·s, des rebelles, on a j’ai envie de continuer à créer des liens, avec des mecs rien à perdre, ni peur de perdre des acquis. L’alliance 1  L’amour n’est pas un crime. 2  « Ce n’est pas votre heure » fut adressé aux féministes algériennes, notamment lors du Hirak.

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LA RENCONTRE continue, en troublant les majoritaires et dominant·e·s. On a développé des mécanismes à partir de la blessure de notre délégitimation ; notamment celui de s’arracher la légitimité. Du coup, c’est eux qui nous cherchent des fois, souvent. J’espère que je ne me mens pas, mais je crois qu’il y a de la vérité dans ce que je dis […]. S. : Mais même dans les milieux antiracistes [en France] les questions de sexualité ça a été n’importe quoi le traitement. […] Par exemple, le fait de dire « l’homosexualité, c’est quelque chose d’occidental » […]. Je pense qu’on a encore bien intériorisé dans nos luttes ce côté de « on doit exister mais on peut pas parler de tout ce qu’on veut », parce qu’on va donner du pouvoir à telle ou telle personne. […] C’est une langue de bois qui n’est pas évidente […]. A. : C’est une reproduction des dominations […] Pour renverser le truc, je dirais que l’Occident a usurpé des valeurs et des procédés de lutte qui ne lui appartiennent pas. Le fait que je ne veuille pas être mise en prison parce que je vis d’une manière, parce que j’ai envie de danser et faire la fête : c’est pas occidental ! Personne n’a le droit de dire ça. Il faut arriver à ne plus avoir de gêne et de peur à dire : « je suis hakaka, je suis qahba, je suis sexuellement dépravée et j’adore ça ! ». Si les gens ont un problème avec ça, ils n’ont qu’à regarder ce qui les dérange réellement. […] Dans nos sociétés, il y a aussi des personnes qui ont des orgasmes et ça, c’est pas occidental ! Ces personnes qui sont déjà minorisées, qui ont envie de se construire en altérité avec l’Occident en nous faisant taire, reproduisent la même domination que les Blanc·he·s… enfin non, c’est différent ! Mais y a un pattern. Je pense que zaama, ils peuvent apprendre, écouter et changer de discours. S. : Sur le désaccord et la conflictualité effectivement, c’est aussi comment, dans les mouvement antiracistes dont je peux faire partie, des personnes vont dire des conneries… et après je vais prendre la parole pour faire une émission de radio et prendre des milliards de pincettes pour expliquer la complexité, pour juste prendre ma voix. C’est comme si on nous avait muselé·e·s. […] Ça veut quand même dire que ça réduit les voix qui pourraient parler ! […] J’aimerais dans un idéal que chacun puisse s’exprimer et qu’on ait la capacité de comprendre : elle parle de là. K : Oui, c’est permettre aux divergences, différences, à la complexité d’exister et pas être seulement dans la reproduction d’un binarisme de la pensée de facture coloniale. C’est important d’apprendre à travailler avec ces complexités sans chercher à les annuler, les maquiller, sinon on reproduit des modèles totalisants,

qui je pense ont fait leur temps. Il faut travailler à éviter la reproduction de ces binarismes hégémoniques qui joueront en la faveur des pouvoirs en place et préservent le statu quo. Après stratégiquement, temporellement, il y a des urgences. Quand on est minorisé·e·s au sein de groupes minorisés, comment faire un travail de pédagogie en fonction de nos énergies ? S. : Y a ce côté là, et aussi ce truc très compliqué où, des fois, tu dois défendre ces personnes, […] c’est là où je trouve que l’empathie serait intéressante des deux cotés, tu veux pas les descendre parce que tu sais que c’est compliqué, mais ce serait bien que de l’autre côté… ils réfléchissent aussi […]. SOLIDARITÉS MARGINALES, SOLIDARITÉS HÉGÉMONIQUES M. : Avec le confinement, est-ce que vous voyez émerger des solidarités ? S. : Il y a une part de solidarité réelle entre les gens, mais aussi une solidarité qui est très médiatisée pour dire : « regardez, le royaume gère ». […] Et cela, à un moment où tout le monde est ultra isolé, avec une campagne de outing alors que les gens sont enfermés chez eux, et des féminicides graves […] C’est sur que dans un idéal [rires], t’aimerais bien croire à ce qui s’affiche dans les médias, mais dans la réalité, c’est la survie. A. : Des groupes se sont organisés pour aider les personnes outées : une riposte, des discours pour dire « on est là et personne n’a le droit de nous violenter ». Plein de lives ont lieu avec des échanges de musiques et des messages de solidarité, d’amour. Mais c’est marginal. […] En tout cas, on est vraiment dans une politique de colmatage des brèches parce que l’État ne peut pas faire autrement. Ils ont interdit aux propriétaires d’expulser les personnes qui n’arrivent pas à louer, se sont arrangés également pour distribuer des paniers alimentaires. Ils essaient vraiment de faire tout pour que ça n’explose pas. Il n’y a pas intérêt à ce que les gens ne trouvent pas à manger. […] Donc ils donnent juste assez et font beaucoup de maquillage, taisent les faits divers, menacent les gens qui transmettent une information réelle. […] Et nous, dans nos solidarités marginales, on fait plus de l’appui émotionnel, moral… économiquement, c’est pas évident. […] On arrive à peine à se gérer. […] L’idéal, ce serait que toutes les grandes entreprises fassent faillite [rires]. Ce serait pas non plus de tomber dans une guerre civile. Mais de créer plutôt de l’amour… S. : C’est ça… comment on dit en français… d’étendre l’amour. Dans un idéal… T’as une distanciation

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LA RENCONTRE de classe qui était déjà hyper forte et là, c’est entrain de faire un fossé de malades. Et l’après ? Il fait flipper. Ils ont pu remettre en place un système militaire. L’un des plus gros trucs qui est ressorti après le confinement du 13 : les tanks militaires dans les rues […] On dirait plutôt que les libertés vont être encore restreintes.

La question, c’est la responsabilité qu’on a, non pas pour rééquilibrer, mais pour essayer de concrétiser un idéal, de réduire des inégalités à notre niveau.

A. : Le logiciel qui va être utilisé pour traquer les personnes atteintes de Covid-19, il y a des inquiétudes concernant ses usages annexes. […] Ce serait bien qu’il y ait une prise de conscience collective […] ; on nous a imposé les clauses d’un contrat à notre insu. Est-ce qu’on peut avoir un nouveau contrat entre nous ?

La question est : comment rééquilibrer à notre niveau ? Au moins se questionner sur l’argent.

S. : Y a une espèce de flex à dire « ah, c’est pas grave », « oui, effectivement, c’est la merde » […]. C’est une forme de normalisation hyper fatigante. […] Je trouve que ça met particulièrement en exergue la question des ressources familiales. Qui peut aller taper à la porte des parents ? La langue de bois se délie un peu. Pas forcément pour du beau, mais peut-être que cette honnêteté-là nous permettrait de ne pas toujours avoir à argumenter : « Mais si, ça existe ». C’est devant vos yeux, y a plus besoin, c’est flagrant. K. : En France, on voit aussi une accélération dans la brutalisation des corps qui étaient déjà visés par les appareils répressifs d’État. Que ce soit au niveau de la désertification médicale en Seine-Saint-Denis, de la faim concrète, des violences policières ou quand on avalise dans les médias des bails comme « Célestine du 16e n’a pas pu résister au soleil » et « Mohamed est indiscipliné »… Oui, ce principe de solidarité rebranded par l’État pour l’occasion, appelle encore une fois les mêmes à colmater la crise et se sauver eux et elles-mêmes. MUTUALISATION/REDISTRIBUTION DES RESSOURCES ÉCONOMIQUES S. : Concernant la mutuelle, [dont S. fait partie à Lyon, NDLR], on a fait tout un travail. On vient de classes sociales hyper différentes et on questionne notre rapport à l’argent : qu’est-ce que ça veut dire ? Quand les personnes reçoivent des héritages, elles vont être amenées à collectiviser une partie, quand y a des appels à dons, on les fait tourner. L’argent, c’est quelque chose qui fluctue et qui a un impact […]. A. : L’objectif, c’est pas non plus d’instaurer une forme de reconnaissance. […] Il s’agit de considérer l’argent comme lié à un système. Il y a des personnes qui ont et d’autres qui n’ont pas, ou peu : c’est inéquitable.

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K. : On perçoit bien cette volonté de mettre à distance le concept théologique et libéral de charité pour privilégier une approche matérialiste en termes de redistribution et de redressage des déséquilibres matériels. Approche qui, pour vous, relève néanmoins d’une responsabilité éthique et politique. Estce que vous pourriez un peu plus élaborer làdessus ? Comment ça se passe dans la pratique ? Comment, par exemple, négocier et contrer la production de dépendance aux niveaux micro, méso et macro ? S. : Y a pas de recette magique : c’est du test. On commence sur quelque chose d’affinitaire avant d’agrandir pour avoir une espèce de base solide. Je me disais au début : « ça va être une charité, c’est moi qui vais devoir prendre plus souvent dans la caisse ». J’ai fait un travail là dessus. […] J’avais peur de prendre l’habitude et que le jour ou ça s’arrête… cette question de la dette symbolique… En vrai, je pense qu’on teste : on répond pas à toutes les inégalités, on essaye d’atténuer entre nous. Ça nous permet d’avoir des discussions et de travailler sur plein de choses qui sont pas évidentes. Ce qui était clair au sein de la mutuelle, c’est la base commune autour des notions de redistribution. […] Dans la pratique, on se voit une fois par mois, on cotise, on divise et celles ou ceux qui ont moins d’un seuil d’argent récupèrent une partie. A. : La question, c’est la responsabilité qu’on a, non pas pour rééquilibrer, mais pour essayer de concrétiser un idéal, de réduire des inégalités à notre niveau. S. : Développer des savoirs-faire, créer d’autres universités, ne plus rester sur un système d’université classique, académique et hyper-sélectif… Comment c’est possible ? A. : Construire un savoir à partir de nos réflexions et réalités. S. : Comment trouver des fonds pour pouvoir faire ça ? Ça se construit…


Paru en mars 2019 dans la revue Ballast

SAN PRAN SOUF : LE FÉMINISME HAÏTIEN DE TOUS LES COMBATS PAR FANIA NOËL

L

Illustration : Fedra Gutiérrez

Olmène l’écoutait avec attention tout en tentant de rattacher la mère à la vendeuse du marché, à la femme qu’elle découvrait. Ermancia s’en rendit compte et, juste avant de fermer les yeux, elle susurra à Olmène que l’on ne devait pas tout dire. Surtout pas aux hommes. « Même s’il t’offre un toit et soin de tes enfants. » Que le silence est l’ami le plus sûr. Le seul qui ne trahit jamais. « Jamais, tu m’entends », insista-t-elle. Olmène se blottit tout contre sa mère et posa la tête contre son ventre. Pour traverser avec elle ces terres silencieuses où l’homme n’a jamais pénétré qu’avec l’ignorance du vainqueur. Là où, tout conquérant qu’il soit, il ne sait s’aventurer. Yanick Lahens, Bain de lune, chapitre 8.

a littérature haïtienne est un matériel inestimable pour analyser les rapports de genre, les luttes des femmes – souvent sans se définir comme féministes – ou les discours autour du féminisme haïtien. Que ce soit l’occupation américaine (1915-1934) ou la dictature duvaliériste : ces séquences historiques ont poussé vers la clandestinité et une mise sous contrôle de l’imaginaire1, tout en ayant été des moments de formation politique et de résistances qui ont donné forme à des mouvements politiques tel que le féminisme haïtien. Seule révolution d’esclave ayant abouti à un État indépendant et première république noire, Haïti est un terrain d’étude où l’usage de la critical fabulation2 comme outil méthodologique apparaît nécessaire, surtout quand le silence3 est utilisé comme une arme de résistance. Pour les luttes féministes au contraire, il s’agit de Déjouer le silence4. Un siècle d’existence, de combat et de bataille pour le féminisme haïtien, qui se réinvente à la lumière des défis posés par les guerres intérieures et celle de l’extérieur5.

Octobre 2018. Nice Simon, la mairesse de Tabarre (commune de Port-au-Prince) porte plainte et organise une conférence de presse où elle déclare, photo à l’appui, qu’elle a été battue et séquestrée par son compagnon, l’homme d’affaires Yves Léonard. Un mandat d’arrêt est émis à l’encontre de ce dernier. Il n’est pas arrêté, et bien que des photos de lui dans des lieux connus de la capitale circulent, il ne semble pas plus inquiété que cela. Janvier 2019. Le mandat d’arrêt contre Yves Léonard est annulé et les faits sont requalifiés en simple délits. À la suite d’une interview accordée par Nice Simon au média en ligne Ayibopost, Monsieur Léonard annonce qu’il va donner une conférence de presse pour faire la « lumière sur Nice Simon ». Mais on ne peut saisir le sentiment d’impunité qui habite M. Léonard, sans une information clé : ce dernier est un proche de l’actuel président de la République Jovenel Moïse ainsi que du premier ministre Jean Henry Ceant. Il est d’ailleurs propriétaire de la villa que loue le président. L’origine de la fortune d’ Yves Léonard n’est pas connue et fait l’objet de vives et constantes rumeurs d’activités illégales.

1  Laënnec Hurbon, Culture et dictature en Haïti. L’imaginaire sous contrôle, Paris, Karthala, 1979, 203 p. 2  Saidiya Hartman, Venus in Two Acts. Small Axe 1, juin 2008, 12 (2), p. 1-14. 3  Y. Alexis, « Mwen Pas Connait as Resistance : Haitians’ Silence against a Violent State », Journal of Haitian Studies, 21(2), 2015, p. 269-288. URL : http://www.jstor.org/stable/43741130 4  Sabine Lamour et Denyse Côté (dir.), Déjouer le silence : contre-discours sur les femmes haïtiennes, Mémoire d’encrier, 2018. 5  A. Putnam, « “Unhappy Haiti” : U.S. Imperialism, Racial Violence, and the Politics of Diaspora », The Insistent Call: Rhetorical Moments in Black Anticolonialism, 1929-1937, Amherst, Boston, University of Massachusetts Press, 2012, p. 53-73.

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TRAVERSER LA FRONTIÈRE Dans un pays où le justiciable de droit commun voit ses chances d’obtenir réparations réduites à peau de chagrin, les affaires de violences genrées sont un parcours de combattantes. La féministe Pascale Solages déclarait dans le podcast local Medam yo Ranse1! que l’avancée d’un dossier dépend « de qui porte plainte contre qui ». Autrement dit, dans le contexte de corruption généralisée, une affaire ne se joue pas devant la cour, mais dans vos relations. À cela, il faut ajouter la pression sociale, familiale et religieuse qui dissuade les femmes de porter ces affaires en justice. Une situation tristement banale dans nombre de pays, mais qui se trouve décuplée en Haïti, où les greffiers ne prennent pas en charge les procédures s’ils ne sont pas payés, où votre avocat peut s’arranger – contre rémunération – avec celui de la partie adverse pour saboter votre dossier. D’ailleurs, d’après Madame Simon, Yves Léonard ne manque pas de se vanter publiquement de circuler en voiture officielle avec une enveloppe de 3 000 USD pour graisser la patte de policiers qui seraient pris d’un sens du devoir. Le 17 janvier, c’est la cohue : une vingtaine de militantes féministes de Solidarité Fanm Ayisyèn (SOFA) et l’organisation Nègès Mawon (fondée en 2015) sont venues assister, avec leurs banderoles, à la conférence de presse de Yves Léonard. Menaces et invectives fusent à l’encontre du groupe de femmes, dans une salle de conférence de l’hôtel Le Plaza à Portau-Prince. Le petit groupe de militantes de Nègès Mawon, mené par Pascale Solages, est arrivé en premier. En t-shirt jaune, les supporters d’Yves Léonard, majoritairement des jeunes hommes mais aussi trois femmes, tentent l’intimidation. Mais les militantes de Nègès Mawon sont rodées à l’exercice. Parmi elles, l’artisviste et comédienne Gaëlle Bien-Aimé qui reste stoïque face aux insultes diverses, habituellement entendues contre les féministes. Les insultes et autres discours de justification de la violence conjugale fusent : bouzen (pute), madivin (lesbienne), rayi nèg (haineuse d’homme)… À l’arrivée des militantes de la SOFA, vêtues de leur t-shirt violet, le leader du groupe de supporters lâche un « Oh non ! Medam SOFA yo » (Oh non, les femmes de la SOFA) et fait signe à ses troupes de se tenir tranquille. Un siècle de féminisme haïtien Alors que Nègès Mawon est une jeune organisation féministe utilisant beaucoup de méthodes d’action comme les manifestations, l’art ou l’accompagnement individuel des victimes de violences genrées, la SOFA

Dans un pays où le justiciable de droit commun voit ses chances d’obtenir réparations réduites à peau de chagrin, les affaires de violences genrées sont un parcours de combattantes. fait partie des organisations féministes historiques. Fondée le 22 février 1986, quelques jours après la chute de la dictature des Duvalier et le départ en exil de JeanClaude Duvalier et sa famille, la SOFA est l’organisation féministe la plus importante du pays. La réputation de ses militantes se base sur 33 ans de travail et de mobilisation, ainsi qu’un important réseau, notamment grâce aux centres présents dans tout le pays pour accompagner juridiquement les femmes victimes de violences sexuelles, domestiques ou économiques. Un atout qui leur permet d’avoir une analyse intégrant les questions de classe et de ruralité à partir des expériences des femmes dans leurs communautés, tout en menant des combats juridiques et politiques d’envergure. Dans les attaques qu’essuient les mouvements féministes et leurs représentantes en Haïti, il n’est jamais question de délégitimer leur existence. Il s’agit d’une confrontation avec leur politique, contrairement à la France où, par exemple, des mouvements se définissant comme anti-coloniaux/décoloniaux sous-entendent parfois, que le féminisme est une affaire de Blanc·he·s. La légitimité du mouvement féministe haïtien tient à son ancrage dans le siècle mais également au cœur de sa politique. Dès 1915, on retrouve de nombreuses femmes actives au sein de l’Union patriotique contre l’occupation américaine (1915-1934). C’est en 1934 que se forme officiellement la première organisation féministe haïtienne, La Ligue féminine d’action sociale. Cette ligue concentre ses activités dans la classe ouvrière : « cours du soir pour les ouvrières, caisse coopérative populaire, conférences à travers le pays, création de bibliothèques, ouverture d’un foyer ouvrier, pétitions aux instances concernées pour l’ouverture d’écoles pour filles, réclamation d’un salaire égal pour un travail égal2 ». La dictature des Duvalier a créé ce que les régimes totalitaires font le mieux : opprimer les mouvements pour la liberté et contre l’ordre patriarcal, et les pousser dans les marges et la clandestinité. Parmi ces figures Yvonne Hakim Rimpel, militante au sein de la Ligue féminine d’action sociale, qu’elle a participé à fonder. Cette journaliste, dont le travail acharné pour dénoncer

1  Podcast produit par AyiboPost et présenté par Fania Noël sur les questions de féminisme en Haïti. 2  Denyse Côté, « Luttes féministes en Haiti », Possibles, été 2014.

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TRAVERSER LA FRONTIÈRE Trois mouvements s’opèrent simultanément : une dépolitisation de la question de la pauvreté par des projets de microentreprises, une décontextualisation des violences genrées pourtant liées à la situation de pauvreté en Haïti, ainsi que la construction d’un discours de passivité des femmes haïtiennes qui occulte l’histoire et le travail du mouvement féministe… les exactions commises par les tonton makout1 a été brutalement réprimé par ces mêmes tonton makout, la nuit du 4 au 5 janvier 1958, après avoir violenté ses deux filles. Elle est enlevée, puis battue, torturée et laissée pour morte dans une rue de Petionville2. ONGisation et dépolitisation des questions féministes La chute de la dictature amène la réémergence sur la scène politique des féministes. Le régime militaire du général Raoul Cédras (1991-1994) met au cœur de leurs luttes le viol comme arme de répression politique. 1994 marque l’installation durable de troupes militaires de « maintien de la paix » qui suivent le débarquement de dizaines de milliers de Marines américains. Une réalité qui met le mouvement face à une situation complexe, car ces forces d’ingérence étrangère ouvrent dans un même temps un plus grand espace politique, un discours d’ouverture invitant à la pratique démocratique, mettant l’accent sur la nécessité de la pluralité des acteurs et d’une société civile forte, notamment via les programmes de renforcement des capacités, qui visent à former les professionnel·le·s, ou la société civile aux « bonnes pratiques démocratiques ». C’est d’ailleurs en 1994 que le mouvement féministe obtient un ministère : celui de la Condition féminine et aux droits des femmes (MCFDF). La première femme à avoir dirigé ce ministère est une militante et membre fondatrice de la SOFA, Lise Marie Dejean. L’ONGisation3 extrême d’Haïti après le tremblement de terre de 2010 conduit à une mutation des questions

féministes : les sommes allouées par les différentes ONG aux questions de genre se font en fonction de l’imaginaire occidental, de la politique impérialiste fémonationaliste4. Trois mouvements s’opèrent simultanément : une dépolitisation de la question de la pauvreté par des projets de micro-entreprises, une décontextualisation des violences genrées pourtant liées à la situation de pauvreté en Haïti, ainsi que la construction d’un discours de passivité des femmes haïtiennes qui occulte l’histoire et le travail du mouvement féministe5, au profit d’un marketing de la misère à destination des bailleurs de fonds et du public occidental assoiffé de « sauver » les femmes haïtiennes. Pendant cette période, une partie du mouvement féministe n’a eu de cesse de dénoncer les viols commis par des soldats de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH). Cette mission est d’ailleurs nommée par la Coordination nationale de plaidoyer pour les droits des femmes (CONAP) comme une force d’occupation. Neuf ans plus tard, les bailleurs de fonds ont coupé les robinets et la grande majorité des ONG ont quitté Haïti. Comme prévu, leur action n’a laissé aucun résultat substantiel. Le film du réalisateur et producteur haïtien Raoul Peck Assistance mortelle (2012) montre bien comment la majorité des fonds sont retournés dans les pays « aideurs », que ce soit en achat de matériel, produits agricoles, salaires très généreux, primes de risque et frais de consultation. Le dedans et le dehors : lutte contre la corruption et contre l’ingérence Émeutes de la faim, crises électorales, départ massif de jeunes pour le Brésil et le Chili, corruption, cyclone Matthew… Loin des projecteurs, les crises se succèdent, la lassitude et la résignation prennent place. C’est lorsqu’on pense le fatalisme bien installé que les surprises arrivent. 2018 a vu émerger une des plus grandes mobilisations de ces trente dernières années : le mouvement des PetroChallengeurs. Dans une vidéo pour AJ+ en français, le journaliste Ralph Thomassaint Joseph explique comment ce mouvement, parti d’une photo prise par le réalisateur Gilbert Mirambeau Jr. demandant « Kòt kòb petrocaribe a6 » a rallié toute une génération. Ce sont les jeunes né·e·s après 1986 qui composent

1  Milice du régime Duvalier. 2  Commune de Port-au-Prince. 3  Benjamin Moallic, « Sur “l’ONGisation des mouvements sociaux” : dépolitisation de l’engagement ou évitement du social ? Le cas du Salvador », Revue internationale des études du développement, vol. 230, no. 2, 2017, p. 57-78. 4  Sara R. Farris, In the Name of Women’s Rights. The Rise of Femonationalism. Durham, Duke University Press, 2017, 272 p. 5  Lamour et Côté (dir.), Déjouer le silence, op. cit. 6  « Où est l’argent du PetroCaribe ? » Le Petrocaribe est une alliance entre les pays des Caraïbes et le Venezuela : le Venezuela vend le pétrole

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TRAVERSER LA FRONTIÈRE le cœur de la mobilisation. Parmi elles et eux, beaucoup de jeunes féministes. À l’instar de la lutte contre la pauvreté, la lutte contre la corruption est portée avec la même conviction par les principales organisations féministes. La corruption endémique est rendue possible par les gouvernements successifs à visages découverts, à une échelle alarmante et dans l’impunité la plus totale. L’affaire Petrocaribe est la (grosse) goutte de trop, pour une génération qui ne voit aucune perspective mais qui ne veut pas partir pour l’immigration. L’intelligence du mouvement féministe haïtien est de n’avoir jamais cédé aux sirènes de la dépolitisation de la pauvreté ni à celles de la déresponsabilisation de l’État au profit d’un discours anti-impérialiste simpliste. La mobilisation de la jeunesse haïtienne articule dans ses revendications une lutte contre l’ingérence, en pointant du doigt la protection qu’offrent les États-Unis au Parti haïtien Tèt Kalè (PHTK), parti de l’ancien président Michel Martelly, dont est issu l’actuel président Jovenel Moïse. Le 31 janvier, date de remise par la Cour des comptes du premier rapport sur le Fonds PetroCaribe, l’ambassadrice américaine Michelle J. Sisson et l’ambassadeur français José Gomez se sont rendu·e·s au Parlement haïtien pour « une visite de courtoisie », en plein manœuvre autour du Venezuela. Cette visite a soulevé beaucoup d’interrogations sur le timing dans la presse haïtienne. Les jeunes féministes

ou

Au sein d’organisations comme la SOFA Kay Fanm, on trouve des sociologues,

économistes, chercheures haïtiennes de premier plan, en complémentarité d’un réseau de militantes et d’organisatrices communautaires en milieu rural, sensibles aux pratiques féministes d’organisation et de lutte. Nègès Mawon, fondée en 2015, est sûrement l’organisation féministe la plus investie dans la mobilisation sur l’utilisation des fonds Petrocaribe. Ses membres, nées en majorité après 1986, sont très présentes sur internet et dans les manifestations. Pascale Solages est l’une des figures importante du mouvement des PetroChallengers et l’artiste Gaëlle BienAimé, également membre de Nègès Mawon, utilise ses créations et spectacles pour interpeller et mobiliser1. Au sein de la structure se trouvent une majorité de jeunes artistes, des étudiantes et des professionnelles souvent basées à Port-au-Prince. Ces jeunes féministes ont fait des choix stratégiques : au lieu de se calquer sur les savoir-faire des organisations plus anciennes, elles ont choisi une forme de complémentarité. Elles

L’intelligence du mouvement féministe haïtien est de n’avoir jamais cédé aux sirènes de la dépolitisation de la pauvreté ni à celles de la déresponsabilisation de l’État au profit d’un discours anti-impérialiste simpliste. ne peuvent accompagner juridiquement les femmes victimes de violences mais développent un système de soutien. Ainsi, un marrainage pour les femmes victimes de violences qui se lancent dans le parcours judiciaire a été mis en place et des militantes assurent un contact quotidien. Parmi ces jeunes féministes, plusieurs figures artistiques. Anyes Noël est une comédienne, metteuse en scène et poétesse guadeloupéenne qui vit en Haïti depuis quatre ans. Ce fameux matin du 17 janvier, elle était présente à l’hôtel Plaza pour interpeller Yves Léonard, avant de filer en répétition. Le soir même se déroulait la deuxième représentation d’une pièce qu’elle mettait en scène, « Gouyad Senpyè », le déhanché de Saint Pierre, de Darline Gilles. Une pièce sur les conditions de vie des femmes dans les prisons en Haïti, mais aussi sur le système judiciaire. La troupe est composée en partie de comédiennes professionnelles et amatrices, anciennes détenues. La réalisation de cette pièce a été financée par le Bureau des droits humains en Haïti (BDHH) et la performance s’est déroulée au sein de la Fondasyon Konesans ak Libète (FOKAL), la branche haïtienne de l’Open Society Foundation. Le budget quasi-inexistant de l’État pour les organisations leur laisse pour option le sponsoring par le secteur privé, ce qui signifie retirer tout contenu politique. Le financement par des fondations, ambassades, organisations internationales peut poser d’autres problèmes dans les demandes de « cadrage » des actions, et ce même si les subventions sont très maigres. Dans des pays comme la France, même les organisations féministes radicales qui ne sont pas financées par l’État peuvent compter sur d’autres leviers comme le financement participatif, disposant d’un nombre critique pouvant soutenir. En Haïti, la classe moyenne est davantage un mot qu’une réalité. Ce n’est donc pas sur le peu de représentant·e·s de la bourgeoisie que des organisations de jeunes féministes peuvent compter.

à ces derniers à des conditions de paiement préférentielles ; les bénéfices tirés par les pays comme Haïti doivent être investis dans des projets de développement social et économique. On estime à 3,8 milliards de dollars américains le montant du Fonds PetroCaribe en Haïti. 1  À titre d’exemple, Anryan est une série d’humour satirique sur les questions politiques et sociales produite par AyiboPost.

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TRAVERSER LA FRONTIÈRE Ce que nous pouvons apprendre des féministes haïtiennes Le thème de la troisième édition du festival féministe de Nègès Mawon, qui a eu lieu en septembre 2018, était « Rèv boukannen » (Rêves brulés). L’un des moments forts était la représentation théâtrale de la pièce écrite par Joeanne Joseph, membre de l’organisation mais aussi comédienne, dramaturge et commerçante. La pièce, qui a été jouée en intérieur mais aussi en pleine rue, raconte avec subtilité et force les violences physiques, sexuelles et sociales que subissent les marchandes des marchés qui, laissés dans un état de délabrement, sont à la merci des bandes de racketteurs. La pièce aborde également comment ces marchandes font la richesse des bourgeois·e·s qui gèrent toutes les importations de produits de base, comme les biens de consommation, et enfin la violence au sien de leur propre foyer. Fin 2018 à La Saline, le plus grand marché de la capitale : les violences continuelles ont atteint leur apogée lorsque 24 corps ont été retrouvés sur un tas de détritus à deux pas du Parlement. Au jour où j’écris ces lignes, aucune lumière n’a été faite sur l’identité des victimes, les motifs et moyens du crime, ni même la date de leur décès. Durant l’année 2018, 80 % des dossiers que la SOFA a dû traiter concernaient les pensions alimentaires. Sharma Aurelien, militante au sein de la SOFA dont le travail de recherche porte sur ces questions, déclarait dans le podcast Medam yo Ranse ! : « les femmes viennent pour la pension alimentaire, quand vraiment elles ne peuvent plus assumer seules les enfants, mais quand on creuse, on voit qu’elles ont subi des violences de toutes sortes : domestiques, sexuelles, psychologiques ». Pour que les femmes puissent aller au bout de la procédure, la structure doit parfois prendre en charge une relocalisation dans une ville de province, mais aussi gérer les besoins quotidiens de survie de la famille de la victime. On serait tenté·e d’inclure Haïti dans le concept de African Womanism1 de Clenora Hudson-Weems ; un concept qui veut penser le féminisme afrodescendant dans une perspective afro-centrique, mais ce serait faire fi du contexte haïtien et son rapport à la question raciale. Haïti s’inscrit dans une historicité précurseuse de la réflexion sur la condition noire et son antagonisme avec la blanchité2. En marquant dès sa fondation l’identité noire à son identité nationale, Haïti est le premier État-nation afro-descendant. Bien

que partageant l’Histoire commune de la déportation et de l’esclavage avec les Afro-américains, la nation haïtienne est rattachée à un État, qui plus est a des intérêts antagonistes avec les États-Unis. Cela pose des limites et défis à aligner les objectifs politiques des mouvements féministes en Haïti et aux États-Unis, mais aussi à d’autres pays dans la région avec une communauté afrodescendante. Le contexte haïtien pouvait-il constituer un point de décentrage pour les mouvements féministes noirs dans des pays où les femmes haïtiennes sont minoritaires racialement ? Ce, alors même que l’identité et le projet politique de la nation haïtienne était intrinsèquement liés à l’identité Noire. La longévité du mouvement féministe haïtien, depuis les récits de femmes esclaves lors de la colonisation française de Saint Domingue, peut-elle nous éclairer sur comment penser la libération de l’oppression patriarcale dans un contexte où la domination raciste pèse de tout son poids ? Comment éclaire-t-elle l’appel pour un féminisme des 99 %3 qui veut s’appuyer sur des mobilisations qui partent de la marge ? « Le féminisme doit devenir un mouvement politique de masse si l’on veut qu’il ait un impact révolutionnaire significatif sur la société4 » ; ces mots de bell hooks sont plus que d’actualité. Alors que le péril apolitique et libéral guette de plus en plus les mouvements féministes noirs aux Etats-Unis, Canada et en Europe, à travers l’obsession pour les questions de représentations et de transformations individuelles, regarder vers les luttes féministes du Sud global aide à remettre des ordres de priorité, mais aussi éviter les procès malhonnêtes en légitimité. Bien que citer Lénine soit toujours un exercice périlleux, ses mots sont ici parfaitement adaptés : « À l’ère des masses, la politique commence là où se trouvent des millions d’hommes, voire des dizaines de millions. » Pauvreté, prison, violences sexuelles, travail, lutte contre la corruption… Les féministes haïtiennes s’emparent des questions qui touchent des millions et vont chercher les femmes là où elles se trouvent en majorité : dans les classes populaires et hors des organisations féministes.

1  Cleonora Hudson-Weems, Africana Womanism : Reclaiming Ourselves, 1993 et Africana Womanist Literary Theory, 2004. 2  Philip Kaisary, « “To Break Our Chains and Form a Free People” : Race, Nation, and Haiti’s Imperial Constitution of 1805 », in Whitney Nell Stewart et John Garrison Marks (éd.), Race and Nation in the Age of Emancipations, Athens, University of Georgia Press, 2018, p. 71-88. 3  Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser, Feminism for the 99 % : A Manifesto, 2019. 4  bell hooks, Feminist Theory from Margin to Center, 1984.

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TRAVERSER LA FRONTIÈRE

RETOUR SUR NWAR ATLANTIQUE

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Politique de la marge et de l'horizon

Illustration : Lina Abazine 52

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TRAVERSER LA FRONTIÈRE

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etour sur « Nwar-Atlantique : politique de la marge et de l’horizon» , rencontre littéraire et politique qui s’est tenue le 10 mars 2020 à Paris (La Colonie). Je propose, sur la base d’une analyse comparative des ouvrages NoirEs sous surveillance de Robyn Maynard1, Afro-communautaire de Fania Noël2 et Le Triangle et l’Hexagone de Maboula Soumahoro3, une réflexion critique ayant pour objectif de comprendre ce qui unit les NoirEs du Nord et à travers le monde. L’expression « Nwar-atlantique4 » est reprise du concept développé par Paul Gilroy Black Atlantic mais inscrite dans le contexte afro en France. La communauté noire en France est composée principalement de personnes issues de l’immigration postcoloniale, et les territoires colonisés dont elle est issue ont subi l’esclavage. La critique reposera sur les Noir·e·s dans les différents espaces du Nord, les ouvrages analysés portant sur les Noir·e·s en France, au Canada et aux États-Unis. Néanmoins, il paraît inconcevable de ne pas faire le lien avec l’Afrique puisque le continent africain est le point de départ de l’Histoire des Noir·e·s dans cet Atlantique.

En effet, comme le souligne Maboula Soumahoro dans Le Triangle et l’Hexagone, le point de départ des diasporas noires dans le monde débute par la pratique de l’esclavage. Au xviie siècle, les empires européens mettent en place le commerce triangulaire et l’esclavage. Les Africain·e·s sont racialisé·e·s comme Noir·e·s, par opposition à la race blanche des Européen·e·s. Iels se retrouvent déshumanisé·e·s, objectifié·e·s, capturé·e·s, vendu·e·s et mis·es en esclavage sur les territoires des Amériques et des Caraïbes. Ainsi, toute une organisation est mise en œuvre pour soutenir ce système. D’abord, en 1661, le Code des esclaves de Barbade est instauré pour réglementer le statut d’esclave sur l’île de Barbade. Ce texte a inspiré la loi virginienne de 1662 ainsi que d’autres textes légaux qui vont légiférer l’esclavage dans les colonies d’Amérique du Nord, tout comme le Code noir (1685) qui réglemente l’esclavage dans les colonies françaises. Le xixe siècle marquera l’abolition de l’esclavage dans les empires européens et les États d’Amérique du Nord, mais laissera place à d’autres systèmes fondés sur l’inégalité entre les Noir·e·s et les Blanc·he·s. La France ne peut s’enorgueillir d’avoir ouvert la voie de l’abolition de l’esclavage en 1794 puisqu’elle rétablit

presque aussitôt ce système. Il faudra attendre 1848 pour que l’esclavage soit définitivement aboli dans les colonies françaises. Presque 40 ans après, la France participe au Traité de Berlin (1885) et se répartit avec les autres empires européens les territoires africains qui prendront désormais la forme de leurs colonies. Le Canada, qui abolit l’esclavage en 1833, ne démérite pas. Comme Nous l’apprend Robyn Maynard dans NoirEs sous surveillance, une ségrégation raciale plus insidieuse est mise en œuvre sur les sols canadiens. Aux États-Unis, la guerre de Sécession qui prend fin en 1865 a pour conséquence la mise en œuvre d’un système de ségrégation raciale organisée par les États du Sud (lois Jim Crow) et qui perdura un siècle. De nos jours, bien que les États européens et d’Amérique du Nord en ont, du point de vue du droit, officiellement terminé avec la colonisation et la ségrégation raciale, les discriminations et les violences que subissent les NoirEs à travers le monde subsistent. Le néo-colonialisme, qui enferme l’Afrique dans une position de subalterne vis-à-vis des anciens empires coloniaux, est dénoncé conjointement par les Africain·e·s, les Afrodescendant·es et les diasporas noires. L’enjeu est de comprendre ce qui unit les Noir·e·s du Nord et à travers le monde. Assimiler les origines et les fondements de l’Histoire des Noir·e·s, définir qui Nous sommes et aller ensemble vers un même horizon. I – Notre passé : esclavage et colonisation Tout comme Maboula Soumahoro dans Le Triangle et l’Hexagone, Robyn Maynard s’interroge sur l’origine des Noir·e·s dans ce fameux Atlantique, pour comprendre pourquoi aujourd’hui, les Noir·e·s sont sujet·te·s à tant de discriminations dans l’espace public, au travail, au logement, à l’école, etc. Qu’estce qui explique qu’après tant de siècles passés au Canada, les Noir·e·s occupent les positions les plus humiliantes, dégradantes et précaires de la société canadienne ? NoirEs sous surveillance retrace l’Histoire des Noir·e·s au Canada, qui débute par l’esclavage des Africain·e·s, déporté·e·s contre leur gré et dans la plus ignoble des violences sur les sols américains et des Caraïbes. Aujourd’hui, les Noir·e·s qui peuplent le Canada sont les descendant·e·s de ces esclaves, mais aussi les descendant·e·s des loyalistes noir·e·s, qui ont marchandé leur affranchissement contre

1  Robyn Maynard, NoirEs sous surveillance. Esclavage, répression et violence d’État au Canada, Éditions Mémoire d’encrier, 2018. 2  Fania Noël, Afro-communautaire Appartenir à nous-mêmes, Éditions Syllepse, 2019. 3  Maboula Soumahoro, Le Triangle et l’Hexagone. Réflexions sur une identité noire, Éditions La Découverte, 2020. 4  Intitulé de la rencontre proposé par Fania Noël. Cela fait écho au fait que Fania Noël soit haïtienne, donc elle fait partie de la continuité historique de cet Atlantique.

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TRAVERSER LA FRONTIÈRE leur allégeance à la couronne britannique durant la guerre d’indépendance des États-Unis. Le xxe siècle marque également l’immigration des Jamaïcain·e·s, Haïtien·ne·s mais aussi des Africain·e·s du continent qui fuient la guerre ou la misère économique (Somalie, Cameroun, etc.). En France, les Noir·e·s sont également les descendant·e·s d’esclaves déporté·e·s d’Afrique vers les colonies des Caraïbes (Guadeloupe, Martinique, Guyane) et de la Réunion. Encore de nos jours occupée par la France, les colonies départementalisées ont vu leurs ressortissant·e·s immigrer massivement vers la métropole au cours du xxe siècle. Le BUMIDOM a organisé la venue de dizaines de milliers de travailleurs vers la métropole. C’est aussi le cas des Africain·e·s du continent, qui ont d’abord le statut de sujets coloniaux puis, après l’indépendance de leurs pays aux années 1960, émigrent vers la France pour des raisons économiques ou en qualité de réfugié·e·s politiques. Dans les deux cas, l’immigration de ces personnes se fait pour échapper à leurs territoires appauvris par la France. L’esclavage, c’est l’exploitation d’une main d’œuvre dans un circuit appelé le commerce triangulaire. La personne mise en esclavage est vendue contre des marchandises et des produits pour travailler dans les plantations et/ou dans la maison du maître afin d’effectuer les tâches domestiques. L’esclave ne perçoit aucun salaire, est dépourvu·e de tous droits sociaux et également du droit de vie. L’omission de ce dernier droit est due au statut d’esclave. Ainsi, l’esclavage s’inscrit en plein dans un système capitaliste et raciste puisque l’exploitation de ces hommes et de ces femmes est racialisée. Toute une pensée racialiste a été mise en œuvre pour justifier l’esclavage des Noir·e·s. Après la période de la traite négrière et de l’esclavage, l’exploitation de ces descendant·e·s d’esclaves perdure dans les colonies des Caraïbes et d’Afrique. Bien que le droit de vie leur ait officiellement reconnu lors des abolitions de l’esclavage, dans les faits, les Noir·e·s représentent une main d’œuvre bon marché dont les salaires restent bien inférieurs à ceux des Blanc·he·s. De plus, les colonies, soumises à de fortes taxes et à une absence de redistribution des richesses, restent sous développées en comparaison à la métropole. Ces écarts économiques et les inégalités qui en découlent entre les Noir·e·s et les Blanc·he·s s’inscrivent dans le continuum de l’esclavage. Ceci explique pourquoi aujourd’hui, nous ne pouvons parler de race sans parler de capitalisme. Le commerce triangulaire et l’esclavage ont été racialisés. La colonisation allait de pair avec l’exploitation des terres et des individus et c’est ainsi que nous disons aujourd’hui que le système capitaliste est bel et bien raciste.

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Nous avons subi des siècles d’esclavage, de génocide, de colonialisme parce que nous sommes Noir·e·s. Pourtant, malgré cela, notre amour de nous-mêmes et des nôtres nous a permis de survivre. Nous ne devons notre réussite d’aujourd’hui qu’à nous-mêmes. II – Notre présent : exploitation économique, instabilité politique et immigration L’indépendance des pays africains entraîne de fortes instabilités politiques à l’origine de la misère économique qui sévit sur le continent. Comment expliquer que le continent africain, alors grenier de la planète, riche en ressources et en matières premières est aujourd’hui le continent le plus pauvre ? Qu’est-ce qui explique que, malgré des siècles d’exploitation des sols riches d’Afrique, les PIB de leurs États soient les plus bas ? On constate, à l’indépendance des pays africains, qu’un programme d’instabilité politique, appelé la Françafrique, a été mis en place par l’ancien État colonial. L’idée est d’abord de placer les anciens ministres africains de l’administration coloniale française au pouvoir afin de mieux mater la rébellion portée par les Africain·e·s et les revendications anticoloniales. C’est ainsi que la Côte d’Ivoire voit à sa tête l’ancien député et ministre français Félix Houphouët-Boigny proclamé père de l’indépendance. Au Sénégal, c’est l’ancien député et ministre français Léopold Sédar Senghor qui est placé. Au Cameroun, c’est l’ancien député territorial Ahamadou Ahidjo qui est fait Président. En parallèle, tous les révolutionnaires anticoloniaux font l’objet de mystérieux coups d’État avant d’être assassinés : Kwame Nkrumah pour le Ghana, Amilcar Cabral pour la Guinée-Bissau, Ali Soilihi pour les Comores ou encore Thomas Sankara pour le Burkina-Faso. Justice n’ayant toujours pas eu lieu ou alors de manière contestable, les militant·e·s panafricanistes s’accordent à dire que ce sont bien les anciennes puissances coloniales qui sont à l’origine de ses mystérieux putsch et assassinats contre des dirigeants révolutionnaires un peu trop dérangeants pour les intérêts européens. Les instabilités politiques pour mettre en place des pions des autorités françaises permettent à l’ancienne puissance coloniale d’avoir la main mise sur l’économie africaine. La France, à travers ses multinationales (Total, groupe Bolloré, etc.), continue de faire la pluie et le beau temps en Afrique en spoliant


TRAVERSER LA FRONTIÈRE ses terres. Malgré les mobilisations pour l’abolition du Franc CFA, la monnaie coloniale continue d’être utilisée par la plupart des pays anciennement colonisés par la France. En 2019, l’annonce par la France de son remplacement par l’ECO n’a pas convaincu. Ainsi, les États africains sont à la merci des autorités françaises et la corruption gangrène les pays, poussant les Africain·e·s à émigrer vers les pays européens et nord-américains qui sont plus stables et solvables. Les différentes vagues d’immigration qui ont marqué le xxe siècle ont été entreprises, principalement, pour des raisons économiques. Au sortir des guerres mondiales dans lesquels les sujets coloniaux africains ont été impliqués contre leur gré, les hommes africains émigrent notamment vers la France pour travailler dans les usines et les chemins de fer. Ces ouvriers, occupant des métiers précaires que les « Français ne voulaient plus faire », font venir leurs familles par le biais de la politique du regroupement familial et s’installent en France dans des conditions exécrables : foyers pour travailleurs, bidonvilles puis cités-dortoirs et barres HLM insalubres. Cette précarité qui s’observe autant dans le domaine du travail que dans les conditions de vie est transmise de génération en génération. Comme le dénoncent les mouvements antiracistes, plusieurs enquêtes prouvent que les personnes noires et non-blanches font l’objet de discriminations systémiques au logement, à l’école, au travail, dans l’administration et dans l’espace public (contrôles abusifs et violences policières). Ainsi, la militante Fania Noël, dans Afro-communautaire, préconise que le plancher collant, celui de la précarité, l’exploitation, l’exclusion, l’enfermement et la privation, doit être le point de départ des mobilisations politiques. « C’est en faisant partir nos analyses et nos luttes des marges que nous arriverons aux mobilisations des masses remettant réellement en question le système et que nous ouvrirons la voie à un changement radical de société ».

les mouvements pro-Noir dénoncent d’une même voix la précarité qui les touche mais aussi la déshumanisation constante dont iels sont les cibles et qui a pour corollaire la violence étatique qui leur est infligée. Ainsi en 2013, lorsque le mouvement Black Lives Matter naît, c’est tout le Nord qui est touché par les cris d’alerte et de résistance des Africain·e·s-américain·e·s. Fondé par trois femmes et queers noires états-uniennes, le mouvement dénonce les crimes policiers qui frappe majoritairement les hommes noirs, y compris adolescents. La France, qui n’a pas de mal à indexer les États-Unis pour ses crimes racistes, se fait l›écho de ce mouvement dans l›espace médiatique. Cela permet aux activistes antiracistes et des violences policières de visibiliser le combat en dehors des sphères militantes spécialisées sur cette question. Ainsi, les histoires d’Adama Traoré et de Théo Luhaka sont racontées au grand public. Idem au Canada, le mouvement Black Lives Matter permet à l’opinion publique de se saisir du débat sur les violences policières suite à l’assassinat du somalien Abdirahman Abdi en 2016.

C’est pourquoi ces minorités rappellent que l’émancipation de la communauté ne se fera pas au détriment des droits des minorités sexuelles et de genre. La victoire ne se fera pas sans nous, ni contre nous.

III – Notre futur : Afroféminisme, panafricanisme et hotepies révolutionnaires Si nous avons compris que ce plancher collant tire son fondement de l’esclavage, il n’est donc pas étonnant que les revendications des Noir·e·s du Nord soient similaires. En France, au Canada et aux États-Unis,

En France, le mouvement contre les violences policières est portée par des femmes, souvent les sœurs des victimes. C’est le cas notamment de Assa Traoré, grande sœur d’Adama, ou encore de Ramata Dieng, qui se bat depuis plusieurs années pour obtenir vérité et justice pour son petit frère Lamine. Aux côtés des hommes, les femmes mais aussi les minorités sexuelles et de genre sont partie prenante à la lutte, alors même que les hommes sont les principales victimes de ces crimes. Cette place qu’occupent les personnes queers et trans dans ces luttes revêt de son importance dans la mesure où cette population est souvent invisibilisée quand elle n’est pas exclue de la communauté. C’est pourquoi ces minorités rappellent que l’émancipation de la communauté ne se fera pas au détriment des droits des minorités sexuelles et de genre1. La victoire ne se fera pas sans nous, ni contre nous. Alors que le mouvement antiraciste fermait les yeux sur cette frange de la communauté, Ramata Dieng et Assa Traoré ont pris le parti de saluer le travail des militant·e·s queers et trans dans les luttes contre les violences policières sur le média du collectif panafro-révolutionnaire Cases Rebelles2.

1  Dawud Bumaye, L’apport des féministes postcoloniales et des queers racisés aux mouvements antiracistes en France, Université Paris 8, 14 mars 2018. 2  « Quand les combats s’articulent : Ramata Dieng et Assa Traoré à propos de la place des personnes et groupes queer et trans dans la

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TRAVERSER LA FRONTIÈRE dans leurs espaces et où leurs États sont indépendants et unis. Le panafricanisme est la réponse apportée à la domination coloniale et à la négrophobie globale. Seules une unité et une organisation noire permettront aux Noir·e·s de s’émanciper.

Illustration : Lina Abazine

Lors de la Queer Week 2018, la militante afroféministe et panafricaine Fania Noël explique : « notre organisation afroféministe est une organisation dans le mouvement noir et non pas une organisation noire dans le mouvement féministe ». Cette pensée est partagée par bon nombre de militantes noires qui assument la double casquette afroféministe et panafricaniste. À la rencontre du 10 mars, Fania Noël en dit plus sur le panafricanisme : « c’est le rêve de la diaspora, celui du retour au pays ». Elle conclut la rencontre par ces mots : « ça ne peut pas être la fin du monde, car notre monde n’est pas encore advenu ». Le panafricanisme représente donc le rêve d’un retour au pays natal, sur ces terres où les Noir·e·s sont majoritaires

Ce retour doit être organisé vers des États libres et réellement indépendants, émancipés du colonialisme, de l’impérialisme et du capitalisme. L’hotepie1 ne peut être que révolutionnaire. Révolutionnaire dans son programme politique mais également dans son énergie collective. Cette même énergie qui nous transcende depuis des siècles pour nous maintenir vivant·e·s et uni·e·s où que nous soyons dans le monde. Il faut toujours se rappeler que la traite des Noir·e·s a divisé une même population du même espace géographique, l’Atlantique sépare les Africain·e·s et les Afrodescendant·e·s. L’esclavage a disloqué des familles, l’esclave propriété du maître pouvait être vendu à tout moment à d’autres propriétaires. La colonisation a redistribué des territoires, encore divisé des peuples avec des frontières créées de toute pièce par les colons, et réécrit notre Histoire. Malgré cela, nous n’avons jamais oublié qui nous sommes et d’où nous venons. N’est-ce pas Harriet Tubman qui, guidée par son amour et son humanité, après avoir gagné sa liberté, a pris le risque de revenir sur ses pas pour libérer les siens ? Si nous nous sentons concerné·e·s par ce qui touche n’importe quel Noir·e au bout du monde, c’est parce que nous sommes lié·e·s par une histoire commune. Nous avons subi des siècles d’esclavage, de génocide, de colonialisme parce que nous sommes Noir·e·s. Pourtant, malgré cela, notre amour de nous-mêmes et des nôtres nous a permis de survivre. Nous ne devons notre réussite d’aujourd’hui qu’à nous-mêmes. Et celles de demain se feront ensemble, vers un même horizon.

lutte », juillet 2019. URL : https://www.cases-rebelles.org/quand-les-combats-s-articulent-ramata-dieng-et-assa-traore-a-propos-de-laplace-des-soutiens-queer-et-trans/ 1  Hotepie est un néologisme composé des mots hotep et utopie. Hotep est une expression qui peut être traduite par « être en paix ». J’ai créé ce néologisme à l’occasion de ce numéro d’AssiégéEs afin de marquer la couleur d’une utopie panafricaniste. C’est aussi une manière de dire à la communauté noire, « soyez en paix, notre idéal se réalisera ».

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TRAVERSER LA FRONTIÈRE

« PAYS LIBRE, FEMMES LIBRES »

» ‫وطن حر نساء حرة‬ «

Tribune des féministes algérie nnes en soutien au mouvement féministe palest inien Tali'at

‫عريضة نسوية جزائرية لمساندة حراك الطالعات الفلسطينيات‬

Illustration : Thiziri

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TRAVERSER LA FRONTIÈRE Dénonçant aussi bien le joug colonial sioniste que la domination patriarcale, le mouvement Tali’at ‫ طالعات‬renvoie dos à dos l’ensemble des violences structurelles qui abîment les parcours de vie des femmes… quand elles ne les tuent pas. Ainsi, depuis le début de l’année, pas moins de 28 Palestiniennes ont été victimes de féminicides, jusqu’à la jeune Israa Gharib, assassinée le 22 août dernier. Nous, femmes et féministes algériennes, exprimons notre profonde solidarité avec nos sœurs palestiniennes qui manifestent depuis le 26 septembre en Palestine et dans la diaspora.

Ce texte a été publié sur internet dans une version plurilingue incluant la langue tamazight, ce qui est un geste également politique étant donné le contexte linguistique algérien et l’hégémonie linguistique de l’arabe. Nous publions ici la version arabe car elle est destinée aux lectrices palestiniennes arabophones.

Refusant à juste titre l’ONGisation de la cause féminine et ses récupérations, elles militent pour une prise en charge politique des oppressions de genre, du féminicide, des femmes victimes de l’occupation israélienne (accès aux soins, liberté de circulation, emprisonnement), victimes des violences domestiques, ainsi que des lois liberticides qui empêchent les femmes de disposer de leur corps. Soucieuses de rendre visibles les activistes du Sud au niveau régional et global, il nous semble important de penser des passerelles féministes entre nos deux pays, mais également de contribuer à un réseau transnational de luttes pour l’égalité. Puisant dans notre mémoire intime et collective, nous caressons l’espoir de voir s’y déployer un engagement féministe pluriel, aussi inclusif que décomplexé. À notre tour, nous insistons sur la centralité du féminisme dans nos combats pour la justice sociale et les libertés démocratiques. Si notre Hirak du 22 février a permis de réintroduire du rêve et du sens politique dans nos imaginaires algériens, nous exigeons, plus que jamais, la consécration d’une citoyenneté effective et l’abolition des lois discriminatoires à l’égard des femmes. Nos mères et nos grands-mères n’ont pas fait que mettre au monde des résistants. Elle ont de tout temps participé aux révoltes pour la libération de leur terre et l’émancipation de leur peuple. Nous nous revendiquons de cet héritage et nous affirmons une position d’égalité avec les hommes. Par ailleurs, convaincues de la nécessaire continuité d’une mobilisation féministe, nous refusons de nous plier aux injonctions sexistes et aux agendas arbitraires qui tenteraient de discréditer notre démarche au nom d’une quelconque priorisation. En cela, nous privilégions une stratégie de convergence des luttes et réitérons notre opposition à toute forme de hiérarchisation. Enfin, attachées à notre ancrage anti-patriarcal, anti-colonial et antiimpérialiste, nous estimons que la Palestine a été, et restera, une boussole contemporaine de chaque lutte pour la dignité humaine. D’Oran à Haifa, d’In Salah à Ramallah, de Tizi Ouzou à Gaza, d’Alger à Al-Qods, nous disons toute notre affection et notre admiration pour celles qui marchent pour leurs droits. Vive les femmes et vive la révolution !

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FÉMINISTES ALGÉRIENNES SOLIDAIRES


‫‪TRAVERSER LA FRONTIÈRE‬‬ ‫تن ّدد حركة طالعات المناهضة للنير االستعماري الصهيوني والهيمنة األبوية بكل ممارسات‬ ‫العُنف المُهيكل ضد المرأة والذي ُي ّدمُر مسيرة حياة النساء… هذا إذا لم يقتلهن ‪.‬‬ ‫منذ بداية السنة الجارية‪ ،‬قتلت ‪ 82‬امرأة فلسطينية بسبب جرائم القتل المبني على أساس‬ ‫الجنس‪ ،‬بما فيهن الشابة إسراء غريب‪ ،‬التي اغتيلت في ‪ 22‬أغسطس الماضي ‪.‬‬ ‫نحن‪ ،‬نسويات ومواطنات جزائريات‪ ،‬نعبر عن خالص تضامننا مع أخواتنا الفلسطينيات‬ ‫اللواتي يتظاهرن منذ ‪ 62‬سبتمبر في فلسطين والشتات‪.‬‬ ‫بينما ترفض جعل القضية النسوية تحت رحمة المنظمات غير الحكومية الدولية وتالعباتها‪،‬‬ ‫تطالب حركة طالعات بالتكفل السياسي الفعلي للحد من حاالت القمع على أساس الجندر‬ ‫وجرائم القتل على أساس الجنس‪ ،‬وتناضل من أجل حقوق النساء ضحايا القمع اإلسرائيلي‬ ‫بكل أنواعه وضحايا العنف األسري‪ ،‬وضد كل القوانين المقيدة لحرية النساء في التحكم‬ ‫في جسدهن‪.‬‬ ‫بصفتنا حريصات على تعزيز مكانة الناشطات في دول الجنوب إقليميا وعالميا‪ ،‬بدا لنا من‬ ‫الضروري أن نفكر في بناء‬ ‫جسور نسوية بين بلدينا‪ ،‬وكذا المساهمة في انشاء شبكة عالمية تجمع مختلف النضاالت‬ ‫الوطنية من أجل المساواة‬ ‫واستنادا على ذاكرتنا الحميمة والجماعية كمنهل الهام لنا‪ ،‬نربي أمل نشأة التزام نسوي‬ ‫تعددي‪ ،‬شامل و ُمتحرر من العُقد‪.‬‬ ‫نحن ُنصر بدورنا‪ ،‬على مركزية المسألة النسوية في نضالنا من أجل العدالة االجتماعية‬ ‫والحريات الديمقراطية‬ ‫فبعد أن سمح حراكنا في ‪ 22‬فبراير بإعادة بعث الحلم والمعنى السياسي في ِمخيالنا الجمعي‬ ‫الجزائري‪ ،‬نحن نطالب اآلن أكثر من أي وقت مضى‪ ،‬بتكريس مواطنة فعّالة وإلغاء كل‬ ‫القوانين التمييزية ضد النساء‪ .‬أمهاتنا وجداتنا لم ي ُكنّ ّ‬ ‫ولدات للمناضلين فقط‪ ،‬بل شاركن‬ ‫طيلة الوقت في الثورات لتحرير أرضهن وشعبهن‪ .‬إ ّننا ّندعي هذا اإلرث ونؤكد على موقف‬ ‫المساواة مع الرجال‪.‬‬ ‫‪i‬‬

‫من جهة أخرى‪ ،‬وبحكم قناعتنا بضرورة مواصلة التحرك النسوي‪ ،‬نرفض االنحناء لألوامر‬ ‫الجنسانية واألجندات التعسفية التي ستحاول تشويه مبادرتنا باسم أي أولوية كانت‪ .‬وبهذا‪،‬‬ ‫نحن نفضل استراتيجية ضم كل النضاالت إلى بعضها و ُن ّكرر رفضنا لكل شكل من أشكال‬ ‫الهرمية في النضال‪.‬‬

‫‪izir‬‬

‫‪Th‬‬

‫‪:‬‬ ‫‪ion‬‬ ‫‪rat‬‬ ‫‪ust‬‬

‫‪Ill‬‬

‫أخيرا‪ ،‬ومن منطلق رسوخنا ضد األبوية واالستعمار واإلمبريالية‪ ،‬نعتبر أن فلسطين كانت‪،‬‬ ‫وستبقى‪ ،‬بوصلة‪/‬قِبلة معاصرة‬ ‫لكل نضال من أجل الكرامة اإلنسانية‪.‬‬ ‫من وهران إلى حيفا‪ ،‬من ان صالح إلى رام هللا‪ ،‬من تيزي وزو إلى غزة‪ ،‬من الجزائر إلى‬ ‫القدس‪ ،‬نعبّر عن كل مو ّدتنا وإعجابنا باللواتي يسرن من أجل حقوقهن‪.‬‬ ‫عاشت النساء وعاشت الثورة!‬

‫‪59‬‬

‫‪AssiégéEs • septembre 2020‬‬

‫نسويات‬ ‫جزائريات‬ ‫متضامنات‬


ENTRE NO(U)S AUTRES

RACISÉ.E.S À L'UNIVERSITÉ : PERSPECTIVES ÉTUDIANTES Dés/illusion(s) de l'acceptation

NDLR : Cette contribution d’étudiant·e·s racisé·e·s en études de genre et de sexualité croise les expériences de Dagem, Tam et Anticorpsmembranaire.

J

’ai durant mes études, fréquenté des milieux universitaires dits « élitistes » et d’autres qui se revendiquent comme héritiers de l’« esprit 68 ». Paradoxalement, j’ai ressenti plus de violences dans ces espaces critiques. Dans les milieux élitistes, tu sais à quoi t’attendre. « Tu fais avec », comme tu l’as toujours fait. Mais dans les milieux universitaires dits « gaucho », il y a l’illusion d’être dans un espace safe, là où en réalité la violence est simplement niée, même si nous la repérons chez les autres. Leur ancrage prétendument critique n’est que de la poudre aux yeux car en réalité, le système reste le même. Il est juste soigneusement maquillé. Bien poudré. En définitive, beaucoup de théorie mais très peu de pratique.

PAR DAGEM

Nos expériences niées J’ai suivi plusieurs cycles d’études, notamment sur le genre. Cette expérience fut formatrice tant sur le fond que sur la forme. Et sur la forme, j’entends par là l’expérimentation de l’hypocrisie du milieu universitaire. J’ai très rapidement réalisé que nous étions leur « caution racisée ». Nous sommes « les bon·ne·s racisé·e·s » qu’il fait bon de montrer pour pouvoir continuer de prétendre être une faculté « de gauche ». Je ne suis pas raciste, regardez mon voisin est arabe ! Visibles certes, mais pas audibles. Je me souviens notamment d’un cours en particulier. La professeure faisait défiler une série de publicités et d’extraits de films sexistes. Lorsque nous, étudiant·e·s racisé·e·s, soulignions également le caractère raciste de certains passages, nos interventions étaient reçues par un désintérêt absolu de la part de la professeure. Notre présence était niée et nos retours malvenus. Nous n’étions pas entendu·e·s. Ces « interruptions » dérangeaient le bon déroulé du cours, car évidemment, parler de racisme demeure un sujet malaisant dans la sphère universitaire. Puisse-telle être une université prétendument de gauche.

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Devenir sujet·te·s Une suspicion de subjectivisme plane toujours autour des étudiant·e·s racisé·e·s. L’université ne nous accorde jamais la neutralité. Dans son esprit, nous portons en nous l’histoire du pays de nos ancêtres. Elle est marquée sur nos fronts. Nos écrits ne peuvent être dictés que par des « émotions », une « certaine sensibilité ». La capacité d’adopter une distance critique et de produire des réflexions scientifiques nous est refusée. Nous sommes réduit·e·s à un outil marketing car s’afficher avec des racisé·e·s est devenu mainstream. Allié·e is the new cool. Lorsque nous nous mettons en mouvement pour sortir de cette réification et devenir sujet·te·s, nous sentons les visages se crisper. Nos recherches et sujets de réflexion sont remis en question. Sous entendu : il faut savoir rester à sa place. Ces violences ne sont pas sans conséquences. Elles produisent des croyances limitantes contre lesquelles nous devons continuellement lutter. Elles écorchent l’estime de soi et nous amènent, inconsciemment ou consciemment, à des comportements d’auto-sabotage. Il nous faut nous rappeler que l’ennemi n’est pas en nous. Nous questionnons constamment notre propre légitimité et crédibilité. Et elleux, le font-iels ? Préserver l’entre-soi Celleux qui avaient auparavant le monopole de la parole publique ont vu leurs privilèges menacés par une flopée d’étudiant·e·s et de chercheuses et chercheurs concerné·e·s par le racisme, qui se sont octroyé·e·s le droit de travailler sur leurs propres récits. Les mêmes qui pendant des décennies se sont gavé·e·s en s’accaparant nos histoires ont dû réagir. Et par réagir, j’entends par là offrir « l’illusion ». L’illusion que

En définitive, les étudiant·e·s, chercheuses et chercheurs racisé·e·s sont cantonné·e·s à la vitrine du magasin. L’accès aux rayons leur est refusé.


ENTRE NO(U)S AUTRES

Illustration : Lina Abazine

l’université est accessible à tout le monde. Mais dans les faits, les financements et les postes sont soigneusement conservés et distribués de manière partiale. Préserver cet entre-soi. Le cas du chercheur Akim Oualhaci1 en est la parfaite illustration. Admissible trois années consécutives, ce sociologue a été déclassé (sans explication) trois fois de suite par un jury d’admission au concours du CNRS. Ses diplômes obtenus à la City University of New York avaient même été remis en question. En définitive, les étudiant·e·s, chercheuses et chercheurs racisé·e·s sont cantonné·e·s à la vitrine du magasin. L’accès aux rayons leur est refusé. Faire sa part Nous n’évoluons pas dans les mêmes réalités. Nous avons appris très tôt à développer des stratégies

habiles qui nous poussent à être créatifs et créatives. À creuser notre propre trou. À créer un langage singulier. En résumé, à modeler notre propre monde. Forough Farrokhzad2, poétesse iranienne, disait : La voix, la voix, la voix C’est seulement la voix qui reste Pourquoi je m’arrêterais ?

Ce sont les voix de celleux qui nous ont précédé·e·s, qui nous aident à forger une certaine résilience et à ne plus s’auto-limiter. Celleux qui avant nous, ont essuyé les quolibets. Celleux qui ont défoncé des portes pour que nous n’ayons pas à entrer par la fenêtre. Nous sommes héritières et héritiers de leurs combats, auxquels nous devons faire honneur. Nous ne nous tairons pas. Nous prendrons notre place. Avec ou sans elleux. Frantz Fanon écrivait : « Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir3 ». À nous de faire notre part.

1  Matthieu Mondoloni, « Soupçons de discriminations au CNRS : 200 universitaires dénoncent un “acharnement” contre un candidat recalé trois fois », publié le 20/06/2019 sur Franceinfo (en ligne). 2  Forough Farrokhzad, Seule la voix demeure. Solo la voz permanece, édition bilingue français-espagnol, traduction de Michel Chaumet, L’Oreille du Loup, 6 juin 2011. 3  Frantz Fanon, Les damnés de la terre, La Découverte, 2001.

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ENTRE NO(U)S AUTRES

Who professors the professormen ? Le français de France M PAR TA Comment parler, lorsque l’on est racisé·e dans le milieu scolaire et universitaire français ? J’ai toujours été « bon » en français, de la primaire jusqu’à la fac et mon parcours scolaire s’est grandement construit autour de cette matière. Si l’on m’a refusé un passage de première scientifique à terminale littéraire car je risquais de « fumer des joints avec mes camarades », j’ai tout de même fini par faire une licence de lettres pour plus tard être reçu au CAPES de Lettres modernes. Si j’évoque ce parcours lié au français, c’est pour aborder le fait que mes études, mon travail, mes lectures, ma manière de m’exprimer et de penser sont inévitablement liés à cette question de la langue. Bien qu’il s’agisse de ma langue maternelle, je sais que je suis jugé sur la manière dont je l’utilise ; si bien qu’elle m’aliène, devenant, à certains égards, une langue « colonisatrice » pour moi aussi. L’évaluation de la maîtrise de la langue française par les pairs et les supérieurs (scolaire, universitaire, travail), lorsque l’on est racisé·e, est une réalité. Or, nous savons d’expérience que l’évaluation dite objective de la qualité de la langue française ne s’effectue pas de la même manière sur les Blanc·he·s et sur les racisé·e·s. C’est une manière d’exercer un contrôle sur la population : les bien parlants et les autres. De féliciter le cas échéant, le nègre civilisé. Regardez le nègre tellement civilisé qu’il peut nous citer Voltaire et Hugo (qui a dit auteurs ayant publié des écrits racistes ?). À l’inverse de Mohammed Dib, j’en arrive à me poser la question suivante : « Je parle ma langue : qui suis-je ? » Ce contrôle ciblé, alors que l’on sait que la soi-disant maîtrise de la langue française académique dépend en grande partie de capitaux économiques, sociologiques et culturels, a un impact direct sur la construction, la réception de nos discours et encore plus dans les milieux universitaires ou le français est la langue principale. Dès lors, qui pour sanctionner nos expressions, pour prétendre à cette objectivité du contrôle ? Solo dans ma bulle Comment sont évaluées la qualité, la justesse, la pertinence de nos travaux ?

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Tissons et renforçons les liens. Entre nous, avec des Blanc·he·s desquel·le·s nous exigeons qu’iels soient plus que des allié·e·s, qu’iels se mettent en danger pour nos intérêts et pour devenir de réel·le·s complices. Évaluées et in fine contrôlées. En travaillant sur les masculinités noires au sein du master en études sur le genre à Paris 8, j’ai été amené à faire des croisements entre ces masculinités et la question queer. Le propos développé, avec le recul de discussions croisées et lectures diverses, me semble aujourd’hui bancal et aurait grandement gagné à être précisé, affiné. Si la responsabilité de l’à côté du propos m’incombe, il est néanmoins questionnant d’observer que les retours du professeur étaient globalement positifs et très peu critiques. Cela me rappelle un épisode où, seul racisé de ma classe en 4e, j’effectuais un exposé sur la traite transatlantique et étais en retour encensé par ma professeure. S’il est agréable, encourageant d’avoir de telles remarques et approbations, la frontière avec une possible tokenisation n’est jamais éloignée ; c’est-à-dire devenir un quota visible, un faire-valoir qui, par sa simple présence, soulage la conscience de l’oppresseur par lequel il a été autorisé. Mais les deux cas sont légèrement différents. De plus, la rigueur théorique exigée n’est pas la même au collège en 4e et en deuxième année de master. Dans de telles conditions, alors que mon professeur à l’université n’est ni spécialiste des questions identitaires noires, ni spécialiste des théories queer, que vaut réellement son expertise ? Dans quelle mesure ne suis-je pas juste l’objet situé auquel on accorde tout crédit pour uniquement satisfaire une prise en compte de la parole de manière superficielle ? De même, lors d’un cours, le professeur me félicite d’avoir eu des échanges cordiaux avec une camarade blanche. Ces échanges faisaient suite à un exposé qui faisait le parallèle entre l’émancipation des femmes au xxe siècle et celle des esclaves au xixe, usant d’une sorte de trigger « bancalité, mais c’est quand même pertinent » pour oblitérer la question des femmes noires esclaves. (PS : prévenir tout sourire que vos travaux ont un point aveugle n’en enlève pas pour autant leur aspects violents et oppressifs ; plutôt que de vous concentrer sur la création d’excuse a priori, concentrez-vous sur la pertinence de vos travaux, message de la direction.) Je ne suis pas rentré pleinement dans l’échange par sécurité pour moi-même. Car je ne voulais pas


ENTRE NO(U)S AUTRES me mettre à dos les étudiant·e·s et le professeur, car je ne voulais pas que l’on m’appose une étiquette de noir en colère, d’empêcheur de penser, je ne voulais pas que l’on me reproche mon implication trop émotionnelle. Voilà pourquoi l’échange était en apparence cordial. Mais à l’intérieur de moi-même, les contours violents et tendus étaient bien présents. Noir en minorité face à une classe majoritairement blanche m’expliquant que l’oubli, la non-pertinence du propos développé n’en était pas un, car il avait été signalé en préambule que le parallèle était limité. Ou l’art du trigger pour transformer misogynoir en « limite ». Les grands autorisateurs Qui donc me délivre des points de bonne conduite de débats ? Qui m’évalue ? Dans le cas du premier exemple et de mon travail sur les masculinités noire, je ne sais pas ce que vaut mon travail. Je ne sais pas ce que pourraient en penser et dire mes pairs, les hommes noirs et les hommes noirs queer, ce que pourraient en penser et dire les personnes ayant une production théorique et pratique sur ces questions. À quel point mon travail peut être bancal, non-pertinent, et s’il l’est, la manière dont je pourrais approfondir mon propos, y apporter une surcouche critique. Si mon point de vue situé est une force, je ne peux m’y restreindre et ai besoin d’avoir de réelles relectures et avis sur mes différentes productions. Qui me délivre mon diplôme ? De trop nombreux professeur·e·s (la majorité ?) notent, évaluent, des situations par lesquelles iels ne sont pas concerné·e·s (pour lesquelles iels ne sont pas sujet aux discriminations), des sujets sur lesquelles iels ne sont parfois pas formé·e·s, compétent·e·s, et pire parfois empli·e·s de biais racistes. Ce faisant iels s’octroient un droit de regard et de contrôle sur nos productions théoriques et universitaires, sur nos récits. Iels deviennent les autorisateurs et autorisatrices de nos vies.

les axes méthodologiques et épistémologiques que nous utilisons et utiliserons ? De l’Université de Poitiers à celle de Paris 8-Vincennes en passant par l’Université de Guyane, nul n’est épargné. Et c’est parfois dans les formations où les personnes sont censées être le plus formées, comme dans le master d’études sur le genre de Paris 8, que la violence est la plus sournoise et la plus forte, alors que paradoxalement ce même master peut nous outiller efficacement. Pour répondre à ces questions et utopiquement (?) ne plus avoir à se les poser, organisons-nous. Comme Patricia Hill Collins le préconise, changeons d’épistémologies, de paradigmes et de méthodologies. Menons une lutte collective lorsque cela est possible, dans l’adversité et la communion. Dans l’adversité, restons éveillé·e·s et ayons un regard critique sur nos formations, sur le contenu qui nous est enseigné, sur les personnes qui nous les transmettent. Sur nos productions également. Il faut lorsque cela est possible et que nous en avons la force, nous engouffrer dans les interstices, prendre la parole, dénoncer tant que se peut les structures, dérives, biais, propositions racistes prenant lieu et place au sein de l’Université. Dans la communion, il faut (re) penser nos cadres de travail, nos espaces de solidarités (morale, matérielles) à l’intérieur et en dehors du milieu universitaire, tout en veillant à ne pas tomber dans l’effet inverse et à ne pas devenir une « élite autoproclamée ». Des initiatives fleurissent, des projets de réseaux commencent à se penser et/ou à être effectifs, continuons, encourageons ces projets. Le CLAPPE (Collectif de luttes antiracistes et populaires des personnels de l’éducation) est un exemple d’initiative qu’il nous faudrait porter à l’échelle de l’enseignement universitaire. À cet égard, le texte du collectif LKJ1 est criant et explique parfaitement les mécanismes racistes à l’œuvre au sein de l’Université. Tissons et renforçons les liens. Entre nous, avec des blanc·he·s desquels nous exigeons qu’iels soient plus que des allié·e·s, qu’iels se mettent en danger pour nos intérêts et pour devenir de réel·le·s complices2. Il nous faut réaliser un travail d’archive comme certain·e·s l’ont déjà entrepris, il nous faut mettre en lumière nos travaux respectifs et nous autoformer. Nous nous devons de réaliser que nous ne sommes pas seul·e·s. Dans ce travail de regroupement, usons à foison, lorsque cela est approprié, de la pluri-

Qui donc me délivre des points de bonne conduite de débats ? Qui m’évalue ?

Combat À quelle fréquence ces cas de figure se reproduisent-ils ? Quelles conséquences cela a-t-il sur nos parcours, sur les développements et regards critiques que nous portons à nos travaux, sur

1  Collectif LKJ, « Vos astérisques sont trop étroits pour nos vécus », 10 avril 2020. URL : https://lmsi.net/Vos-asterisques-sont-tropetroits-pour-nos-vecus 2  Indigenous Action, « Accomplices Not Allies: Abolishing the Ally Industrial Complex », 2004. URL : https://www.indigenousaction.org/ accomplices-not-allies-abolishing-the-ally-industrial-complex

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ENTRE NO(U)S AUTRES et de l’interdisciplinarité, dépassons le cadre des sciences sociales et débordons du cadre universitaire. Ce combat/travail doit se faire en gardant en tête que la matrice universitaire n’est pas seulement raciste, mais également classiste, sexiste et transphobe. Pirates, pirates, pirates, nous devons prendre les positions et opportunités tout en gardant en tête qu’il ne s’agit pas de points d’arrivées mais au contraire points quasi alchimiques de destruction-reconstruction. Myriam Dao, artiste, propose la création d’« anti-conservatoire » pour entamer un processus de décolonisation artistique ; créons des « anti-universités », sortes d’universités populaires par nous et pour nous. Nos vies ne sont pas que leurs objets d’études. Professons les professeurmen.

Propositions et réflexions sur l'imbrication de la race dans mon parcours universitaire AIRE

ANTICORPSMEMBRAN L’invisible

les possibilités de rassemblement des individu·e·s rendu·e·s visibles par la race. Cette nouvelle configuration se crée, avec la peur intégrée du repli communautaire pour ressort. Celui-ci est interprété socialement comme un manque d’adhésion à l’ensemble de valeurs que constituerait l’Université, cette chance généreusement offerte à « tous·tes ». L’universalisme s’érige en Université, constitue une doctrine de dispense et d’encadrement du savoir. Dès lors, l’institution n’a d’autre choix que de se désigner comme colorblind [NDLR : aveugle à la couleur] et neutre, pour rendre cet ensemble mal assemblé fonctionnel, cohérent et justifiable. Or existe-il une neutralité dans l’existence de non mixités invisibles? Une promotion de soixante personnes presque toutes blanches constitue-t-elle un choix politique que l’université peut regarder et analyser comme un « repli “communautaire” » ? Ce traitement nous est réservé, il me semble. Je constate que l’université fonctionne tel un ensemble de micro-décisions qui s’épanche peu sur les questions raciales, se référant très classiqu-classist-ement à la précarité seule, parfois couplée au genre, affranchie de sa dimension raciale. La précarité se livre en utile fourre tout, rendue compatible avec l’idéologie colorblind. Je réalise, tardivement, avoir des interrogations, voire des reproches à adresser à une administration qui fait de la « neutralité » sa doctrine et sa justification. Sans doute est-elle habile avec les mots, car elle est un lieu d’apprentissage de la langue. On y apprend comment chaque discipline et matière déforme celle-ci à sa manière, et comment le discours produit pour ou sur l’université constitue un langage représentatif de celle-ci.

Nos vies ne sont pas que leurs objets d’études. Professons les professeurmen.

Si je devais parler de mon expérience du racisme à l’université, je dirais que celle-ci prend racine dans l’invisible. L’espace symbolique de l’université est blanc, au sens de ségrégué. Le racisme débute dans la sélection « objective » de profils indéniablement blancs qui ne se différencieraient que par la diversité ; pas d’individus, mais de parcours. La diversité n’est richesse que dans des prérequis ; quelques privilégié·e·s, un soupçon de pauvres particulièrement motivé·e·s, battant·e·s, donc méritant·e·s et dont l’ethnicité est républicaine.

Les langues

Peauxlitiques

Plus que de mesures concrètes, je me questionne sur le langage, car quand le contexte me l’impose, je parle une autre langue universitaire, voir simplement scolaire : le blanc. Constitué en faisceau d’indices : il est mots, corps, apparences, sons et odeurs. Il est possible d’en mimer la posture physique ou orale. M’emparant de la blanchité plastique, et même si elle se refuse à faire corps ; je peux jouer (partiellement) de ses codes, lorsque j’en éprouve le besoin.

À ma rentrée en master de droit ; le constat de la présence de membres peu nombreux·ses des « minorités visibles » dont je suis (arbitrairement) considérée comme part, me sautait aux yeux. Et à l’orée d’une nouvelle année, s’opérait très spontanément, je le constatais, une division blanche de l’espace, éclatant

Ceci n’est évidemment pas performable par tous et toutes. Cette « capacité » prend racine dans l’existence d’un privilège économique puis social : celui des rares racisé·e·s évoluant dans les espaces blancs bourgeois par privilège de choix, de confort, ou de hasard ; et qui y développent un curieux trouble de la personnalité-

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ENTRE NO(U)S AUTRES performance. Pourtant, il s’agit bien de ce que l’Université me demandait jusqu’ici. En effet, j’y ai appris que les attentes d’un examen oral sont une interprétation de la bonne racisée ; mesurée, droite, à la syntaxe appréciable, une coupe afro maîtrisée en chignon bas. Et dès lors, je suis, deviens, l’actrice involontaire de la blanchité relative. La blanchité relative Celle qui admet, celleux considéré·e·s Autres par nature (par couleur, par langue), uniquement par la démonstration d’une adhésion suffisante de leur part à l’ensemble organisé de savoir-faire et savoirêtre, que l’université se gargarise de transmettre… Performée, recomposée aux yeux des professeur·e·s, des conseils pédagogiques, des organes délibérants, d’individu·e·s constitué·e·s en ensemble encadrant les limites et les modes d’expression du savoir : je me fais protagoniste active dans le récit national de ce qu’est l’université, et lui deviens utile. Illustration : Lina Abazine

Je me retrouve, non sans peine, à osciller entre invisibilisation volontaire et nouvelle considération de ma vie, ou de ma sensibilité, comme expérience sociale. Une expérience qui se trouve redorée, par la revendication du point de vue situé ; elle est désormais exploitable en recherche. S’ensuivent : objectifications semi-volontaires, revalorisation capitalistique et opportuniste de soi, transformation en somme d’expériences objectivables ; je me fabrique objet de recherche. Je me dis, me découpe ou délite dans des mémoires, des expériences imaginées en résonance avec les miennes ; et dès lors, autorise des « sachants » à normer la façon de me dire et de dire l’AutrE. Avec l’« Université progressiste », j’apprends à m’interpréter, pas avec mes mots, mais avec les guidances d’un protocole de recherche pensé par et pour les Blanc·he·s. Mon expérience universitaire est une constante dualité, un choix cornélien rituel et perpétuel. Performer ou défier ? Performer pour défier, peut-être.

Mon expérience universitaire est une constante dualité, un choix cornélien rituel et perpétuel.

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I L B U 'O L R U O P E IR O M É M UN Transmettre de soi-même

JER A H R PA

Pour cause, l’invisibilisation des personnes racisées en tant qu’actrices ou chanteuses dans l’environnement culturel francophone et français. Le rap français, ou plutôt comme le dit la rappeuse Casey « le rap d’enfant d’immigré » – car il s’agit bien d’une musique produite et créée par les personnes descendantes de l’immigration postcoloniale ou/et de l’esclavage – est un exemple du mépris exprimé vis-à-vis des cultures subalternes, comme en attestent les campagnes de diabolisation contre le rap mais aussi les nombreux procès intentés à l’encontre des artistes du rap. Pour autant, le rap connaît moins de mépris et d’obstacles, dans son accès aux médias ou dans sa possibilité de distribution à grande échelle, que toute musicalité issue des Sud et notamment des territoires africains. La question Affiche du podcast Vintage Arab réalisée par Ilaf Noury et Joud Toamah. de la langue reste primordiale dans sa perception et son ée en France, dans une famille tunisienne accessibilité. Ni l’arabe, ni le lingala ne bénéficient de culture arabe, j’ai la chance depuis toujours de l’aura d’une langue espagnole pourtant en usage d’être imprégnée d’autres canaux culturels dans les territoires du Sud global. La représentation et d’information que ceux de la culture n’est qu’un aspect du problème car, selon moi, ne française. Ainsi, comme beaucoup d’enfants issu·e·s traiter que d’elle détourne des enjeux matérialistes de l’appropriation culturelle. de l’immigration postcoloniale, j’ai passé les premières années de ma vie à parler ma langue maternelle, l’arabe. La série podcast Vintage Arab, dont je suis la créatrice, Mes parents suivaient les grandes lignes de l’actualité est née de cette volonté de mettre en valeur d’autres française sans se sentir concernés. Les politicien·ne·s récits musicaux et de sortir d’un orientalisme galopant. français·es ne s’adressaient à aucun moment à celles En effet, dans le milieu de la culture, il existe une forme et ceux qui n’ont pas la nationalité. Ma mère, férue d’orientalisme avec des conséquences matérielles réelles. des musiques arabes, a nourri mon imaginaire Si le phénomène existe depuis la vague de la World des mélodies de chanteurs et chanteuses arabes. Ainsi, Music dans les années 1990, nous en traversons la transmission culturelle s’est opérée surtout à travers une nouvelle vague depuis l’émergence de phénomènes cette figure maternelle. Ces musiques et artistes m’ont comme « l’électro arabe » (où de nombreux DJ permis d’accéder à la représentation que la société sont des Blanc·he·s et ne s’intéressent que depuis française ne nous donne pas. récemment aux musiques non occidentales). Cet intérêt

N

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ENTRE NO(U)S AUTRES pour les musiques non occidentales est à connecter à l’émergence des digger de vinyles qui achètent/spolient le patrimoine des continents africain et asiatique pour pouvoir sampler des titres en contournant la législation rigide du droit d’auteur européen. Vintage Arab est un projet qui s’adresse aux communautés arabes et plus particulièrement aux descendant·e·s de l’immigration en France, tout en ne négligeant pas nos parents, jamais pris en compte par l’offre culturelle. Pour les inclure, il me fallait laisser une place importante aux archives en langue arabe, laisser des musiques avec une temporalité longue, avec par exemple de longues introductions instrumentale, caractérisant les musiques arabes du xxe siècle. La construction du podcast est faite de sorte que l’auditeur ou l’auditrice francophone puisse comprendre le contexte politique et des informations pertinentes sur les artistes et mouvements musicaux. Pour autant, je souhaitais laisser la langue arabe s’exprimer et donc ne pas apporter de traduction à certains extraits d’archives. Je travaille donc sur des archives en deux langues, mais il était hors de question de couvrir les passages en arabe pour accommoder les francophones. Cette envie de laisser ces passages sans traduction est celle de rappeler que ce podcast s’adresse à une communauté plurilinguistique. Étant moi-même bilingue et jonglant quotidiennement avec deux langues, cette démarche me semble la plus juste envers moi-même ainsi que celles et ceux qui se reconnaissent dans mon parcours. La question de la production musicale féminine sur la mémoire migratoire est essentielle. Les femmes originaire des pays d’Afrique du Nord constituent les premières passeuses de culture pour leurs enfants né·e·s en France. Leur récit permet de reconstituer une généalogie de la migration, là où les pères se caractérisent par leur silence. En effet, la figure du père semble se caractériser par son silence face à sa trajectoire de vie personnelle, comme le notifie le militant des luttes de l’immigration et auteur du livre Territoire d’outre-ville, Mounsi Mohand : « Nos pères ne criaient pas, ne s’expliquaient pas, ils subissaient en silence. » Pour Abdelmalek Sayad, cela s’explique notamment par le fort sentiment de culpabilité développé par les premiers arrivants en France. La migration est vécue comme une contrainte qui s’accompagne d’une conscience de l’exploitation qu’ils subissent. La réalité de la migration est difficile à porter, tant du côté de la société d’origine, que du côté de la société française. Pour A. Sayad, l’acte migratoire ne peut qu’être déprécié et les parents refusent de transmettre cette histoire. De mon expérience personnelle, la mère a un rôle essentiel de transmission de l’histoire

du pays d’origine mais aussi de l’histoire de la famille. Les femmes ont un rôle crucial dans la transmission des histoires familiales et collectives. L’histoire migratoire s’intègre plus largement dans le continuum colonial et se matérialise par des parcours de vie qui ont mené des hommes et des femmes à s’installer en France pour devenir une force de travail exploitable. Ces trajectoires s’entremêlent dans l’histoire de la communauté maghrébine établie en France et ne sauraient faire sens si elles ne sont pas liées à l’histoire de la colonisation du Maghreb. Il est intéressant de s’attacher particulièrement à l’enjeu que constitue le foyer familial dans les communautés maghrébines. La transmission d’une mémoire familiale remplit trois fonctions : une fonction de transmission qui perpétue la spécificité du groupe qu’est la famille, la fonction de réviviscence, c’est-à-dire celle permettant de réactiver les émotions liées à une expérience personnelle et, enfin, la fonction de réflexivité. Comment s›organise cette transmission lorsque la famille s’inscrit dans une histoire migratoire douloureuse ? Comment transmettre à ses enfants son histoire familiale et, par là-même, son histoire culturelle ? Dès lors, il faut s’interroger sur les moyens de transmission de cette histoire et quelle place accorder à des éléments culturels comme la musique. Raconter les expériences en chantant La mémoire de l’émigration semble contenir en son sein des voix féminines porteuses d’une histoire des luttes à transmettre et à faire valoir. Les répertoires poétiques et musicaux développés par les femmes rendent compte de la réalité de la lutte anti-coloniale et révèlent des histoires méconnues du contexte de l’émigration qui a suivi les luttes indépendantistes et l’instauration des États indépendants. Ainsi, les femmes de la tribu des Aït Atta du Souss, au Maroc, ont développé un répertoire de izlan historique portant sur la mémoire de l’émigration. Le izlan est un forme poétique propre aux Imazighen du Maroc central, qui se caractérise par sa forme. Il s’agit de deux (ou quatre) vers comportant une rime interne et renfermant un sens complet. L’émigration des personnes originaires de la région du Souss se concentre particulièrement dans le nord de la France. Cela s’explique par un choix politique relevant à la fois de Hassan II et de l’ancienne autorité coloniale. En effet, durant les années 1960 à 1970, la France a fait appel à des dizaines de milliers de Marocains pour travailler dans les mines. Les départs furent exclusivement localisés dans les régions amazighophones et dans les régions du sud-est et du sud-

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ENTRE NO(U)S AUTRES ouest du Maroc. La France, par l’intermédiaire de Félix Mora, ancien officier des affaires indigènes au Maroc devenu cadre des houillères et chef de service de la main d’œuvre étrangère du Nord-Pas-de-Calais, sollicite les autorités marocaines pour procéder à une sélection massive. Si le continuum colonial est clair, le choix de Hassan II de focaliser les recrutements dans le Souss l’est tout autant. Ce choix s’inscrit dans une continuité historique puisque le Maréchal Lyautey, premier résident général, avait décidé que les candidats à l’immigration en France seraient exclusivement sélectionnés dans le sud du Maroc, en interdisant les départs en provenance d’autres régions. Le but était de mettre fin aux révoltes anti-coloniales existantes dans les régions du sud. Hassan II, confronté à une contestation politique massive dans ces régions, prolonge le continuum colonial en choisissant de vider le sud de ses forces masculines durant la période des années 1960-1970. Les izlan des femmes de la tribu des Aït Aita sont connus sous le nom de Timnadin. Ces Timnadin ont permis une transmission précise de l’histoire de l’émigration dans le Souss, notamment des méthodes de recrutement imposés par Félix Mora. En effet, ces poèmes chantés vont matérialiser le sentiment d’humiliation et la méfiance des femmes à l’égard de Félix Mora. Ce dernier revendique à lui seul l’embauche d’environ 66 000 Marocains s’appuyant sur une convention bilatérale sur la main d’œuvre signée par la France et le Maroc à l’indépendance en 1956. Mora déclara même à propos de ses méthodes de recrutement : « J’ai regardé dans le blanc des yeux au moins un million de candidats marocains… J’ai embauché les pères et après les fils… le but recherché, c’est du muscle1 ». Ainsi, ce dernier imposait notamment aux candidats de rester plus de trois heures au soleil pour tester leur résistance à la chaleur, les hommes examinés nus sur des critères d’endurance. Mora et son équipe marquaient ensuite les postulants avec des tampons de couleurs différentes : vert sur la poitrine pour les personnes sélectionnées, rouge pour les recalés. Les Timnadins relatent de manière précise le processus de recrutement : « 6 – A mad yan imdey ur as-tumiẓ, Iεerraten Muγa, izri-t ur ten-yusiy. Combien d’hommes ont guetté le départ. Et Mora les avait déshabillés et délaissés ! » ou encore « Ṭṭabeε azegzaw ayed newwaγ Iwet-i s uzeggwaγ isferza-yi. J’ai tant espéré être tamponné de vert / Mais le rouge m’a paralysé. » La découverte d’un article traitant de la question de ces Timnadin avait particulièrement attirée mon attention lorsque j’avais co-fondé avec deux

Les femmes originaire des pays d’Afrique du Nord constituent les premières passeuses de culture pour leurs enfants né·e·s en France. Leur récit permet de reconstituer une généalogie de la migration, là où les pères se caractérisent par leur silence. camarades le collectif Mouqawat, qui avait pour but de valoriser les mouvements féministes, récits de luttes de femmes du Maghreb et du Proche-Orient ou des descendantes de ces immigrations en France. Déjà à l’époque, l’idée de raconter des expériences politiques de femmes me semblait nécessaire pour pouvoir construire nos propres outils de lutte. Ces Timnadin étaient, à mes yeux, des outils de politisation puissants pour les descendant·e·s des mineurs originaires du Souss, tout en leur racontant de façon précise une histoire postcoloniale souvent tue, celle des conditions matérielles de l’immigration en France. Au vu de leur qualité et de l’histoire qu’elles peuvent renfermer en leur sein, qu’il s’agisse de portées symboliques ou de contenus explicites, les musiques arabes sur lesquelles je travaille, mais aussi toutes les musiques issue du Sud global ou de populations ayant subi la colonisation et l’esclavage, doivent être utilisées de manière prudente. Prudente, dans le sens où ces expressions artistiques sont sujettes à la spoliation et aux fantasmes. Il devient donc nécessaire de les transmettre en recontextualisant leur origine mais aussi l’environnement social dans lequel les premiers auditeurs vivaient. Il est donc nécessaire de réfléchir à sa propre pratique pour ne pas tomber dans l’autoexotisation ou du moins tenter d’éviter les clichés qui peuvent habiter notre inconscient. Savoir penser ses pratiques La situation en diaspora requiert de réfléchir à la production du discours sur les arts émanant de pays anciennement colonisés. Il est essentiel de penser les pratiques au regard de la société capitaliste et raciste dans laquelle nous vivons lorsque l’on produit « du contenu culturel ». Les milieux de la culture ou « les arts » ne sont pas exempts de mécanismes qui imposent des injonctions très fortes sur les descendant·e·s de l’immigration postcoloniale. Beaucoup sont perçue·e·s, mais certaines me semblent très ancrées dans nos subconscients du fait de nos positions subalternes. À titre d’exemple, ce qui

1  El Baz Ali, « Le combat sans fin des mineurs marocains », Plein droit, 2009/2 (n° 81), p. 35-38. URL : https://www.cairn.info/revueplein-droit-2009-2-page-35.htm

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ENTRE NO(U)S AUTRES me dérange, notamment dans des domaines comme la danse et la musique, c’est l’aspect performatif de l’appartenance, comme s’il fallait soit se soumettre aux injonctions blanches et s’effacer, soit surinvestir la posture de la pureté au risque de tomber dans l’exotisation. Il existe un surinvestissement du champ symbolique de l’appartenance – vêtements, maquillage, mise en avant de certains instruments, etc. – et, dans le même temps, il y a un appauvrissement ou une création novatrice du contenu « culturel » qui n’a rien « d’authentique ». C’est par exemple le cas quand on invente une danse – par exemple le concept de « danse africaine » – et qu’on lui appose un « label d’authenticité » en lui attribuant une appartenance régionale alors qu’elle n’existe tout simplement pas et qu’il s’agit, avant tout, d’une production empruntant à différents types de danse. C’est exactement ça, l’exotisation ou auto-exotisation. Créer n’est évidemment pas le problème. On peut créer sans revendiquer la légitimité des ancêtres et l’authenticité. Sauf que c’est ça qui est vendeur : l’exotisation, la soi-disant authenticité. Mais à qui allons-nous vendre tout ça ? À un public blanc ou novice qui a besoin de repère pour satisfaire les raisons pour lesquelles il vient assister à un spectacle ou écouter un concert. Il ne faut pas se voiler la face : les gens viennent rarement pour « découvrir ». Il y a forcément une attente. Le surinvestissement symbolique sert à satisfaire ce public-là et permet paradoxalement d’accéder à la légitimité publique/médiatique. Dans le domaine de la musique ou de la danse, beaucoup revendiquent la volonté de « donner ses lettres de noblesse » à telle ou telle production culturelle régionale ou nationale, telle ou telle danse, tel ou tel style musical. Sauf que « donner ses lettres de noblesse » à un patrimoine immatériel, tout en souhaitant un espace médiatique large, passe par la soumission à des codes, notamment à la classification hasardeuse. Classification hasardeuse car elle correspond à des critères occidentaux de « classification » de la musique ou même des méthodes d’apprentissage. Pour le cas de la danse, s’extasier de l’enseignement de telle danse du Maghreb ou du Proche-Orient me laisse

Créer n’est évidemment pas le problème. On peut créer sans revendiquer la légitimité des ancêtres et l’authenticité. Sauf que c’est ça qui est vendeur : l’exotisation, la soi-disant authenticité. Mais à qui allons-nous vendre tout ça ?

dubitative. Elles amènent souvent à un appauvrissement du contenu, à une uniformisation et une standardisation européocentrée de l’apprentissage, du partage. Loin de moi l’idée de trouver ça stupide de donner des cours de danses maghrébines et proche-orientales – même si là encore on pourrait revoir la classification – ; c’est plutôt le fait de « s’extasier » de la manière dont se déroulent les cours, lorsque la personne commence à trop parler des « aspects techniques » par exemple. Encore une fois, il ne s’agit pas de nier la technicité de ces danses, souvent même plus complexes que les danses occidentales. Je pointe seulement le fait que la manière légitime de « valoriser » ces danses est de mettre en avant un apprentissage à l’occidentale, qui allie souvent cours techniques et sportifs. Or, loin de délégitimer ces méthodes, je considère que la manière « traditionnelle » d’apprendre ne vaut pas moins que faire des cours dans une salle de modern jazz avec une prof qui te gueule dessus en disant « 1, 2, 1, 2, 3 ». Comme si ces danses-là ne se transmettaient pas d’abord dans les assemblées de femmes, les mariages, les fêtes qui ont permis qu’elles nousparviennent et qui continuent d’être le lieu d’apprentissage et d’amélioration des professionnel·le·s dans nos pays d’origine (c’est-àdire des troupes de mariage et de fêtes principalement). Il en va de même pour les musiques qui peuvent être apprises de manière autodidacte ou enseignées par une transmission orale non codifiée. D’ailleurs, il convient de remarquer que l’introduction de « productions culturelles racisées » dans le marché professionnel européen a tendance à produire des figures de sauveur ou sauveuse des cultures du Sud en leur donnant une légitimité à l’international ou à une échelle européenne/française. Bien qu’elles et ils ne se définissent pas elles et eux-même comme tel·le·s, beaucoup d’artistes avancent que leur travail offre « une visibilité », « une médiatisation internationale », « des rencontres dans le monde entier », « la découverte de notre culture par des followers partout dans le monde ». Oui mais les tien·ne·s ? On produit en masse un discours où l’on place un pays au centre, mais où bien souvent ses habitant·e·s ou descendant·e·s font de la figuration dans l’ascension sociale de celle ou celui qui l’utilise. Il faut le rappeler : un pays, c’est d’abord des gens et lorsqu’on adopte des codes à mille lieux des normes sociales du pays ou qu’on ne rend pas accessible son travail, on ne place pas son pays au centre. Bref, ce n’est pas le white savior qui va sauver les indigènes mais le zmigri savior qui va sauver sa culture, lui offrir une place au soleil dans la cour des grand·e·s de ce monde, grâce à sa double appartenance, à son soi-disant double positionnement. Cette question me traverse beaucoup dans la création du podcast, même si je ne la définis

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ENTRE NO(U)S AUTRES pas comme artistique mais plutôt à mi-chemin entre un travail de catharsis personnelle, de musicologie et d’histoire. Cependant, j’ai conscience de manipuler des œuvres artistiques, des histoires personnelles et des histoires collectives et politiques, d’où la nécessité de (re)situer ma démarche. Quant à la question de l’hybridation, pour les artistes racisé·e·s, je me dis souvent : pourquoi pas l’assumer si elle est utilisée dans son travail ? En cela, le positionnement de Lila Abu-Lughod qui s’appuie sur l’approche des féministes et des « halfies » de l’anthropologie est intéressante. Les halfies, de l’entredeux, qu’elle définit comme « des personnes dont l’identité nationale ou culturelle est hybride, du fait du cursus scolaire suivi loin des pays d’origine, de parcours migratoires ou d’ascendances mixtes1 ». Pour ces auteurs et autrices, le rangement de l’autre dans l’altérité complète et absolue ne fonctionne plus, car iels font partiellement partie de cet autre. Il s’y greffe le souci d’éviter l’utilisation essentialiste de la notion de culture. L’utilisation du concept de culture dans les sciences sociales tend à effacer la complexité des vies individuelles en les enserrant dans des grands traits culturels stéréotypés, partagés de manière homogène, perpétuant ainsi cette frontière entre « nous » et « eux ». AbuLughod critique cette notion essentialiste de la culture qui devient souvent la clé de toute explication et va jusqu’à la comparer à la notion de race. Selon l’autrice, la notion de culture pourrait devenir une euphémisation de la notion de race.

Alors comment se positionner comme halfie ? Et bien je n’ai pas de réponse tranchée, mais je pense qu’il faut rediriger les boussoles vers le Sud ou vers les périphéries du Nord d’où nous sommes originaires pour la plupart. Que dois-je aux miens dans mon œuvre ?

D’une certaine manière, répondre à des codes culturels que nous n’avons pas pris le temps de définir peut nous amener à performer la race. C’est d’autant plus vrai que la racialisation crée un marché artistique restreint où sont contraints à la confrontation de nombreux artistes non-blancs. En effet, il existe peu de place pour les personnes racisées et les places qu’on nous accorde semblent être attribuées aux personnes les moins subversives. Ce manque de place accordée aux artistes racisé·e·s crée une concurrence entre elles et eux. Les injonctions y sont multiples, allant de l’effacement de l’origine à la surexposition de celle-ci. Le tout imposé par un agenda culturel, qui diffère selon les institutions et les périodes : un surinvestissement de l’origine pour le divertissement pendant la période World Music, tout en sachant que la musique produite pour le public européen diffère, par de nombreux points, à celle produites pour le pays d’origine. Plus récemment, un surinvestissement du background politique des pays du Sud, notamment dans l’art contemporain, où l’histoire est très aseptisée et occultée de sa pensée la plus révolutionnaire. Cette sélection produit des récits souvent centrés sur les seuls indépendances nationales dans de grandes dates et grandes lignes qui taisent souvent les diversités politiques du Sud global, au profit de romans nationaux plus ou moins admis dans le Nord. Évoquer ces histoires dans l’art contemporain ne doit pas seulement servir à répondre à une commande politiquement correcte pour l’intelligentsia blanche de la culture. De la même manière, nous constatons un piège qui se renferme, par bien des méthodes, qui empêchent souvent de produire de l’art pour de l’art. Alors comment se positionner comme halfie ? Et bien je n’ai pas de réponse tranchée, mais je pense qu’il faut rediriger les boussoles vers le Sud ou vers les périphéries du Nord d’où nous sommes originaires pour la plupart. Que dois-je aux miens dans mon œuvre ? C’est là la question essentielle de l’entreprise de Vintage Arab, qui archive à la fois les échanges avec ma mère et qui tente une communication communautaire entre les héritières et héritiers d’un patrimoine musical.

1  Lila Abu-Lughod, « Writing against culture », in Timothy S. Oakes et Patricia L. Price (éds.), The Cultural Geography Reader, Routledge, 2008.

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ENTRE NO(U)S AUTRES

OUED DADÈS, UN RÊVE PÉRIMÉ Illustration : Lina Abazine

Revoir le fleuve de mon enfance

KHADIJA

Ce fleuve c’était le symbole entre les deux parties de la vallée, d’un côté : la campagne, dévalorisée, les miskins qui n’ont ni électricité ni eau courante, les femmes divorcées revenues au foyer premier, les sans-abris qui vivent grâce à la solidarité Les galérien·ne·s qui vivent de trois fois rien. L’eau pas courante, le puits dangereux avec chaque année son lot d’enfant accidenté·e·s qui se trouvait de l’autre côté de la modernité à vingt minutes à pied. La nuit, nos bougies ne pouvaient même pas rivaliser avec leurs lumières étincelantes. J’aimerais revoir le fleuve de mon enfance mais il a disparu, emporté par le réchauffement climatique, le désert hydrique que subit le Maroc depuis ces dernières années, il a laissé sa place à des cratères secs, durs et le pont seul ne sert plus à rien car on traverse à pied le sol sec et brûlant. Le désert hydrique a eu raison de lui, on le voyait diminuer et il a disparu. On a pu s’en inquiéter mais déjà l’accès à l’eau était rationné, deux heures le matin et quelques heures le soir.

La région du Souss Massa Draa, El Kelaa Mgouna, été 1994 et tous les autres depuis 1990. La vallée du Mgoun traverse toute la région, de El Kelaa à Boumalne. Le fleuve Dadès donne naissance près de Boumalne à de nombreux cours d’eau. Les paysan·ne·s irriguent leurs terres grâce à lui. J’ai parcouru cette vallée par quasi tous les temps, toutes les températures, à toutes mes périodes de l’enfance et de l’adolescence. Ce fleuve, j’y ai joué, j’y ai passé toutes mes journées sous le soleil qui me faisait saigner du nez. Je l’ai traversé à pied, en courant, en y glissant aussi. Puis sur le pont entre la partie non électrifiée de la vallée et ce qu’on appellera la ville.

Avec sa disparition, les activités agricoles ont été modifiées, bouleversées, les travaux des champs, qui donnaient aux plus précaires, souvent des femmes, des moyens maigres de subsistance, ont diminué puis quasiment disparu. Les kilos de roses dont les habitant·e·s étaient si fièr·e·s dans la vallée sont devenues des petits tas de gramme, les amandes, les noix, les abricots… tout a fondu par manque d’eau. À quelques mètres de la vallée s’érige un hôtel. Tout est écrit en français, une piscine, énorme, à l’intérieur. Plus loin, un autre hôtel. Une autre piscine et toujours la langue française qui trône sur la devanture avec toute l’insolence des colons qui se sentent les bienvenu·e·s. Leur loisir contre nos cultures vivrières, leur eau chlorée contre nos souvenirs, leur « amour du Maroc » contre la fin de notre agriculture paysanne. Mon rêve est périmé, je ne reverrai plus jamais le fleuve de mon enfance, pillé, volé, colonisé.

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ENTRE NO(U)S AUTRES

Genèse par Princia Au commencement, l’Océan se nappe de corps faits miroirs de la terre ; il se mue de ces visiteurs en soufflant des graines sur 587 041 km². Une pluie de molécules blanches s’abat en effleurant les feuilles de bananiers. 1 « Ô Mer, laisse-moi dans le creux de tes vagues ! » Comme si elle ignorait leurs cris l’Aqueuse agrippe les racines de la barque.

2 Allongées sur l’écume en attendant le remou des mainws blanches, de longues heures évidées, vacarmes ensoleillés, de vaines larmes noyées par l’éveil. La nuit tombée, le village ne pleure pas de frêles torses troués mais le retour de la pluie feuilletant les cabanes. Ce monceau de terre égaré, par les bras verts et bleus des siens. Une histoire de valse incessée, leurs paquebots et nos rivages sous un ciel de baobabs. Enfin, glanée six pieds sous Terre, la marche de l’Histoire retrouve son métronome. 3

4 Et nous remontons, l’aube revenue, sur le sable brûlant à nos pieds.

Ce mouvement est un hymne à celles qui ont su transpercer la terre pour

enfouir le bruit intermittent des balles. Le bois de santal embaume et apaise nos torses embrasés. Le soleil n’est qu’un balancement de plus sur mon béton de peau.

Le vaste cercueil boisé garde le soufre des noyés abominables dans leurs poumons et nous dansons sous une pluie disparate de mousson ;

Le phare grapille le ciel et secoue ses mouettes riantes sur nous.

des têtes brunes sous le crachat des vagues, l’Île loin derrière. Un bâteau meurt sous les crépitements du jour, 1146 navires déboutés.

Ces voleuses de sommeil s’éparpillent. Soudain, le jour s’évanouit.

La surface écarlate de la tour couleur sienne, écho immaculé de nos rires dans 52 850 mesures de silence.

Chaque pied lévite pour un court battement, des papillons au bord des paumes et crépuscule après crépuscule, les mains liées prient un rivage silencieux. Dans les soubresauts nocturnes, chacune retient son souffle jusqu’au dernier crépitement.

Le mousquet dérive sur la plage et une main cuivrée ploie ce vestige de canopée rendu à la terre, entre mille larves, où une grammaire de feuillage susurre des riffs incandescents. Nous naissons à nouveau, la bruine nous enfante pour toujours.

Les pissenlits chuchotent au creux des nuques une litanie d’heureuses.

La distance entre la prochaine île et nous s’étire à vue dans un bonheur insouciant. Bientôt, le chant des pluviers fait pleuvoir sur nos têtes une vie sans peur.


Rupture par Umar Le spectacle est beau quand il fait sombre (1) j’aimerais y croire, ne pas sombrer on passe des terres d’ivoires aux barreaux de la santé je ne vais pas m’en plaindre pour l’instant m’en suis sorti mais comment ne pas lutter pour celles et ceux qui nagent encore, ou pire encore, sont déjà morts j’aimerais y croire, mais tout m’empêche, trouver la lueur d’espoir comme on ouvre une brèche

ou dans la pire des horreurs coupables, mais d’aucuns disent qu’ils sont de la couleur de la pureté ils ont choisi, et vous l’avez payé de vos vies vos enfants continuent et vous honorent vainement le chemin de nos libertés retrouvés n’est que parcours du combattant•e des batailles nous gagnons mais l’empire s’étend

& Rien n’est pire que la couleur du deuil

(2) &

je n’aime pas le blanc de nos morts ni les rivières pourpres qu’ils ont entraîné tout ce que je vois dans mes cauchemars c’est leurs bateaux qui continuent à amarrer je ne rêve que d’une chose en les voyant naviguer de passer à l’abordage au sabordage nous venger des montagnes de cadavres un jour ils le paieront et dans mes yeux ils verront le reflet de leurs corps qui brûleront &

La victoire sera sans vous (4) pourtant tout porte à croire que nous avons déjà perdu que les traîtres sont endoctrinés ils priaient avec nous maintenant ils prient notre salut

résister, c’est déjà exister mais nos aspirations sont autrement plus grandes que de rester des souvenirs figées et imposantes telles des idoles

C’est quand tout va mal que j’arrive à me souvenir de nos rêves (3) récit d’un cauchemar dans la nuit je vous vois, anciens vous cacher dans les marécages et derrière le rivage pour leur échapper fuyant, n’étant que dans le va et vient même au bord du gouffre, se sent vivant ils veulent vous faire payer le châtiment de leurs propres erreurs la violence ne se dit pas, même poliment elle s’exprime avec honneur Illustration : Zas Ieluhee

la roue tourne puis nous ne sommes que mouvement se réaliser et s’accomplir finalement nous avons d’autres perspectives que celles de mourir tourner, tourner et retourner jusqu’à ensemble se retrouver vers les chemins de nos libertés sous le signe de la salvation un jour nous aurons la chance de rompre ce mal qui nous lie


Le recueil À nos humanités révoltées de Kiyémis a été édité pour la première fois aux éditions Métagraphes en 2018. L’ouvrage sera réédité prochainement aux éditions PMN (Premiers matins de novembre).

Illustration : Zas Ieluhee


CULTURE

À NOS HUMANITÉS RÉVOLTÉES PAR KIYÉMIS Sélection de poèmes Rêver à nouveau Alors que l’aurore pointe au loin, Je ne peux m’arrêter de danser Le rythme guide mes pieds et mes reins Un sourire apparaît sur mon visage épuisé. Les mélodies de mes ancêtres Chassent toutes mélancolie La joie est en train de renaître, Illumine toutes les utopies. Mon corps se souvient et s’abandonne Emplit d’un bonheur irréductible L’heure du combat tonne Et je me sens invincible. Au petit matin, guidés par la faible lumière Nous rentrerons, agitées par les souvenirs Revigoré·e·s, les idées enfin claires Nous regarderons la nuit s’enfuir. Au petit matin, éreintés par l’effort mais heureux, La soif d’émancipation faisant vibrer nos membres, Nous marcherons vers d’autres cieux.

Sous les coups, la joie

Dans le dessin harmonieux de ton sourire, Se cache la recette du baume Qui apaisera mes griffures intérieures. Car les poussières d’un vieux monde, Qui peine à s’écrouler, Étouffent mon corps épuisé. Et parfois, je m’égare Dans les pénombres environnantes. Ces étincelances me guideront vers toi. Je tends la main vers ces étoiles fuyantes, Ces instants de bonheur ordinaire, Pour en parer nos armures de combattantes. Joie inespérée, Qui purifie mon âme troublée, Écarte les nuages de ma colère. Soigne-moi. Alors qu’un rire jaillit de nos lèvres, Je sens nos plaies fleurir. S’échappent de nos blessures à vif, Les plumes de nos ailes naissantes.

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LA BD

BLUETOPIE

PAR THIZIRI

Périple d'un poisson ascendant bélier algérien, lune en balance La mer, je l’ai dans la peau depuis toujours…

À 13 min en Zastava, l’iode parvenait à mes sens affûtés d’enfant DZ des 90’s. Pas de balcon avec vue depuis ma cité. Juste une rencontre et elle ne m’a plus jamais quitté·e. Même quand son sable était brûlant, j’y cachais mes pieds tordus. Même quand je sentais le danger de corps trop familiers Et que l’adolescence m’a dit : « Méfie-toi ! Dans cette vie, tu seras un poisson dans un corps emprunté. » Même en pleine guerre civile. Comme la lune et les montagnes de Kabylie, la mer n’a jamais quitté mon cœur. Et puis elle a commencé à me séparer des êtres aimés…

Ma grande sœur, une rebelle romantique, a toujours voulu partir. Elle rêvait de fuir, des ruelles de Paris, d’écrire des histoires et d’une liberté inconnue jusque là. Son départ était plein d’imprévus - présage de galères à venir ?

Un an plus tard, entre un panier de basket et un roman russe, mon autre soeur s’en va aussi. Elle déteste la France. Maricane c’était inimaginable, alors on tente franssa, el mouhim partir, pour survivre, avoir un avenir, pour respirer.

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LA BD Je commençai à toiser l’horizon. Avec peu de connaissances sur l’histoire de la diaspora, en dehors du Chaâbi de mon père, des Chansons Kabyles de ma mère et du RAÏ qui passait à la radio. … Ah ya rrayeh…

Amine, hittiste de sa fonction, derboukiste de son art, était un pilier de la cité et une âme perdue par le système. On l’appelle « hebba qaress » tellement il est pâle, moi, je lui ai parlé 2 fois dans ma vie... Amine est parti en harraga, faute d’espoir, faute d'argent. Hamdoullah, il a trouvé une terre... et la coiffure.

Sam aussi est partie, sans dire un mot. Pour sauver sa peau, qui ne rentrait pas dans les cases ABCD. Un jour je vous raconterai notre rencontre. Mais, si par hasard tu me lis Sam : Merci. Par ton existence, tu m’as fait m’accepter malgré toutes nos impossibilités. Et puis un jour, le postulat national de l’époque s’imposa : « Si tu peux, tu pars ». Je suis parti·e aussi…

J’ai vu alors l’autre côté, les galères d’immigré.es et les résiliences des mien·ne·s jamais connu·e·s… Dix ans après, j'ai la sensation d’avoir « couru » sans cesse… pour les papiers, le travail, des gens chelou. Pour cette autre vie. Meilleure ? Win msafer troh te3ya w t'welli… Le coeur navigant entre mille espaces, à la recherche d’un seuil plus confortable, pour tous nos désirs contradictoires. Une frontière traversante. Maison bleue verte. La mer, comme un lieu d’apaisement et d’union et non le tombeau de nos frères et de nos rêves…

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Mon utopie est bleue-verte. C’est le bonheur d’une mer méditerranée apaisée. Nos corps de BG enfin en paix dans l’eau iodée, accueillant nos âmes sensibles et puissantes. De son sel, nos plaies se tricotent une empathie vaporeuse, et le sable entre nos terres n’est plus jamais mouvant. Libres comme l’eau. Connecté·e·s à la nature et aux ancêtres qui s’expriment à travers elle et à travers nous… on peut enfin Exister. Créer. Explorer nos mondes, les astres, nos esprits. Parfois, je ferme les yeux et je m’imagine sur le plus haut rocher des Falaises à Vgayeth, la montagne en back up, l’horizon à 3 brasses… Je prends une grande inspiration et je plonge. Je danse aux rythmes des poissons, en retenant l’air dans mes poumons jusqu’à frôler mes limites. Je ressors, un peu plus loin, dans un ailleurs familier, du Chaâbi en fond musical. Lentement… je reprends… mon souffle. Cet ailleurs, ça serait chez moi. Chez toi. C’est chez nous. Porté·e par la mer, face au ciel, les nuages en flocons passent et j’entends le clapotis des rêves de mes sœurs et leurs rires d’enfants. Je nage avec Sara, Billy et peut-être toi qui me lis. Tu la sens sur ta peau cette mer rêvée ? On a pied, rassure-toi. Ici c’est chez toi. C’est chez nous. Et, kho… comme c’est doux.


CULTURE

LES CONSEILS DE LA RÉDACTION Sélection d'ouvrages

Rencontres radicales Pour des dialogues féministes décoloniaux Manal Altamimi, Tal Dor et Nacira Guénif (dir.) Cambourakis • 2018 Queer African Reader Sokari Ekine et Hakima Abbas Pambazuka Press • 2013 Le Triangle et l’Hexagone Maboula Soumahoro La Découverte • 2020

Afro-communautaire Appartenir à nous-même Fania Noël Lesbiennes de l’immigration Construction de soi et relations familiales Salima Amari éditions du Croquant • 2018 Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne Kaoutar Harchi Pauvert • 2016

Islam et femmes Les questions qui fâchent Asma Lamrabet Gallimard • 2018 Marie-Louise Taos Amrouche Passions et déchirements identitaires Akila Kizzi Fauves éditions • 2019

NoirEs sous surveillance Esclavage, répression et violence d’État au Canada Robyn Maynard Mémoire d’encrier • 2019 Féminisme pour les 99 % Un manifeste Cinzia Arruzza, Nancy Fraser et Tithi Bhattacharya La Découverte • 2019

Podcasts Better Call Marie Le podcast de Marie Dasylva, coach stratégiste en entreprise. Marie fait témoigner différentes femmes subissant à la fois le racisme et le sexisme. Ses conseils précieux sont utiles voire vitaux si votre présence et votre travail sont systématiquement remis en question en tant que personne racisée. Studio 56 « Studio 56 est un flux de podcasts dédié à l’expérimentation, l’invention et la liberté dans la création sonore ! » La série Barbès Blues du podcast Vintage Arab Une série podcast sur les luttes de l’immigration maghrébine en France.

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Cours Redwane, cours ! « Hémiplégique et obèse, Redwane Telha a décidé de courir le Marathon de Paris en avril 2021. Pour son docteur c’est impossible. Mais Redwane en a décidé autrement : “Cours, Redwane, cours !” raconte les 500 jours de sa préparation. » Radio Corona Internationale La radio DZ qui a maintenu en alerte et en joie les hirakistes confiné·e·s d’un pan à l’autre de la Méditerranée. On recommande particulièrement l’épisode « Tseryel ou le pouvoir des femmes justes », parce que le rire de Sihem est contagieux et que nos ogresses millénaires sont loin d’avoir dit leur dernier mot.


CULTURE Films & séries

I May Destroy You Michaela Coel • série (OCS) • 2020 • Centrée sur des millenials NoirEs de Londres, cette série aborde notamment la question des violences et traumatismes sexuels. Attention : depictions de viol potentiellement traumatisantes. Baltringue Josza Anjembe • film • 2019 Court-métrage qui traite l’intimité homosbexuelle en Maison d’arrêt.

The Watermelon Woman Cheryl Dunye • film • 1996 Parce que ce film est pionnier en tellement de choses qui définissent aujourd’hui le cinéma indé US. Losing Ground Kathleen Collins • film • 1982 Pour celleux qui aiment le flirt entre le léger, le brillant et l’effroi. Sambizanga Sarah Maldoror • film • 1972 Panafricanistes, révolutionnaires, anticapitalistes ?

I am Somebody Madeline Anderson • film • 1969. Pour les grévistes et les syndicalistes. Looking for Langston Isaac Julien • film • 1989 Pour celleux qui s’intéressent à la flamme du Harlem Renaissance. Brown Girls Fatimah Asghar et Sam Bailey • web-série • 2017 Parce que nos amitiés sont des trésors précieux qu’on adore voir célébrées et qu’en bonus la soundtrack est signée Jamila Woods.

Gentefied Marvin Lemus et Linda Yvette Chávez • série (Netflix) • 2020 Parce que toz la gentrification. On y suit les dilemmes et déboires d’une famille issue de l’immigration mexicaine pour maintenir le restaurant familial en conséquence de la gentrification de leur quartier à Los Angeles. Charluata Satyajit Ray • film • 1964 Pour les amoureux·ses des films-films.

Dix séries pour comprendre PAR FANIA NOËL « How white women get away with murder »

Les femmes blanches mobilisent, dans leur rapport avec les personnes non blanches, l’archétype de la demoiselle en détresse : tantôt fragile, apeurée voire ingénue. Cet archétype lui permet de mobiliser les instituons de la violence contre les hommes Noirs pour sa protection, de la violences culturelle, intellectuelle et économique (notamment dans le rapport avec les femmes Noires) ou encore du contrôle social. Je vous propose dix séries qui en plus d’être très belles, rendent bien compte de cela.Vous verrez que dans les contextes blancs les demoiselles en détresse sont des bourgeoises

contre ce qui est considéré comme les « white trash/rednecks » . 1. Sharp Objects Marti Noxon • HBO • 2018 Demoiselles en détresse : Amma et Adora Crellin. 2. The Handmaid’s Tale Bruce Miller • Hulu • 2017 Demoiselle en détresse : Serena (surtout la saison 3). 3. When They See Us Ava DuVernay • Netflix • 2019. Demoiselles en détresse : liste trop longue.

4. Watchmen Damon Lindelof • HBO • 2019. Demoiselle en détresse : Jane Crawford. 5. Little Fires Everywhere Liz Tigelaar • Hulu • 2020 Demoiselle en détresse : Lexie Richardson. 6. Le Bureau des légendes Éric Rochant • Canal+ • 2017. Demoiselle en détresse : Marina Loiseau. 7. La casa de papel Álex Pina • Netflix • 2017

Demoiselle en détresse : Tokyo. 8. You (saison 2) Greg Berlanti et Sera Gamble • Netflix • 2018. Demoiselle en détresse : Love. 9. Ozark B. Dubuque et M. Williams • Netflix • 2018. Demoiselle en détresse : Wendy Bryde. 10. Insecure Issa Rae • HBO • 2016 Demoiselle en détresse (saison 1 à 3) : Frieda.

NDLR : L’article est disponible en intégralité sur la page Patreon de Fania Noël. URL : https://www.patreon.com/posts/37618450

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LE MOT DE LA FIN FANIA Fuck humility!

NOËL

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e 10 janvier 2014, je publiais un message sur Facebook dans un groupe fermé nommé Intersectionnalité non-mixte, INM pour les intimes, parlant d’un projet de revue. J’avais passé trois jours et trois nuits à faire bidouiller un template joomla, écrire les grande lignes. L’idée était simple : un espace de réflexion pour les femmes, queer et trans racisé·e·s. Un espace qui ne soit pas seulement virtuel, qui puisse se toucher, se garder et se partager : un bel objet.

Cet objet, c’est la revue AssiégéEs. En cinq ans et quatre numéros, ce ne sont pas seulement des histoires, réflexions, et analyses qui ont été partagées dans la revue et les rencontres Intersectionnalité TMTC, mais des amitiés, des fous rires, de l’amour et aussi des disputes, oppositions et ruptures. Pour cette cinquième année je n’ai pas écrit l’Édito, et j’ai vaguement participé à la ligne éditoriale. Cette aventure a dépassé mes espérances et est allée au-delà de ce qu’il était possible de pérenniser. C’est avec beaucoup de fierté, un peu d’émotion et sans aucun regret que je passe le relai à la nouvelle équipe éditoriale de AssiégéEs.

Loin des injonctions faites aux femmes Noires à l’humilité, c’est avec beaucoup d’humilité que je célèbre ces cinq ans : heureuse des choses accomplies et consciente du chemin qu’il reste à accomplir. Merci, à toutes les personnes qui ont permis à cette revue d’exister. On mérite. 4.70 ; Agnès Delrieu ; Alexandra Wanjiku Kelbert ; Anticorpsmembranaire ; Amandine Gay ; Anaïs Duong-Pedica ; Annette Davis ; Aria Boussetta ; Asiya Bathily ; Assia ; Awa ; Calypso Cleaver ; Circé Delisle ; Dagem ; Dawud Bumaye ; Diariatou Kebe ; DJ Monique ; Elena Stoodley ; Elisa Rojas ; Emy Masami ; Fatima Ouassak ; Fatomousso ; Fedra Gutiérrez ; Féministes algériennes solidaires ; Ferguson In Paris ; Gabrielle Culand ; Hajer ; Hanane ; Imane ; Inès El-Shikh ; Jade Almeida ; João Gabriell ; Kahena ; Khadija ; Kely Cristina ; Kenza T. ; Kiddy Smile ; La team PowerPop ; Le Kitambala Agité ; Kiyémis ; Lily Hook ; Lina ; Lina Abazine ; LSG ; Louyi ; Magazine Dialna ; Malek Cheikh ; Laure KL ; Maria Chantal ; Marie-Julie Chalu ; Marguerite Vil ; Massinissa G. ; Mira Younes ; Momo Forrest ; Momtaza Mehri ; Po B. K. Lomami ; Mrs Roots ; Mwasi – Collectif Afroféministe ; Myriam Bahaffou , Nabintou Mendy ; Laurence Meyer ; Nadine Mondestin ; Naouel ; Nargesse Bibimoune ; Nathyfa Michel ; Nesma Merhoum ; Nocturne ; Princia ; Octavia Pierre ; Oumaima Dermoumi ; Sandra Sainte Rose Fanchine ; Sil Enda ; Sol Brun ; Stéphane Gérard ; Tam ; Tarek Lakhrissi ; Thaïs Alvarenga ; Thiziri ; Umar ; Y.A.M ; Zas Ieluhee ; Zohra Ab , Zohra E ; Zohra Khaldoun.


ASSIÉGÉ-E-S.COM @ASSIEGEES INFO@ASSIÉGÉ-E-S.COM


« POURQUOI SUIS-JE OBLIGÉ·E D'ÉCRIRE ? [...] PARCE QUE JE N'AI PAS LE CHOIX. PARCE QUE LE MONDE QUE JE CRÉE DANS L'ÉCRITURE COMPENSE CE QUE LE MONDE RÉEL NE ME DONNE PAS. »

GLORIA ANZALDÚA « ÉTIREZ-VOUS OU NOYEZ-VOUS ÉVOLUEZ OU MOUREZ LE PONT QUE JE DOIS ÊTRE EST LE PONT VERS MA PROPRE FORCE JE DOIS TRADUIRE MES PROPRES PEURS MÉDIER MES PROPRES FAIBLESSES JE DOIS ÊTRE LE PONT VERS NULLE PART SAUF VERS MON VRAI MOI ET ALORS JE SERAI UTILE. »

DONNA KATE RUSHIN

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