La Mémoire du Corps

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Je n'étais plus qu'un vieil homme face à la mort.

Même si un miracle venait à m'accorder un peu de sursis cela n'aurait plus aucun sens.

Car j'étais déjà presque un cadavre.

J'étais conscient de l'imminence de ma mort.

Je n'arrivais pas à savoir si j'étais celui qui reposait sur sa couche ou celui qui l'observait.

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La mĂŠmoire du corps

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Voici ma femme.

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Je la reconnais, bien que je n'aie aucun souvenir de ma vie passĂŠe.

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Ma fille et mon fiIs et probablement ma petite fille... Je ne me rappelle plus d'avoir vu grandir mes propres enfants. Cependant je suis encore capable de les reconnaĂŽtre.

Ils ont l'air tristes.

La tristesse et la fatigue les ont ĂŠprouvĂŠs. Ils souhaitent que tout cela cesse au plus vite.

Mais ils attendent ma mort. Je le sens.

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Je ne leur en veux pas.

Ai-je été un bon père ?

On peut désirer qu'une personne cesse enfin de souffrir et tout à la fois en éprouver de la peine...

Probablement un père ni moins bon ni meilleur qu'un autre.

Clic

Et ma femme, que pense-t-elle de tout cela ?

Son visage est inexpressif. Elle me regarde, bouche close.

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Peut-être que tout ce que nous avons vécu à deux l'a épuisée.

Par égard pour elle, je pourrais renoncer à la vie.

Mais je ne le veux pas.

Il n'arrête pas de déféquer. Pourtant il n'a rien mangé.

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C'est le signe qu'il va bientôt partir.

Je ne voulais pas leur infliger cela...

J'ai honte.

Mais là, c'est ma tête qui parle. Car mon corps, lui, prend du plaisir.

On l'a lavé et on lui a mis une nouvelle serviette propre et sèche. Il est satisfait, ce corps.

« Je ne veux pas mourir. » Ainsi parle mon pauvre corps usé.

ha n han

Ce con s'exprime avec bien plus de franchise que je ne le ferais.

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Cela résume bien ma vie.

C'est sans doute la raison pour laquelle je n'ai jamais eu les pieds sur terre.

J'ai l'impression que ma tête et mon corps ont toujours représenté deux entités bien distinctes.

Je n'apprécie pas particulièrement ma tête. Cependant je n'ai fait, toute ma vie durant, que lui obéir fidèlement.

Ma tête était pleine, mais mon corps était vide. Mes pensées n'étaient cependant pas d'une grande profondeur.

Je me souviens d'une personne qui m'a quitté car son corps était triste.

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Vers la fin de mes études universitaires, j'ai entrepris de vivre en concubinage avec une femme dans une chambre en banlieue de Séoul.

Tu marches encore en regardant le sol !

Tu cherches des pièces par terre ?

Je n'avais aucune connaissance à Séoul, et je n'avais du reste pas annoncé cette nouvelle à mes parents qui étaient au pays. Je menais une vie assez libre.

Pfiou...

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Lève-toi. Le propriétaire n'aime pas que tu t'allonges ici.

Je trouvais cette vie excitante.

On s'en moque. Il n'est pas là.

On discutait littérature en buvant du thé. On partageait notre opinion sur le film que nous avions vu en marchant le long du palais Deoksu* jusque tard dans la nuit.

J'avais l'impression...

...de mener une vie de bohème à l'européenne, la même que celle décrite dans les livres que j'avais lus.

*NDT : Palais construit au XV e siècle, situé à Séoul.

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Je me sentais fier devant les copains. Cli ng

Santé !

Car au sortir de l'université, leur vie semblait toute tracée et s'annonçait monotone, tandis que moi je m'apprêtais à embrasser une vie de bohème.

Réduction sur la séance du matin / Guichet

Cigarettes

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Je voudrais vivre en Europe.

Là-bas on n'accorde pas d'importance au regard des autres. On peut flirter librement...

Si on partait vivre à l'étranger ?

Tu sais combien il est difficile de partir à l'étranger ? On n'a même pas d'argent...

On peut en gagner une fois sur place.

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Tu ne dis pas ça par manque de volonté ?

Ce n'est pas aussi facile que ça.

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Elle avait raison. Si je l'avais vraiment voulu, j'aurais au moins tenté ma chance. Pteuh

J'avais un pied dans cette vie et l'autre chez mes parents.

Mes pas étaient toujours dirigés vers elle. Mais mon centre de gravité restait chez mes parents.

Je ne leur ai jamais souffIé mot de son existence.

A plus tard !

C'est sans doute pour cette raison que mes parents ne m'ont jamais contraint à me marier jeune.

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Mais je savais que contrairement à moi, elle était entière et envisageait notre relation de façon durable, et cela me pesait.

J'étais persuadé que si je m'éloignais d'elle, elle en souffrirait à en perdre pied.

Mère, pourquoi êtes-vous venue jusqu'ici alors que vos jambes vous font souffrir?

v roo

m

Mon pauvre ! Tu as maigri...

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Quelques années plus tard, mes parents ont déménagé à Séoul avec la famille de mon frère aîné. Cet événement a eu raison de notre vie commune.

Je redoublais d'efforts afin de dissimuler à ma famille mon concubinage. Je passais de plus en plus souvent chez mon frère aîné.

Tonton !

Viens vivre avec nous.

Whaouh ! C'est super chez toi !

Ce n'est pas l'envie qui manque, mais c'est loin de mon lieu de travail...

Par contre, je viendrai les weekends.

Chez eux, il y avait déjà une chambre prête à m'accueillir.

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Je pensais que ce n'était peut-être pas si mal comme situation.

Café Myong-in

En attendant tes visites, je songeais: pourquoi ne pas vivre ainsi...

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...rester auprès de toi comme le ferait une amie ou une compagne...

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Cette idée me soulageait.

J'ai essayé de prendre sur moi.

Mais...

Une fois la nuit tombée, mon corps était triste et les larmes coulaient...

...il est temps d'en finir... Il est temps... Ma tête ne l'est pas. Mais mon corps me dit qu'à présent...

J'ai décidé de te laisser partir.

Pars pendant qu'il me reste encore de l'amour pour toi.

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Pardon.

Eh bien...

Je vais partir pendant quelques jours chez mes parents... Pendant ce temps-là, tu pourras faire tes bagages...

Ce jour-là, je l'ai vue pour la dernière fois. Avant de nous séparer, elle m'a tenu la main. Pourtant ce n'était pas moi qui méritais d'être consolé... Je n'ai pas pu la regarder dans les yeux.

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...

Quels ont été ses derniers mots ?... Je ne m'en souviens plus.

Je l'ai regardée s'éloigner.

Pas une seule fois, elle ne s'est retournée. Lentement, elle a disparu.

A cet instant, j'ai compris ce que signifiait irréversible.

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Les larmes qu'elle avait sans doute versées avaient imprégné la pièce.

J'ai essayé de retrouver son odeur sur l'oreiller.

snif

Je ne voulais pas oublier ces odeurs qui m'étaient si familières.

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Qu'y avait-il dans ce sac ? Des marrons grillés ou des patates douces ? Impossible à savoir. L'odeur avait disparu.

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Un jour d'hiver, on avait dû manger goulûment son contenu.

J'ai décidé de faire le deuil des moments que nous avions passés ensemble. J'avais la sensation que ces souvenirs étaient un peu comme notre enfant.

Je l'avais perdu, cet enfant.

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Lorsque je la revois de dos qui s'éloigne, tout me semble si réel que j'ai l'impression de pouvoir la toucher. Je me demande où elle vit actuellement. Est-elle encore en vie ?...

Mais... impossible de l'atteindre.

Le temps s'est chargé de nous séparer.

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Après cela, je n'ai plus aucun souvenir de ma vie.

Ma femme.

Ma fille et mon fils.

Je suis désolé.

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Ma vie touche à sa fin, une vie vécue à n'écouter que la raison.

Han

Je perds conscience.

C'est la fin ?

Aham

Ag

Ha n

En pensant à mon passé, je me dis que je ne suis pas assez courageux pour prendre moi-même la décision de mourir.

h

Hum...

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A présent j'ai tout simplement sommeil.

Ma mort ne surviendra pas durant une paisible sieste.

Mais le cordon de la vie se tranchera et je partirai dans la souffrance.

Ma famille constatera que j'ai rendu mon dernier souffle.

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Elle se sentira sans doute soulagée d'une année passée à s'occuper d'un vieil homme mourant.

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Probablement qu'elle aura hâte de se reposer après les funérailles.

Dans un sommeil plus profond que l'oubli.

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Lorsqu'elle se réveillera d'un sommeil auquel elle n'a pas eu droit depuis longtemps, elle constatera soudain mon absence. Et là, les larmes couleront brusquement.

Maman !

Ma fille et mon fils, ces larmes vous consoleront plus que toutes les paroles réconfortantes que l'on ne manquera pas de vous adresser.

Vous vous sentirez également soulagés en constatant qu'il vous reste encore un peu d'amour pour votre père...

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Lorsque ces larmes s'arrêteront de couler, j'aimerais que vous consoliez votre mère.

Parce qu'elle ne trouvera pas la paix après ma mort.

Car lorsque je ne serai plus de ce monde, il lui restera le poids des souvenirs. Ceux des moments que nous avons partagés ensemble et qui, pour elle, resteront toujours vifs...

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