ちゃわんや
二人の息子と若き人々へ
樂 吉左衞門
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Chawanya À mes deux fils, à la jeunesse
Raku Kichizaemon
Chawanya © Les Éditions Ateliers d’Art de France, octobre 2018 8 rue Chaptal, 75009 Paris – France Imprimé au Japon ISBN : 979-10-96404-11-7
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PRÉFACE
LA TERRE & LES NUAGES
Ateliers d’Art de France a choisi d’éditer ici la version française d’un livre exceptionnel – 80 bols à thé et 80 courts poèmes posés auprès de chacun d’eux. On pressent déjà, au moment de le découvrir, qu’en ce livre réside la somme de l’existence de son auteur et des siècles qui l’ont préparé.
Le raku est inventé au Japon à la fin du XV e siècle, il est introduit en France d’abord par Bernard Leach, dans les années 1950, et c’est aux États-Unis surtout qu’il se développe. Il faudra attendre 1981, et la venue de Paul Soldner à Aix-en-Provence pour que la poterie de style raku se répande en peu de temps d’un bout à l’autre du pays. La réalisation de telles poteries est en effet rapide, facilement spectaculaire, puisque la pièce portée au rouge dans le four est retirée brusquement à l’air libre, le choc thermique révélant en un instant les métamorphoses de l’émail. Pris comme technique, le raku est en effet une pratique ludique, il accepte les trous, les fentes et tous les accidents de cuisson comme autant d’aventures de la matière en fusion. Mais les origines japonaises de cette façon de faire sont au-delà des surprises du four. Lié sans doute à une expérience de l’imperfection et de l’éphémère, le raku est avant tout une esthétique intégrée à une philosophie plus vaste ; au Japon, on n’imagine pas le bol raku dans un autre contexte que celui de la Cérémonie du thé, (dite Chanoyu, littéralement « l’eau chaude pour le thé » ou bien Sadô, « la Voie du Thé » ). Cela ne signifie pas, non plus, que le chawan, le bol à thé, soit un objet de culte... Disons, pour simplifier, que l’usage du chawan dépend d’un ensemble formel dont tous les gestes sont codés, parce qu’il peut être objet de contemplation.
Non seulement ce livre est d’une grande beauté, dans le dépouillement et la douceur de sa structure, qui reflète la simplicité éclose dans le cœur de l’auteur, mais il se tient précisément au cœur de la communauté des métiers d’art en France. Il est au centre des valeurs que portent les ateliers d’art. Pourtant, il vient de très loin ! D’une terre insulaire située bien en deçà du soleil levant. Il est né d’une écriture étrange où l’on devine des jardins bien enclos, des arbres et des maisons, des branches disposées en étages, une cascade et des éclats de rire. Il vient d’une langue inconnue aux sonorités cristallines, tel le tintement d’une goutte dans l’air clair du matin. Mais il parle de l’engagement dans les ateliers, dans la relation avec la terre et l’air, le jeu de l’eau et du feu, le fil souple qui s’étire et s’enroule, les fibres d’arbre qui attendent d’être découvertes ou le marbre qui scintille quand la lumière s’aventure en ses profondeurs diaphanes, comme dans l’atelier scintillent les rêves et les aspirations des créateurs. Ce livre décrit l’Histoire universelle de l’humanité dans la forme immobile d’un bol à thé. Il écoute les confidences murmurées en secret entre l’art céramique et la poésie. Il raconte les rencontres entre les cultures, par-delà l’Orient et l’Occident, et les cycles incessants des saisons. Le bol à thé est là, offert sur la table, comme posé sur la page. Il donne à contempler la Terre avec ses montagnes au loin et ses rivières, les cailloux sur le bord du chemin et la tige qui s’agite au souffle du printemps. Qui mieux qu’un bol à thé peut représenter l’univers par-delà les civilisations et les siècles ? Le poème l’accompagne comme un délassement, une pause après l’incandescence de l’action, un repos. Autour du bol à thé, les paroles s’élèvent en volutes légères ; elles viennent caresser son épaule ; elles s’amusent à lui frôler la lèvre, l’enroulent en leurs sillages qui s’évanouiront bientôt, tel un songe de l’après-midi, une buée qui flotte un instant encore auprès du visage du dormeur, avant de s’effacer avec les halos de vapeur au-dessus du thé en préparation. Son auteur se présente à nous. Il se nomme chawanya – celui qui fait les bols à thé. Aude Tahon Présidente d’Ateliers d’Art de France
Ateliers d’Art de France fédère plus de 6 000 artisans d’art, artistes et manufactures d’art. Syndicat professionnel des métiers d’art, sa mission est de valoriser, de représenter le secteur et de veiller au développement économique des ateliers d’art. Profondément investi dans les champs éducatif, culturel et social, Ateliers d’Art de France déploie des actions phares pour la structuration et le rayonnement des métiers d’art, en France ou à l’international. Les Éditions Ateliers d’Art de France, fondées en 2016 par Ateliers d’Art de France, œuvrent à la reconnaissance de la place et du rôle de l’artisan créateur dans la société. Elles diffusent une pensée et une connaissance sur les métiers d’art par la publication de monographies de créateurs, d’ouvrages d’art, d’essais, de livres techniques et pédagogiques et de guides, ainsi qu’à travers le magazine Ateliers d’Art et La Revue de la céramique et du verre. Les Éditions Ateliers d’Art de France sont la voix des professionnels de la création.
Chawanya est un livre important à plus d’un titre ; c’est celui d’un potier « auteur de chawans » (chawanya), qui a consacré sa vie à faire des bols à thé, parce qu’il était né dans une famille dont c’était la charge, la famille Raku, mais aussi parce qu’il l’a décidé personnellement. Témoignage inédit, il s’agit aussi d’un travail littéraire ; à chaque bol présenté est associé un texte, un poème. Les poèmes qui ne ressortissent pas toujours d’une forme fixe sont souvent plus narratifs que lyriques, d’une poésie objective. En effet, s’il s’agit d’abord du bol, dont le poème commente le titre – laissé en japonais, non traduit – ; c’est le bol qui fait événement, c’est le bol qui est célébré. Parce qu’il est unique et parce qu’il marque une étape dans le voyage de l’auteur qui va de la vie à la mort. Plus que de la biographie d’un seul, il s’agit alors du destin commun à tous les individus. L’œuvre nous est proposée comme elle le fut au four. Réussira-t-elle à nous toucher ? Raku Kichizaemon XV tient donc à se présenter comme « auteur ». Quatre cents ans ont passé, quinze générations se sont succédé depuis la création du premier bol raku par Chôjiro, le fondateur de la lignée. C’est un fait historique. Une nouvelle céramique est née à Kyoto, à la fin du XV e siècle. S’interroger sur ce lignage est le premier souci de Kichizaemon. On s’en imagine le poids. Or, les premiers bols raku furent choisis par Sen no Rikyû, qui révolutionna le monde du thé en les préférant aux bols luxueux importés de Chine. Aussi Chojirô, l’ancêtre fondateur, et Rikyû sont-ils les pivots de la réflexion de Raku, au XXIe siècle, comme ils le furent pour chacun de ses prédécesseurs. Comment la transmission a-t-elle lieu ? se demande Raku. (En effet, demain, Atsundo, son fils aîné, deviendra Kichizaemon XVI). Est-ce affaire de technique ? Ce serait trop simple. L’apprentissage est au-delà des recettes, au-delà des paroles, il passe par un regard sur le monde, la constitution d’un paysage intérieur. Kichizaemon, se disant chawanya, fait vœu de modestie : le bol n’est en soi que support de méditation. Il participe à la prose du monde. Mais y a-t-il rien de moins prosaïque ? je le demande... Dans ce livre, les photographies montrent des terres cuites, les textes évoquent le ciel, les nuages et le feu. Ces mots nous parlent. Et, pourtant, quand il s’agit de Nature, saisissons-nous vraiment ?
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Jusqu’à quel point un Occidental nourri de Virgile et de Victor Hugo comprendra-t-il un Japonais, nourri de Li Po et de Bashô ? Saïgyô et Bashô, par exemple, se nomment eux-mêmes les « compagnons des nuages » et l’amour mystique de la nature hante leurs errances de voyageurs infatigables. Et pourtant Rimbaud : « Mon auberge était à la Grande-Ourse. Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou. » Le Japonais qui entend parler d’« ossements blanchis » pensera, sans doute, aussitôt au « Dussent mes os blanchir » de Bashô, aussi sûr que le Français saura identifier la « Morne plaine » hugolienne. (Les cigales d’Osaka et de Manosque n’ont ni la même taille, ni le même chant.) L’œuvre réussira-t-elle à nous toucher, nous qui ignorons tout du thé et de la poésie orientale ? Depuis la tournée de Bernard Leach et Soetsu Yanagi aux États-Unis, en 1950, le raku est donc célèbre en Occident. Il a connu un immense succès en France sans que l’on sache même que derrière le nom commun il y eût un nom propre. On a retenu une façon de jouer avec le hasard... Ceux qui ont eu la chance d’assister à cet atelier d’Aix en ont tiré substance à exploiter, dépassant la naïveté des émules simplistes de la cuisson raku, ravis parce qu’ils furent surpris. Les meilleurs, d’ailleurs, l’ont fait de façon paradoxale, nourrissant le raku japonais de pratiques tout autres – africaine, monumentale, etc. –, ou bien en retenant la palette de l’enfumage et du choc thermique, ou encore l’intégrant à des installations. Disons que le raku japonais est alors en Occident l’opérateur d’expériences cruciales qui n’auraient sans doute pas eu lieu sans lui. À voir le travail de ces artistes, on vérifie qu’il n’y a pas d’œuvre réussie sans charge poétique. Il n’y a de poétique que du matériau lui-même, de sa langue. Dans sa manière de brusquer la terre et de la révéler, le raku est une façon de la faire parler. Et « revenir à l’invention, à la nature créative » est un précepte universel. La Cérémonie du thé, dit-on, est née chez les moines zen, qui prenaient du thé pour rester éveillés. Du zen, une façon de s’abstraire des turbulences du monde et, même quand la guerre fait rage, de jouir de l’instant, c’est-à-dire des passages de la lumière, du chant de la bouilloire et de la présence des ustensiles choisis. Mais Raku nous montre qu’il y a encore d’autres sources poétiques : je veux, dit-il, « ramener le bol au royaume de l’invention ». Raku dénonce l’usage social et mondain de la Cérémonie du thé, et, allant plus loin, il en appelle à une restauration du lien essentiel entre nature et création. Quand Bashô écrit : « Oublions la barbarie, laissons s’en aller l’animal brut, et suivons la nature créatrice, revenons à la nature créatrice » (il emploie le terme zokka, la « nature/création »), il se réfère au taoïsme, pour qui la nature est le fondement ultime, « à quoi tout revient ». Le tao agit spontanément, il suit sa nature. Son comportement est dénué d’action et d’intention, il transmet cette force aux choses qui leur permet de devenir ce qu’elles sont... Oui, dira-t-on, Raku, en effet, s’insurge contre l’objet manufacturé, objet de la technique (et, dans ses avatars esthétiques, du design), pour lequel l’objet répond à un plan, un ensemble d’intentions parfaitement raisonnées, mais, lorsqu’il insiste sur son geste de coupe et d’entame de la forme du bol, il s’agit d’une action, et d’une action radicale – il ne laisse pas faire la nature, n’est-ce pas ? En fait, il faut considérer cette amplification que le taoïsme donne au mot nature : le monde tel qu’il m’entoure et m’englobe, mais aussi sa raison d’être. Or, le taoïsme parle aussi de la méthode de la perte : Raku, lorsqu’il assène un coup de lame à son bol, le fait sans but et sans colère. S’il détruit le bol, il n’y aura rien à voir… Il le fait pour voir. Et c’est bien là tout le sujet de la céramique : on propose des objets, des gestes au four et c’est le feu qui révèlera l’objet – ou non. Travailler comme la nature et non pas seulement avec l’esprit. « Chercher la connaissance consiste à accumuler de jour en jour ; chercher le tao signifie perdre de jour en jour » (Lao Tseu). Ici, ce que l’on appellerait spiritualité, plutôt que connaissance, est donc fusion avec la nature. Le même principe est à l’œuvre dans la poésie de Bashô et dans l’art du thé de Rikyû. Pour cela, il faut s’esseuler (Raku parle de « soliloque »).
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Mais, finalement, si l’on est seul, c’est pour les autres (« un ami à trouver »). Ce n’est pas le moindre des paradoxes de la création artistique, s’amputer pour se retrouver comme les autres, avec les autres, entier. Dans cet ouvrage, les poèmes de Raku ne sont pas des haïkus. Or, dans certaines œuvres de Bashô, le haïku proprement dit est assorti d’un commentaire en prose décrivant une situation qui a pu être celle de la rédaction du poème, ou même d’une narration qui l’enchâsse – l’ensemble étant dit haïbun. Ici, c’est finalement le bol qui fait poème et le texte, fût-il poétique, qui nous donne quelques éléments pour mieux en saisir le sens. Mais, comme pour le haïku, le texte second « cadre » ; il n’explique pas. On pourrait presque dire que le bol est un haïku cuit ! Il y a le bol, puis son titre, puis le poème. Et puis, il y a un autre bol, un autre, etc. On pourrait appeler cela Une vie, une œuvre... Depuis 1966, Raku n’a fait que des bols, par milliers. À chaque fois, il n’a gardé que les meilleurs, parmi lesquels, aujourd’hui, il choisit ceux qui lui semblent faire date. Reste le problème de la langue… Nous remercierons ici Rupert Faulkner dont la traduction en anglais souvent nous a servi de garde-fou. Un regard averti notera que cinq poèmes de Raku sont écrits en chinois (pour être lus en japonais), puis réécrits, sur la colonne en face, en japonais. Or, le texte japonais et plus encore le chinois se présentent sous une forme courte et concise. La syntaxe, anglaise ou française, requiert davantage de signes. L’idéogramme est alors déployé, mouillé, délayé avec une surcharge discursive qui va forcément nuire au rythme de la pensée elle-même. Quand la forme ramassée du poème laisse flotter, par exemple, les nuances imperceptibles des changements de saison (ou d’émotion), sa traduction risque d’assécher sa richesse sémantique. La traduction va ainsi voyager entre le sec et le mouillé – entre la terre, la pluie et les nuages. C’est pour cela qu’il faut en revenir au bol. Chaque bol n’est pas « l’expression » du paysage intérieur, mais participe à la construction de celui-ci. C’est ce que nous attendons de l’art. Quoiqu’il en ait, Raku œuvre donc en artiste. L’artiste ne saurait se satisfaire de ce qu’il a trouvé. Il convoque alors le hasard, l’accident, et ce n’est que parce qu’il y a risque qu’il y a possibilité d’accéder non pas au bel objet, poli et fonctionnel, mais au sublime. Et Kichizaemon XV, instruit par l’art contemporain, ira jusqu’à tenter l’expérience d’une interprétation vidéo de ses bols. Son père, déjà, avait pu s’inspirer des peintures de Paul Klee. À ce moment-là, à nos yeux occidentaux, le paradoxe est que cela soit utile. Cela sert au thé, répond à des règles tout en les dépassant... L’esthétique répugne à savoir si les amphores d’Euphronios étaient remplies de vin ou d’huile. Il faudra s’y faire ! Et ce n’est peut-être qu’à ce titre que l’Occident pourra enfin reconnaître la place de l’Art céramique, quelque part entre la Peinture et la Sculpture – et se doter d’une esthétique des matériaux... Pour cela, il est nécessaire de prendre en compte le goût, le toucher et l’odorat. Sensations de l’obscur et du profond que le chawan suscite et que l’amoureux connaît. Andoche Praudel Kyoto, 2018
De formation universitaire (Docteur ès lettres, philosophie, 1978) Andoche Praudel a fréquenté divers ateliers de céramique au Japon dès 1993, dont un passage édifiant chez Ryoji Koié. Ayant bénéficié d’un séjour à la Villa Kujoyama de Kyoto pour écrire un livre sur la céramique japonaise, Andoche s’y rend accompagné de son épouse Eiko Kuki et se lie d’amitié avec Raku. Depuis lors, Andoche et Kichizaemon se voient régulièrement à Kyoto ou dans l’atelier d’Andoche en Corrèze.
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芸術家ならず 職人ならず 陶芸家ならず 陶工ならず 我はちゃわんや
Ni artiste, ni artisan, ni potier, mais chawanya.
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プロローグ
Prologue
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1966 -1980 襲名以前
1966-1980, avant de prétendre au nom de Raku
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1981-1987 襲名・初個展・第二回個展
1981-1987, l’appropriation du nom de Raku – première et deuxième expositions personnelles
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1986-1990 個展「天問」
1986-1990, Tenmon, une exposition personnelle
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1991-2000 「天問」以後
1991-2000, après Tenmon
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2001-2011 今日
2001-2011, œuvres récentes
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エピローグ
Épilogue
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白 雲 を 駆 け の ぼ り た る 尾 花 か な 闇 浄
Blancs nuages chassés d’herbes folles Anjō
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残 り 陽 を あ や つ り 舞 う や 芒 白 雲 共 に 狂 わ ん わ れ を 隔 だ つ な
Ce soir, dans la lumière vespérale C’est la danse du nuage et de l’herbe Prenez-moi dans vos bras, que j’aie ma part du délire
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1966-1980 襲名以前 Avant de prétendre au nom de Raku
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