Tunisie, Les échecs de la réforme de la loi 52 relative à la consommation et au trafic de stupéfiant

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Tunisie, Les échecs de la réforme de la loi 52 relative à la consommation et au trafic de stupéfiants Rapport de recherche Février 2021


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Tunisie, Les échecs de la réforme de la loi

52 relative à la consommation et au trafic de stupéfiants


FONCTIONS RÉALITÉS LA DÉTENTION DANS LES PRISONS DE ET DE STUPÉFIANTS BERBERATI TUNISIE, LES ÉCHECS DE LAET RÉFORME DE DE LA LOI 52 RELATTIVE À CONSOMMATION ETBANGUI AU TRAFIC 3

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TABLE DES MATIÈRES RÉSUMÉ EXÉCUTIF. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 INTRODUCTION. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 LUTTE CONTRE LA SURPOPULATION CARCÉRALE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 DÉVELOPPER DES ALTERNATIVES À LA DÉTENTIEN PRÉVENTIVE . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 LES EFFETS PERVERS DE LA RÉFORME DE LA LOI 52. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. UNE GESTION “À LA TÈTE DU CLIENT” DES ILLÉGALISMES. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a) L’absence d’enquêtes sociales pré-sentencielles. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b) Un processus de sélection à chacune des étapes de la chaîne pénale .. . . . . . . . . . . . . . . . 2. L’EXTENSION DU FILET PÉNAL.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . POUR UNE REFONTE EN AMONT DE LA POLITIQUE PÉNALE EN MATIÈRE DE CONSOMMATION DE STUPÉFIANTS. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. DES CONDITIONS CULTURELLES. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. DES CONDITIONS PRATIQUES.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . RECOMMANDATIONS.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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FONCTIONS ET RÉALITÉS DELOI LA 52 DÉTENTION LES PRISONS DE BANGUI ETDE DESTUPÉFIANTS BERBERATI TUNISIE, LES ÉCHECS DE LA RÉFORME DE LA RELATTIVEDANS À CONSOMMATION ET AU TRAFIC

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LISTE DES ACRONYMES ATL MST SIDA :

Association Tunisienne de Lutte contre les Maladies Sexuellement Transmissibles et le Sida

ARP :

Assemblée des Représentants du Peuple

ASF :

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CGPR :

Comité Général des Prisons et de la Rééducation

CPP :

Code de Procédure Pénale

ONUDC :

Office des Nations Unies contre la drogue et le crime

RdR :

Réduction des Risques

ROJ :

Réseau d’Observation de la Justice (composé de ASF, l’Ordre National des Avocats de Tunisie et la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme)

STADD :

Société Tunisienne d’Addictologie

AVERTISSEMENT

Le générique masculin est utilisé comme genre neutre dans le seul but d’alléger la lecture du texte. Cet usage n’a donc aucune intention discriminatoire.

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RAPPORT DE RECHERCHE

Résumé exécutif Le 25 avril 2017, l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) tunisienne adoptait le projet de loi n°42/2017 portant modification de la loi n°92-52 du 18 mai 1992 relative aux stupéfiants (dite Loi 52). L’objectif affiché par l’ARP consistait à atténuer une peine jugée trop sévère et inefficace en octroyant la possibilité au juge d’apprécier au cas par cas les circonstances atténuantes afin d’assortir la peine de prison d’un éventuel sursis ou la remplacer par une amende. La condamnation à 30 ans de prison de trois jeunes accusés de consommation de cannabis le 21 janvier 2021 par le tribunal de première instance du Kef révèle avec force l’échec de la réforme de la loi 52. À défaut d’une refonte en profondeur de la loi, cette réforme peut non seulement contribuer à renforcer des inégalités en sanctionnant différemment les infractions selon la catégorie sociale, mais aussi s’opposer à un objectif réductionniste en matière d’emprisonnement. Cela ne doit aucunement faire reculer le législateur face aux avantages évidents des alternatives à l’emprisonnement. Cependant, en partant d’une approche de la problématique de l’usage de stupéfiants comme étant un problème de santé majeur et complexe caractérisé par la chronicité et la rechute, d’autres voies plus efficaces qui visent à supprimer la peine de prison comme sanction possible en cas de consommation de stupéfiants doivent être envisagées. En soulignant les raisons de l’échec de la réforme de la loi 52, ce rapport entend guider l’action des décideurs politiques, praticiens et organisations de la société civile impliqués dans la réponse publique à la consommation de stupéfiants en Tunisie.

Introduction Le 21 janvier 2021, le tribunal de première instance du Kef condamnait 3 jeunes à 30 ans de prison pour consommation de cannabis. Ce verdict révèle avec force les insuffisances de l’application de la réforme de la loi 52. Adoptée le 25 avril 2017 par l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) tunisienne, le projet de loi n°42/2017 portant alors modification de la loi n°92-52 du 18 mai 1992 relative aux stupéfiants (dite Loi 52).1 L’objectif affiché par l’ARP consistait à atténuer une peine jugée trop sévère et inefficace pour lutter contre la consommation de stupéfiants. Auparavant, tout consommateur ou détenteur à usage de consommation personnelle de plantes ou matières stupéfiantes courrait le risque de se voir infliger une peine d’emprisonnement d’un an à cinq ans et d’une amende de 1000 à 3000 dinars. Désormais, les juges ont la possibilité d’apprécier au cas par cas les circonstances atténuantes pour chaque personne afin d’assortir la peine d’emprisonnement d’un éventuel sursis ou la remplacer par une amende. En effet, le nouvel article 12 permet d’appliquer l’article 53 du Code pénal : « Lorsque les circonstances du fait poursuivi paraissent de nature à justifier l’atténuation de la peine et que la loi ne s’y oppose pas, le tribunal peut, en les spécifiant dans son jugement, et sous les réserves ciaprès déterminées, abaisser la peine au-dessous du minimum légal, en descendant d’un et même de deux degrés dans l’échelle des peines principales énoncées à l’article 5 du présent code ».

1 La réforme de la loi 52 proposée par le Président de la République, Béji Caïd Essebsi, a été adopté par 133 députés sur les 140 présents à l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) afin d’ouvrir la possibilité d’appliquer l’article 53 du Code pénal, ce qui n’était pas possible auparavant.


TUNISIE, LES ÉCHECS DE LA RÉFORME DE LA LOI 52 RELATTIVE À CONSOMMATION ET AU TRAFIC DE STUPÉFIANTS

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Si l’on s’en tient au niveau des ambitions affichées, les avantages qualifiables de régulatoires de cette innovation pénale – déflation de la population pénitentiaire et réduction des coûts économiques liés à la prison (selon Human Rights Watch, les coûts des détenus pour consommation de stupéfiants s’élevait à 38 millions de dinars en 2015) – sont complétés par des avantages « moraux » incontestables : d’une part, elles évitent les conséquences dommageables, physiques, psychologiques, économiques et sociales de l’emprisonnement ; d’autre part, elles favorisent la réinsertion sociale du « délinquant », en évitant justement de l’exclure socialement par l’incarcération. Ces atouts ne doivent pas cacher pour autant les difficultés de la mise en œuvre de la réforme de la loi 52. En soulignant les raisons de l’échec de la réforme de la loi 52, ce rapport entend guider l’action des décideurs politiques, praticiens et organisations de la société civile impliqués dans la réponse publique à la consommation de stupéfiants en Tunisie. L’esprit du rapport se fonde sur une approche équilibrée, intégrée et multidisciplinaire de la problématique de l’usage de substances psychoactives axée sur la santé publique (et non sur la sécurité) et sur la réduction des dommages ainsi que le respect des droits humains et de la dimension du genre. Une telle approche ne peut se concrétiser sans le recours à des connaissances scientifiques actualisées (ce qu’on appelle la « médecine factuelle basée sur des preuves ») et le concours des différents acteurs politiques et des représentations de la société civile.2 Il se base sur des données récoltées dans le cadre du suivi des dossiers judiciaires pris en charge par les avocats collaborateurs d’Avocats sans frontières (ASF) ainsi que d’autres projets d’ASF en Tunisie. Il s’agit de la deuxième étude consacrée par le ROJ sur cette thématique.3 Il vise ainsi à combler un vide de connaissances théoriques et juridiques dans ce domaine précis.

2 Consulter à cet effet : Plaidoyer pour une politique cohérente et constructive de la « politique drogue » en Tunisie par la Société Tunisienne d’addictologie 3 La première étude est le rapport sur « L’application de la loi 52 relative aux stupéfiants devant les juridictions tunisiennes » produit en janvier 2016 par le ROJ. Source : https://issuu.com/avocatssansfrontieres/docs/201603_rapportroj_stup__fiants

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LUTTER CONTRE LA SURPOPULATION CARCÉRALE

En votant le projet de loi n°42/2017, l’ARP a introduit la possibilité de suspendre l’exécution d’une peine de prison en cas de consommation de stupéfiants. L’auteur est donc reconnu coupable et condamné, mais il est dispensé de l’exécution de sa peine. Or, les données que nous avons récoltées indiquent que cette mesure ne parvient pas à mordre sur la surpopulation carcérale. De manière générale, les taux d’incarcération en Tunisie ont suivi une tendance à la hausse au cours des trois dernières années, et ce malgré l’introduction de sanctions alternatives dans le droit tunisien depuis 1999. En un peu plus d’un an, la population carcérale s’est accrue de plus de 2000 détenus supplémentaires, passant de 20 831 détenus à la fin du mois de décembre 2017 à 23 607 à la fin 2019, soit un taux de surpopulation carcérale de 131%. Selon le porte-parole du Comité Général des Prisons et de la Rééducation (CGPR), « la superficie attribuée à chaque prisonnier est de 2,9 mètres carrés, tandis que la zone approuvée selon les normes internationales ne devrait pas être inférieure à 4 mètres ».1 Les risques sanitaires liés à la propagation du COVID-19 ont encouragé les autorités à adopter des mesures pour soulager temporairement les établissements pénitentiaires. Les libérations ont permis pendant un temps une baisse historique du nombre de détenus, réduisant la population carcérale d’environ 37%, soulageant par la même occasion les conditions de travail du personnel pénitentiaire. Cette politique qualifiée de « déflationniste », jugée insuffisante par de nombreuses organisations de la société civile2, ne peut à long terme résoudre le problème de la surpopulation carcérale. Selon nos informations, le nombre de personnes placées en détention a désormais retrouvé ses niveaux de mars 2020, annulant de fait les bénéfices des grâces accordées depuis le début de la pandémie, suivant une logique de « réaction en chaîne d’autoreproduction du système » (Dunken et Snacken 2005, cité dans Cartuyvels 2009). L’augmentation de la population carcérale pose d’emblée la question : pourquoi une telle augmentation ? Il faut rappeler, dans le sillage des acquis de la sociologie pénale, qu’il n’existe pas de lien de causalité entre le niveau de criminalité et le taux d’incarcération. Autrement dit, l’augmentation des taux d’emprisonnement ne varie pas avec une augmentation de la criminalité. L’étude séro-comportementale IBBS menée en 2017 (STADD) estimait à environ 8000 le nombre de consommateurs de stupéfiants sur le grand Tunis, un chiffre probablement peu représentatif, sachant que les centres associatifs (Chams et centre Bab Saadoun de l’Association Tunisienne d’Information et d’Orientation sur le Sida et la Toxicomanie) destinés à la désintoxication accueillent plus de 10 000 bénéficiaires. Si tous les consommateurs de stupéfiants étaient repérés par les institutions, les diverses parties du système pénal, y compris la prison, seraient complétement engorgés. Le taux d’incarcération témoigne davantage du degré de sévérité de la société et de la manière dont elle a choisi de traiter la consommation de stupéfiants. Le cas de la loi 52 donne en effet une bonne illustration de cette logique. Les politiques pénales relatives à la consommation de stupéfiants ont été caractérisées par une sévérité accrue, consacrant la suprématie de l’aspect répressif de la peine.3 Le nombre de condamnation a plus que doublé au cours de la période allant de l’année judiciaire 2006-2007, passant de 731 à 1593 condamnations (ROJ 2016). Entre 2017 et 2018, le nombre de condamnation en vertu de la loi 52 a légèrement diminué, passant de 2922 à 2574, sans pour autant résoudre le problème de la surpopulation carcérale.4 En conséquence, le premier réflexe pour lutter contre la surpopulation carcérale doit être de se situer en amont plutôt qu’en aval : resserrer le robinet d’où coule le flux de prisonniers est susceptible d’offrir des résultats bien plus convaincants que d’écoper le trop-plein de détenus incarcérés.

4 http://www.webdo.tn/2018/12/04/surpopulation-carcerale-en-tunisie-29-metres-pour-chaque-detenu/ 5 Voir le communiqué de presse « Crise sanitaire et surpopulation carcérale. Pour une décroissance pérenne de la population carcérale », co-signé par ASF et 13 autres associations partenaires. Source : https://www.asf.be/blog/ publications/french-communique-de-presse-crise-sanitaire-et-surpopulation-systemique-pour-une-decroissance-perenne-de-la-population-carcerale/ 6 Et ce, depuis la promulgation de la loi 52 par le président déchu Zine el-Abidine Ben Ali, à la suite de la célèbre affaire « couscous connection » qui se déroula pendant les années 1980. 7 Données CGPR


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Sous cet angle, l’aménagement d’une peine d’emprisonnement ne pourrait suffire à réduire la surpopulation carcérale. La réforme de la loi 52 est indissociable du travail de révision du code pénal et du code de procédure pénale, notamment au niveau du traitement des infractions par la police et le ministère public qui introduisent les consommateurs de stupéfiants dans le système pénal. Partant du principe de modération5, nous pouvons identifier d’autres voies plus efficaces qui visent à supprimer la peine de prison comme sanction possible en cas de consommation de stupéfiants : La décriminalisation de la consommation de stupéfiants permettrait d’éviter les effets du processus d’incrimination. Des voix au sein de la société civile commencent à se faire entendre dans ce sens.6 Une autre voie qui permet de réduire la population carcérale consiste à procéder légalement à une forme de dépénalisation en rendant certaines infractions non passibles d’emprisonnement, c’est-à-dire, en empêchant le juge de recourir légalement à la peine de prison. C’était là tout l’enjeu principal du projet de loi organique n°79/2015. « Les sanctions d’un an de prison et de mille dinars d’amende ont été abolies », avait déclaré le ministre de la justice de l’époque aux médias7. Le projet proposait une « pénalisation soft » de l’usage des stupéfiants en supprimant la peine d’emprisonnement pour la première condamnation indépendamment de la situation judiciaire. 8 Malheureusement, cette réforme globale de la politique de lutte contre les stupéfiants n’est pas allée au-delà de la commission parlementaire et est restée lettre morte. Une troisième voie consisterait à développer des alternatives non pénales aux conflits, permettant d’assurer ce qu’on appelle la déjudiciarisation. Il s’agit dans ce cas de dériver les situationsproblèmes vers des dispositifs de traitement social ou communautaire (déjudiciarisation complète) ou d’exclure procéduralement le recours à la prison. Là aussi le projet de loi organique n°79/2015 innovait en incitant à la création d’établissements sanitaires spécialisés pour traiter les personnes souffrant d’addiction. Les conventions internationales vont également dans ce sens en proposant de remplacer la sanction pénale par d’autres types de mesures.9 De telles mesures présentent l’avantage de forcer l’imagination pour développer des formes de contrôle et d’assistance en milieu ouvert résolument axées sur le traitement des personnes souffrant d’addiction et la réinsertion des condamnés. Ces objectifs nobles de la peine – que la prison ne peut raisonnablement espérer réaliser dans les conditions de surpopulation – favorisent l’inclusion sociale immédiate du justiciable au lieu de reposer sur une inclusion par l’exclusion (l’enfermement).

8 Le principe de modération, parfois qualifié de principe de subsidiarité, recouvre trois aspects liés à la définition des politiques pénales : « 1) On ne doit recourir au droit pénal que lorsque d’autres moyens d’intervention sociale sont inadéquats ou inappropriés ; 2) la mesure pénale choisie doit être la moins restrictive ; 3) Les mesures privatives de liberté doivent être utilisées en dernier recours » (Kaminski, 2007, p. 94). Ce principe de modération est souvent réduit à son troisième aspect selon lequel la prison doit être l’ultimum remedium. 9 Ben Younès, Cherif (2019), Lancement d’un collectif pour la légalisation du cannabis, Kapitalis.com, lien : http://kapitalis.com/tunisie/2019/01/31/lancement-dun-collectif-pour-la-legalisation-du-cannabis-en-tunisie/ 10 Panara, Marlène (2015) Cannabis : la réforme de la loi « 52 » en Tunisie, un « canular » selon le milieu associatif, Jeune Afrique, lien : https://www.jeuneafrique.com/231823/societe/cannabis-la-r-forme-de-la-loi-52-en-tunisieun-canular-selon-le-milieu-associatif/ 11 Pour la première condamnation en cas de condamnation ou de détention à usage de consommation personnelle ainsi que pour la fréquentation d’un lieu affecté et aménagé pour l’usage de stupéfiants. Cette suppression s’appliquait à tous les condamnés indépendamment de leur situation judiciaire (casier judiciaire) à l’exception des récidivistes pour le même crime. Malheureusement, cette réforme globale de la politique de lutte contre les stupéfiants n’est pas allée au-delà de la commission parlementaire et est restée lettre morte. 12 La Convention des Nations unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes prévoit dans l’alinéa 4 de l’article 3 que « les Parties peuvent notamment prévoir, au lieu d’une condamnation ou d’une sanction pénale, des mesures d’éducation, de réadaptation ou de réinsertion sociale, ainsi que, lorsque l’auteur de l’infraction est un toxicomane, des mesures de traitement et de postcure [et de réinsertion sociale] ». La Convention arabe contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes, signée le 5 janvier 1004 et ratifiée par la Tunisie le 3 février 1997, a également permis aux signataires à travers ses articles 2 et 3 de soumettre les toxicomanes et les consommateurs en général au traitement ou à la sensibilisation ou à la postcure ou à la réhabilitation de manière à compléter les sanctions ou se substituer à ces dernières dans des cas spécifiques. Avocats Sans Frontières


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DÉVELOPPER DES ALTERNATIVES À LA DÉTENTION PRÉVENTIVE

Les stratégies de réduction du recours à la prison doivent nécessairement impliquer des alternatives à la détention préventive (telles que la libération sous caution ou la surveillance électronique, proposée par la commission en charge de la réforme du code de procédure pénale), qui apparaissent quantitativement prioritaires au regard de la réalité carcérale tunisienne. Entre 2017 et 2019, plus de la moitié des personnes en détention l’étaient au titre d’une détention préventive (51% en 2017, 52,83% en 2018 et 61,93% à la fin 20191). En ce qui concerne plus particulièrement les affaires liées à la consommation et au trafic de stupéfiants, ils étaient 2504 personnes à être détenus à titre préventif au 4 mars 2019 (pour un total de 22999 prisonniers)2, dont 60% pour consommation selon nos estimations. Dans 96% des cas que nous suivons actuellement, la détention préventive a directement suivi la garde-à-vue. Ces statistiques ont de quoi inquiéter sachant que la consommation de stupéfiants est un délit passible d’une peine d’un an de prison ne nécessitant généralement pas la détention préventive de son auteur. En outre, aucune mise en détention préventive n’a fait l’objet d’une décision motivée en bonne et due forme, la motivation se limitant généralement à la mention « mis en détention en attendant son jugement ». Une politique de désengorgement carcéral doit donc viser prioritairement cette part massive de la population pénitentiaire. Selon un sondage que nous avons réalisé dans le cadre d’un autre projet d’ASF, la majorité des répondants considérait le recours systématique à la détention préventive comme un des principaux écueils du système judiciaire tunisien (ASF 2018). En l’occurrence, l’aménagement de peine introduit par la loi n°42/2017 portant modification de la loi 52 ne convient pas à la réforme de la détention préventive, puisqu’il ne s’agit pas d’une sanction mais d’une mesure de sûreté appliquée à des individus présumés innocents, quelles que soient les charges et les preuves accumulées contre eux. La commission chargée de l’amendement du code de procédure pénale au sein de l’ARP proposait la suppression du recours quasi-automatique à la détention préventive. Son usage restrictif allégerait automatiquement la population carcérale. Dans le même sens, le texte introduirait l’instauration d’alternatives à la détention préventive comme la libération sous caution ou la surveillance électronique ; l’amélioration de l’institution du juge d’application des peines, un suivi socio-médical des condamnées en vertu de la loi 52. Il n’est pas le lieu ici de discuter les alternatives à la détention préventive, qui devrait faire l’objet d’une autre étude. Rappelons simplement ici que la privation de liberté constitue un pouvoir légitime de l’Etat, mais qu’elle constitue aussi la dérogation la plus grave au principe de liberté. Même lorsqu’elle s’avère nécessaire, ce qui est loin d’être évident dans le cas de la consommation de stupéfiants, elle doit être d’une durée la plus réduite possible. La Règle 6.1 des Règles de Tokyo (Nations Unies) énonce clairement le principe dès lors applicable: « La détention provisoire ne peut être qu’une mesure de dernier ressort dans les procédures pénales, compte dûment tenu de l’enquête sur le délit présumé et de la protection de la société et de la victime ». Plus longue est la détention, plus elle risque de devenir injustifiable et susceptible de conduire légalement à une libération forcée ou, comme nous l’avons observé dans le cadre de cette étude, à une condamnation à une peine de prison avec sursis servant à couvrir la durée de la détention illégale.

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Données CGPR Données CGPR


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LES EFFETS PERVERS DE RÉFORME DE LA LOI 52

Afin de pallier aux coûts économiques et sociaux qu’entraîne la peine de prison, la loi a introduit la possibilité de sursoir ab initio (c’est-à-dire au cours de l’audience de jugement) à l’exécution d’une peine d’emprisonnement. Cette mesure peut cependant entraîner des conséquences imprévues et des effets pervers dont les erreurs commises à l’étranger permettent de prendre pleinement conscience. À défaut d’y prendre garde, la réforme de la loi 52 peut non seulement contribuer au renforcement des inégalités, mais aussi à s’opposer à un objectif réductionniste en matière d’emprisonnement, aussi paradoxal que cela puisse sembler.

Une gestion « à la tête du client » des illégalismes La réforme de la loi 52 ouvre la possibilité au juge d’individualiser les peines. Cette idée renvoie à une notion introduite au XIXe siècle selon laquelle il faudrait adapter le droit pénal moderne, dont la codification était jugée trop rigide, en tenant compte non plus seulement de l’infraction mais également de la personnalité de l’infracteur (Saleilles, 1898). L’individualisation consisterait à renoncer à une égalité formelle entre tous les condamnés dans le but de favoriser une égalité réelle de traitement. Il s’agirait en pratique de se montrer attentif à la situation de ceux qui sont moins bien lotis pour ne pas compromettre leurs chances de réinsertion. Pourtant, force est de constater que le système pénal tunisien peine à fonctionner de cette façon, en dépit des principes affichés.

L’absence d’enquêtes sociales pré-sentencielles La réalisation d’enquêtes sociales préalables au jugement est indispensable afin de permettre aux autorités judiciaires de déterminer la peine et ses modalités d’exécution en fonction des circonstances de l’infraction, de la personnalité de l’auteur et de sa situation matérielle, familiale, sanitaire et sociale. L’article 54 du code de procédure pénale dispose à cet égard que « le juge d’instruction peut procéder ou faire procéder, par les officiers de police judiciaire … une enquête sur la personnalité des inculpés ainsi que sur leur situation matérielle, familiale ou sociale. Il peut également faire procéder à un examen médico-psychologique de l’inculpé » Or, force est de constater que ces enquêtes sociales pré-sentencielles ne sont quasiment jamais réalisées en Tunisie. Lorsqu’elles sont mises en œuvre, elles le sont de l’initiative de l’avocat de l’inculpé, dans des conditions matérielles précaires et dans un temps particulièrement réduit. Dans un seul des 52 dossiers que nous avons suivi, le juge a accordé un intérêt à l’enquête sociale lors de l’audience, qui a abouti à une décision de non-lieu. Une fois encore, la réforme de la loi 52 est indissociable du travail de révision du code de procédure pénale, notamment afin de rendre obligatoire les enquêtes avant jugement. Faute d’enquête sociale systématique préalable au jugement, il est avéré que l’application du principe d’individualisation contribue au renforcement des inégalités sociales en sanctionnant différemment les infractions selon la catégorie à laquelle appartient la personne qui les commet. Ce constat n’est pas nouveau : dès 1985, Bruno Aubusson de Cavarlay, pionnier dans l’étude des filières pénales, écrivait que « l’amende est bourgeoise et petite-bourgeoise, l’emprisonnement ferme est sous-prolétarien, l’emprisonnement avec sursis est populaire ». Les personnes les plus aisées financièrement pourront s’acquitter plus facilement d’une caution ou présenter des « garanties de représentation », qui leur permettront d’éviter une mise en détention préventive avant jugement, à laquelle auront peu de moyens d’échapper les personnes en situation de marginalité et de précarité, comme nous allons le voir maintenant.

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L’absence d’enquêtes sociales pré-sentencielles Le profil socio-économique que nous avons dressé sur la base des dossiers des avocats collaborateurs d’ASF révèle que le système pénal draine une population au profil relativement homogène, à savoir des jeunes hommes âgés en moyenne de 26 ans, en situation de précarité socio-économique1. Cette relative homogénéité découle d’un double processus de sélection à l’œuvre à chacune des étapes de la chaîne pénale. À l’étape policière, ce processus repose sur un profilage basé sur des critères faisant des caractéristiques d’une certaine frange de la population des éléments de suspicion d’illégalisme. Dans la quasi-totalité des affaires observées, soit 97,62% des cas des 168 cas, les arrestations surviennent à la suite de fouilles arbitraires et illicites sur la voie publique.2 Cette pratique, qui s’apparente à un « délit de faciès » à l’égard des jeunes de certains quartiers, suffit trop souvent à fonder une présomption de culpabilité suivie d’une incarcération. Une fois pris dans les mailles du filet pénal, ces jeunes gens issus des quartiers vulnérables ont plus de mal que les autres à s’en extirper. D’abord, parce qu’à cause de leur grande précarité sociale et économique ainsi que leur ignorance du fonctionnement du système judiciaire, leur droit à une défense pleine et entière, incluant le recours à un avocat et le droit d’être entendu par un tribunal indépendant et impartial dans un délai raisonnable, n’est tout simplement pas garanti (ROJ 2016). Nous avons pu observer dans les 168 dossiers que nous suivons, qu’aucun gardé à vue n’a eu recours à un avocat au moment de son arrestation et durant sa garde à vue. Certes, tous ont signé des procès-verbaux attestant du fait qu’ils ont été informés de leurs droits et dans lesquels ils ont exprimés leurs refus de désigner un avocat, mais ceci ne garantit pas qu’elles aient bien compris l’importance procédurale de l’enquête préliminaire ou qu’elles en ont été informées.3 Ensuite, parce que même lorsqu’il y a procès, le tribunal constitué pour entendre leur affaire n’est pas toujours impartial. Il procède la plupart du temps à un jugement expéditif en leur défaveur (ASF 2016), comme est venu nous le rappeler la condamnation des trois jeunes à trente ans de prison le 21 janvier 2021 par le tribunal de première instance du Kef. Des enquêtes sociales réalisées au stade pré-sentenciel devrait permettre d’apporter plus d’objectivité afin d’éviter que le juge ne prenne sa décision de manière isolée.

Figure 1. « Situation socio-professionnelle des accusé.e.s pour consommation de stupéfiants : les affaires observées par ASF entre 2017 et 2019 », données issues des dossiers judiciaires étudiés par ASF dans le cadre du ROJ.

15 Dans les affaires observées par ASF, 55,95% des accusés relèvent de la tranche d’âge 18-25 ans, soit 95 accusés sur 168. 16 Les fouilles doivent être réalisées par des officiers de police du même sexe que la personne fouillée, ce qui réduit le risque pour une femme d’être l’objet d’une fouille et contribue à la surreprésentation des hommes dans les statistiques judiciaires. 17 Si le gardé à vue ne dispose pas des moyens financiers nécessaires pour désigner un avocat suite à une arrestation dans le cadre d’un crime (punissable de 5 ans de prison et plus), l’article 13 bis de la loi 5 lui permet de se voir commettre d’office un avocat fourni par la section régionale des avocats compétente territorialement, l’article en question dispose à cet effet : « …Si l’inculpation est pour un crime et qu’il n’a pas choisi un avocat et demande qu’on lui désigne un avocat, cette désignation est faite par le président de la section régionale des avocats ou son représentant parmi la liste de permanence établie à cet effet, mention en est faite dans le procès-verbal ». En outre, il faut souligner que, dans de nombreux cas, l’accusation de trafic de stupéfiants est introduite en plus de celle de la consommation, criminalisant ainsi les faits et rendant la désignation d’un avocat obligatoire.


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n fonctionnement carcéral basé sur une logique marchande U et une corruption anarchique Un deuxième effet pervers est encore plus délicat puisqu’il contredit frontalement l’effet attendu de la réforme de la loi 52 : « la principale critique adressée depuis longtemps à la diversification est celle de l’extension du filet pénal, ce qui va forcément à l’encontre d’objectifs réductionnistes » (Mary, 2015 p. 291). Cet effet pervers trouve notamment à s’appliquer au moment de l’application des peines.4 Il s’agit notamment des cas où la révocation d’un sursis entraîne l’exécution de la peine d’emprisonnement préalablement fixée. Nous n’avons pas les chiffres concernant les taux de révocation des sursis et leurs conséquences en termes d’emprisonnement. Cependant, les statistiques disponibles montrent que la majorité des condamnés pour des infractions liées à la consommation de stupéfiants tombent à nouveau dans la récidive. En effet, les études de terrain portant sur les stupéfiants et la récidive ont démontré que le taux de récidive avoisine les 54% (y compris de nombreux cas de multirécidivistes) (ROJ 2016). Il en ressort que l’augmentation du prononcé des mesures alternatives risque in fine de contribuer à l’augmentation du nombre d’entrées en détention, par effet de ricochet (Snacken 2008). Dans tous les cas, comme le stipule la Règle de Tokyo n° 14.1., « l’emprisonnement ne devrait pas être automatiquement la sanction par défaut en cas de non-respect des conditions de la peine non privative de liberté ». En cas de non-respect des conditions probatoires, des auditions devraient être organisées afin d’en déterminer la cause et d’autres mesures non-privatives de liberté devraient être sérieusement envisagées plutôt que de recourir à la peine de prison (Règle de Tokyo n° 14.3.). En effet, la difficulté rencontrée par un consommateur à se réinsérer dans la société après avoir purgé un an de détention, constitue une raison supplémentaire pour ne pas résister à la (ROJ 2016). Enfin, il reste à savoir si les juges auraient prononcé une peine plus légère si l’emprisonnement avec sursis n’était pas envisageable, auquel cas il s’agirait d’un développement non souhaitable et des mesures devraient être prises pour l’éviter. Ici encore, d’autres données sont nécessaires pour répondre à cette question.

18 D’autres recherches devraient également être menées sur l’attitude des juges. Lorsque les juges prononcent un emprisonnement avec sursis, l’auraient-ils prononcé si cette alternative n’avait pas existé, ou bien se seraient-ils tournés vers une peine plus légère telle que l’amende ? Avocats Sans Frontières


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POUR UNE REFONTE EN AMONT DE LA POLITIQUE PÉNALE EN MATIÈRE DE CONSOMMATION DE STUPÉFIANTS La possibilité de sursoir à l’exécution d’une peine de prison pour les consommateurs de stupéfiants introduite par la loi n°42/2017 n’est pas parvenue à réduire drastiquement la population carcérale. Des dispositions complémentaires visant à modifier la politique pénale en amont sont indispensables. Cela ne signifie pas que le sursis à l’emprisonnement n’a pas sa place dans le système pénal tunisien, mais la réduction de la population pénitentiaire passe par l’adoption de lois restrictives, empêchant la sélection de la peine de prison ou la sélection de la détention préventive pour la consommation de stupéfiants. C’était tout l’enjeu du projet de loi organique n°79/2015, qui n’a malheureusement pas dépassé le stade de la commission parlementaire, malgré la tenue d’un débat riche et ayant vu la participation de toutes les parties concernées. Il nous semble crucial de relancer ici le débat, en prenant conscience des conditions de promotion et de l’effectivité d’une réforme globale de la politique de lutte contre les stupéfiants.

Des questions culturelles Le succès d’une réforme législative découle de sa crédibilité dans le champ politique, judicaire et social. Selon un sondage que nous avons réalisé auprès d’une centaine d’acteurs judiciaires et de la société civile, presque 80% des personnes interrogées considéraient que le principal écueil du système judiciaire tunisien est le trop faible recours aux peines alternatives à la détention (ASF 2018). Cependant, parmi l’éventail des sanctions alternatives à l’emprisonnement, les répondants ont privilégié celles impliquant une supervision du condamné (en particulier les travaux d’intérêts généraux) au sursis simple.

Figure 1. Résultats issus d’une consultation en ligne menée entre octobre et novembre 2018 auprès des acteurs de la justice en Tunisie dans le cadre du projet « L’Alternative » porté par ASF et ATL MST SIDA Sfax.

En effet, l’introduction de la possibilité d’aménagement de peine ab initio peut susciter des questions, dans la mesure où elle consiste à transformer une peine d’emprisonnement souvent longues de plusieurs mois, déjà prononcée, en une modalité d’exécution moins sévère. Cela ne semble pas avoir découragé les magistrats à prononcer cette mesure. Sur les 168 affaires que nous suivons, 129 ont fait l’objet d’une peine privative de liberté avec sursis assortie d’une amende de mille dinars, soit 86%.1 Le sursis est cependant généralement attribué de manière à réparer le tort commis par l’Etat envers le détenu préventif qu’en raison du profil de ce-dernier. Il répond davantage aux dysfonctionnements du système judiciaire qu’à une quelconque philosophie pénale. Quoiqu’il en soit, la réduction de la population carcérale passe par l’exclusion de toute procédure d’enfermement en cas de consommation de stupéfiants. Cette possibilité, qui aurait été encadrée par une nouvelle loi (n°79/2015), est cependant vue comme une incongruité par certains mouvements 19 Ces chiffres ne doivent pas cacher le fait que d’un point de vue procédural, de nombreuses affaires auraient dû faire l’objet d’un non-lieu pour vice de procédures.


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politiques populistes, esquissant un débat social sur la place des drogues dans la société. Prenons par exemple l’exemple de Ridha Zghondi (Nidaa Tounes) qui a déclaré que « ce projet [de loi organique n°79/2015] est très avancée pour la situation actuelle de la Tunisie… ». De la même façon, Noureddine Bhiri (Ennahdha) a déclaré que « nous craignons que ce projet augmente le taux de consommation des stupéfiants… ».2 Le « consensus politique » entre les deux grandes forces politiques au pouvoir, Ennahdha (« Islamiste ») et Nidaa Tounes (« Progressiste), qui a primé sur la nécessité d’améliorer considérablement le cadre législatif, et ce dans le but d’éviter un débat de société potentiellement clivant. Une réforme pénale autour de la consommation de stupéfiants nécessite donc un réel effort de pédagogie et demande un discours de conviction sur la pertinence et les objectifs des mesures envisagées dans le projet de loi organique n°79/2015, une explication des contraintes qu’elles font subir aux justiciables et un discours sur leur efficacité attendue en matière de lutte contre les stupéfiants.

Des questions pratiques S’il s’agit d’informer et de convaincre le public et les magistrats que des mesures alternatives peuvent être efficaces et constituer de réels substituts à l’emprisonnement, encore faut-il qu’ils aient l’assurance que ces mesures seront rigoureusement exécutées. L’article 18 de la loi 52 dispose que « toute personne devenue toxicomane, peut, avant la découverte des faits qui lui sont reprochés, présenter une seule fois, une demande écrite accompagnée d’un certificat médical à la commission prévue à l’article 118 de la loi n° 69-54 du 16 juillet 1969 portant réglementation des substances vénéneuses, par elle-même, par l’intermédiaire de son conjoint ou de l’un de ses ascendants, descendants ou médecins, en vue de suivre un traitement curatif de désintoxication ». Cependant, le manque de centres de réhabilitation pour personnes souffrant d’addiction rend cette disposition difficilement applicable en pratique. Pour mettre à exécution les mesures sanitaires nécessaires et suivre les justiciables qui y sont soumis, des infrastructures spécifiques sont nécessaires et des professionnels spécialisés doivent être recrutés. Des pôles de prise en charge en addictologie permettant l’accès aux soins et à la prévention en addictologie devraient être créés. En outre, des associations ou des structures déjà existantes issues de la société civile peuvent compléter l’action du service public en fournissant des services de prise en charge et d’encadrement aux personnes souffrant d’addiction (par exemple, le centre Chams et le centre de Bab Saadoun). Ces conditions pratiques d’encadrement sont nécessaires à la fois à l’efficacité des alternatives et à leur crédibilité tant dans le champ judiciaire que dans l’opinion publique. Sans l’appareillage – coûteux, mais bien moins coûteux que la prison – de la justice et sans la contribution bénévole de la société civile, ces mesures en milieu ouvert resteront lettre morte dans un loi réformée, certes, mais inefficace. D’autres mesures, jugées trop coûteuses, notamment la création d’une commission nationale et des commissions régionales de prise en charge et d’encadrement des consommateurs de stupéfiants ainsi que la mise en place d’un observatoire national des statistiques relatives aux stupéfiants, ont conduit à l’abandon du projet de loi n°79/2015. L’existence de ce type de commission (au sein de laquelle siègent des membres du ministère de la justice et de l’intérieur chargés de vérifier les antécédents judiciaires) fait également courir un risque grave au secret médical et au libre accès aux soins des personnes présentant des troubles de l’usage de substances, ne permettant jusqu’à ce jour que des activités très disparates, quasi clandestines de prise en charge de ces patients. Les patients seraient de ce fait condamné à ne faire qu’une « seule tentative de sevrage » pour laquelle ils vont être répertoriés ad aeternam par les autorités policières et judiciaires (STADD 2021). L’accès aux soins pour les troubles de l’usage des substances, comme pour tout autre pathologie, devrait être direct, libre, basée sur les recommandations de la science et dans le respect du secret médical. Dans ce sens, rappelons que l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) recommande un traitement « volontaire » de la dépendance, que ce traitement soit ambulatoire ou en institution, et que les personnes qui n’ont pas encore été jugées coupables d’infraction liée aux drogues ne devraient pas être soumises à des mesures judiciaires indues3. 20 Débats disponibles sur : https://majles.marsad.tn/2014/fr/chroniques/58b7ed05cf44123acf08fd92 21 ONUDC , « De la coercition à la cohésion Traiter la dépendance à la drogue par les soins de santé, et non les sanctions » 2009

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RECOMMANDATIONS

Pour obtenir les meilleurs résultats possibles, une stratégie cohérente à tous les niveaux du système doit être mise en place afin de limiter le recours à l’emprisonnement et favoriser le traitement des personnes souffrant d’addiction. Cette stratégie nécessite avant tout une volonté politique afin de relancer le débat autour du projet de loi organique n°79/2015. Elle pourrait comporter les objectifs suivants :

Premier objectif : Développer une politique sanitaire Recommandation n°1 Assurer un accès direct, libre, basé sur les recommandations de la science et dans le respect du secret médical, aux soins pour les troubles de l’usage des substances, comme pour tout autre pathologie. Recommandation n°2 Définir une politique de santé publique sensible au genre afin d’assurer une meilleure prise en charge et un meilleur accès aux droits des consommateurs de stupéfiants (droit à la santé, droit à la justice). Recommandation n°3 Elaborer une politique de réduction des risques (RdR) en direction des usagers de drogue afin de prévenir la transmission, la mortalité et les dommages sociaux et psychologiques liés à l’addiction. Recommandation n°4 Créer des pôles de prise en charge en addictologie permettant l’accès aux soins et à la prévention en addictologie et introduire les traitements de substitution aux opiacés en incluant la santé pénitentiaire. Recommandation n°5 Impliquer tous les acteurs de la société civile dans le débat sur la consommation de stupéfiants et leur permettre de contribuer à l’élaboration d’une politique publique durable et pérenne dans ce domaine. Impliquer les groupes communautaires dans le travail à bas seuil. Recommandation n°6 Privilégier les mesures sanitaires et socioéconomiques favorisant la réinsertion, plutôt que les mesures de sûreté visant la seule neutralisation et nécessitant des moyens coûteux et des infrastructures peu développées. Recommandation n°7 Instaurer un Observatoire National des Drogues et des addictions afin de collecter les données sur les drogues et les addictions provenant de tous les acteurs dans le domaine, de les analyser et d’en transmettre un rapport annuel aux autorités pour en prendre compte dans la mise à jour de la « politique drogue » du pays.

Deuxième objectif : Développer une politique pénale réductionniste Recommandation n°8 Relancer le débat parlementaire sur la décriminalisation et la dépénalisation de la consommation de stupéfiants, en y associant les acteurs de la société civile. Recommandation n°9 Considérer l’usage de la drogue comme un problème de santé majeur relevant d’une prise en charge multidisciplinaire et non une infraction pénale, et distinguer la consommation, le trafic et la production de stupéfiants. Recommandation n°10 Défendre le principe de subsidiarité en valorisant les alternatives aux poursuites telles que le rappel à la loi ou l’orientation de l’auteur vers une structure sanitaire. Recommandation n°11 Exclure toute procédure d’enfermement pour la consommation de stupéfiants. Recommandation n°12 Réserver les peines d’emprisonnement à une liste d’infractions restreinte et limitative (commerce de contrebande, trafic de drogues…) Recommandation n°13 Consulter la magistrature (via le Conseil Supérieur de la Magistrature) dans l’élaboration d’une nouvelle politique pénale, considérant son rôle de partenaire dans l’établissement de la justice.


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Troisième objectif : Encadrer les décisions de placement en détention Recommandation n°14 Exclure toute possibilité de détention préventive dans les affaires de consommation de stupéfiants. Recommandation n°15 Offrir aux juges de la chaîne pénale des formations permettant de comparer le modèle judiciaire tunisien à d’autres modèles étrangers sur la prise en charge de la consommation de stupéfiants. Recommandation n°16 Instaurer une mesure de contrôle judiciaire de type sanitaire en guise d’alternative à la détention préventive. Recommandation n°17 Prévoir un système d’aide juridictionnelle permanent et systématique à destination des justiciables inculpés.

Quatrième objectif : Individualiser le prononcé des sanctions Recommandation n°18 Systématiser les enquêtes sociales préalables au jugement afin d’aider les magistrats à rendre leur décision sur la base éventuelle de circonstances atténuantes. Recommandation n°19 Eviter un alourdissement de la peine en cas de récidive, au risque de compromettre les possibilités de réinsertion du condamné. Recommandation n°20 Prévoir une peine subsidiaire qui ne soit pas systématiquement l’enfermement en cas d’inexécution partielle ou totale d’une peine non privative de liberté. Recommandation n°21 Sensibiliser les magistrats pour que l’individualisation des peines n’aggrave pas les inégalités socioéconomiques préexistantes mais vise à les corriger.

Cinquième objectif: Favoriser la remise en liberté progressive des détenus Recommandation n°22 Instaurer une mesure de libération conditionnelle, possible à partir de la mi-peine et automatique aux deux tiers de la peine, afin de limiter les risques de récidive liés aux « sorties sèches » Recommandation n°23 Prévoir un examen systématique de la situation des détenus condamnés à mi-peine afin d’envisager les possibilités de libération conditionnelle.

Sixième objectif : Impliquer tous les acteurs de la société tunisienne dans la réponse publique à la consommation de stupéfiants Recommandation n°24 Renforcer le budget des institutions publiques auxiliaires à la justice (logement, formation, emploi, santé) afin de favoriser l’accompagnement et la réinsertion des justiciables. Recommandation n°25 Subventionner des associations socio-judiciaires pour la réalisation d’enquêtes sociales préalables au jugement et pour la mise en œuvre de dispositifs d’insertion.

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Remerciements Ce rapport est le résultat d’un travail collectif et chaque contribution ayant permis sa publication fut précieuse. Nos vifs remerciements vont avant tout aux observatrices et observateurs qui ont fait preuve de sérieux et d’engagement depuis la création du ROJ en 2012. Nous saluons également nos partenaires qui ont marqué cette expérience par leur combat de la défense des droits humains dont le droit à un procès équitable, sans oublier de remercier les acteurs de la société civile, des pouvoirs publics, et les représentant(e)s du ministère de la justice pour leurs collaborations. Notre gratitude s’adresse à Maître Ragheb Zouaoui pour son investissement et son travail précieux dans le travail d’exploitation des données ainsi qu’au Dr Arnaud Dandoy, qui a appuyé la rédaction et la finalisation de ce rapport. Nos remerciements vont également à Dan Kaminski et à Xavier de Larminat pour leurs réflexions sur les alternatives à l’emprisonnement qui ont directement nourries ce travail.

Bibliographie ASF, 2018, Consultation relative à la réforme de la chaîne pénale en Tunisie : Résultats, publication interne. Dunkel (F.), SNACKEN (S.), 2005, Les prisons en Europe, Paris, L’Harmattan. Mary (P.), 2015, « La peine de probation autonome ou la diversification à tout prix », Journal des tribunaux, n°6599, pp. 289-294. ROJ (Réseau d’observation sur la justice), 2016, L’application de la loi 52 relative aux stupéfiants devant les juridictions tunisiennes Saleilles (R.), 1898, L’individualisation de la peine, Étude de criminalité sociale, Paris, Alcan. Snacken (S.), 2008, « Facteurs de criminalisation : une approche comparative européenne », Revue de droit pénal et de criminologie, n°12, pp. 1208-1229.


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© ASF – Février 2021 Crédits photographiques © ASF Éditeur responsable : Chantal Van Cutsem, Avenue de la Chasse 140, 1040 Bruxelles, Belgique

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