AssiégéEs #1 : L'Étau

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Rédaction

Contributrices & Contributeurs

Directrice de la publication :

Alexandra Wanjiku Kelbert

Fania

Annette Davis i Amandine Gay i Dawud

Rédactrice en cheffe : Naouel

Elena Stoodley i Fania i Inès El-Shikh

Directrice artistique : Sandra

João Gabriell i Kely Cristina i Kiyemis

Community Manager : João Gabriell

LSG iMarie-Julie i Massinissa G

Illustrations : Fatomousso & Maria Chantal

Momtaza Mehri i Mrs Roots i Naouel i Octavia Pierre i Y.A.M

édition :

Po B. K. Lomami i Tarek Lakhrissi

Mira / Awa / Hanane / Emy / Assia

Thaïs Alvarenga

Traductions : Annette Davis / Imane / Nadine Webmestre assiégé-e-s.com : Amine

Mentions légales : AssiégéEs est édité par AssiégéEs (Association loi 1901) Cet ouvrage a été achevé d`imprimer par Pulsio.net en mai 2015 Imprimé en Bulgarie 38 Rue Durantin, Paris ISSN en cours Dépôt légal à parution.


Déclaration politique AssiégéEs est un projet politique porté par des personnes issues des « anciennes » colonies européennes. Il est né du ras-le-bol de devoir choisir entre les luttes contre le capitalisme, celles contre le racisme systémique et celles contre le patriarcat.

Nous voulons : ● Affirmer la légitimité des luttes dites « minoritaires » contre le racisme et le patriarcat dans le combat anticapitaliste et révolutionnaire. Les luttes dans le système capitaliste ne peuvent se réduire à l’affrontement entre bourgeois.e.s et prolétaires, même si cela reste une question centrale. Une société sans classes ne garantit pas par magie la fin des idéologies racistes et patriarcales très souvent meurtrières. ● Affirmer la nécessité stratégique de construire notre autonomie politique entre issu.e.s des « anciennes » colonies européennes, avec toute la complexité que cela implique, pour garantir un rapport de forces au sein du mouvement social plus large, dans la mesure où une vaste partie de celui-ci est irriguée par l’idéologie raciste produite par les classes dominantes. ● Affirmer l’importance, malgré notre volonté de nous organiser avec tou.te.s les “ex” colonisé.e.s qui partagent notre vision, de mettre au centre de ce projet les classes populaires, les femmes cis (1), les minorités sexuelles, les trans’et celles et ceux qui sont racialisé.e.s comme musulman.e.s, en ayant conscience des enjeux et intérêts spécifiques, voire parfois contradictoires en apparence, de ces sujets politiques.

Pour cela nous proposons :

● une revue : nous voulons participer à construire une culture politique, francophone, non universitaire, qui articule sexe, race, classe parce que c’est un système tout entier qu’il faut changer. La revue est aussi l’occasion de prendre la parole pour les plus marginalisé.e.s d’entre nous à travers des textes (fictions, analyses politiques, poèmes), des illustrations, une bande dessinée, des traductions, des séries photos, etc. ● des rencontres : les journées Intersectionnalité TMTC (2) , l’université populaire Retournement de cerveaux et d’autres types de rencontres vont nous permettre de sortir de l’isolement, de passer de l’expérience individuelle à une perception en termes de système, et plus généralement de nous former à la lutte que nous voulons mener en répondant collectivement à un ensemble de questions aussi bien théoriques que pratiques : qu’est-ce qu’un mouvement social ? Quelles sont les conditions qui amènent à un soulèvement populaire ? Qu’est-ce qu’une organisation révolutionnaire ? Comment comprendre le néo-libéralisme ? Comment définir l’impérialisme aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’un projet politique décolonial ? Comment lutter de manière radicale contre les violences qui touchent les femmes, notamment dans les cadres familiaux, sans passer par l’État et la logique carcérale ? « Racisme », « patriarcat », « capitalisme » quelles sont leurs spécificités, peut-on les analyser de la même manière ? Comment penser l’anti-capitalisme et la lutte contre le patriarcat à partir de la position de “colonisé.e.s de l’intérieur” que nous occupons en Europe ? Quelle position adopter face aux partis de gauche dite radicale ? Comment penser l’après capitalisme, à savoir une société sans classes ? Comment construire des solidarités internationales ? Qu’est-ce que l’intersectionnalité, le matérialisme ? Et plein d’autres choses. ● des actions : nous souhaitons que la revue, les rencontres contribuent à former notre conscience politique et à structurer notre dynamique afin d’initier nous-mêmes ou de participer avec d’autres à des actions diverses définies aussi bien par nos urgences spécifiques et combats dits “minoritaires” que par la logique globale réactionnaire en Europe contre laquelle il faut se mobiliser. Cela implique de s’inscrire dans et/ou de soutenir par exemple les luttes pour le droit des femmes de toutes les classes sociales à disposer de leurs corps (contre les barrières voire la criminalisation grandissante de l’avortement en Europe), les luttes syndicales, celles pour l’abolition des prisons, celles qui s’attaquent au racisme d’État (lutte pour l’abrogation des lois et mesures d’exception toujours plus nombreuses visant les musulman.e.s) etc. Nos vies ne sont pas compartimentées, nous refusons donc de compartimenter nos luttes : le capitalisme et l’ordre social raciste et patriarcal qui l’accompagne doivent disparaître.

Rejoignez-nous pour construire ce projet politique ! 1/ cis : ce terme signifie qu’il s’agit des femmes qui ont été assignées femmes à la naissance, et pas des femmes trans. 2/ TMTC : toi même tu sais.

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AssiégéEs vous présente son premier numéro : L’étau Côté France : on parlera de nos vies prises dans des systèmes d’oppression et d’exploitation multiples, ainsi que des injonctions politiques qui contribuent à nous rendre la vie impossible : antiraciste ou féministe ? matérialiste ou queer ? lutte globale ou lutte minoritaire ? On réfutera ces fausses alternatives en rendant visibles nos positions, véritables impasses pour les mouvements traditionnels, alors même que depuis nos positions situées, on peut penser la résistance contre ce système pourri : travailleuse du sexe noire assassinée dans l’indifférence générale, queers raciséEs dans le monde du travail, politique de respectabilité destructrice envers les jeunes filles noires et arabes, violences à la fois sexistes, racistes et lesbophobes dans l’espace public, marginalisation et exposition aux violences toujours plus grandes pour les trans* raciséEs.

promise pour échapper aux racisme structurel... C’est avec regret que nous vous annonçons qu’il n’en n’est rien : blackface, livres racistes envers les haïtienNEs, représentations orientalistes exotisantes au musée. On parlera quand même des initiatives qui nous inspirent comme le Collectif Third Eye, qui est tenu par des femmes noires et afrodescendantes qui se sont donné pour mission de guérir et de s’organiser contre les violences sexuelles et étatiques. Elles mettent au centre de leur travail collectif les théories critiques de la race, la justice transformatrice, la responsabilité à l’égard de la communauté, et les approches de réduction des méfaits

les touristes, rien de mieuxqu’un témoignage photo par Thaïs Alvarenga, photographe brésilienne noire faveleada, et le coup de poing de Kely Cristina racontant la réalité de mère célibataire noire de favela à Rio de Janeiro. Dernier arrêt, le Kurdistan : on décryptera la fascination plus que suspecte pour les combattantes kurdes dont témoignent les médias occidentaux, parce que ce n’est jamais pour de bonnes raisons que ces derniers se prennent de passion pour les luttes du Sud.

Une pause et du selfcare : parce qu’il est compliqué de rejoindre des mouvements lorsqu’on est mal dans sa peau, on n’oublie pas le corps, avec Retour en Europe : on fera aussi un petit stop à Londres un article sur comment s’aimer quand pour le super texte de Momtaza Mehri : on est grosse et noire : déconstruction, « Noir.e.s, britanniques et musulman.e.s : lutte et flamboyance ! nous ne sommes pas de simples compliCôté culture : cations ». la poésie révolutionnaire, Toujours à Londres : rencontre avec les de membres du groupe anticapitaliste noir le portfolio «Niafou is the new punk», London Black Revs, dont la devise est : des séries race, genre, classe, sexualité Combattre l’injustice quel qu’en soit et politique de respectabilité. le coût. Un programme qui nous parle ! Et pour finir, nous publions la traduction d’un texte de Indigenous Action : « Des complices, pas des alliéEs : aboDirection le Brésil : pour casser l’imaginaire eurocentrique lir le complexe industriel de l’AlliéE ». blanc résumant le Brésil à des Nécessaire TOUS LES JOURS. femmes blanches nues sur les plages de Rio, et à des femmes noires Avec tout ça vous aurez de quoi vous Allons au Québec : sexuellement pour occuper, en attendant le numéro 2. il semblerait que ce soit la nouvelle terre disponibles

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Sommaire 8 / À la une : L’étau

/ Je suis un·e animal·e / / Marre de faire attention / / Assassinat d’une travailleuse du sexe noire / / Premier acte d’une éradication programmée / / L’intersectionnalité dans mes hématomes / / Qu’est-ce l’ Homonationalisme / / Être déviant dans le monde pourri du travail / / Niafou is The new punk /

40 / Portfolio

/ Niafou is the new punk /

50 / La rencontre : interview / London Black Revs /

55 / Traverser la frontière - international / Fascination médiatique du journalisme occidental pour les combattantes kurdes / / Brésil : La routine, plus jamais ! / / Mon marronnage / / Collectif Third eye Montréal / / La « vérité » sort de la bouche des blancs /

65 / Tour de Babel

/ Noir-e-s, Britanniques & Musulman-e-s : nous ne sommes pas de simples “Complications” / / Des complices pas des alliéEs /

76 / Dans nos corps / Viens on se libère /

82 / Culture

/ Série U.S : sexe, race et classe / / Néo-colonialisme au Musée des Beaux-Arts de Montréal / / Poème - déRACinés /

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Lis bien. Je suis un·e animal·e.

Loin de vouloir occulter la condition animale (non-humaine) qui nécessite analyse et mobilisation pour elle-même, ce texte réagit à un rouleau compresseur constant, qui notamment alimente son racisme avec le spécisme. Spéciale dédicace à tellement de personnes. Mais tellement. Des camarades de lutte aux beaufs violents des stades de foot, des camarades de classe aux intellectuel·le·s dans la négation, de Monsieur et Madame Tout-le-monde des valeurs et la bien-pensance au génie Victor Hugo, des personnes adeptes du blackface à celles qui défendent l’art et le folklore colonial, du chauffeur de bus aux jeunes bourgeois éméchés, des féministes blanches qui prétendent connaître le racisme parce qu’elles sont femmes à celles qui disent que les femmes racisées divisent leur lutte, des gardiens de la « paix » de mon ancienne cité aux passant·e·s qui se croient tout puissant·e·s, du prêcheur du dimanche à l’institutrice éclairée, des faux·sses subversif·ve·s qui ne font que reproduire les oppressions à ceulles qui pratiquent l’immobilisme en toute bonne conscience, des amnésiques des pratiques et héritages coloniaux à ceulles qui enterrent les dossiers et scandent la gloire, des flics qui étouffent aux gouvernements qui font de même en toute légitime défense… Enjoy, il y en a pour tout le monde.

par Po B. K. Lomami

Un·e animal·e domestique ici. Un·e animal·e de traite là-bas. Je suis un·e animal·e. Je suis un·e animal·e sauvage et dangereux·se. Je suis à abattre par défaut. Je suis une cible à chasser par sécurité ou par gloire. Je suis un·e animal·e que tu remplaces à l’infini. Je suis un·e animal·e de cirque. Je suis un·e animal·e dompté·e. Oui je suis un·e animal·e sauvage maîtrisé·e par des dompteur·trice·s qui suscitent admiration. Les coups de fouets me remettent à ma place. Je suis un·e animal·e que tu empailles et exposes dans tes musées. Je suis un·e animal·e qui tourne en rond dans tes zoos pour montrer à tou·te·s ma différence inférieure. J’ai été ta lucrative bête de foire. Je suis un·e animal·e dont tu t’appropries le labeur. Je suis un·e animal·e sur lequel tu t’assois. Tu me coupes les mains. Tu as inscrit mon corps dans la honte, la fantaisie, le fantasme, la bestialité, la machine. L’esclavage. Mes orifices sont le site de la vulgarité, du démon, de l’immoralité, de la zoophilie, d’une gésine malodorante. Mes prolongements sont des dangers, épidémies, poisons, tumeurs. Mes productions, reproductions et unions ne sont que régressions démontrées et prouvées dans tes laboratoires et amphithéâtres. J’ai haï mon corps, ma communauté, tous deux démembrés. Ain’t I a woman ? No. Je suis un·e animal·e dont tu t’appropries, monnaies et exploites les petit·e·s.

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Je suis un·e animal·e que tu utilises pour vivre une nouvelle expérience humaine. Ma terre originelle est ton zoo, ton safari ou ton lieu de ressourcement spirituel. Tu viens y faire ton marché et lancer quelques cacahuètes. Mon espace est un objet d’étude, de prêche, d’exploitation. Ma peau te sert de tapis, de trophée, d’indice de luxe ou de bonne conscience. Je suis un·e animal·e à côté de qui tu aimes prendre des photos souvenirs dans ton cheminement touristique, humanitaire, évangélique pendant que tes avoirs et technologies sont discursivement lavées de mon sang. Je suis un·e animal·e à qui tu jettes les restes. Je suis un·e animal·e que tu parques en surpopulation. Je suis un·e animal·e qui ressemble à tou·te·s les autres. Tu mets le feu à la forêt et ferme à clé le refuge des domestiqué·e·s que tu diriges. Je dois prouver que le feu ravage et que je suis docile, pour peut-être avoir l’autorisation d’entrer. Tu me regardes jouer ma vie dans tes parcours d’intégration.

d’excellents bulletins. J’ai appris des fleurons de ta culture que je ne suis personne. Que je suis un·e animal·e. Que tu pouvais tout me prendre parce que Dieu te le donnait, qu’il m’offrait à toi. J’ai étudié que je n’avais pas d’histoire. J’ai appris à bien répéter les merci pour les routes et Jésus. J’ai lu comment tu avais élevé en modèle la civilisation dans laquelle je suis née, alors que je savais par ailleurs que ton

Je suis un·e animal·e que tu humilies de mille et une façons, tout le temps. Tu t’es amusé·e à te déguiser, à m’imiter, à me diriger, à entrer en « contact ». J’ai fait le mur. Je les ai longés dans toutes leurs longueurs. Je suis un·e animal·e qui n’est pas rentré·e à l’heure dans son panier, qui n’a pas respecté le couvre-feu. Je suis un·e animal·e des rues, errant·e. Je suis rattrapé·e par ton autorité uniformisée et enfermé·e afin de me faire retrouver ma bonne conduite. Le bon sens. Je suis un·e animal·e trop bruyant·e. Je suis un·e singe·guenon dans l’hémicycle qui a appris ton langage, celui qui te sert à dominer. Qui finalement le maîtrise mieux que toi. Qui peut même t’apprendre des choses sur toi-même. Tu as peur que je devienne un·e animal·e sans maître·sse. Je suis un·e animal·e dont tu t’appropries toujours les petit·e·s. Tu leur retires tout ce que j’ai tenté de leur apporter. Tu les rabaisses et sous-estimes dans ta grande condescendance bienveillante.

Je suis un·e animal·e qui a la rage et que tu euthanasies encore et encore pour la sécurité des tiens ou pour mon Je suis un·e animal·e domestique, né·e propre bien, comme tu dis. Au choix. dans le panier. Je suis un·e animal·e Mais je suis vite remplacé·e par un·e apprivoisé·e. Je fais des tours pour autre animal·e tout aussi encombrant·e. tes applaudissements. J’ai appris ton Je suis un·e animal·e que tu n’apprilangage pour comprendre tes ordres. voises plus. Je suis un·e animal·e qui Pour comprendre quoi faire pour obtene veut pas de tes bananes. Je ne suis nir une caresse. J’ai compris comment pas ton animal·e. Ton langage me déjouer avec toi selon tes règles. Je suis élévation tient au fait que je t’ai servi cline en sauvageon·ne. Et tu as raison un singe qui fait la grimace pour te de marchepied après que tu m’aies d’avoir peur. Je suis un·e animal·e qui faire rire. J’ai bien appris la pensée mis·e à genoux. appelle sa meute. Je suis un·e animal·e unique. Je suis obéissant·e. La transmission incontrôlable. en chaleur qui reproduit ses pensées bestiales libératrices, inlassablement. Je suis un·e animal·e éduqué·e. J’ai Je suis un·e animal·e qui a honte d’être Elles suintent de partout. C’est crade appris dans tes écoles à dire merci un·e animal·e. Je suis un animal·e qui sur ton parquet de bois exotique rare. pour l’histoire, pour les larmes que imite comme ille peut pour s’assimiler verse ma mère certains soirs, pour mais qui n’a pas de chambre dans la Tu m’assignes à un état inférieur. Tu les récits qui me donnent des cauche- maison, juste un panier et une gamelle. m’assignes à un état que tu as construit mars certaines nuits. J’ai toujours eu comme insultant. Tu m’assignes à un Voilà l’arbre d’où je descends.

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état auquel je ne peux pas m’identifier. Tu m’assignes à un état dont je veux m’échapper pour rejoindre le tien. Tu prétends me ‘réhabiliter’ à ton rang, le rang humain, pour faire descendre la fièvre mais je ne suis pour toi qu’une version animale de toi-même dans toutes tes expressions et intentions. Mon faciès ne ment pas. La réparation n’a pas de sens mais je ne peux pas comprendre. Tu préfères organiser des ‘rencontres’ inter.multi.culturelles où tu m’invites et m’attends dans mes plus beaux stéréotypes pour te faire frire des bananes plantain et me déhancher sur la musique de ‘mon pays’, pour que tu puisses rentrer apaisé·e·s en pensant à tout le sens de l’accueil que je t’ai témoigné. Et parfois tu veux t’impliquer. L’appropriation culturelle est ta façon d’apprécier la diversité tandis que les bonnes intentions et le bien du peuple justifie ma gueule au sol.

ta domination. Je cherche à regagner l’état sauvage, l’état où tu n’as pas de pouvoir. J’aspire à une expression qui ne t’appartient pas, à une expression bestiale parce qu’elle t’échappe. Ta supériorité ne tient qu’à mon infériorité. Sans ça, tu n’es rien. Attends, je reprends pour être sûr·e que le message passe. Si je défais ta logique, je construis ma puissance.

Tu me coupes la parole. Je suis l’objet des morales et bienpensances de ton antiracisme et de ton antispécisme occidentalo/blanc-centré. Entre un antiracisme spéciste qui veut me faire rentrer dans ses rangs dignes en guise de ‘réhabilitation’ et un antispécisme raciste qui me dit que je suis bien à ma place, que ce n’est pas si mal, qui nie et occulte. Gardant pour toi le pouvoir de décider de ma personne pendant que je sers de marchepied à ton émancipation. Ta gueule. Toi, tu n’as bâti la tienne que sur la propre construction de mon infériorité. J’avais honte d’être un·e animal·e. Tu n’es rien. Et peu importe ce à quoi Aujourd’hui, je déplore d’être domes- tu m’assignes, tu ne pourras jamais tiquée. Tu as décidé de la signification éteindre définitivement, durablede mon corps, et de toute mon exisment, irrévocablement le pouvoir qui tence, mon histoire, pensant aussi défi- m’habite. Tu m’assignes à un état dans nitivement décider de ma conscience. lequel je ne pourrais trouver les clés Je ne cherche plus à atteindre ton rang de ton empire. Tu m’assignes à un état dans la hiérarchie que tu as construite qui devrait renforcer ton pouvoir. Mais en ta faveur, pour ton privilège, pour seulement voilà, il n’existe d’état, de

condition, depuis lequel je ne puisse défaire ta logique. Tu es foutu·e. Tu voulais que je ne sois ‘qu’un·e animal·e’. Tu l’as martelé encore et encore. Cela pourrait bien être le cas. Tu ne m’as donné d’autres choix que la domesticité, la cage ou l’euthanasie, physiquement, émotionnellement, institutionnellement, académiquement, épidémiquement, économiquement, politiquement, spirituellement. Tu as effacé toute trace de mes réalisations, je ne fais pas partie de l’histoire. Tu m’as fait croire que je ne pourrais rien avoir d’autre que ce que tu me proposais. Je me suis laissé·e apprivoiser et domestiquer de peur d’être euthanasié·e. J’ai eu peur que ne soit diagnostiquée la rage par la fièvre qui ne cesse de croître. Ton empire est partout. Je peinais à me décoloniser. Mais j’ai compris que, même là, tu essayais de me construire une fausse décolonisation. Un panier un peu plus joli. Je n’en veux pas. La vérité est que je ne veux pas de ton ‘humanité’. Celle que tu me présentes comme objectif ultime, cet objectif que des générations ont embrassé et intégré dans une mouvement de survie minimisé par ton négationnisme, ce même objectif que tu utilises comme preuve de mon spécisme. Dans tous les cas, tout concourt à la gloire de ta supériorité. Je suis un·e animal·e qui a une très bonne mémoire. Et pourtant je ne me rappelle pas le moment de la déshumanisation, car je ne me rappelle pas celui de l’humanisation pour commencer. Il y a juste eu des rappels. Des rappels de ce que je ne suis pas, de ce que je n’ai pas. Je n’ai rien oublié. Ton spécisme a servi ta logique raciste, coloniale et impérialiste. Cette logique plus consciente que tu ne veux le faire croire et dans laquelle tu ne peux pas être antispéciste sans être raciste. Celle

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dans laquelle tu ne peux comparer à l’animal que celui·celle qui en est déjà un·e. Celle dans laquelle tu baignes, celle dont dépend ton confort. Celle dans laquelle j’ai grandi. Celle dans laquelle tu as bâti ton mérite. Celle qui fait que tu es ‘humain·e’ telle que tu as construit cette notion. Une logique dans laquelle toute résistance fait de moi un·e pauvre/sale spéciste, « arriérée ». Une logique dans laquelle toute acception m’oblige à subir sans l’ouvrir. Tu m’obliges à choisir entre antispécisme et survie, physique et psychologique. Écraser l’animal pour tenter d’atteindre ton rang humain, entrer dans la logique spéciste pour échapper aux violences racistes les plus primaires, ainsi se dessinent les plans de ta maison. Hiérarchiser parmi les mien·ne·s, et par la sorte, inévitablement reproduire cette logique génocidaire. Ainsi une des innombrables façons dont se referme le piège bien tissé pour que je perde dans tous les cas et que cela me soit communiqué par ta bouche, par ta main, au bénéfice de la logique suprématiste qui te sert. Toi qui poursuis ainsi la grande œuvre civilisatrice, la grande pensée humaine. Ne pas pouvoir échapper au rang d’infériorité. Conforter ton pouvoir de décision et de définition. Mon antispécisme et mon antiracisme ne peuvent coexister dans ta demeure car elle colonise mon esprit. Je ne peux pas démonter la maison du·de la maître·sse avec les outils qu’ille a conçu contre moi. Je te laisse avec tes jouets, tes armes, tes principes. Je vais voir ailleurs pour revenir plus exotique. Wait for it. Je suis un·e animal·e domestique qui aspire à (re)devenir sauvage. Je ne

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mange plus dans la main du·de la maître·sse. Il est temps qu’ille ferme sa gueule humaine, blanche de toute noirceur, civilisée de toute bestialité. Il est temps de le·la faire courir. Ça tombe bien. Je suis un·e animal·e qui court vite. J’ai eu vingt-cinq ans pour explorer les parcours de la propriété qu’est ta culture, ton hégémonie. Je m’éduque en dehors du petit panier que tu m’as assigné. Je fréquente les occupant·e·s des égouts. Je m’inviterai dans chacune de tes cachettes, de la cabane au palais. En déconstruction. Je peux sentir les traces de ta condescendance savioriste à des kilomètres. Je peux entendre perler la sueur de ta panique.

Est-ce compréhensible cette fois ? Mes piaillement, feulements, cacabements, beuglements, jappements, jacassements, grouinements, craillements, rugissements et autres cris bestiaux incompréhensibles, incivilisés, irrespectueux et irrespectables, sont-ils audibles ou faut-il que je vienne te les murmurer davantage à l’oreille ? Tu veux t’approcher ? Je suis un·e sauvage. Je suis en colère. Je suis agressif·ve. J’en ai plus rien à mouiller de tes larmes et de tes feelings du haut de ta suprématie flamboyante et subtile, douce et acide. Tes opinions blessées, tes considérations miséreuses. Et ce n’est pas bon pour ton confort et pour toi. Non mec·mef·meuf. Les spécimens sont là mais ton exposition coloniale Défaire le maître, défaire le colon, dé- ne tient plus. faire l’explorateur. Défaire ses fausses émancipations. Défaire les sororités Je suis un·e animal·e conscient·e. Et toi de vents. Défaire l’artiste. Défaite. Un tu reviens avec ton discours d’amour safari d’un autre genre. Une meute qui et de paix. Tu viens me parler de se précipite en émeutes dans la nuit théories inadaptées. Tu viens comparer qui me ressemble, des sauvages qui nos vécus et faire valoir ton recul et ravagent ton prodige civilisationnel, ton objectivité. Tu viens m’expliquer des animaux·les qui pissent sur les ma place. Quelle inconscience. Tu n’as piédestals d’où tu oses encore discou- rien appris. rir de la solidarité et la fraternité. De la sororité. De la dignité humaine. Je ne Cours. Ma pédagogie est terminée. donne plus la patte. Ma face, ma peau ont toujours été délits ou subalternes (Je ne te boufferai pas, je vire vegan. dans ton espace que tu nommes public. Je ne m’avance pas pour les autres.) Balance les gaz impérialistes qui … polluent tout en moi, l’écran de fumée ne peut être que temporaire. Diffuse Y les balles de la dissuasion, j’apprendrai la douleur et la résistance. Ressors les chaînes que l’on croit d’antan, tu « Si vous restez silenne feras que réveiller ma mémoire et cieu-x-ses sur votre ma conscience. Et si je ne suis pas au milieu du tourment, je serai spectasouffrance, teur·trice de ta grande proposition. Je ils vous tueront et diront maîtriserai tous les langages, toutes les expressions, ceux qui sont enfouis, que vous avez aimé ça. » ceux qui ont été endormis, pour te Zora Neal Hurtson défaire.

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Marre de faire attention. Depuis l’enfance, j’ai appris à faire attention. Faire attention à moi, à ce que personne ne me viole, aux autres, à la maison, au ménage... Faire attention à tou.te.s et à tout. Par Naouel

Un de mes premiers souvenirs. Au Maroc, très jeune, et ma mère me dit très jeune de faire attention à ne pas être « attouchée » par un cousin plus âgé de sept ans. Je me rappelle d’un trajet à bicyclette vers l’épicerie la plus proche. Dans mes souvenirs, il était déjà en mode séduction, sans passer la frontière, m’envahir... Je savais déjà de quoi ma mère parlait. Je n’avais même pas 6 ans.

Ma mère en parlait tout le temps. J’ai grandi avec mes mouvements contrôlés pour être certaine que je ne serais pas violée, contrôlés par moi, par mes parents, par mes frères et sœurs, mes cousin.e.s, ma famille, pour toutes les sociétés que j’ai traversées et qui m’ont imprimée occidentale et africaine... Comme si nous pouvions contrôler le viol.

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: L’étau

Comme si nous ne nous faisions pas violer à l’intérieur de la maison : par nos maris, nos partenaires, nos amants, les mecs d’un soir... Autant de contrôle m’a filé la gerbe jusqu’à présent.

Grandir en France, en tant que femme, marocaine,

musulmane, maghrébine, africaine dans une société raciste, xénophobe, islamophobe, sexiste, colonialiste, classiste, homophobe, transphobe, validiste… a été aussi d’un grand apprentissage en terme de “faire attention et de contrôle”. Faire attention à moi pour muer et entrer dans les normes, changer littéralement de peau pour mieux m’adapter à cette société violente, faire attention à moi pour résister au racisme et faire attention à moi pour résister également au sexisme (sexisme des blanc.he.s et aussi le sexisme des nôtres).

attardée”, la “famille terroriste et barbare”, les “frères violents”, les “sœurs soumises”, les “cheveux pourris en gouffa”, la “peau sale”... Si jamais t’as de vrais problèmes : des pressions de chez toi pour être cette gardienne de traditions rigidifiées, ta seule option viable jusqu’à présent c’est de la fermer. Dès que tu l’ouvres, t’as une meute de vautours blanc.he.s qui veulent que tu dises que ta famille est un monstre sexiste, horrible et arriéré qui mange cru le cerveau des femmes racisées. Tu deviens la “Aïcha” de la série de France Télévision qui ne peut trouver son salut que dans sa relation d’amour avec ce mec blanc qui sert à rien en vrai. Pire, tu te rends compte qu’en plus ce sont des hypocrites ! qu’en même temps que critiquer ta famille pour t’emprisonner dans l’école, la maison, la bibliothèque et le centre aéré, la communauté blanche contrôle ses enfants blancs, leur remplit leur agenda d’activités chères où ils sont contrôlés, les enfermant dans une routine minutée, masquant ainsi la prison en multipliant les espaces privés payants. Qu’en même temps qu’ils disent que tes frères sont des sexistes violeurs en puissance, ils harcèlent leur femme tranquillement au travail, à la maison, en sortie sans le moindre stigmate, dans l’invisibilité. Du coup, si t’ouvres ta bouche sur les tiens, ils t’utilisent pour concentrer tous les maux sur la crasse de chez toi et se cacher de la leur. Soit t’es traître, soit t’es conne et soumise. Vive l’étau ! Que d’attentions ! Non ?

Parfois, faire attention signifiait se protéger à l’intérieur : l’intérieur de la chambre et de la maison, ou dans le quartier où il n’y avait quasi pas de blanc.he.s. Pour échapper ainsi au rabaissement continu de ton être qu’il ne peuvent s’empêcher de faire: - “Alors, t’es la seule de ta famille à faire des études ?” - “Tes parents, ils sont cool... C’est pas des tradi, c’est ça ?” - “C’est marrant, tu parles bien français.” - “Mais tu crois pas que le voile, c’est rabaissant ?” - “Quand tu parles, on dirait un sketch !”... et autres joyeusetés. Mon

Faire attention de ce que tu révèles de ta vie privée.

Faut même faire attention à avec qui tu te montres en couple ! Être en couple avec un musulman racisé sans le regard inquisiteur qui va vérifier si tu n’es pas communautariste séparatiste antirépublicaine. Être en couple avec un non musulman sans le regard inquisiteur qui va vérifier si t’es pas la traître assimilée qui perd ses racines. Et voila qu’on te verrouille dans cet étau oppresseur qui te laisse l’étouffement pour seule option. Parfois, faire attention signifiait se déguiser et sortir. Je suis française ! J’ai essayé d’y croire à une période de ma vie, mais personne n’y a cru avec moi. Les autres costumé.e.s n’y croyaient pas eux-mêmes. « Les français·e·s sont blanc·e·s ! » Tout le monde le sait. Fou. lle est celui ou celle qui l’oublie ! Mais même comme ça, le costume reste nécessaire pour te laisser passer de classe en classe en cycle général, pour trouver le travail que le système discriminant veut bien te laisser et le garder. « Assimile-toi, mais sache que toute ta vie, on te rappellera que tu n’es pas «nous», et que tu n’en feras jamais partie». Ce costume voulait dire mentir et cacher la “religion

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père m’a raconté une histoire, une légende

musulmane

:

Il était une fois deux oiseaux qui volaient au-dessus de la mer Les deux avaient faim, la faim se sentant dans l’air Le premier dit à l’autre: «La mort est déjà déterminée, pourquoi la peur?» Et il plonge dans les profondeurs de la mer, Saisit un énorme poisson et ressort à l’air Le second lui dit: «Les biens et richesses sont préattribués, pourquoi l’effort ?» Et il prit de surprise son compagnon, Pique le poisson de la bouche du premier, Et s’en va au loin le manger. Cette histoire m’a libérée... Si la mort de chacun.e est déjà marquée et que nous sommes les seul.e.s à ne pas en connaître l’heure, pourquoi avoir peur de mourir en vivant nos vies? J’ai commencé à briser le contrôle... J’ai commencé à vivre ma vie, et non pas la vie que les autres désiraient pour moi. Il a fallu se battre, mais j’ai trouvé mon chemin... Un chemin habité de mensonges :


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: L’étau

mensonges nécessaires, mensonges pour pouvoir vivre. Les mensonges ont besoin de beaucoup d’attention aussi, j’ai passé ma vie à faire attention à ce que les mensonges se déguisent eux aussi en réalité. Des mensonges pour les blanc.he.s blanchissant ma famille sans jamais vraiment réussir, pour tromper le système raciste écrasant. Des mensonges pour les miens, créant des sentiers pour tromper les règles étouffantes.

Y Une Naouel à l’extérieur, une autre à l’intérieur. Les deux différentes, séparées, presque opposées. Mensonges qui te suivent, apparaissent avant toi, et toi qui fais attention... Si tu ne fais pas attention, tu entres dans le trou de la vérité. Le trou étriqué de la vérité criminalisée. Un trou étriqué qui te laisse t’asphyxier dans ce monde sans espace pour tout ce que nous sommes... Lutte contre les racismes antinoir.e.s, antiarabes, antirroms, islamophobes et en même temps contre le sexisme, l’homophobie et la transphobie et quasi tout le monde te tombe dessus! Dans toutes ces pérégrinations, j’ai continué à vivre ma vie. J’ai découvert en traversant ces sentiers que je pouvais être en couple, aimer et que mon corps soit violenté, oublié, endolori dans le lit conjugal et dans les bras du chéri. Y - “Aïe, amour, ça me fait mal ! - J’arrive chérie, j’ai bientôt fini... - Ok, finis vite mon amour, ça me brûle.”

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Et tu attends, comme si c’était normal, comme si c’était ton rôle d’être le dépôt à foutre. Et tu restes là, à attendre, supportant la douleur. «C’est moi qui suis anormale... je me dois vraiment de supporter.» Quand il termine enfin, ça ne s’arrête pas pour toi. Tu dois supporter la douleur bien plus longtemps, ton corps gravant ta mémoire de ce moment que toi, tu as juste envie d’oublier. Le corps oublié, nié, violenté par ton chéri et par toimême... Pourquoi j’ai plus appris à faire attention à l’autre qu’à moi ? Et ça, tu vas le raconter à qui ? Qui lutte avec toi pour sortir des violences sexuelles? Ah pas les antiracistes: la race avant TOUT ! T’étais mariée d’abord ? Nous, on parle pas des putes! Tu dis que les frères sont des violeurs ?! T’es malade, espèce de vendue! Ah, il était blanc: sale traître! Pas les féministes: il est musulman? C’est pour ça ! Ah toi aussi, si tu mets le voile, c’est bien fait pour ta gueule, tu le mérites, sale soumise ! C’est connu. C’était une tournante, c’est ça ? Dans la cave ? Ah non, vous étiez en couple. Un mariage forcé c’est sûr, ce sont tes parents ! Ah il est blanc: malheureusement, on peut rien faire pour toi. Que d’attentions ! Non ?

Du coup, au final, t’en parles pas.

Tu gardes tout pour toi et t’apprends comme tu peux. Tu apprends à dire non. Tu jartes le chéri. Tu penses que c’est fini et que t’as déjà réussi à vaincre tout ça. Et là, tout revient... Tu vas à une fête d’amis racisé.e.s dans une maison où tout le monde va dormir. Et t’as l’idée de ouf d’aller te reposer et dormir parce que t’en peux plus de fatigue. Quelle négligence et manque d’attention de faire ça dans ce monde ! Les amis d’amis commencent à te toucher dans le lit où tout le monde va dormir... Faut se lever et s’enfuir parce que la honte se colle à toi, pas sur ces bites ambulantes qui prétendent n’avoir été seulement qu’amis avec toi en faisant attention à toi. Tu vois que toi, tu penses à tes frères. Comment faire pour lutter contre leurs criminalisations systématiques dans l’espace public, comment lutter contre les crimes policiers qui les touchent, leurs surcondamnations et emprisonnements. Et eux, c’est le cadet de leurs soucis de casser l’oppression qu’ils exercent sur toi. Dégoûtée... Même garder la main dans leur poche au lieu de croire que ton corps est dispo pour eux, ça ne va pas de soi. Et si t’ouvres ta bouche, t’es une traître qui criminalise les frères. (Juste en commentaire: les hommes blancs ne sont pas mieux, bien évidemment. Mais faut être cohérent: politiquement c’est important de se relationner entre racisé.e.s et quand on parle des vio-


lences de couple... Traîtrise de parler de la violence dans les nôtres... Au secours !) Tu oublies de nouveau. Et cette fois t’es dans la rue, t’es fatiguée, fatiguée de faire attention à tou.te.s et à tout. Fatiguée. Exténuée. Cette nuit là, j’étais fatiguée. Fatiguée des gens dans la rue. Fatiguée de ma fatigue. Fatiguée d’attendre ce bus de nuit qui jamais n’arrivait. Fatiguée de garder mes yeux ouverts parce que seule femme dans la rue. Je ne peux laisser mon corps à se laisser aller, quelqu’un peut venir en profiter... À un moment est arrivé un truc qui paraissait un miracle dans ce désespoir de fatigue... Un taxi s’est arrêté et m’a proposé de m’emmener en stop. Je savais que c’était une idée pourrie mais j’ai arrêté de faire attention et j’ai eu la foi. Je suis montée dans la voiture par la porte de devant. J’ai pensé: “Je ne vais pas payer. Je lui ai dit déjà. Au moins je peux prétendre que nous sommes amis… Je vais m’asseoir à l’arrière ? Ça le fait pas…”. Et j’ai plongé dans ce mensonge, cette illusion qu’un chauffeur de taxi que je n’avais jamais vu de ma vie était une bonne personne, qu’il voulait juste m’aider à rentrer chez moi parce que j’étais crevée. Je faisais attention, je vérifiais sur tout le chemin qu’il conduisait sur la bonne voie, qu’il m’emmenait vraiment là où j’avais dit. On discutait le long du chemin. Il m’a demandé si j’avais beaucoup chopé cette nuit-là. J’ai commencé à émettre des mensonges de protection. “J’ai un chéri. Avec qui j’étais dehors. Que lui était resté faire la fête et seule moi rentrais à cause de la fatigue. Qu’il m’appellerait d’ici peu pour voir si j’étais bien à la maison. Que nous vivions ensemble dans le même appart. Bref, je suis un produit qui a déjà un propriétaire... Je suis des toilettes déjà occupées. Qui veut entrer doit d’abord faire la queue et attendre (c’est pas comme ça qu’ils nous voient ?). Il m’a demandé si je ne buvais pas. J’ai dit non, il étais dég, ça se voyait. On a parlé de son travail, de la vie en général... Il paraît que si tu racontes ta life à quelqu’un, cette personne à plus de mal à te tuer. On est arrivés à bonne destination et j’ai senti une libération dans ma poitrine. Je l’ai vu défaire sa ceinture de sécurité, je me suis retournée pour ouvrir la portière... Elle était verrouillée électroniquement par lui. L’adrénaline est montée directe. La peur. J’essayais uniquement d’ouvrir cette portière ne voulant pas penser à ce qui se passerait si... Il a dit un truc, j’écoutais pas. J’ai mis ma main par la vitre pour essayer d’ouvrir de l’extérieur. Je me rappelle de lui me proposant : “Tu viens avec moi faire un tour ? Juste un petit tour…”. Avec cette portière verrouillée et cette vitre baissée. Ma main à l’extérieur du trou qu’a laissée la vitre comme lueur d’espoir, je répondais: “Non, non, je dois

travailler tôt.” À un moment, je ne sais ni pourquoi ni ce qui est passé à travers son esprit, il a décidé de me libérer et de déverrouiller électroniquement cette portière de merde. J’ai entendu ce clic, tu sais le bruit du signal électronique. Ya Allah j!, mon cœur derboukant. Je me suis libérée ouvrant la portière de l’enfer, et je suis sortie de ce taxi maudit continuant encore à converser avec ce violeur en puissance. Faisant attention à lui, emprisonnée dans ce mensonge qu’il n’essayait pas de me violer, que ce tour en stop était une bonne action... J’ai fait comme si tout était normal, juste une histoire intéressante à raconter. Sauf que la peur s’est encerclée et emprisonée à l’intérieur de moi dans une boîte fermée avec une clé. Clé que je ne sais plus reconnaître. J’allais pas raconter ça à ma famille... Que m’avait-elle enseigné sur le faire attention durant toutes ces années ? J’allais pas raconter ça aux antiracistes: «c’est un problème personnel, tu dois faire attention !». J’allais pas raconter ça aux féministes: elles soutiendraient mais elles sont tellement racistes que c’est pas supportable. Et on me demanderait d’où je fais des alliances avec des groupes oppressifs racistes... Je les soutiens, ça y est, je trahis déjà ! Au secours ! Alors je suis restée dans le silence, parlant à mes ami.e.s seulement. Rien politiquement. Trois jours plus tard, j’ai pris le retour de bâton. Un coup de ceinture sur ma tête, dans mon âme: Amour, tu aurais pu être violée, tuée, assassinée. Ce qui t’est arrivé n’est pas normal. J’ai arrêté de manger, arrêté de respirer. J’attendais que mes larmes descendent pour vider la peur qui était en moi, sauf que c’était trop tard, la boîte a grandi avec la peur et l’anxiété ensemble dans la sororité. Trois jours après la prison du taxi, je voulais seulement un câlin et pleurer sur l’épaule de quelqu’un.e, et personne n’était là à proximité. À la place, la puissance divine m’a envoyé des amours prendre soin de moi malgré la distance spatiale, me conscientisant et rappelant la force en moi qui m’a aidée à ne pas m’évanouir devant cette portière.Je remercie Allah d’être encore vivante et entière aujourd’hui, AlHamdouLiLah pour être forte et faible. AlHamdouLiLah d’avoir mes sœurs avec moi, AlHamdouLiLah de nous donner la force de respirer, marcher et d’aimer dans la paix comme dans la guerre. Al HamdouliLah Une femme racisée dans ce monde qui ne peut arrêter de faire attention à aucun moment.

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: L’étau

du

Un soir de mai, je traversais le bois de Vincennes en voiture accompagné de deux personnes. Alors que nous avions dépassé le château de Vincennes, et arrivions sur un lieu où travaillent à pied, la nuit, de très nombreuses femmes originaires d’Afrique de l’ouest, j’aperçus sur le bas côté de la route, un grand rassemblement de femmes autour de deux voitures de police. Quand nous avons demandé à une de ces femmes la ou les raison(s) de ce rassemblement, nous apprîmes qu’une travailleuse, agressée à même le bois par un homme, serait entre la vie et la mort dans un SAMU en direction d’un hôpital. 16 AssiégéEs - juin/décembre 2015


Assassinat d’une travailleuse

du sexe

Il est urgent que la condition raciale, notamment quand on vient d’Afrique, soit prise en compte dans les réflexions sur la prostitution, surtout de rue.

noire

Par Massinissa G. Une travailleuse du sexe noire a été tuée dans l’indifférence générale au bois de Vincennes en mai 2013. Récit et analyse, publiée une première fois en septembre 2013, avant que la loi sur la pénalisation de la prostitution ne soit votée. Cette histoire qui contrairement à d’autres assassinats de travailleuses du sexe, même à l’étranger, a fait peu de bruit en France, rappelle à quel point être noire, africaine, et par-dessus tout travailleuse du sexe, c’est vivre une condition qui rend vulnérable et fait partie de ces vies qu’aucun des grands mouvements (mouvements travailleurs/ses du sexe, féminisme et antiracisme)

ne pleure. Pour moi, c’est un des exemples les plus tragiques de la prise en étau entre une condition raciale et une condition sexuelle toutes deux dominées, aussi bien dans la société majoritaire que chez les opprimé.e.s. Il est urgent que la condition raciale, notamment quand on vient d’Afrique, soit prise en compte dans les réflexions sur la prostitution, surtout de rue, et que la condition de travailleur/se du sexe puisse rentrer dans les analyses antiracistes et décoloniales sur les effets de la migration, surtout quand nous sommes femmes, queers ou trans.

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: L’étau

Par la suite, dans le dernier métro partant du château de Vincennes, je rencontrais plusieurs travailleuses du bois, de celles qui se prénomment les « traditionnelles » du 12e (c’est-à-dire des travailleuses du sexe françaises travaillant de longue date sur le lieu), que je connaissais par le biais de rencontres militantes ou de manifestations. Toutes étaient au courant du crime commis ce soir là dans le bois. Elles ont donc préféré partir « de bonne heure », car toute « l’agitation » provoquée dans le bois suite au meurtre ferait fuir les potentiels clients. Quand je leur ai demandé si suite à ce meurtre, elles auraient peur de travailler au bois, elles m’ont répondu que les meurtres et les agressions violentes au bois de Vincennes étaient endémiques aux routes et aux parkings qu’occupent les « négresses ». Il s’agissait soit d’histoires avec les maquerelles et maquereaux, ainsi que les réseaux qui les exploitent, soit d’histoires avec Y leurs clients qui seraient par ailleurs « tous des sans-papiers Sur le plan légal, ». L’une d’entre elles a cependant fini par dire que : « quand la France n’a pas même, toute la faune [1] que ces encore adopté le modèle femmes attirent, ça commence à nous retomber dessus ». abolitionniste suédois J’appris plus tard que la victime – qui passe par une loi était décédée le lendemain mapénalisant des clients tin des suites de cette violente de travailleuses du sexe agression.

– mais est plus proche dans les faits d’un régime prohibitionniste qui entourent le travail de sexe, et rendent sa pratique aux limites de la légalité. En effet, en France, vous pouvez vous prostituer, mais tous les moyens pour y parvenir sont interdits. Y

Ou encore de ces deux prostituées nigérianes de Lille disparues l’une depuis mars 2013, l’autre depuis juillet 2013 ? Concernant le premier meurtre que j’ai cité – c’est-à-dire celui d’une femme retrouvée morte dépecée dans la salle de sport d’un « maître shaolin » -, il faut savoir que cet homme aurait tué au moins trois travailleuses du sexe noires « d’après la présence de matière organique et de restes humains découverts dans son gymnase », et que l’on a également découvert « une prostituée d’origine africaine grièvement mutilée et dans le coma. ». Seulement, dans l’article qui présente l’affaire en question, alors que vingt lignes concernent la façon dans le meurtrier a procédé afin de dépecer méticuleusement sa victime, seulement deux lignes font référence aux recherches menées afin de trouver d’autres cadavres, et d’autres personnes agressées par cet homme.

On est donc en droit de se demander ce qui intéresse vraiment la presse : faire « du sensationnel » ou relayer des informations afin d’alerter le public sur des problèmes de société ? Il semble bien, hélas, qu’il s’agisse de la première option. Les seules affaires médiatisées qui concernent celles qu’on nomment tout simplement « prostituées africaines », sont les plus insolites et les plus surprenantes. Les dimensions spectaculaires et voyeuristes motivent l’écriture de ces articles. En effet, au bois de Vincennes, les crimes ne sont pas rares – rappelons l’affaire sordide de juin 2012 où furent retrouvé les morceaux éparpillés de trois personnes dans le bois… Mais le seul meurtre de travailleuse du sexe officiant dans « Ce n’est pas la première... ». le bois de Vincennes, médiatisé par la presse et sur internet, c’est celui d’une femme française d’origine marocaine, sauC’est ainsi que les travailleuses vagement assassinée en décembre 2000. du sexe traditionnelles, oscillant entre indifférence et résignation, Au-delà du non professionnalisme et du mépris des journam’ont présenté cette nouvelle listes, je m’interroge sur d’autres raisons qui expliqueraient agression non loin de leur lieu le silence autour des crimes que subissent les travailleuses de travail. du sexe, particulièrement lorsqu’elles sont migrantes et Avez-vous entendu parler de noires : cette prostituée nigériane re- Est-ce parce que la police et/ou les politiques ne souhaitent trouvée morte et dépecée-par un pas médiatiser les violences que subissent les travailleuses « maître shaolin » dans le pays du sexe, et/ou les migrant-e-s, et/ou les noir-e-s, et/ou les basque ? femmes de conditions précaires ? De cette prostituée ivoi- Ou encore parce que la société française, de par ses préjurienne retrouvée égorgée gés moralistes, estime que le seul salaire légitime pour une à Paris quelques minutes après femme travailleuse du sexe serait la mort ? qu’elle ait répondu aux ques- Ou, qui sait, parce que cette société ne peut de toutes les tions d’un journaliste ? façons pas s’émouvoir de la mort d’une femme noire, dans De cette prostituée nigériane la mesure où nous sommes habitué-e-s à présenter les corps décédée après avoir été défenes- noirs comme des corps malades, en souffrance, affamés, trée du 5e étage d’un immeuble décimés par des guerres, sans jamais les replacer dans le contexte des relations Nord/Sud qui produisent et entéà Nice ?

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rinent ces violences, à la fois contre les noir-e-s migrant-e-s, et contre celles et ceux qui vivent en Afrique ; continent détruit par l’impérialisme occidental. En réalité, permettez-moi de penser qu’il s’agit sûrement d’un peu de tout cela...

– exercent sur nous un effet très négatif sur nos communautés, loin de l’empowerment souhaité en vue notre organisation en tant que groupe oppressé.

Sur le plan légal, la France n’a pas encore adopté le modèle abolitionniste suédois – qui passe par une loi pénalisant des clients de travailleuses du sexe – mais est plus proche dans Être une travailleuse du sexe en France les faits d’un régime prohibitionniste (Lois pour la Sécurité En France, les politiques qui entourent le travail du sexe se Intérieure, lois contre le proxénétisme, etc.) qui entourent le travail de sexe, et rendent sa pratique aux limites de la targuent de mener une politique « abolitionniste ». C’est-à-dire que le régime politique en place souhaite à une légalité. En effet, en France, vous pouvez vous prostituer, échéance plus ou moins longue : « faire disparaître, éradi- mais tous les moyens pour y parvenir sont interdits. De même, votre argent est dangereux ! Car en en faisant quer, abolir la prostitution ». profiter une tierce personne (qui peut très bien être votre À partir de cet idéal, différentes stratégies ont donc été mises mari, votre fille, votre frère, votre chauffeur ou chauffeuse en place par l’État pour mener à bien son projet d’aboli- de taxi, ou bien encore le propriétaire de votre logement, tion. Ces stratégies prennent la confietc.), vous les rendez coupables de guration d’un cheptel de lois tout à fait proxénétisme, d’après la loi en vigueur Y spécifiques au travail du sexe, dont les un ou une proxénète passible de nomcommanditaires se situent entre autres breuses années de prison et d’amendes au sein des associations dites abolition- Ces personnes sont très mirobolantes [3]. nistes. On peut citer le Mouvement du Dans ces conditions, vous vous doutez vulnérables face aux Nid ou la Fondation Scelles contre l’Exbien que rares sont les propriétaires souploitation – associations qui bénéficient violences policières : haitant continuer votre bail après avoir de subventions monumentales [2] de la pris connaissance de votre statut de traelles n’ont aucun part de l’État, ainsi que de fonds privés vailleuse ou travailleur du sexe ; et d’ailrecours, et peuvent se leurs, puisque le travail du sexe n’est pas (comme le grand évêché de Paris), pour mettre « en place le projet abolitionniste voir imposer des rap- reconnu comme une profession, mais », pour « prévenir les jeunes des dangers que celles et ceux qui l’exercent doivent ports sexuels afin que payer des impôts – vive l’hypocrisie du système prostitutionnel », « responsabiliser les clients prostituteurs », et pour d’État ! – vous n’aurez pas les fiches de les policiers ferment « aider les prostituées à se réinsérer sonécessaires pour la recherche d’un les yeux sur l’illégalité paie cialement ». logement, ni toutes les protections sode leur présence sur le ciales qui accompagnent, à des degrés Je ne peux pas juger de l’action de ces variables, l’activité professionnelle. territoire français… associations en faveur des travailleurs et Rappelons de plus, qu’à toutes ces difdes travailleuses du sexe, puisque aucune ficultés qu’entrainent le statut de tratravailleuse du sexe parmi mes connaisvailleur du sexe en France sur les plans Y sances n’a été aidée une seule fois par légaux et sociaux, il faut parfois, comme ces associations (on est donc en droit de se demander dès dans le cas de la victime, se voir rajouter celui de migrante, lors où vont leurs millions d’euros de subventions…). et parfois même de sans-papiers. De plus, ces associations ne s’intéressent pas aux travailleurs et aux travailleuses du sexe sans-papiers, qui com- La situation des sans-papiers posent la majeure partie des travailleurs et des travailleuses du sexe. De même, elles s’intéressent encore moins aux tra- Pour les personnes concernées par ce dernier point et vailleurs et aux travailleuses du sexe qui ne souhaitent pas n’ayant donc aucun droit en France – à commencer par celui d’être présent-e et de circuler sur le territoire – la situaarrêter le travail du sexe à terme. Il est intéressant de rajouter que ces associations, de par leur tion est simplement catastrophique. comportement misérabiliste vis à vis des personnes exer- Les travailleurs et travailleuses du sexe sans-papiers offiçant le travail du sexe, et le statut de victimes complètement cient le plus souvent la nuit, dans les zones les plus recluses passives et inactives qu’elles nous attribuent – par le biais des villes, les no man’s land les plus sombres : dans les bois, de nombreux outils tels les campagnes publicitaires, débats les parkings ou encore les chantiers ; autant de lieux qui télévisés, radio, etc. ; auxquels elles ont un accès illimité raviront les potentiels agresseurs et agresseuses, violeurs,

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: L’étau

L’opposition entre travailleurs du sexe migrants et français est très marquée sur l’ensemble des lieux de travail du sexe de rue, et donne voleurs et voleuses, mais également les proxénètes pour qui ces travailleurs et ces travailleuses sans-papiers ne sont que de potentielles ressources économiques particulièrement faciles à exploiter. Ces personnes sont également très vulnérables face aux violences policières : face à des policiers qui ont tous les pouvoirs sur elles, elles n’ont aucun recours, et peuvent se voir imposer des rapports sexuels afin que les policiers ferment les yeux sur l’illégalité de leur présence sur le territoire français… Ce fut le cas par exemple de trois travailleuses du sexe étrangères en 2003, violées tour à tour par sept policiers, seule l’une des trois jeunes femmes porta plainte. À quand une protection contre la police ? Pour les personnes n’ayant pas de papiers français, exerçant le travail du sexe et étant victimes de réseaux de traite, il existe un recours : la carte de séjour spécifique aux victimes de traite et de proxénétisme. Il s’agit « d’une autorisation provisoire de séjour délivrée par la préfecture aux victimes sans-papiers de traite et/ou de proxénétisme jusqu’à ce que la participation de la victime ne soit plus utile au procès » [4]. Mais cette démarche administrative est particulièrement dangereuse pour la victime travailleur ou travailleuse du sexe illégale sur le territoire : elle se met non seulement en danger du fait de la procédure judiciaire visant un réseau de traite et/ou des proxénètes, ces derniers pouvant se lancer à ses trousses, mais également de par les informations obtenues par la préfecture lors de la mise en place de l’APS (autorisation provisoire de séjour). En effet, lesdites informations sont particulièrement utiles pour pouvoir, une fois la question de la traite réglée sur le plan judiciaire, rechercher lesdites victimes afin d’entamer une procédure d’éloignement du territoire. Autrement dit, en pensant se mettre à l’abri en dénonçant des proxénètes dont elle était victime, une travailleuse du sexe sans papiers s’expose à une future expulsion, dès lors que la police et la « justice » auront obtenu ce qu’elles voulaient. On voit bien à travers cet exemple que dans cette chasse aux proxénètes, ce n’est pas le bien-être des victimes de ceux-ci qui intéressent la police. En revanche, vider du territoire français quelques migrants gênants, voilà une vraie préoccupation.

La situation des migrants légaux Les travailleurs et travailleuses du sexe migrants, mais cette fois légaux sur le territoire, officient le plus souvent dans la rue, mais les nombreuses lois et arrêtés anti-prostitution les obligent à se cacher autant que possible afin éviter amendes et gardes à vues incessantes, qui pourraient leur tomber dessus à tout moment dans le cadre de leur travail, pour des raisons diverses et variées selon la « spécialité du coin » (port de briquet à Fontainebleau [5], présence en sous-bois au bois de Boulogne, dépôts sauvages d’ordures en forêt de

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Sénart, etc.).

Des lois génératrices de violences Avec toutes les lois évoquées plus haut, en tant que travailleurs et travailleuses du sexe, nous pouvons noter des évolutions dans notre activité. Ces dernières sont responsables d’une hausse quantifiable des violences dans la prostitution de rue, ce qui accroît le sentiment d’insécurité et par extension les comportements à risque dans l’exercice de l’activité. En effet, d’une activité qui pouvait s’effectuer principalement dans les centres urbains, pour beaucoup en journée, dans des lieux fréquentés lors de la passe (hôtels, immeubles, etc.), ce qui garantit plus de sécurité, la prostitution tend à s’effectuer de manière clandestine en périphérie des villes, dans des lieux excentrés et inhabités, à l’abri des regards, ou l’attente du client se déroule au bord d’une route, et ou la passe à lieu dans la nature. Il faut également prendre en compte le problème posé par les fameuses « guerres de territoires » que se livrent les travailleurSEs du sexe. En effet, c’est tout particulièrement dans le travail de rue que se pose ce problème d’affrontements réguliers de travailleurs et de travailleuses du sexe pour un bout de trottoir, une tente, ou une place de parking.

La police divise, les violences augmentent En plus de cet ensemble de lois néfastes, les responsables de ces affrontements sont les policiers et les policières, qui ont très tôt appris qu’il fallait diviser pour mieux régner. Or policiers et politiques accusent les travailleurs et travailleuses du sexe d’être à titre individuel responsables de ces violences, c’est-à-dire, qu’ils les rendent coupables de vouloir défendre un « bout de trottoir », alors que celui-ci représente souvent le seul capital leur permettant d’avoir de quoi se nourrir et se loger… Les guerres de territoire adoptent souvent un caractère qui peut être raciste, xénophobe, transphobe, homophobe, toxicophobe [qui rejette les personnes consommant des produits stupéfiants], sérophobe [qui rejette les personnes séropositives], etc. Ceci s’explique par le fait que chaque territoire dans le travail du sexe de rue est occupé par une ou des communautés d’individus partageant une « identité » marquée par le pays ou la région d’origine, la ou les langues parlée, les pratiques sexuelles et tarifs exercés, la consommation ou non de produits stupéfiants, etc. Autrement dit, une concurrence déloyale parfois, mais compréhensible vu la situation précaire des personnes impliquées, peut se faire en utilisant ces spécificités contre les autres, et puisque les rapports de pouvoir ayant cours dans la société ne disparaissent pas magique-


lieu à un racisme exacerbé, et parfois même à une coalition des français-e-s avec leurs pires oppresseurs : la police. ment dans la prostitution, des logiques de race comme le colorisme, des expressions de genre plus ou moins conformes, des caractéristiques physiques proches des normes sont des « plus-value » pour certaines, et désavantagent d’autres. Citons par exemple les guerres de territoires auxquelles se livrent en forêt de Sénart des hommes et des femmes travailleurs et travailleuses du sexe d’origine équatorienne, contre des femmes travailleuses du sexe d’origine roumaines et bulgares, pour le contrôle des parkings de ce massif forestier. Ces rixes ont produit de nombreuses agressions très violentes : comme celle de Julio, travailleur du sexe équatorien tailladé au couteau sur son lieu de travail en mai 2010. Ces rixes ont pris fin suite à une médiation proposée par des travailleuses du sexe du Collectif 16 (Collectif des prostituées du XVIe arrondissement). Cela a permis aux belligérants et aux belligérantes de choisir différentes plages horaires d’occupation des territoires où il est possible d’exercer le travail du sexe en forêt de Sénart. Ces guerres de territoire sont malheureusement une véritable entrave à l’organisation, à la lutte, et à l’émancipation des travailleurs et des travailleuses du sexe. En effet, elles divisent des personnes qui sont pourtant toutes concernées par au moins une oppression commune et donc confrontées à des violences et à des discriminations plus ou moins similaires.

travailleuses dans des enclaves abandonnées par leurs collègues : phénomène responsable de violences, comme le démontre le meurtre sanglant d’une travailleuse du sexe en octobre 2008, propriétaire d’un studio rue du Ponceau (ce qui explique pourquoi elle ne s’était pas déplacée comme ses collègues dans les rues du quartier où la prostitution est encore bien implantée). Au bois de Vincennes, c’est également ce racisme « de petits commerçants » qui est responsable de l’exclusion des travailleuses noires migrantes dans les zones les plus reculées du bois ; et également du fait qu’il n’existe pas encore d’organisation rassemblant les travailleurs et les travailleuses du bois de Vincennes – comme il en existe au bois de Boulogne – face aux violences, aux arrêtés anti-prostitution, et aux discriminations. Aux oppressions que connaissait la victime en question, il faut ajouter le fait qu’il s’agissait d’une femme noire, et donc prendre en compte le sexisme ainsi que la négrophobie, mais aussi le colorisme qu’elle pouvait subir – facteur particulièrement important dans le travail du sexe, puisque l’on touche à la questions des normes de beautécratie, qui sont évidemment occidentalo-blancocentrées. Ce sont des assemblages d’oppressions multiples qui sont responsables de violences continues que vivaient la victime et que vivent ses sœurs et collègues travailleuses du sexe noires X. Elles lui ont couté la vie comme à tant d’autres travailleuses du sexe noires X. Personne ne le sait, personne ne s’y intéresse, personne ne lui rendra hommage ; sa famille, ses proches et ses amis ne savent peut-être même pas ce qu’est devenue leur sœur, leur fille, leur amie travailleuse du sexe noire X. Comme le dit si bien une collègue et amie pute noire anonyme, travaillant de longue date en camionnette dans le douzième arrondissement : « Ici comme ailleurs, quand tu es une femme, que tu es noire, que tu es étrangère, et que tu tapines : tu finiras par mourir du SIDA, ou poignardée comme cette pauvre fille dans un bois. »

L’opposition entretravailleur-euse-s du sexe migrant-e-s et français-e-s migrants et français est très marquée sur l’ensemble des lieux de travail du sexe de rue, et donne lieu à un racisme exacerbé, et parfois même à une coalition des français-e-s avec leurs pires oppresseurs (police) pour faire partir les migrant-e-s : c’est à dire la police et les politiques putophobes et xénophobes. C’est bien une preuve que la condition de migrant-e-s crée une fracture déterminante : alors que la police peut être à la fois facteur d’oppression et alliée pour les travailleurs et travailleuses français, elle ne l’est jamais pour les migrant-e-s. C’est le cas par exemple dans le quartier de Strasbourg Saint-Denis – mythique lieu de prostitution de rue à Paris Solidarité avec les travailleurs et travailleuses du sexe du – occupé en journée et en soirée par des travailleuses du bois de Vincennes. Condoléances à la famille, aux proches, sexe françaises, ainsi que par des travailleuses du sexes mi- et aux ami-e-s de la jeune femme grantes d’origine chinoise le jour et nigériane la nuit. Alors que la faune désigne, en biologie, l’ensemble des espèces animales vivant Sur ce lieu, les travailleuses du sexe françaises qui se défi- 1/ dans un même lieu, le terme est employé par la travailleuse du sexe blanche et frannissent comme des « traditionnelles », se battent fermement çaise pour désigner les personnes que fréquenteraient les travailleuses du sexe noires contre la présence des migrantes asiatiques et africaines, dont il est question. Ce rapprochement avec les animaux ne fait pas de doute quant aux préjugés racistes qui motivent l’emploi de ce terme. qui « exerceraient une compétition inégale », et « ne res- 2/ Concernant les comptes des associations abolitionnistes : je suis en mesure de vous pecteraient pas les règles du métier spécifiques au quartier fournir des documents (bilans actifs) attestant de subventions d’au moins 11 millions d’euros de fonds publics concernant le Mouvement du Nid pour la seule année 2008. de Strasbourg Saint-Denis ». 3/ «Le proxénétisme est puni de sept ans d’emprisonnement et de 150000 euros C’est pourtant la police qui est responsable de la fragmen- d’amende.» lien internet : http://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do?idSectation des lieux de travail dans le quartier, et notamment de tionTA=LEGISCTA000006165301&cidTexte=LEGITEXT000006070719&dateTexte=20091220 la disparition de l’activité sur la moitié de la rue Saint-Denis 4/ http://www.gisti.org/publication_som.php?id_article=2781[5] Un texte que j’ai écrit concernant cet arrêté anti-prostitution : http://fr.scribd.com/doc/123890996/ au cours des dernières années. The-Forest-Belongs-to-the-Women Cela a provoqué un phénomène d’isolement de certaines

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: L’étau

Premier acte d’une éradication programmée Ce texte mélancolique et pas du tout pédagogique a été écrit à l’époque des funestes débats sur la dite « théorie du genre ». Il exprime le désarroi face à l’impasse que je peux ressentir en tant que trans noir. En effet, contrairement aux homos ou aux personnes qui ont des relations de même sexe sans se définir « homosexuel », je n’ai pas cette option de pouvoir « être dans le placard », de vivre « discrètement », bref de cacher ma transition. Je suis, comme les autres trans non blanc.he.s, totalement exposé à la brutalité du social et je n’ai pas le choix de pouvoir refuser de l’affronter. C’est d’autant plus dramatique dans ce contexte où les identités de genre (et de sexualité) transgressives sont perçues par nos communautés comme blanches, et que les LGBT blanc-he-s s’appuient sur des logiques, discours et stratégies racistes pour s’intégrer dans la société majoritaire. Pour sortir de cet étau, une seule solution : le développement de réseaux de solidarité et la lutte collective entre trans non blanc-he-s dans une dynamique anti-patriarcale et décoloniale !

par João Gabriell

Plus le temps passe, plus les trans, surtout les femmes, inspirent le dégoût ou une fascination pouvant s’avérer tragique et meurtrière. Nos corps cristallisent bon nombre d’anxiétés relatives à l’ordre des sexes : un homme ça naît avec un pénis, c’est masculin et ça doit le rester, une femme ça naît avec un vagin, c’est féminin et ça doit le rester ; les deux devant se compléter et se reproduire pour le bien de l’humanité (et du Capital aussi, tiens). Malheur alors à celui ou celle qui sort des rangs. Le danger grandit. Plus le temps passe, moins j’arrive à faire entendre raison aux cinq membres de famille qui sont au courant de ma transition. J’en arrive à la conclusion qu’il est impossible pour elleux de comprendre qu’il n’y a rien d’étrange, d’immoral (ou de diabolique...) à ce que je sois moi, un garçon trans. Je ne peux exister qu’à travers les peurs qui leur sont insufflées par la société à mon sujet. Le rejet grandit. Nous trans, nous en prenons plein la gueule et ça ne risque pas de s’améliorer. Mais réjouissez-vous trans blancs et blanches, car malgré la violence transphobe qui se répand sur vous, comme sur nous, la légitimité de votre désir d’émancipation n’est pas aussi charcutée que la mienne et celle des copa-in-e-s non blanc-he-s qui pour exister, maintenant plus que jamais, doivent passer à travers le filtre de la guerre culturelle qui se joue entre l’Occident et les Autres, et qui prend pour armes le genre et la sexualité. Oui, je ne suis pas aussi exposé qu’une femme trans, mais la racialisation est là pour m’enfoncer. Les cartes sont redistribuées. La chasse peut commencer. La résistance face à la dite «théorie du genre», véritable chasse contre les déviant-e-s, avec pour figure repoussoir suprême «le transsexuel», joue le jeu de cette guerre culturelle, avec des figures caution comme Farida Belghoul et ses appels ciblés envers les parents arabes, noirs et musulmans. Triste union sacrée nationale, alors qu’à l’origine, la fronde, incarnée par la Manif Pour Tous et le Printemps français, était blanche et chrétienne. Tous unis contre le gender ! Les espaces de survie rétrécissent, et il n’y a pas grand monde pour m’entendre crier : il faut bien résister à l’homona-

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tionalisme, alors il n’y a sûrement pas de place pour penser conjointement le phénomène qui tout en n’entravant pas ledit homonationalisme - celui-ci ne fera que croître - poursuit des logiques totalement inverses comme la répression des déviant-e-s, particulièrement non blanc-he-s. Il pourrait en être autrement, mais je suppose qu’il doit en être ainsi puisque les seul-e-s qui parlent des violences anti-parias du genre et de la sexualité sont les homonationalistes et leurs supplétif-ves trans, et celleux qui parlent d’homonationalisme ne sont pas particulièrement préoccupé-e-s par les balles en rafales que nous nous prenons, nous trans, et encore plus trans non blanc-he-s. Mais je les comprends. Le summum de la radicalité (de façade) c’est de ne pas toucher aux choses qui puent, alors si l’État capitaliste et raciste fait semblant d’être pro liberté de genre et de sexualité, autant ne pas avoir l’air une seule seconde d’être de son côté en réaffirmant notre droit d’exister sans crever la gueule ouverte. Faut surtout pas s’aliéner ceux qui assimilent nos existences au système. D’ailleurs, si on veut récupérer les soraliens indigènes, on ne va quand même pas commencer à défendre ces merdes de transexuel-le-s. Normalise-toi ou disparais ! Alors le choix est simple : soit tu critiques la transphobie (et l’homophobie) et t’es un pauvre con républicain libéral, soit tu critiques l’homonationalisme et tu ne te manifestes pas sur la violence transphobe (et homophobe), parce que trans is the system. La complexité aux chiottes ! Heureusement que cet État raciste et capitaliste n’a pas donné de droit aux trans, car entendre ceux-ci débattus seulement au prisme de la diversion qu’ils pourraient représenter par le gouvernement PS dans un contexte néo-libéral toussa toussa, et pas aussi pour ce qu’ils pourraient apporter à nos vies, je ne l’aurais pas supporté. La peur au ventre. J’entends des bruits de bottes chaque fois que je vois partagée une vidéo de Soral présentant les parias du genre et de la sexualité comme le symbole de l’immoralité du système. Rappelons-nous que ledit système est à abattre. Comprenez alors ce que ça veut dire... « Vaincre ou mourir ! » comme disait Farida B.

camarades blanc-he-s, parce que cette fois, nous sommes des communautés «diverses sur les questions sociétales» et on a le droit «d’avoir un avis sur ces sujets». À condition d’être transphobe, pas pro-trans, rassurez-vous. En effet, jamais les transphobes parmi les nôtres n’ont été aussi rappelés à l’ordre que moi et mes soutiens sur le fait de ne pas «dévier du vrai combat». J’ai compris la leçon : il vaut mieux être transphobe plutôt que trans chez les antiracistes. La transphobie ne se voit pas toujours, ce n’est pas comme une plaie béante qui pisse le sang. Elle peut ronger à l’intérieur, sans que ça ne puisse troubler quiconque. Les trans putes meurent dans les bois, d’autres se suicident, et certain-e-s vivent la peur au ventre, à coups d’agressions diverses quotidiennes et de risques de tout voir basculer d’un moment à l’autre. Mais j’ai retenu la leçon : il faudra attendre la fin du capitalisme et du racisme pour que mon existence commence à compter (c’est-à-dire Jamais). D’ailleurs, cette seule aspiration, n’est-elle pas individualiste et néo-libérale ? Est-ce de l’émancipation ou de l’égalité ? Dans tout ce jargon sans prise avec ma réalité, je m’y perds. Le problème vient peut-être vraiment de moi, de nous ? A-t-on le droit de devenir trans dans un système pareil, puisque ça trouble nos communautés de vie et de lutte ?

Il est effectivement plus facile de penser que le problème vient de nous : nous éradiquer - ou rester silencieu-x-ses face à notre éradication - devient alors une solution plutôt pertinente. Je vois ces proches qui me regardent comme une merde symbolisant le paroxysme de leur déchéance. Que je ne m’avise pas de rentrer au pays pour foutre la te-hon générale. D’ailleurs si je m’avise de réfuter leur violence, n’est-ce pas de l’élitisme et une volonté trans-normative de faire correspondre ces proches aux normes d’acceptation néo-libérale du droit à disposer de son corps sur le plan du genre ? Préservons-les. L’éradication, c’est mon destin, pas le leur. Je vois ces (désormais anciens) voisins qui ont vu le changement et qui me méprisent de tout leur être. Je vois Si certain-e-s pensent que l’intégration par la droite, cette caissière qui à mesure que poussait ma barbe a arrêté contrairement aux espoirs déçus de celle par la gauche, leur de me saluer, et ses commerçants qui se moquaient parfois apportera au moins les valeurs traditionnelles (papa-maquand je quittais leurs magasins. Je vois tous ces autres regards inquisiteurs et menaçants. man-enfants et les trans aux bûchers), à défaut de l’égalité et de la fin du système post-colonial, je n’ai strictement rien Et vous, je vous vois continuer à être insensibles, voire à à gagner dans ce grand jeu. Pas même les quelques miettes prendre part à la chasse, ou trouver des raisons justifiant que certain-e-s y prennent part. pour lesquels illes se battent elleux. Ce n’est que le début, le premier acte. Les camps se desLes alternatives de vie se réduisent et la prophétie sociale s’accomplira : nous finirons en mille morceaux. Mais sinent avec autant de violence qu’ils manquent de pertiça ne se verra pas trop, nous ne sommes pas très nomnence. Peu de gens, voire personne, pour remettre du sens et stopper cette guerre culturelle, ce choc des civilisations breux-ses. Pour ma part, je resterai un fou à recadrer et sur le plan du genre et de la sexualité, renforcé plutôt que surtout à ne pas prendre au sérieux, mais un fou qui avait déconstruit. pourtant vu tout ça venir . La solution ? Aucune. Pour nous trans, il n’y a pas d’actes Le salut des trans parmi les non blanc-he-s doit faire silence, les objectifs sont ailleurs, ce n’est pas le combat prin- à faire « discrètement » : nos vies sont nos corps ; corps en transformation, corps transformés. cipal, nous dit-on dans le roman décolonial patriarcal qui Alors le message est clair : cette guerre ne peut avoir refuse de s’assumer comme tel. La haine envers les trans parmi les non blanc-he-s peut en revanche s’exprimer chez d’autre terme que notre éradication, quelle qu’en soit la forme. celleux qui décident d’en être porteu-r-se-s, comme leurs

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: L’étau

L’intersectionnalité Dis-moi comment tu cognes et je te dirai qui tu es.

Une agression sexiste

Il s’est permis de la gifler violemment. La raison : elle a osé dire non. La réalité d’un homme, ici blanc et hétéro, à qui on dit non. Pourtant, elle a été très pédagogue, lui expliquant que sa requête était déplacée. Mais il s’est permis de crier à l’hystérie pour se justifier de sa violence face à une femme qui dit non. Pédagogie ou hystérie, ils ne veulent pas l’entendre ce non. Ils ne supportent pas ce non. Ce non qui leur rappelle qu’ils n’ont aucun droit sur le corps des femmes, ce non qu’ils considèrent comme une attaque contre leur masculinité. On parle pourtant d’évolution, de civilisation, mais la réalité, c’est qu’en 2015, en France, les hommes blancs hétéros, considérés comme plus « civilisés » dans les rapports homme/femme que leurs homologues non blancs, n’hésitent pas une seconde à frapper une femme qui refuse leurs avances. Ça leur est insupportable. Ces hommes blancs hétéros, tellement à l’aise dans leurs privilèges de vie, agissent en toute impunité, et cela même dans l’espace public parisien réputé plus sûr que les banlieues. Ils se savent protégés par la classe dominante et donc protégés par eux-mêmes puisque ces hommes-là sont la classe dominante. Ils ne peuvent voir en eux-mêmes les barbares qu’ils sont réellement. Ce sont ces hommes-là, ces fils, ces époux, ces frères, ces pères, qui incarnent dans leur essence même une des plus grandes monstruosités des sociétés occidentales patriarcales: la culture du viol.

Une agression lesbophobe

Les potes du premier agresseur, aussi blancs et hétéros que lui, sont intervenus. Je leur ai dit de le calmer mais ils ont fait le contraire : s’en prendre à nous. Les lâches nous poussent et nous coincent dans une impasse. Nous essayons de nous défendre, mais ils sont tellement plus nombreux que c’est impossible de nous débarrasser d’eux. Ils sont devenus plus agressifs envers moi. Je deviens alors leur rival, celui avec lequel il faut en découdre. Ils me frappent avec leurs poings, me jettent au sol par les cheveux et tentent de casser une bouteille en verre sur moi, moi la meuf d’apparence masculine. L’enjeu est de m’achever car c’est bien une guerre de masculinité qui se joue. Il ne faut surtout pas se faire humilier par l’hybride de masculinité que je représente. J’incarne une menace pour leur virilité. Ils me frappent,

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dans mes hématomes par Dawud


Mon amie et moi avons été agressées physiquement et verbalement par cinq hommes blancs hétérosexuels. La raison : mon amie a refusé les avances de l’un des hommes. moi, le tendon masculin du couple. Ils me frappent bien fort, pour ne pas se taper la honte de s’être fait battre par une fille. C’est l’expression même de leur lesbophobie, leur sexisme spécifique à celles qu’ils perçoivent comme lesbiennes, leur haine contre celles qu’ils identifient comme lesbiennes. Ils ont haï ma gueule de gouine, moi qui mets en danger leur domination parce que je contredis par ma simple existence leur logique et leurs codes.

sures, quand on m’agresse, je la porte lorsque je relève la tête après qu’on m’ait rabaissée, je la porte dans mon regard quand je suis déterminée à me battre et je la porte dans mon sourire quand j’ai la satisfaction d’une petite victoire personnelle ou d’une belle victoire collective. L’intersectionnalité fait partie de ma vie et je ne peux l’omettre de ma lutte politique car ma lutte politique est un combat que je mène pour vivre. Je la porte comme outil de résistance et de légitimation de mon humanité.

Ils ont cogné, comme on cogne une femme noire homosexuelle d’apparence masculine, ils ont cogné la menace Je refuse donc de n’être vue que comme une femme queer pour leur virilité et ils ont cogné l’animal. pour les féministes qui considèrent mon agression comme avant tout sexiste et lesbophobe. Et je refuse aussi de n’être perçue que comme une victime du racisme et de la négroUne agression raciste phobie par les antiracistes, car non, ce qui m’est arrivé ne J’étais une bête, complètement déshumanisée. Ils m’ont maintenue par la poitrine - je me sentais suffoquer serait pas arrivé à un homme noir. Les limites d’analyse - en m’ordonnant de me calmer. Comment pouvais-je da- des uns et des autres ne doivent pas servir à me nier et à me vantage être calmée lorsque cinq hommes me tombent des- combattre comme sujet politique. sus ? Ils avaient peur de lâcher la bête, peur que le monstre en moi ne se déchaîne et les terrasse, eux cinq. Malheureu- Notre puissante sororité sement, je ne suis seulement qu’une personne face à cinq Je mène un combat de tous les instants pour m’accepter hommes. telle qu’Allah m’a faite, pour m’aimer et pour construire un monde viable pour moi et ma communauté. Mon chemin Lorsqu’ils m’ont relâchée, je n’avais qu’une hâte, sortir de vers mon acceptation m’a appris que je pouvais m’autoriser ce guet-apens et retrouver mon amie mais ils m’ont encore à m’aimer. Aujourd’hui, mon seul but est d’entretenir cet attrapée par les cheveux. Leur obsession pour mes cheveux amour pour moi-même. Je suis déterminée à ne laisser perest la marque de leur volonté de domination. Ils ont voulu sonne me l’enlever. porter atteinte à ce qu’ils considèrent comme une rébellion face à leur diktat de beauté et à leur norme. Ils ont voulu Durant des siècles de domination, d’injustice, d’offense porter atteinte à ce qu’ils perçoivent comme une provoca- et de violence -qui persistent encore- que nous, Noir.es, tion à leur encontre que j’exhibe. Ils ont touché à ce que je femmes, musulman.es, queers, avons subis, ils n’ont pas défends d’approcher habituellement. réussi à nous l’enlever cet amour propre. Notre amour pour nous-mêmes nous a sauvé.e.s, il nous a permis de continuer Ce soir-là, je ne sais pas combien de mâles blancs hétéros d’être. Leur haine et leur volonté de nous supprimer ne nous et dégueulasses ont mis leurs sales mains dans mes cheveux aura pas détruit.e.s. Nous avons gagné. Et dans les luttes bien noirs et bien crépus, cheveux qui font ma fierté, mon que nous allons construire, ici, maintenant, nous ne renonhonneur. cerons jamais et nous allons aussi gagner. Tout ce que je sais, c’est qu’ils s’en sont donnés à cœur joie à me balader comme un taureau qu’on tire par les cornes. Je n’ai rien à dire à ces hommes blancs hétérosexuels qui J’étais leur animal, leur bête, qu’ils ont jeté par terre, roué nous ont agressées. Par contre, j’ai à te parler, toi ma sœur. de coups, maintenu au sol par la crinière, et à qui ils ont J’ai à te dire que le simple fait de ton existence est un comarraché les cheveux : ils ont souillé mon identité. bat politique. Mais ta vie ne se limite pas qu’à ce combat.

La violence qui s’est abattue sur moi n’entre dans Aussi seule que tu te sens, tu t’en sors aussi bien. Mais

n’oublie pas que tant que nous existerons, nous serons là. L’intersectionnalité concerne réellement ma vie, ou ma sur- Sœurs, nous faisons résonner ces mots de nos aînées, les vie devrais-je dire. Je la porte en moi, malgré moi, partout anciennes, some of us are brave. où je vais. Je porte mon intersectionnalité dans mes blesaucune case

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: L’étau

« Les noirs sont tellement homophobes ! » « Il y a trop d’homophobie chez les arabes ! » « Les familles arabes/africaines/asiatiques/ antillaises/immigrées sont vachement plus homophobes ! »

Vous avez sûrement déjà entendu ces phrases et vous les avez peut-être même déjà dites. Qu’importe que vous considériez qu’entre les communautés citées ici, certaines n’auraient peut-être pas le même « degré d’homophobie», une chose est sûre, vous devez penser qu’elles ont toutes en commun le fait d’être clairement plus homophobes que les « français », les « européens », bref « plus homophobes » que les blancs. Un fantasme contemporain qu’on intériorise nous aussi – à savoir « nous » les renois, les rebeux, les asiat’ - consiste à faire de l’homophobie une question propre à ceux qui ne sont pas blancs en France, comme ailleurs. Aussi, selon tout un tas de médias et « d’experts » dominants bidon, l’homophobie serait un fléau propre à la banlieue, alors qu’ailleurs, les autres seraient plus « tolérants ». Vous me direz sûrement : « mais c’est pas faux, mes darons sont beaucoup plus fermés sur le sujet que les darons babtous ! ». Peut-être. Mais je vous demanderai juste de vous rappeler qui composait et compose encore en très grande majorité les rangs de la Manif Pour tous et du Printemps français, à savoir les principaux opposants au « mariage pour tous » : c’étaient et ce sont les blancs bourgeois qui n’ont rien à voir avec la banlieue. Vous voyez, la réalité est plus complexe qu’il n’y paraît. Alors pourquoi est-ce que l’idée que « nous » serions tellement plus homophobes que les

L’homonationalisme ou l’impérialisme gay, qu’est-ce que c’est ? par João Gabriell 26 AssiégéEs - juin/décembre 2015


« blancs », les « européens », les « occidentaux » a-t-elle réussi à s’imposer avec une telle évidence, même dans nos esprits ?

gressisme » sur les questions que l’on appelle « sociétales ». Ces dernières renvoient à un ensemble de valeurs comme les « droits des homosexuels », entre autres. C’est ainsi qu’au moyen Les questions sexuelles dans le de ce « progressisme » qu’il ne définit que pour ses propres intérêts, l’Occirapport de force Nord/Sud dent décide de qui est civilisé et qui ne Quand bien même beaucoup ne croient l’est pas. plus à l’inégalité biologique entre de supposées races, une très grande majo- Des pays comme les États-Unis ou rité de gens (y compris parmi nous, hé- la France peuvent alors se présenter las) continuent de penser que certains comme plus « progressistes », quand peuples et certaines cultures sont plus bien même ils mènent des guerres « avancés » et que d’autres sont « en impérialistes dans des pays du Sud et retard ». sont responsables de morts par milLes pays du Nord, encore appelés liers sous de faux prétextes. Georges pays occidentaux, dominent le monde Bush a bien pu mentir à la face du au moyen d’institutions politiques ou monde en disant qu’il y avait des armes économiques comme l’OTAN et le cachées en Irak pour lancer sa guerre FMI. Bien que des pays dits “émer- en 2003. Il n’est plus possible de douter gents”, comme la Chine pour ne citer des motivations économiques amériqu’elle, étendent de plus en plus leurs caines pour entrer dans cette guerre. influences sur le continent africain, De même, la présence militaire rendant ce dernier toujours plus vul- française est régulièrement dénoncée nérable aux prédations étrangères, la en Afrique, car elle symbolise la perpémain mise historique des nations oc- tuation des relations coloniales entre la cidentales sur l’essentiel des pays du France et ses anciennes colonies, pour Sud ne connait pas d’égal. Ce sont son seul intérêt économique et politique elles qui imposent des règles de com- (2). Pourtant, les États-Unis et la France merce particulièrement déloyales qui pour ne citer qu’eux continuent d’être favorisent l’exploitation des pays vus comme des pays particulièrement du Sud avec lesquels elles ont des « « progressistes », parce qu’entre autres échanges » commerciaux (1). Ce sont raisons dites « sociétales », ces pays également ces nations qui, avec les ne criminalisent pas (officiellement) États-Unis en tête, définissent la po- les pratiques entre personnes de même litique internationale, décident quels sexe, contrairement à beaucoup de pays pays méritent des « sanctions », et d’Afrique ou du Moyen-Orient. quels autres méritent des « aides ». Ce qu’on ne dit jamais en revanche, ou C’est aussi à travers ces pays du Nord pas assez souvent, c’est que la plupart que s’élaborent les critères de la des lois qui condamnent ces pratiques, « démocratie » et du « développe- en Afrique par exemple, ont été amement ». Et l’un des indicateurs par nées par les Européens au moment de lesquels ils ont choisi de mesurer notre la colonisation. degré « d’avancement » par rapport à Cruelle ironie de l’histoire, n’est-ce eux, correspond au prétendu « pro- pas ? Mais là, vous me direz peut-être

: «Oui d’accord, c’est la colonisation qui a criminalisé les relations entre personnes de même sexe en Afrique, au Liban etc., mais les Européens ont supprimé ces lois, alors que là-bas elles sont toujours en vigueur, donc c’est la preuve que c’est pire là-bas ! » Oui, c’est vrai, en Afrique ou au MoyenOrient, les États punissent (de manière assez diverse, et dans des contextes qui peuvent varier) les rapports entre personnes de même sexe. Et en plus de l’emprisonnement, parfois il y a des morts. Ce serait idiot et criminel de le nier. Inhumain et hypocrite de ne pas le condamner. Par contre, la condamnation ne suffit pas, et il ne faut jamais s’interdire de poser des questions qui vont au-delà des émotions : pourquoi des États non-occidentaux qui criminalisent les relations entre personnes de même sexe sont « pires » et plus « barbares » que les pays occidentaux quisèment la misère et la mort dans le monde entier ? Selon un rapport de 101 pages publié par l’Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire, les Physicians For Social Responsability et les Physicians for Global Survivor, le bilan des prétendues «guerres contre le terrorisme» (3) lancées par les coalitions occidentales ont fait environ 1,3 millions de morts parmi les civils, selon une estimation basse qui plus est. Pourquoi alors la défense des « droits de l’homme » revient à couper des aides économiques aux pays africains qui condamnent l’homosexualité sans condamner en parallèle les occidentaux qui lancent des guerres si meurtrières sous de faux prétextes humanistes afin de s’accaparer les richesses d’autres pays ?

1/ On peut citer ici « l’Accord de Partenariat Économique » (APE) entre l’Union Européenne et 15 États de l’Afrique de l’Ouest, perçu comme un « second esclavage » par le professeur Chukwuma Charles Soludo, cité dans : Saïd Bouamama, « Le mur meurtrier de la Méditerranée : l’assassinat institutionnel de masse de l’Union Européenne », mars 2015. 2/ Voir Aminata Traoté, Nathalie M’Dela-Mounier, L’Afrique mutilée, Taama, , 48 p. ; Raphaël Granvaud, Que fait l’armée française en Afrique ?, Agone, 2009. 3/ Ce qu’on appelle “terrorisme” ne dénonce étrangement que les actes de violences contre l’Occident, à travers ses institutions ou ses populations. La guerre mensongère de Bush pour le pétrole, n’est-elle pas du terrorisme ? Plus encore, les ingérences militaires, politiques et économiques occidentales n’alimentent-elles pas le fameux terrorisme ?

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: L’étau

C’est tout ce phénomène qu’une chercheuse, Jasbir Puar, a appelé « homonationalisme » (4) et que d’autres appellent « impérialisme gay » (4). C’est le fait d’utiliser la question homosexuelle pour justifier l’impérialisme politique, économique et culturel occidental, pour ce qui est de l’échelle internationale, et la marginalisation des populations issues de l’immigration postcoloniale à l’échelle d’un pays européen, par exemple. C’est l’un des nombreux supports idéologiques sur lesquels s’appuie l’impérialisme (ce n’est évidemment pas le seul !). Autrefois, ils devaient nous civiliser et nous apporter le christianisme car nous étions trop barbares ; aujourd’hui, ils doivent selon eux nous apporter les « droits de l’homme », mais en nous pillant ou bombardant, parce que nous serions plus homophobes qu’eux (en plus d’être plus sexistes, antisémites, trop religieux, etc). Leur logique est la suivante : puisque sur les questions dites sociétales, telles que définies par l’Occident, c’est toujours moins pire chez Eux (Occidentaux) que chez Nous (les Barbares du Sud) ils n’ont pas à rendre de compte quant à leurs ingérences impérialistes dans nos pays, ni leur responsabilité dans le désastre néo-libéral. Autrement dit : ils sont progressistes, donc plus civilisés, point barre. Le supposé progressisme vient laver le crime impérialiste et l’exploitation capitaliste. Il est donc important de comprendre que cette prétention à se dire « plus progressistes » n’est pas juste de l’orgueil puisqu’elle vient légitimer les politiques de ces pays occidentaux contre ceux qui sont vus comme « plus homophobes » en Asie, en Afrique, en Amérique latine, aux Caraïbes et au Moyen-Orient. C’est l’idée que les tenants du progressisme auraient tous les droits sur le reste

Contre toute cette hypocrisie, il convient de rappeler que la souveraineté d’un peuple, c’est-à-dire son droit à gérer son propre destin, de même que son droit à jouir de ses propres richesses, ne doivent pas dépendre de son degré de « progressisme ». du monde. C’est une question grave qui a des effets concrets. Elle est d’autant plus grave que la question des minorités sexuelles est importante, comme le sont tant d’autres (la violence masculine sur les femmes, les violences contre les minorités ethniques et religieuses dans un pays donné, etc.). Il est évident que le combat pour l’accès aux ressources vitales et à une répartition égale des richesses est important, mais le respect de l’humanité de celles et ceux qui vivent leur genre ou sexualité autrement l’est tout autant. D’ailleurs, rien n’empêche que ces questions soient traitées en même temps, par des personnes différentes ou pas : il faut en finir avec les fausses alternatives. Penser de la sorte (soit on se bat contre la pauvreté, soit on se bat contre la violence sur les minorités sexuelles, les femmes ou autres) c’est à la fois stupide et dangereux. Pourquoi ? Parce que parmi les pauvres, il y a des femmes, des minorités sexuelles et des trans, et ce sont elles et eux qui sont le plus touchés par la criminalisation des relations entre personnes de même sexe et la criminalisation du travestissement, du changement de sexe etc. On ne devrait pas être criminalisé pour les relations qu’on a, quelles qu’elles soient. Il ne devrait y avoir aucune complaisance au sujet de la violence contre les minorités sexuelles quand on combat l’homonationalisme. Qui peut (à part des homophobes, certes) se réjouir de la mise à mort de personnes « accusées » d’avoir des relations avec 4/ Jasbir Puar, Homonationalisme : la politique queer après le 11 septembre 2001, Paris, éd. Amsterdam, 2012, 153 p. 5/ Haritaworn Jin, Tamsila Tauqir, and Esra Erdem. 2008 “Gay Imperialism: Gender and Sexuality Discourse in the ‘War on Terror.’” dans Out of Place: Interrogating Silences in Queerness/raciality, édité par Adi Kuntsman and Esperanza Miyake, 71–95. York: Raw Nerve Books.

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des personnes de même sexe, ou y être indifférent ? Bien sûr que c’est affreux, mais le problème c’est qu’on ne peut pas choisir de ne s’émouvoir que de ça. On ne peut pas non plus condamner fermement, comme le font tant d’associations LGBT occidentales et des politicien.ne.s opportunistes, les crimes homophobes ou transphobes dans les pays du Sud, et rester silencieux dans le même temps par rapport à tous ceux qui meurent sous les bombes occidentales, ou à cause de l’exploitation des multinationales occidentales, dans ces mêmes pays. Il faudrait aussi avoir l’intelligence de reconnaître que les rapports sociaux apaisés sur les questions de genre ou de sexualité (entre autres) dont rêvent beaucoup de militants « progressistes » des pays du Nord pour les pays du Sud ne seront que très difficilement possibles dans des pays en guerre, par exemple. Si dans des pays où règne l’opulence et qui ne sont pas en guerre, le sexisme, l’homophobie et la transphobie n’ont toujours pas disparu, on comprend que la tâche sera encore plus dure dans des pays pauvres, ravagés par les guerres et en proie à toutes sortes de prédations étrangères. En jouant à ce jeu dangereux qui lui est profitable, l’Occident s’est accaparé les questions sexuelles et c’est pourquoi beaucoup de nos pays et de nos proches considèrent que ce sont des sujets de « blancs ». Ils ont à la fois tort et raison. Ils ont raison parce que l’Occident s’est totalement approprié ces sujets, mais ils ont tort parce que les pratiques entre personnes de même sexe sont communes à l’ensemble des sociétés connues, mais sous des formes, des degrés de visibilité et d’acceptation qui varient (6) . Il y a donc urgence à traiter ces questions à la fois contre l’impérialisme qui attaque les pays non occidentaux, mais aussi pour que les minorités sexuelles de ces pays cessent d’être prises en étau entre un Occident hypocrite qui prétend les sauver en appauvrissant leur pays, et leur propre pays qui se venge sur eux en les criminalisant encore plus. Bref, lutter contre l’homonationalisme, ce n’est pas seulement de l’anti-impérialisme et de l’anti-racisme, c’est aussi permettre aux questions sexuelles d’être abordées dans les pays du Sud avec des spécificités en fonction de leur contexte, de leur histoire, et pas de se voir imposer un agenda qui vient du Nord.

Les

quatre fonctions principales de l’homonatio-

sanctions économiques comme avec la Norvège et le Danemark qui ont coupé leurs « aides » à l’Ouganda en 2014, ou encore le maintien d’une politique coloniale : celle d’Israël en Palestine. Les efforts mis en œuvre par Israël pour se présenter comme « gay friendly » pour justifier son existence et son expansion territoriale, se traduisent par exemple dans le fait qu’en 2010, l’office du tourisme de Tel-Aviv, avec le soutien du ministère du Tourisme et des ambassades israéliennes à l’étranger, a lancé une campagne de communication de 90 millions de dollars pour dépeindre Tel Aviv comme l’une des destinations les plus gay friendly. Autrement dit, les occidentaux considèrent avoir le droit de restreindre des aides économiques à des pays qu’ils ont appauvris et appauvrissent encore, et de soutenir la colonisation de la Palestine par Israël, parce que ces « peupleslà sont homophobes » (en plus d’être sexistes, antisémites, trop religieux, pas assez démocratiques etc.). Contre toute cette hypocrisie, il convient de rappeler que la souveraineté d’un peuple, c’est-à-dire son droit à gérer son propre destin, de même que son droit à jouir de ses propres richesses, ne doivent pas dépendre de son degré de « progressisme ». Il est inadmissible que les inégalités à l’intérieur d’un pays justifient sa domination par un autre qui se prétend plus égalitaire. - L’impérialisme culturel C’est la définition de l’homosexualité selon des critères blancs occidentaux qui passent forcément par le coming out lorsque l’expression de genre de la personne ne fait pas peser sur elle un « soupçon d’homosexualité » (7) , l’individualisation, la vie urbaine communautaire, la surconsommation, l’éloignement du religieux, la définition de soi à travers une identité sexuelle, etc. Cet impérialisme culturel est très présent dans l’essentiel des films occidentaux sur l’homosexualité, et passe par la dévalorisation des cultures non occidentales, le mépris des familles supposées « arriérées ». - Justification des politiques racistes envers les immigrés non occidentaux et leurs enfants en Occident

Puisque des pays africains et moyen-orientaux répriment les pratiques entre personnes de même sexe sur leurs ter- Justifier la politique extérieure impérialiste : ritoires, les occidentaux considèrent qu’il est légitime de mener des politiques et de tenir des discours stigLa rhétorique homonationaliste permet de justifier des matisant les populations originaires d’Afrique et du nalisme

6/ Sur l’Afrique en particulier, je recommande la lecture de l’article de Eric O. Lemembe, intitulé « En Afrique, l’homosexualité est traditionnelle, mais… » dans lequel l’auteur cite les propos de l’anthropologue Patrick Awondo qui déclare que « L’homosexualité a toujours existé, mais certaines des formes actuelles de son identification ou des mobilisations qui accompagnent cette identification sont nées à un endroit précis avant d’inspirer d’autres contrées du monde dont l’Afrique » et qui invite également les Africains à « connaître les pratiques anciennes telles que les rois Mossi qui avaient des relations sexuelles avec leurs pages et les mariages entre des femmes au Dahomey ». URL : http://76crimes.com/2002/05/08/en-afrique-lhomosexualite-est-traditionnelle-mais/ 7/ C’est sur ce point crucial de la « visibilité » que la différence entre l’oppression homosexuelle diffère de l’oppression trans dans la mesure où il est possible de dissimuler le fait d’avoir des relations avec une personne de même sexe (même si cela peut s’avérer compliqué) alors qu’il est impossible dans un parcours de transition impliquant une hormonothérapie de dissimuler la transformation de son corps aux proches, aux voisins, etc.

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Moyen-Orient vivant en Occident (particulièrement immigrés, musulmans), puisqu’ils/elles seraient plus homophobes que les occidentaux blancs et représenteraient un supposé danger pour des sociétés qui se veulent si « progressistes ». En France, dans la mesure où la plupart des immigrés et de leurs enfants vivent dans les quartiers populaires en dehors des grandes villes comme c’est le cas en région parisienne, l’homonationalisme est plus particulièrement un processus qui construit l’homophobie comme un « problème de banlieue ». Pourtant l’homophobie de pouvoir qui s’exprime dans la sphère publique, souvent via un discours très transphobe trop peu dénoncé, est blanche et chrétienne. Ceci est attesté par la composition des principales forces politiques homophobes et transphobes en France, qu’il s’agisse des groupes ou des partis qui s’en revendiquent (Printemps Français, Manif Pour Tous, FN, UMP) et des personnalités qui en font leur cheval de bataille (Frigide Barjot, Christine Boutin, Béatrice Bourges, Ludovine de La Rochère, et Christian Vanneste, pour les plus célèbres). Ce sont ces groupes et personnes qui représentent l’homophobie et la transphobie de pouvoir parce qu’ils sont les seuls capables d’organiser des manifestations réactionnaires atteignant des taux records de participation et qui fédèrent des réseaux internationaux. Bien que Farida Belghoul, ancienne figure de l’antiracisme des années 80 désormais passée à l’extrême droite de type « soralienne » a permis de rallier des parents arabes, noirs et musulmans dans sa lutte contre la « théorie du genre » au niveau des écoles avec les JRE (Journées de Retrait de l’École), il est clair que la dynamique qu’elle a impulsée ne possède pas les caractéristiques des forces principales citées dans le paragraphe qui précède : elle est bien plus localisée dans certaines régions de France et moins étendue, elle n’a pas d’envergure internationale, est beaucoup plus précaire, presque déjà sur le déclin même s’il faut rester prudent, et surtout, elle n’a pas réussi à se doter des puissants moyens financiers dont dispose encore la très puissante Manif Pour Tous. En effet, créée en 2013, La Manif Pour Tous a reçu la même année des dons s’élevant au total à 4,5 millions d’euros, est officiellement devenue un parti politique en avril 2015 et a consolidé ses liens avec les mouvements homophobes et transphobes internationaux, notamment ceux des États-Unis. Vu les moyens dont dispose ce nouveau parti, et tous ses réseaux satellites, il est évident que le danger politique pour les homosexuels et les trans en France venait et viendra encore de ce côté-là, à savoir de mobilisations de blancs bourgeois. Pourtant, ni « les blancs » ni « les bourgeois » ne deviendront le symbole de l’homophobie ou de la transphobie, comme c’est le cas lorsque des prises de positions homophobes – même sans autre pouvoir de nuisance que leur dimension insultante – sont tenues par des « non blancs »,

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il est évident que le danger politique pour les homosexuels et les trans en France venait et viendra encore de ce côté-là, à savoir de mobilisations de blancs bourgeois. des « banlieusards » et notamment des chanteurs de rap sur lesquels la bonne société adore se délester de toutes ses propres tares : homophobie, sexisme, antisémitisme, amour de l’argent, individualisme etc. - Renforcement des politiques de restriction de l’accès à la nationalité Là encore, selon des pays occidentaux, puisque les pays africains et moyen-orientaux répriment les pratiques de même sexe au sein de leurs propres populations, ce qui n’a aucun impact sur les occidentaux eux-mêmes, ils considèrent avoir le droit de discriminer… ces mêmes populations. Voyez la logique. C’est ainsi qu’il y avait des politiques migratoires spécifiques aux musulmans candidats à la nationalité aux PaysBas, et dans le Bade-Wurtemberg en Allemagne. On voulait « vérifier » s’ils/elles étaient homophobes en leur demandant de répondre à des questions comme « si votre fils vous annonce qu’il est homosexuel comment réagiriez-vous ? », et en faisant visionner un DVD montrant des homosexuels qui s’embrassent pour voir les réactions, voir si la personne refuse de visionner le DVD, etc. Mais a-t-on décidé d’étendre ces tests – finalement retirés en 2006 – à toute la population de « souche » des Pays-Bas par exemple, afin d’enlever la nationalité à tous les homophobes blancs de souche ? Bien sûr que non, cela ciblait spécifiquement les immigrés musulmans. En plus des restrictions sur l’accès à la nationalité, on peut également mentionner le cas des imams menacés d’expulsion parce qu’ils auraient tenu des propos homophobes dans leur mosquée, comme cela a été le cas de l’imam Hami Hassan de la mosquée de la fraternité à Aubervilliers en France en 2013. On ne peut que constater la fracture raciale qui explique qu’un imam, dont les propos n’ont pas dépassé le cadre des fidèles de sa mosquée, devienne expulsable pour motif d’homophobie, alors que les représentants de la Manif Pour Tous aient été reçus par François Hollande à l’Élysée le 25 janvier 2013 pour « discuter » des désaccords sur la question du « mariage pour tous ». La Manif Pour Tous a pourtant participé à la libération de la parole et des actes homophobes et transphobes en France. Bien évidemment, dans le cas de l’imam Hami Hassan comme dans


celui de Saïd Jaïziri expulsé du Québec en 2007, l’homophobie n’est qu’un des nombreux prétextes mobilisés pour expulser du territoire les populations gênantes, à savoir les immigrés, et en premier lieu les immigrés musulmans. La raison est simple : les immigrés et leurs enfants, les musulmans, les non blancs, sont perçus comme d’éternels étrangers dont l’appartenance aux nations occidentales n’est jamais totale. C’est pourquoi en fonction de l’opportunisme des pouvoirs en place (être homophobe ou à l’inverse se montrer pro gay) leurs mobilisations politiques sont une énième occasion pour remettre en doute leur légitimité comme membres à part entière d’une nation. Il ne viendrait à l’esprit de personne de considérer que Christine Boutin devrait être déchue de sa nationalité pour son infatigable parti pris homophobe et transphobe : elle est une « française de souche », elle est blanche et donc légitime sur le territoire français, peu importe ses positions clairement réactionnaires. Elle sera moquée, critiquée par les franges dites progressistes de la population, mais jamais discréditée quant à son appartenance au corps de la nation. À l’inverse, les mobilisations collectives (JRE de Farida Belghoul par exemple), ou les propos homophobes (chanson de rap, prises de positions de Dieudonné ou Kémi Séba) provenant de femmes et d’hommes non blancs ouvrent la voix au sempiternel débat sur l’intégration, et en creux sur la légitimité des populations que sont censés représenter celui ou celle qui est homophobe, à pouvoir rester sur le territoire français. Il y a donc une articulation entre le national (stigmatiser des non occidentaux en occident, les empêcher d’avoir la nationalité), et l’international (justifier des interventions militaires, couper des aides, etc.), dans la question de l’homonationalisme.

Est-ce de l’homophobie de parler d’impérialisme gay ou d’homona-

tionalisme

?

Comme déjà expliqué pour les pays non occidentaux qui crim,inalisent les relations entre personnes de même sexe, dénoncer l’homonationalisme n’est pas cautionner la violence. Il s’agit plutôt de comprendre le contexte des rapports Nord/Sud dans lequel elle se déploie, afin de la stopper. Il n’y a pas besoin de croire en un « complot homosexuel » pour être convaincu.e de la réalité de l’homonationalisme. Il s’agit moins d’uncomplot organisé par un lobby homosexuel secret, qu’un processus complexe né de la convergence d’intérêts entre : 1. des gouvernements impérialistes qui ne peuvent plus prétendre aller civiliser des nations arriérées dans le langage brutal d’autrefois et qui doivent passer par des arguments nobles (« droits de l’Homme », « droits des femmes », « droits des homosexuels ») pour justifier leurs ingérences, et 2. des groupes LGBT dans les pays du Nord qui y voient une opportunité politique stratégique pour faire avancer leur agenda militant, sans avoir conscience du contexte raciste ou impérialiste qui motive les gouvernements à leur être favorable, ou alors en étant pleinement conscients de tout cela, mais ne trouvant rien à y redire, puisque les modèles occidentaux vus comme plus « avancés » seraient de toute façon à étendre partout. Toujours est-il, qu’il s’agisse d’une adhésion consciente ou pas aux projets des gouvernements qui utilisent les questions homosexuelles comme prétexte à leurs ingérences à l’étranger, les mouvements LGBT mainstream offrent un soutien « progressiste » à ces gouvernements. Dans ce contexte, et particulièrement en France où le confusionnisme règne à cause d’individus comme Alain Soral, il est capital de différencier l’analyse faite ici sur l’homonationalisme du charabia des complotistes, pseudo « anti-système », mais véritables homophobes : le discours de Soral et assimilés ne conteste pas un impéria-

lisme qui par ailleurs serait gay, mais conteste les gays dans tous leurs aspects, leurs pratiques, dont l’impérialisme. Dans le premier cas (à savoir l’analyse faite ici) le problème c’est l’impérialisme, dans le second cas (Soral et consorts) le problème c’est l’homosexualité, qu’il s’agisse des pratiques, ou de son expression sociale. Par exemple, des films gays et lesbiens ne sont pas des propagandes en tant que telles, car c’est normal que les productions culturelles reflètent l’ensemble de la société, et donc incluent des lesbiennes et des gays. Le problème avec les films gay et lesbiens est leur idéologie assimilationniste, avec l’Occident comme valeur suprême. Ceci dit, c’est le cas dans 99% des films mettant en scène des hétérosexuel.le.s par ailleurs. Ainsi, encore une fois, le problème est l’impérialisme, ici culturel, et pas la sexualité, qu’elle soit majoritaire ou minoritaire. En définitive, parler d’homonationalisme, n’a rien à voir avec le fait de dire des choses comme : « on va forcer tout le monde à devenir gay, on n’aura plus le droit d’être hétérosexuel, c’est de la propagande de s’afficher ouvertement comme homosexuel, les enfants ne devraient pas être en contact avec l’homosexualité ». Là, c’est de l’homophobie pure et dure. On voit donc que s’il y a urgence à combattre l’homonationalisme, il est tout aussi urgent de penser conjointement l’homonationalisme et l’homophobie. Cela ne fait aucun doute : il n’existerait absolument pas d’opportunité politique à s’afficher en faveur des homosexuels, ou des trans, comme cela devient de plus en plus le cas aux États-Unis avec les dernières déclarations favorables aux trans de Barack Obama le 20 Janvier 2015, s’il n’existait pas réellement une oppression envers les homosexuels, une oppression spécifique envers les trans, et plus globalement des hiérarchies de genre et de sexualité.

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Niafou

the new

is

punk Le terme Niafou renferme plusieurs questions politiques : la politique de respectabilité, le sexisme, la Mysoginoir et enfin le classisme. C’est-à-dire, une dépréciation des codes et valeurs de la classe populaire face aux normes de la classe moyenne et bourgeoise, un racisme de classe. Par Amandine Gay 32 AssiégéEs - juin/décembre 2015


Le film Bandes de Filles a fait ressurgir un débat récurrent au sein de la communauté noire : celui du devoir d’exemplarité. Ce film était très attendu puisqu’il s’agit d’un des premiers films français où les premiers rôles sont tous tenus par des femmes noires. Les jeunes femmes représentées dans le film sont issues de la banlieue, telle que vue par une réalisatrice blanche et parisienne. Si cette dimension a déjà été discutée[1], j’aimerais m’arrêter sur la réception et les critiques formulées à l’égard de ce film dans notre communauté. En effet, l’appartenance de ces héroïnes à la catégorie péjorativement nommée Niafou, a causé de nombreux débats sur lequel il est important de s’arrêter. Les « Niafous » ont donc fait leur entrée par la grande porte dans la société blanche française alors qu’elles étaient l’objet d’attaques et autres moqueries depuis déjà un bon moment au sein de la communauté noire. Les clips de Mokobé, Rihannon et Beyoncé Coulibaly[2] en sont les exemples les plus marquants, ainsi que cet article sur les différents « clichés » de femmes noires[3], ou encore cette phrase : « Des poncifs aussi longs que les tissages des protagonistes » écrite par le réalisateur Jamel Zaouche, dont la critique du film sur Facebook a été citée à plusieurs reprises sur les réseaux sociaux. Toutes ces vannes ont un dénominateur commun : révéler le caractère honteux de l’existence de ces jeunes femmes.

La honte de la « mauvaise » Noire

Je comprends le sentiment de frustration devant une énième mise en scène de la banlieue sous un regard blanc, mais j’ai plus de mal avec la stigmatisation de jeunes femmes issues de quartiers populaires, sous prétexte qu’elles ne donnent pas une bonne image de Nous, les Noir.e.s. J’ai moi-même longtemps eu honte de mon frère. Mon frère, le héros de mon enfance : athlète, trompettiste, danseur émérite, beau gosse et protecteur, de douze ans mon aîné ; dont la fierté de me trouver à ses côtés dans ma petite enfance n’a eu d’égale que la honte que j’ai pu éprouver dans mon adolescence quand il est passé de « l’autre côté ». Celui des séjours en prison, de la violence, des enfants de plusieurs femmes différentes, bref, celui du cliché de l’homme noir. Comme de nombreuses personnes appartenant à une minorité de France, j’ai donc entrepris de devenir l’exact opposé de ce cliché. Toujours première de la classe, sportive de haut niveau, Sciences-Po Lyon juste après le bac, je travaille tout au long de mes études, tout en étant obsédée par la ponctualité et mes odeurs corporelles.

Derrière les Niafous, la politique de respectabilité

Lors de mon arrivée à Paris, il y a six ans et de ma découverte des « Niafous » dans le métro, je ressens ce même sentiment de honte. Les Niafous, ces filles noires, souvent jeunes, qui parlent et rient fort, se bousculent voire se battent sur le quai du métro, portent des tissages pas toujours bien entretenus, se maquillent trop, me rappellent mon frère : elles sont de « mauvaises » noires. Elles contribuent à renvoyer cette image caricaturale des Noir.e.s à l’hygiène et aux mœurs douteuses, quand nous autres, les « bon.ne.s » Noir.e.s nous donnons tant de mal pour nous faire accepter par la société blanche française.

Y « L’attitude des « niafous » n’a pas été seulement décriée parce qu’elle sort des carcans de la norme (norme qui est souvent sexiste et raciste), mais aussi - voire surtout - parce que celle-ci serait une excuse aux discriminations raciales qu’on pourrai subir : on va se plaindre du racisme, mais en même temps, regardez les niafous, quoi... On nous respectera quand on se respectera soi-même » Y Ça c’est ce que je pensais avant. Avant, quand je ne découvre le blog de Trudy[4] une Afro-féministe américaine et le concept de « politics of respectability » (politique de respectabilité) : « The politics of respectability originated as cultural, sexual, domestic, employment and artistic “guidelines” or “rules” for racially marginalized groups to follow in the effort to be viewed as “human” in a White supremacist society and by individual Whites. » « La politique de respectabilité s’est structurée autour de « lignes directrices » ou « règles » culturelles, sexuelles, domestiques, professionnelles et artistiques que des groupes raciaux marginalisés doivent s’efforcer de suivre pour être considérés comme « humains » au sein d’une société prônant la suprématie blanche. »

Mon objectif : être une bonne noire, celle qui fera disparaître le racisme par son exemplarité. Ce concept, développé par Evelyn Brooks Higginbotham, a pour corollaire l’idée que le comportement irresponsable d’un seul membre du groupe pourra être utilisé contre l’ensemble du groupe, empêchant ainsi son acceptation par la

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norme blanche et française – dans le cas des Noir.e.s de France. Et immanquablement, à chaque fois qu’un.e Noir.e fait ou dit une connerie, les Noir.e.s de France se sentent personnellement remis en question. Dès 2013, la bloggeuse pionnière de l’afroféminisme à la française, Ms Dreydful abordait la question ainsi :

Une misogynie propre au monde Noir donc, hommes et femmes inclus, car rappelons-le, les femmes peuvent elles aussi avoir intériorisé le sexisme. Les Afro-descendantEs comme toutes les minorités de France sont sommées d’être de « bon.ne.s » Noir.e.s, d’adopter toutes les valeurs de la France blanche, sans exception, même quand ces dernières sont problématiques du point de vue de notre communauté. Jaurès et Victor Hugo étaient de fervents défenseurs de la colonisation, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen est rédigée alors même que l’esclavage bat encore son plein, les congés payés n’auraient vraisemblablement pas vu le jour sans l’asservissement des colonisés. Mais qu’importe, la République est une et indivisible !

« L’attitude des « niafous » n’a pas été seulement décriée parce qu’elle sort des carcans de la norme (norme qui est souvent sexiste et raciste), mais aussi – voire surtout – parce que celle-ci serait une excuse aux discriminations raciales qu’on pourrait subir. Combien de fois j’ai pu entendre « Non mais voilà, on va se plaindre du racisme mais en même temps, regardez les niafous, quoi… On nous respectera quand on se respectera soi-même ». [5] Nous sommes des individus pas les « représentant.e.s » Et de manière plus triviale, l’obsession sur le vin et le de notre Race. saucisson ou encore l’adoption d’un langage châtié pour ne pas faire « ghetto » ou de certaines attitudes afin de ne Quand les Noir.e.s ne réagissent pas ainsi d’eux-mêmes, pas être trop voyant.e.s avec nos bazins et autres coiffures c’est la société qui leur demande de prendre parti. ethniques, continuent de maintenir une pression d’uniforNous sommes, par exemple, régulièrement sommés de misation voire de reniement de nos cultures d’origines dans nous dissocier de Dieudonné, Kémi Séba ou n’importe quel l’espoir d’être reconnu.e.s par la culture dominante. autre Noir.e problématique. Comme si on demandait aux Revenons ici un instant sur le cas de Boubakar Traoré. Blanc.he.s de préciser qu’illes ne partagent pas les vues de Entre 2005 et 2012, Boubakar Traoré est victime de Marc Dutroux sur la pédophilie. Et pour les femmes noires, harcèlement moral de la part de sa compagnie, Air France, cette pression intra et extra-communautaire est décuplée. qui refuse qu’il porte ses cheveux au naturel, même s’ils Les insultes dont Hapsatou Sy a récemment fait l’objet ne contreviennent pas au manuel régissant l’apparence du (« J’ai été traitée de “négresse de maison”, de “chienne de personnel navigant d’Air France. négresse” ») ont émané de la communauté noire et sont un Ayant reçu le soutien de la HALDE (Haute autorité de lutte parfait exemple de la difficulté, pour les femmes noires de contre les discriminations) en 2009 -quand celle-ci existait naviguer entre les eaux de l’assimilationnisme et celles de encore- il finit par porter l’affaire au prud’hommes. la « blédardise »[6]. Ces derniers rendront un jugement emblématique du racisme institutionnel français : « Négresse de maison » est la version la plus péjorative « Les prud’hommes ont annulé les sanctions prises contre d’une autre insulte courante, située à l’opposé du spectre lui, mais ne reconnaissent pas la discrimination »[8]. de Niafou : Bounty (comprenez littéralement, Noire à l’extérieur, Blanche à l’intérieur). Bounty a ce seul avan- Et de se demander pourquoi. Si sa coiffure est conforme tage d’être une insulte unisexe alors que Niafou n’a pas au règlement, quels sont les motifs de la mise à pied et du d’équivalent au masculin. Être un-e Bounty, c’est avoir TROP fait sien-ne-s les codes et valeurs de la culture domiY nante, à savoir blanche et française. Pourtant, il n’existe pas d’essence noire, d’identité figée et immuable. Le mélange des cultures a eu lieu, il y a bien l’obsession sur le vin et le saucisson ou longtemps, certes à notre corps défendant, mais nous ne encore l’adoption d’un langage châtié pouvons rien y changer. Par contre, libre à nous de créer pour ne pas faire « ghetto » ou de ceraujourd’hui une communauté d’Afro-descendant.e.s de France, qui reflète notre hétérogénéité, d’origines, de taines attitudes afin de ne pas être trop parcours, d’appartenance de classe, de goûts, etc. En tant qu’Afro-descendant.e.s de France, nous pouvons voyant.e.s avec nos bazins et autres coifrefuser de choisir entre nos origines et la France quand elle fures ethniques, continuent de maintenir exige que les Noir.e.s se fondent dans le creuset républicain. une pression d’uniformisation voire de

Les

afrodescendant.e.s piégés entre

et assimilationnisme

« colorblind »

Misogynoir

Les femmes noires sont donc simultanément victimes du patriarcat blanc français néocolonial et de la Misogynoir (autre concept développé par la bloggeuse Trudy[7]).

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reniement de nos cultures d’origine dans l’espoir d’être reconnu.e.s par la culture dominante. Y


harcèlement concernant la dite coiffure ? Pourquoi le fond du problème, ses tresses et donc sa négritude ne sont pas pris en compte par les prud’hommes ? Le refus de reconnaître la discrimination raciale est une bonne illustration des limites d’un universalisme républicain qui invisibilise les minorités. En faisant disparaître le mot « race » de la Constitution, la France n’a pas fait disparaître le racisme et en refusant de statuer sur la discrimination raciale, les prud’hommes signifient à la communauté noire qu’elle ne peut pas attendre des institutions une reconnaissance de ses spécificités et des discriminations qui y sont associées.

Niafou : une insulte classiste

Le terme Niafou renferme donc plusieurs questions politiques : la politique de respectabilité, le sexisme, la Mysoginoir et enfin le classisme. C’est-à-dire, une dépréciation des codes et valeurs de la classe populaire face aux normes de la classe moyenne et bourgeoise, un racisme de classe. En effet, se moquer des Niafous revient à se moquer des primo-arrivantes, ou des Noires qui n’ont pas les moyens de leurs ambitions vestimentaires et capillaires ou de celles qui s’expriment dans un « mauvais » français ou toutes ces choses à la fois. En bref, il s’agit d’un jugement porté par les Noir.e.s en quête de respectabilité qui elles/eux appartiennent souvent à la classe moyenne ou la bourgeoisie, qu’ils y soient nés ou qu’ils soient des transfuges. Un transfuge étant une personne qui par son parcours scolaire et/ou professionnel quitte la classe sociale à laquelle il/elle appartenait pour rejoindre une classe plus privilégiée. Les Noir.e.s qui comme moi, bénéficient d’un certain nombre de privilèges : académiques, économiques, géographiques, etc. par rapport aux autres membres de leur communauté qui sont soit migrant-e-s, soit résident-e-s en banlieue et/ou appartenant aux classes populaires ; soit sans-papiers ont souvent tôt fait de vouloir se dissocier des « mauvais.e.s » Noir.e.s. Et c’est cette stigmatisation des femmes noires les moins favorisées de la communauté qui est problématique. Pourquoi reprendre les valeurs du dominant ? Pourquoi chercher à s’élever sur le dos de nos frères et de nos sœurs, au sens propre comme au sens figuré ? Pourquoi cette obsession de « l’excellence noire » ?

Derrière les niafous, l’obsession de « l’élite noire »

« NOFI est la première plateforme d’échange, d’information, de consommation, de réseautage et de réflexion sur le quotidien de la communauté noire. Notre mission : « promouvoir l’excellence noire ». » [9]

Le film Bande de filles de Céline Sciamma

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à la une

: L’étau

Pourquoi cette obsession de « l’élite » noire ? La une de M, le magazine du Monde titrait en mai 2014 : « La nouvelle élite noire : jeunes, apolitiques, entreprenants ». L’injonction d’intégration s’est muée en injonction d’adhésion aux valeurs capitalistes et blanches. L’acceptation des Noir.e.s au sein de la société blanche française repose désormais sur leur capacité entrepreneuriale et leur apolitisme. Et il est vrai que les Noir.e.s de France commencent à avoir voix au chapitre depuis que les industries, en particulier cosmétique, ont réalisé qu’ils/elles représentaient un marché, sous, voire inexploité. Néanmoins, les afrodescendant.e.s doivent-ils laisser le marché définir leurs attentes et leurs valeurs ? Quid des chômeurs, des personnes incarcérées, des migrant.e.s, des personnes qui travaillent sans être déclarées, des travailleuses du sexe ? N’existe-t-il donc pas de salut hors de l’invisibilisation des franges les plus défavorisées de notre communauté ? N’est-il pas temps que se pose, au sein de la communauté afrodescendante, la question des conditions dans lesquelles nous souhaitons mettre fin aux discriminations dont nous sommes victimes ? Audre Lorde disait : « Les outils du maître ne serviront jamais à démanteler la maison du maître. » Le capitalisme s’est établi durablement grâce à l’esclavage et reste un système d’oppression et de domination. L’adhésion aux valeurs libérales ne représente donc pas nécessairement le meilleur ou du moins le seul chemin vers l’émancipation, c’est même le meilleur moyen de reproduire des schémas propres à l’histoire raciste du capitalisme. Il n’y a qu’à voir cette série photo publiée dans le magazine Fazhiblack et critiquée fort à propos par la bloggeuse Many Chroniques : Libre à nous de choisir de valoriser aussi, les enseignants, les travailleurs sociaux, les chercheurs, les employés, les fonctionnaires, les artistes, etc. À l’époque de la parution du dossier du magazine M Le Monde, le terme « apolitiques » m’avait aussi frappé. À l’intérieur, on pouvait lire :

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« Ferdinand n’est pas investi en politique. Il ne se sent ni concerné par des appels à des « réparations » pour l’esclavage, ni par les réclamations pour plus de représentativité en politique (…) Une attitude classique de cette génération. Plus soft que hard power, elle enterre, à sa manière, le militantisme des années 2000 (...) ».

Car seule garantie que nous ne serons pas, en tant qu’intellectuelles, traîtres à notre classe, c’est la conscience d’être, nous aussi des femmes, d’être celles-là mêmes dont nous analysons l’oppression. La seule base de cette conscience c’est notre révolte. Et la seule assise de notre révolte, c’est notre colère. » Christine Delphy, L’ennemi Principal

Ce type d’approche de la place des minorités dans la société française est emblématique d’une autre discours très français lui aussi, qui consiste à culpabiliser les Noir.e.s « d’en bas » et que l’on pourrait résumer ainsi : ils y sont arrivés et ne se plaignent pas, pourquoi pas vous ? La victimisation est un des arguments visant à faire taire les revendications légitimes de minorités discriminées qui lorsqu’elles ne parviennent pas à la « réussite sociale » telle que déterminée par le libéralisme, sont soupçonnées d’avoir failli par manque de valeur personnelle. Or, le militantisme et/ou la colère ne sont pas l’œuvre de « losers » qui cherchent à blâmer les autres pour leurs échecs, mais bien des outils pour les dominé.e.s afin de mettre en lumière et de combattre le racisme et le sexisme. Comme le dit très bien Christine Delphy : « Car il n’est pas facile, contrairement à ce que l’on croit, d’être et surtout de rester en colère. C’est un état douloureux ; car rester en colère, c’est nous souvenir sans cesse de ce que nous voulons, de ce que nous devons oublier au moins par moment pour ouvoir survivre : que nous sommes, nous aussi des humiliées et des offensées. Mais pour nous (...) l’oublier, ne fût-ce qu’un instant, c’est abandonner le fil qui nous relie à notre classe (...), le garde-fou qui nous empêche de basculer du côté de l’institution, du côté de nos oppresseurs. Nous avons tendance à voir la colère comme un moment dépassable en sus d’être un sentiment désagréable ; comme quelque chose de temporaire, qui cesse à un moment d’être utile (...) Or, notre seule arme contre la trahison potentielle inscrite dans notre statut d’intellectuelles, c’est précisément notre colère.

Face aux discriminations, la colère est légitime, l’agacement face à l’humour douteux aussi. Voici un autre exemple récent : la dernière campagne de pub de France Ô. Le problème de cette campagne d’affichage va bien au-delà de la démarche antinomique qui consiste à réutiliser les clichés dans le but de les remettre en cause. En effet, cette stratégie n’est efficace que quand elle part de la société civile et des personnes discriminées – comme dans le cas des Slut Walks, littéralement « marches de salopes », où des femmes descendent dans la rue pour revendiquer le droit à choisir leur tenue vestimentaire sans s’exposer au harcèlement sexuel, au viol et au slutshaming. Mais quand l’institution télévisuelle emploie la même stratégie pour questionner le racisme, elle ne fait que renforcer lesdits clichés. D’ailleurs, tout le monde serait choqué si une affiche titrait « Je ne suis pas folle », accompagnant la photo d’un homme identifié comme étant efféminé, dans le but de lutter contre l’homophobie. Cette campagne est d’autant plus problématique quand on réalise que seul.e.s les présentatrices et présentateurs non-blanc.he.s sont essentialisés : lorsque l’on voit toutes les photos côte à côte, on comprend qu’avant d’être des professionnel-le-s, illes sont des NoirEs, identité et fonction. Le plus incroyable reste que cette idée fut validée par tous les échelons de la hiérarchie de France Télévision, puis réalisée, puis diffusée, sans que personne ne s’aperçoive de la nature incroyablement raciste de cette campagne. On aurait aussi pu attendre des personnes mises en scène une


réaction : plainte aux prud’hommes, démissions, déclarations publiques, mais non. En dehors des réseaux sociaux, rien. Ce n’est donc pas en attendant que les personnes au pouvoir changent de regard sur nous que l’on peut changer la façon dont nous sommes représenté.e.s, mais bien en prenant nous-mêmes des stylos, des pinceaux, des micros et des caméras pour raconter toutes nos histoires, telles que nous les vivons de l’intérieur. Il est aussi nécessaire de ne plus se laisser effrayer par l’épouvantail du communautarisme qui rappelons-le ne concerne que les non-Blanc.he.s. À ce jour, en dehors de Sihame Assbague, du Collectif Stop Le Contrôle Au Faciès, qui a interpellé Alain Juppé à propos du racisme structurel et de la pertinence de sa représentativité en tant qu’homme blanc de plus de 60 ans[10], quasiment personne ne dénonce le communautarisme qui sévit à l’Assemblée Nationale. Le communautarisme est donc la possibilité pour la communauté noire de se donner à voir tel.le.s qu’on aimerait être vu.e.s, d’inverser le rapport de pouvoir afin d’influencer le regard qui est porté sur nous. En tant qu’Afro-descendant.e.s de France nous sommes légitimes et en mesure de fixer les conditions de notre représentation et de notre émancipation et ce, sans avoir à se référer à la norme blanche. La politique de respectabilité tout comme l’effacement du mot « race » de la Constitution n’a pas mis fin au racisme.

Noires et sans complexes

Nous sommes toujours victimes du racisme endémique, du patriarcat, de la précarité économique et de discriminatins en tous genres ; ne pouvons-nous pas trouver des formes d’humour qui ne stigmatisent pas les membres les moins favorisés de notre communauté ? Les revendications élitistes, qui au prétexte de faire sauter le « plafond de verre » ne cherchent pas à s’intéresser à la majorité engluée sur le « plancher collant », ne permettent pas une remise en question des dynamiques de pouvoir. Le ou la Noir.e d’exception ont toujours existé dans l’histoire et jusqu’à nos jours, ces réussites individuelles n’ont jamais permis d’éradiquer les discriminations endémiques. La réussite, telle qu’elle est présentée et valorisée aujourd’hui, est celle qui consiste à se détourner du reste de notre communauté à la minute où l’on commence à bénéficier de privilèges. L’enjeu est désormais le suivant : souhaitons-nous devenir de « bon.ne.s » Noir.e.s accepté.e.s individuellement par le système, ou souhaitons-nous voir la communauté noire de France dans son ensemble conquérir des droits et s’affirmer dans la joie ? Audre Lorde, toujours : « If I didn’t define myself for myself, I would be crushed into other people’s fantasies of me and eaten alive. »

« Si je ne m’étais pas définie par moi-même et pour moimême, j’aurai été écrasée et dévorée par les fantasmes que les autres avaient de moi. » Audre Lorde, Zami : A new Spelling for my name À titre personnel, j’ai donc choisi de voir les Niafous pour ce qu’elle sont : une façon d’être « unapologetically Black », à savoir « Noires et sans complexes ». Il y a peut-être des enseignements à tirer de leur façon de ne pas s’excuser d’être là et d’occuper l’espace public. Elles sont NoirEs à leurs conditions et nous pouvons choisir de les imiter, à notre façon, en commençant par ne pas culpabiliser celles et ceux qui choisissent de s’affirmer en leurs propres termes. Niafou is the new punk, prenons-en de la graine.

Notes : 1/ Voir l’article : Être invisible comme une femme noire en France par Charlotte Pudlowski sur le web journal Slate.fr : http://www.slate.fr/story/93729/ etre-invisible-en-france 2/ Les clips en question sont trouvables sur YouTube sous les titres : Mokobé Beyonce Coulibaly [CLIP EN EXCLU] et Mokobe - Rihannon 2011 3/ Article consultable sur Anaza Mag et intitulé : Black girl in da city : de la niafou à la nappy, tous les clichés sur les filles noires en France : http://angazamag.com/societe/communautes/black-girl-in-da-city-de-la-niafou-a-la-nappy-tous-les-cliches-sur-les-filles-noires-en-france/1990/ 4/ Explication détaillée et en anglais par Trudy de ce qu’est la politique de respectabilité : http://www.gradientlair.com/post/62640967706/dear-can-you-help-me-a-bitim-trying-to-find 5/ La totalité de l’article, intitulé : La tyrannie de la respectabilité (aka « Respectability Politics ») sur trouve sur le blog de Ms. Dreydful : http://msdreydful.wordpress.com/2013/12/03/la-tyrannie-de-la-respectabilite-aka-respectability-politics/comment-page-2/ 6/ Voir le compte-rendu de Benjamin Meffre pour Ozap.com : Hapsatou Sy sur la polémique Willy Sagnol : «J’ai été traitée de négresse de maison» : http://www.ozap.com/actu/hapsatou-sy-sur-la-polemique-willy-sagnol-j-aiete-traitee-de-negresse-de-maison/458090 7/ Développement du concept de Misogynoir dans l’article : Misogyny, In General vs. Anti-Black Misogyny (Misogynoir), Specifically par Trudy sur son blog Gradient Lair : http://www.gradientlair.com/post/60973580823/general-misogyny-versus-misogynoir 8/ Voir l’article du Parisien par Alexia Eychenne : Mis à pied pour sa coiffure, un steward d’Air France débouté aux prud’hommes http://www.lexpress.fr/actualite/societe/mis-a-pied-pour-sa-coiffure-unsteward-d-air-france-deboute-aux-prud-hommes_1550340.html 9/ Extrait du site Internet NOFI, page : « Qui sommes-nous ? » http://nofi.fr/a-propos 10/ Voir la vidéo intitulée : Sihame Assbague perturbe le débat feutré avec Alain Juppé sur la chaîne YouTube de Ahmed Tazir : https://www.youtube.com/watch?v=KJMvsJp3wk0&feature=youtu.be

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Niafou

the new

is

punk Un projet d’ Amandine Gay

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Les London Black Revolutionaries, Black Revs pour les initié-e-s, est un collectif militant urbain noir établi à Londres depuis 2013. Étant moi-même membre active du groupe, je me suis entretenue avec trois membres afin de pouvoir relater ici qui exactement sont les Blacks Revs, et ce qu’implique être un-e militant-e racisé-e au 21ème siècle en Angleterre. Rencontre avec les

London

Black Revolutionaries Par Alexandra Wanjiku Kelbert Je retrouve Josh, 24 ans, né à Londres de parents mauriciens, à Borough, dans le sud de Londres. On doit d’abord imprimer et découper des flyers devant les caméras de VICE, qui fait un documentaire sur les Black Revs et qui nous suit donc depuis quelques semaines. Les flyers sont pour une action prochaine contre la gentrification à Brixton. Il va falloir les distribuer dans les jours à venir.

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Après cette rencontre avec l’équipe de VICE, nous marchons vers chez Josh et en chemin je lui parle de mon weekend à Paris, des Afroféministes que j’ai rencontrées et de la manière dont les racisé-e-s sont en train de se mobiliser en France. Cela fait toujours du bien de savoir qu’ailleurs aussi nos frères et sœurs s’organisent. Chez lui, Josh me parle de ses débuts avec les Blacks Revs tout en cuisinant du Rouggai, un plat mauricien.


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La rencontre

Selon Josh, les Black Revs apportent un élément d’urgence dans les milieux militants britanniques: « Pour nous, pour nos familles et surtout pour nos sœurs, les effets passés et présents du colonialisme et de la suprématie blanche ne sont pas quelque chose qu’on peut se permettre de vivre 10 années de plus par exemple. C’est quelque chose qui doit disparaître maintenant ». L’urgence c’est que beaucoup ont tendance à comparer l’expérience des Noir-e-s-américain-e-s aux noir-e-s en Angleterre de manière à déclarer que les choses ne sont pas si terribles ici. Pourtant, Josh insiste, c’est une comparaison non seulement dangereuse, mais aussi incorrecte d’un point de vue statistique. En effet, le ratio d’incarcération des noir-e-s en Angleterre est beaucoup plus élevé qu’aux États-Unis, c’est juste que l’Angleterre est plus petite que le Texas, et que c’est pour cela qu’ici nous n’avons pas de statistiques comme #toutesles28heures (#every28hours, en référence au fait qu’aux ÉtatsUnis toutes les 28 heures un homme noir est abattu par les forces de police). L’urgence c’est la gentrification qui détruit les communautés de racisé-e-s, repoussant ainsi la possibilité du changement de plus en plus loin. L’urgence c’est le changement climatique, qui est un phénomène racisé, bien que beaucoup refusent de reconnaître que le changement climatique a un impact négatif disproportionné sur les racisé-e-s. Josh m’explique qu’en dehors de cet élément d’urgence, les Black Revs apportent aussi différentes expériences, le vécu de celleux dont les voix

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et les expériences sont systématiquement marginalisés dans les mouvements radicaux, ainsi qu’un environnement ‘safe’ ou politiquement sécurisant pour le partage de et la réflexion sur ces expériences. Le danger me dit-il, c’est que beaucoup de collaborations entres groupes radicaux dans le contexte britannique sont instrumentales. Comme si approcher les Black Revs pour collaborer sur un évènement permet d’être représentatif, de cocher la case ‘noir-e-s’. Et ça, bien entendu, nous n’en voulons pas. Le lendemain, je rencontre Arnie, membre fondateur du groupe, à l’extérieur de la British Library (la bibliothèque nationale) où il travaille sur sa thèse de Master sur les masculinités noires. Arnie, 23 ans, lui aussi né en Angleterre et originaire de Tamilnadu, Trinidad et de Grenade, m’explique comment sont né-e-s les London Black Revolutionaries. Il me parle du désenchantement auquel il a dû faire face, avec les mouvements radicaux de gauche britannique, et

le fait qu’il n’y ait pas d’autres organisations noires qui organisent, mobilisent et font compagne en dehors des espaces universitaires. Arnie était membre du Socialist Workers Party jusqu’en 2013. Il a tenté d’établir au sein même de l’organisation des forums pour les membres noir-e-s et asiatiques mais avec grande difficulté. En cela, les Black Revs sont nés de la frustration à l’encontre des milieux radicaux blancs. Comme beaucoup d’autres, Arnie s’est heurté au discours de gauche comme quoi les mouvements noirs (tout comme les mouvements féministes) diviseraient la classe ouvrière et la lutte. Il m’explique que pour lui les groupes militants qu’il dit ‘en bonne santé’ en Angleterre sont généralement les groupes féministes et/ou LGBT qui, de par le fait qu’ils se soient heurtés à la rigidité des mouvements de gauche ont réussi à en sortir plus forts et sont parvenus à pousser certains clivages et barrières politiques, notamment certaines ‘student societies’ (clubs universitaires) ou Sisters UNCUT à Londres.

1/ La gentrification (anglicisme créé à partir de gentry, « petite noblesse » ou embourgeoisement urbain, est un phénomène urbain, par lequel des arrivant-e-s plus aisé-e-s s’approprient un espace initialement occupé par des habitant-e-s ou usager-e-s moins favorisé-e-s, transformant ainsi le profil économique et social du quartier au profit exclusif d’une couche sociale supérieure.

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Y en janvier 2015 après les attentats en France, les Blacks Revs avaient envoyé des messages de solidarité en prévision de la vague raciste et islamophobe qui n’a pas manqué de s’abattre sur nos communautés. De même, en juin 2014, le groupe avait mené avec succès une action offensive contre la UK Border Agency, l’institution chargée de l’immigration Y Avec Arnie, nous parlons également d’intersectionnalité, de la fusion ou de l’articulation de certaines luttes et du fait que la gauche et les mouvements radicaux semblent incapables d’accepter le fait que les revendications des racisé-e-s et notamment des femmes racisées et/ou des queers ne peuvent plus attendre. Plus tard, je retrouve Teju au screening de Cecile Emeke et de sa série Strolling. Née à Londres de parents Nigérians, Tej est membre depuis quelques mois. Ce qu’elle aime chez les Black Revs c’est le fait que le groupe va plus loin que les formes de protestation traditionnelles. Pour elle, c’est important que le collectif soit mené par des jeunes. Elle m’explique que beaucoup d’organisations ont du mal à s’adapter à un contexte aujourd’hui très différent des années 70, 80 ou 90. Quand je leur pose la question de ce qui est différent chez les Blacks Revs par rapport à d’autres organisations, Tej, Josh et Arnie disent la même chose « they actually do stuff » (les Blacks Revs agissent). En effet, un élément clé de la vision des Black Revs c’est la lutte contre l’oppression et l’exploitation à travers des actions ‘non abstraites’. Notamment, Arnie me parle de Juin dernier, lorsque plusieurs magasins ont commencé à ériger des piques pour empêcher les sans-abris de s’asseoir ou s’allonger près de leurs devantures. Les Black Revs ont fait ce qu’aucun autre groupe n’a voulu ou osé faire. Sans perdre de temps de meeting en meeting à discuter de l’impact des piques et de leur signification, les Black Revs ont simplement déversé 300kg de ciment dessus, à l’extérieur d’un Tesco près de Trafalgar Square. Affaire réglée, ou presque. Ce qui est sûr, c’est que leur action a mis les piques dans le ‘spotlight’ médiatique et a fait honte à Tesco, la chaîne

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de supermarchés britannique. D’ailleurs Tej qui n’était pas encore membre lors de l’action anti-piques me dit que c’est en lisant l’article de VICE sur l’évènement et le fait que les Blacks Revs aient agi pour remédier à la situation de manière concrète, qu’elle a décidé de rejoindre le groupe. Cette histoire me rappelle que moi-même j’ai entendu parler des Blacks Revs pour la première fois en lisant un article sur cette action. Bien entendu les médias avaient utilisé un langage menaçant pour expliquer que les Blacks Revs étaient un groupe militant NOIR. Oui, oui, les noir-e-s ont leurs propres groupes militants maintenant! Je me souviens à l’époque que beaucoup découvraient avec crainte ce collectif radical noir, alors que moi au contraire je bondissais de joie : « Un groupe radical noir ? YEEES ! ». La question des membres est un autre aspect clé des Black Revs. Si les blanc-he-s peuvent prendre part à certaines manifestations et autres évènements organisés par les Black Revs, seul-e-s les racisé-e-s peuvent en être membre. Ici, on parle de ‘political blackness’. Pas seulement les Afro-descendant-e-s donc, mais tout-e-s celleux qui lorsqu’illes marchent dans la rue ou font face à la police savent très bien que leur couleur de peau et leur identité en font des cibles pour la suprématie blanche. Pour moi, dans le contexte britannique, les noir-e-s, les asiatiques etc., sont des allié-e-s naturel-le-s. C’est d’ailleurs pour cela qu’Arnie m’explique que jusque dans les années 70 et 80 (qui marquent l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher et du néolibéralisme qui entraînera ou orchestrera un déclin des résistances), les luttes et les revendications noires étaient les mêmes que celles des communautés asiatiques, notamment indiennes et pakistanaises. C’est de cette ‘political blackness’ et cette solidarité que se réclament les Black Revs. Pour moi, la solidarité est une notion clé au sien des luttes des communautés racisées. Quand je lui demande pourquoi les Blacks Revs se sont beaucoup focalisé-e-s sur les meurtres des Noir-e-s-Américain-e-s outre-Atlantique au cours des derniers mois, et en quoi cela concerne les Blacks Revs, Josh me répond « Comment cela pourrait-il ne pas nous concerner? Pour chaque épisode d’injustice à caractère racisé, nous devons nous tenir solidaires. Ces meurtres, cette douleur, moi je l’ai sentie. » Ainsi, en janvier 2015 après les attentats en France, les Blacks Revs avaient envoyé des messages de solidarité en prévision de la vague raciste et islamophobe qui n’a pas manqué de s’abattre sur nos communautés. De même, en juin 2014, le groupe avait mené avec succès une action offensive contre la UK Border Agency, l’institution chargée de l’immigration, des détentions et


tout particulièrement des renvois des immigré-e-s. Grâce à un informateur qui leur avait donné accès à des documents listant les magasins qui allaient être l’objet de raids sur les travailleu-ses-rs sans papiers lors de l’Opération Centurion, les Black Revs ont pu mettre à bas 60 à 80% de l’opération, empêchant ainsi près de 800 déportations. Pour l’heure le collectif est entièrement autofinancé, une campagne sur IndieGogo vient d’être lancée afin de nous permettre d’être plus ambitieu-x-ses dans nos actions et nos projets. Les Blacks Revs ont des liens avec certains groupes notamment au Portugal dans le quartier de Cova da Moura, en Catalogne, CSP Conlutas au Brésil, au Kurdistan, en Turquie ainsi qu’à Ferguson. Quelles sont les actions à venir pour les Black Revs? La gentrification, et les problèmes liés au logement, sont les préoccupations principales à l’heure actuelle. Les racisé-e-s sont toujours les premier-e-s à se faire bouger lorsque les communautés qu’illes ont créées sont fétichisées, et accaparées par les classes moyennes majoritairement blanches. Ici nous parlons souvent de Paris, avec les blanc-he-s/ riches au centre et les racisé-e-s/pauvres autour. Nous refusons que Londres devienne un terrain de jeu pour les riches. Plusieurs actions modelées sur les ‘Black Brunch’ aux États-Unis – où des activistes racisé-e-s se rassemblent et occupent les lieux de consommation blanche - sont prévues dans les semaines à venir. Le groupe est encore jeune, et nous travaillons toujours à développer un manifeste et une charte explicite. Il y a un colloque de deux jours prévu pour l’été ou tou-te-s les membres pourront discuter d’actions futures, ainsi que des réunions en non-mixité femmes.

En particulier, nous avons déjà commencé à parler de projets concrets, sur le modèle des Black Panthers, et avons l’intention de distribuer des repas à commencer par le Sud de Londres, de mener des ateliers pour déconstruire et décoloniser le programme éducatif ‘blanchi’. Pour Josh, montrer notre solidarité et notre compassion pour notre communauté racisée, et soulager certains des besoins les plus pressants d’une manière non académique, au-delà des mots et des discours, c’est crucial. Tej parle de la colère que beaucoup ressentent. Cette colère, cette rage qui émane des communautés racisées, parfois à travers la musique, l’art, ou les émeutes de 2011 auxquelles Arnie et beaucoup d’autres membres ont pris part, les Black Revs espèrent la catalyser et confronter le statu quo. Pour Arnie, la direction est claire ‘Faire des racisé-e-s ordinaires des activistes. Faire des activistes des révolutionnaires. Et faire des révolutionnaires des révolutionnaires engagé-e-s à vie.’ En gros, rebâtir un cœur militant, prêt à ‘combattre l’injustice quel qu’en soit le coût’ – la devise du collectif, empruntée à Malcom X- au sein des communautés racisées. « A l’heure de l’édition, l’auteur de cet article n’est plus membre des London Black Revolutionaries. Le groupe tel qu’il est décrit dans l’article n’existe plus. La vingtaine de membres actif-ve-s ont été exclu-e-s, par Arnie Joahill, seul membre restant et fondateur du groupe, qui refuse les principes d’organisation collective. Nous continuons à organiser, mobiliser et travailler en partenariat avec d’autres groupes sous le nom ‘Black Liberation Collective’ (collectif de libération noir-e). Veuillez contacter l’auteur pour plus de details: @WanjiKelbert ou aw.kelbert@gmail.com»

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Shéhérazade à Kobanê la fascination médiatique du journalisme occidental pour les combattantes kurdes Par Inès El-Shikh

De belles jeunes filles en treillis, des sourires aux dents blanches, des armes brandies par des mains aux ongles vernis… les clichés des femmes soldates engagées dans la bataille contre l’État Islamique (EI) ont émaillé les descriptions de la vie quotidienne au Kurdistan syrien et irakien aux prises avec les djihadistes.

Les images de ces combattantes (ou peshmerga en langue kurde) tranchent singulièrement avec le traitement photographique traditionnel des sujets féminins en temps de guerre, qui cristallise en général des représentations d’humanité en détresse, d’indicible douleur, d’accablement. Ainsi, la madone de Bentalha, Pham Thi Kim Phuc (connue pour être la « petite fille au napalm ») ou encore Bibi Aisha (la jeune afghane au nez mutilé en couverture du Time) sont des incarnations de la féminité victime-de-guerre, celle que l'on viole et qui reçoit dans les bilans des morts la distinction « des femmes et des enfants ». À notre époque moderne, l’enlèvement ou l’asservissemen des femmes sont un prétexte d’entrée en guerre souvent évoqué par les grandes puissances qui cherchent à étendre leur rayon d’influence. Au milieu de ces représentations usuelles de corps féminins marqués dans leur chair par la folie belligérante des hommes, les combattantes peshmerga troublent les normes traditionnelles de genre, du moins celles qui imprègnent l’iconographie occidentale. À la frontière entre le masculin et le féminin, elles défient les rôles assignés. La dimension esthétique – voire érotisée – de ces femmes en uniforme kaki semble particulièrement recherchée par les photographes de Reuters ou de l'AFP pour ne citer qu’eux : en effet, nous les voyons à l'entraînement, au garde à vous ou l'œil dans le viseur, propres et bien coiffées. Beaucoup de gros plans sur les visages et sur les yeux. La version américaine de Marie Claire leur consacre même en septembre 2014 un dossier photo, comme pour mieux expliciter la fascination esthétique. Mais la médaille d’or de la récupération a certainement été remportée par H&M qui commercialise en automne 2014 un jumpsuit inspiré de la tenue de combat des femmes peshmerga, avant que les vives protestations sur les réseaux sociaux ne force la marque à retirer l’article et à s’excuser publiquement. Ici, point de soldate mutilée au combat, point de sang. La laideur ordinaire de la guerre semble avoir été effacée par la jeunesse et la beauté. La soldate doit compenser, dans l’œil de l’observateur, la masculinité de sa fonction par une féminité exacerbée du corps.

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Y En plus de relever de l’opportunisme amnésique – faut-il rappeler que l’immobilisme voire l’hostilité occidentale à l’auto-détermination kurde a été la règle depuis la guerre froide à nos jours, en atteste l’inscription du PKK sur la liste officielle des organisations terroristes des ÉtatsUnis et de l’Union Européenne ? Y À une situation, certes inhabituelle, de femmes participant en tant que soldates aux conflits armés – rares sont les armées qui intègrent des femmes, plus rares encore celles qui leur permettent de prendre part directement aux combats – est superposé un imaginaire orientaliste. La sur-exposition médiatique des combattantes féminines kurdes par rapport à leurs alter ego masculins (pourtant bien plus nombreux sur les lignes de front) et la construction ad hoc de figures d'héroïnes (par exemple, celle qui fut surnommée « l'Ange de Kobanê ») contribuent à remettre au goût du jour le trope exotisant (et réducteur) de l'indomptable orientale, courageuse mais un peu sauvage, fragile équilibre entre la violence et la sensualité, être foncièrement rebelle que l’homme oriental cherche à soumettre. Ce trope, très prégnant dans la culture populaire européenne et américaine, a été popularisé en Occident à travers

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les contes des Mille et Une Nuits, dans lesquelles Shéhérazade se sacrifie courageusement pour sauver les autres femmes du royaume de la folie meurtrière du roi Shahryar ; il domine tant les représentations que se font les Occidentaux des femmes orientales que la journaliste et romancière libanaise Joumana Haddad lui a consacré un pamphlet intitulé « J’ai tué Shéhérazade ». Il est intéressant de noter que les femmes peshmerga sont aussi souvent qualifiées d’« amazones », terme que l’on ne voit jamais employé à propos des femmes servant par exemple dans les armées américaine ou française. L’usage de ce mot n’est pas innocent, il renvoie à l’un des plus vieux clichés normatifs de la relation qu’entretient l’Occident avec l’Orient tel qu’il le fantasme, c’est-à-dire comme une entité « autre » : on oublie souvent que l'Amazone était déjà une figure d’altérité chez les Grecs.

En

creux, l'image de l'homme

arabe barbare

Le problème principal de cette représentation orientaliste érotisée des femmes combattantes kurdes est qu'en les élevant au rang de symbole, nous les réduisons à des objets – de beaux objets guerriers, mais des objets quand même. Réifiées, elles deviennent des « armes secrètes », des moyens de combattre la barbarie et l’obscurantisme, des « lionnes ». Elles servent d’illustration, pour les journalistes occidentaux qui cherchent à esquisser en trois traits un « synopsis » de la culture kurde, que l’on veut expliquer en des termes occidentaux pour s’en sentir plus proche, contrairement aux autres cultures de la région à qui l’on refuse ce traitement familiarisant. Par exemple, il a souvent été argué que si les femmes sont peshmerga

c’est parce que « dans la culture kurde, hommes et femmes sont égaux », faisant fi des rapports politiques et économiques qui, dans la société kurde comme partout ailleurs dans le monde, façonnent les inégalités et la répartition des rôles selon le genre. Une culture n’étant jamais un bloc figé mais le résultat d’un mouvement perpétuel, il serait essentialiste de simplement dire qu’elle promeut ou compromet en tant que telle l’égalité entre hommes et femmes. Si, en l’espace de cinquante ans, la situation des femmes en Occident a spectaculairement changé, qu’est-ce qui relève de la « culture occidentale » ? Leur quotidien de 2015 ou celui des années 1950 ? Quant aux femmes peshmerga, leur présence sur le terrain est-elle le résultat d’une civilisation kurde égalitaire par essence ou d’un contexte historique spécifique post-guerre froide où, notamment, des mouvements d’inspiration marxiste comme le PKK distribuent des rôles plus équilibrés que dans d’autres mouvements politiques de libération ? La blogueuse féministe kurde Ruwaydah Mustafa a par exemple mis en avant le danger de la simplification en ces termes de la question féminine au Kurdistan, ne tenant pas compte de la très grande complexité de la situation sur le terrain. L’affirmation selon laquelle l’égalité hommes-femmes serait inhérente à la culture kurde est souvent mise en exergue (de façon explicite ou implicite) pour mieux mettre en évidence, en comparaison, la misogynie des cultures arabo-sunnites et irano-chiites (voir par exemple le vidéo-reportage en trois parties de Thomas Morton pour Vice, dans lequel il s’applique à démontrer que les Kurdes sont le seul peuple moyen-oriental qui ne soit pas à la fois viscéralement réfractaire au féminisme et


anti-occidental, et donc ouvert à la « modernisation » (comprendre : à l’occidentalisation) et à l’alliance avec l’Occident. Une idée qui n’est pas nouvelle, puisqu’elle était déjà défendue en 2011 par le politicien britannique Robert Halfton, très actif sur la question, qui arguait dans une tribune restée célèbre qu’il fallait soutenir le Kurdistan parce qu’il « satisfaisait les critères » de modernité et de tolérance que les autres cultures de la région ne posséderaient pas selon lui. En plus de relever de l'opportunisme amnésique – faut-il rappeler que l'immobilisme voire l'hostilité occidentale à l'auto-détermination kurde a été la règle depuis la guerre froide à nos jours, en atteste l'inscription du PKK sur la liste officielle des organisations terroristes des ÉtatsUnis et de l'Union Européenne ? – cette construction médiatique de l’alliance, soi-disant naturelle, entre Kurdes et Occidentaux sur la base de valeurs culturelles convergentes dessine en son creux quelque chose de terrible. S’il y a équivalence entre être une culture « moderne » et se ranger dans le camp politique occidental, le corollaire est qu’il y a équivalence entre combattre l’Occident et être de culture « rétrograde ». Subtilement, la guerre entre une population et les forces génocidaires qui lui font face (l’EI d’un côté, l’armée régulière de Bachar el-Assad d’un autre) est retraduite en une confrontation entre des ethnies qui sont du bon côté de la civilisation et d’autres qui ne sont pas suffisamment armées sur le plan des valeurs pour ne pas se démarquer des terroristes. A partir de là, il devient simple d’amalgamer en une seule entité deux groupes de personnes bien distincts : il y a dans le même sac ceux qui sont issus de cultures pas assez « avancées » selon les critères occidentaux et ceux qui appartiennent à la structure politi-

co-terroriste qu’est l’EI. C’est exactement la binarisation qu’avait formulée George W. Bush au lendemain du 11 septembre : « Either you are with us, or you are with the terrorists » (« soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec les terroristes »). Selon cette binarisation, l’Oriental (en particulier arabo-sunnite) ne fait plus qu’un avec le terroriste, et le cibler devient légitime. Et puisque l’amalgame arabe-terroriste est consacré, tout ce qui peut servir à légitimer cette lecture est mis en avant. Toucher aux codes culturels des « rétrogrades » revient alors à gagner une sorte de guerre psychologique contre l’EI. Et puisque, selon le discours occidental mainstream, rien ne caractérise mieux l’Oriental que sa misogynie, rien de mieux pour combattre l’EI que de lui infliger l’humiliation suprême d’être battu par des femmes. On dit même sur CNN ou TF1 que les islamistes fuiraient les scènes de combat car ils craindraient par-dessus tout d’être tués par des femmes, de peur de ne pouvoir accéder à leurs soixante-douze vierges au paradis ; il s'agit en fait d’une rumeur non-documentée transformée en buzz et lancée par le politicien américain Ed Royce. Nous reconnaissons là la mécanique de représentation de l’homme arabe comme un être sauvage, arriéré, libidineux et culturellement rétif à l’égalité hommes/femmes, qui était à l’œuvre lors de l’affaire du sauvetage de la Marine américaine Jessica Lynch en Irak en 2003 (lire par exemple à ce sujet « War Propaganda and the Abuses of Women » de Deepa Kumar). C'est la logique qui sous-tend également la communication de Tsahal autour de ses effectifs féminins, présentés comme preuve d'un Israël intrinsèquement civilisé face aux hordes de Palestiniens, dépeints comme ignorants et malfaisants (voir par

exemple la section « Les filles de Tsahal » sur la version française du site de l'armée israélienne www.tsahal.fr). Le fait que cette rhétorique soit utilisée tant pour des troupes coloniales (États-Unis, Israël) que pour des troupes assiégées d'autodéfense (Kurdistan) en dit long sur la dépolitisation par l'image (au sens de l’effacement des motifs contextuels d’entrée en guerre de ces femmes au bénéfice de la mise en avant de la charge symbolique et civilisationnelle de la posture de guerrière), qui a essentiellement cours dans les médias mainstream occidentaux. Il s'agit ici de recourir à des archétypes, pour court-circuiter une réflexion politique de fond remettant en cause le choc des civilisations. Sur le terrain, les femmes peshmerga mènent un combat d’auto-défense qu’elles identifient souvent elles-mêmes comme féministe ; la machine médiatique occidentale se charge de le digérer pour le recracher sur ses ondes et ses fréquences en un argument fémonationaliste. La nuance est de taille. Tout comme le terme d’amazone est réservé aux combattantes non occidentales, les terroristes (et par extension subtile, tous les hommes et cultures amalgamés au terrorisme du seul fait de leur dépiction médiatique comme peu compatible avec l’Occident) sont qualifiés de « barbares », recourant une fois encore à un trope orientaliste profondément enraciné, particulièrement vivace pendant et après les colonisations européennes des XIXe et XXe siècles, celui de l’homme non-blanc qui ne se situe qu’en dehors de la civilisation, du politique et au final de l’Histoire, et qui ne sait faire la guerre que comme un animal. Dans le pire des cas, l’Occident en guerre commet des exactions, des crimes, des dommages collatéraux, il dérape ou il s'enlise ; l’Orient, quant à lui,

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Y De façon intéressante, cette division du monde telle que perçue par l'Occident, cadre peu avec la représentation du conflit que se font les combattantes, qui elles perçoivent l'EI comme une émanation de l’Occident – et en particulier l'un de ses avatars, l'esprit d'expansion capitaliste. Comme le note dans son communiqué du 3 septembre 2014, le mouvement des femmes kurdes KJK « le pouvoir de la modernité capitaliste est en train d'anéantir les espoirs, d'attaquer les cultures locales, de violer les droits des communautés, et de faire des femmes des butins de guerre à travers Daesh, son pion au Moyen-Orient » (www.rojwomen.org). Y

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ne connaît que la barbarie, la barbarie et encore la barbarie, sans début ni fin, sans raisons si ce n’est le vice naturel, inexplicable, qui dépasse l’entendement. Et lorsqu'il commet une barbarie, l'Orient n'a pas commis de dérapage : il n'a fait que révéler sa vraie nature, celle qui est codée quelque part entre les gènes arabes et les lignes du Coran, on ne sait où exactement. Comme le rappelle Patrick Porter dans son ouvrage Military Orientalism : Eastern War Through Western Wars (Columbia University Press, 2009), où il analyse entre autres les qualificatifs utilisés au lendemain du 11 septembre pour parler d’Oussama Ben Laden, les mots politiques et médiatiques cherchent à situer les combattants djihadistes hors de toute raison (utilisation fréquente de termes tels que « barbare », « moyenâgeux », « violence aveugle », etc.) alors même que les nébuleuses terroristes sont engagées dans des conflits modernes au sens le plus strict du terme : mondialisés, télévisés, spectacularisés. Une pornographie guerrière qui emprunte aux codes hollywoodiens pour faire sa communication. Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître à première vue, les décapitations filmées et postées sur YouTube par l’EI procèdent donc de la même logique que les images vertes et noires des « frappes chirurgicales » américaines diffusées sur CNN lors de la première guerre du Golfe. Cette dichotomie entre l’Occident qui mène des guerres d’hommes et l’Orient qui macère dans la barbarie des sous-hommes émaille les reportages, quand bien même ils mettent en scène des acteurs qui n’identifient pas le conflit selon les mêmes définitions. Les articles et les photos qui traitent des combattantes kurdes sont d’ailleurs souvent accompagnés par l’affirmation qu’elles se battent contre l’obscurantisme, c’est-à-dire qu’elles mènent une guerre non pas d’autodéfense et de survie contre les assaillants sur-équipés et parfaitement entraînés que sont indéniablement les combattants de l'EI, mais une guerre pour des valeurs et des idéaux civilisationnels selon les terminologies définies par l’Occident, pour lui-même. Une désappropriation en bonne et due forme. Nous ne sommes pas loin de la rhétorique de Bush sur l'axe du Mal. De façon intéressante, cette division du monde telle que perçue par l'Occident, cadre peu avec la représentation du conflit que se font les combattantes, qui elles perçoivent l'EI comme une émanation de l’Occident – et en particulier l'un de ses avatars, l'esprit d'expansion capitaliste. Comme le note dans son communiqué du 3 septembre 2014, le mouvement des femmes kurdes KJK « le pouvoir de la modenité capitaliste est en train d'anéantir les espoirs, d'attaquer les cultures locales, de violer les droits des communautés, et de faire des femmes des butins de guerre à travers Daesh, son pion au Moyen-Orient » (www.rojwomen.org). C'est donc en confisquant la parole des Kurdes sur le sens de leur propre combat et en tronquant des pans entiers de la réalité complexe du terrain, que les médias (occidentaux) transforment les femmes peshmerga en mascottes sexy du clash des civilisations et « glamourisent » la guerre contre le terrorisme, certainement pour mieux préparer l’opinion publique à un investissement militaire intensifié en Syrie et en Irak. Les combattantes et les combattants kurdes, trop occupés sur le terrain d’une lutte défensive, n’ont que peu de prise sur le reflet dénaturé que renvoient d’eux les photojournalistes occidentaux ; la manipulation de leur image relève donc de l’instrumentalisation la plus complète d’une cause pour les besoins médiatiques d’un impérialisme occidental en mal de popularité.



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Lutte Afro-brésilienne Mais mon CV est trop bon, et je suis trop qualifiée pour le poste ! Comment ???? Il est comment ???? Je n’ai pas réussi à m’arrêter de parler. Vous m’avez fait sortir de chez moi pour me dire que mon CV est merveilleux ? Ça, je le savais déjà, vu que c’est le mien! Si vous vouliez me faire des éloges, le faire par email aurait suffit ! Vous m’avez fait sortir de Photos de Thais Alvarenga chez moi, m’avez fait dépenser mes derniers 10R$ pour me dire ça !? Ahh, faut arrêter ! Ou alors Dans la course de tous les jours, il y a tant de situations c’est parce que le CV n’avait pas de photo, et que vous absurdes que la plupart du temps, j’en arrive à ne pas me vouliez juste voir ma tête, voir comment j’étais ? Merde, positionner par paresse. super CV mais elle est noire... Paresse de m’ennuyer, paresse de m’énerver, Et là, je vois cette tête choquée par la confrontation, paresse même de penser... ils sont habitués à notre silence... Je trouve légitime mon droit à la paresse, jusqu’au moment Et je continue... où, du fait des absurdités, je me suis mise dans une fausse Écoute ma chérie, pour qui se dit des RESSOURCES zone de confort, le silence était mon meilleur ami. HUMAINES, vous ne connaissez rien à l’humanité, c’est inhumain de faire sortir quelqu’un.e de chez lui.elle pour Mais à un moment de ma vie, moi, femme noire, mère lui faire entendre ça... Quand quelqu’un.e est au chômage, célibataire, sans diplôme supérieur, en lutte, j’ai fatigué!!! iel n’a pas d’argent. Ça fait que pour me déplacer, je dois J’ai décidé de parler, parler et parler... Certains pensent dépenser une chose que je n’ai pas. que ma voix est celle de la lutte des femmes noires dans Je lui ai dit en face : je me sens volée, en plus de mon la société, je préfère dire que c’est mon ras-le-bol de ces temps, vous m’avez pris mes derniers 10R$... abus!!! Vous allez me rembourser ?! Elle est restée immobile, silencieuse et ne m’a pas Après avoir décidé de parler, de nombreux événements remboursée... qui par le passé étaient passés «inaperçus» (du fait de la Dans le bus du retour, maintenant avec seulement 1,20R$ paresse) - ont arrêté d’être des événements et ont commen- dans le sac, je pensais à comment j’allais regarder ma cé à être une violence... fille... Qui m’attendait à la maison, anxieuse, vu qu’elle Une fois que je décide de parler et que je suis violentée, sait déjà que sans argent, on ne fait rien. que se passe-t-il? Il se passe que ma bouche s’ouvre et tout Je pensais à elle, et comment je ferai : la faim, la faim sort, clairement sans détour, ni fioriture. n’attend pas. Et quand je pense à la faim, je ne pense pas qu’à la faim physique, mais aussi à la faim culturelle, Dans un récent entretien d’embauche, la faim de loisir, la faim de confort, la faim de dignité... j’ai vécu une experience que je vais raconter. Et à ce moment-là, mon angoisse s’installait, stagnante, J’envoie mon CV avec toutes les informations, on me tandis que je pensais au ventre vide de mon enfant. contacte. Mes pensées ont commencé à s’agiter, jusqu’à se tourner Je sors de la maison, pleine de prétentions et j’ose même en fièvre: à l’heure actuelle, je n’ai pas de travail, pas de faire des plans pour le futur. salaire, pas d’aide... J’arrive là, je me retrouve avec quatre femmes, mes sœurs Sauf que quand je travaille, je passe dix heures hors de (vraiment?). J’entre pour l’entretien, et c’est là que la la maison. violence se produit : la personne me regarde en face et me Comment bien éduquer avec tant d’absence ? dit que mon CV est merveilleux, que mon expérience de Et le remords de l’absence m’envahit de nouveau. huit ans fait de moi une candidate à fort potentiel, mais... Cette fille de 10 ans, avec ce corps de 15 ans, quels Là, vient le “mais”. dangers elle court dans une favela, où le trafic et le sexe

La routine,

plus jamais ! par Kely Cristina

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avancent côte à côte avec tant de normalité ? J’ai mal à l’estomac rien que d’y penser, et pas juste à cause de la faim que je ressens, n’ayant rien mangé. C’est l’angoisse, la sensation d’impuissance...

Célibataire pour toujours, qui sait, et la sensation que l’irrespect, le racisme, le machisme, et les autres -ismes, vont être présents ici... Et là aussi... M’entourant, m’observant, m’atteignant, m’attaquant...

Alors je réfléchis et j’en arrive à la conclusion qu’en tant que femme noire, mère célibataire habitant en favela, tout mon quotidien est basé sur l’angoisse et l’impuissance... Je me sens emprisonnée au milieu de tant de comptes à rendre, je dois assumer une multitude de rôles, sans aucun support, et je repense au ventre vide de mon enfant... Avec tant d’incertitudes à assainir, je me rends compte qu’il ne suffit pas d’être une bonne professionnelle, d’avoir de l’expérience, un bon CV, être éduquée, éloquente, savoir comment manger avec des couverts, être une mère aimante. Non, ça ne suffit pas. J’ai tout appris, je ne suis pas née avec. La connaissance s’acquière, peut être modifiée... Ce que je ne peux modifier, c’est le fait que je sois noire, et c’est pour ça que mes droits sont négligés...

Alors, je reste immobile, et certaine que je dois avoir la conscience de qui je suis, femme, noire, favelada, célibataire, instruite, pourtant exclue... Mais avec une soif et une envie de revanche, de croissance, d’empowerment sans fin... Se désister n’est pas une option, battre en retraite est une expression que je ne conjuguerai pas... Me reste plus que continuer... Relever la tête une fois de plus, sécher les larmes, respirer profondément, arriver à la maison, faire un sourire et dire : ne te préoccupe pas, maman va trouver une solution.

Et même en imaginant que tout cela est une étape, et que mon père Oxalufan et ma mère Oxum vont subvenir à mes besoins, j’ai la certitude que le fric je peux le gagner, les biens matériels je pourrai les acheter, mais jamais je n’arrêterai d’être noire, d’être mère...

Je résume, je suis rentrée à la maison légère, je peux ne pas avoir réussi à obtenir le poste, mais j’ai réussi à obtenir une chose qu’en 36 ans je n’avais jamais fait : Je ne me suis pas tue, je n’ai pas battu en retraite. J’ai bien mis les choses au clair, je n’accepterai plus en silence. Des fers pourront toujours apparaître à mes pieds, mais je ne me recueillerai pas dans un coin, opprimée, toujours je réagirai, jusqu’à la fin.

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Mon marronnage par Elena Stoodley

Je suis haïtienne de sang et d’os mais pas de papiers légaux. Haïti, à mes yeux, est un peu comme la terre promise où je saurai enfin qui je suis et avec qui je passerai le reste de mes jours. Mon paradis identitaire. Mon rêve d’enfant. Mon moi rebelle.

ont fortement aidé la révolution haïtienne. Ce dessin est la représentation d’un projet passé où chaque participante créait son propre carré d’un édredon dont l’image devait représenter son marronnage personnel.

Je vis au Québec où l’identité est politiquement incorrecte, on ne sait pas qui on est ici, même les québécois.e.s, petits-petites fil.le.s de colons. L’identité haïtienne, elle, s’est créée à travers la reconnaissance des croyances de chacun.e et l’échange qui s’en est suivi. Il faut imaginer des individu.e.s, transporté.e.s de force vers un nouvel endroit après une traversée macabre avec des étrangers et si souvent séparé.e.s de leurs proches, enfermé.e.s dans d’autres négriers. C’est le vaudou haïtien qui a permis sa langue, sa culture, sa médecine, son histoire, ses politiques (et j’en passe…) à Haïti et à ses néo-Haïtien.ne.s.

Je ne veux pas dénigrer la religion catholique. - et je respecte celleux qui la pratiquent - Étant athée, je ne veux pas livrer mon opinion à son sujet, mais je veux exprimer ma position face au rôle qu’elle a joué en Haïti. Durant l’esclavage, la colonisation, le Code Noir, elle a travaillé à détacher le peuple haïtien de sa culture, de son identité, de son sentiment d’appartenance et donc aussi de la solidarité des liens entre les membres de cette communauté qui cherchait à bâtir sa propre nation. Cet étau religieux a créé chez l’Haïtien.ne, une peur de s’identifier comme vaudouïsant.e, une honte, une auto-censure culturelle instaurée par la peur et qui perdure jusqu’à nos jours. Mon symbole de résistance est de reconnaître le rôle négatif du christianisme dans l’histoire d’Haïti et d’accepter la religion vaudou comme un mode de vie ancré dans le cœur de l’Haïtien.ne.

Les Marrons sont celleux qui ont réussi à s’échapper soit des négriers, à leur arrivée, soit de l’esclavage et qui ont pu se cacher dans les montagnes. Haïti est une terre de montagne où chaque petite communauté-montagne peut être un refuge reclus du monde extérieur. Enfin, quand sa terre était toujours boisée… Les Marrons, descendant parfois la nuit pour échanger avec les aspirant.e.s-libres,

La religion catholique a en fait été le crucifix de la culture haïtienne.

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Collectif

Third Eye Montreal

Le Third Eye Collective est un collectif intergénérationnel de base populaire mis en place par des personnes d’origine Noire-Africaine s’identifiant comme femmes. Notre engagement s’articule autour de la guérison et de l’organisation dans la lutte contre la violence institutionnelle et étatique ainsi que les violences perpétrées par des partenaires intimes contre nous. 66 AssiégéEs - juin/décembre 2015


Je veux créer une organisation pour sauver ma vie. – Essex Hemphill

Nous plaçons le féminisme critique racial, la justice transformatrice et la responsabilisation dans la communauté, la politique critique trans ainsi que la réduction radicale des risques au cœur de notre travail en organisation. En tant que collectif de femmes, sœurs, mères, tantes, amantes, amies, guérisseuses et activistes-universitaires, nous discutons de stratégies allant du partage des responsabilités parentales avec une personne ayant causé du tort, à la priorisation de l’auto-détermination de celles qui ont été blessées.

étatique. De la sorte, nous désirons évoluer au-delà du système imposé par l’Etat, du système légal criminel institutionnalisé et du système judiciaire de répression. Nous sommes convaincues que les stratégies conçues pour combattre la violence domestique et sexuelle doivent être liées aux stratégies qui luttent contre les violences policières, la violence haineuse, tout autant que la violence raciste, coloniale, anti-immigrant.e et négrophobe qui persistent à l’encontre de nos communautés

À travers l’action collective, les processus de guérison et la responsabilisation, nous apprenons à organiser la fin de la violence sexuelle et de la culture du viol au sein de nos familles et de nos communautés et ce, sans compter outre-mesure sur la police, les tribunaux, les prisons et les services sociaux professionnalisés. Nous érigeons comme priorités la sécurité et l’auto-détermination des survivantes de violences interpersonnelles et communautaires et nous voulons entraîner la responsabilisation et la transformation des personnes qui portent atteinte aux autres. Etant donnée la prévalence des violences ciblant les filles et les femmes Noires, nous vivons un moment critique dans lequel il faut considérer la façon de construire une sécurité collective pour notre communauté, en incluant les Noir.e.s queer, les trans ainsi que les personnes au genre nonconforme. Nous sommes convaincues que tous les corps ont de la valeur et qu’aucun n’est expansible.

Notre cercle de responsabilité collective est non-hiérarchique. Nous fonctionnons suivant une structure de prise de décision basée sur le consensus. Nous construisons de nouvelles formes d’organisations communautaires basées sur le respect mutuel, la participation et l’interdépendance. Nous visons non seulement à «prendre le pouvoir» mais aussi à «produire le pouvoir» et, en ce sens, construire des structures de prises de responsabilités communautaires qui ne se basent pas sur l’Etat colonial blanc. «Je ne suis pas blessée, je marche avec des blessures». Le Third Eye Collective marche dans les pas d’autres femmes féministes noires et racisées ainsi que ceux des médiatrices ayant créé des mouvements durables pour la décolonisation et la justice. Nous reposons sur les épaules de nos ancêtres qui sont présent.e.s tout autour de nous ; nos corps portent leurs mémoires. Nous honorons les connaissances et les instincts qui sont gravés dans notre mémoire cellulaire, particulièrement quand il s’agit de garantir notre sécurité individuelle et notre survie collective. Pour faire court, notre guérison est notre travail en organisation ; notre travail de militant.e.s est intimement lié à notre enracinement dans l’Esprit - un Esprit qui nous précède et nous succède à la fois.

Nous érigeons comme priorité la sécurité physique et le bien-être émotionnel et spirituel des personnes avec qui nous rompons le pain. Nous nous entourons et protégeons les un.e.s les autres tout en faisant front de manière collective aux violences quotidiennes. Nous relevons les défis qui se présentent lorsque l’on a affaire à des ami.e.s, à la famille et à des membres de la communauté qui ne nous soutiennent pas toujours et qui Les membres effectifs du Third Eye Collective sont Rachel perpétuent un traumatisme secondaire. Zellars, Hirut Eyob, Delice Mugabo et Lena Palacios. Nous apprécions vos commentaires mais nous effacerons Nous cherchons à développer des stratégies pour faire face rapidement ceux que nous trouvons offensifs ou contraires aux violences intimes, interpersonnelles, communautaires à notre mission. En cas de doute, nous vous prions de nous et étatiques. envoyer un email directement. Nous avons également pour objectif de transformer les conditions sociales qui perpétuent la violence - systèmes E-mail : thirdeyecollective514@gmail.com d’oppression et d’exploitation, domination et violence Site internet : www.thirdeyemontreal.com

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La « vérité »

sort de la bouche Cette lettre est adressée à Marie Larocque, dont le deuxième livre vient de paraître le 25 février 2015 sous l’œil approbateur des médias québécois. Sa posture colonialiste face aux Haïtiens et Haïtiennes n’aurait presque été pas digne de mention, seulement de mépris, si ce n’était la participation enthousiaste des médias de masse (Radio-Canada, Télé-Québec, La Presse) à la diffusion de ses stéréotypes racistes. par Octavia Pierre

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Au Québec, sous le couvert de la « provocation », de l’« audace », de l’« irrévérence », ou mieux, du refus du « politically correct » s’épanouit une déshumanisation qui s’accommode aussi bien du paternalisme que du dénigrement. Les généralisations les plus grossières sont presque exclusivement réservées aux femmes, aux migrant.e.s, aux personnes racisées, et en particulier aux Noir.e.s et aux musulman.e.s. Cette nostalgie colonialiste naît d’une domination économique et politique qui assoit dans l’imaginaire son espoir d’assurer sa pérennité dans le réel.


des

Blancs Il était COMIQUE ET LAID, COMIQUE ET LAID pour sûr. - Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal (1939) Regarde, il est beau, ce nègre… Le beau nègre vous emmerde, madame ! - Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs (1952) Touris, pa pran potrè m Touris, m pye alè Rad mwen tou chire Malè nèg pa gade blan Men, touris, gade chive m Touris, pa pran potrè m Ou pap konprann poz mwen Ou pap konprann anyen Nan zafè m, touris - Gi mi fay ens Epi, ale fè chimen w touris - Félix Morisseau-Leroy, Dyakout (1953) An ugly thing, that is what you are when you become a tourist, an ugly, empty thing, a stupid thing, a piece of rubbish pausing here and there to gaze at this and taste that. - Jamaica Kincaid, A Small Place (2000)

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Traverser la frontière - international

Marie Larocque, Quelques jours avant que votre livre ne paraisse, le racisme anti-haïtien continuait de faire des ravages en République Dominicaine : un homme lynché le 11 février, Claude Harry Jean, et un autre décapité, Ti Louis, le 19 février 2015. De votre côté, le 24 février, vous lanciez le récit, publié chez VLB éditeur, de votre long (et deuxième) séjour en Haïti après le séisme de 2010. Vous avez cru bon vous servir des tribunes qui vous étaient accordées pour annoncer qu’Haïti est un pays qui « a cruellement, mais cruellement besoin d’éducation », que les Haïtiens ont « un côté très animal et sont peu éduqués », qu’il y a dans ce pays un racisme et un manque de compassion que vous trouvez « effrayants » parce que vous êtes « une occidentale ». Vous avez aussi cru bon vous vanter sur votre blogue du fait que votre éditeur avait « laissé passer » un passage raciste dans votre livre. Quel ordre croyez-vous subvertir lorsque vous déclarez que les hommes noirs ne vous attirent pas à cause de « leurs lèvres trop grosses » et à cause de « leur odeur » ? Vous êtes même allée plus loin, en précisant à la radio : « Moi je suis convaincue : les Noirs ont une odeur, les Asiatiques ont une odeur : toutes les races ont une odeur. […] Moi je ferais le test les yeux fermés, dans dix personnes, je te le trouve, le Noir. Et c’est pas négatif. » Ce ne sera pas à moi de vous expliquer comment et pourquoi la race n’existe qu’en tant que construction sociale, et non olfactive. Ni pourquoi il est tout aussi raciste de dire, comme vous l’avez fait : « Les Noirs… c’est généraliste. On va garder ça comme ça. Ils sont tellement, tellement, tellement vaillants, il y a une force physique, j’ai jamais vu… une endurance, une résilience que moi j’avais jamais jamais vue ailleurs. » Ces deux catégories que vous construisez, « les Haïtiens » et « les Noirs », prennent tout leur sens lorsque, une fois établi le gouffre qui sépare ce pays du vôtre, cette « race » de la vôtre, le mépris et le paternalisme de votre propos permettent aux blancs et aux personnes qui ne sont pas haïtiennes de se positionner face à ces catégories.

William T. Maud, A Peek at the Natives, 1899.

La plupart des discours racistes et colonialistes tirent avantage de l’idée reçue selon laquelle le racisme et le colonialisme seraient issus soit d’une forme d’ignorance, soit d’une forme de haine. Or, le plus souvent, ces modes de pensée et ces pratiques constituent des discours riches, détaillés, en apparence bien intentionnés et bien documentés, tant par des chercheur.e.s que par des écrivain.e.s comme vous.

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Le racisme de gauche, par exemple, se félicite de considérer une travailleuse domestique haïtienne comme un être humain : « [Pour] moi c’était une humaine qui avait quelque chose à m’apporter, on discutait. […] Il y avait moyen de discuter de plein plein plein d’affaires. C’est pas des grandes intellectuelles, mais c’était pas des gens méprisables pour autant. Je trouve que c’était quelqu’un qui avait des forces. » Le colonialisme de gauche (et probablement de droite), par exemple, se donne bonne conscience en payant une travailleuse domestique juste assez pour pouvoir la mépriser publiquement lorsqu’elle demande de l’argent pour les funérailles de sa mère. Le colonialisme de gauche dénonce les ONG pour ensuite aller annoncer à Radio-Canada que les Haïtiens devraient « lâcher la Bible un peu pis apprendre, par exemple, l’agriculture. Ils manquent de connaissances en agriculture, c’est hallucinant. » La parole raciste et colonialiste est celle qui sert une fonction sociale et politique, celle qui s’intéresse davantage à la culture et à l’éducation pour comprendre la misère et la mort qu’aux gouvernements et multinationales qui la produisent et qui en profitent. Vous ne dénoncez pas en soi l’occupation militaire et « humanitaire » du pays, vous la décrivez comme mal organisée, corrompue, pas assez efficace dans ses efforts de civilisation morale et technique. Vos déclarations, en ne cherchant jamais trop loin les causes de ce que vous pensez constater (tout en voulant donner l’impression que vous savez comment certaines choses marchent dans ce pays), posent une pierre à l’édifice qui permet à ce système parasitaire de se perpétuer et à des gens comme vous de continuer à en profiter. « Haïti is open for business », disait l’équipe du Président Martelly. Qu’ils ou elles travaillent pour des ONG, dans des écoles comme vous ou ailleurs, de plus en plus de Québécois.e.s, Américain.e.s, Français.e.s et autres vont en Haïti pour profiter d’une inégalité créée et maintenue par leurs propres gouvernements. Le pays se retrouve avec de plus en plus de visiteurs, des touristes qui s’installent à plus ou moins long terme, la plupart habités par un désir profond de chosification, par une « curiosité » qui n’est qu’une complaisance dans l’ignorance et le racisme parfaitement entretenus. Entretenus pourquoi ? Pour qui ? Pour un public tout aussi avide de suprématie blanche, d’un va-et-vient entre le sauveur blanc plein de compassion et d’admiration et celui du blanc choqué par les sauvages.


Les médias C’est là qu’entrent en scène les médias québécois, incapables de cacher (pourquoi ? pour qui ?) cette « étonnante jubilation » qui vient de la consommation, par procuration, du privilège blanc et de la déshumanisation, décomplexés et déculpabilisés par un « amour » paternaliste. Ces médias, non contents d’applaudir une parole « excessive, choquante, irrationnelle, crue et même cruelle », y ont carrément vu « la vérité ». Et c’est là que vos lectrices et lecteurs tombent dans un abrutissement plus profond que le vôtre. Radio-Canada parle de « regarder la réalité droit dans les yeux ». Un animateur a même cherché à étendre le champ de cette « vérité » : « Moi j’ai un ami qui a habité en Afrique… » Michèle Ouimet, quant à elle, en rajoute, parlant d’« hyperréalisme », d’une « réalité toute nue », d’une réalité aucunement « bricolée ». Cette « vérité », Michèle Ouimet l’attendait depuis combien de temps ? N’y a-t-il pas plus de 50 ans que les Québécois.e.s blanc. he.s francophones de souche colonialiste vivent aux côtés des Haïtiennes et des Haïtiens ? S’il s’agit d’une « vérité », d’un récit « nécessaire », comme dit Marie-Christine Blais, c’est que ce livre répond aux attentes de son public blanc – les dépasse même. La « vérité » sort à chaque fois de la bouche des blancs – politiciens, journalistes, « coopérants », romanciers : ce sont eux qui font vivre cette économie du désir colonialiste. Ce sont eux qui apportent continuellement aux Québécoises et aux Québécois un récit qui présente les Haïtiennes et Haïtiens comme ils les conçoivent : comme un peuple sans histoire et sans littérature.

Belgique, Exposition universelle, 1958

Ce que vous apportez à vos lectrices blanches et à vos lecteurs blancs, tant ceux et celles qui « connaissent » Haïti par le voyage que par la télé, c’est le plaisir de voir se refléter leur propre regard raciste et d’être convaincus d’y voir la « vérité ». Ils contemplent leur vérité de blanc.he colonialiste, ils se rincent l’œil devant le corps d’une Vénus noire, devant un zoo humain. C’est avec à peu près ce même regard qu’au quotidien, des Québécois.es blanc.he.s francophones nous demandent d’où nous venons, l’œil abruti, le regard avide d’exotisme, de la misère des autres, de la violence des autres, du « beau » et du « laid » des autres.

Pourquoi se gêner ? Pour qui ?

Le livre

Il est presque rassurant, parfois, de voir cohabiter la médiocrité et le racisme. J’ai essayé de lire votre livre (on me l’a refilé), mais j’ai abandonné. Trois raisons : 1) le langage raciste, 2) la désinformation, et 3) parce qu’il est juste plate et mal écrit. Je savais que j’allais être révoltée par le fond, mais en plus, le style, ou plutôt le ton, est inégal, et les tableaux sont trop courts. En même temps, la vision est tellement bornée, même lorsque la narratrice tente de prendre du recul, que ces tableaux n’auraient pas été très différents s’ils avaient été plus longs. Celles et ceux qui s’intéressent réellement à Haïti devraient lire les livres que vous n’avez vraisemblablement pas lus. Ceux, par exemple, d’Emmelie Prophète, dont le dernier livre a paru un jour avant le vôtre, chez Mémoire d’encrier, ceux de Yanick Lahens, dont le dernier roman a remporté le prix Femina, ceux de Frankétienne, de Makenzy Orcel, pour ne nommer que ceux-là. De côté des essais, il faudrait remonter à Jean Price-Mars, en passant par Suzanne Comhaire-Sylvain, Laënnec Hurbon, et Michel-Rolph Trouillot. Je prends le temps de les mentionner, pas pour vous (comme vous dites : « Je connais tout. »), mais parce que je sais de par ma propre expérience qu’en grandissant au Québec, même avec des parents Haïtien.ne.s, on perçoit trop souvent Haïti à travers un regard blanc et colonialiste. Lors de la conférence-débat « La Parole des Afro-descendantes : Entre paternalisme, confiscation, et réappropriation » organisée autour du documentaire Ouvrir la voix d’Amandine Gay, Ndella Paye, militante féministe antiraciste soulignait l’importance pour les afroféministes de bloguer « pour laisser des traces de notre passage. Pour que nos enfants trouvent ces traces-là et se reconnaissent dedans. » Quelques personnes ont suggéré qu’il fallait éviter à tout prix de vous faire de la publicité. À l’argument de Ndella Paye, j’ai ajouté celui de Délice Mugabo, militante black feminist, qui rappelait récemment l’avertissement de Zora Neale Hurston : « If you are silent about your pain, they’ll kill you and say you enjoyed it. »

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Tour de Babel

Noir.e.s, Britanniques et musulman.e.s ; nous ne sommes pas de simples « complications » Le dernier recensement effectué en 2011 a montré que les musulman.e.s noir.e.s représentaient 10.1% de la population musulmane, sans inclure les musulman.e.s métisses d’origine noire. La réalité noire musulmane britannique est murmurée à voix basse, ce sont les converti.e.s jamaïcain.e.s qui fréquentent les mosquées de centre-ville, les docteurs nigérian.e.s qui prescrivent vos ordonnances, les mères somaliennes travailleuses qui sont infirmières dans des maisons de retraites frappées par la récession. Nous évoluons près d’un précipice au bord duquel peu de personnes voudraient mettre le bout des pieds ; les réalités à deux volets de l’islamophobie décomplexée et du racisme établi.

Par Momtaza Mehri Nous, les musulman.e.s noir.e.s possédons notre propre héritage culturel distinctif s’étendant sur des siècles de sang, de mobilité et de privation des droits civiques. Lorsqu’Elisabeth I écrivait sur la nécessité de contrôler le nombre de maures se trouvant sur son royaume, elle parlait des nombreu.se.x interprètes, musicien.ne.s, servant.e.s et navigateurs qui habitaient les principales villes anglaises du 17ème siècle, et certainement multiconfessionnelle en provenance du Ghana, de Guinée, et les maures nord-africains tant controversés, qui divertissaient la cour du roi écossais James IV. Les marins somaliens pouvaient même être trouvés au service de la marine royale britannique ou groupés dans le Cardiff et le Liverpool du 19ème siècle. Je suis née à Londres, de parents qui avaient cherché une éducation et un emploi en Arabie Saoudite, au Liban, en Égypte et en Inde. Le sentiment antimusulman grandissant a poussé bon nombre de musulman.e.s à retracer leurs histoires d’immigrant.e.s et à reconfigurer leurs identités face aux

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accusations de complicité avec les extrémistes, ou, de manière plus troublante, face à la déloyauté soupçonnée. En novembre 2014, les données de l’enquête sur la population active de l’office des statistiques nationales, ont révélé que les musulman.e.s étaient le groupe ethno-religieux le plus « désavantagé » en terme de perspectives d’emploi. Le chercheur Nabil Khattab et le professeur Ron Johnston ont relevé que les hommes musulmans avaient 76% moins de chances de trouver un emploi en comparaison avec des hommes britanniques chrétiens et blancs de même qualification et du même âge. Étonnamment, les femmes musulmanes, malgré leurs codes vestimentaires religieux souvent assez visibles, bénéficient de meilleures perspectives de carrière. Si l’on considère qu’avoir 65% de chances en moins d’être employée que des homologues blanches et chrétiennes est une chose à célébrer. Cette étude était simplement un sceau d’approbation sociologique de l’expérience

vécue, de ce fait, je n’ai pas été très surprise. Le langage employé par les chercheurs, cependant, trahit un oubli tout à fait troublant. L’étude est allée jusqu’à comparer les musulman.e.s aux noir.e.s originaires des Caraïbes, qui avaient 54% de chances en moins de trouver un emploi que leurs homologues blanc.he.s. De plus, il n’y avait pas de classe sociale-cible distinctive des noir.e.s musulman.e.s. Aucune statistique n’a été donnée pour souligner les implications sociales de l’identité Noire ET Musulmane. La nuance était vraisemblablement partie en congés tandis que toute cette étude se composait. À cet égard, l’étude soulignait intentionnellement l’effacement des musulman.e.s noir.e.s. Celle-ci pointe une attitude générale au sein de la société britannique en général et au sein des communautés musulmanes d’héritage majoritairement asiatique ; l’on est soit noir.e, soit musulman.e. Les deux sont inconciliables. Il n’y a aucune ou très peu de représentation,


s n

malgré notre nombre. En grandissant, je me suis souvent trouvée à regarder vers l’Amérique pour me voir dans sa mosaïque. Ce qui serait paradoxalement hilarant si ça n’était pas, en réalité, si triste. D’Ibtihaj Muhammed à Malcolm X, d’Amir Suleiman à Ice Cube, les personnalités musulmanes noires américaines m’ont nourrie, moimême, comme bon nombre d’autres, d’images dont nous avions besoin pour nous aimer et nous valoriser entièrement. J’ai trouvé des symboles de la fierté raciale noire américaine ; le dashiki porté avec un kufi orné d’un croissant. Mos Def devenu Yassin Bey, la sagacité de Malika Bilal, même Kareem Abdul Jabbar, par l’intermédiaire de mes cousins canadiens obsédés par le basketball. Je m’émerveillais de cette communauté bien établie. Pourtant ici, les communautés musulmanes noires britanniques sont toujours perçues comme nouvelles-arrivantes traînant nos pieds sur le tapis de bienvenue de l’Islam Britannique. Cette marque de « guérilla de décontextualisation » négrophobe tel que l’a formulé le poète et historien afro-américain Aberjhani, est aussi paresseuse qu’elle est inquiétante dans son exclusion des musulman.e.s africain.e.s noir.e.s et des caraïbes. Son recueil d’essais, Les coins illuminés, parle de la déresponsabilisation individuelle et collective provoquée par des traditions d’effacement. Je me demande souvent qui exactement bénéficie de l’homogénéisation de l’expérience culturelle musulmane anglaise vers celle de l’homme d’origine Sud-Asiatique. La très cynique agent Scully en moi attribue cela au manque général de volonté de représenter les musulman.e.s dans la variété de leur richesse culturelle. En leur dérobant la plénitude de leur héritage, il est plus facile d’imposer ce stéréotype des communautés pakistanaises ségrégées observant le monde de derrière leurs murs. Les musulman.e.s noir.e.s compliquent les choses dans cette Europe qui se vante de traiter les noir.e.s comme des êtres humains à présent, merci beaucoup. Le cirque islamophobe aime ses clichés barbus, marrons, Sud-asiatiques. Si ça n’est pas cassé, ne le répare pas. Nous vivons dans un monde où les conceptions binaires sont instrumentalisées dans la brutalisation mondiale, et celle-ci n’en est qu’une parmi un grand nombre. De manière prévisible, cette précipitation à créer du rejet, limite le débat sur cette problématique. L’enseignante et bloggeuse Jamillah Karim décrit bien comment le fait de faire front à la négrophobie au sein des communautés musulmanes est perçu comme « une violation de l’idéal ummah ». L’Ummah est le talisman de la solidarité Musulmane, la solidarité mondiale que nous ne devons pas déranger par l’expression de nos préoccupations de noir.e.s. Des insultes sont lancées, des emplois sont refusés, des cultures sont dénigrées, mais nous devons rester silencieu.x.ses. Même au sein des familles, ceux et celles qui épousent ou s’associent aux musulman.e.s noir.e.s sont ostracisé.e.s ou même renié.e.s par leur familles. Mes premières expériences avec la négrophobie au sein des communautés musulmanes non-noires a malheureusement commencé à la maison. On nous dit de regarder vers Jérusalem, jamais vers le Congo, de constamment partager chaque once de sympathie et d’énergie vers les autres musulman.e.s.

Se prioriser soi-même, même momentanément en tant que musulman.e noir.e est toujours perçu comme auto-ségrégant, obsessionnel de la race, ou pire, cela peut faire passer pour un.e mauvais.e musulman.e. L’ironie tordue de la chose réside dans le fait qu’en étant silencieu.x.ses, les luttes des noir.e.s sont utilisées en tant que signifiants codifiant la discrimination, le délit de faciès, l’islamophobie, la Palestine. Certains éléments régressifs dans nos communautés veulent avoir le beurre et l’argent du beurre. La perpétuation de l’exclusion et de la répression par ceux-là mêmes qui en souffrent n’est pas le spectacle le plus plaisant. Tel qu’Audre Lorde nous l’a dit si succinctement, le démantèlement de la maison du maître ne peut être achevé en utilisant les outils du maître, en particulier lorsque votre propre corps a senti le poids émoussé des outils en question. Cela n’a jamais été aussi clair que lors des veillées funéraires qui ont suivi la fusillade tragique de Chapel Hill. Beaucoup ont remarqué que les victimes de Chapel Hill possédaient en tant qu’Arabes, un capital culturel qui a mobilisé les communautés musulmanes dans toute leur largeur, d’une manière qui excluait de manière flagrante les vies perdues des musulman.e.s noir.e.s de Mustafa Mattan à Amadou Diallo. Oui, les musulman.e.s peuvent aussi offrir une forme d’empathie, une représentation et une affirmation à leur échelle, qui restent comme la société elle-même, très largement négrophobes. Le hashtag #MuslimLivesMatter est vite apparu, à partir de l’ancienne tradition d’employer les luttes noires comme des accessoires culturels décontextualisés. Je suis tout à fait partante pour la solidarité, mais il est intéressant de noter comment cela est très lié à l’effacement de ces mêmes symboles noirs, empruntés si librement. Dans ce cas-ci, les noir.e.s et les musulman.e.s étaient présenté.e.s comme des identités séparées. #BlackLivesMatter n’est pas un marqueur culturel, un t-shirt de Jetset expérimental prêt à être adapté aux slogans de son choix. Il s’agit de l’affirmation d’un fait qui doit maintes et maintes fois être répété dans toutes les communautés. Il y a une nécessité urgente, pour les communautés musulmanes, à attaquer la négrophobie de front. L’acceptation façon Coca-light de Bilal, le compagnon Éthiopien du Prophète Mohamed ou même du crochet gauche de Muhammed Ali ne suffisent plus. Cela constitue à peine une avancée vers la tolérance, sans parler de la célébration de la différence. De plusieurs manières, nous devons faire face aux mêmes défis que dans la plus grande société multiethnique dominante ; nous devons également combattre l’homogénéisation qui étouffe l’expression et le dynamisme. Les musulman.e.s noir.e.s ne sont pas des fous furieux confinés dans les greniers des narrations musulmanes. Depuis trop longtemps nous avons été relégué.e.s au travail pénible et ingrat du militantisme, reconnu.e.s seulement pour notre labeur. Une nouvelle forme d’ouverture doit être inaugurée par la communauté musulmane en entier, plus maintenant, en ces temps difficiles, que jamais. En attendant, les musulman.e.s noir.e.s anglais.e.s continueront à être ce bruit de fond répétitif, ce son immuable qui perturbe tous vos paradigmes.

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Tour de Babel

Des complices, pas des allié.e.s :

Extraits du texte publié par Indeginious Action Media Provocation et Perspective Indigène

Cette provocation intervient dans le débat autour des tensions relatives au travail de soutien / de solidarité; la majorité des trajectoires actuelles étant, selon moi, contre-libératrices. [...] Le complexe industriel de «l’Allié.e’ a été édifié par des activistes dont la carrière dépend des « problèmes » auxquels ils/elles tentent d’apporter des solutions. Ces capitalistes à but non-lucratif développent leurs carrières au dépend des luttes qu’ils/elles soutiennent ostensiblement. Ces personnes travaillent souvent sous couvert « d’appartenance à la base communautaire » et ne sont pas nécessairement lié.e.s à une organisation.

Ces personnes construisent un pouvoir ainsi que des capacités organisationnelles et individuelles, et s’établissent confortablement au sommet de la hiérarchie de l’oppression tout en s’efforçant de devenir les allié.e.s ‘vedettes’ de la majorité des opprimé.e.s. Alors même que l’exploitation de la solidarité et du soutien n’est pas nouvelle, la marchandisation et l’exploitation du concept « d’alliance » est une tendance montante dans l’industrie du militantisme. Quiconque s’implique dans les luttes contre l’oppression et pour la libération collective a, à un moment ou à un autre, participé à des ateliers, lu des manifestes ou pris part à de profondes discussions sur la façon d’être un.e ‘bon.ne’ allié.e. De nos jours, il est possible de payer des centaines de dollars à des instituts ésotériques censés vous procurer un certificat d’allié.e anti-oppression. Il est tout aussi possible de participer à des ateliers où l’on reçoit un badge d’allié.e à la fin. Pour faire de la lutte une marchandise, il faut d’abord l’objectiver. Il n’y a qu’à voir la façon par laquelle les ‘problèmes’ sont ‘présentés’ et ‘étiquetés’. Quand la lutte est une marchandise, l’alliance devient une monnaie d’échange. Être un.e allié.e est également devenu une identité désincarnée, étrangère à toute compréhension réelle et à tout soutien effectif. Le terme ‘allié.e’ est devenu inefficace et vide de sens.

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Complices,

pas alliés.

Com.plice Nom : complice ; pluriel : complices. Une personne qui aide une autre à commettre un crime.

Le désir d’atteindre une libération totale, ensemble, en ce qui concerne la terre, est farouche et acharné. Quelque part, il y a bien un ‘nous’, et nous aurons fort probablement à travailler ensemble. Cela signifie, au minimum, la formulation de conceptions mutuelles qui ne soient pas entièrement antagonistes. Autrement, nous pourrions constater que nous-mêmes, nos désirs et nos luttes sont incompatibles. Certaines conceptions peuvent ne pas être négociables. Il y a des contradictions que nous devons absolument résoudre et nous le ferons certainement selon nos propres termes. Cela dit, il est impératif de savoir qui nous soutient, ou pour être plus exacte : qui est avec nous, à nos côtés ? Les risques que représente un.e allié.e qui apporte son soutien ou sa solidarité (de façon temporaire, en général) dans un combat sont très différents de ceux d’un.e complice. Lorsque nous luttons, en ripostant ou en attaquant, ensemble, devenant de fait frères et sœurs d’armes dans la lutte pour la libération, nous sommes effectivement complices. L’abolition du concept « d’alliance » peut se produire dans un contexte de criminalisation du soutien et de la solidarité. Alors que les stratégies et les tactiques d’affirmation (ou d’abolition, suivant le point de vue) du pouvoir social et politique peuvent être diverses, certaines leçons difficiles ne doivent pas avoir à être reproduites. Considérez ce qui suit comme un guide pour identifier les points d’intervention possibles contre le complexe industriel de l’Allié.e. « Le Salut, c’est-à-dire le travail missionnaire et l’auto-thérapie » Les allié.e.s entretiennent trop souvent des visions romancées des peuples opprimés qu’ils souhaitent ‘aider’. Ces personnes sont en fait des allié.e.s ‘sauveurs’ qui voient des victimes et des pions au lieu de voir des personnes. [...]

« Exploitation et co-optation »

Ceux qui co-optent ne font que promouvoir leurs propres intérêts (généralement, c’est soit la notoriété soit un intérêt financier). Lorsque ces ‘allié.e.s’ cherchent à imposer leur agenda et leurs priorités, ils/elles se révèlent au grand jour. Les organisateurs ‘radicaux’ de ‘la base’ plus-militants-que-touteset-tous cherchent avidement à coopter les problèmes les plus sexy (pour la notoriété/l’ego/être le super allié.e/l’allié.e le-a plus radical.e) et fixent ainsi les modalités de l’engagement ou dictent quelles luttes doivent être amplifiées ou marginalisées, sans égards pour la terre indigène sur laquelle ils agissent. L’establishment non-lucratif, ou le complexe industriel du non-lucratif (NPIC, pour Non Profit Industrial Complex) cherchent aussi à coopter des problèmes sexy ou ‘subventionnables’ et les exploitent dès qu’ils sont mûrs tout en récoltant les financements tant convoités.


s n

abolir le complexe industriel de

l’Allié.e Trop souvent, les luttes de libération indigènes pour la vie et la terre doivent, par nature, affronter directement toute la structure sur laquelle cette société coloniale et capitaliste est fondée. Cela constitue une menace pour les bailleurs de fonds capitalistes potentiels, obligeant certains groupes à compromettre leur radicalisme et la dimension libératrice de leur travail en échange de subventions, alors que d’autres se voient aliéner et tombent dans l’invisibilisation et la subordination en tant que simples pions. Les ‘coopteurs’ arrivent le plus souvent sur les lieux du combat lorsqu’il y a déjà une escalade dans l’affrontement et qu’il est trop tard. Ces entités proposent presque toujours des formations, des ateliers, des camps d’action et offrent leur expertise spécialisée à travers des actes de paternalisation. Ces gens reçoivent généralement des salaires énormes pour leur activisme prétendument ‘professionnel’. Ils/elles obtiennent des subventions artificiellement gonflées pour l’organisation logistique et ‘le renforcement des capacités organisationnelles’. Ainsi, les luttes peuvent être ensuite exploitées comme ‘luttes à l’affiche’ par leurs bailleurs de fonds. De plus, ces compétences qu’ils/elles prétendent apporter existent vraisemblablement déjà dans les communautés, ne serait-ce que sous la forme de tendances qui ne demandent qu’à être activées pour se traduire en action. Ces pratiques ne sont pas seulement le fait des grandes Organisations soi-disant Non-Gouvernementales (ONG) ; des individus peuvent également être adeptes de ces tactiques, servant ainsi leurs propres intérêts. La cooptation fonctionne comme une forme de libéralisme. La notion d’ ‘allié.e’ peut perpétuer une dynamique de neutralisation à travers la cooptation d’une intention – libératrice à l’origine, au sein d’un projet réformiste. Les personnes (généralement les ‘personnalités’ du mouvement) qui, dans les luttes, ne bousculent pas le statu quo établi par les allié.e.s officiel.le.s, peuvent en être récompensé.e.s par un poste dans l’industrie des allié.e.s.

Les « Parachutistes »

Les ‘parachutistes’ se précipitent sur les lignes de front, semblant sortis de nulle part. Ils se déplacent littéralement d’un point chaud ou médiatique à un autre. Ils appartiennent aussi aux catégories de ‘sauveurs’ et d’ ‘autoproclamés’, vu qu’ils proviennent principalement d’instituts ou d’organisations spécialisées et de think-tanks. Ils ont suivi des formations, des ateliers, des conférences, etc., ils sont ‘experts’ et connaissent donc ‘les meilleures méthodes’. Cette attitude paternaliste est implicite dans les structures (ONG, instituts, etc.) d’où ces ‘allié.e.s’ tirent leur conscience des ‘problèmes’. Même s’ils rejettent les programmations de leurs propres organismes non-lucratifs, ils sont en fin de compte réactionnaires, condescendants, ont une mentalité d’ayants-droit, ou prennent une position de pouvoir sur celles/ceux avec qui ils prétendent s’allier. C’est la même condescendance structurelle qui est enracinée dans la domination de la suprématie blanche hétéro-patriarcale. Les parachutistes sont généralement des missionnaires mais recevant plus de financement.

Les « Universitaires et intellectuels »

Bien qu’étant quelquefois directement issus des communautés en lutte, les intellectuels et les universitaires correspondent aussi parfaitement à toutes ces catégories. Leur rôle dans la lutte peut être extrêmement condescendant. Dans beaucoup de cas, les universitaires maintiennent un pouvoir institutionnel sur le savoir et les capacités de la communauté – ou des communautés – en lutte. Les intellectuels font souvent une fixation sur l’idée de désapprendre l’oppression. Ces gens-là n’ont généralement pas les pieds sur terre, mais sont prompts à critiquer ceux et celles qui les ont. Devrions-nous nous contenter de ‘désapprendre’ l’oppression, ou bien de la foutre en mille miettes, et donc d’en supprimer l’existence même ? Un.e complice universitaire chercherait plutôt comment se procurer des ressources et du matériel et/ou trahir son institution pour faire avancer les luttes de libération. Les « Allié.e.s auto-proclamé.e.s ou confessionnel.le.s » Un.e complice intellectuel.le élaborerait une stratégie avec, et non Trop souvent, des gens débarquent avec l’attitude suivante, pour, la lutte et n’aurait pas peur de mettre la main à la pâte. portée comme un badge : ‘Je suis là pour vous soutenir’. Au final, ces personnes font des luttes une activité extra-scolaire Les « gardiens du sérail » qui leur rapportera des ‘points d’allié.e’. Les gardiens du sérail cherchent le pouvoir sur les autres, plutôt Les allié.e.s autoproclamé.e.s peuvent même utiliser comme qu’avec les autres. Ils sont connus pour leurs tactiques visant à devanture des principes et des valeurs anti-oppression. Vous avez contrôler et/ou à retenir des informations, des ressources, des peut-être vu cette citation de Lilla Watson à leur propos : « Si vous connections, des soutiens, etc. Les gardiens du sérail viennent de venez ici pour m’aider, vous perdez votre temps. Si vous venez l’extérieur comme de l’intérieur. Lorsqu’ils sont découvert.e.s, ils parce que votre libération est liée à la mienne, alors travaillons deviennent généralement inefficaces (tant qu’il y a des mécanismes ensemble ». Ces personnes aiment bien prendre la pose, mais leurs efficaces de responsabilisation). actions ne sont pas cohérentes avec leurs proclamations. Les individus et les organisations agissant comme ‘gardiens du Les alliances ayant un vrai sens ne sont pas imposées, elles sont sérail’, ont tendance, tout comme les ‘allié.e.s sauveurs’ à créer consenties. Les allié.e.s autoproclamé.e.s n’ont aucunement une dépendance à leur personne et leur fonction de soutien. l’intention d’abolir le droit qui leur a permis d’imposer une rela- Ils sont enclins à dominer et contrôler. tion avec celles et ceux avec qui ils/elles prétendent s’allier.

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Navigants et flottants »

L’allié.e ‘navigant’ est familier.e du jargon – qu’il peut manier avec habileté – et des manœuvres dans les luttes mais n’entretient pas de dialogue significatif (en évitant les débats ou en se taisant) et n’entreprend pas d’action efficace au-delà de ses zones de confort personnel (ça existe aussi dans des organisations entières). Il maintient son pouvoir et, par extension, les structures de pouvoir dominantes, en ne les attaquant pas directement.

Ici, l’‘Allié.e’ se définit plus précisément par le fait de transformer l’oppression des autres en projets personnels. Les ‘navigants’ sont ‘allié.e.s’ par leur style de vie, ils se manifestent par une participation passive ou en utilisant simplement une terminologie adéquate pour exprimer leur soutien. Quand ça chie, ils sont les premiers à se retirer. Ils ne restent pas pour assumer la responsabilité de leur conduite. Quand on leur demande des comptes, ils accusent souvent les autres et essaient de rejeter ou de délégitimer les suspicions. Les complices n’ont pas peur de s’engager dans des débats ou des discussions inconfortables, dérangeants ou délicats. Les ‘flottants’ sont des allié.e.s qui vont d’un groupe à l’autre, d’une cause à une autre, sans jamais s’engager suffisamment, mais voulant toujours que leur présence soit ressentie et leurs voix entendues. Ils ont tendance à disparaître quand on en arrive à leur demander des comptes ou de reconnaître leur responsabilité pour leur conduite merdique. Les flottants sont des gens qui diront assurément aux flics d’ ‘aller se faire foutre’ mais ne s’exposeront jamais aux risques partagés, tout en mettant constamment les autres en danger ; qui se montreront vite autoritaires pour ce qui est de dénoncer les privilèges d’autres personnes, mais ne mettront jamais les leurs en question. Ils sont fondamentalement des touristes accros à l’action, qui ne veulent jamais être là pour en payer le prix, participer à sa préparation ou en assumer la responsabilité, mais veulent toujours être reconnu.e.s et mériter le respect pour ‘avoir été là’ quand un pavé devait être jeté, une barricade érigée, etc. Il est aussi important d’avoir conscience de cette dynamique, à cause des menaces d’infiltration. Les provocateurs sont des flottants notoires, allant d’un endroit à l’autre sans jamais rendre compte de leurs faits et gestes. L’infiltration ne vient pas nécessairement de l’État, les mêmes effets peuvent être produits par des allié.e.s ‘bien intentionné.e.s’. Il est important de noter que dénoncer des infiltré.e.s a des implications graves et ne devrait pas être tenté sans preuve concrète doivent, par nature, affronter directement toute la structure sur laquelle cette société coloniale et capitaliste est fondée. Cela constitue une menace pour les bailleurs de fonds capitalistes potentiels, obligeant certains groupes à compromettre leur radicalisme et la dimension libératrice de leur travail en échange de subventions, alors que d’autres se voient aliéner et tombent dans l’invisibilisation et la subordination en tant que simples pions. Les ‘coopteurs’ arrivent le plus souvent sur les lieux du combat lorsqu’il y a déjà une escalade dans l’affrontement et qu’il est trop tard.

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Ces entités proposent presque toujours des formations, des ateliers, des camps d’action et offrent leur expertise spécialisée à travers des actes de paternalisation. Ces gens reçoivent généralement des salaires énormes pour leur activisme prétendument ‘professionnel’. Ils/elles obtiennent des subventions artificiellement gonflées pour l’organisation logistique et ‘le renforcement des capacités organisationnelles’. Ainsi, les luttes peuvent être ensuite exploitées comme ‘luttes à l’affiche’ par leurs bailleurs de fonds. De plus, ces compétences qu’ils/elles prétendent apporter existent vraisemblablement déjà dans les communautés, ne serait-ce que sous la forme de tendances qui ne demandent qu’à être activées pour se traduire en action. Ces pratiques ne sont pas seulement le fait des grandes Organisations soi-disant Non-Gouvernementales (ONG) ; des individus peuvent également être adeptes de ces tactiques, servant ainsi leurs propres intérêts. La cooptation fonctionne comme une forme de libéralisme. La notion d’ ‘allié.e’ peut perpétuer une dynamique de neutralisation à travers la cooptation d’une intention – libératrice à l’origine, au sein d’un projet réformiste. Les personnes (généralement les ‘personnalités’ du mouvement) qui, dans les luttes, ne bousculent pas le statu quo établi par les allié.e.s officiel.le.s, peuvent en être récompensé.e.s par un poste dans l’industrie des allié.e.s.

« Gestes de démission »

La démission de sa position de pouvoir d’origine est un sous-produit de l’institution des relations d’allié.e. À première vue, l’acte en lui-même peut ne pas paraître problématique ; après tout, pourquoi serait-il douteux de la part de celles/ceux qui tirent profit de systèmes d’oppression de rejeter ou de se distancier des privilèges et des conduites (droits, etc.) qu’ils impliquent ? Dans le pire des cas, les ‘allié.e.s’ elles/eux-mêmes sont paralysé.e.s, persuadé.e.s que c’est leur devoir en tant que ‘bon.ne allié.e’. Il y a une différence entre agir pour les autres, avec les autres, et dans son propre intérêt, il faut être explicite. On ne trouverait pas de complice démissionnant de sa position, ou de ses fonctions en guise d’acte de ‘support’. Elles/Ils trouveraient des façons créatives d’armer leur privilèges (ou plus clairement, ses récompenses pour faire partie de la classe des oppresseurs), comme expression de la guerre sociale. Sinon, on se retrouve avec une bande d’usurpateurs anti-civilisation, de primitivistes ou d’anarcho-hipsters, là ou on préfèrerait des saboteurs.


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La relation d’allié.e est la corruption de l’esprit radical et de son imaginaire ; c’est le cul-desac de la décolonisation. L’institution de l’allié.e coopte la décolonisation comme une bannière à brandir dans ses galas sans fin contre l’oppression. Suggestions de quelques moyens pour l’avancement des complices anticolonialistes

La relation d’allié.e est la corruption de l’esprit radical et de son imaginaire ; c’est le cul-de-sac de la décolonisation. L’institution de l’allié.e coopte la décolonisation comme une bannière à brandir dans ses galas sans fin contre l’oppression. Ce qui n’est pas compris, c’est que la décolonisation menace l’existence même des colons ‘allié.e.s’. Peu importe à quel point vous êtes libéré.e.s, si vous continuez à occuper des territoires Autochtones, vous êtes toujours des colonialistes. La décolonisation (le processus de restauration de l’identité Autochtone) peut être très personnelle et devrait être différenciée, mais pas déconnectée, de la lutte contre le colonialisme. La tâche d’un complice dans la lutte contre le colonialisme est d’attaquer les structures et les idées coloniales. Le point de départ est de définir clairement votre relation avec les Peuples Autochtones dont vous occupez les territoires. Cela va au-delà de la reconnaissance ou de la prise de conscience. Ça peut être particulièrement épineux dans le cas de Peuples Autochtones ‘non reconnus’ au niveau fédéral, étant donné qu’ils sont rendus invisibles par l’État et par les envahisseurs qui occupent leurs territoires. Établir la communication peut prendre du temps, d’autant plus que certain.e.s ont déjà été blessé.e.s par des contacts extérieurs. Si vous ne savez ni où ni comment prendre contact avec les gens, faites un travail de terrain, de recherche (mais ne vous fiez pas aux sources anthropologiques, elles sont euro-centristes), et soyez attentif. Plutôt que parler et faire des projets, essayez d’être plus dans l’écoute. Dans les luttes à long terme, la communication peut avoir été

rompue entre différentes factions, il n’y a pas de solution facile à ce problème. N’essayez pas de résoudre le problème, mais communiquez ouvertement, en prenant en considération les points mentionnés plus bas. Quelquefois, des Peuples Autochtones sont sur le territoire à titre d‘‘invités’ d’autres peuples et sont cependant exploités comme représentants Autochtones des ‘luttes locales’. Ce phénomène perpétue le colonialisme d’occupation. Beaucoup de gens supposent que les Autochtones sont tous sur la même page politiquement, nous ne le sommes certainement pas. Bien que parfois des gens aient la capacité et la patience de le faire, soyez conscient.e.s du processus perpétué par le fait de « se faire guider dans l’apprentissage de la décolonisation ». Comprenez que ce n’est pas notre responsabilité de vous tenir la main au cours du processus qui permet de devenir complice. Les complices écoutent avec respect l’ensemble des pratiques et dynamiques culturelles existant dans les diverses communautés Autochtones. Les complices ne sont pas inspiré.e.s par leur culpabilité ou leur honte personnelles, ils peuvent avoir leurs propres projets mais elles/ils restent explicites quant à ceux-ci. La complicité se forme par le consentement mutuel et l’édification de la confiance. Elles/Ils n’ont pas seulement notre soutien ; ils sont à nos côtés, ou bien ils/elles s’opposent et déstabilisent le colonialisme sur leur propre terrain. En tant que complices nous sommes forcé.e.s de rendre des comptes et d’être responsables les uns vis-à-vis des autres; c’est la nature même de la confiance. Ne vous attendez pas à ce que quelqu’un.e vous promulgue complice, et vous ne pouvez certainement pas le proclamer vousmême. Vous l’êtes ou vous ne l’êtes pas. Les lignes d’oppression sont déjà tracées. L’action directe est vraiment ce qu’il y a de mieux et peut-être la seule façon d’apprendre ce que signifie être complice. Nous sommes engagé.e.s dans un combat, alors soyez prêt.e.s à l’affrontement et à ses conséquences.

Si

vous

considérez

vous

impliquer

dans

une

organisation ou la soutenir

Soyez vigilant.e.s vis-à-vis de qui que ce soit ou de toute organisation qui se professe être allié.e, fait du travail de décolonisation et/ou qui exhibe sa relation avec les Peuples Autochtones comme un badge. Utilisez les questions traitées ci-dessus pour déterminer les intentions de base. Vérifiez le financement de ces organisations. Qui se fait payer ? À quel point sont-ils transparents ? Qui définit les conditions ? Qui fixe le programme ? Les campagnes sont-elles en parallèle avec les besoins sur le terrain ? Y a-t-il des populations autochtones locales de base directement impliquées dans les prises de décision ?

Texte complet à retrouver en version originale anglaise : http://www.indigenousaction.org/accomplices-not-allies-abolishing-the-ally-industrial-complex/ en français https://antidev.wordpress.com/2015/01/25/des-complices-pas-desallies

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Dans nos corps

Toutes mes copines étaient minces, et beaucoup étaient blanches. Elles avaient des émois, des copains, mais j’étais incapable de me projeter comme destinataire du désir masculin. Sans validation de ce regard, j’avais l’impression de ne pas exister.

Viens on se libère par Kiyemis

(Je vais faire un disclaimer pour que ce soit clair : c’est Mais j’étais bien entourée. J’étais toujours Kiyémis, la bonne pas un article qui vise à humilier ou à pointer du doigt les copine, celle qui avait toujours le sourire accroché aux lèvres. personnes qui veulent maigrir, changer pour se sentir mieux. Le «problème» est arrivé avec les premiers émois, je pense. Faites vos trucs et soyez heureux de la manière qui vous plaira.) On parle tout le temps de la représentation, comment il est important de se voir dans différentes situations, à travers différents G.R.O.S.S.E R.O.N.D.E G.R.A.S.SE médias (et j’utilise le terme de médias au sens large, je parle de la télé mais aussi de littérature) pour pouvoir se construire. Femme ronde noire et heureuse. C’est possible, ça ? J’ai été une enfant mince. Plutôt appréciée par les autres parce Mais moi, romantique que j’étais, je ne me voyais nulle part. que j’étais gentille. J’ai le souvenir encore marquant de cette Je regardais une série télé « Phénomène Raven », mais c’était bien enfance heureuse et simple, marquée par les anniversaires qui pâle en termes de représentation, en comparaison des nombreuses dégénéraient en foot en bas, dans la cité, de chansons images que l’on me renvoyait. apprises pour la kermesse de fin d’année, de soleil et de rires. Toutes mes copines étaient minces, et beaucoup étaient blanches. Je ne voyais pas mon corps. Je ne me voyais pas comme mince (parce que la norme je suppose) Elles avaient des émois, des copains, mais j’étais incapable de me projeter comme destinataire du désir masculin. mais je me voyais comme moi, Kiyémis. C’est à l’adolescence que mon corps a commencé à s’arrondir. (Je sais que c’est pas Feminist Friendly comme objectif mais je

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aka mes seins, me dire belle, c’est une déclaration d’émancipation. Je m’émancipe, et déconstruis tous ces carcans dans lesquels je suis. Rétrospectivement, c’est vrai que c’était pas du tout féministe, mais à l’époque, à 13-14 ans, la seule manière de me voir féminine était par le biais du regard masculin. Sans validation de ce regard, Je reconquiers ce droit à m’aimer, et à trouver mon corps beau tel j’avais l’impression de ne pas exister. D’être sur le banc de touche qu’il est. Avec ma cellulite. Avec mes vergetures qui zèbrent mon ventre, mes bras dodus et mes cuisses épaisses. Centimètre par d’une partie de la vie. D’être privée de cela. centimètre, je reconquiers chacun de ses espaces pour les défendre. Je n’ai pas le souvenir d’avoir connu l’humiliation, des Je le reconquiers en regardant des femmes qui me ressemblent. insultes à proprement parler (enfin c’est arrivé une ou deux fois, Des femmes fières, belles, qui respirent la sensualité, mais les gens t’embêtent moyen quand t’as un frère qui peut les la beauté. Je m’inspire d’elles et je m’autorise enfin à croire que intimider). Par contre, il y a les blagues des copains, qui te brûlent ce n’est pas destiné qu’à une petite partie. Que moi aussi, je peux me trouver belle. comme du piment. Y’a les remarques des copines, faites sur des corps qui sont bien Je me reconquiers et je m’émancipe. plus minces que toi, qui te rappellent à la grossophobie ambiante. Par contre, le souvenir de ne pas aimer ce corps, d’en avoir Pendant toutes ces années, mon esprit refusait d’associer «grosse» honte reste. Le souvenir de ne pas vouloir se changer dans les et belle. C’était impossible. Et pourtant. vestiaires, parce qu’on a pas envie de montrer qu’à Je m’émancipe. En refusant toutes les voix négatives qui veulent me rabaisser, me traîner dans cet endroit où j’étais tellement triste 15 ans, on a des vergetures et on est grosse, reste. Le souvenir de ne pas vouloir aller à la piscine, parce qu’on ne d’être mise de côté. Dieu que c’est dur de me dire que je ne me veut pas ou l’on craint de lire le dégoût sur les visages est bel et déteste plus. bien là. Même encore maintenant, j’ai vraiment du mal, parce que je n’ai La peur de s’asseoir sur une chaise qui paraît trop pas envie d’être arrogante, ou prétentieuse. fragile, et de la casser en public, et de voir les rires te griffer comme J’ai pas l’impression de l’être. Je ne me compare à personne et des lames de rasoir reste. La peur d’être un «cliché», comme ces j’évite cet écueil (j’avais l’habitude de le faire et soyons réalistes, personnes grosses constamment tournées en ridicule dans les films j’étais tout le temps entourée de gens géniaux, donc bon c’était en ma défaveur). et les séries, reste. Le réflexe, quand on se dit 2 secondes «Mais nan, t’es Bref, c’est dur. Mais je travaille, j’essaie de me battre de toutes mes pas si mal » et puis tout de suite s’empêcher de penser ça, forces, je force. Je m’entoure. Je fais des photos (LOLDE LINGERIE). ce satané réflexe, reste. Ne pas se regarder dans la glace, parce Je me regarde. Certains y verront de l’égocentrisme mais quand tu as qu’on veut oublier à quel point on est ronde, ce truc revient aus- essayé de t’esquiver toute ta vie, de fuir ton propre regard, de pensi parfois. L’impossibilité d’imaginer, ne serait-ce qu’une fois, ser que tu ne valais rien sans un bon régime et du sport, et bien... ça change. J’apprends à m’aimer, moi, avec mes défauts phyde plaire, parce qu’on est trop ronde... siques. Dieu qu’elle est restée cette barrière. J’apprends à les accepter, j’apprends à m’aimer dans ma globalité. Cette idée tenace, que je ne suis pas digne d’amour et de désir, Ça veut pas dire que tout le monde doit m’aimer etc. bien sûr, mais ce sont deux choses différentes, je pense. tourne en rond, et continue de me hanter parfois. Le fait de toujours se dire en premier rencard : « Et s’il me trouvait trop grosse et fuyait » reste. Elle est là, cette Apprendre à s’aimer, quand on est une fille noire et ronde, c’est petite question. Cette question qui se poursuit quand tu as envie de grisant. Même si on trébuche. Même si on s’arrête essoufflée, parce que ça épuise de combattre des réflexes et des idées qu’on séduire, de flirter mais que tu n’arrives pas à te projeter. Parce que tu n’as aucun symbole, aucune représentation d’une entend tous les jours. Même si on est sonnée et qu’on a les larmes aux yeux parce que femme ronde, sensuelle et sexuellement active. quelqu’un vient de nous dire « NON T’AS PAS LE DROIT DE La libido des femmes rondes (tout comme celle des femmes T’AIMER COMME ÇA, CHANGE ». Tout ça, c’est normal. noires) est fantasmée, ou totalement effacée, du coup Toute la body positivity du monde ne peut protéger de ces moments-là. Mais j’accepte ces moments là, j’ai pas honte de mes parfois, ça a été compliqué de l’assumer et de la revendiquer. Surtout quand dans chacun des films que tu vois, la fille ronde est chutes ou des moments où ma détermination est moins forte. moquée, tournée en ridicule, vue comme le choix dont personne Et quand tu y arrives un peu, bien entourée.. c’est grisant. C’est libérateur. ne veut. vais être honnête).

Certaines me diront que j’attache trop d’importance à la beauté, que me proclamer féministe c’est aussi ne plus attacher d’importance à la beauté. Mais en tant que femme ronde, que femme ronde noire à la peau sombre, la beauté c’est encore quelque chose de politique. Quand plein de magazines me crient de changer, de maigrir, de m’éclaircir, de cacher ce ventre rond sous une gaine amincissante, de ne montrer que les «bonnes formes»,

Du coup, j’ai envie de m’adresser aux femmes rondes (et/ou noires) qui lisent ces mots : je vous aime. Vous êtes belles. B.E.L.L.E.S . Tout le monde ne pensera pas forcément comme moi. Mais moi, je le pense. Vous êtes belles.

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Culture : séries US

Serie U.S : sexe, race et classe par Annette Davis, Fania, Joao Gabriell, LSG et Mrs Roots Nous n’avons pas abordé Scandal car nous sommes fatiguéEs d’Olivia et tout a été dit.

qu’il y a de plus classique, que EMPIRE ce soit dans les versions jeune ou Note : 5/6 plus âgé.e.s, femme au foyer ou working girl.

Being Mary Jane

Orientation sexuelle : Un collègue de Mary Jane, la quarantaine, noir et présentateur du JT est en couple avec un blanc, son homosexualité n’est connue que de Mary Jane.

Note : 2/6

Résumé et Avis général : Mary Jane Paul, est noire, elle est belle, elle est valide, elle est cis et héterosexuelle, elle est riche et célébre...mais parce qu’il y a un mais… Elle est célibataire et sans enfant à 40 ans… ouh bouh pas bien du tout. Hormis pour les meufs et mecs sexy, il n’y a vraiment pas grand chose à sauver de cette série. On est un peu dans le monde rêvé de Common et Pharell Williams, les noirEs sont riches, y a du racisme mais bon c’est interpersonnel et les femmes noires sont névrosées car elles ont des attentes trop élevées et n’ont ni mari ni enfants à 40 ans, mais ouf ! elles sont riches, riches et belles.

Classe : Le calme feutré de la bourgeoisie noire, une ode au capitalisme comme voie possible d’émancipation. Politique de respectabilité : Il y en a en pour tous les goûts ! Remarques grossophobes sur la nièce de Mary Jane qui est noire à la peau foncée et grosse, qu’on veut mettre au régime pour son bien. Et évidemment c’est le seul personnage qui ne fait pas du 36, qu’on a pris comme exemple de « ce qu’il ne faut pas faire : 18 ans et deux enfants de deux pères différents, pas de travail, elle n’est pas assez vêtue, etc. Bref, tout le concentré de politique de respectabilité sur un seul personnage. Subtilité : -15.

Race : Quasiment tous les personnages de la séries sont afro-américainEs, de la classe moyenne, voire supérieure même si le frère de Mary-Jane est quelque peu en galère. Genre : Les filles sont des filles, les garçons sont des garçons. Stéréotypes de genre tout ce

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Résumé et avis général : Après des années à fonder son « Empire », grande maison de disques de renom et référence incontestable dans le monde de la musique, Lucius Lyon apprend qu’il est atteint d’une maladie dégénérative. Soucieux de laisser son héritage à celui de ses trois fils qui se montrera le plus méritant, ses plans seront bouleversés par son exfemme Cookie, fraîchement sortie de prison : après ses sept années passées derrière les barreaux, elle réclame la part de l’entreprise qui lui est due. S’annonce alors une guerre sans merci, où les sentiments devront céder à l’ambition et au pouvoir. A priori, on pourrait penser que le drame familial est démodé, mais Empire nous tient en haleine et tire son épingle du jeu dans sa rupture avec une tradition : celle des séries comiques avec des familles afro-américaines, comme Ma famille d’abord, ou la série culte Cosby show.

Race : Aurions-nous droit encore à une série sur « des personnages noirs qui ne sont pas vraiment noirs » ? Pas cette fois ! Lee Daniels, réalisateur de Precious, n’hésite pas à aborder l’homophobie intracommunautaire, la stigmatisation du ghetto, le « Noir intégré », le colorisme, les maladies mentales mal acceptées dans les communautés afros ; autant de sujets… que de maladresses ? En effet, on a parfois la sensation que ces thématiques sont survolées, et inégales : elles jailliront avec justesse dans un monologue furieux de Lucius, mais s’essouffleront parfois sur la durée. Genre : Gros écueil sans doute, l’hypersexualisation des femmes et le cliché selon lequel une femme de pouvoir est forcément une femme manipulatrice. Dans les conflits, Daniels reste trop dans cette binarité où les hommes sont partisans du face à face là où les femmes se doivent d’agir dans le dos des autres. Le réalisateur gâche parfois la lucidité cinglante de Cookie, la femme d’André et l’expérience de Camille voient leurs propos invalidés et leurs ambitions réduites à « ces femmes veulent mon argent ». Essaye encore, Lee… Orientation sexuelle : L’homosexualité de Jamal, second fils de Lucius, est un


des sujets intéressants de la série qui, pour l’instant, a évité la caricature. Classe : Ne nous leurrons pas, devant l’étalage de la richesse et le succès des Lyons, Empire surfe sur la vague du Self Made Man – l’Homme qui s’est fait lui-même et a réussi – une trame à l’américaine parfois questionnée lorsque Cookie montre à Lucius ce qu’il était lorsqu’il était encore un criminel et ce qu’il est devenu aujourd’hui. Personnellement, ces rappels du passé me touchent autant que J-Lo qui rappelle qu’elle vient de Brooklyn pour conserver sa « street credibility », perdue depuis des années. Empire répond à cette idée capitaliste que l’émancipation des Afro-américain.e.s peut se faire avec l’argent : s’il montre avec intérêt la manière dont l’entreprise altère les amitiés de Lucius avec ses amis d’enfance, la série reste prisonnière de sa tour d’ivoire. Politique de respectabilité En sachant qu’Empire est diffusé sur une grande chaîne, on peut s’interroger sur cette série « à double fond » : notamment avec le personnage de Cookie, cliché de la femme noire vulgaire qui répond à un imaginaire stéréotypé et grand public. Son personnage est l’un des plus complexes de la série. Lee Daniels semble donc satisfaire les codes de l’Amérique blanche pour pouvoir aller plus loin. La

première saison, même si elle nous rend accro, laisse présager un essoufflement si Lee Daniels reste dans sa zone de confort. Empire brille aujourd’hui par son potentiel, encore imparfait, mais risque de s’étouffer lui-même s’il ne va pas plus loin.   Once Upon a Time Note : 4/6

Résumé et avis général :

Emma Swan pensait être orpheline jusqu’au jour où elle découvre qu’elle vient d’un monde parallèle enchanté où les fées, les nains, les ogres et autres créatures magiques existent. Elle doit sauver et protéger ce royaume caché où règnent le prince Charmant et Blancheneige sa mère. Cette série reprend tous les contes classiques de Pinocchio aux 101 dalmatiens en passant même par Frozen et les mélange dans un petit village contemporain moderne américain où tout le monde vient d’un conte de fée qui n’attend qu’à être révélé dans un flashback à la Lost entre deux scènes d’amour et de trahison d’un personnage envers un autre. Le pari est vraiment bien mené et si le scénario est ridicule sur papier, les 4 saisons sont toutes aussi trépidantes les unes que les autres, et enchaînent les cliffhangers sans jamais faiblir d’intensité. Race : La grande majorité des personnages sont blancs mais

on aperçoit plus ou moins régulièrement des racisé.e.s tels que Mulan jouée par Jamie Chung durant 11 épisodes. Sonequa Martin-Green, actrice afro-américaine fait une apparition dans 7 épisodes, de même que l’acteur Giancarlo Esposito, afro-latino qui joue le génie, pendant une douzaine d’épisodes. Mais la grande surprise est d’avoir les personnages de Rapunzel et d’Ursula, la méchante (pas si méchante) sorcière des mers, jouée par les actrices afroaméricaines Alexandra Metz et Merrin Dunge. Les réalisateurs de la série n’ont donné aucun rôle principal à des personnes non-blanches mais les princesses, les sirènes, génies et autres créatures magiques qui font une courte apparition dans la série sont incarnées par des racisé.e.s. Puisque ces créatures n’existent pas, rien ne les empêche d’être noires ! et c’est très bien comme ça. Le thème de la race n’est cependant jamais abordé et ne le sera sans doute jamais. Tout le monde est beau, tout le monde est gentil et la seule distinction à faire est entre les gens magiques et les pas-magiques. Genre : Les femmes ont tous les rôles principaux. Blanche neige n’a pas besoin de son prince pour se défendre car dans la version remaniée de son histoire elle manie très bien l’épée et est d’ailleurs une guerrière affirmée. Le grand nombre de femmes de la série est vraisemblablement dû au fait que cette dernière se base sur des histoires de princesses mais les scénaristes ont tout de même pris soin de briser les stéréotypes qui veulent qu’elles soient sans défense et obnubilées par la romance et l’amour, même

si l’amour est le thème commun de tous les personnages. Orientation sexuelle : **Spoiler** Mulan est bisexuelle. C’est l’une des surprises de la seconde saison, elle est amoureuse de la belle au bois dormant. Malheureusement ses sentiments ne sont pas réciproques et la romance lesbienne n’est pas exploitée dans le reste de la série. Classe : Dans les flashbacks qui racontent l’enfance d’Emma Swan, le personnage principal, on la voit, orpheline, dans un foyer pour jeunes enfants puis passer à une vie très précaire puisqu’elle s’enfuit et tente de vivre dans la rue durant quelques temps. Dans un épisode de la 3ème saison, Emma rencontre une jeune fugueuse du même âge qu’elle et toutes les deux, s’initient à l’art du vol à l’étalage et entrent par effraction dans une maison de vacances. La fugueuse s’avère en fait être une petite bourgeoise qui rêvait de devenir comme Emma, une vraie pauvre avec de vrais problèmes. Le souvenir de la trahison est l’une des nombreuses histoires du passé d’Emma qui font qu’elle est si forte et si fragile à la fois parce que vivre dans la pauvreté et les différentes épreuves que celle-ci donne un fond de pathétique au personnage qui utilise les souffrances de son passé pour être une héroïne complexe. Politique de respectabilité : Tout est beau, tout est propre, tout le monde est conventionnellement “respectable” dans cette série où les baisers restent pudiques, pas une seule injure n’est prononcée et la sexualisation des personnages est assez limitée.

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Culture : séries US

vues comme parlant de sexe à outrance, où les « blacks » parlent ORANGE IS THE NEW de poulet, etc.), lorsqu’on en BLACK vient à voir les dynamiques dans Note : 4/6 les groupes, la caméra montre les femmes Noires, plurielles, et leurs histoires de femmes Noires, plurielles elles aussi : le sexisme, l’homophobie qu’elles ont vécu, mais aussi leurs capacités (nombreu.ses.x sont les spectateurs. trices qui oublient que Poussey est bilingue, que Taystee est une Résumé et Avis général : crack en maths...). Orange is the new black suit la vie de Piper Chapman, une jeune Genre : Cette série se focalise WASP sur le point de se marier à sur les femmes. Des femmes son fiancé Larry, à partir du mo- partout, des femmes avec leurs ment où elle est rattrapée par son problèmes de femmes, des passé un peu tumultueux : son femmes qui s’en foutent des ex-petite amie a été condamnée hommes, des femmes trans pour deal de drogue, et Piper est (on lève les bras pour Laverne accusée d’avoir été sa partner in Cox), des femmes qui ont des crime. Contre toute attente, elle problèmes causés par les hommes, est jugée coupable et envoyée des femmes qui ne parlent pas dans l’institut correctionnel de Lit- des hommes, des femmes dans un chfield. monde d’homme… Elle tente d’y survivre en tant que bref : un casting à 90% féminin jeune femme qui « n’a rien à faire ; les personnages masculins sont ici », selon ses termes au début de tous en position de domination, la série, et ceux de sa propre mère comme les quatre matons et le un peu plus loin. responsable de la prison, ou le La série est extrêmement satis- fiancé de Piper et tous sont monfaisante tant sur le plan scénaris- trés comme tels. tique qu’au niveau de la repré- On peut remercier les producteurs sentation : une énorme majorité de la série de ne jamais construire du cast est féminin, on y retrouve d’intrigue à base de « male sades personnages LBT, racisés… viourism » et ainsi de conserver Et l’intrigue ne se focalise pas un réalisme aigu face aux dyna(seulement) sur Piper, ce qu’on miques d’oppressions genrées pouvait redouter au début. de notre société. À noter comme petit moins  : pas de personnage Race : Représentation à gogo ! genderqueer/agenre. Dieu bénisse cette série. Même si la représentation des stéréotypes Orientation sexuelle : OITNB est très utilisée, on voit enfin à jouit d’une représentation de plul’écran des bandes féminines qui sieurs orientations sexuelles : s’appellent elles-mêmes « the l’héroïne, Piper, est clairement blacks », « the latinas »… Et dont bisexuelle. Son exe est lesbienne les membres sont aussi variées et se retrouve dans la même que possible. Si chacun de ces prison qu’elle ; il pleut des bigroupes se juge à partir de stéréo- gouines dans cette série et c’est types (scène où les « latinas » sont tant mieux. Mais surtout, la série

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présente les problèmes LBT de ces personnages  : l’histoire de la transition de Sophia est abordée, ses rapports avec sa femme et son fils à partir de cette transition, comment sa femme la supporte, ne la supporte pas, songe à la quitter, va la voir à chaque visite autorisée par la prison… Malheureusement le topos de « la lesbienne amoureuse d’une hétéra » est exploité et il s’applique sur l’autre lesbienne Noire du groupe  : Poussey. À quand des relations bigouines heureuses entre racisées, Jenji Kohan ?

respectabilité quelconque. Ceci étant, plusieurs points font grincer des dents : le fait que la question de « la femme emprisonnée » est abordée du point de vue blanc, le fait que la série charrie malgré tout énormément de stéréotypes raciaux et sur la communauté LGBTQ et surtout que la question de la prison n’est jamais abordée frontalement, ou du moins comme un problème : cette fausse neutralité et la manière dont les dirigeants de la prison sont représentés (quasi tous pourris), mène en fait à l’idée que la prison est une institution « pas si mauvaise que ça », et qui serait un lieu presque agréable si ses directeurs et l’État s’en occupaient mieux. La question de la population carcérale et de l’oppression raciale en prison n’est jamais abordée non plus. Rappelons que la prison est une institution mortifére, surtout pour les personnes raciséEs : la fin de du système carcéral se doit être à l’agenda des luttes d’émancipations.

Classe : Si OITNB part de l’histoire de Piper, une jeune WASP de New York et donc bourgeoise, la série finit par s’attacher aux détenues et les classes sociales explorées sont bien moins aisées que celle de Piper. Certaines détenues junkies, issues de foyers et avant d’orphelinats ; les « redneck » telles que Pennsatucky et ses consoeurs, qui, pour sortir de leur addiction à la meth, se sont tournées vers un catholi-   cisme sec et oppressif au possible THE WALKING DEAD ; les plus vieilles qui sont en taule Note : 4/6 depuis si longtemps qu’on ne pense même plus à leur demander pourquoi ; celles, âgées, qui n’ont plus rien et que l’État jette dehors par manque de place et de fonds, et qui meurent seules dehors… Les Noires de la série appartiennent aussi aux classes précaires, Taystee étant orpheline et dépendante de Vee, Résumé et Avis général : La vie dealeuse. Bref : une représen- du shérif Rick Grimes change tation intéressante et fidèle des lorsqu’il se réveille après une période de coma indéterminée à précarisées. l’hôpital de sa ville, pour découvrir qu’il est absolument seul et Politique de respectabilité : Pour ce qui est de la plupart des que l’hôpital est ravagé. intrigues internes à la série, on Il ne lui faut pas longtemps pour peut se réjouir : il ne semble découvrir que le monde est vicpas que les personnages soient time d’une épidémie qui a transinfluencés par une politique de formé la majorité de l’humanité


en zombies avides de chair humaine. Il tente alors de survivre et surtout de retrouver sa femme et son fils Carl, et en chemin il rencontre d’autres survivants, certains amicaux, d’autres moins. Cette série est intéressante car elle montre le macérât de petits sentiments crades au fond de beaucoup d’humains qui se révèlent en cas de catastrophe, quand la société est abolie. Ceci étant, comme beaucoup de fans, son rythme souvent chaotique me laisse sur ma faim, et l’histoire en prend pour son grade, car le spectateur s’en désintéresse progressivement. Race : Si la série comporte plusieurs personnages racisés, elle met malgré tout plusieurs saisons à mettre en place des personnages Noirs pérennes et dont les traits de caractère sont réellement mis en avant. Lors de la saison 1, seul Glenn s’affirme en tant que personnage principal racisé, T Dog étant tué dans la saison 3 et recevant peu de développement individuel. Glenn a droit à un approfondissement de son personnage : il s’endurcit, apprend à tuer, aura un développement romantique. La série donne également l’étrange impression de tuer les personnages noirs et de les remplacer immédiatement par un autre personnage noir (T-Dog remplacé par Tyrese et Sasha, puis Tyrese et Bob tués, remplacés par le prêtre…). De plus, la série n’aborde jamais la race en tant que telle : certains personnages s’avèrent être noirs, cela ne va pas plus loin. Genre : Plus les saisons avancent, plus la parité semble être de mise dans cette série ; ceci étant, on approche quand

même plus d’un pourcentage de 60/40 en faveur des personnages masculins que d’un 50/50 équitable. Les personnages centraux sont masculins : Rick et Carl Grimes. Les questions de genre sont rarement abordées, la série n’allant pourtant pas obligatoirement vers un essentialisme surfait (le baby-sitter principal de la fille de Rick est bien Tyrese, choisi parce qu’il est le plus fort, et on ne colle pas d’office le bébé dans les mains des femmes). Dans ce contexte post-apocalyptique, les femmes prennent aussi bien les armes que les hommes et font preuve d’autant de sauvagerie. En bref, la série semble prendre le parti de considérer que les rôles genrés n’ont plus lieu d’être dans une société détruite. Orientation sexuelle : L’orientation sexuelle est très peu abordée dans la série, et l’hétérosexualité est presque écrasante. Les seuls personnages dont l’orientation diffère sont d’une part Tara, qui apparaît dans la saison 4, et que l’on comprend lesbienne après avoir vu des flashbacks brefs de sa vie de couple, et d’autre part Aaron et Eric, premier couple gay de survivants, qui est montré lors de la saison 5. L’absence de discours autour de l’orientation sexuelle et l’absence quasi complète de représentation sexuelle autre qu’hétérocentrée est une lacune de la série, comme un tabou auquel il ne faudrait pas toucher. La relation entre Andrea et Michonne me laissait un moment espérer une relation lesbienne, mais je pense qu’elle témoignait de l’incapacité des producteurs à créer une « romance féminine » correcte.

Classe : Comme pour l’orientation sexuelle, le genre et la race, la classe n’est jamais évoquée en tant que telle dans la série. On comprend quand même, à travers les épisodes et les flashbacks, qu’à part Daryl et Merle, tous deux issus de la précarité (les addictions de Merle, leur accent redneck témoignant de leur origine modeste et leur histoire tumultueuse entre maisons de redressement, prison et père alcoolique), tous les personnages sont issus de classes au moins aisées, sinon bourgeoises. À aucun moment, d’ailleurs, la classe n’est utilisée comme vecteur d’un discours autre que celui qui entoure Daryl et Merle, à savoir le discours du précaire qui « s’en sort » en aidant la communauté et l’autre qui se noie dans son égoïsme et qui – très littéralement – en meurt. Politique de respectabilité : Quand on a du sang et des entrailles de zombie jusqu’au coude, la politique de respectabilité vous passe complètement au-dessus. Ceci étant, l’incapacité de la série à avoir un discours quelconque sur la race, la classe, le genre ou l’orientation sexuelle profile un certain discours en filigrane : les seuls survivant.e.s sont celles et ceux qui ont abandonné leur race/classe/genre/ orientation sexuelle sur le chemin. La série laisse entendre que dans un monde post-apocalyptique, tous ces problèmes s’effacent car qu’est-ce que l’homophobie ou le racisme face à des zombies ? C’est assez décevant, car malgré tout des micro société se recréent et deviennent viables mais sans jamais étudier ces problèmes,

laissant toujours entendre que la cruauté frappe tout le monde de la même manière.

PARKS AND RECREATION Note : 4/6

Résumé et Avis général : Parks and Recreation prend la forme d’une espèce de reportage ou de documentaire en cours de réalisation, un peu comme cela a été fait dans The Office (ce sont d’ailleurs les mêmes réalisateurs pour les deux séries), mais prend place dans le département municipal des parcs et des activités de la petite ville américaine de Pawnee. Elle a fini en début d’année 2015, laissant des millions de fans après sept années de bons et loyaux services. Cette série met son spectateur en joie quel qu’il soit ; elle déborde de bons sentiments, mais passe loin d’une mièvrerie malvenue et trace le portrait de gens fondamentalement sympathiques, qui aiment vivre ensemble et tentent de faire de leur mieux pour leur ville. L’humour est parfois caustique, cynique, mais jamais abrasif. Il plaira à tout spectateur de The Office, peut-être même plus : c’est le summum de la feel good serie. Race : La majorité du cast de la série est blanc et les personnages centraux le sont (Leslie Knope, Ron Swanson, Ben Wyatt). Ceci étant, les personnages racisés sont multiples et leurs personnalités sont bien affirmées et

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Culture : séries US

diverses  : Donna Meagle, Tom Haverford, April Ludgate, Ann Perkins, ces quatre personnages récurrents font aussi partie de ceux qui, réellement, FONT la série. Le discours autour de la race est cependant très diffus : si le racisme est parfois condamné (la blague autour de Leslie demandant à Tom : « Where are you from ? » « South Carolina. »), et si par exemple Tom assume et affirme sa couleur de peau en se qualifiant lui-même de chocolat, caramel, « brown Ryan Gosling » et j’en passe, il reste que certaines vannes douteuses made in Amy Poehler restent en travers de la gorge. De plus, le discours autour de la race reste minime. Genre : Au niveau du genre, la série s’affirme elle-même féministe ; Leslie, personnage principal, est féministe active elle-même et fonde dans sa ville un camp scout de filles puisque les scouts traditionnels leur refusent l’entrée ; elle finit par l’ouvrir également aux garçons et se rend compte que certaines filles souhaitent avoir « des activités de garçon » chez les scouts traditionnels. Cet exemple souligne un des gros problèmes de la série : elle verse fréquemment dans l’essentialisme et le binarisme les plus complets, les filles « aiment les trucs de fille  », certaines « aiment les trucs de garçon », mais ça ne va pas plus loin. De plus, si Leslie atteint une position hiérarchique très, très élevée, elle est réellement le seul personnage principal féminin de la série à être présentée comme supérieure hiérarchique de qui que ce soit. Les questions de transidentité ne sont jamais abordées. Orientation sexuelle : Aucun

personnage principal n’est LGB. D’ailleurs, il me semble même qu’aucun personnage de la série n’est présenté comme LGB. La série s’assoit tout simplement sur la question, comme si le hasard avait réuni une ville entière d’individu.e.s hétérosexuel. le.s. La question n’est d’ailleurs jamais abordée, si ce n’est pour tacler les Républicains qui sont présentés comme réacs : le seul personnage dont la série sous-entend clairement qu’il est gay est le mari d’une des plus grandes opposantes de Leslie Knope, une Républicaine qui refuse toute forme d’éducation sexuelle pour les jeunes de Pawnee et pour les retraités aussi. Le mari gay, dans le placard, est présenté comme ultra efféminé, répondant à tous les codes stéréotypiques de la « folle », et ne sortira jamais du placard : il sert réellement d’élément comique pour montrer l’hypocrisie des Républicains. Classe : La classe n’est quasiment jamais abordée. On comprend, à travers les épisodes, que les personnages étant fonctionnaires, l’argent n’est jamais vraiment un problème dans leur vie, ils font partie d’une classe sinon bourgeoise, au moins aisée. Le seul personnage qui déroge à cette règle est Andy Dwyer, qui, sans diplôme, vit pendant un moment sous une tente, faute de mieux ; mais sa précarité est surtout montrée comme source de gags, découlant de son caractère d’homme enfant, incapable d’assumer des responsabilités, et n’ayant pas tout compris au monde du travail. La série s’attache surtout à un discours très américain : celui du succès professionnel et de l’entreprenariat comme un des buts ultimes et atteignables uniquement par du travail acharné ; en pa-

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rallèle, le travail acharné amène toujours aux personnages le succès professionnel. Leslie Knope passe sa vie à bûcher pour obtenir des charges politiques et Tom Haverford devient un modèle de self made man.

couper le souffle : Annalise Keating, interprétée par la brillante Viola Davis. Un scénario retentissant avec plein de rebondissements. Une intensité très forte et bien menée.

Politique de respectabilité : La question de la politique de respectabilité est très intéressante dans cette série, surtout autour du personnage de Donna Meagle ; Donna est une femme noire, grosse, qui aime l’argent, aime le sexe, aime les hommes et ne s’en excuse pas. Elle est même plus ou moins présentée comme role-model dans la série. Elle multiplie les aventures d’un soir, traite les hommes comme des carpettes, aime ça, et s’en fiche, et la série rit avec elle de ces hommes ridicules. Elle est grosse et est le personnage qui a le plus de succès avec les hommes, sans que cela soit sujet de gag. Elle s’organise avec Tom des séances de « Treat yourself ». En gros : de self care, où ils partent ensemble au SPA, faire les boutiques, et cela n’est jamais moqué, mais plutôt célébré. Donna mène sa vie comme elle l’entend et la série nous la fait aimer sous ce prisme, ce qui est très, très rafraîchissant. Vive Donna !

Race : Certains passages de la série sont problématiques. Comme pour Scandal, on retrouve une héroïne noire, en réussite, mariée à un homme blanc (dans Scandal ils ne sont pas mariés), et dont les aventures avec un homme noir sont secondaires. Pire, dans HTGAWM, c’est l’amant noir de Annalise qui va se retrouver en prison et devoir être sacrifié pour protéger Annalise et ses étudiant.e.s. Point tout de même intéressant, l’une des étudiantes noires d’Annalise lui en fait la remarque dans un face à face qui était clairement comme une sorte «  d’entre soi » de noires. S’il est bon qu’il y ait des femmes noires puissantes au cinéma, toujours est-il qu’on peut s’interroger sur la raison pour laquelle elle ne peut être mariée ou être l’amante que d’hommes blancs.

Genre : On retrouve un How to get away peu ici une dimension with murder propre à pas mal de séNote : 5/6 ries télévisées : une femme puissante mais pas heureuse en amour. On peut y voir un brin d’antiféminisme : vous avez tout, l’argent, la beauté, le pouvoir, mais pas l’amour ! Une féministe, Susan Faludi, expliquait que ça faisait partie de la « guerre froide Avis général : » contre les femmes aux Un personnage principal à États-Unis que de toujours


dépeindre des femmes puissantes comme malheureuses en amour dans la plupart des productions culturelles. Pour elle, il s’agit d’une convergence subtile entre plusieurs idéologies de culpabilisation des femmes qui ont refusé le modèle de la femme au foyer, entièrement dédiée à sa famille. Convergence subtile parce que ce n’est pas le fruit d’un « complot » de l’industrie cinématographique ou musicale par exemple. Mais le reflet d’une idéologie patriarcale bien ancrée.

néité façon «   classe moyenne supérieure » ou, disons-le autrement : privilégiés et bourgeois ne semblent pas remise en cause. On dirait que le seul espoir pour les minorités raciales, sexuelles d’être présentes à l’écran passe par l’embourgeoisement et le renforcement de l’idéal méritocratique : Annalise, comme deux de ses étudiant.e.s (les deux noir.e.s), était pauvre, mais en « travaillant dur », elle a pu se faire une place très confortable dans la société. Voilà une manière bien Orientation sexuelle : connue de masquer le Comme dans l’essentiel racisme structurel en prédes séries américaines sentant des personnages ra(à l’exception de The Good cisé.e.s « d’exception » Wife avec le personnage de Kalinda qui sort avec des The 100 hommes et des femmes, sans Note : 4/6 se définir) la sexualité des personnes est présentée sous un mode binaire très basique : il y a les hétéros et les homos. Et plus précisément des « gays », c’est à dire des hommes appartenant à une culture spécifique. On remarquera que dans Avis général : Dans un futur HTGAWM, le noir jouera le post-apocalyptique les humains rôle de l’homo « placard » ont quitté la terre qu’ils ont qui n’assume pas, et l’asia- polluée au point de ne plus tique, le gay racisé séropo. pouvoir y vivre. Le gay blanc est séronéga- Depuis plusieurs générations, des tif, à l’aise dans sa peau et milliers de survivants vivent dans totalement «  out » dans sa une station spatiale où l’air et les famille tolérante. On aurait ressources sont en déclin critique. pu penser à des rôles plus Le gouvernement envoi en déoriginaux pour le coup. sespoir de cause un bataillon de Classe : Si les personnages se diversifient dans les séries télés étasuniennes (on voit plus de noir.e.s, de gays, etc) on est obligé de remarquer qu’en termes de classe sociale par contre, l’homogé-

100 délinquants juvénils sur terre afin de tester son habitabilité et de potentiellement réoccuper la planète abandonnée depuis plus d’un siècle. La série a un rythme qui n’est pas toujours égal avec beaucoup d’action par moment et beaucoup de sentiments et de

psychologie par d’autres d’une manière qui n’est pas toujours convaincante. Race : Du côté des humains civilisés qui viennent de l’espace il y a un homme noir joué par Isaiah Washington et un jeune homme asiatique (Christopher Larkin). Le premier est le président de ce qu’il reste du monde civilisé, le second est l’un des 100 délinquants qui se battent pour leur survie dans le monde hostile qu’il découvre pour la première fois. Le monde futuro-post-apocalyptique de The 100 ne connaît semble-t-il de conflits raciaux. Il y a un certain nombre d’acteurs racisés du côté des barbares survivants à l’apocalypse dont les rôles ont peu d’importance. Ils sont aggressifs et veulent la mort des humains de l’espaces, la dichotomie est assez visible, surtout que les humains/américains veulent une cohabitation pacifique. La division raciale est en fait nettement tracée entre un troisième groupe et les deux premiers. Des survivants à la catastrophe qui a dépeuplé la planète vivent sous terre depuis aussi longtemps que le autres vivent dans l’espace. Ceux-ci s’opposent aux barbares comme aux extra-terrestres et veulent les exploiter comme on exploite le bétail. Genre : Le président est un homme mais le médecin, qui est une femme prend sa place rapidement alors que sa fille, elle-même est à la tête de l’armée d’adolescents descendus avec elle sur terre. Les barbares eux-mêmes ont des femmes à leur commandement et il y a une grande parité en ce qui concerne les guerrier.e.s, technicien.ne.s et autres personnages utiles à la survie dans un scénario catastrophe

où de réelles compétences sont requises. Orientation sexuelle (spoiler) : Le personnage principal échange un baiser torride avec la jeune comandante guerrière mais rien ne se passe de plus après celà. On sent que les scénaristes ont voulu surfer sur la tendance LGBT sans vraiment se mouiller. Choisir des jolies jeunes filles minces et les faire s’embrasser pour un monde qui a déjà sexualisé les lesbiennes depuis longtemps n’a rien de révolutionnaire, même si c’était une surprise inattendue. Le fait que le scénario ne se soit pas du tout dirigé vers une romance lesbienne montre qu’il s’agit d’une demi-mesure symbolique. Classe : La notion de classe est impliquée dans les différents niveaux de hierarchie. Les leaders qui mènent les survivants de l’espace jouissent d’une autorité et d’un respect notable mais il n’y a pas de signe distinctif quant aux classes sociales différentes: tous portent des vêtements très usés, troués, sales et personne ne se lave vraiment les cheveux. Les survivants qui habitent dans une cité sous-terraine protégée mènent une vie différente qui ressemble à ce que nous connaissons du monde occidental. Son président vétu tout de blanc aime peindre, écouter de la musique classique et possède les oeuvres d’art laissées par les générations précédentes. Les barbares ont un style sale, grunge-ethnique et rejettent tout sentiment et signe conventionnel de raffinement ce qui les rend faciles à mépriser et à exploiter car leur sang sert de remède miracle aux habitants de cette cité-bunker où vivent les restes de la civilisation occidentale.

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Nostalgie froide, mélancolie chaude : Néo-colonialisme au Musée des Beaux-arts de Montréal par Tarek LAKHRISSI

« C’est une sensation particulière cette double conscience, ce sentiment de toujours regarder soi-même à travers les yeux des autres, de regarder son âme par le truchement d’un monde qui regarde avec un mépris amusé et avec pitié.» ArrivéEs à l’intérieur du musée, une membre des surveillant.e.s de l’exposition s’est dirigée vers nous. La consigne a été dite de manière froide : « Il faut commencer par Benjamin » en nous montrant la direction par laquelle il fallait commencer, la première salle dédiée à la vie du peintre Benjamin-Constant. Je lui ai répondu que j’allais plutôt dans l’autre direction, me dirigeant dans la salle opposée. C’est avec cet esprit et ce ton insolent que j’écris ce texte : par esprit de contradiction ou critique, dans l’horreur d’un rapport interpersonnel régi par la surveillance et le polissage, dans un monde majoritairement dominé par des idéologies qui prônent la valorisation d’un groupe déjà dominant et qui souhaite dicter la « bonne » tenue à avoir. Celle qu’il est respectable d’adopter dans un musée, dans la rue et même dans l’espace privé. Être civilisÉe, c’est commencer l’exposition dans le bon sens c’est-à-dire selon la manière dont les autres visiteurEs doivent commencer. Cette surveillante n’a fait qu’enclencher un système de défense que j’ai développé en vivant dans une société occidentale en tant que minorité raciale et sexuelle. Ne pas voir les choses de la même manière et commencer toujours par (trop) réfléchir, se risquer à tout déconstruire. Commencer par la dernière salle dans une exposition, c’est aussi une manière de comprendre le processus conceptuel d’une exposition, d’avoir une vue d’ensemble et revenir ensuite sur ses pas – pour comprendre les différents choix entrepris. Au cours de cette exposition, plusieurs questionnements sont intervenus au fur et à mesure que je me baladais dans les différentes salles, au milieu des autres visiteurEs. La plupart sont nés d’un malaise physique, celui de mon corps au milieu de ces inconnuEs, et de mon sentiment d’étrangeté en face des corps peints, ceux de mes ancêtres indirects, inconnus. J’ai décidé de proposer cette étude pour analyser en quoi cette exposition qui prétend avoir une vocation critique ne l’est pas vraiment. Pour ce faire, je passerai par le rappel de la définition de l’orientalisme. Ensuite, je ferai un panorama des différents arguments qui montrent le paradoxe entre la scénographie et le « discours » de l’exposition. Je reviendrai pour finir sur la position de la dernière salle, celle du harem, et sur le choix subtil des artistes marocaines.

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La nostalgie de l’orientalisme ?

Comme le précise Edward Saïd dans L’Orientalisme, inventer et « connaître » l’Orient permettait aux occidentaux de mieux contrôler cette partie du monde, dans le sillage de l’idée foucaldienne selon laquelle le pouvoir se fonde sur un savoir. L’orientalisme est un discours (souvent biaisé). Ce discours a pensé l’Orient pour ainsi mieux l’influencer. Il s’agit d’une construction occidentale et d’une pratique impérialiste, qui ont permis aux principaux acteurs de projeter des fantasmes sexuels (principalement sur les femmes «  orientales » qui auraient une sexualité débridée dans le secret des harems) et leurs caprices de supériorité (l’homme « oriental » serait à la fois peu menaçant, car efféminé, ou désœuvré ou idiot). Couper le monde en deux, d’un côté les occidentaux civilisés et de l’autre, les barbares orientaux, est une façon de mettre à distance l’altérité, toujours objet de curiosité et de fascination, mais sujette au mépris des colons blancs (pour reprendre les termes de Abd-el-Malek, cité par Thomas Brisson : cette altérité « constitutive, de caractère essentialiste »). J’ai souhaité écrire ce texte en tant qu’étudiant en histoire de l’art, afrodescendant et arabe (d’origine marocaine) et né en France dans une banlieue. Ma double position, de par mon identité sociale et mon identité ethnique, fait écho à cette double conscience dont parle W. E. B. Du Bois qui me permet d’avoir une position critique, en tant qu’« exilé » (mélancolique) à la fois physique et intellectuel dans un milieu académique : « C’est une sensation particulière cette double conscience, ce sentiment de toujours regarder soimême à travers les yeux des autres, de regarder son âme par le truchement d’un monde qui regarde avec un mépris amusé et avec pitié. Chacun sent ces deux « –ness », americanness et blackness, deux âmes, deux pensées, deux aspirations non rapprochées, deux idéaux en guerre dans un seul corps noir dont la force obstinée seule l’empêche d’être déchiré. » Il signifie par là, le fait de penser à ce que l’autre (blanc) penserait et de garder une réflexion toujours critique : « Le terme est utilisé pour décrire un individu dont l’identité est divisée en plusieurs facettes. Du Bois a vu la double conscience comme un modèle théorique utile pour comprendre les divisions psychosociales existantes dans la société américaine. »

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Culture

La double conscience décrite ici par Du Bois est alors une faculté qui permet de faire l’éloge de la distance et de l’exil pour mieux comprendre diverses constructions raciales et prendre conscience par ailleurs de la notion de blanchité. Cet argument me permet d’avancer le pouvoir performatif de la notion d’exil, notamment dans cette étude. Une (ex)position, une mise à nu et le piège de la surface. Dans le milieu artistique, l’orientalisme est un courant connu et emblématique de cette idéologie qui trouve ses sources dans la colonisation par la France des pays d’Afrique du Nord et subsaharienne (principalement l’Algérie colonisée et les protectorats de la Tunisie et du Maroc) notamment au XIXe siècle. Sur ce rappel historique de l’orientalisme, qui tient ses sources de l’impérialisme et du colonialisme occidental (dans un continuum spatial et temporel), je me suis réjoui de découvrir que le Musée des Beaux-Arts de Montréal préparait une exposition intitulée : Merveilles et mirages de l’orientalisme (du mardi 27 janvier 2015 au dimanche 31 mai 2015). Comme le titre piégé l’indique, l’accent est mis sur les « merveilles » de l’orientalisme, soit le côté esthétique des œuvres peintes majoritairement par Benjamin-Constant (peintre français orientaliste). Avec bon sens, le terme « mirages » a été ajouté pour ainsi représenter les limites, le caractère fantasmé, factice et immoral de ce mouvement et les critiques qui ont fait date par des intellectuels postcoloniaux (bien que l’occurrence de ce terme, positionnée près de « merveilles » peut faire référence à la rêverie). En allant au musée, j’ai voulu être accompagné d’une amie haïtienne et ontarienne étudiante en muséologie et d’un autre ami, québéco-libanais, en études de la sexualité. Dans la galerie, nous avons vite remarqué que nous étions presque les seules personnes racisées. Assister à ce spectacle qui nous mettait en spectacle a été une véritable violence, violence ressentie physiquement par tou.te.s les trois. Exemple parfait de mise à nu : nos corps donnés à voir dans un musée pour des regards exclusivement blancs qui se délectaient de la beauté, de la surface, des couleurs et du style du peintre Benjamin-Constant. Le paradoxe de la critique non-critique La première chose qui nous a frappé.e.s est la scénographie : un grand paradoxe. Mettre en scène une exposition sur l’orientalisme, principalement axée sur un peintre tout en proposant un discours décrit comme « critique » mais en prenant le soin de proposer une scénographie orientaliste avec des lumières tamisées, des couleurs chaudes sur les murs, une mosaïque blanche, la création d’un harem avec un lit dans la dernière salle…. La deuxième faiblesse serait les cartels. Personne ne les lit puisqu’ils sont trop longs et heureusement, puisque des maladresses racistes y persistent encore comme l’évocation

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de la colonisation de l’Algérie qui prend le soin de préciser que le Maroc, au regard de son pays voisin, était resté « sauvage ». La troisième est liée au public. Qui aujourd’hui va au Musée des Beaux-arts de Montréal ? Je ne connais pas d’études sociologiques et démographiques précises, mais à la découverte du prix du billet par exemple (le régulier est de 22.50 $), cela ne me surprendrait pas qu’il s’agisse de personnes plutôt aisées, notamment parmi celles qui n’ont pas le privilège de disposer d’un prix étudiant par exemple (quasi à moitié prix). Comme je l’ai précisé plus haut, l’exposition était envahie de personnes exclusivement blanches et d’un certain âge. J’ai alors réalisé que ce type d’évènements ou de choix curatoriaux étaient programmés pour répondre à une demande précise : raviver certains fantasmes, conforter des préjugés présents chez les personnes blanches, consciemment ou non racistes, privilégiées économiquement. Je me suis senti mis en scène aux côtés de mes propres ancêtres sur des peintures réalisées par des peintres masculins, colons, blancs et données à voir pour le plaisir de client.e.s et spectateurs.trices avides d’être rassuré.e.s dans leur idée de ce que peut être l’Orient, encore en 2015. J’écoutais les différents commentaires alors que je naviguais entre plusieurs peintures et ceux qui revenaient le plus souvent étaient : « Comme c’est beau ! ». Ah, le gouffre que sont les couleurs. Ces individus ne retiennent que l’aspect esthétique d’une peinture créée dans un courant orientaliste sans prendre en compte la valeur historique ou philosophique de ce mouvement. Ces visiteu.se.r.s refusent d’avoir un quelconque recul ou un esprit critique. Illes répètent inlassablement les mêmes remarques, comme l’illustre une vidéo postée sur la page Facebook du Musée, réalisée pour promouvoir l’exposition avec les retours et témoignages de visiteu.se.r.s (bien sûr tous et toutes blanc.he.s). Ce qu’ils et elles retiennent sont : les couleurs, les épices, les dorures, les belles robes, les belles femmes, le montage, l’ambiance du Maroc et… les couleurs. Sur tous les témoignages des visiteu.se.r.s présent.e.s sur la vidéo, une seule occurrence critique de quelques secondes (faisant référence à la dernière salle du « Harem », supposée illustrer un discours plus nuancé avec les travaux des artistes marocaines comme Lalla Essaydi par exemple) a été maintenue, comme un message subliminal de quelques secondes – comme pour se donner bonne conscience. Tout est créé pour satisfaire les client.e.s blanc.he.s, sans faire l’effort de prendre en compte un.e visiteu.r.se d’une race différente, surtout arabe ou de culture arabo musulmane, notamment dans les descriptions des cartels. Un autre exemple typique, celui de l’évènement créé pour la nuit blanche avec ce programme : Pour attirer le visiteur, on lui propose de le divertir avec tous les clichés


qui le rassurent dans sa conception de l’Orient : danse du ventre, dégustation de thé à la menthe et musique orientale. Le seul effort de nuance est présent dans la dernière salle, qui met en miroir les reproductions fantasmées des harems par les peintres masculins et blancs face aux représentations photographiques de Lalla Essaydi, qui justement critique ces œuvres, tout en gardant un sens fort de l’esthétique dans ses conceptions photographiques. Ce qui m’a frappé est de voir cette salle et cette scénographie doublement orientalistes, du fait des murs aux couleurs chaudes et de la présence surprenante sinon ridicule d’un lit où les visiteurs pouvaient s’installer au milieu de la salle. J’étais ému par les brillantes représentations d’Essaydi au milieu de tout ce capharnaüm, par son effort de trouver une agentivité à travers ses portraits de femmes marocaines; agentivité finalement confisquée, car prise au piège par l’essentiel du discours promulgué sur les murs de cette exposition. La réflexion m’amène à considérer la question de l’orientalisme liée au traitement du sujet féminin comme objet doublement autre , à la fois femme et arabe – par rapport à Lalla Essaydi, Yasmina Bouziane et Majida Khattari. En effet, le féminisme acceptable (à comprendre blanc) prône l’idéologie de la libération du corps de la femme arabe en opposition à la femme voilée. Le choix de rendre visible le travail photographique d’artistes marocaines contemporaines est symptomatique d’une conception de la construction de la féminité arabe. Dernière salle, qui aboutit à la boutique de souvenirs. Il n’est pas nécessaire de développer sur le capital orientaliste que représentent les petits bijoux ou tajines à acheter pour emporter avec soi un bout d’Orient volé, dupliqué et destitué – comme toutes les collections « ethniques » muséales présentes en Occident .

Conclusion

L’exposition intitulée Merveilles et mirages de l’orientalisme inaugurée le mardi 27 janvier 2015 et qui se tient jusqu’au dimanche 31 mai 2015 a actuellement lieu au MBAM (Musée des Beaux-Arts de Montréal). Cet évènement m’a permis de produire une réflexion autour de l’orientalisme et du choix idéologique ici opéré, à commencer par une politique ambiguë du langage et du discours et une certaine instrumentalisation du corps des femmes à des fins économiques et néocolonialistes. Le but de ce travail est de rappeler les apports principaux d’Edward Saïd sur la question de l’Orientalisme et de réfléchir au traitement de la question par l’établissement muséal à partir de l’exemple de l’exposition. À partir d’un point de vue subjectif, je souhaitais rendre compte de la violence symbolique et éthique qui traverse Mirages et Merveilles. La problématique de l’essai s’axe donc sur l’entreprise

paradoxale du choix curatorial : comment reprendre une rhétorique et une scénographie orientalistes pour « critiquer » le phénomène ? Et qu’est-ce que cela peut révéler sur la politique de l’établissement ? Cette exposition est l’illustration d’un néocolonialisme, sinon d’une nostalgie du colonialisme. Cela se manifeste d’autant plus par l’effet de distance qui tend à rassurer les visiteu.se.r.s et leur confirmer qu’il s’agit d’un phénomène propre à la France (éloigné dans l’espace) et historiquement lointain (éloigné dans le temps), pour que ces dernier.e.s (québécoi.se.s) soient « à l’aise » et diverti.e.s au sens où Guy Debord l’entend dans La Société du Spectacle. Pour ensuite rentrer chez eux et se dire : « Quelle belle exposition ! J’ai voyagé sur un tapis en Orient avec Aladin et Jasmine » et faire le choix ainsi, d’ignorer toute la réalité coloniale et violente de l’orientalisme et d’éviter par la même occasion d’apprendre au moins une chose intéressante de cette exposition. Se confinant sans arrêt à l’expression art = beau (et c’est tout), sans prendre un tant soit peu de distance critique. Proposer un tel angle d’approche de l’exposition du MBAM permet de faire un lien entre les théories postcoloniales dans l’art et la culture, et de revenir sur la place du corps de la femme (et du sujet minoritaire) comme réceptacle et sujet politique autour de l’enjeu artistique. Enfin, je serais incapable de décrire la violence que j’ai ressentie, aux côtés de mes ami.e.s, tou.te.s aussi bouleversé.e.s, par ce type de carnage silencieux. Bien qu’il y ait eu un effort biaisé de critique vis-à-vis du colonialisme et de l’orientalisme, il n’empêche qu’il est très aisé de ne pas y accorder une importance (noyée dans des explications infinies et soporifiques) et de se concentrer uniquement sur l’aspect esthétique des œuvres de Benjamin-Constant ou des photographes marocaines. D’où le piège de l’esthétique, le beau qui endort et conforte dans la conception générale qu’un tableau doit simplement être beau, et coupé de son contexte. Mélancolique et piégé au milieu des autres visiteurEs nostalgiques, je me suis demandé alors, en regardant toutes ces femmes et ces hommes représenté.e.s, si c’était leur faire justice que de ne s’attarder alors que sur leur beauté, le style si singulier du peintre, sans prendre en compte leurs agentivités colorées et supprimées, exhibées dans le cimetière du Musée et les ruines de la Culture. BIBLIOGRAPHIE BRISSON, Thomas, « La critique Arabe de l’orientalisme en France et aux États-unis », Revue d’anthropologie des connaissances 3/ 2008 (Vol. 2, n° 3), p. 505-521. DORLIN, Elsa, « Performe ton genre, performe ta race ! Re-penser l’articulation du sexisme et du racisme à l’ère de la postcolonie », janvier 2007. Disponible en ligne sur le site de Sophia en français et en néerlandais. Lien : http:// sophia.be [consulté le 6-4-2015] SAID, Edward, L’orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, (1978), édition française : Paris, Le Seuil, 1980.

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déRACinés

Culture - Poésie

Race ta race, race-la bien avec de l’eau Racez-vous avec une lame de vos contentieux, avec précision Ratiocinez sur ces races d’hommes en laisse qui prendront le pouvoir sur vos rations de raison en carton Passez-moi la race que je la rase de vos imprécations, de vos théories sans nom J’en fais tout un monde de mots qui n’auront plus de sens que celui qu’on aura déjà oublié, ma race. Rassure-toi Il n’y aura plus de races Rassure-toi Ce n’était qu’une farce Ils nous ont pris notre race de temps à nous inculquer des rationnels raisonnements sans nom toujours Dis bonjour au rassemblement Fais-lui la cour avec grâce Nous danserons la valse de la race disparue Faisant un contrepied à ces Lapouge et Gobineau qui ont su dire oui à la race. Restaurez-vous de ce festin racé Rassassiés vous serez par Ces têtes de nègres et ces peaux jaunes Que nous aurons mis en broche dans nos caisses de dépôt De ce melting pot de damnés racisés Nous cuirons une race supérieure universalisée ! En souvenir de leur multitude d’inepties on se rassemblera pour danser cette valse des races disparues, ma rate. Je nique votre race ! J’ai tellement la trique. Rasseyez-vous, je vous prie Je ne voulais vous offusquer, Vous déracer De votre rassurante position. Je lui fais l’amour pour mieux la tuer Je la bâtardise votre race Pour mieux la détruire Il n’y a que l’amour pour La nuire Je n’aurai juste envie que de la fourrer pour qu’elle se taise Mais un malaise… Pourquoi je fourre que du vide ? La République m’a dit qu’elle n’existait pas Je m’en souviens maintenant ! Nous sommes tous égaux en droit Une et indivisible Elle ne fait pas de chichis devant ta tête de métèque rassis Ce qu’on en dit, les Lumières pendant que les Ténèbres ténébraient encore plus ta race de destin au milieu des empiriques flocons de coton virevoltant sous le coup de fouet racisé pendant qu’on a parqué

ta face de rat dans les buildings en-quarantainisés pendant que sur les scènes du music-hall parisien Chocolat clown nègre faisait ses nègreries avant de partir pour les champs de bataille de la Marne avec seulement sa chéchia comme signe de sa racerie pendant que le bougnoule décapité, le nègre bamboulisé, le jaune scarifié voient leur humanité un tantinet suspectée Loin Nous sommes loin D’une société sans races qui déplonge de l’aphasie Français de souche Douteuse Ils ont pas la tête rationnelle de l’emploi Mais l’emploi de leur tête racialise leurs emplois Le videur et le dealer n’ont qu’une seule couleur Celle des damnés de la terreur Le tirailleur Celle de la force majeure Il surveille ce qu’on a pensé être son semblable racé Il donne aux veines des autres le suc du vice pour que leurs vies s’amenuisent au seul désir de dépenser pour se défoncer Il se fait défoncer par des balles d’une nation dont il n’a peut-être jamais entendu le nom Chantons ses louanges au détour des commémorations et des poses de légion d’honneur sur les poitrines des mêmes compagnons Il deale avec les mailles du rouage tiraillant du regard le grain de sable qui ferait dérailler une machine qui le broie autant que ceux qu’il surveille Il deale avec ceux-là même qui font les lois contre son attirail souterrain Il deale avec la mémoire sélective qui a vidé de ses souvenirs ses prouesses d’antan Du service aux particuliers à l’intérêt général nationalisé elle garde les enfants des autres elle récure les halls d’entreprises des autres elle rince les culs des parents âgés des autres elle n’est qu’une autre parmi les autres qu’on appelle pour son efficacité racialisant de main d’œuvre souriante Témoins dérangeants de l’équivoque unicité de l’apparente blancheur univoque ils sont les corps invisibles inviolés dans l’oubli et le déni qui font les veilleurs d’un système bien établi Dédouané(e)s de toute leur charpente d’être ils sont les indigènes de la manutention devenus l’archétype des muscles sans cervelle du corps sans esprit, du corps indésirable de la force sans puissance ascendante Des racetons Des sous-races De la marmaille qu’on éduque au petit nègre à la Marseillaise à la libertégalitéfraternité

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à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen Loin Nous sommes loin D’une société sans races qui déplonge de l’aphasie Enfants de la République Bâtards non reconnus qui cherchent l’amour vers des bras faussement tendus Ils sont la progéniture Qu’on jette en pâtures dont l’existence cachée dans les secrets de familles enfouis Ne peut sortir qu’à l’occasion de crise d’asphyxie inouïe Frappés alors par l’obsession de la commémoration alimentée par l’actualisation infernale du refoulé les rebelles de la mémoire raturée sont pourtant condamnés à la liberté Racez-la moi cette République Négrifiez-moi la Marianne Bridez ses yeux et cotonnez ses cheveux, adorez ses yeux bleus Qu’elle devienne un conglomérat dont on ne saura que faire Que de l’aimer On n’aura plus qu’à l’accepter puisqu’elle est née L’accepter et l’aimer Renaissance d’une nouvelle identité nationale Purgée de la pureté raciale agrémentée par le décret du ministère de la Bâtardise Voguons voguons vers une émancipation salutaire des grands décideurs pour l’inhumanité qui ne savent que dire oui à la race Aux couleurs racémiques de la nation rancie La liberté guidant le peuple Nos racines de damnés racisés Se mêlent à la grandeur rassurante D’une humanité déracialisée ? Pas encore ! Prenons pour exemple récent et lassant Le Guéant vert et son haricot magique qui lui sert de raison rabougrie. Pas de Jack mais un conte tout de même qui rend futile toute croyance rationnelle à ce charivari de restes d’un esprit encore peu raciste Les « civilisations inférieures » ont certainement certainement certainement envie de vous rassurer dans votre position en vous envoyant un Y’A BON ! bien racé Racinairement vôtre.

Par Marie-Julie Chalu



« PERSONNE DANS LE MONDE OU DANS L’HISTOIRE

N’A JAMAIS OBTENU

SA LIBERTÉ

EN FAISANT APPEL AU SENS MORaL DE

L’OPPRESSEUR » ASSATA SHAKHUR


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