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Des pieds à la tête Marc B. Armengaud

Versailles, novembre 2001 : un atelier itinérant, qui se propose d’explorer Saint-Quentin-en-Yvelines, est organisé par un collectif d’étudiants de l’École d’architecture de Versailles (EAV), de l’École nationale supérieure du paysage, et des Beaux-Arts de Paris. À ce Mouvement des chemineurs participent des artistes, des architectes et des paysagistes venus pour l’occasion de plusieurs régions de la France et de l’Europe. Marc Armengaud, qui était de l’aventure, nous en livre ici une chronique.

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ans les couloirs d’une école d’architecture, un dimanche des Morts, ils étaient venus sans glaïeuls découvrir les comptes-rendus plastiques des explorations du Mouvement des chemineurs (le Mouvchem) après quatre jours d’arpentage à Saint-Quentin-en-Yvelines (SQ). Masse sombre et interrogative, les spectateurs se pressaient au travers d’un étrange dédale de sensations urbaines: un feuillage de cartes postales brillantes comme au sortir de l’imprimerie, des soliloques vidéo, des débris qui formaient une carte, un chenil où aboyaient sans répit des images fixes et animées, un film proposant un happening ferroviaire sans commentaires… Ces spectateurs du dimanche étaient emmenés par quelques «commentateurs1 », invités pour donner un point de vue perspectif sur la restitution d’une expérience qui, jusque-là, avait été un succès. Et subitement, les discours faisaient basculer le Mouvement dans la représentation. Un autre art, qui suppose un public. Celuici faisait une expérience paradoxale : la sensation d’être assis sur la queue de comète d’un événement fort, dont le sens s’évanouissait. Le syndrome de la déflation du dernier jour : lorsque la mesure de ce qui a été vécu se perd, parce que cette grandeur était en fait une intimité. Une intimité en plein air. Marc B. Armengaud, philosophe et artiste, est membre du collectif Wunderschön Peplum.


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17 TU N’AS RIEN VU À SQ

Le décalage entre l’attente suscitée par le projet de ces ateliers itinérants, leurs petites ou grandes odyssées, et ces présentations, planait comme le parfum douceâtre de cet après-midi, teinte déceptive perceptible par tous. Le décalage le plus grand était à mettre au débit du regard des spectateurs. Une masse critique qui n’était pas venue pour comprendre ce qui s’était passé, mais pour juger ce qu’il y avait à voir. Mais n’est-ce pas l’objet de ces ateliers qui serait volatil par nature ? Un mouvement dont l’objet serait de c.h.e.m.i.n.e.r., ne pourrait se mesurer que de l’intérieur, en retrouvant le rythme secret qui en relie les parties. Avec les pieds donc. Les chemineurs objectaient aux spectateurs dubitatifs : – Si tu y avais été, tu comprendrais... – Et alors, marcher, tout le monde peut le faire ! Et puis tu peux très bien aller quelque part sans rien voir ! Ce n’est pas d’y aller qui compte, c’est ce qu’il y a à en dire au retour, sinon autant rester chez soi ! – Au contraire, c’est peut-être parce qu’on y est allé qu’il n’y a rien à en dire ! On a vu, on a pris le choc de face, ça suffit. – Mais vous avez vu quoi à SQ ? ! ! Parce que, honnêtement, là, je sais pas ce qu’on voit, là. – Si tu y avais été, tu comprendrais... Cette ligne Maginot du chemineur ne dispense pas de se demander s’il y a un « dedans » à ce mouvement. Poser cette question, c’est accepter la curiosité légitime des spectateurs. Mais sous leurs critiques on sentait une attractionrépulsion pour l’acte même : marcher pour mieux voir. Les ambiguïtés du Mouvchem sont aussi celles de leurs spectateurs, partagés entre l’excitation suscitée par l’acte libérateur d’aller se perdre, et le mépris de ce qui est fait avec les pieds (comme avec les mains d’ailleurs). Peut-on laisser le sens se découvrir ailleurs que dans la tête ? Entre se donner les moyens de voir, et les difficultés d’exprimer l’expérience même, c’est le registre de la perception (ce qui fait basculer la sensation vers le jugement) qui s’invite : que peut connaître mon corps ? Il faut donc revenir sur le phénomène, mais où trouver des témoins fiables ? Les organisateurs étaient occupés à organiser, et les chemineurs à arpenter leurs


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propres sentiers. Il faudrait une vue transversale. Ne restent que quelques transfuges et déserteurs qui sont passés d’un atelier à un autre en évitant soigneusement d’aller au bout de rien, mais l’histoire est rarement écrite par des pique-assiettes. L’événement est passé, les vétérans ressassent déjà des on-dit colportés par ceux qui n’y étaient pas, et depuis ce dimanche, la transmutation des essences est engagée : même aux yeux des participants, le Mouvement des chemineurs est devenu un mythe. Pour ce qui est de la mythologie, il suffit de recruter un aède un peu faussaire (de cette fausseté que requiert l’élucidation de semblables circonstances), mais qui soit en même temps un apôtre, avec la légitimité d’avoir mis la main à la pâte : puisque j’ai participé aux explorations de l’atelier Wunderschön Peplum, on me demande d’être ce rapporteur. Je me suis mis à noter des souvenirs et j’essaie de me relire à la lumière de ce qui a été avec certitude. Et je m’engage à ne rien dire que ce que j’ai vu à SQ. Ca commence comme une rumeur, celle de pas dans un lieu neuf. LES CARNETS DU CHEMINAGE

Je reprends au début : le Mouvement des chemineurs, les quatre premiers jours de novembre à l’École d’architecture de Versailles. Initiative de cinq étudiants de l’EAV2, le Mouvchem s’inspire à la fois des workshops étudiants de Delft (Indesem), des ateliers de pratiques opérationnelles de l’EAV dans le Quercy3, et se donne pour étendard les randonnées périurbaines du collectif romain Stalker. Leur credo pourrait être : «Marcher, c’est tout!» Une revendication à la fois modeste et jusqu’au-boutiste d’une curiosité pour les mutations du territoire contemporain. Cette fringale d’immanence peut se lire comme une figure de « défenestration métaphysique4 », c’est-à-dire le déni d’un privilège systématique des savoirs théoriques et l’affirmation que la perception nous ouvre le secret des choses vivantes. Gravissant les échelles du doute, Descartes s’était assis dans l’encoignure d’une fenêtre pour s’interroger sur les passants qu’il voyait dans la rue. Sont-ils des personnes ou des mannequins attifés de chapeaux et de capes, animés à notre insu par un système de poulies?! Si on ne dispose pas comme Descartes d’un système de raisons à distance pour écarter le doute que tout est


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machiné, manufacturé, organisé à notre insu, il devient nécessaire d’aller voir, c’est-à-dire de sauter par la fenêtre dans le vide et rejoindre la mêlée du sensible. Le Mouvchem se nourrit (sans y penser) de cette promotion du corps comme outil de réflexion ou en tout cas de médiation. On peut aussi voir une fuite désespérée dans ces marches à l’envers : par amour du sacro-saint site, une forme d’amour chaste qui débouche sur une nonaction (à territoires épuisés, désirs de possession émoussés ?). La peur de construire ? Et peut-être s’agit-il aussi de rechercher un substitut au désir d’engagement politique qui ne trouve plus de cible. C’est reconnaître le poids d’une situation culturelle inédite, où l’on ne peut se battre que pour les conflits qu’on débusque et les partis (ou tribus) qu’on s’invente. WALK ON THE WILD SIDE

L’ambition de cet atelier itinérant a pris corps lorsque les Italiens de Stalker ont accepté de venir à Versailles, pas pour parler d’eux mais pour aller faire un brin de promenade avec des cousins français. Mais encore fallait-il les trouver, ces cousins margeurs. Le résultat des recherches généalogiques en fit surgir du catalogue de l’exposition Des territoires des Beaux-Arts de Paris ou de l’environnement direct de l’EAV et de l’École du paysage. Des artistes5, des paysagistes6, des architectes et critiques7, et trois collectifs8 furent invités. Remontant la route des gardes de la ville royale vers la capitale, la rumeur courait qu’un événement se préparait, des professionnels en explorations bordurières essayaient de prendre la température de loin, renifler la bête, inquiets de voir le créneau tomber dans le domaine public. Le but déclaré : aller marcher à Saint-Quentin-en-Yvelines, pour découvrir un paysage neuf et exotique, installé au beau milieu des champs et parfaitement urbain, articulé entre le délire bouyguien de Challenger et des zones insalubres comme Trappes, le tout tranché en deux par des voies ferrées et lardé d’expressways. À chaque groupe, on donnerait une carte de randonnée en blanc ne comportant que des courbes de niveaux (dessinée et imprimée par les organisateurs), et une grande carte routière de la commune. Avec pour unique mission de ramener la carte blanche noircie du relevé des trajets de chaque expédition à SQ. Une invitation à faire surgir du paysage avec ses pieds, et à laisser des traces.


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Une soixantaine d’étudiants, venus de l’EAV, de l’École du paysage et des BeauxArts de Paris, s’étaient inscrits. L’envie qu’avaient ces étudiants de se rencontrer autour d’une pratique commune est d’ailleurs un des constituants forts de cet événement : envie de confrontation, mais aussi quête d’un mélange des genres aux limites du projet et de l’artistique. Pour des étudiants souvent en rupture de ban, cheminer, c’est se refonder une légitimité dans la relation à l’environnement, et faire du sens de l’orientation un préalable aux usages professionnels. Cinq groupes majeurs se sont constitués : autour du collectif romain Stalker, une caravane nourrie de fans ou de curieux, puis le groupe dit des Touristes (aréopage hétéroclite regroupant plusieurs artistes dont Jason et Jakob, et A. Gallego), le Bruit du frigo constitué notamment de sa propre délégation de jeunes architectes bordelais, des Paysagistes oulipiens autour d’Anne-Sophie Perrot et Stéphanie Buttier, le collectif Wunderschön Peplum, et finalement quelques solitaires (des francs-tireurs et des tire-au-flanc). Il aurait fallu également ajouter Luc Baboulet du visiteur, mais il suicida son groupe dès le premier soir pour rentrer écrire une critique saignante de ce qu’il n’aurait donc pas vu, tandis que certains de ses étudiants persistaient en échappés solitaires. La séance de présentation de chaque invité permit d’abattre son jeu. Car, à l’instar de l’égaré cartésien du Discours de la méthode9, nul ne va au hasard, et c’est même une cérémonie de conjuration du vrai hasard ambulo-perceptif qu’incarne ce Mouvement des chemineurs. Tout le problème de ces « marches forcées », c’est l’hypocrisie autour des mobiles du crime : chacun fait semblant d’y aller au nez, comme des free stylers experts d’un loisir post-moderne, à l’assaut des délaissés, mais en réalité, tous y cherchent des choses si précises qu’ils n’agissent pas autrement que dans un musée de leurs sous-entendus. C’est du self-service en symboles urbains prédigérés. On est donc fondé à juger séparément l’activité grégaire de déambuler à la marge « parce que c’est génial tu comprends », et les a priori qui gouvernent ces « dérives ». Par exemple, on peut trouver les Stalker plutôt imbuvables et creux en intentions, jusqu’au moment où ils sont sur le terrain, créent l’événement, et dépassent leur vacuité, parce qu’ils en font un objet de contemplation destiné à d’autres. Un positionnement tout simplement contemporain. De mauvaises


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prémisses mais une bonne conclusion, un vrai-faux air de sophistes… Les pieds et la tête donc, tout un débat pour une synchronisation souvent fragile, faute de savoir clairement quels paramètres articuler : l’art, l’architecture, la randonnée, l’émeute… DES CHEMINS QUI NE MÈNENT NULLE PART

Si on s’en tient à la distinction entre les raisons d’aller se promener et la façon de le faire, le plus intéressant tient dans la diversité des options méthodologiques choisies. Les Italiens avaient consulté la carte des Yvelines depuis longtemps, et savaient déjà qu’une zone répondait à leurs critères d’intérêt : les Stalker n’avaient d’yeux que pour la voie ferrée entre Trappes et le centre commercial de Montigny-leBretonneux10. La voie ferrée, zone d’emprise extra-urbaine, générant mécaniquement de la séparation au beau milieu du territoire, et sa propre marge de part et d’autre de l’infrastructure, avec le parfum des interdictions à braver. Arpenter cette ligne de démarcation, comme un autre mur/Mauer, c’était leur plan. Lieu et thème unique : une démarche théâtrale appelant la mise en scène. Les Touristes étaient partis de Versailles à pied et n’arrivèrent même pas à SQ le premier soir ! Ils assumaient la posture du regard complaisamment désintéressé, qui ne remarque que le pittoresque. Restait à se former un goût pour ce pittoresque inversé. Comme convenu, ils nous appelaient à intervalles réguliers pour nous tenir au courant de leur voyage. Des voix métalliques rythmaient ainsi nos journées à SQ d’impressions sur une autre ville nouvelle, vieille de trois siècles, explorant les transitions successives entre Versailles, ses banlieues-croupions et l’horizon encore lointain de la ville nouvelle. Ils opéraient simultanément en plusieurs points du territoire, et partout observaient n’être nulle part, avec délices. Mais avaient-ils encore besoin d’être là ? N’aurait-il pas suffi qu’ils nous appellent en restant chez eux ? Et pourquoi n’avaient-ils pas envie de nous lâcher ? Leurs coups de fil, comme un fil à la patte. Très vite, nous avons coupé les portables... Deux autres partis pris éclairaient les dilemmes de la marche forcée : les Bordelais du Bruit du frigo, pour ne pas retomber dans leurs postures passées


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et tuer la routine dans l’œuf, sont partis en solo tous azimuts, chacun de son côté (bientôt suivis à leur insu par des Touristes qui s’emmerdaient !). Victimes du radicalisme qui était la vertu de leur politique, ce qui les réunissait à l’envers des villes devait les séparer. Un paradoxe nostalgique du premier jour du type « plus-jamais-encore-ça », ou « encore-toujours-pas-pareil ». Venus eux aussi rencontrer des gens et partager la traversée de territoires vierges, ils devinrent presque malgré eux des marins muets et taciturnes engagés dans des luttes invisibles et séparées : l’antitourisme militant. Et pendant ce temps-là, les Paysagistes – surpris de faire un événement d’une pratique quotidienne élémentaire – décidaient de revendiquer l’absurde de ce postulat d’exploration grégaire en se donnant des contraintes de déambulation inspirées des jeux de piste et de la maladie de la vache folle (par exemple : à chaque fois que je croise un moustachu je le suis pendant cent mètres et je tourne à droite) et de récolte d’objets, sur la voie publique principalement, pour en tirer des petites sculptures exprimant l’essence du territoire passé au peigne fin. Ils réaliseraient le portrait en négatif des lieux en ne considérant que les rejets, les restes : des oublis révélateurs pour découvrir un inédit « inconscient matériel » du territoire. Mais ces ordonnances délirantes butèrent sur la résistance du terrain, tant et si bien qu’un jeu de Loto, acheté pour satisfaire une de ces étranges martingales, devint le fétiche théorique et pratique de cette cueillette. Lorsque nous avons retrouvé Anne-Sophie Perrot dans un rade versaillais plutôt crade qui vaporisait fort le sent-bon des toilettes messieurs, elle faisait face à une cage d’écureuil en plastique marron et dorée, partagée entre le rire et l’envie d’avouer que son atelier flirtait avec l’échec : ceux qui avaient choisi de s’en remettre à des horodateurs pour rythmer leur promenade n’en avaient jamais trouvé, ceux qui avaient rencontré trop de moustachus avaient tourné en rond, etc. Portée au paroxysme, l’idée d’a priori méthodologique tournait à la mascarade ironique, bientôt désabusée. À quoi on joue, là ? C’est probablement le retournement des contraintes en absurdité collective, qui aboutit à une négation perceptive du territoire considéré, qui a motivé la dissolution du gruppetto Baboulet11. Conséquent avec l’exigence d’exercer un


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regard informé et critique – c’est-à-dire un point de vue – sur les situations construites, le critique ne rompit pas seulement la structure collective de son atelier (ils auraient pu se retrouver régulièrement), mais prononça sa dissolution, rendant les particules au vent, et à leur nature : chacun irait explorer selon ses motivations profondes, selon son estomac. Et si certains filèrent rejoindre d’autres groupes, pressés de renouer avec un troupeau ou une harde, d’autres disparurent dans le décor, avec une rage mélancolique, une curiosité œdipienne. De progéniture à projet, une déchéance métaphysique salvatrice... ZOOTROPIE DE LA VILLE ADOLESCENTE

La posture de l’insider est certes confortable, mais pour faire un tableau complet des a priori du Mouvchem, il est nécessaire d’ajouter le récit de nos propres errances (nous = Wunderschön Peplum). Alors qu’aucune équipe ne basait son projet sur l’identité du lieu à découvrir, nous avions placardé un dazibao fleuve annonçant nos intentions à propos du « cas SQ », ville encore molle, adolescente : « Nous proposons une archéologie des organes masqués, de fouiller des ruines inversées, circonscrire les lieux qui contaminent notre besoin de représentation, et toucher du doigt les dimensions qui hantent l’habitat sans dire leur nom. Faire surgir des images implicites, soulager le territoire de sa nouveauté. Ce n’est pas de la médecine, mais plutôt une nécromancie prospective, émotionnelle et imbécile. Les images rampent et s’accrochent. Elles grimpent, et font semblant d’être ce qu’elles miment, ce qu’elles minent. Exhibées, elles sont notre dernier refuge de science. » Pour sonder la ville et révéler la forme de son corps, nous irions débusquer ses traces d’animalité sous les bonnes manières verrouillées de son système. C’était une invitation à se travestir en bêtes domestiques pour attirer la sympathie, les caresses et les confidences des passants et s’asseoir sur leurs genoux. À partager l’écuelle de ceux qui sont traités comme des chiens. À ausculter le territoire comme des cochons truffiers pour démasquer les fétiches animaux du mythe urbain de SQ (une souris avec des grandes oreilles ?) : bref, une vaste opération de « zootropie12 » critique.


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Ce texte avait pour fonction et vertu de nous permettre de nous mettre en branle, par un aveu outrancier de nos a priori, pour n’en garder que l’élan, la vindicte13. Recevant la carte en blanc, nous nous étions bornés à annoncer que nous serions guidés par des escargots posés sur le papier : leurs déambulations baveuses dessineraient les règles de nos parcours, pour nous débarrasser de l’embarras du choix. Ce qui les ferait également dégorger. Puis nous en ferions un dîner rituel sur une place de SQ. Les étudiants qui nous ont rejoints étaient à nos propres yeux un peu suspects et au début un peu emmerdants : ils arrivaient avec des projets déjà ficelés dont ils pressentaient que nous les aiderions à réaliser. Il nous fallait donc d’abord désamorcer leurs a priori, vis-à-vis de nous, mais peutêtre surtout leurs a priori vis-à-vis d’une ville dont ils imaginaient par avance ce qu’ils avaient à y faire. Mais où aller, puisque SQ est aussi grand que Paris ? En guise d’affirmation préambulatoire, nous avons proposé un choix simple : aller en plein centre pour se donner un point de départ. SQ n’est pas étonnant à la périphérie (et d’ailleurs SQ se définirait plutôt comme un tout à la périphérie de Paris), mais c’est comme centralité efficace, pour son fonctionnement qu’elle est différente. D’autant que le « centre » de SQ, c’est-à-dire le complexe commercial de Montigny-leBretonneux, a été construit en dernier, comme un ultime petit détail qui n’avait pas été jugé utile jusque-là14. Une ville montée à l’envers. Pour comprendre la « nouveauté » de SQ, pour peu que cette valeur d’étrangeté soit un projet, il ne fallait pas se perdre dans une routine de la friche extraterritoriale, mais attaquer au cœur, là où se tenait le sens de ce lieu neuf… et nous avons vu Mars ! ! ! DOGSTYLE

Au premier jour de l’hiver, tout était saisi d’un froid de champ de bataille, clarté dorée. Entrée dans SQ par le rond-point des Sangliers, puis celui des Droitsde-l’homme (après Courtepaille), qui distribue le quartier des affaires de la ville nouvelle. Mais c’est Duploville ? ! ! Une cité en soi, un campement de forains corporate – des banques agricoles, des opérateurs mondiaux de BTP, des assurances au bord de l’OPA dans le plus pur style néoclaque verre-acier. Ce mood de l’Empire couvre toute l’Europe depuis la chute du Mur, partout où l’on


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construit des zones de bureaux, le long des routes qui relient les aéroports aux villes15, à la place des entrepôts sur les ports déclassés, au beau milieu de zones déruralisées adossées aux nouveaux hubs périphériques, et même sur la Potsdamer Platz : à la place du Mur, les parois de verre. Bienvenue dans le forum de la nouvelle Rome, où se dressent des palais tout en colonnades implicites, frontons, atriums et arcs de triomphe, qui manifestent en grand la transparence supposée des activités qui s’y tiennent. Sortie brutale de ce labyrinthe : on bute sur une artère surgie du vide, démesurée (sûrement un premier prix de l’académie Ceausescu). La ville habitée commence ici, mais ne naît nulle part16, et ne se relie qu’après coup aux citadelles de l’Emporium Novum. Au bout de cette avenue, se détachent des silhouettes gigantesques en contre-jour, les grues et les hautes constructions juxtaposées dans une familiarité qui est la vraie nature du paysage des villes nouvelles : ce silence, les absences dans les rues bardées de similimonuments17 sans admirateurs. Retirez les grues, et la solitude des lieux trop neufs s’abattra. L’avenue se dissout en son extrémité en petites rues qui partent alimenter d’autres lieux invisibles, et si l’on reste dans l’axe, c’est pour déboucher sur une monumentale place en hippodrome, ceinturée d’immeubles néohaussmanniens nourris au porridge génétiquement très modifié. Un effet de supraplace Navone, si on n’a pas peur des mots. Garés en ce point nodal, nous avons étendu nos cartes de la ville nouvelle sur les tables désertes de l’unique bar, fermé en ce jour des morts. Nous avons libéré les chaises de plastique vert de leur empilement, et ce fut notre premier acte de prise de possession du territoire. Nous arrivions par surprise, des pirates en goguette, incognito. C’est là que nous avons décidé de notre avenir : certains voulaient dresser une carte marine des infrastructures hydrauliques de SQ, d’autres une carte acoustique, d’autres enfin voulaient observer les indigènes dans leurs espaces de rencontre et de sociabilité (cafés, squares, base nautique, etc.), découvrir les nœuds du territoire, ses totems. Passer de l’autre côté du miroir. Sitôt quitté la « piazza Nova Navona », nous avons découvert une étrange ruine : la marina, vantée par des panneaux de promoteurs traversés de fiers voiliers à la gîte, n’était qu’un bassin modeste d’une trentaine de centimètres de profondeur, et encore : il était vide. Rêve de villégiature nautique, craquelé (dépôts séchés et tordus sur le fond comme des écorces), imposture tranquillement exposée. D’emblée, SQ, c’est ça : les contradictions d’échelles. Ce qui se veut grand est bien petit, mais la somme des petits riens n’en finit jamais, maille autoreproductible à l’infini. À SQ, il faut renoncer à chercher les frontières de l’intérieur, de peur de provoquer l’extension de la trame, à chaque pas que l’on veut faire pour l’épuiser : comme un tapis roulant à rebours, qui ramènerait toujours la ville sous les pas de ceux qui veulent en sortir. Si bien que pour partir, il est recommandé


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de refaire le même chemin à l’inverse, suivant un sentier spatio-temporel qui enjambe la ville nouvelle et ramène au vieux continent, un pont suspendu. C’était le premier jour de l’hiver, et dans ce froid dur, SQ semblait étrangement fragile, vulnérable, pas taillée pour résister aux excès : une demi-mesure. Impossible de trouver un endroit séduisant pour manger. La seule brasserie ouverte s’appelait bien sûr La Marina, avec son décor tout en voiles ferlées et bouts épissés sur revêtements muraux de moquette prune, avec sa verrière concentrique imitant une barre de yacht. De l’eau partout à SQ : nous étions cernés de canaux vénitiens charriant des ombres discrètes (sacs plastique et truites de synthèse) sur fond de béton étrangement dénué de bouillon de culture. À SQ, pas d’algues dans les canaux. Et de la Javel à la place de l’eau?!!! Ou alors des plongeurs – des anciens de l’équipe Cousteau au moins – viennent racler ces parois, en nocturne... Tout le centreville de Montigny-le-Bretonneux proclame la recherche d’une impossible authenticité : ces canaux pour réintroduire une sensation de nature dans un dédale de solutions bétonnées trop homogènes, et ces décorations plaquées sur les façades pour leur donner un air villageois (parements de briques et stucs provençaux). Petit à petit cette évidence : c’est Port-Grimaud ! ! ! Nous avons quitté le centre, chassés par les haut-parleurs qui diffusent en permanence le même CD (des vieux tubes des années 1980) pour animer le centre commercial à ciel ouvert façon ruelles provençales ponctuées d’aimables échoppes aux enseignes internationales. À deux pas se trouve un square mortné : un amphithéâtre en marbre, de ce marbre friable qu’on voit en Grèce, avec son registre de mauvaises herbes infiltrées et de grillages défoncés. Coup de génie de l’aménageur : matérialiser ce qui fait défaut à ces lieux formatés, l’inscription symbolique de l’espace dans la durée, pour sauver l’espace habité de sa seule marchandisation, qui l’évide comme un masque. Ce square comme retour de volée post-postmoderne à l’urbanisme cynique néoclaque ? Ou, la naissance d’un processus critique à SQ… LES PETITES MAISONS SUR LA PRAIRIE

Et après ? Mickeyville. De petits ensembles articulés par d’innombrables espaces de jeu pour enfants et pour adultes, mais surtout des pavés de lotissements, des nuées de maisons privatives identiques, une mer de chez-soi. Des façades au crépi vaguelant, des toits de tuiles Lubéron, des fenêtres aux volets de bois peints en couleurs distinctives (par lotissements) immanquablement très rouges ou très vertes, ou très bleues, coordonnées avec la niche du chien et la porte du garage. Et ces motifs répétés, ces caractères du bonheur sédentaire gesticulés jusqu’au malaise pour le visiteur qui ne fait que passer, comme dans une pâtisserie d’hypermarché : beaucoup de crème colorée pour imiter les gâteaux de


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riches, mais des constituants uniformément chimiques et maladifs/homesweethomehomesweethomehomesweethomehomesweethomehomesweethomehomesweethomehomesweethomehomesweethomehomesweet... Amarrés aux voies publiques, ces villages cernés de haies répètent le Même, adossés à d’autres villages qui répètent leur distinction. Cette somme d’enclaves pseudo-villageoises mime la ville, mais fait tout pour éviter sa naissance fortuite. Et résiste encore et toujours à l’envahisseur... Lorsque nous passons devant des jardins-colonies, justement implantés à l’ombre de deux imposantes chanterelles de béton à usage hydraulique, la nature du phénomène commun à tous ces modes d’habitation commence à s’éclairer. Ce qui a été vendu aux colons de SQ, c’est la maison comme loisir en soi, le chez-soi comme objet de culture ou/et de consommation : on n’achète pas une maison avec une niche et un jardin, mais la possibilité de jardiner et de bricoler la niche pour que le chien soit bien l’hiver aussi. Si bien que les habitants qui n’ont pas reçu de jardins comme attribut naturel de l’habitation se voient immédiatement offrir la possibilité de jardiner aussi (répliquant la structure sociale de leur habitat collectif) dans ces jardins colonies. Partout poussent des légumes mignons comme tout, et les blettes, les cardes et les choux-raves font la place à des fleurs obèses et luisantes comme chez le fleuriste. Nanification de tout, mickeyification du jardin. C’était un jour férié, froid mais clair, et nombreux étaient les habitants dans leurs jardins. Comme le brame collectif de toute une ville, on entendait monter de l’horizon les feulements des tondeuses. Sympathique, mais inexplicablement un peu obscène. Quelque chose d’une gigantesque maison de retraite pour actifs domestiqués. Et tous ces gens dans leurs cloîtres arborés, mais presque personne dans les rues : des passants ou des mannequins ? ! ! Quelques inoffensifs en roller, des familles avec des poussettes et des chiens, une ou deux grand-mères de cinquante ans faisant leur jogging le walkman à fond poursuivies par leurs chiens, et sinon, d’autres familles avec des poussettes et des chiens. Parfois ce sont les adolescents qui sortent le chien, et souvent les maris sont sortis par les chiens. Les gens n’aimaient pas être pris en photo en train de ranger leur garage, mais aimaient bien être immortalisés en train de préparer le jardin à l’hiver. Encore d’autres villages pavillonnaires, quelquefois séparés d’aires de loisir à peine paysagées, patios publics ou boulevards piétonniers pour championnat du monde de pétanque, ou courses de lévriers nains. Il n’y avait personne, il y avait trop de place, on aurait pu se perdre : ceux qui s’intéressaient au son étaient ravis, ils écoutaient l’écho des vides. Une femme hindoue (on devinait son sari sous son manteau d’hiver) fit un bout de chemin avec nous (elle marchait à la même vitesse, dans la même direc-


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tion), c’est la seule rencontre improbable de cette journée, mais curieusement personne n’a voulu l’aborder, lui donner l’impression qu’elle était une curiosité. La journée s’acheva au bord d’une mer intérieure cuivrée par le soleil couchant. L’artifice ultime de cette ville-colonie, c’est de répéter les stéréotypes de la ville prestigieuse qui est sa voisine et sa devancière : puisque Versailles fut en son temps une ville nouvelle, SQ l’imite partout où elle peut, à la recherche de ce classicisme qui lui donnerait une contenance. Riccardo Bofill l’a compris, qui a reconstitué un château démago-classico-démocratique imitant une orangerie qui aurait forcé sur la vitamine C, au bord d’un gigantesque bassin qu’il avait fallu des mois pour remplir goutte à goutte : une vraie pièce d’eau des Suisses, un vrai petit Léman. À l’époque les habitants de ce Chenonceau-sansLoire suivaient de leurs fenêtres cette double progression : de l’eau qui emplissait le trou, et des pavillonnaires qui recouvraient les champs, inexorable montée des eaux depuis l’horizon. Disparition de la campagne, et transfusion d’eau, étranges vases communicants... Et une curiosité touristique surréelle : au bout de la barre de logements qui pénètre le bassin comme une jetée, un arbre en tubes d’acier planté dans l’eau et surplombé de vrais cormorans, attractions égarées jusqu’à la fin des temps sur ces rives étrangères. Hypnotisée par ces silhouettes d’oiseaux improbables, toute une foule de groupes familiaux encombrés de poussettes et occupés par des balles à renvoyer au chien, faisait le tour de cette boîte d’eau longue comme une piste d’atterrissage, tout aussi médusés qu’au premier jour devant ce spectacle devenu leur horizon lacustre privatif. Retour congelé aux voitures par le quartier de l’université. Encore d’autres bassins, avec des Caddie noyés, suggérant d’autres usages. Et encore ces humains tractés par des chiens bien nourris et dominateurs : à SQ pas de petits chienschiens-à-sa-mémère, rien que des grosses carnes. Des labradors par milliers, ce chien familial par excellence, mais aussi des dobermans, ce fauve du propriétaire menacé, et autres bergers à poils courts et longs, hauts comme des chevaux, et insolents comme des ours en cavale. Au fil des heures, il nous semblait en savoir plus sur ces animaux apolliniens que sur les habitants... ÎLES BIENHEUREUSES OU ÎLE-AUX-ENFANTS ?

Au terme de cette première journée d’exploration nous n’avions que deux certitudes : jamais nous ne mangerions honnêtement à SQ, et nous avions vu de nos yeux vu une radicalisation de processus urbains qui, juxtaposés jusqu’à faire un système efficace, devenaient une abstraction, une curiosité, d’un exotisme violent (mais sans heurt). Nous étions saoulés et médusés : les habitants de SQ ne présentaient-ils pas tous les signes du bonheur d’habiter ? Cette ville nouvelle était entièrement au premier degré, puisque aucune critique ne semblait


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pouvoir surgir de l’intérieur : Happiness-la-Ville. Comme une ville utopique en somme, avec tout l’arrière-fond d’angoisse réprimée que cela suppose. Avionsnous atteint les îles bienheureuses dont nous parle Platon ? Dès le premier soir, plusieurs hypothèses. SQ = ville-colonie expérimentale en prévision d’un établissement humain sur une planète lointaine. SQ = ville-satellite fondée par des extraterrestres essayant d’imiter les principes d’urbanisme humain sans se rendre compte que l’absence d’articulation entre les systèmes, et l’absence de lieux de rencontre trahissaient leur méconnaissance des besoins humains. Quant à l’absence de réaction des habitants, elle jetait le doute sur leur identité réelle : SQ = ville d’aliens gentils et contribuables ? ! ! SQ = ville-Mickey conçue comme parc à thème (le thème étant l’habitation) pour la middle-class blanche familiale (à l’exclusion de tout autre groupe social) sous condition exclusive de nourrir au moins un chien. SQ = ville-Potemkine peuplée d’acteurs rémunérés (= des mannequins humains) pour feindre d’y croire. SQ = ville-des-trois-petits-cochons, où le troisième (le plus gros), un énorme entrepreneur en bâtiment, serait l’inspirateur du loup qui fait peur aux autres = en fait un chien-loup à sa solde. SQ = ville envahie par des extraterrestres qui ne peuvent survivre dans l’atmosphère, et qui ont besoin de se cacher sous forme de particules d’eau, ce qui les rend invisibles. SQ = ville créée par des dieux venus de l’espace (en fait d’anciens chiens cobayes de l’exploration spatiale ayant développé une civilisation lointaine) revenus sur terre pour créer une colonie pénitentiaire entièrement vouée à la domination des chiens sur l’homme. SQ = ville-pour-chiens. SQ = PLUTOVILLE. CQFDOG BLASPHEMOUS RUMOURS

Le Mouvchem c’est aussi l’autre vie à la nuit tombée : le premier soir, de retour à Versailles, on pouvait voir converger des grappes d’ombres vers la pièce d’eau des Suisses. C’est là que commençait un voyage clandestin, vers la free party : disparaître dans la forêt, ombre parmi les ombres pour ne plus revenir. C’était le premier jour de l’hiver, on l’aura compris, mais aussi celui faisant suite à l’arrêté gouvernemental interdisant les raves ! Nonobstant, celle des chemineurs eut lieu malgré les soupçons de la police versaillaise. Certains trouvèrent leur chemin en une demi-heure, le chemin qui mène à l’envers du parc,


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derrière toutes ses postures jardinées ou forestées, vers des lieux aussi étranges que s’ils étaient passés par un trou de lapin pour retomber dans une fantaisie entièrement redimensionnée ; le genre de chose qui doit arriver au fond des parcs trop policés, lorsqu’on échoue parmi des montagnes fumantes de compost puant. D’autres arrivèrent presque à la fin de la nuit, le visage griffé, et les vêtements plus crottés que ne le tolérait leur honneur de chemineur. C’est la loi de la forêt. Et ce n’était plus le silence de la forêt, puisque au bout de cette errance aveugle, quelque part dans un dédale où se dressaient des sculptures ferroviaires abandonnées, sous une voûte cintrée lézardée de projections, résonnaient jusqu’au tréfonds des couches géologiques primaires des beats de furieux, des infrabasses de sévères, et des scratches de derviches retournés. Et dans un coin sombre on entendait roter en rythme le générateur à essence qui alimentait ce sound system. Réconfort de quelques liqueurs sans étiquettes. Puis se mêler à la foule clandestine qui s’agitait en se rapprochant les extrémités. On jouait au jeu de l’animal fétiche : – L’animal totem du chemineur, c’est la panthère : noire, elle n’existe déjà plus, elle est retournée au monde nocturne d’avant la création, elle n’est plus que deux yeux verts diaboliques surgis des origines du monde. – Non ! le fétiche du chemineur, c’est l’âne, qui broute les rejets dans les champs où tous les autres animaux sont passés et réussit à se nourrir de chardons et d’orties... Ce groupe de moijedansepas essayait de trouver les mots en italien pour dire bourricot, puis ils laissèrent tomber, et dansèrentaussi. C’était pas une soirée pour les rhéteurs, mais une réunion de bretteurs désarmés, il fallait du jeu de jambe, de l’allonge, et surtout porter des bottes. On se réveilla dans les ronces au petit matin, confits de liqueurs sans étiquettes, enroulés dans des cartes d’état-major. Raconter la suite du Mouvchem, c’est aussi la sensation que d’autres étaient en train de vivre les mêmes moments. La rumeur (plaisir du réseau) régnait, alimentée par des conversations fragmentaires avec les autres participants et les organisateurs. On disait les Stalker en tournage dans le RER... On disait aussi : ils prennent le p’tit dèj’ dans le métro. Pour réveiller qui ? On disait un peu n’importe quoi. Leur arrivée avait déjà été précédée de rumeurs : ils viendraient accompagnés d’un célèbre physicien français spécialiste des fractales, et d’un astronome. Même si aucune de ces deux sommités ne vint jamais, certains avaient commencé à imaginer qu’ils allaient uniquement travailler de nuit en se guidant avec les étoiles, d’autres pariaient qu’ils avaient mis au point avec ces scientifiques une nouvelle géomancie, qui bouleverserait le rapport au territoire : ils ne visiteraient plus des lieux, mais des champs de force, des vortex et des échelles de Jacob... Avant qu’ils ne partent ouvrir une buvette sur Mars, certains osèrent leur demander directement; et ces Italiens n’hésitaient pas (ingénus ou bourrés?)


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à expliquer la nature de leur projet : dans l’ambition d’obtenir de la Communauté européenne le financement d’une université nomade, il était important qu’ils multiplient les interventions aux quatre coins de l’Europe, et la DV devenait un outil de captation et de restitution idéal pour leurs visées de communication. Étrange sensation : les maîtres à jouer du Mouvchem étaient allés se mettre sur des rails, tout droit, et n’en bougeraient pas. Nous le savions puisque nous y avions été, qu’ils ne verraient rien de SQ. Cette indifférence calculée suscitait des réactions diverses, des appréciations : « Ils prennent le p’tit déj’ dans le métro ? » On se serait cru dans une conférence internationale d’espionnage, tout en sourires et sous-entendus au curare... On rejoint là une dimension fondamentale des explorations des marges : une parenté étroite les noue avec l’esthétique du film noir, et des spy movies : aller à l’envers pour jouer double jeu, être un autre, et forcer la chance18. Chacun s’escrimait à brouiller les pistes, à en dire plus et moins que ce qui se tramait vraiment. Dans un contexte où des Touristes suivaient des Bruits du frigo, et nous abreuvaient de messages téléphoniques bidons, alors que des Paysagistes oulipiens faisaient les morts et que les Wunderschön Peplum faisaient des révélations auxquelles personne ne croyait, on jouait tous de la désinformation. Sans parler des risques encourus par des échappés solitaires : un duo qui arpentait SQ en tenant leur DV au bout d’une tige pour filmer avec un peu de hauteur de très très très longs plans-séquences, se retrouva ainsi pris au piège dans une impasse de Trappes, bloqué soudainement par un camion dont descendit une bande de poètes urbains qui n’avaient pas oublié d’aller au cours de gym. Leur Mastagangchief s’approcha, et désignant la petite DV pour faire remarquer qu’« ici on filme pas. Y’a pas d’images qui tiennent, c’est sans images ce coin. Tirez-vous ! » avait été sa conclusion magnanime. D’autres chemineurs finirent au poste pour avoir voulu s’introduire dans Challenger sans invitation, et la rumeur circulait déjà qu’ils n’en étaient toujours pas sortis. C’était donc comme le bal des consuls, avec l’atmosphère des rades clandestins du no man’s land entre deux assauts : dans les potagers du roi à l’invitation des étudiants de l’École du paysage, à la nuit tombée sous une tonnelle de guingois, à observer les ramures amazoniennes des platanes du parc Balbi où certains


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olibrius locaux avaient jadis établi demeure, perchés dans des cabanes précaires, d’où s’organisaient des illuminations arboriphores, ramures en chandelier. Et encore des fausses rumeurs lancées par les Wunderschön Peplum : – Cet après-midi à la base nautique, c’était compétition de voile. Les parents aux jumelles sur les rives, assis sur des monticules de canoës-kayaks rouge sang comme des lèvres énormes, des compressions érotiques résineuses. Certains pères solitaires envisageaient sérieusement l’adultère avec certaines mamans inconnues qui s’ennuyaient là. – Le seul endroit où les gens se parlent, c’est ce plan d’eau artificiel ! Ils ont besoin de se retrouver dans un parc d’activités prémâchées pour se jeter à l’eau... – Mais la base nautique incarne le vrai centre-ville historique de SQ et une grande voie de communication : la seule infrastructure préexistante à la ville nouvelle, c’était ce plan d’eau, construit dans les années 1930 pour servir de gare à un moyen de transport révolutionnaire : l’hydravion ! ! ! SQ a raté un grand destin lorsque les généraux renoncèrent à cet Ameriport International ! – Et maintenant la seule spécificité de SQ, c’est de posséder le plus grand crématorium pour animaux domestiques de France : « Krémadog » ! ! ! On échangeait des informations qui se vérifiaient, des étonnements, et puis on les répétait en les déformant : avant la fin de la nuit, on décrirait une escadrille de chiens de la mort capable de piloter des hydravions pour faire régner l’ordre à SQ... Ces choses étaient dites la bouche pleine, on avait servi le souper, préparé par les étudiants de l’École du paysage : consommé de potiron avec sa tresse de coriandre fraîche, ratatouille de légumes d’hiver et compote de pommes, tous les produits arrivant des carrés qui nous entouraient. Un vrai festin de potagistes, encouragé par un gros rouge de terrassier qui aidait à dire sans comprendre : « Krémadog ! » Des imitations d’hydravions évoquaient une réunion de pélicans imbibés. Certains prirent racine sur un pied pendant la projection de films qui suivit19, tandis que d’autres qui marchaient à quatre pattes en poussant des jappements canins s’égaillèrent dans l’obscurité féerique des cordons de pommiers, pour piétiner des plates-bandes en couinant :


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– Des hydromasseurs je te dis, avec des plumes partout, un truc révolutionnaire, qu’on n’avait pas vu depuis les fêtes expérimentales de la Régence. Regarde, je te montre, tu écartes les bras et tu te laisses tomber... BILAN DES ACTIFS

Terminer ce récit du cheminage, c’est décider de l’interrompre ; mais auparavant, il faut finir de retracer le destin des protagonistes, dire comment ils ont résolu les contradictions de leurs traversées. Ce qui a été fait a eu raison sur tous les présupposés. S’opposent apparemment plusieurs écoles : ceux qui sont allés se mettre en prise avec le site, et ceux qui s’y sont investis. On distinguera des péripatéticiens, c’est-à-dire des arpenteurs (dans la tradition aristotélicienne où les cours se donnaient en plein air, promenade collective), qui sont allés penser sur ou à même le terrain pour faire apparaître de nouveaux modes de lecture de l’urbain, de ceux qui ont voulu intervenir en utilisant le décor pour lui faire raconter autre chose : caricaturer ou détourner sont les armes de ces cyniques, qui comme les membres de la secte hellénique voient dans la rue le théâtre du social, le lieu où doivent s’exposer les contradictions réprimées. Forniquer en public, s’empiffrer de choses subtiles et périmées, alpaguer les gens en leur demandant des comptes, cette logique hyperréaliste et présituationniste veut retourner l’analyse contemplative en action sociale, en participation politique, sur la voie publique. Provoquer pour réveiller la perception. Faire la pute/faire le chien. À vrai dire, ces deux manières de descendre dans la rue sont souvent mêlées chez les chemineurs, et le cynisme de certains n’est pas toujours différent d’une certaine façon moins noble de faire le trottoir : et qui fait la bête réussit parfois le saut de l’ange... C’est pourquoi, de n’avoir pas cherché à dire autre chose que l’impossibilité d’avoir prise sur la ville, l’atelier d’Anne-Sophie Perrot a finalement produit un résultat plastique maîtrisé. Des fils de fer tendus à même le mur sur un plan orthogonal portaient des compressions de petits riens, des relevés au sens premier. Placées sur la carte imaginaire, ces bribes tenaient la gageure d’une lecture abstraite et sensible du territoire, ni traduction métonymique, ni imitation factice : un état des lieux en forme de bataille navale.


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Une machine à café sur un piédestal identifiait le travail des Stalker. Une cafetière italienne pour dire qu’ici comme ailleurs on peut faire du bon café si on sait faire, voire même que n’importe quelle poussière de friche peut faire l’affaire, avec une bonne machine. Enfermés (avec délices) dans une posture de gourous ou de rock stars, ils étaient venus à Versailles avec un plan de tournée et de tournage qui n’incluait pas de vues latérales sur l’environnement ; ils n’ont donc « rien vu à SQ ». Pourtant ce n’était pas faute d’avoir voulu rencontrer des habitants, en leur offrant le café dans le RER, et les invitant à les rejoindre pour des pique-niques sur les voies ferrées, pour recueillir leurs impressions qu’ils proposaient de voir à l’envers. Une esthétique relationnelle, mais peu de rencontres effectives. À la vérité, beaucoup de chemineurs n’auront même pas réussi à rencontrer ceux qu’ils côtoyaient, y compris à l’intérieur d’ateliers où l’on ne faisait que se croiser. Certains Bruits du frigo sont rentrés en province avec le blues pour avoir parié doublement (et sans gains spectaculaires) sur l’envie de rencontre ; avec les autres chemineurs d’une part, mais surtout avec les habitants de SQ, qu’ils abordaient sans retenue pour leur demander les bons plans de la ville nouvelle (pour un Guide du cheminard20 ?). Leur travail proposait une carte organisée comme un carnet de route éclaté dans l’espace à partir des informations glanées auprès des habitants rencontrés. Une carte à trous, au petit bonheur la chance. Leur chef-d’œuvre : offrir aux Wunderschön Peplum un habitant de SQ, en chair et en os ! Croyez-le, c’était un acteur… Les photos suspendues des Touristes étaient les copies léchées du Rien qu’ils étaient allés sélectionner au milieu de ce Tout polymorphe de la périphérie en allant vers SQ. Pour rendre le Rien aimable, l’apprivoiser ? Cette esthétique référentielle, qui est peut-être un discours sur l’image, aboutit à des objets lisses et gluants déjà vus qui se vautrent dans la rhétorique du souvenir. Des postmodernes de l’art postal, qui n’ont guère vu SQ… Enfin, un des réprouvés du groupe Baboulet21 fut la vedette off du Mouvchem: après le départ des visiteurs, for chemineurs only. Persuadé que la plupart des zones « intéressantes » de SQ seraient surinvesties par les autres équipes, il partit en solitaire explorer les marges au sud, là où la ville se défait dans une intermi-


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nable sortie-entrée de ville. Il y découvrit la lutte secrète que mènent les gitans pour s’introduire à tout prix sur les parkings des supermarchés et y installer leurs caravanes. Quelle que soit la sophistication des édifices de défense mis en place par les services de sécurité, partout les gens du voyage affirmaient leur obstination malicieuse et parfois brutale pour contourner ces dispositifs inspirés des fortifications antichar. Cet étudiant insolent débaucha alors Boris Sieverts, habituellement organisateur de visites touristiques à l’envers, pour l’emmener en touriste faire la visite de ce champ de bataille. Ils composaient un duo hilarant et poignant, sur le fil de quelques diapos commentées dans une salle exiguë, après la bataille. Quant au collectif Wunderschön Peplum, toutes nos expériences de SQ racontaient un bonheur de ville pour chiens familiaux. Dans un recoin des écuries du Roy nous avons installé un chenil multimédia où aboyait toute une ménagerie d’objets narratifs : un film-bestiaire sur SQ luisait au fond d’une niche ; diffracté sur plusieurs écrans textiles, un voyage pédestre d’une porteuse d’eau allant du grand canal du château de Versailles jusqu’à SQ pour remplir avec son seau le bassin asséché de la marina; des cadavres exquis (voix/sax) enregistrés dans des lieux secrets de SQ (« Fais pas ton malin, Saint-Quentin ! » conseillait la voix) ; des bribes d’enregistrements aquatiques dans les rares lieux d’eau vive ; des montages détournant nos photos de SQ pour en faire des propositions narratives sur une ville canine; un manifeste placardé pour un nouveau cynisme qui serait une érotique du territoire, etc. Une collection d’aboiements pour dire notre emprise sensuelle sur un territoire qui ne se laisse pas mordre facilement. SQ = une grosse balle de caoutchouc résistante aux toutous qui voudraient jouer aux loups-garous… Un chenil ? C’est, vous l’aurez compris, que nous sommes nous-mêmes des chiens, des pistards, des pointeurs, des rabatteurs, des museaux, des gueules et des yeux qui filent aux limites territoriales de leurs humeurs pour déterrer ce qui s’ossifie. L’animal fétiche du chemineur ? Un bâtard braillard aux yeux bigles...


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LA DÉCOMPOSITION DU MOUVEMENT

Certains ateliers ont exposé sans être venus ou presque, s’effaçant derrière une installation, des images collectées = retrait/effacement des yeux qui avaient vu. N’auraient-ils pas dû plutôt s’exposer eux-mêmes ? ! S’exposer en chair et en os, comme on exposerait l’appareil qui a pris les photos, s’il savait pourquoi il a découpé tel et tel pan de chair du monde sur pellicule. S’exposer, pourquoi pas, avec un cliché noué autour du cou ou une galerie d’images sous le manteau, exhibables à la demande, pour répondre aux questions. Adapter le discours sur l’expérience à la curiosité des spectateurs. Des chemineurs en pied. Alors qu’en guise de plan média, la plupart des chemineurs ont exposé des panneaux signalétiques renvoyant à des territoires explicites pour eux seuls. Des limbes. Cet effacement dit aussi une présence fantomatique : les chemineurs se sont abîmés dans le décor ; n’ont été, n’ont existé que yeux et pieds. Des panthères noires. À l’inverse du processus photographique, vouloir les révéler à l’abri de la lumière voilait leur image. On ne distinguait même plus un chemineur d’un spectateur. Certains avaient un train à prendre, et disparaissaient comme des voleurs. D’autres avaient été rejoints par un conjoint (un drôle d’étranger à tout ça) et devaient se choisir un camp : soudain le retrait, la pudeur, l’envie de s’effacer, de redevenir un spectre arpenteur, un être liminaire plutôt que l’individu ordinaire qui ne comprend déjà plus les extravagances du rêve qu’il a fait avec ses pieds... À la fin d’un atelier vagabond le retour du réel est un drôle de drame, entre annulation et désintégration. Nous sommes rentrés excités et vidés, on en redemandait : le territoire en ses plissures fait craquer la gangue plastifiée qui le neutralise, et la chair apparaît, il suffit de regarder pour caresser, et le sol enfle, et les lieux battent plus fort. C’est une mécanique du désir, et pour ses exigences, il n’y a pas de poupées gonflables ni de mannequins en trompe-l’œil, il n’y a que des découvertes faites avec son corps, avec ses yeux, ses pieds, sa langue… Comme l’ont vu depuis longtemps les serial killers, l’autre façon de lire et dessiner le territoire, c’est de le traiter comme une chair, se mettre au diapason de ses crises d’identité morphologiques et y installer crûment les totems de ses visions les plus urgentes : le malaise des lieux appelle le geste, les résonances. Hyperlogique de l’érotopie qui suscite d’autres cartographies: perspectives, engagées, complices. Son premier mouvement ? Mettre un pied dans le plat, et l’autre dans la porte. Par contraste, ceux qui n’étaient pas pressés ni fiévreux, n’ont rien vu à SQ. Ils ont marché comme des mannequins au défilé. ET MAINTENANT, QUOI ?

Un des thèmes de discussion les plus intéressants qui ait surgi après la manifestation aura été le choix d’un support pour la conserver22. Un livre, un cata-


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logue, un cédérom ? Vincent Barré proposait de réinviter au moins certains des participants aux Beaux-Arts pour une exposition. C’est là que les jeunes organisateurs se sont mis à théoriser la portée de ce qu’ils avaient réussi en refusant d’être institutionnalisés trop vite. Ils projettent aujourd’hui de remontrer le travail dans un autre contexte, « d’emmener SQ à Paris » après avoir fait le contraire. Ils imaginent une exposition sauvage qui se tiendrait en pleine rue, comme une free party, tous les visiteurs ayant reçu l’info à la dernière minute pour éviter une interdiction des flics. Le montage sauvage (une forme de violence et d’urgence ludique), et puis la convergence des invités cheminant jusqu’au théâtre des opérations et les réactions des passants dans cette free gallery : tout cela serait filmé, et c’est cet objet qui pourrait ensuite être montré dans une salle d’exposition institutionnelle. Le récit d’un acte de vie, qui se rêve insubordonné, dans un dernier soubresaut d’adolescence théorique, où la valeur vient du faire, plus que du résultat. Éloge de l’esquisse, et affirmation que les traces imparfaites suffisent à témoigner d’une expérience impossible à représenter sans la modifier dans son essence. Au final, une victoire des pieds sur la tête, ou un pied de nez à ceux qui veulent rentabiliser le créneau en l’installant comme un 8e ou 36e art… Il y a quelques jours dans une galerie d’architecture, j’ai rencontré ce professeur de philosophie et sa femme sophystiquée, qui ne comprenaient pas pourquoi les gens vont cheminer, et j’ai répondu sans malice : – Mieux vaut être un chien qu’un mannequin. M. B. A.


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NOTES

1. Dont : Isabelle Barikoski (conservatrice de l’écomusée de Saint-Quentin-en-Yvelines), Jean-Philippe Vassal (architecte), Vincent Barré (artiste et professeur aux Beaux-Arts de Paris), Nicolas Michelin (architecte, urbaniste et directeur de l’EAV), ainsi que plusieurs membres de la revue le visiteur. 2. Anne-Lise Auboin, Delphine Baldé, Ludovic Delorme, Alexandre Field et Inès Lestang. Réunis dans une association dont sont membres les participants de cette première édition du Mouvchem, les organisateurs ont insisté sur leur souhait que cette association serve de cadre à d’autres événements dont ils ne seraient pas les promoteurs directs. 3. Initiés et dirigés par C. Boccanfuso. 4. Merleau-Ponty dans L’Œil et l’esprit, partant de ce texte de Descartes, analyse la perception comme un processus toujours en train de mesurer le réel en corps à corps, et qui ne peut donc rester une visée surplombante, du haut d’une fenêtre. 5. Vincent Barré, Antonio Gallego, Jason et Jakob, Boris Sieverts, Veit Stratmann. 6. Alexis Pernet, Anne-Sophie Perrot, Stéphanie Buttier. 7. Luc Baboulet, Jean-Philippe Vassal, Nicolas Michelin. 8. Stalker, le Bruit du frigo (des Bordelais s’étant fait connaître par leur périple anti-Mutations), et l’atelier Wunderschön Peplum (autour d’anciens étudiants de l’EAV, collectif de narrations urbaines multimédia). 9. Pour Descartes, dans l’ordre de la pratique, faire la décision, c’est « marcher droit ». Pour sortir d’un bois où l’on s’est perdu, il n’y a pas d’autre échappatoire que d’aller tout droit, sans jamais changer de direction, et ainsi la lisière viendra bien. Si la forêt contemporaine – notre nature indiscernable – est devenu l’enchevêtrement urbain, on peut se demander ce que l’homme du doute surmonté proposerait. Ne faut-il pas délibérément se perdre, jusqu’à s’enivrer de la perte des repères, pour enfin retrouver un sens à l’orientation?! Pour faire la décision, il faudrait ce savoir de l’oblique, du travers, du chemin à rebours du bon sens, afin d’atteindre l’épaisseur où se joue la nouvelle géographie des pivots psychomorphologiques de la ville. Celui qui se contenterait d’aller tout droit ferait une bien courte découverte : la lisière ne viendra jamais, nos villes n’ont plus de fin. Descartes serait bien d’ac-

cord pour dire qu’à une complexité normative ne peut répondre une simplicité normée. Il faut lui opposer une labyrinthique ironique, une défiance spéculative qui renverse les relations de manipulation : là où la ville doute, on peut jouer avec les cubes, renverser la boîte, et remonter le tout sans instructions. Plutôt qu’un discours de la méthode, un détour par la discorde. 10. Implantée sur un vaste plateau jusque-là terrain militaire, SQ est une communauté d’agglomérations préexistantes à l’entité « ville nouvelle », pour la plupart rurales, à l’exception de Trappes, cité-dortoir de la reconstruction. 11. Pourtant prometteur à plus d’un titre : spécialiste des paysages américains, et des habitats privatifs, on pouvait s’attendre à un dépeçage méthodique impitoyable des mythes constructifs manipulés par les bâtisseurs de cette grande suburb française. Des mythes pour attirer la middle class blanche vers un paradis urbain – imitant les villes privées qui s’établissent dans le désert californien –, pour refuser toute mixité avec la vraie ville, la corruption babylonienne. 12. La référence à l’animalité est réellement essentielle pour les entre-deux : l’animal, premier et meilleur praticien des délaissés, est lui-même un entre-deux qui s’ignore ; si c’est bien la conscience de la mort qui lui fait défaut, il est à ce stade antéreligieux qui rend la pensée inutile. Les animaux sont pleinement inachevés ! ! ! C’est-à-dire qu’ils sont aussi beaucoup plus performants que les humains pour s’accommoder d’un territoire. Alors que Descartes voyait dans l’animal une mécanique dénuée d’âme, c’est-à-dire encore une fois des mannequins, Malebranche renchérissait qu’il suffit de donner un coup de pied au chien pour observer qu’il aboiera à chaque coup (donc qu’il est une machine!). Hobbes, lui, avait le regard empathique des empiristes : il passait des heures à regarder les animaux, et particulièrement les rêveries de sa chienne. Il lui suffisait d’observer les tressaillements révélateurs de l’animal en transe onirique pour réfuter la thèse de vivants automates. De quoi rêvent les chiens ? De chasse, de traque, de plaisirs, de sensations fauves : ils arpentent des territoires imaginaires, ceux de leurs désirs. Jamais un chien ne paraît plus près du rire (cette frontière qu’on place en dernier rempart de l’humanité contre les ressemblances avec l’animalité) qu’au plus profond de ses rêves, probablement occupé à jouer avec une proie finalement capturée. Qu’est-ce qu’une blague animale? Rêver d’imiter


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un autre animal pour se mêler à un troupeau innocent, ou peut-être même, imiter les humains et se glisser parmi eux ? ! ! 13. Le cheminage comme harassement du territoire, comme arraisonnement boulimique, déraisonnable, et fantaisiste. La vérité sur les lieux, pour celui qui s’invite en passant, ne peut ni être dans l’exactitude ni dans l’exhaustivité, mais dans le relevé d’une combinatoire de récurrences qui racontent l’esprit des lieux tel qu’il se donne à voir, aux visiteurs d’aventure, aux regards transitoires. C’est – pour nous – forcément sous la forme d’une narration que ces relevés doivent s’organiser pour sortir de leurs petites démonstrations et dérouler une carte qui fasse sentir/ressortir ses dimensions, et devienne lisible pour des non-chemineurs. 14. Alors que les zones commerciales sont partout ailleurs rejetées en périphérie, à SQ, elles deviennent le carrefour de la ville nouvelle qui ne peut ni faire l’économie d’un simulacre de place du marché, ni s’empêcher de placer le nerf de la guerre au nœud de tout. 15. Une architecture spéculaire et publicitaire, du design intérieur retourné comme une chaussette, qui se tient en bordure, au bord de n’importe quelle route, puisque toutes mènent à Rome. Du parpaing et des jeux (de miroir). 16. La somme des éléments de SQ ne forme pas un archipel, une forme mélodique, mais figure une station orbitale, c’est-à-dire plusieurs économies de stockage juxtaposées sans relation : une abstraction. 17. Places fortes qui gardent les flancs de SQ, le Technocentre et Challenger en sont les véritables monuments, des panthéons-bunkers privatifs qui ne se visitent pas. 18. Carol Reed par exemple, en tournant Odd Man Out, ou The Third Man, a mis en scène des dérives urbaines, dont les agents sont des espions, et pire même, des traîtres et des terroristes. On suit ainsi James Mason, poseur de bombes blessé, dans les arrière-cours industrielles et les friches rurales de Dublin, ou Orson Welles, agent double névrotique dans les égouts de Vienne, les cimetières et les fêtes foraines. Carol Reed : lecteur de villes à l’envers, chemineur angoissé. Fuir entre-deux pour étendre sa couverture à des espaces neutralisés où aucune loi ne s’applique plus : suspension de l’espacetemps ? Est-ce qu’on y erre pour retarder sa mort, l’heure de payer l’addition ?

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19. Programme double comme dans les 50’s, Les Glaneurs et la glaneuse suivi de Barbarella. 20. C’est peut-être pour donner une deuxième chance à ces rencontres ébauchées qu’ils se sont portés volontaires pour organiser une suite au Mouvement des chemineurs, pour le week-end de la Toussaint 2002 à Bordeaux. 21. Charles Girard. 22. Curieusement personne n’a rempli les cartes en blanc qui avaient été distribuées au début…


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