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Décoloniser notre regard et nos imaginaires sur les danses par Fedra Gutiérrez
À LA UNE : UTOPIES DÉCOLONISER NOTRE REGARD ET NOS IMAGINAIRES SUR LES DANSES FEDRA GUTIÉRREZ Une réflexion sur le d i sc o u r s e t les pratiques du mouvement
La lutte pour ladécolonisation est toujours unelutte pour l’abolition du point de vue du colonisateur et, par conséquent, constitue une lutte pour la fin du monde –la fin d’un monde. Lafin du monde tel que nous leconnaissons. Tel qu’il nous fut enseigné –un mode dévasté par la destruction créatrice du capitalisme, organisé par lasuprématie blanche, normalisé par la cisgenrité comme idéal régulateur, reproduit par l’hétéronormativité, gouverné par l’idéal machiste bâillonnant lesfemmes etleféminin et actualisé par la colonialité du pouvoir, monde de raison dominatrice, de répartition inégale dela violence, du génocide systématique despeuples racialisés, pauvres, indigènes, trans, ettant d’autres. Jota Mo baça 1
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Nous, qui militons pour la décolonialité aussi bien dans nos actions que dans nos réflexions, nous savons qu’il n’y a pas de négociation possible avec ce monde tel qu’il nous a été imposé. Nous ne laisserons aucun répit à ce monde colonial, où certaines vies semblent valoir plus que d’autres. Ce monde, essentiellement hiérarchique, nous le détruirons comme le souligne notre auteure, « son apocalypse, semble être à ce stade l’unique exigence politique raisonnable 2 ». Nous ne voulons plus d’États, nous ne voulons plus d’institutions qui nous surveillent pour nous empêcher de sortir de la norme blanche et hétéromachiste, nous ne voulons plus des tentatives qui visent à nous détruire ainsi que nos épistémologies ancestrales. Nous savons en revanche que le monde que nous désirons n’existe pas encore. Il est de notre responsabilité de l’imaginer : Quel(s) monde(s) voulons-nous construire ? Comment décoloniser notre inconscient et notre imaginaire des récits occidentaux
Au sein du nouveau monde que nous imaginons, nos corps, leurs vécus, leurs sueurs, leurs cris, leurs gémissements, leurs idolâtries, leurs désirs et leurs gestes seront compris en tant qu’ils sont capables de produire la pensée et l’action politique.
pour éviter de projeter les ruines de ce monde décadent sur celui à venir ? J’aimerais partager dans ce texte certaines réflexions et interrogations sur la façon dont on pourrait aborder la question de(s) danse(s) et des corps dans ce nouveau monde, en puisant dans mon expérience d’artiviste et de chercheuse en danse. Comment décoloniser les espaces de formation, production et diffusion de la danse, et les discours sur son histoire ?
Il faut d’abord garder à l’esprit que la perspective décoloniale ne cherche pas à constituer une réponse unique et définitive à faire émerger. Elle ne cherche pas à construire un nouveau monde pour le substituer à un autre, elle est ouverte aux multiples mondes et peut lesfaire coexister, pour reprendre uneidée dumouvement autonome zapatiste. La décolonialité s’oppose à toute prétention d’universalité, sur laquelle se fonde laviolence totalitaire de l’eurocentrisme épistémologique. En m’inscrivant dans cetteperspective, maréflexion cherche plutôt à faire émerger desquestions plutôt qu’à proposer desréponses définitives. Cetteréflexion s’inscrit dans un processus de construction collective d’une alternative à
1 « ¡Rumbo a una redistribución de la violencia desobediente de género y anticolonial ! », in Devuélvannos el oro. Cosmovisiones perversas y acciones anticoloniales, Madrid, FRAGMA, 2018, p. 188. Jota Mombaça est une artiste de performance et écrivaine brésilienne non-binaire. 2 Ibid.
la colonisation de nos savoirs. Ces savoirs qui résistent encore, à partir de la rage qui articule les résistances etles stratégies de survie.
Cette perspective suppose aussi de se défaire delahiérarchie occidentale séparant lesavoir théorique/ académique dusavoir performatif, pratique etartistique. Cette hiérarchie saisit les performances du corps, en particulier celles des corps non-hégémoniques, comme des propositions manquant de contenu épistémique, etles situe historiquement comme dessavoirs inférieurs. Au sein du nouveau monde que nous imaginons, nos corps, leurs vécus, leurs sueurs, leurs cris, leurs gémissements, leurs idolâtries, leurs désirs et leurs gestes seront compris en tant qu’ils sont capables de produire lapensée etl’action politique.
Hiérarchisation et classification dans l’Histoire de ladanse
Le regard décolonial implique une relecture critique de l’Histoire. Dans mon cas, le questionnement porte sur « l’histoire officielle qui nous a été racontée surladanse ». À qui pensons-nous lorsque nous parlons
Illustration : Fedra Gutiérrez del’histoire deladanse? Qui écrit cettehistoire ? Quels lieux y occupent les personnes racisé·e·s, les trans, les queers, les pédés, les gouines, les dissident·e·s sexuel·le·s, les personnes précarisées, et tous·tes celleux qui désobéissent à cesystème nécropolitique? De quelle « danse » s’agit-il dans ce récit historique ?
J’ai commencé par observer que ce qu’on entendait par «l’histoire deladanse», ne renvoie ni plus ni moins qu’à l’histoire de la danse en Occident, sans prendre encompte l’histoire desdanses dans lesterritoires duSud. Les livres etarticles qui prétendent aborder « les danses du monde » dédient trois quarts des textes et images aux danses occidentales. Ce faisant, ces histoires écrites par les Occidentaux décrivent de façon détaillée les périodes historiques et les figures emblématiques de leur histoire 1 . L’autre quart est disputé par « le reste du monde » et ses danses, condensées et interprétées la plupart du temps à partir de critères qui simplifient leur complexité et leur hétérogénéité et les réduisent à des catégories monolithiques et homogènes. Là encore, l’histoire écrite par les Blanc·he·s qui ont le rôle principal, expose sa prétention à l’universalité, et à incarner l’histoire de l’humanité. Comme l’écrit
1 Joann Kealiinohomoku, « Une anthropologue regarde le ballet comme une forme de danse ethnique », in Nouvelles de danse (34/35), Danse nomade. Regardes d’anthropologues et d’artistes, Bruxelles, Contredanse, 1998, p. 51.
N’oublions pas aussi que les expositions un manque de maîtrise, dégradante, disharmonieuse, coloniales ont profondément marqué sauvage etsimiesque 6 ». Loin de constituer un point de vue rare au début la compréhension, ainsi qu’une partie du dans xx e une siècle, cette vision s’inscrit parfaitement longue histoire de la construction scientifique de la terminologie employée jusqu’à et spectaculaire de « l’instrument le plus efficace de nos jours, pour parler des danses nondomination sociale inventé au cours des 500 dernières années : l’idée de race 7 ». Ce racisme, en premier occidentales. lieu « religieux » qui considérait les peuples indigènes représentations racistes et coloniales des danses comme « des êtres sans âme », plus proches de l’animal Reni Eddo-Lodge 1 , à première vue « être universel que de l’humain, devint à partir du xvi e siècle dans ce monde, c’est forcément être blanc ». Ce qui un « racisme de couleur », à partir duquel on justifia explique clairement que ces historien·ne·s de la danse la déportation massive, et le commerce transatlantique ne s’intéressent absolument pas à la totalité du monde des Africain·e·s, et par la suite, à partir du xviii e siècle, de la danse ; mais à leur propre un « racisme scientifique » justifiant monde 2 . Un monde de la danse, L’exhibition spectaculaire toutes les exploitations, massacres, blanc, occidental, hétéronormé, cisgenre, validiste, et grossophobe est donc inhérente ainsi que les nouvelles invasions sur la base d’une prétendue nature imposé et pensé par ses auteur·e·s et protagonistes comme l’unique monde légitime. à la fabrication de « l’altérité » des corps en Occident. « biologique » de la supériorité blanche 8 . L’Occident fonde ainsi son hégémonie épistémique
Il est important de signaler que dans cette histoire de représentations qui supposent l’infériorité occidentale de ladanse, se sont réaffirmées de multiples etladimension primitive des corps non-occidentaux. et ontologique sur la base et des corps non hégémoniques, qui demeurent Ces représentations de « l’altérité » s’installent actuelles. On ignore par exemple que la danse dans l’imaginaire populaire à travers la surexposition moderne, généralement présentée comme une danse et la mise en scène des corps racialisés provenant intrinsèquement démocratique et inclusive, s’est des colonies. Les violentes expositions coloniales construite sur la base de stratégies d’exclusion 3 . À et zoos humains se sont effectués au cours du xix e titre d’exemple, dans les années 1910-1920, Isadora siècle et durant la première moitié du xx e siècle avec Duncan affirma son rejet des danses africaines et afrocomme objectif de produire l’association de ces corps américaines qu’elle considérait comme primitives, à des corps « sauvages », qu’il serait nécessaire convulsives, etrenvoyant à l’animalité 4 .Dans cetteveine, de « civiliser », justifiant ainsi les politiques d’invasion Rudolf Laban, considérait que les Afro-américain·e·s coloniale. L’exhibition spectaculaire est donc inhérente avaient un sens du rythme extraordinaire, en même à la fabrication de « l’altérité » des corps en Occident. temps qu’ils sont renvoyés à l’incapacité de créer Cesderniers furent exposés comme des «objets» jetables des danses nouvelles, condamnées ainsi à l’imitation de consommation, comme des êtres barbares, mis des danses des Blanc·he·s 5 . Ainsi ces deux danseurs enscène pour être observés etjugés par lesujet occidental développent une vision coloniale des danses afroqui se constitue comme la norme de cette dichotomie, américaines, auxquelles ils associent « essentiellement « d’où provient la racine de toute violence 9 ». Le corps racialisé est ainsi, comme dirait Fanon, construit par
1 Coumba Kane, « Reni Eddo-Lodge : “Être universel dans ce monde, c’est forcément être blanc” », Le Monde Afrique, 21 octobre 2018. 2 Kealiinohomoku, art. cit., p. 52. 3 Ann Daly, « Isadora Duncan et les politiques de la danse moderne » in C. Rousier (éd.) Être ensemble. Figures de la communauté en danse depuis le xx e siècle, Pantin, Centre National de la danse, 2003, p. 89-101. 4 Isadora Duncan, Ma vie, Paris, Gallimard (Folio), 2004, p. 420-421 in Isabelle Launay, « Gestes tordus, gestes toxiques, gestes revenants in De Self Portrait Camouflage (2006) à Adieu et merci(2014) de Latifa Laâbissi » in Latifa Laâbissi. Grimaces du réel, Dijon, Presses du réel, 2015, Laboratoires d’Aubervilliers, p.34-73. 5 Rudolf Laban, A Life for Dance, traduction anglaise, Mac Donald & Evans, London, 1975 (Ein Leben für den Tanz, Dresde, Carl Reissner Verlag, 1935), p. 133-134 in, Isabelle Launay, ibid. 6 Ibid. 7 Aníbal Quijano, « ¡Qué tal raza! » in Ecuador Debate. Etnicidades e identificaciones, Quito, CAAP, n o 48, décembre 1999, p. 141. 8 Ramón Grosfoguel, «≈Racismo/sexismo epistémico, universidades occidentalizadas y lo cuatro genocidios/epistemicidios del largo siglo xvi », in Tabula Rasa, 19, Bogotá, 2013, p. 31-58. 9 Gloria Anzaldúa, Borderlands/La Frontera : The New Mestiza, Madrid, Capitán Swing, 2016, p. 83.
l’autre, par leBlanc, etsesmille anecdotes etrécits 1 . Ceci a gravé dans noscorps etleregard que nous portons sur nous-mêmes, une haine de soi qui se nourrit de l’idée selon laquelle « être blanc vaudrait mieux que d’être brun 2 ». N’oublions pas non plus que les expositions coloniales ont profondément marqué lacompréhension, ainsi qu’une partie de laterminologie employée jusqu’à nos jours, pour parler des danses non-occidentales. Dans le cas particulier de la France, jusqu’à la moitié du xix e siècle, la connaissance sur ces danses provenait des écrits produits par les explorateurs et voyageurs. Ces expositions ont donc été les premiers espaces à partir desquels le public a pu découvrir les formes de danses interprétées par les populations lointaines. Ces dernières seront appelées « danses exotiques » jusqu’à lamoitié des années 1950 3 .
La notion d’exotisme renvoie étymologiquement à «l’étranger», et par la suite à «l’étrange ou au barbare». Elle finit par être associée à « l’extra-européen », ou à « l’extra-occidental » à partir de l’époque moderne. Ainsi l’Occident se conçoit comme la norme culturelle à partir de laquelle « l’exotique » ou « le différent » sont désignés. Ce qui est exotique est donc ce qui échappe à l’intelligibilité du public occidental. Dans le contexte colonial, le terme exotique fut associé aux populations colonisées et leurs danses, ce qui fait que ce terme acquiert implicitement une dimension péjorative, de barbarisme et de primitivisme 4 . Ainsi, cette dénomination suppose intrinsèquement de penser ces danses comme des manifestations inférieures auxdanses occidentales etsuppose unehomogénéisation deces formes réduites à uneunique catégorie renvoyant implicitement à leur prétendu manque de complexité. Le même problème émerge lorsque nous souhaitons remplacer ce terme par d’autres qui rendent compte d’une localisation géographique particulière. Par exemple, les termes « danse africaine », ou « danse indienne » continuent d’homogénéiser une multitude depratiques très diverses, etrend par conséquent difficile l’étude des spécificités chorégraphiques et techniques de leurs artistes.
Concernant lanotion de «danse ethnique», elle n’est qu’un euphémisme de dénominations plus anciennes comme celle de « danses primitives et exotiques ». C’est très clair lorsque nous observons que ce qui constitue «l’ethnique» renvoie à cequi auparavant était considéré comme exotique : les danses des anciennes
Proposer une seule histoire de la danse [...] appauvrit la réalité. Les gestes voyagent dans le temps et l’espace, les danses circulent de territoire en territoire, de corps à corps, se nourrissent les unes les autres.
colonies 5 .Dans de nombreux cas, elles sont essentialisées aussi sous la catégorie de « danses traditionnelles », ce qui, comme pour les notions antérieures, suppose une dichotomie entre ce qui paraît être la danse occidentale, qualifiée de moderne, innovatrice, etexpérimentale, etlesdanses non-occidentales, pensées comme monotones et répétitives d’un passé transmis sans changements de génération en génération. Cela suppose que leurs interprètes sont considéré·e·s comme des personnages en marge de l’histoire, plutôt que comme des artistes à part entière.
Ces catégories, comme nous l’avons vu, nous disent davantage de choses sur les imaginaires coloniales de l’Occident reposant sur les danses nonoccidentales, que sur la diversité, et les spécificités concrètes de ces danses. Pourtant, elles traversent in/ consciemment la manière dont nous continuons à les penser dans l’actualité. Il est donc primordial de les problématiser en tenant compte de la manière dont elles sont comprises par les danseurs et danseuses qui les utilisent pour rendre compte de leurs pratiques.
Détruire lesrécits coloniaux de l’histoire de ladanse
Comment détruire les récits coloniaux de l’histoire de la danse ? Comment penser d’autres chronologies del’histoire deladanse, transgressant lapensée historique dominante ? Comment repenser les terminologies pour nous y référer ? Quand je pense à des possibles tentatives de réponses à des questions aussi complexes, il me vient à l’esprit quelques idées. La première chose, c’est de renoncer immédiatement à une seule histoire de la danse. Chaque lieu, chaque communauté de danse, chaque danseur ou danseuse, ont leurs propres catégories pour parler de leur propre histoire et expérience de la danse. Proposer une seule histoire de la danse court le risque de reproduire un modèle
1 2 3 4 5 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Éditions du Seuil, 1952, p. 109. Gloria Anzaldúa, « La prieta» in, Cherríe Moraga et Ana Castillo (éds.), Esta puente mi espalda, San Francisco, Ism Press, 1988, p. 162. Anne Décoret-Ahiha, Les danses exotiques en France, Pantin, Centre National de la danse, 2004, p. 6-8. Ibid., p. 11. Ibid., p. 12.
La décolonialité est une pratique politique, et c’est dans cette pratique qu’elle tire son pouvoir transformateur. Pour cela, notre pari est dans la rue, dans l’action, dans l’articulation collective, dans nos comportements quotidiens, face à nos miroirs, dans nos maisons et dans nos lits.
universaliste colonial, qui appauvrit laréalité. Lesgestes voyagent dans le temps et l’espace, les danses circulent deterritoire en territoire, decorps à corps, se nourrissent lesunes lesautres. Unenouvelle chronologie articulerait les diverses historiographies de la danse : multipolaires, décentrées, rendant compte des transferts et dialogues corporels. Ici, il n’y aurait pas des histoires linéaires et évolutives, mais des corps imbriqués, des histoires en mouvement pour des corps en mouvements.
Je pense aussi qu’il est important de reconstruire etvisibiliser nospropres histoires, celles deschorégraphes et des danseurs et danseuses racisé·e·s, dissident·e·s et non-hégémoniques avec pour finalité de récupérer nos mémoires historiques et notre importance dans l’histoire de l’humanité. Reconfigurons-nous ainsi à partir de nos propres récits et mythologies sur nos corps, loin des discours sur « l’altérité » dans laquelle l’Occident nous situe etsitue par conséquent, nos danses. Reconstruire de même l’histoire des nos résistances et révoltes, à travers nos danses et pratiques corporelles inscrites dans les luttes contre la colonisation denosterritoires etdenoscorps. Unehistoire décoloniale de la danse doit donc s’ouvrir aux voix historiquement réduites au silence, à ces voix qui habitent les marges. Elle se construit pour, par et avec ces voix, car comme l’écrit bell hooks, « sans nos voix dans des écrits etdans des présentations orales, il n’y aura pas d’articulation de nos préoccupations 1 ». Raconter nos propres histoires, pour ne pas devenir la « matière première » des universitaires blanc·he·s qui encore une fois feront denous leurs objets deconsommation etd’analyse. Il est primordial ainsi de partir du travail des chorégraphes etdanseurs etdanseuses non-hégémoniques, del’écoute de ce qu’iels ont à dire sur leurs danses plutôt que de leur imposer des catégories coloniales. Ces nouvelles chronologies mobiles et situées ont donc besoin d’unlangage moins abstrait etdésincarné, qui se nourrit plutôt desspécificités deshistoires, discours, expériences et cultures des danseurs et danseuses et chorégraphes qui les construisent.
Dans l’ensemble, parler de racisme, de corps opprimés, d’histoires coloniales de la danse ne suffit pas à briser la colonialité du pouvoir et de l’être. La décolonialité ne peut être laissée seule dans la pensée théorique. La décolonialité est une pratique politique, et c’est dans cette pratique qu’elle tire son pouvoir transformateur. Pour cela, notre pari est dans la rue, dans l’action, dans l’articulation collective, dans nos comportements quotidiens, face à nos miroirs, dans nos maisons et dans nos lits. Comme le dit Silvia Rivera Cusicanqui, « l’anticolonial est une lutte quotidienne et permanente 2 »contre le système qui perpétue la colonialité dans laquelle nous vivons. Aussi longtemps que nosespaces etnospratiques quotidiennes resteront exclusifs, labataille continue.
Imaginer une pratique décoloniale de ladanse
À l’heure actuelle, en tant que femme racisée, cuir 3 , migrante dans ce pays, il m’est impossible d’imaginer cet espace safe de pratique de la danse comme un espace mixte. Cette logique des «espaces ouverts à tous ettoutes parce que tous lescorps sont égaux» ne fait que cacher une fois deplus lanorme ducorps hégémonique qui s’impose dans tous les espaces de notre vie, sans la remettre en cause. Dans cette logique libérale, la norme reste intacte et avec elle, tous les privilèges de celleux, qu’iels le veuillent ou pas, en ont bénéficié, ainsi que les violences que nous vivons celleux qui habitons ses périphéries. Dans les espaces mixtes auxquels j’ai participé à l’occasion d’ateliers de danse moderne ou contemporaine, les participant·e·s étaient principalement des personnes aux corps hégémoniques. Je sentais toujours que je n’y avais pas ma place. Il me semblait impossible d’exposer les violences que j’avais pu vivre au quotidien dans ces espaces. Je ne voulais pas que mes ressentis soient questionnés ou que l’on me victimise. Mon seul souhait était de passer inaperçue. Dans ces espaces, nous parlions des corps et de leurs différents volumes, de la respiration, dumouvement, denotre colonne vertébrale, destensions musculaires ; tout semblait si proche et si éloigné à la fois, une neutralité si désincarnée. Les rapports entre nos corps, les lieux occupés par chacun de ces corps dans ce monde intrinsèquement inégalitaire, n’étaient
1 bell hooks, Teaching to Transgress : Education as the Practice of Freedom, London, Routledge, 1994, p. 105. 2 Cette phrase fut prononcée par Silvia Rivera Cusicanqui, penseuse féministe bolivienne, lors de larencontre entre elle etSilvia Federici en octobre 2018 dans la ville de Mexico. URL: https://www.youtube.com/watch?v=ujiSiDEBaFQ 3 Utiliser le mot cuir au lieu de queer constitue « una operación política y epistemológica, como una manera de extrañar/retorcer lo queer desde América Latina » (Cuirizar el anarquismo : Ensayos sobre género, poder y deseo, Bocavulvaria ediciones, 2016).
On nous a inculqué la haine de soi et notre réponse ancestrale a toujours été notre propre prise en charge collective, l’organisation communautaire. Notre libération sera communautaire ou ne sera pas.
jamais mentionnés. Nous dansions, nous nous touchions sans savoir véritablement qui nous étions.
Personne ne se demandait, par exemple, pourquoi les personnes racialisé·e·s/migrantes, finissaient par former un groupe à part. Pour nous, il s’agissait de reconnaître ce qui nous unissait : les queues interminables à la préfecture, des existences soumises aux dates d’expiration, nos rires bruyants et voix criardes, un français avec son accent bien marqué, des représentations exotisantes sur nos corps et nos cultures. Qu’on le veuille ou pas, s’installait entre nous cette recherche orientée vers la création d’espaces collectifs bienveillants, où nous pouvons être nous-mêmes et nous sentir en confiance, valorisé·e·s, visibles, où nous pouvons nous renforcer pour faire face à une société nous méprisant. Sans ces autres corps, «jeserais probablement mort·e desolitude, denostalgie etd’invisibilité 1 ». Il s’agirait decréer nospropres espaces de pratique etde création de la danse, comme l’ont fait historiquement les corps opprimés. Des espaces dont nous sommes à l’origine, adaptés ànosenvies etbesoins, « un truc rien que pour nous, par nous et pour nous. Une issue dans cet enfermement, un espace, un mode d’expression qui animera nos sens, que l’on façonnera à notre image, notre couleur 2 », comme l’écrit Bintou Dembélé, chorégraphe et danseuse, au sujet de l’importance du hip-hop pour elle comme espace chorégraphique collectif de résistance.
On nous a inculqué la haine de soi et notre réponse ancestrale a toujours été notre propre prise en charge collective, l’organisation communautaire 3 . Notre libération seracommunautaire ou ne sera pas.
Lesespaces depratique deladanse ne peuvent pas faire exception à ce constat. Nous choisissons la marginalité comme lieu de résistance, comme réponse critique à la domination 4 . Comme l’espace à partir duquel nous pouvons apprendre à nous regarder en nous détournant du regard de l’oppresseur et ainsi nous réinventer à partir de ce que nous désirons être, et non à partir de ce qu’ils veulent que nous soyons.
Un espace à partir duquel nous pouvons nous plonger librement dans la mémoire de nos corps pour regarder nos blessures, nos luttes, les danser et les re-signifier. Un espace à partir duquel nous pouvons nous sentir libres de danser etexplorer nosgestuelles à partir d’uneconfiance en lacapacité créative etexpressive de nos corps. Un espace où l’on ne chercherait pas seulement à transmettre une technique chorégraphique, mais où nous nous intéressons à savoir qui nous sommes, les uns les autres, où nous reconnaissons nos oppressions et privilèges, où il serait possible de les discuter et d’apprendre de nos différentes histoires, pour créer des complicités et alliances. Un espace à partir duquel nous pouvons imaginer librement nos corps et leurs chorégraphies rebelles, depuis le monde que nous désirons construire.
1 Guillermo Gómez Peña, artiste performeur chicano écrit cette phrase au sujet de l’importance des autres chicanos etlatino-américain·e·s dans son expérience migrante aux Etats-Unis. 2 Bintou Dembélé, «S/T/R/A/T/E/S, Trente ans de Hip Hop dans le corps», Africultures. Afropéa, un territoire à inventer, 2014/3, nº99-100, p. 251. 3 YANNA, afroféministe péruvienne etartiste du hip-hop. 4 bell hooks, « Choisir la marge comme espace d’ouverture radicale », Désirs. Race, genre et politique culturelle, traduit par Mathieu Abonnenc, 1989. URL: http://makingspaces.weebly.com/blog/bell-hooks