Dessine-moi une ville
sous la direction d’Ariella Masboungi
Dessine-moi une ville
ĂŠditions
ENTRE STRATÉGIE ET SÉDUCTION 42 LE POINT DE VUE DES MAÎTRES D’ŒUVRE
Représentations par Marc Armengaud philosophe et artiste, enseignant (Paris-Malaquais), il est associé fondateur d’AWP 1 (Naja 2006), définie comme agence de reconfiguration territoriale — à la fois plate-forme opérationnelle et laboratoire interdisciplinaire de recherche/ expérimentation. Également commissaire d’exposition, critique, directeur de recherche, il a publié de nombreux articles et coécrit plusieurs ouvrages sur le paysage contemporain.
Représentation ou communication? L’irruption des nouveaux médias dans la conception et la communication des projets d’aménagement et d’édifices déplace le discours stratégique vers sa mise en scène. Les images du produit fini, livré clés en main, apportent l’illusion d’un réalisme inédit pour l’urbanisme, atténuant certaines défiances envers la discipline. On peut autant se réjouir de cette nouvelle accessibilité publique à des visions stratégiques, jusque-là souvent abstraites et techniques, que redouter que ces fictions conçues pour séduire ne prennent le pas sur les enjeux réels et la perception du temps nécessaire aux transformations promises, faussant ainsi l’évaluation des propositions. Un jury peut-il encore choisir un meilleur projet présenté de manière peu spectaculaire plutôt qu’un autre plus flatteur ? Cette évolution stimule la créativité et l’exigence de nouvelles générations de concepteurs, qui renversent les relations entre la représentation et le réel projeté. La mise en scène de la transformation devient un spectacle nécessaire au projet et à sa mise en œuvre. Car ce qui a vraiment changé, c’est avant tout notre rapport au réel (y compris sous l’effet des représentations virtuelles). Cela appelle de nouvelles modalités d’action, dont une partie se joue hors champ du projet technique : la dimension sociale du développement durable,
1 L’agence AWP
(www.awp.fr) est menée par Matthias Armengaud, (architecte et urbaniste), Alessandra Cianchetta (architecte et paysagiste) et Marc Armengaud (philosophe, artiste).
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43 À Rome (Italie), à l’occasion de la «Notte Bianca», réalisation d’oasis de mobilité dans des stations intermodales [1]. Un questionnaire sur les espaces publics et les transports nocturnes a été distribué à des milliers de Romains (2004).
À Toronto (Canada), AWP développe «Des pieds à la tête», un projet d’atlas interactif des mobilités nocturnes ([2], Matthieu Mével, dramaturge, associé à la démarche, trace une carte du site à même la chaussée, 2005).
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les temps de la ville, les interactions réel / virtuel, les dynamiques multiculturelles, la valeur du paysage… Les modes de partage public du projet doivent aussi changer, en s’ouvrant aux nouveaux médias, à la participation du public et des acteurs, autant qu’aux autres disciplines. Un jeu vidéo participatif, un événementiel artistique ou sportif qui révèle des sites stratégiques, ou encore un programme de développement d’une culture urbaine locale peuvent être des outils stratégiques au même titre qu’un plan de réseaux de transport. Dans le cadre d’une pratique de « reconfiguration territoriale », le rôle dévolu à la représentation du projet redéfinit le sens même des processus de transformation urbaine : si les représentations assument les besoins de participation et d’interaction de l’action urbaine, alors elles inventent les villes au lieu de les promettre. La représentation échappe ainsi au rôle de miroir du projet pour en devenir l’incubateur, et parfois la catapulte.
Percevoir et représenter : refonder le projet Au-delà des débats soulevés par des imageries nourries de marketing et d’électoralisme, la question de l’engagement dans le réel se pose à l’urbaniste. Comment des images de transformation peuventelles rendre compte de la complexité de la condition urbaine ? Campagnes périurbaines, grands périmètres infrastructurels, friches postindustrielles, quartiers multiculturels, nombre des topiques métropolitaines existent en dehors du cadre des représentations culturelles de la ville. Toutes les catégories de l’aménagement y sont à redéfinir, représentation incluse. Pour AWP, l’articulation entre la théorie et la maîtrise d’œuvre s’est construite autour d’une autre idée du rôle de la représentation pour le projet, au fil de trois phases successives : l’exploration de paysages critiques et leur documentation, la mise en scène du potentiel stratégique de nouvelles figures de territoires pour stimuler de nouvelles dynamiques et, enfin, l’articulation conjointe des outils d’aménagement et de représentation / stimulation dans le cadre de projets opérationnels.
ENTRE STRATÉGIE ET SÉDUCTION 44 LE POINT DE VUE DES MAÎTRES D’ŒUVRE Barcelone (Espagne). Carte correspondant au quatrième arrêt (station Sant Pere) d’une ligne de bus éphémère expérimentant le potentiel
d’urbanité de territoires ruraux, à proximité des zones d’expansion urbaine des arrières de Barcelone, entre Manresa et Calaf.
Helsinki (Finlande). Le programme «Go East!» propose des services publics nocturnes temporaires dans les petits centres commerciaux de l’est d’Helsinki (schéma de mobilité, 2005).
La pratique d’AWP est née d’une volonté de refonder la posture urbaine par la perception, de repartir de l’observation pour répondre à des besoins sur mesure et exploiter des potentiels latents. Nos efforts ont d’abord porté sur l’identification des limites, nœuds et matières des territoires, à la rencontre des paysages et des usages, même marginaux. Arpenter pour déchiffrer des situations hors champ permet d’apprendre autant des mutations microscopiques des jardins pavillonnaires, des plates-formes logistiques la nuit que des chantiers d’infrastructures. Ces explorations collectives 2 et interdisciplinaires — réunissant un cercle large de jeunes architectes, paysagistes, artistes ou historiens — nous ont notamment permis d’établir un atlas de Bilbao comme archipel déconstruit, de repérer les symptômes de suburbanisation du tissu rural de l’Allier ou des couloirs de nature qui infiltrent Palerme en secret ; elles nous ont permis aussi d’enquêter sur l’identité mutante des villes nouvelles en Île-de-France, de raconter le naufrage invisible des villages de paysans / tisserands à la frontière franco-belge, ou encore de composer une cartographie sensible de la densification spéculative des communes de première couronne du sud parisien (simulacre haussmannien qui oublie équipements et espaces publics pour accueillir ces nouveaux habitants)… Cette démarche, en amont des solutions de projet, redéfinit les périmètres et paramètres de l’action urbanistique, ainsi que la manière de ressaisir les échelles territoriales qui peuvent contribuer au renouvellement des stratégies. La relation entre l’observation et le réel n’est pas donnée une fois pour toutes, puisqu’il bouge sans cesse. Au-delà des outils (« Des pieds à la tête »), il fallait réussir à identifier la nature profonde des relations qui structurent l’espace : marchandisation des espaces publics, multiplication des enclaves, tensions entre modes d’habiter et de travailler, désynchronisation des flux, interruptions et juxtapositions sans logique… Parler de déterritorialisation
2 Elles ont fait l’objet
de «représentations» au sens classique : publications, expositions ou films, soutenus ou commandés par des institutions soucieuses de donner une place à l’expérience du territoire : des revues comme Le Visiteur ou les Carnets du paysage, la biennale de Rotterdam ou celle de Copenhague (Metropolis), le Pavillon de l’Arsenal, le Bureau de la recherche architecturale et urbaine (BRAU, ministère de la Culture et de la Communication), la Mission d’histoire et d’évaluation des villes nouvelles (ministère de l’Équipement), ou encore l’Institut pour la ville en mouvement.
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45 Helsinki (Finlande). Expérimentation de sites communautaires répertoriant en temps réel des actions qui révèlent le potentiel de sites nocturnes. Les sites sont photographiés par les participants avec
leur téléphone portable et les photos sont envoyées par MMS vers un site qui compile en direct cette carte temporelle et subjective de la ville (collaboration AWP/ Nokia Design Research Group, 2005).
permet de reconnaître que chacune des pièces d’un territoire est potentiellement ordonnée à plusieurs échelles différentes, dont la logique dépend d’autres pièces dans un grand patchwork multidimensionnel et discontinu. On apprend à voir le territoire comme un réseau en éclaté, dans lequel flottent des tapis volants à des hauteurs et des vitesses très variables. Dès lors, les enjeux d’articulation et de flux, d’interactions et de mise en réseau prennent le dessus sur une planification continue ou le dessin de formes urbaines fixes. Mais comment représenter l’expérience du hors champ que l’on a conquis avec ses pieds? Au terme de l’enquête de terrain, une forme de projet commence : réunir les pièces documentaires pour les confronter génère un récit. Nous avons choisi de proposer une forme qui réponde sur mesure aux phénomènes observés (complexité / sensibilité). De l’intimité avec le réel parcouru ressortent inévitablement des personnages et des histoires qui disent la situation mieux qu’aucune carte. Un travail de docu-fiction valorise la fiction comme une forme de projet, apte à rendre compte de l’expérience. Au niveau technique – puisqu’il s’agissait d’un travail collectif –, des storyboards multimédias articulent les documents pertinents : textes, photographies, dessins, vidéos, animations, sons, entretiens, dans une progression démonstrative à la fois dramatique et dialectique… Ces « œuvres manifestes » auraient pu être rangées dans la case de l’art contemporain (contexte dans lequel certains de ces projets étaient financés et montrés), mais nous les avons conçus dans l’horizon du projet urbain, pour identifier des moteurs de transformation. Aller observer la nature des changements et surtout diagnostiquer le potentiel de changement du site est devenu la condition d’un projet original (« sur mesure »), applicable (« compatible ») et partageable (« racontable »). De l’arpentage naît le besoin de fiction, comme forme pertinente du projet : réinventer un destin à des territoires qui en attendent un.
Représentations à même le territoire Ces récits d’explorations mettent au jour la dynamique des territoires contemporains surdéterminés par les mobilités, les changements (sociaux et économiques) ou les usages parfois non programmés. Les relations de priorité entre ce qui est stable et flexible se modifient, et les paramètres de l’aménagement doivent s’élargir au temps, au social, aux gestes, aux signes et situations temporaires. Pour répondre à l’instabilité,
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les modalités d’intervention peuvent être très légères et locales avec un impact global (« le minimum qui change tout »), éphémères ou réactualisables : acupuncture urbaine. Le processus l’emporte. En se rapprochant de la sphère opérationnelle (architecture, espace public et jardin, régénération urbaine), notre posture expérimentale a évolué vers une nouvelle forme de « projet-représentation », au sens dramaturgique du terme. Plutôt que de vivre l’expérience entre spécialistes, AWP a conçu des événements ouverts à des milliers de personnes pour partager des expériences directes, pour créer les conditions d’une prise de conscience territoriale en invitant le public sur des itinéraires scénarisés, rythmés par des expériences sensibles activant le potentiel prospectif de chaque site. En 2005 à Berlin, une traversée interactive du Palast der Republik invitait les Berlinois à s’interroger sur la destruction programmée de ce monument pour le réinventer. À Dieppe, pendant les étés 2005 et 2007, AWP a codirigé une biennale d’art, architecture et paysage qui répondait à la fermeture brutale du port industriel en simulant une ville temporaire dans les hangars ouverts au public : œuvres et performances étaient le résultat de collaborations avec marins, exportateurs, veuves de pêcheurs, dockers en colère… La valeur urbaine, partagée ici, est celle d’une intelligence territoriale collective dont les ressorts sont aussi sensibles que politiques, où l’urbaniste est celui qui démêle les fils, tout en les exposant au grand air… Psychanalyse des villes ? Le scénariste urbain chorégraphie des stratégies : créant par exemple une ligne de bus pour une nuit, reliant des fragments de métropole qui ne communiquent jamais entre eux, dont chaque station temporaire accueille des interventions qui modélisent un projet urbain virtuel (« Passeggiata Troll », 2004). Ou encore, en créant un réseau de services publics temporaires dans les petits centres commerciaux des banlieues difficiles à l’est d’Helsinki, connectés par un microtransport dédié (« Go East ! », 2005), expérience annoncée et commenté dans l’affichage des Abribus. Le public monte à bord de l’expérimentation, et la force démonstrative du mouvement collectif devient alors la représentation même. Représenter au sens théâtral, c’est activer le potentiel en activant un public « co-acteur » de la proposition. Ces projets sont portés par des plates-formes où se retrouvent acteurs publics et privés, chercheurs et artistes, habitants et usagers, pour partager les phases PROJETURBAIN • DESSINE-MOI UNE VILLE
47 Genève (Suisse). Plan-guide pour la mutation d’une zone d’activité industrielle, de stockage et logistique du sud de Genève (Praille-Acacias-Vernets) en quartier mixte. Cette mutation est générée
non pas au travers d’un plan directeur — ici inapplicable, car certains occupants des terrains refusent de s’en aller —, mais à partir du phasage de nouveaux espaces publics et d’une nouvelle trame de mobilité.
d’exploration, de séminaire, de scénario et de coproduction de ces événements. Le passage à la réalisation par des acteurs réels réussit vraiment lorsque l’élan se poursuit au-delà de l’événement ponctuel. La création d’un blog peut servir d’outil dans cette capitalisation des énergies. Un aménagement, une programmation peuvent devenir nécessaires et réalisables si habitants, usagers et acteurs ont été impliqués en amont dans la gestation même de son besoin. Depuis 2003, le Protocole Troll 3 est le cadre privilégié de ces projets de « transformactions ». Chaque projet est le fruit de partenariats réunissant institutions universitaires et culturelles, médias, collectivités publiques, associations d’habitants ou transporteurs publics. Dans les dix-sept métropoles (Barcelone, Toronto, Copenhague, Bruxelles, Rome…) où les trolls ont éveillé des nuits prospectives, plus de sept cents professionnels et étudiants ont participé aux phases de recherche et d’expérimentation, tandis que les événements réunissaient des centaines, voire des milliers de participants. La masse critique atteinte par ces dispositifs leur donne une capacité à transformer le réel au-delà de l’éphémère. Ainsi les « trolls » de Toronto sont devenus membres du comité de programmation de la « Nuit blanche » de cette ville, où cet événement devient source de nouvelles pratiques urbaines dans des sites inhabituels, ouverts à des populations qui ne se rencontrent d’ordinaire jamais.
Stratégies hybrides Vingt ans après la chute du mur de Berlin, les interrogations sur la réinvention de la figure métropolitaine (cf. la consultation du Grand Paris) et du développement durable ouvrent à un renouvellement des outils et approches. La sensibilité territoriale n’est plus une posture critique marginale mais un levier des politiques publiques pour des stratégies de développement ambitieuses, comme l’écométropole de l’estuaire Nantes - SaintNazaire. Décriée depuis les années 1960, enfermée au rayon des utopies, l’imagination des villes du futur redevient une priorité stratégique. Ce qui est en jeu, c’est la régénération des modèles urbains comme locomotive de la transformation des économies territoriales. C’est l’expérience concrète d’AWP à Londres, autour de la Tate Modern ou du boulevard Olympique, à Bâle sur les berges du Rhin, et à Genève, où la transformation de la zone d’activité du projet de mutation urbaine Praille-Acacias-Vernets (PAV) est à la fois projet technique d’espace public et de mobilité, programmation collaborative d’une ville mixte et stratégie culturelle d’incubation / accélération d’une nouvelle identité.
3 Un programme
de recherche et d’expérimentation sur les mobilités nocturnes, conduit par AWP et initié dans le cadre de l’Institut pour la ville en mouvement.
La concurrence entre métropoles replace au centre la question de la représentation comme levier de la capacité d’un territoire à produire des images qui renforceraient son attractivité. Les outils sont décomplexés : faire des films, mener une intervention participative ou proposer une reprogrammation temporaire d’une infrastructure, c’est déjà faire du projet. La viabilité d’un projet urbain semble dépendre de son attractivité médiatique, et la représentation (marché réservé à des agences de communication) joue un rôle clé dans le développement des villes, ce qui n’est pas sans conséquence sur les contenus même des projets. De fait, un nombre croissant de grandes opérations sont fondées sur l’espace public, la mobilité, les flux, bref, la rue comme espace médiatique où les transformations sont les plus explicites… En repartant de l’espace public, l’enjeu du projet urbain doit avant tout régler l’articulation entre des dimensions disjointes (réel / virtuel, local/global, technique/humain…). C’est une question à la fois de design et d’intelligence de la ville, car l’espace public n’est plus conçu dans sa matérialité limitée par un espace donné, mais dans son inscription dans un réseau de potentiels urbains qu’il contribue à caractériser et déplier.
une ville
collection projeturbain Ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de la Mer
Penser, c’est dessiner, c’est représenter. Dessiner, c’est s’approprier un site, imaginer sa transformation, faire rêver, donner envie, ouvrir un dialogue fécond. Dessine-moi une ville arrive à un moment charnière de la production de l’urbain : évolution des outils numériques, participation accrue du public, désir d’images et de débats sur la ville. Il offre un kaléidoscope des expériences en cours, des propos de grands professionnels de l’urbanisme, un état des lieux technique, ainsi qu’une réflexion prospective en la matière. Bouleversés par les avancées rapides des jeux vidéo et des nouveaux mondes virtuels, les modes de représentation de la ville ne peuvent se substituer au talent, à l’imagination et à la clarté des stratégies urbaines. www.librairiedumoniteur.com 39 2 ISBN : 978-2-281-19492-0
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