Du Désenchantement moDerne au réenchantement postmoDerne
Désenchantements
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Du désen chantement moderne au réenchantement postmoderne 19451990
« Aujourd’hui où surgit le monde nouveau sous la poussée des miracles techniques, les maîtres de la Ville-Lumière appliquent le règlement. Et il n’y aura bientôt plus de lumière sur la Ville. Le Corbusier, Quand les cathédrales étaient blanches, Paris, éditions Plon, 1937
La Seine de nuit, 1955. PhotograPhie de robert doiSneau (1912-1994). © RobeRt Doisneau/Rapho
Paris la nuit. chroniques nocturnes
MYtholoGies De la Ville luMiÈre 1789‑2020
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La nuit n’est plus le miroir ou l’incubateur de la ville, parce que la dimension de merveilleux de la moder 1 chantements nité est perdue. Parce que la nuit n’est plus le territoire commun aux avantgardes, aux plaisirs bourgeois et au défoulement populaire. Parce que la nuit technique s’est déplacée hors champ. Alors que la nuit disait l’avenir, en 1945, à la sortie des nuées de la barbarie2, elle n’a plus rien à annoncer. Dans un contexte d’affaiblissement de l’Europe, Paris n’est plus la capitale de la nuit. Le virage intellectuel et artistique vers l’abstraction, les formes issues du langage et les approches conceptuelles écartent la nuit sensible et symbolique : trop chargée, trop expressive, trop impure. Par ailleurs, la relation primordiale au réel n’est plus l’imaginaire, mais le réalisme, y compris dans le courant existentialiste, qui s’intéresse aux entredeux dialectiques, aux ombres de la responsabilité, plutôt qu’aux mystères du nocturne. La modernité « magique3 » de l’entredeuxguerres ne reviendra donc pas. L’ombre portée des nuits de l’Occupa tion précipite la fermeture des maisons closes, qui sera para doxalement le point de départ d’un regain d’activités illégales. C’est l’âge d’or trouble du Paris « noir », symbolisé par la pègre de Pigalle, les blousons noirs des banlieues et le glamour des ChampsÉlysées. Bien sûr, la nuit urbaine ne disparaît pas, mais elle offre surtout une continuité de modes d’existence nocturne qui n’innovent que stylistiquement sous influence de la culture américaine : écritures commer ciales au néon, lieux de fête, commerces ouverts 24h/24 (drugstore). Les figures sont les mêmes, les adresses aussi, seuls les éléments de mise en scène varient. Qu’estce qui change alors ? La métropole change d’échelle, avec une inver sion de priorité entre Paris et banlieue. L’ambiance de la Ville Lumière devient illisible à cette échelle et s’« archipélise ». La métropole change en outre de nature, avec la puissance soulignée de ses réseaux infrastructurels – incandescents la nuit tombée –, fruit de nouveaux principes d’urbanisme métropolitain à la fois tournés vers le futur et basés sur les idées modernes des années 1920. L’influence « puriste » de Le Corbusier pèse sur les orientations d’une discipline jeune qui ne retient pas le temps comme un paramètre 1 de projet en soi, ne laissant guère de place à Il ne s’agit pas d’une référence à la « nuit désenchantée » décrite la ville des usages, des plaisirs et des intensités. par Wolfgang Schivelbusch, dont la référence perdue serait le merveilLe symptôme urbain de cette période est la déci leux aristocratique. Ici ce qui est perdu, c’est la modernité magique… sion, de déménager les Halles hors de Paris, 2 déménagement qui signera la fin de la nuit totale Voir Alain Resnais, Nacht und Nebel [Nuit et Brouillard], 1955. combinant toutes les nuits (logistique, festive, 3 populaire, interlope…). La nuit technique sort de Voir Sophie Lévy et al., La Ville magique, cat. exp., Lille, Lille Paris, tandis que la nuit sociale se perd peu à peu métropole musée d’Art moderne, d’Art contemporain et d’Art brut, Paris, dans les banlieues « dortoirs ». Finalement, à l’instar Gallimard, 2012.
Désen
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des autres aspects de la société, le temps s’est redéfini à partir des procédures industrielles, standardisées à la fois dans la production et dans les intervalles de loisirs. La nuit dure le temps d’un dernier verre après la séance de cinéma, juste avant le dernier métro. Ce « temps libre » qui apparaîtra bientôt à certains comme une ruse idéologique pour faire passer la pilule de la violence des exigences modernes. D’où viendra le réenchantement ? La renaissance de la nuit comme moteur du développement urbain surgira notamment de l’essor des villes nouvelles, des architectures verticales et de politiques culturelles de banlieue ambitieuses, entraînant par réaction une dynamique de rénovation du centre historique : plusieurs idées de la ville, avec chacune leur nuit. Des concepteurs lumière, des artistes intervenant dans l’espace public, des paysagistes, des troupes de théâtre et des orchestres qui descendent dans la rue vont ainsi parti ciper à la revalorisation de la nuit en tant qu’espace de création et de médiation, inspirant de nouvelles générations d’archi tectes à Paris, qui explorent la réconciliation entre le construit et l’instable, les signes et les usages.
paris la nuit. chroniques nocturnes
MYTHOLOGIES DE LA VILLE LUMIÈRE 1789‑2020
Du désenchantement moderne au réenchantement postmoderne
1945-1960 : Reconstruction sans nuit ?
paris la nuit. chroniques nocturnes
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1945-1960 :
Rationnement nocturne
reconstruction
l’euphorie brève des nuits de la Libération, dont le symbole reste les bals
sans nuit ?
Après la compromission des nuits parisiennes sous l’Occupation, vient d’août 1944 : fraternisation, embrassades et allégresse sexuelle généralisée. À ces explosions de joie collectives succéderont d’autres formes de nuit intenses mais beaucoup plus segmentées, qui vont tendre à s’opposer : nuits existentialistes de Saint-Germain, renouveau des nuits mondaines de la haute société, nuits populaires des cinémas, fêtes foraines et bals
« popu ». Même si le rythme des grandes fêtes reprend (l’architecte Jean de Mailly scénographie notamment le 14 juillet 1950), les événements collectifs perdent leur caractère prioritairement nocturne. Les manifestations politiques ont désormais lieu en journée puisqu’elles sont interdites après 18 h, et les matchs de football ne deviendront un spectacle de soirée que dans les années 1970, pour des raisons d’éclairage1. Mais, surtout, l’imaginaire merveilleux de la nuit est remis en cause par la très grande précarité et l’insalubrité des quartiers populaires, dans un contexte général de rationnement et de rareté de l’énergie, donc de l’électricité, donc de l’éclairage. Faute de main-d’œuvre, le temps moyen du travail effectif hebdomadaire approche des 50 heures par semaine, avec l’assentiment des syndicats. Le travail de nuit augmente fortement dans l’industrie. Il faudra attendre 1950 pour que la plupart des indicateurs économiques d’avant guerre soient rétablis. Ces priorités donnent la mesure de la place qui reste à la vie nocturne : l’énergie créatrice démontrée lors de l’Exposition internationale de 1937 est oubliée, on pourrait même dire enfouie dans les décombres de la Grande Histoire. La région parisienne est en ruine, pas tant physiquement, puisqu’elle a échappé aux bombardements, que par ses faiblesses (entretien, énergie, alimentation, logement) alors qu’elle est soumise à la pression démographique et à une extension non encadrée. La reconstruction donne donc la priorité au logement. Par contraste, le mal-logement 1
Certains matchs ont lieu exceptionnellement en nocturne au Parc des Princes, tel le France-Suède en novembre 1952, auquel le peintre Nicolas de Staël assiste et dont il tirera l’inspiration de la série Les Footballeurs, qui fait écho au spectacle des couleurs sous la lumière crue. 2
« Il faut que ce soir même, dans toutes les villes de France, dans chaque quartier de Paris, des pancartes s’accrochent sous une lumière dans la nuit, à la porte de lieux où il y ait couvertures, paille, soupe, et où l’on lise sous ce titre Centre fraternel de dépannage, ces simples mots : “Toi qui souffres, qui que tu sois, entre, dors, mange, reprends espoir, ici on t’aime”. » 3
Dans Paris insolite (Paris, Denoël, 1952 et 1954), Jean-Paul Clébert raconte l’évolution du statut du clochard, vu avec de moins en moins de tolérance. 4
« Je me souviens d’une nuit entière passée à Saint-Denis dans une espèce de coupe-gorge en planches, attenante à un atelier de plumassière. À l’intérieur on dansait. […]. Des pétroleurs, des pétroleuses ? En tout cas des êtres de la nuit, n’appartenant à aucun parti, attendant la prochaine occase, des êtres comme il en grouille dans les bas-fonds, et l’on se demande d’où ils sortent quand éclate une révolution. » Blaise Cendrars, La Banlieue de Paris, Paris, Seghers, 1949 ; rééd. Paris, Denoël, 1983, p. 44-47.
participe du changement de perception du nocturne, devenu souffrance pour des centaines de milliers d’habitants de la métropole. La logique d’urgence fait ainsi ouvrir les stations de métro en cas de grand froid : des dizaines de milliers de personnes y dorment, notamment pendant
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l’hiver 1954, à la suite de l’appel de l’abbé Pierre demandant la création de centres d’accueil nocturnes (tentes, caves, métro…) après la découverte du corps d’une femme gelée2. La nuit devient synonyme d’enfer pour les mal-logés, en particulier ceux qui dorment dans des bidonvilles, hantés par la peur du feu. Misère de la banlieue, qui commence avec la « zone » au-delà des fortifs, peuplée de clochards, de gitans, de malfrats, de prostituées et des derniers chiffonniers. Ces « zonards » – êtres éminemment nocturnes – forment une population répulsive qui marque une différence de nature entre civilisation urbaine et décadence sauvage, reversant la nuit du côté obscur qu’il faut éradiquer tel un rebut devenu intolérable3. Il faut dire que les récits rapportés de nuits passées dans des bouges de la zone sont si violents et effrayants qu’ils semblent des cauchemars surréalistes4. À l’échelle métropolitaine, la priorité va aux efforts de restructuration fondamentale sous l’impulsion de Jean Monnet : avec la création par nationalisation des régies publiques pour l’énergie et les transports (SNCF, RATP, EDF), et la reprise de la planification des grandes infrastructures envisagées avant guerre (aérodromes, autoroutes…). Les solutions aux problèmes locaux dépendent désormais d’une organisation du territoire à l’échelle régionale, si ce n’est nationale. Tous ces réseaux ont besoin de la nuit pour être entretenus, mais on ne les voit plus : ils ont disparu dans l’étendue qu’ils servent. Paris n’est plus un lupanar Le statut des femmes change radicalement à la Libération, à l’initiative du Conseil de la Résistance qui valorise l’héroïsme des résistantes dans la lutte contre l’occupant. Plusieurs mesures législatives interviennent entre 1946 et 1948 : le droit de vote, la fermeture des maisons closes et l’interdiction du travail de nuit, qui vaut pour tous les secteurs sauf dérogations pour le secteur hospitalier et d’autres activités de manière plus ponctuelle (établissements de nuit, taxis, hôtellerie…). Par ailleurs, la plupart des métiers de service à domicile – largement réservés aux femmes – double page précédente > le centre commercial la nuit, sarcelles, février 1962. photographie de Jacques Windenberger © Archives dépArtementAles des Bouches-du-rhône (72Fi4-10-0001/sAiF) page précédente > robert giraud, 1953. photographie de robert doisneau (1912-1994) © roBert doisneAu/rApho de haut en bas > boulevard carnot, paris 12e, 1958 © direction technique de lA voirie pArisienne
vont disparaître, ainsi que les formes d’abus qui les accompagnaient en termes d’âge légal, de mal-logement, de faible rémunération et d’isolement social dans une condition servante rendant pratiquement impossible la vie maritale et familiale (des populations de grisettes qui étaient des acteurs importants de la nuit du ravitaillement, des petits métiers ou des bals populaires). Ces changements marquent des étapes majeures de l’émancipation des femmes, mais aussi la généralisation du modèle familial de la classe moyenne, où la femme est définie par son rôle dans le foyer. Toutes ces avancées auront un impact immédiat sur les valeurs de la nuit, et le rôle qu’y jouent les femmes. La fermeture des maisons closes reste le symptôme fort de cette
rue franc-nohain, paris 13e, 1958 © cliché edF – direction technique de lA voirie pArisienne
ambiance moralisatrice d’après guerre. En 1939, on recensait à Paris plus de cinq cents
place du docteur-Yersin, paris 13e, avril 1958 © cliché edF – direction technique de lA voirie pArisienne
vinrent des quatre coins du Reich en permission à Paris, capitale humiliée d’un pays
maisons closes et près de cinq mille prostituées. Après l’invasion, les soldats allemands défait qui devint le lupanar de l’Europe selon la volonté d’Hitler. Les bordels ont fait partie des instruments privilégiés de la collaboration, entraînant dans la prostitution des milliers de femmes et de jeunes hommes dans des proportions largement supérieures aux chiffres antérieurs au conflit. C’est en réaction à cette défaite morale qu’est votée
création de la société aéroports de paris
2e guerre mondiale
940
le droit de Vote et l’éligibilité sont accordés aux femmes bals de la libération en août
1945-1960 : nuits de la précarité
bidonVille de st-denis
cité de l’abreuVoir aillaud 1995-1959
quartier insalubre les épinettes
bidonVille de montreuil quartier insalubre belleVille-méricourt
festiVal de jazz à saint-germain-des-prés
1949
fête du 14 juillet scénographiée par l’architecte jean de mailly le trafic du port de genneVilliers passe de 45 000 à 450 000 tonnes
1950
malgré la durée légale de 40h, la durée effectiVe moyenne du traVail est proche de 50h hebdomadaires
1951
délocalisation de la première usine renault à flins-sur-seine
1952
le mouVement hlm programme la construction massiVe de logements
1953
campagne de l’abbé pierre pendant l’hiVer très froid stations de métro ouVertes la nuit pour abriter les sans-abris
1954
infrastructures 24H/24 station d’épuration d’achères 1940 port de genneVilliers 1946
le bourget 1919
autoroute a1 1964
autoroute a3 1969
ouVerture de l’usine d’incinération de saint-ouen réapparition des bus de nuit 13 lignes mises en serVice
1956
début de la construction de la cité des 4 000 à la courneuVe
1957
début de la construction du quartier de la défense le drugstore publicis sur les champs-élysées, 18h/24 et 7j/7
1958
inVention de l’halogène
1959
1970
fin des années 1950 : vers un zonage nocturne
1955
plan d’aménagement de la région parisienne reprenant les principes de b. lafay : rocade interne et bouleVard périphérique
aéroport d’orly 1948
autoroute a6 1953
1960
1945 : reconfiguration infrastructurelle
autoroute a13 1946
1948
guerre d’algérie
quartier insalubre saint-merri
1947
bidonVille de champigny
ceinture hbm cité boulogne grand programme de logement anthony quartier insalubre auguste-blanqui
interdiction du traVail de nuit création de la régie autonome des transports parisiens (ratp) inauguration de l’aérogare nord d’orly
Ve république
bidonVille de nanterre
ouVerture de la première discothèque parisienne le whisky à go-go [1]
1946
1950
cité du pont-blanc cochenec, boudier, cammas cité du moulin-neuf 1954-1960 dubuisson 1958 hlm emmaüs cité des blés-d’or candilis 1955 bidonVille lurcat 1955 d’argenteuil
1945
iVe république
fermeture des maisons closes création d’edf-gdf inauguration de la ligne de sceaux, futur rer b mise en serVice du port de genneVilliers
1944
inauguration du périphérique illumination de la tour eiffel, éclairage de l’autoroute du sud « à bout de souffle », godard [2]
1960
inauguration de l’aérogare sud d’orly réalisée par Vicariot, ouVerte toute la nuit
1961
chaufferie à charbon installée à la Villette ouVerture du drugstore de saint-germain-des-prés [3]
1964
nouVelle gare montparnasse réalisée par jean dubuisson
1965
1980
1966
incendie du bidonVille de VilleneuVe-le-roi
1967
1968
sources : awp / marc armengaud logement insalubre
réseau autoroutier
caVe / club
littérature
drugstore
logement neuf
réseau ferré
bar
cinématographie
les puces
zone industrielle
réseau métropolitain
bar américain
blousons noirs
cinéma
zone résidentielle
réseau de bus
café littéraire
blousons dorés
music-hall
zone logistique
réseau de tramway
maison d’édition
stade / Vélodrome bowling
réseau de gaz
parc d’attractions guinguette
[ 1 ] 1950 : nuits existentialistes à saint-germain-des-prés emploi du temps de l’existentialiste sur 24H d’après le manuel de saint-germain-des-prés de boris vian
petit st-benoit chez georges l’échelle de jacob le whisky à go-go 1947 caVeau
club st-germain 1901 café de flore 1885
NUIT PROFONDE
SOIRÉE
NUIT
club du Vieux-colombier 1948 la rose rouge 1947
MARGES DE LA NUIT
MARGES DE LA NUIT
le rosbud
bar falstaff 1920 U AV D
traVail 18h-18h30 bain de soleil au flore 11h-13h déjeuner (souVent à crédit) aux assassins 13h-15h
E MAIN
tue le temps au flore, le dimanche aux deux magots 15h-18h
la rhumerie 1932
RU ED ER EN NE S
6H
18H
de la huchette le tabou 1948 BD 1947 STG la discothèque ERM AIN 1952 caVeau des lorientais 1946 le bar Vert 1946
AIL BD RASP
nuit sociale au tabou, le samedi au bal nègre 1h-11h
MINUIT
BD STMIC HEL RUE ST-J ACQ UES
soirée au bar Vert 18h30-1h
les lieux de la nuit
petit journal les assassins
le jockey les trois canettes 1923 BD les deux magots MO NT 1884 PAR NA brasserie lipp SS 1880 E club de la méthode le select 1920 dingo bar
la closerie des lilas 1847
la bélière
[ 2 ] 1945-1960 : le paris « noir » triangle barbès-batignolles-montmartre : porte de st-ouen-pigalle : « maigret » de georges simenon « trilogie du hotu » d’albert simonin 8e arrondissement : « ascenseur pour l’échafaud » de louis malle champs-élysées : « à bout de souffle » de jean-luc godard
« du riffifi chez les hommes » de jules dassin 9e arrondissement-place blanche : « touchez pas au grisbi » de jean becker
auteuil-neuilly : « maigret » de georges simenon
montrouge : « le deuxième souffle » de jean-pierre melVille la Villette : « les portes de la nuit » de marcel carné
st-germain-des-prés : « à bout de souffle » de jean-luc godard
120, rue de la gare : léo malet quai des orfèVres : « maigret » de georges simenon « charade » de stanley donen les halles : « quai des orfèVres » de henri-georges clouzot « Voici le temps des assassins » de jean duViVier
[ 3 ] 1960 : nuits populaires rassemblement des « blousons dorés » 17e arr.
dugstore saint-germain 1964 puces de saint-ouen
drugstore champs-élysées 1958
puces de montreuil
rassemblement des « blousons noirs » nanterre
guinguettes en bord de marne
parc des princes
foire du trône
palais des sports puces de VanVes-malakoff
Vélodrome de Vincennes bobino
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ci-contre > femme chauffeur de taxi, paris, 1955 © roger-viollet ci-dessous > prostituées dans une cellule d’un commissariat parisien, 26 Juillet 1946 © roger-viollet
la loi du 13 avril 1946 sur l’interdiction des maisons de tolérance, précipitant la fin d’une culture urbaine pourtant indissociable de l’histoire officielle5 de la métropole. Cette décision émancipatrice est pourtant très loin de faire l’unanimité au sein des députés (parmi lesquels on ne compte que trente femmes), peu nombreux à la voter et à la défendre. D’ailleurs, cette loi porte le nom d’une femme, Marthe Richard, qui n’est pourtant pas députée mais conseillère de Paris. Elle fut autorisée à venir défendre la loi dans l’Hémicycle car sa parole pesait lourd : elle se présentait comme ex-espionne héroïne de la Première Guerre, résistante de la Seconde6 et, surtout, ex-prostituée mineure ayant exercé le vieux métier sous la contrainte. Au plan urbain, les conséquences sont importantes pour le visage de nombreux quartiers parisiens : les centaines d’établissements de la Gaîté, Pigalle, Saint-Lazare, la Huchette, Quincampoix, Belleville et, bien sûr, ceux de l’épine dorsale de la rue Saint-Denis (des Halles à la gare de l’Est) doivent fermer avec un préavis de six mois. Mais cette loi d’abolition, fortement soutenue par les ligues de défense de la famille et donc par la classe moyenne qui devient le cœur de la société française, aura pour première conséquence de renvoyer la prostitution dans la rue et dans des établissements clandestins, nourrissant toute une économie parallèle sur laquelle la police des mœurs n’a plus de prise. Impact inverse de l’effet souhaité, on dénombre au début des années 1950 plus de cinq cents « clandés » et jusqu’à 70 000 prostituées dans les rues de Paris ! « L’hypocrisie morale » de cette loi et ses conséquences sanitaires et sécuritaires n’ont cessé d’être critiquées, lors de plusieurs débats publics pour la réouverture des maisons closes dans les années 1950 puis 1970. Dans les faits, seuls les bordels les plus emblématiques7 disparurent (Le Sphinx, Le Grand 6, Le One Two Two, Le Chabanais…), tandis que les autres muaient en hôtels de passe. Et les détracteurs de l’abolition de regretter la sociabilité des bordels, idéalisés après coup comme lieux de mixité sociale et de décompression vitale à l’équilibre de la vie urbaine moderne. Ainsi, Louis Chevalier, professeur à Sciences Po et au Collège de France et dont l’essentiel de l’œuvre est consacré aux nuits de Paris, a plusieurs fois fait l’apologie nostalgique (et malicieuse) des lieux de plaisir8, indissociables d’une identité nocturne parisienne perdue, sans y voir d’autre sens que celui de joies saines et profondément urbaines.
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La nuit culturelle contre la ville ordonnée Dans cet immédiat après-guerre, ce n’est plus la ville elle-même qui est le support culturel de la nuit : très peu d’éclairage, tensions politiques et manifestations, abolition des maisons closes, mobilisation des forces productives jusqu’à l’épuisement, relogement des classes populaires vers la banlieue. En réaction, toute une partie de la vie sociale et culturelle se développe hors des adresses de la ville nocturne antérieure, compromises par l’Occupation. Partout dans Paris émergent des lieux, modestes et souvent temporaires, qui témoignent d’un nouvel esprit, soucieux d’indépendance et de mobilité : caves, cafés-concerts, petits théâtres… Une économie de la nuit qui correspond au contexte et, surtout, à une éthique : les pièces de Genet, Ionesco, Camus ou Sartre sont écrites pour des petites scènes pratiquement sans décor, où la présence des corps et des mots porte tout le spectacle. Une nouvelle chanson à la fois réaliste, engagée et ironique (Montand, Gréco, Mouloudji, Brassens…) naît également dans des cafés-concerts beaucoup plus intimistes que les « beuglants » de la Belle Époque ou les music-halls Modern Style. Certes, l’intensité de cette vie culturelle peut rappeler les Années folles, à la fois jazz avec le retour triomphal de Sidney Bechet et l’arrivée du be-bop, sous forte influence américaine9, et marquée par une nouvelle étape d’émancipation des femmes, le droit de vote s’accompagnant d’un vent de libération sexuelle en particulier à Paris, dans le sillage de Saint-Germain-des-Prés. Mais l’insouciance des Années folles a disparu, l’angoisse pessimiste de la guerre froide naissante change la tonalité du thème nocturne : il se charge d’un climat de menace, de soupçon et d’incertitude. Une nouvelle association entre espaces urbains et nuit se fait par le biais des caves de jazz dans l’immédiat après-guerre. Culture = underground 5
La précédente loi sur la tolérance datait de 1804. 6
Des mérites largement inventés par cette égérie noctambule des Années folles surnommée la « veuve joyeuse » et dont les faits d’armes réels consistent surtout à avoir été une des premières aviatrices. À la fin des années 1950, elle déclarera avoir été manipulée et militera pour l’abolition de l’abolition ! 7
Voir Paul Teyssier, Maisons closes parisiennes-Architectures immorales des anées 30, Paris, Parigramme, 2010. 8
Histoires de la nuit parisienne (Paris, Fayard, 1981), Montmartre du plaisir et du crime, Robert Laffont, 1980)… Chevalier s’inscrit dans une tradition de chroniqueurs d’un « Paris vécu » qui revendiquent une vision réaliste et empreinte d’une humanité apprise auprès du peuple des bas-fonds, contredisant la morale bourgeoise et ses hypocrisies. Cela dit, pas de femmes parmi ces auteurs. 9
Des troupes américaines demeurent en France jusqu’à la fin des années 1950. 10
La mode des « bals nègres » ne date pas de cette époque, puisqu’il y en avait plusieurs à Paris et autour dans l’entre-deux-guerres, dont le premier situé rue Blomet dans le 15e arrondissement. Voir Vincent Sermet, Les Musiques soul et funk, la France qui groove des années 1960 à nos jours, Paris, L’Harmattan, 2008. 11
Léon-Paul Fargue, Le Piéton de Paris, Paris, Gallimard, 1939 ; rééd. 1982.
= nocturne. Dans une étrange reprise du souvenir des nuits passées dans les abris souterrains sous l’Occupation, ces nouveaux lieux de nuit sont apparus de manière imprévisible, et leur présence reste presque invisible : parfois une enseigne, souvent rien car ces caves sont situées sous des adresses existantes (le Théâtre du Vieux Colombier ou le Bar Vert, par exemple). Des lieux confinés et minuscules à l’atmosphère si enfumée que l’on ne s’y voit pas, ni ne s’entend d’ailleurs, tant les orchestres de jazz be-bop jouent fort. Arborant les insignes de l’existentialisme vestimentaire (chemise à carreaux ou à lacet, pantalons raccourcis et baskets, pullovers usés jusqu’à la corde, etc.), on y vient sans dépendre d’un cavalier ou d’une cavalière, on y danse avec des gens de couleurs, des célébrités ou des mineurs. Le mélange racial devient l’emblème d’un phénomène qui transcende toutes les catégories sociales, et le Bal Nègre10 devient à son tour une adresse « existentialiste ». Situées à quelques mètres ou quelques rues les unes des autres, les caves de Saint-Germain forment un réseau de poches d’ambiance intense, qui ne correspond ni à la logique des salles de spectacles ni à celle des cafés et des brasseries. C’est leur succès viral qui leur sert d’enseigne, le public se pressant sur les trottoirs devant des entrées discrètes. Les caves font exister une identité de quartier qui transforme complètement l’ambiance alors presque provinciale de Saint-Germain : Les Deux Magots, le Café de Flore ou la Brasserie Lipp existaient déjà dans la géographie noctambule d’un Léon-Paul Fargue11 avant guerre, mais deviennent en journée comme en soirée les lieux où l’on tue le temps avant l’ouverture des caves. La presse s’empare du phénomène et parle de guerre des existentialistes contre la ville ! Nuit sociale hors-champ et délibérément scandaleuse : parce que faire la fête ouvertement serait provocateur ? Le Tabou, le Bar Vert, le Club Saint-Germain, le Caveau
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de haut en bas et de gauche à droite > be-bop dans une cave : James campbell et claude mocquerY dans un club de saint-germain-des-prés, 1951. photographie de robert doisneau (1912-1994) © roBert doisneAu/rApho le night-club le tabou à saint-germain-des-prés, 1946. photographie de robert doisneau (1912-1994) © roBert doisneAu/rApho Juliette gréco et miles davis à la salle pleYel, Janvier 1949. photographie de Jean-philippe charbonnier (1921-2004) © JeAn-philippe chArBonnier/ rApho page suivante > couverture de la revue surréaliste la révolution la nuit, n° 1, 1946. andré breton et Yves bonnefoY, cadavres exquis marx © dr/AdAgp 2013
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de la Huchette, le Bal Nègre, le Vieux
La nuit existentialiste comme espace virulent, tendu, révolté, mais aussi débordant d’humour absurde et de charge érotique. Boris Vian est le chef d’orchestre de cette nuit souterraine et délirante qui s’invente sans programme.
Colombier… Ces lieux – nouveaux pour la plupart – sont désormais les points de rendez-vous de la mouvance existentialiste, ayant pour figures de proue des intellectuels engagés et fêtards : Boris Vian, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Yves Montand et Simone Signoret, Juliette Gréco, Michel Leiris, Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud, Albert Camus, Jean Genet, Raymond Queneau, Claude Lévi-Strauss, Maurice Merleau-Ponty, mais aussi l’architecte Marcel Lods. Une nébuleuse soudée
par les fêtes clandestines organisées pendant l’Occupation, où se confondaient les projets de revue12, les amours libres et les proclamations résistantes. Dans le sillage de ces personnalités dont les œuvres rencontrent un succès immense après la Libération, s’engouffre toute une jeunesse passionnée qui se pense en opposition : contre la colonisation, contre les conventions sociales, contre les impérialismes, contre la nuit parisienne. La nuit existentialiste comme espace virulent, tendu, révolté, mais aussi débordant d’humour absurde et de charge érotique. Boris Vian est le chef d’orchestre de cette nuit souterraine et délirante qui s’invente sans programme : trompettiste vedette et chanteur, animateur du Tabou et créateur de la revue éponyme, mais aussi auteur de polars plus noirs que noirs et de romans inclassables qui exacerbent le désir de liberté et d’absolu à la fois onirique et dystopique. La mode foudroyante de ces caves par où transite le be-bop en flux tendus, et leur identification aux positions philosophiques et politiques de l’existentialisme expliquent la brièveté de ce phénomène : dès le début des années 1950, les pionniers des caves se sont retirés, considérant qu’il ne s’agit plus que de singeries snobs, vidées de leur énergie et de leur public véritable. Le portrait qu’en fait Boris Vian dans son Guide de Saint-Germain13 est sans appel : l’esprit original des troglodytes germanopratins étant rétif à toute forme d’institutionnalisation et de commercialisation, la plupart des caves des années 1946 et 1947 ont fermé en 1950, remplacées par des imitations (souvent réussies) recyclant la recette. Cette mode d’abord essentiellement nourrie par un monde d’artistes, d’intellectuels et d’étudiants du quartier est devenue le nouvel imaginaire de référence de la nuit parisienne, au point que la priorité historique de la rive droite sur la rive gauche depuis les débuts de la nuit métropolitaine s’inversera jusqu’aux années 1980. Paris voit ses nuits pencher vers la rive gauche et le quartier Latin, de la Seine à Montparnasse avec ses forteresses du bout de la nuit : le Petit Journal boulevard Saint-Michel, la Bélière rue Daguerre, Chez Georges rue des Canettes et, toujours, La Closerie des Lilas qui survit aux mutations du carrefour de 12
Les Temps Modernes, dirigée par Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty, ou La Révolution la nuit, fondée par le poète Yves Bonnefoy. 13
Boris Vian, Manuel de Saint-Germaindes-Prés, Paris, Le Chêne, 1974.
Port-Royal (fatales au Bal Bullier) et les bars américains de Vavin. Pour autant, l’expression journalistique « nuit existentialiste » a-t-elle le moindre sens ? Dans les textes de Sartre, Genet, Koestler ou Camus,
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le thème de la nuit intervient avant tout en tant que zone grise14 : un état propice à l’expérience des paradoxes, de la perte de repères et à l’ambiguïté. En ce sens, la nuit est une expérience plus « vraie » que le jour ! Dans Phénoménologie de la perception15, Merleau-Ponty construit une analogie entre la perception de la ville et celle de la nuit, deux phénomènes à la fois illimités et proposant une forme d’unité originale, comme un style, une personnalité en mouvement à laquelle le sujet participe. Traverser une ville la nuit, c’est voir apparaître une profondeur qui ne se donne pas entièrement mais que celui qui s’y enfonce constitue, comme dans l’activité onirique, délirante ou sexuelle. L’expérience de la ville nocturne est un des cogito du tournant phénoménologique de la pensée française. Déplacements de l’œil de la nuit Le cinéma d’après guerre s’identifie également aux intrigues et aux paysages nocturnes, comme dans Les Portes de la nuit (1946) tourné à La Villette par Marcel Carné. Un film directement inspiré du ballet Rendez-vous (1945) de Jacques Prévert, chorégraphié par Roland Petit, avec un décor de grandes photographies prises par Brassaï16 lors d’une déambulation noctambule imaginée avec Prévert. Il ne s’agit plus de la capitale des monuments, du divertissement, des vedettes ou des événements populaires, mais d’une ville vécue, marginale, aux abords des emprises industrielles : des vides habités. Les Portes de Paris rend public un regard porté jusque-là par les cinéastes expérimentaux et documentaristes17, et représente un tournant dans l’imaginaire de la ville nocturne, se déplaçant vers ses marges. La Banlieue de Paris18, premier livre du jeune photographe banlieusard Robert Doisneau, publié en 1949, avec des textes de Blaise Cendrars, effectue un semblable déplacement pour faire le lien entre la métropole vue dans les années 1930 et celle des années 1950 : on cherche à documenter non plus les intensités de plaisir, de foule ou de luxe, mais au contraire les distensions de la métropole, faite de situations bricolées, de lieux secrets où on se perd dans une illusion de nature, avant de recroiser la signalétique lumineuse des pistes du Bourget, de se guider en écoutant le fracas des industries, de boire un coup dans une de ces stations-services qui ont pris la place des bistrots et, finalement, de prendre le premier train du matin avec les ouvriers. Doisneau a exploré la banlieue dans un périmètre délimité par la carte Michelin no 100, « Les Sorties de Paris », prenant notamment des photos au dépôt du Bourget, à l’usine à gaz de Gennevilliers, aux fossés du fort d’Ivry, ou dans la zone entre Montrouge et Gentilly. Quant à Cendrars, il découvre la banlieue au fil d’odyssées au volant qui lui révèlent de nouveaux paysages, notamment infrastructurels et nocturnes (cinématique suburbaine). La question du réel se substitue à celle du rêve et de l’incons14
Pour ceux qui sont plus proches de l’éthique religieuse, comme celle du personnalisme (Emmanuel Mounier, Paul Ricœur ou Emmanuel Lévinas depuis une autre tradition), la nuit renvoie à d’autres profondeurs, spirituelles. 15
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945. 16
Brassaï ne cessera jamais son travail sur la ville nocturne mais, à partir de sa rencontre avec les surréalistes, il se tourne vers d’autres thèmes, notamment les graffitis. 17
Marcel L’Herbier, René Clair, Jean Vigo, André Sauvage… 18
Robert Doisneau et Blaise Cendrars, La Banlieue de Paris, Paris, Pierre Seghers, 1949.
cient qui a guidé le regard des artistes sur la ville dans la période précédente, opérant une rupture fondamentale d’avec le regard expressionniste dont il se nourrit pourtant. Au moment où s’engage la reconstruction, le cinéma et la photographie se tournent donc vers l’extérieur et les espaces indéfinis pour s’interroger sur la signification de ces sautes de continuité dans les temps et les espaces de la métropole, et sur la valeur à accorder aux usages sociaux dans ces paysages en mutation disgracieuse. La nuit continue à être au centre du viseur. Dans ce climat, se cristallise un sous-genre culturel « le noir », thème urbain et nocturne par excellence, qu’il faut associer à la création de la collection « Série noire » par Marcel Duhamel en 1945 aux éditions Gallimard, un titre proposé par Jacques Prévert. Celle-ci dénomme un espace culturel dont la référence mythologique est américaine, autant cinématographique (Asphalt Jungle de John Huston, 1950) que littéraire (Raymond Chandler, Dashiell Hammet).
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de haut en bas > rue pigalle, paris, la nuit, s.d. photographie de pierre Jahan (1909-2003) © pierre JAhAn/roger-viollet pigalle la nuit, vers 1950 © cliché BArAnger/coll. pAvillon de l’ArsenAl
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Mais, du côté américain, le terme s’utilise en français dans le texte car il est identifié au Paris des années 1930 vu dans les films de Jean Renoir, Marcel Carné ou Jacques Becker. Le terme « noir », apparu aux États-Unis dès les années 195019, est réintroduit en France dans les Cahiers du Cinéma pour évoquer les films de Jean-Pierre Melville20, Jules Dassin ou JeanPierre Mocky. Derrière les figures du détective, de la belle traîtresse et des truands, la nuit criminelle est le vecteur d’une critique sociale dure : le criminel est celui qui voit et prend le ci-dessus > arcueil, la nuit depuis l’aqueduc, 1946. photographie de robert doisneau (1912-1994) © roBert doisneAu – centre pompidou, mnAm-cci, dist. rmn-grAnd pAlAis/AdAm rzepkA ci-dessous > centrale des emballages vides du marché de paris, boulevard masséna-quai d’ivrY, décembre 1959. roland bechmann, architecte. extrait de l’architecture d’auJourd’hui, n° 95, avril-mai 1961, p. 66. dr
monde tel qu’il est, la nuit est son territoire. Pour s’en emparer, il faut donc l’imiter, ce que fait le privé. Prendre les armes pour changer l’ordre des choses, seul chemin ? Le noir n’est pas une esthétique du divertissement, mais une critique constituée en « genre » populaire qui réussit ainsi à être un terrain d’avant-garde21. Léo Malet, anarchiste militant dans les années 1930, a aussi été un compagnon de route des surréalistes. Ses récits noirs qui cartographient la métropole sombre d’après guerre décrivent souvent des jeux d’allers-retours entre Paris et banlieue, opposant les registres de la nuit dont les paysages étranges sont révélés pour la première fois comme visage du contemporain. Pas d’architectures de la puissance ou de l’ornement dans ces paysages, mais des hangars, des rades perdus, des pavillons désolés, des champs en friche où des infrastructures sortent de terre, des cités-dortoirs, et des gares de banlieue au petit matin… Même s’il y a parfois de l’image d’Épinal dans ces portraits du « milieu », par exemple dans la trilogie du Hotu d’Albert Simonin qui décrit un Pigalle digne des Pieds nickelés, le thème du truand fait écho à la structuration d’un monde criminel violent, où le trafic de drogue (industrie) remplace le commerce du sexe (artisanat). L’efficacité professionnelle des gangsters fait d’eux des modernes exemplaires voire ultimes, dont les dilemmes sont ceux de tout individu cherchant à échapper à l’emprise des règles de la société – échec garanti. Ce genre n’est pas tant une position vis-à-vis du réel que l’expression d’un pessimisme qui cherche à déchiffrer dans les territoires industriels ou déshumanisés (la ville nocturne) des grandes métropoles mécanisées de nouveaux destins individuels. Le désenchantement, dont les racines plongent dans le messianisme à l’envers du Voyage au bout de la nuit de Céline publié avant guerre, doit aussi se lire comme une réponse à la prise de conscience insoutenable de la Shoah, sur fond de crise morale et politique de l’empire colonial dans un ordre mondial désormais polarisé par le conflit Est-Ouest et la menace nucléaire. Le climat du « noir » métropolitain culmine avec Ascenseur pour l’échafaud (1957) de Louis Malle mis en musique par Miles Davis, qui habite régulièrement à Paris pendant les années 1950 car l’Europe de la culture est à la fois plus généreuse financièrement et plus respectueuse de l’identité noire. Sa liaison avec l’icône germanopratine Juliette Gréco personnifie la subculture avant-gardiste jugée scandaleuse, qui s’invente au fil d’allers-retours transatlantiques22, où les appels à la liberté culminent dans le free jazz.
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Urbanisme métropolitain de la reconstruction : sans nuit Si les marqueurs d’un désenchantement du nocturne sont nombreux au plan sociétal dans l’immédiat après-guerre, ils sont encore plus frappants au plan urbanistique dans les grands projets qui suivront. Les principes de la reconstruction vont défaire la coexistence des différentes nuits au cœur
de haut en bas et de gauche à droite > embauche au petit Jour chez citroën à paris, 1965 © gérAld Bloncourt fabrication de la renault 4, montage mécanique à l’usine de boulogne-billancourt, 1962 © renAult presse – photogrAphe inconnu/dr l’usine renault sur l’île seguin, boulogne-billancourt, 1960 © gérAld Bloncourt
même de la ville, dont les Halles constituent l’exemple le plus évident : souvent envisagé, le déménagement sera finalement décidé en 1959. Il s’agit de sortir définitivement toutes les servitudes techniques du contexte urbain, et de donner à chaque habitant des conditions de résidence caractérisées par le calme, la sécurité et le repli sur une échelle de quartier. Ces principes de séparation fonctionnelle (zoning) sont rendus nécessaires par la réindustrialisation massive qui se joue hors de la capitale, entraînant le départ des industries installées intra-muros pour se regrouper autour de pôles logistiques branchés sur les infrastructures. Le zonage est également une réponse à la crise du logement, pas seulement du manque ou du mauvais état de l’existant, mais surtout parce qu’il n’y a pas de foncier disponible autour de Paris. Afin de proposer des conditions de logement modernes, les quartiers de la reconstruction se dresseront là où il reste de la place, sans s’inscrire dans une logique de continuité urbaine, ni d’intégration dans des tissus existants. L’État, qui pilote un programme d’habitat d’urgence, délègue au mouvement HLM la production massive de logements lancée en 1953. Il en ressort des ensembles de logements insulaires, comme si être logé suffisait. Par exemple, dans le Nord-Est parisien : au Blanc-Mesnil la cité des Blés-d’Or (André Lurcat, 1955), à Aubervilliers la cité du Pont-Blanc (Raymond Lopez, Roland Boudier,
19
Voir Mike Davis, City of Quartz, Excavating the Future in Los Angeles, Verso, 1990. 20
Bob le flambeur (1955), Le doulos (1962), Le Deuxième souffle (1966), etc. 21
Le noir est l’univers de référence de la Nouvelle Vague : voir À bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1960), Tirez sur le pianiste (François Truffaut, 1960), Le Voleur (Bresson), Le Deuxième Souffle (Melville). 22
Comme au moment de « Harlem-sur-Seine » dans les années 1930, on assiste à l’arrivée de nombreux artistes noirs américains à Paris (jazzmen, acteurs, écrivains) qui y feront carrière, restant parfois inconnus (ou méconnus) aux États-Unis. Tel est le cas de l’écrivain Chester Himes, par exemple.
Maurice Cammas, 1954-1960), à Argenteuil le HLM Emmaüs (Georges Candilis, 1955), à Bobigny la cité de l’Abreuvoir (Émile Aillaud, 1955-1959) ou à Stains la cité du Moulin-Neuf (Jean Dubuisson, 1958). L’urgence et le pragmatisme foncier et économique ont pris le pas sur la vision urbanistique, même si ces opérations ont parfois de grandes qualités architecturales : la région parisienne ne ferait pas l’objet d’un urbanisme de composition tel qu’Haussmann l’avait conçu pour reconfigurer la ville médiévale. Ces nouvelles typologies d’habitat et l’irruption des technologies domestiques venues des États-Unis à partir des années 1950 mettent la vie domestique au centre de la culture urbaine. Avec les congés payés et la semaine de cinq jours, les loisirs se déplacent de la nuit vers le jour, de la consommation d’expériences à la consommation de biens. La nuit soluble dans le taylorisme de masse ? À moins que les architectes modernes aient sciemment réduit la part nocturne des villes ?
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Avec les congés payés et la semaine de cinq jours, les loisirs se déplacent de la nuit vers le jour, de la consommation d’expériences à la consommation de biens. La nuit soluble dans le taylorisme de masse ?
de haut en bas et de gauche à droite > autobus de nuit, 1956. photographie de robert doisneau (1912-1994) © roBert doisneAu/rApho sur le quai de la gare de garges-sarcelles au petit matin, sarcelles, 1961. photographie de Jacques Windenberger © Archives dépArtementAles des Bouches-du-rhône (72Fi4-11-0001/sAiF) retour de paris le soir, avenue paul-valérY, sarcelles, Janvier 1961. photographie de Jacques Windenberger © Archives dépArtementAles des Bouches-du-rhône (72Fi4-10-0001/sAiF) train pour paris entre 6h et 7h, sarcelles, octobre 1968. photographie de Jacques Windenberger © Archives dépArtementAles des Bouches-du-rhône (72Fi4-12-0001/sAiF)
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gratte-ciel pour buenos aires, 1929. dessin de le corbusier. extrait de thilo hilpert, le corbusier 1887-1987 : laboratoire d’idées, francfort, bund deutscher architekten, 1987, p. 123 © Flc/AdAgp 2013
Les modernes contre la nuit ? Si l’on repart de la vision moderne initiale énoncée dans l’entre-deux-guerres, force est de constater que la nuit est un grand absent des Congrès internationaux d’architecture moderne (Ciam). La Charte d’Athènes pense une vie strictement réglée en fonction des cycles du soleil, ayant pour principe central la vie domestique, avec des variables d’ajustement liées aux temps de déplacement. « Le cycle des fonctions quotidiennes : habiter, travailler, se recréer (récupération), sera réglé, par l’urbanisme, dans l’économie de temps la plus stricte23. » Les nouvelles approches de l’aménagement du territoire à partir des années 1940, fortement influencées par Le Corbusier, prônent une métropole des réseaux dont les centres nerveux sont les cellules domestiques et productives, séparément. De fait, pour organiser Paris et la banlieue en termes d’agglomération, il s’agira surtout de développer un réseau régional de transport ferroviaire. On assiste d’une certaine manière à l’aboutissement de l’hygiénisme métropolitain d’Haussmann, mais à une échelle qui sépare les temps de la ville. Travailler, dormir, s’amuser : espaces disjoints. Le zoning des fonctions aboutit à un zoning temporel jour/nuit, où l’un s’éteint quand l’autre s’active. Les programmes nocturnes sont pratiquement inexistants dans les grands ensembles de la reconstruction – ce qui se comprend aussi comme le résultat des temps de transport entre domicile et lieu de travail. Quand on rentre dans sa cité (dortoir), il n’y a pas d’activités : par défaut de programmation (logique d’urgence), en raison d’un très faible pouvoir d’achat, mais aussi par un manque de visions et d’initiatives. Si la banlieue s’étend, ses rares aménités perdurent sur le modèle hyperlocal et anecdotique. En contraste, les activités industrielles et logistiques s’inten23
Charte d’Athènes, 1933, point 79. « […] la nécessité de régler les diverses activités sur la durée de la course solaire s’oppose à cette conception, dont l’inconvénient est d’imposer des distances sans rapport avec le temps disponible. C’est l’habitation qui est le centre des préoccupations de l’urbaniste et le jeu des distances sera réglé d’après sa position sur le plan urbain en conformité de la journée solaire de vingt-quatre heures qui rythme l’activité des hommes et donne la mesure à toutes leurs entreprises. »
sifient la nuit dans les zones industrielles et logistiques, avec la généralisation des 3/8. Cette dynamique de spécialisation qualifie Paris comme la centralité festive vers laquelle convergent les banlieues le samedi soir. Par ailleurs, les principes constructifs et l’écriture de ces grands ensembles (Auguste Perret, Fernand Pouillon…) sont résolument épais, opaques et systématiques. La place donnée à l’éclairage est essentiellement utilitaire. La culture de l’écriture électrique des années 19201930, véritable système de modénatures virtuelles d’une architecture multichromatique, ne trouve pas place dans ces projets. Il ne s’agit pas
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que d’une circonstance, mais plus profondément d’un refus de l’écriture ornementale qui a marqué la faillite d’une vision bourgeoise de la fusion entre art et typologie commerciale avec l’Art nouveau, et démontré l’incapacité des avant-gardes à déchiffrer la politique de leur temps : en effet, à l’image des futuristes, certaines se sont largement compromises dans les errances idéologiques des années 193024 et 1940. À un niveau plus théorique, la continuité est peut-être plus lisible qu’il n’y paraît : l’intérêt pour le thème de la nuit participe de la construction d’une relation abstraite à l’espace urbain, d’une étape majeure dans la prise de conscience du potentiel des imaginaires de l’artificiel. Mais, après 1945, le sens donné à l’abstraction est celui d’un refus de toute forme de symbolique, d’ornement ou de mise en scène. C’est « l’architecture Ripolin25 » que Le Corbusier appelait de ses vœux dans les années 1920 : une relation à la lumière et à la transparence plutôt qu’au temps nocturne. L’imaginaire s’efface de haut en bas > « un music-hall », proJet d’étudiant de l’école nationale supérieure des beaux-arts. 1re médaille, 1er prix : m. follasson, élève de m. zavaroni, année scolaire 1954-1955. dr « le pavillon français d’une foire internationale », proJet d’étudiant de l’école nationale supérieure des beaux-arts : 2e médaille, prix américain : m. f. legenne, élève de m. chevalier, année scolaire 1957-1958. dr
devant les concepts, souvent solidaires d’un utilitarisme de circonstance : reconstruire la société. La nuit comme espace de création est refusée en tant que futilité qui éloignerait les architectes de leur mission sociale et politique. Radicalisation de l’abstraction suivant une volonté moralisatrice de transparence, de lumière naturelle, voire d’effacement solaire de la matérialité. Enfin, le changement le plus significatif concerne peut-être surtout les commanditaires : alors que dans l’entre-deux-guerres la commande était essentiellement privée26 (c’était également vrai dans le milieu de l’art), le contexte de la Reconstruction fait de la puissance publique le principal acteur de la commande. Tandis que les objectifs publics n’appellent à aucune écriture ornementale, les programmes qui sont massivement développés concernent presque exclusivement le logement, les équipements et les infrastructures, autant de typologies pour lesquelles il n’existe pas de culture nocturne. Par effet de contraste, on peut se demander si l’urbanité de la nuit ne résulte pas avant tout d’énergies privées, au sens où elle se définit comme mouvement d’humeurs (mode), compétition entre établissements (publicité, visibilité) au sein d’une économie de consommation et de loisirs dont les pouvoirs publics cherchent plutôt, à l’époque, à limiter les débordements associés qu’à les encourager. Il ne devait donc pas y avoir d’architectures du nocturne dans ce contexte où il n’y a aucun triomphe à célébrer, où on se contente de trouver une dignité et des fondements moraux. Les édifices ne peuvent bien sûr ignorer leur présence nocturne, mais celle-ci n’est jamais l’effet recherché, encore moins la volonté première de l’architecture. Fin de l’esthétique de la mise en scène ? En réalité, si certains architectes ont disparu (Mallet-Stevens) ou sont déjà passés de mode (Pingusson, Aublet), d’autres comme René Coulon, Jean Prouvé, Marcel Lods, André Granet, poursuivent leurs œuvres où la continuité stylistique nocturne est manifeste. Dans les
24
L’élan d’Albert Laprade est freiné par sa compromission avec le régime de Vichy par exemple. 25
Voir Le Corbusier, L’Art décoratif d’aujourd’hui, Paris, 1925. 26
Les derniers projets de Félix Aublet dans les années 1950 avant qu’il ne se tourne définitivement vers la peinture répondent des commandes de camionnettes publicitaires qui simulent des navettes spatiales aux éclats fluo !
années 1950, les diplômes des Beaux-Arts (dirigés par Lods) les plus inventifs poursuivent des expérimentations formelles souvent pensées depuis la nuit, avec des typologies qui rappellent celles de l’Exposition de 1937 (pavillons aux grands halls vitrés, édifices culturels qui sont aussi des surfaces de projection…), même si le langage évolue. Si la dimension nocturne des projets est désormais intégrée dans la culture architecturale, ce sont les commandes qui lui donnent plus ou moins de raisons de s’exprimer. Ainsi, les équipements publics (écoles, musées, universités, gares de banlieue…) offriront les principales occasions d’écritures nocturnes.
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« la course du soleil », 1955. dessin de le corbusier. extrait de Jean Jenger, le corbusier : un autre regard, paris, éditions connivences, 1990, p. 66 © Flc/AdAgp 2013
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page précédente, de haut en bas et de gauche à droite > chapelle souterraine, impasse des épinettes, paris, 1965. arthur-georges héaume et andré persitz, architectes. extrait de l’architecture d’auJourd’hui, n° 117, novembre 1964-Janvier 1965 © cliché pierre Joly-vérA cArdot restaurant universitaire, rue censier, paris, 1963. henri pottier, architecte. extrait de l’architecture d’auJourd’hui, n° 107, avril-mai 1963 © cliché mArtin bureaux de l’épargne de france, rue JouffroY-d’abbans, paris 17e, 1956. édouard albert, architecte © centre pompidouBiBliothèque kAndinsky/Fonds AlBert – photogrAphie JAnine niepce cette page > imprimerie offset de 17 000 m2, massY-palaiseau, 1958. gaston leclaire, architecte. extrait de l’architecture d’auJourd’hui, n° 75, décembre 1957-Janvier 1958, p. 92 © clichés richArd Blin
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La nuit domestiquée ? Comme après le tournant de 1900, si Paris reste le lieu de la nuit, la ville perd le goût d’inventer des modèles d’urbanité nocturne : ceux-ci ont été créés au fil du siècle qui a précédé, et l’exploitation commerciale de la nuit parisienne tend désormais à être conservatrice dans sa géographie, ses usages et ses mythes. Les modes et les techniques changent les écritures nocturnes, mais les adresses restent les mêmes : Pigalle, le quartier Latin, Bastille, Ménilmontant, le parc d’attractions de la porte Dauphine… « Et nous cavalions le soir à Luna Park […], ce paradis perdu, ce presse-purée multicolore et merveilleux27 […]. » Le monde magique de la Ville Lumière est rejoué jusqu’à saturation, le tourisme prend le pas sur les usages métropolitains et recharge sans cesse une nostalgie du xixe siècle. La différence entre le Montmartre interlope et celui des touristes se radicalise. D’un côté la goguette des consommateurs d’une image nocturne mise
ci-dessus > le café-restaurantbar la pergola, boulevard saint-germain, paris, années 1960 © gérArd Bloncourt ci-dessous > carte de la répartition du personnel des usines de renault-billancourt en 1949. extrait de paul-henrY chombart de lauWe, paris et l’agglomération parisienne, t. ii : étude d’une grande cité, paris, puf, 1952. dr
en scène, de l’autre le monde souterrain de criminels organisés et violents. Les grands capitaines d’industries de loisir, véritables coproducteurs de la métropole dans les époques précédentes, sont probablement devenus producteurs de cinéma (et bientôt de télévision), délaissant les grands spectacles locaux au profit de supports médias distribuables partout. De nouvelles salles jouent un grand rôle néanmoins (Bobino, l’Olympia), mais elles sont définitivement introverties, leur présence sur la rue se réduisant à l’affichage et à la signalétique lumineuse. Et les programmations se spécialisent : le bal public où l’on pouvait danser, boire, manger, jouer, se promener, écouter de la musique ou voir des spectacles d’ombres fait place à des typologies beaucoup plus prescriptives, sous l’influence de l’architecture des salles de cinéma, qui abritent désormais une véritable machinerie. Une salle de concert ne peut plus être un théâtre, ni un cabaret devenir un cinéma… Ainsi, le gigantesque cinéma Gaumont de la place Clichy, un ancien hippodrome rénové dans les années 1930, est à son tour remplacé par un cinéma Pathé à la fois beaucoup plus hermétique et plus découpé à l’intérieur pour permettre la programmation parallèle de nombreux films. Par ailleurs, les grands programmes de loisir populaires dans les années 1950 (manifestation sportive, fête foraine, projection cinématographique…) ne sont plus spécifiquement nocturnes : la nuit s’est étendue à la journée ! Les médias (cinéma, radio, télévision) redéfinissent également le rapport au temps, à l’espace public, réduisant les moments collectifs et privilégiant des pratiques de couple ou de famille. L’impact de la radio et de la chanson marque un changement de paradigme. La radio fonctionne selon une indifférence de principe à l’alternance jour/nuit et le succès populaire des chansons devient l’espace culturel de référence qui polarise toute
27
J.-P. Clébert, Paris insolite, op. cit. ; rééd. Le Rayol, Attila, 2009.
la société. Jusqu’à remplacer le rôle social de la nuit ? La sociologie urbaine française qui apparaît avec les travaux de PaulHenry Chombart de Lauwe dans l’immédiat après-guerre confirme cette
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ci-dessus > la « maison lumineuse » du salon des arts ménagers de 1956, réalisée sous le patronage de paris match et de marie-claire, avec le concours de la sidérurgie française, des fabricants de glaces et de verres et de la société pour le développement des applications de l’électricité. les acteurs de la comédie-française (Jean piat, annie girardot, etc.) prennent la pose. marcel roux, architecte. extrait de paris match, n° 359, 1956, p. 48 © pAris mAtch/JArnoux/scoop ci-dessous > la pYramide de verre édifiée par pierre sonrel, lors de l’exposition des arts ménagers de 1925, pour les fabricants de glace et de verre (saint-gobain, boussois, aniche) doc. sAint-goBAin/dr
évolution puisque, à aucun moment, le paramètre nocturne n’est évoqué dans ces études, centrées exclusivement sur le rapport entre conditions d’habitat et moyens de transport vers les pôles d’emploi. Dans les années 1950, Paris n’accueille pas d’exposition universelle mais, après deux manifestations consacrées à la reconstruction, des expositions dédiées aux arts ménagers, patronnées par le ministère de la Reconstruction qui fait sien le principe moderniste « l’habitation considérée comme le centre même des préoccupations urbanistiques ». C’est le symptôme du primat de la vie domestique. En conséquence, les loisirs intègrent la sphère domestique, tandis que la structure familiale se renforce : l’enfant est au centre et le statut de la femme revalorisé. La radio, la télévision, le téléphone, les projecteurs de diapositives ou de films font du foyer un lieu de loisir et de convivialité restreint, qui rend moins impérieux le besoin de sortir le soir. Cette évolution fondamentale de la société s’explique à la fois par le changement d’échelle de la ville (et la discontinuité qui s’ensuit), et par l’entrée dans une société de consommation et de médias. La morale du travail joue un grand rôle dans ce contexte historique de reconstruction de la société, contredisant la « débauche » festive qui caractérisait les étapes métropolitaines antérieures. Chacun est encouragé à épargner pour devenir propriétaire de son logement et de nombreux biens de consommation liés aux modes d’habiter. Il ne s’agit donc pas d’un refus de la temporalité nocturne, mais d’un déplacement de celle-ci vers le contexte domestique qui suscite la conception d’éclairages et de mobiliers spécifiques, pour des ambiances et types d’espaces nouveaux, comme le salon de télévision. Dans les expositions d’arts ménagers, certains pavillons portent plus explicitement sur des expérimentations dont l’impact est nocturne, telle la « Maison lumineuse » (Marcel Roux, 1956), au socle intégralement vitré et à laquelle est associé un grand signal.
paris la nuit. chroniques nocturnes
MYtholoGies De la Ville luMiÈre 1789‑2020
Prémices d’une identité nocturne en banlieue La nuit festive en banlieue préexistait à sa densification brutalement accélérée après 1945, comme en témoignent les photos de Robert Doisneau. De très nombreux bistrots, bals, guinguettes, cinémas, théâtres, fêtes foraines accompagnent l’expansion de la région parisienne, mais souvent à des échelles de quartier, voire de village. Les cinémas et théâtres de banlieue ressemblent ainsi davantage aux cinémas de quartier de Paris qu’aux gigantesques et somptueuses salles des Grands Boulevards. Par ailleurs, ces espaces de loisirs nocturnes ne sont généralement actifs que le week-end et à des horaires moins tardifs que dans la capitale. Ce sont les événements extraordinaires qui réintroduisent les nuits blanches en banlieue : bals du 14 juillet ou du 15 août. Joffre Dumazedier initie en France la sociologie des loisirs28, destinée à donner un contenu aux temps libres du week-end et des congés payés. Son point de départ est une véritable inquiétude à l’égard du potentiel de cette « seconde vie » dont on peut redouter que l’irréalité prenne le pas sur les obligations du réel (tyrannie de l’amusement). Ces enquêtes qui font pourtant la part belle aux usages des banlieusards illustrent à leur tour à quel point l’idéologie moralisatrice de l’aprèsguerre a diurnisé les valeurs sociales. Sont systématiquement observés des loisirs paisibles, réparateurs, constructifs ou encore éducatifs (le bricolage, la pêche, le jardinage, la lecture, la gymnastique) qui n’ont évidemment jamais lieu la nuit, sauf de haut en bas > « 14 Juillet », bal populaire à arcueil, 1945. photographie de robert doisneau (1912-1994) © Atelier roBert doisneAu – centre pompidou, mnAm-cci, dist. rmn-grAnd pAlAis/philippe migeAt réunion du club des lecteurs, sarcelles, 1961. photographie de Jacques Windenberger © Archives dépArtementAles des Bouches-du-rhône (72Fi4-21-0001/sAiF)
pour signaler le caractère sain des activités de plein air y compris le soir et l’aspect éducatif du théâtre29. Pour définir ce nouveau champ social et politique (et protéger sa dignité scientifique ?), il importait de séparer de manière étanche les pratiques de loisir des usages nocturnes. Même le temps libre se doit d’être productif, de mimer le travail, au risque sinon de voir se profiler le spectre de la débauche (qui est bien le contraire de l’embauche). Évidemment, les usages réels ne se conforment pas à ce type de sociologie plus prescriptive que descriptive car surtout désireuse de contribuer à la construction d’une société différente : il faut aussi parler de tapage nocturne, de saouleries, de rixes ou de viols – des réalités du temps libre en banlieue. Dans ces nouveaux quartiers métro-
28
Joffre Dumazedier, Vers une sociologie des loisirs, Paris, Seuil, 1962. 29
Dont le succès est une énigme de l’après-guerre : après 1945, la fréquentation des cinémas baisse au profit d’un rééquilibrage vers le théâtre et le concert. Voir J. Dumazedier, Vers une sociologie des loisirs, op. cit., p.67. 30
En 1960, quatre pistes de bowling fédéral sont ouvertes à Charenton-le-Pont. 31
Voir Laurent Mucchieli, Marwan Mohammed (dir.), Les bandes de jeunes. Des « blousons noirs » à nos jours, La Découverte, coll. « recherches », 2007. 32
Voir V. Sermet, Les Musiques soul et funk […], op. cit.
politains apparaît une subculture spécifiquement banlieusarde, le phénomène des « blousons noirs » : culture d’ouvriers motards dont les loisirs peuvent être plus facilement métropolitains, puisque leur liberté de mouvement et la vitesse d’accessibilité rendent tout possible. Univers de la mécanique que l’on répare et décore soi-même (plus tard, le tuning automobile), des circuits de motos (comme celui de la carrière des Guilands entre Bagnolet et Montreuil), qui se marie avec les loisirs mécanisés des bowlings30 et des « billards électriques ». Machisme surjoué et fascination pour des codes américains : cuir et pin-up. À Malakoff, le Timbre poste est le rendez-vous des bikers, là où se trouvait jadis le parc d’attractions de la Nouvelle Californie. Les prolétaires affirment leur identité en s’identifiant aux plaisirs modernes de la vitesse mécanique, jusque-là privilège des plus riches, et aux usages américains qui correspondent à un mode de vie plutôt qu’à une éthique de classe. Consommer = se comporter.
Du Désenchantement moDerne au réenchantement postmoDerne
1945-1960 : reconstruction sans nuit ?
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Cette culture se constitue en opposition de celle de la ville-centre, mais naît autant de sa réalité sociale que du regard stéréotypant qui est porté sur elle31. Le phénomène des blousons noirs suscite l’apparition symétrique des « blousons dorés » venus des beaux quartiers de l’Ouest parisien, comme la bande du Drugstore. Ces bandes de « minets » ou de « J3 » inaugurent un phénomène paradoxal d’identification de la jeunesse privilégiée à des figures banlieusardes (quand les bohèmes jouent aux Apaches…). Les conflits entre blousons noirs et dorés redoublent ceux qui ont lieu en Angleterre entre Mods et Rockers, mais reprennent aussi des oppositions inhérentes à la jeunesse : entre dandys et noctambules, par exemple (quoique l’on puisse jouer à être les deux, tels Paul Verlaine ou Serge Gainsbourg)32. Les territoires de rencontre et d’affrontement nocturnes sont les foires et les parcs d’attractions, au bois de Boulogne et à la Nation, aux portes de la capitale où se situent les puces (Saint-Ouen, Vanves, Montreuil), refuges du Paris canaille et marginal. Ces bagarres auront un impact social qui dépasse très largement la réalité. Perdant sa puissance d’enchantement transformateur, la nuit se trouve désormais étroitement associée à des négativités : les ombres du couvre-feu de l’Occupation, les banlieues inhospitalières, la menace des blousons noirs… Cette réduction de la sphère nocturne sera structurante pour les décennies suivantes : la nuit métropolitaine fait peur !
ci-contre > stand de frites à la foire du trône, 1957 © keystone FrAnce ci-dessous, de gauche à droite > couple dans une auto-tamponneuse, dans les années 1960 © topFoto/roger-viollet blousons noirs à la foire du trône, paris, s.d. © roger-viollet
paris la nuit. chroniques nocturnes
MYTHOLOGIES DE LA VILLE LUMIÈRE 1789‑2020
Du dĂŠsenchantement moderne au rĂŠenchantement postmoderne
Vie nocturne des nouveaux organismes mĂŠtropolitains
paris la nuit. chroniques nocturnes
page précédente > Isochrones : temps de transports de parIs aux dIfférentes statIons de banlIeue du métro et de la sncf. extraIt de le dIstrIct de la régIon de parIs, parIs, édItIons frIedland, 1963. DR de haut en bas et de gauche à droIte > chars devant le grand palaIs après le putsch d’alger, parIs, 23 avrIl 1961 © RogeR-Viollet polIcIers Interpellant un manIfestant lors des émeutes antI-oas, parIs, vers 1961-1962 © topFoto/RogeR-Viollet manIfestatIon antI-oas, s.d. © DR – MéMoiRes D’HuManité/ aRcHiVes DépaRteMentales De la seine-saint-Denis manIfestatIon des travaIlleurs algérIens, parIs, 17 octobre 1961 © Jacques Boissay/RogeRViollet
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Du Désenchantement moDerne au réenchantement postmoDerne
Vie nocturne Des nouVeaux organismes métropolitains
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Vie nocturne
Delouvrier + yéyés + « situs » + Xenakis = ?
des nouveaux
la nuit : on passe des alignements de réverbères des avenues parisiennes
organismes
Les années 1960 marquent un changement d’échelle de référence pour aux mâts qui douchent les autoroutes franciliennes au sodium. Ce marqueur dans l’histoire des paysages nocturnes accompagnera l’urba-
métropolitains
nisation des nouveaux quartiers (urbanisme de dalle) dans et hors de
1960-1975
et ses relations avec la région qui l’entoure sont en transformation
Paris, puis le lancement des villes nouvelles. Le statut de la Ville Lumière profonde. La prise de conscience du changement d’échelle opéré depuis les années 1920 entraîne une reprise en main de la région parisienne par l’État, sous l’impulsion du préfet Paul Delouvrier. L’urbanisme métropolitain, chimère jamais réalisée, prendra son essor avec la Ve République,
passant d’une logique de reconstruction axée sur le logement, notamment à travers les grands ensembles, à un véritable « capitalisme d’État1 » producteur de ville, qui redéploie l’idée de Paris suivant un principe d’extensions satellitaires. « Comme le mythe romantique de la ville tentaculaire avait marqué le monde de 1900, le mythe technocratique de l’agglomération super-fonctionnelle domine celui des années 1960. Les hommes d’aujourd’hui sont passés d’une vision chaotique et vertigineuse à celle d’un monde scientifiquement ordonné auquel il leur faudra tant bien que mal s’adapter2. » Alors que la nuit de l’entre-deux-guerres semblait autant structurée par ses pratiques sociales que par ses inventions techniques et artistiques, après guerre, elle s’invente au fil de grands aménagements publics où le temps vécu et la dimension sensible des espaces métropolitains ne sont pratiquement pas pris en compte. Les modes de planification du vaste territoire, qui semblent par nature hostiles aux irrégularités d’intensité temporelle, rendent la spécificité de la nuit, avec ses variations saisonnières et ses débordements, pratiquement impensable, sauf sous les espèces du tourisme. Paradoxalement, le contexte culturel de la nuit est en ébullition, agité par de nouvelles valeurs de liberté individuelle et de spontanéité, aussi bien dans les divertissements populaires (yéyés) qu’au sein des avant-gardes (situationnisme, Fluxus, Nouvelle Vague), qui se rencontrent parfois (rock, jazz, cinéma). La jeunesse devient le cœur de la société, et ses mœurs nocturnes perturbent l’ordre social domestiqué de l’après-guerre. Le divorce entre la ville et la société en mouvement s’accentue. Au niveau politique et social, le climat de Paris est très agité, une série d’événements nocturnes marquent l’époque. La guerre d’Algérie suscite un retour brutal de l’instabilité dans la rue : le coup d’Alger du 13 mai 1958 amène de Gaulle à ordonner le couvre-feu et la loi martiale à Paris puis, en 1961, un couvre-feu réservé aux travailleurs algériens entraîne la manifestation nocturne de novembre au dénouement sinistre3, sans omettre le terrorisme de l’OAS qui s’en prend à des lieux publics en soirée. La décennie s’achève avec les événements de 1968, quand l’épicentre de la nuit parisienne du xxe siècle (le quartier Latin) s’embrase. Entre ces nuits d’insurrection, les années yéyés marquent l’essor d’une nouvelle nuit festive, dans les discothèques. La musique pop est la courroie d’entraînement d’une révolution socioculturelle qui va changer les contenus des pratiques nocturnes et diurnes, plus sûrement encore que les jets de pavés et les voitures incendiées. 1
Selon l’expression d’Henri Lefebvre. Henri Lefebvre, De l’État, Paris, Union générale d’éditions, 1978. 2
Paul-Henry Chombart de Lauwe, « L’avenir de Paris et les problèmes humains », Esprit, no 10, octobre 1964, p.546. 3
Au moins deux cents manifestants algériens seront jetés dans la Seine par la police sur ordre du préfet Papon.
Identité nocturne de la grande échelle La politique de l’aménagement du territoire initiée dès les années 1940 par Eugène Claudius-Petit devient physiquement perceptible. Au tournant des années 1960, on assiste à l’apparition spectaculaire d’un paysage métropolitain qui trouve dans l’expression nocturne son point d’intensité maximum : autoroutes, champs de lignes à haute tension et tours de télécommunication, zones industrielles et grandes emprises techniques et
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logistiques, stations-services et
L’architecture des années 1960 atteint peut-être son sommet d’expression nocturne avec les usines EDF de Porcheville et de Vitry-surSeine, véritables temples de l’énergie conçus pour être vus de loin et en mouvement dans la flaque orangée de zones d’activités que seuls animent les panaches des cheminées d’usine…
autres espaces servants de la grande vitesse, actifs 24h/24. Le zoning aura entre autres pour effet de faire émerger de l’obscurité de gigantesques périmètres dénués d’urbanité au sens parisien, mais qui sont constitutifs de sa survie et de l’identité nouvelle de la métropole. Les concentrations massives d’éclairage des zones d’activités en bordure d’autoroute replacent ces dimensions infrastructurelles, industrielles et logistiques au cœur de l’expérience métropolitaine (et non plus au centre) : les arrivées sur Paris sont particulièrement mises en scène. Cette urbanité routière réalise le programme futuriste. Des mâts d’éclairage à l’échelle
de ces grandes infrastructures ou des péages viennent sigler ces espaces avec autant de force qu’une sculpture ou une façade. Ainsi des mâts de la N7 et des « marguerites » à Orly : à 25 mètres de haut, ces dernières baignent l’intégralité du site d’une nappe indistincte. Traverser la métropole, c’est visiter la « cathédrale des caténaires4 » ! En vue aérienne,
de haut en bas et de gauche à droIte > passage souterraIn porte maIllot, s.d. © DiRection tecHnique De la VoiRie paRisienne le boulevard pérIphérIque porte de vItry, s.d. © clicHé eDF – DiRection tecHnique De la VoiRie paRisienne entrée du souterraIn des tuIlerIes, s.d. © DiRection tecHnique De la VoiRie paRisienne
page suIvante, de haut en bas et de gauche à droIte > le boulevard pérIphérIque à la porte de la vIllette, novembre 1967 © DiRection tecHnique De la VoiRie paRisienne le boulevard pérIphérIque sud, 1962 © clicHé eDF – DiRection tecHnique De la VoiRie paRisienne l’autoroute de l’ouest, juIn 1959 © RogeR-Viollet
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Paris devient un maillage orangé aux fils dégradés par l’importance des voies, d’où disparaissent en négatif les espaces naturels et les emprises neutralisées la nuit (terrains de sport, par exemple). Les infrastructures trament ce territoire dont l’échelle ne respecte aucune des images mentales de Paris ou de sa région, formant une antigéographie qui n’obéit qu’à la raison des réseaux. La nuit accentue la perception du contraste centre/ périphérie, mais également l’extension de la banlieue. Paradoxe de l’accessibilité et des infrastructures : celles-ci séparent autant qu’elles relient. Les infrastructures sont donc les monuments du suburbain, avec leurs éclairages en majesté qui expriment également la hausse considérable des niveaux de production, de distribution et de consommation de l’électricité : le degré de développement territorial s’exprime aussi par la capacité à éclairer ses infrastructures comme, hier, ses boulevards. Des changements importants dans l’organisation des réseaux EDF sont engagés avec le remplacement des usines obsolètes dans les années 1960, puis le passage à une autre forme de courant au début des années 1970, entraînant parfois des ruptures spectaculaires d’alimentation5. L’architecture des années 1960 atteint peutêtre son sommet d’expression nocturne avec les usines EDF de Porcheville et de Vitrysur-Seine6, véritables temples de l’énergie conçus pour être vus de loin et 4
Voir Marc Armengaud, Matthias Armengaud, Cianchetta Alessandra, Nightscapes – Paisajes nocturnos, Barcelone, Gustavo Gili, 2009. 5
Blackouts en 1969, 1971, 1977 et 1978. 6
Ensuite imitées par les usines du Syctom, du CPCU, du Siaap, etc.
en mouvement dans la flaque orangée de zones d’activités que seuls animent les panaches des cheminées d’usine. La culture de l’éclairage urbain est redéfinie par les modes d’illumination routière qui deviennent la norme sitôt passé le boulevard périphérique : les hauts mâts à lampe sodium se généralisent sur les parkings, les emprises ferroviaires ou les autoroutes. Et lorsqu’un effort de conception est fait pour définir un mobilier original, les hauteurs de diffusion restent erratiques : soit trop
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de haut en bas et de gauche à droIte > « candélabres en tôle plIée à fût droIt de forme conIque ou pyramIdale ». fac-sImIlé de le candélabre en acIer, parIs, otua, 1966. DR « projets de dIsposItIfs permettant d’éclaIrer de larges surfaces découvertes au moyen de foyers lumIneux puIssants placés à grande hauteur ». fac-sImIlé de le candélabre en acIer, parIs, otua, 1966. DR
cI-dessus > éclaIrage d’un stade (support formé d’éléments d’emmanchement conIque, de 16 mètres de haut, et ballon fluorescent de 400 watts). extraIt de le candélabre en acIer, parIs, otua, 1966, p.52. DR cI-contre > des candélabres en acIer sur la place charles-degaulle, 1966. extraIt de le candélabre en acIer, parIs, otua, 1966, p.38. DR
« exemples de candélabres décoratIfs et utIlItaIres ». fac-sImIlé de le candélabre en acIer, parIs, otua, 1966. DR « solutIon actuelle de l’éclaIrage publIc par réfracteurs », artIcle d’andré salomon, IngénIeur éclaIragIste fac-sImIlé de le candélabre en acIer, parIs, otua, 1966. DR
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cI-contre, de haut enbas > nouvel éclaIrage de l’avenue foch, maI 1958 © clicHé eDF – DiRection tecHnique De la VoiRie paRisienne la rue de rennes, s.d. © DiRection tecHnique De la VoiRie paRisienne IllumInatIons, île de la cIté, s.d. © clicHé eDF – DiRection tecHnique De la VoiRie paRisienne cI-dessus, de haut en bas > carte des monuments françaIs IllumInés en 1954 par des projecteurs mazda Infranor p1000. IllustratIon d’henrI mercIer. couverture de la revue mazda contact, n°34, septembre 1954 © pHilips FRance publIcIté pour la lumIère fluorescente, 1948. extraIt de l’archItecture d’aujourd’huI, hors-sérIe, 1948. DR
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basses (et donc discontinues), soit trop hautes et désagréables. L’attention naissante pour la composition de ces paysages métropolitains nocturnes donne lieu à une première théorisation de l’éclairage à l’échelle urbaine, alors que l’on se limitait jusque-là à un regard après coup, comme un effet de miroir ou une ombre portée, un état second7. Béla Ibusza, un ingénieur membre de l’Association française de l’éclairage, publie ainsi la synthèse de ses recherches dans un ouvrage détaillé8 qui décrit les enjeux et les solutions préconisées pour les différents types de voiries, en s’inspirant essentiellement des éclairages qui ne tombent pas sous le coup de la réglementation des beaux-arts : autoroutes, tunnels à grande vitesse, aéroports, centres commerciaux… Conçu « à l’intention des maires », l’ouvrage s’apparente à un véritable catéchisme de préconisations dans l’art de composer un plan urbain à partir des besoins en signalisation nocturne. Ces principes hyperrationnels, respectant pour chaque situation des proportions et rythmes qui permettent de définir un paysage « harmonieux » la nuit et discret le jour, seront à l’œuvre en France pendant les deux décennies suivantes. Nouveaux organismes métropolitains Le maillage routier et surtout autoroutier propose à la banlieue comme à la ville-centre une accessibilité à de nouveaux programmes métropolitains qui rencontrent un succès populaire inattendu, tels que la nouvelle gare Montparnasse et surtout l’aéroport international d’Orly (Henri Vicariot, 1961). En effet, le programme initial de l’aérogare dépasse très largede haut en bas > l’aérogare de l’aéroport de parIs-orly vu la nuIt, vers 1960 © éDitions p.i./DR caravelle d’aIr france sur l’aIre de statIonnement de l’aéroport d’orly. s.d. © clicHé aiR FRance – éDitions p.i. la façade IllumInée de l’aérogare orly-sud, vers 1960, henrI vIcarIot, archItecte, jean prouvé, IngénIeur © éDitions p.i./DR
ment son rôle d’interface de transport en y adjoignant une série d’activités nocturnes attractives : restaurant, terrasse panoramique, galerie d’art, salle de cinéma et hôtellerie (Hilton). C’est une concentration de toutes les fonctions d’un quartier de gare. Cette « acropole métropolitaine » concrétise d’une autre manière ce que Le Corbusier avait imaginé avec la rue intérieure et la terrasse de l’Unité d’habitation : emmener la ville des usages dans l’architecture des équipements publics (en ce sens aussi il s’agit d’une tour allongée). Pendant toute la décennie, des centaines de milliers de personnes vont visiter Orly comme un de ces prodiges que l’on admirait dans les expositions universelles pour voir le spectacle de l’aviation, les familles se pressent sur les terrasses, où elles pique-niquent, de jour ou de nuit ! Orly à son inauguration en 1961 joue le rôle d’un monument moderne populaire et de symbole du gaullisme, autant qu’il est un site d’attraction touristique de masse. Jusqu’à nos jours, l’aérogare reste ouvert la nuit, même si les espaces de loisirs initiaux disparaissent progressivement (le cinéma, rapidement inadapté, ne survivra pas à sa spécialisation « X » à la fin des années 1960). Ce modèle de l’aéroport qui ne ferme pas se diffuse jusqu’à constituer dans beaucoup de villes la dernière adresse pour noctambules, où l’on sert toute la nuit. La route de l’aéroport (N7 et A106) devient également un territoire nocturne où la banlieue se donne à voir comme une antichambre entre le monde et la métropole capitale : paysage d’enseignes lumineuses et de nouvelles formes de commerce. Mais l’aéroport n’entretient aucune relation avec son contexte immédiat, qui ferait émerger la figure d’une polarité nocturne suburbaine. Il est pourtant entouré d’un véritable strip d’hôtels, avec Pondorly (restaurants et boîtes de nuit), le MIN (Marché d’intérêt national) de Rungis (avec ses restaurants de nuit) et la Silic où l’on travaille aussi toute la nuit.
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Dans la vision moderne fonctionnaliste séparante, il n’y avait pas de sens à faire un projet commun de ces éléments qui, bien que juxtaposés, n’en sont pas moins exclusivement accessibles par voiture, comme autant d’îles extraterritoriales. Au-delà du cas particulier d’Orly, de nombreux programmes métropolitains sont reconfigurés ou créés pour se positionner à l’échelle du territoire desservi : hôpitaux, équipements culturels, universitaires ou sportifs, pôles logistiques qui décentralisent ou déconcentrent la ville-centre mais perdent ou modifient la dimension nocturne qu’ils possédaient en étant situés dans Paris. À l’exception des nuits de 1968, le campus de Nanterre n’a pratiquement jamais eu d’activités sociales, culturelles ou sportives après 19h, symptôme de la spécialisation temporelle qui caractérise tous ces organismes métropolitains transplantés. Les nouvelles universités comme Orsay et même Jussieu, pourtant intramuros, n’accueillent pas plus d’activités nocturnes. Inversement, les maisons de la culture sont des bâtiments souvent brutalistes et peu expressifs la nuit, aux fonctions introverties et limitées à des programmations de début de soirée, volontairement éloignées de toute forme festive. Les équipements de veille métropolitaine s’organisent désormais dans le contexte de réseaux à l’échelle régionale : en premier lieu les hôpitaux, dont les services d’urgences9 sont mieux structurés à partir de 1970. Leur écriture architecturale parfois comparable à celle d’Orly, tel le « Y » de Gonesse10, ne cherche pas à assumer un rôle de centralité urbaine. En revanche, les équipements de loisirs jouent un rôle majeur dans la constitution des identités métropolitaines. Au Parc des Princes (Roger Taillibert, 1972), reconstruit en bordure du périphérique, les matchs sont désormais joués systématiquement en nocturne, alors que dans l’après-guerre ils avaient lieu en général l’aprèsmidi pour des raisons d’éclairage. Tout le quartier de la porte de Saint-Cloud devient nocturne les soirs de matchs, cas d’école du conflit entre logiques métropolitaine et locale. Enfin, les pôles logistiques obéissent à la règle d’expulsion des fonctions industrielles hors de la capitale : zones d’activités, déplacement du trafic passager du Bourget à Roissy11, port de Gennevilliers12… La nuit technique est désormais hors-champ, elle a la couleur et la saveur des infrastructures : bain de lumière sodium sur emprises bitumées avec enceintes gardées, grandes trames vides en apparence mais fréquentées sans cesse par des poids lourds et des employés. 7
Tel celui de Le Corbusier visitant New York et concédant comme à regret à propos de Broadway : « Tant pis pour la publicité ! Il en reste une fête nocturne des temps modernes. » Le Corbusier, Quand les cathédrales étaient blanches. Voyage au pays des timides, Paris, Plon, 1937 ; rééd. 1949, p.147. 8
Béla Ibusza, L’Éclairage public et la signalisation, éléments majeurs de l’aménagement de l’espace, Paris, Éditions Jacques Fréal, 1972. 9
Une réflexion d’ensemble sur l’organisation des urgences est menée à partir de 1977. 10
Certaines de ces architectures de la puissance métropolitaine ont une présence nocturne remarquable, parmi lesquelles les tours évidemment : celles d’Édouard Albert, dans le 13e arrondissement (1961) et pour l’université de Jussieu (1970), sont les premiers signaux métropolitains verticaux depuis la tour Eiffel (1887-1889) et le clocher de l’église Sainte-Odile (1946) avenue Stéphane-Mallarmé dans le 17e. Celles de la gare Montparnasse (1973) et de la Maison de la radio (1963) s’inscrivent dans des campus architecturaux et voient leur effet accentué par une présence nocturne irradiante. Le monument métonymique de ces villes dans la ville est le bâtiment de Radio France, qui signale son activité permanente de témoin du monde en lançant vers le ciel son horloge
Récemment détruit.
numérique. Cette esthétique nocturne verticale donnera une puissance
11
inédite au paysage métropolitain dans des contextes très différents :
Décision du 16 juin 1964. 12
Les deux premières darses, mises en chantier dès 1928, n’entrèrent en service qu’en 1946. Avec le creusement d’une troisième darse et le raccordement au réseau ferré, le tonnage est multiplié par dix en 1950 (450 000 tonnes). Avec cinq darses et une concentration industrielle importante dans le périmètre immédiat, le port de Gennevilliers atteint 9 millions de tonnage et devient le premier port pétrolier français au début des années 1970.
Montparnasse, Italie XIII, Front de Seine, place des Fêtes, La Défense, mais aussi les 4000 à La Courneuve. L’architecture verticale étant une écriture à l’échelle du grand paysage, chacun de ces projets se présente désormais en vues de nuit. La notion de skyline lumineux, directement importée des downtowns américains, est d’ailleurs une figure récurrente de l’iconographie des revues d’architecture de l’époque. Le retour d’intérêt pour la présence nocturne dans les milieux architecturaux est illustré notamment par une fête donnée en
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de haut en bas et de gauche à droIte > tour montparnasse, décembre 1973. o.a.m., archItectes © Jean texieR – MéMoiRes D’HuManité/aRcHiVes DépaRteMentales De la seine-saint-Denis
la gare maIne-montparnasse, 1973, o.a.m., archItectes © eDitions yVon/DR
le quartIer de la défense, 1970. photographIe de robert doIsneau (1912-1994) © RoBeRt Doisneau/RapHo
page suIvante > agence havas, neuIlly-sur-seIne, 1973. mIchel andrault et pIerre parat, archItectes © acaDéMie D’aRcHitectuRe/cité De l’aRcHitectuRe et Du patRiMoine/aRcHiVes D’aRcHitectuRe Du xxe siècle/ augustin DuMage
maIson de la radIo, la tour des archIves et la couronne IntérIeure, 1963. henry bernard, archItecte. extraIt de l’archItecture d’aujourd’huI, n° 111, janvIer 1964, p. 32 © clicHé J.-p. BRunetti
passage souterraIn maInemontparnasse, s.d. © DiRection tecHnique De la VoiRie paRisienne
MYtholoGies De la Ville luMiÈre 1789‑2020
Du dĂŠsenchantement moderne au rĂŠenchantement postmoderne
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Vie nocturne des nouveaux organismes mĂŠtropolitains
paris la nuit. chroniques nocturnes
de gauche à droIte > réceptIon chez andré bloc à meudon en l’honneur d’arne jacobsen ; parmI les InvItés, on dIstIngue le corbusIer. fac-sImIlé de la revue l’archItecture d’aujourd’huI, no 97, 1961 © pHotos e. B. Weill/aDagp 2013 maquette d’étude du projet de l’aéroport de roIssy-enfrance, 1971. paul andreu, archItecte. extraIt de l’archItecture d’aujourd’huI, n° 156, juIn-juIllet 1971 © paul anDReu/aDagp 2013 projet de modernIsatIon des entrepôts de bercy, 1968. bernard henrI zehrfuss, archItecte. extraIt de l’archItecture d’aujourd’huI, n° 138, juIn-juIllet 1968 © clicHé J. BiaugeauD
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l’honneur d’Arne Jacobsen par André Bloc13 en 1961, où sont exposés des projets retenus pour leurs qualités nocturnes, thème de la soirée. On peut entre autres y admirer les maquettes du quartier du Point-du-Jour à Boulogne-Billancourt (1957-1963). Il ne s’agit pas pour autant d’un retour à la nuit d’avant guerre, mais de la reconnaissance d’un paysage artificiel propre aux nouvelles puissances métropolitaines, qui se démontrent paradoxalement pendant les phases d’inactivité, tel un mode veille paraissant s’adresser à la planète entière. La composition des éclairages des tours ne répond toutefois à aucun plan lumière coordonné puisque chaque tour n’est animée que par ses occupants. C’est plutôt un effet d’image qui amène spontanément les tours de bureaux à maintenir certains de leurs étages illuminés, tandis que tous les logements finissent par s’endormir. Déménager la nuit Les phares de la métropole ne sont donc plus des cinémas babyloniens ou des observatoires en Meccano, mais des tours d’affaires toutes de reflets miroir. L’émergence de ces organismes métropolitains s’inscrit dans un mouvement accéléré de déconcentration hors les murs des fonctions vitales de Paris : le 13e puis le 15e arrondissement se vident de leurs activités. Dès 1952, Renault a construit sa première usine hors de Paris, à Flinssur-Seine (Bernard Zehrfuss, architecte), tandis que Citroën quitte définitivement le quai Javel en 1975, ayant ouvert un nouveau site à Aulnay-sous-Bois en 1973. Même si certaines opérations s’accompagnent de la volonté de fixer les populations employées sur ces sites dans l’environnement immédiat (Orly, par exemple), les travailleurs nocturnes en particulier viennent désormais de toute la métropole. Chacune de ces emprises est une insularité dont la population temporaire est réunie par le seul effort productif. Les effets d’identification
Le trou des Halles laissé par le déménagement du marché devient la métaphore d’une chute du centre de Paris dans une nuit sans contenu, qui nourrira de nombreux discours nostalgiques et utopistes venus de tous les horizons politiques.
entre nuit et territoire sont nuls. Le fait urbanistique majeur pour la nuit des années 1960 est le déménagement de la principale polarité nocturne de la capitale : le marché central des Halles. Prise en 1959, la décision sera effective en 1969. Cette dernière décennie d’activité du « ventre de Paris » sera marquée par une poétique décadente, et un regain d’intérêt social et culturel à l’approche de la destruction, qui influencera ensuite
Du Désenchantement moDerne au réenchantement postmoDerne
Vie nocturne Des nouVeaux organismes métropolitains
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de gauche à droIte > maquette schématIque du front de seIne, secteur beaugrenelle, parIs 15e, exprImant le prIncIpe des troIs nIveaux. raymond lopez et henrI pottIer, archItectes. extraIt de l’archItecture d’aujourd’huI, n° 97, septembre 1961, p. 27. DR maquette d’ensemble de l’opératIon du poInt-du-jour à boulogne-bIllancourt avec l’éclaIrage des bâtIments et des cours (certaIns bâtIments n’ont pas été réalIsés). fernand pouIllon, archItecte. extraIt de parIs match, n° 461, samedI 8 févrIer 1958, publIreportage de jean mangeot
la reconversion du quartier. Pourquoi ce déménagement ? Ce modèle commercial semblait atteindre l’obsolescence à tous les niveaux : capacité de stockage, contrôle sanitaire, marché international, saturation générale du centre de la ville. Car, au-delà des considérations d’hygiène et de voisinage avec des quartiers d’habitation, le problème principal posé par la position des Halles est lié à une accessibilité devenue critique dans un contexte de logistique dépendant exclusivement des camions depuis la fermeture de la ligne ferroviaire d’Arpajon en 1936. L’exiguïté du quartier contraint à en fermer l’accès à la circulation de 23h à 10h, afin de faciliter les livraisons toute la nuit. Mais les opérations de « désapprovisionnement », c’est-à-dire de revente aux collectivités, petits commerçants, restaurateurs et particuliers, continuent durant la journée, rendant le centre de Paris perpétuellement congestionné. Le trafic nocturne, essentiellement routier, s’effectue depuis les gares de Bercy, Vaugirard, Pantin. Certaines tendent d’ailleurs à se développer comme interfaces de logistique accueillant une partie du transit (redistribution régionale, nationale et même internationale) pour éviter un détour inutile par les Halles. En effet, l’accroissement important de la population en périphérie de la capitale rend inefficace la concentration dans Paris de denrées qui sont en proportion croissante destinées aux banlieues et villes satellites (à l’époque envisagées dans un rayon de 100 kilomètres, incorporant par exemple Orléans dans ce réseau de distribution). La congestion technique des transports est aussi celle de tous les « vices » du vieux Paris (prostitution, débits de boisson, clochardise, violence…). Les villes satellites étant également conçues en réaction à cette « anomalie médiévale », on comprend mieux pourquoi elles oublient de penser leurs nuits. Et la capitale, vidée de cette pulsation millénaire, ne se cherche pas de programme de substitution : le trou des Halles laissé par le déménagement du marché devient la métaphore d’une chute du centre de Paris dans une nuit sans contenu, qui nourrira de nombreux discours nostalgiques et utopistes venus de tous les horizons politiques. Curieusement, ce sont souvent les mêmes qui envient la modernité 24h/24 de New York et qui regrettent la disparition du vieux Paris. Les prises de position se multiplient, comme celle de Louis Chevalier qui se désole et proteste contre l’assassinat de Paris14, dont la conséquence est l’affaiblissement de la ville entière. L’historien, partisan d’un maintien sur le site d’un marché de gros et demi-gros destiné aux seuls Parisiens, remarque même qu’une
13
Architecte et directeur de L’Architecture d’Aujourd’hui de 1947 à 1964. 14
Louis Chevalier, L’Assassinat de Paris, Paris, Calmann-Lévy, 1977, p.232-285.
fois connue l’annonce de ce « crime », la nuit parisienne, celle dont Louis Sébastien Mercier et Restif de la Bretonne disaient déjà l’identification à « La Halle », commença à dépérir. Du point de vue strictement urbain, il est indéniable que cette modification revêt une importance comparable à celle de l’introduction du gaz dans l’histoire de la métropole nocturne.
guerre d’algérie
ve république
le grand déménagement des halles est décidé [1] 1 gratte-ciel de paris achevé : la tour albert dans le 13e arr.
1958
1940
coup d’alger : de gaulle ordonne le couvre-feu et la loi martiale ouverture du cnit à la défense
1959
er
1960-1975 : paysages infrastructurels roissy charles-de-gaulle 1974
a15 1975-76
le bourget 1919
a13 (paris-st cloud) 1974
voies sur berges georges-pompidou 1966
a4 1975-76
1960
couvre-feu réservé aux algériens manifestation nocturne ouverture du campus de jussieu inauguration d’italie xiii
1961
« nuit bleue » du 18 janvier 17 attentats de l’oas à paris
1962
les premiers terrains sont achetés pour construire l’a86 ouverture de la maison de la radio
1963
décision de déplacer l’aéroport du bourget à roissy
1964
création des villes nouvelles planification du rer et des autoroutes de banlieue mise en service de la centrale edf de porcheville
boulevard périphérique 1960-73 a10 (paris-poitier) 1977 a6 (1er tronçon couvert) 1964
orly 1948
gare de triage villeneuve-st-georges
1960-1975 : polarités ou phares nocturnes front de seine 1967-1990 tour maison de la radio 1963 tour nobel 1966
épinay-sur-seine tour jussieu 1970 tours place des fêtes
la défense
saint-germain-en-laye pont-du-jour 1957-1963 grigny 2
les ulis
1965
construction de la tour nobel, 1re tour de la défense ouverture de l’université de paris-ouest nanterre la défense mise en service de la centrale edf de vitry-sur-seine
1966
début des travaux de l’a86 en mai, le quartier latin, épicentre de la nuit, s’embrase nouveau couvre-feu
1968
ouverture du rer a déménagement des halles au marché d’intérêt national de rungis, nuit du 28 février [2] [3]
1969
début du passage au courant alternatif triphasé le port de gennevilliers devient le 1er port pétrolier français construction de la tour jussieu ouverture du drugstore matignon
1970
inauguration du parc des princes réalisé par roger taillibert les matchs ont lieu désormais systématiquement en nocturne inauguration de la tour montparnasse
1972
inauguration de l’aéroport roissy charles-de-gaulle
1974
citroën quitte définitivement le quai de javel et rejoint le site d’aulnay-sous-bois ouvert en 1973
1975
ouverture du rer b début d’une réflexion d’ensemble sur l’organisation des services urgences dans les hôpitaux de la métropole, notamment la nuit fin de construction de la dalle des olympiades
1977
ouverture du rer c
1979
1960
bobigny
argenteuil
1950
début du remplacement des usines obsolètes
créteil choisy-le-roi
tour montparnasse 1972 tour albert 1959
dalle des olympiades 1969-1977
1960-1975 : ville aveugle, nuit permanente
1970
saint-denis saint-blaise bagnolet
la défense
boulogne
1980
créteil
gare de lyon
olympiades
masséna
1981
1980
montparnasse front de seine
ouverture du centre commercial des quatre-temps à la défense
sources : marc armengaud puissance lumineuse
réseau métropolitain
charcuterie
restaurants
opération sur dalle
parking souterrain
volaille
hôtels
maraîchers
tour
blé
produits laitiers
viande au détail
viande en gros
campus universitaire
épices
train d’arpajon
poisson au détail
poisson en gros
tunnel
textile
carreau forrain
primeur au détail
primeur en gros
fleurs
plurivalent
centre ccial avant 1969
visite organisée
centre ccial après 1969
[ 1 ] historique des halles centrales de 1840 à 1969 avant 1840
avant 1936
halle au blé marché saline
train d’arpajon
avant 1969 : 33 hectares
carreau forrain
plateau beaubourg
[ 2 ] 1969 : ouverture du marché d’intérêt national de rungis le min en 1969 : 230 hectares A6
activités sur 24h
viande volaille
aux provinces l’aloyau
le métropolis
produits laitiers
MINUIT N7
NUIT PROFONDE
SOIRÉE
centre commercial belle-épine 1971
NUIT
6H
18H MARGES DE LA NUIT
MARGES DE LA NUIT pont de rungis
la grange visite organisée du marché poisson
06 A1
plurivalent
les embruns
primeur
fleurs RC RE
80) (19
[ 3 ] 1969-1990 : nouvelle logistique régionale de l’alimentation halles centrales halle aux vins fin des activités 1969 1665-1958 abattoirs de vaugirard 1904-1978
grands entrepôts de bercy 1869-1969 abattoirs de la villette 1867-1974
marché d’intérêt national de rungis ouverture en 1969
zone cargo d’orly
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Sous la conduite d’un général en retraite qui décide que les fleurs coupées partiront en éclaireur, on transfère les Halles à Rungis dans la nuit du vendredi 28 février 1969, pour que le nouveau marché fonctionne dès la nuit du lundi suivant. Cette dernière nuit des Halles se déroule dans une relative indifférence. Tandis que les fruits et légumes et les fromages rejoignent Rungis, les viandes partent aux abattoirs de La Villette, au
cI-dessus > un grossIste, le dernIer matIn des halles, mars 1969. photographIe de robert doIsneau (1912-1994) © RoBeRt Doisneau/RapHo
bord du périphérique. Quant à la halle aux vins Saint-Bernard, elle est détruite pour faire place au campus de Jussieu. Dans cette reconfiguration
cI-contre, de haut en bas > les « forts des halles » dans le pavIllon de la vIande, 1955. photographIe de robert doIsneau (1912-1994) © RoBeRt Doisneau/RapHo
métropolitaine de l’approvisionnement, le MIN15 dispose d’une surface de 230 hectares (contre 33 hectares aux Halles), avec une grande capacité
la rue des camIonnettes aux halles, vers 1960. photographIe de robert doIsneau (1912-1994) © RoBeRt Doisneau/RapHo
foncière qui lui permettra de faire face sans difficulté au rapatriement des activités de viande après la fermeture de La Villette en 1974, et d’accélérer son intégration dans des flux internationaux. C’est donc toute la nuit industrielle, logistique, populaire, mixte et canaille de Paris (« le vrai Paris ») qui disparaît en quelques années du cœur historique, tout en dispersant vers Rungis les 300 000 emplois directs et indirects, dont une large part sont simplement supprimés faute de correspondre aux nouvelles efficacités logistiques du frais. La nuit métropolitaine changeant d’échelle et de nature, elle devient un « invisible » qui n’est plus piloté par des acteurs privés et la Ville de Paris, mais directement par l’État. Son organisation est désormais explicitement liée au destin des infrastructures : réseaux d’électricité et de gaz, chauffage urbain, logistique, autoroutes (y compris voies sur berge), périphérique (puis A86 dont les travaux commencent en 196816). Des infrastructures qui ouvrent la possibilité d’une redistribution du territoire. C’est la vision portée par Delouvrier, qui œuvre dès la fin des années 1950 à la programmation de La Défense, puis prendra en charge la stratégie des villes nouvelles, après avoir initié les réflexions à l’échelle du « district de Paris17 » dont les grands axes font l’objet de publications et d’expositions18. Sa vision de rééquilibrage, fondamentale-
15
Nommé en 1961 commissaire de l’aménagement du MIN, l’ingénieur agronome Libert Bou effectue plusieurs missions d’observation aux États-Unis afin d’en concevoir le plan. 16
Selon les plans décidés dans le Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de 1965 ; ouverture en 1994.
ment spatiale (géographique et foncière), ne pose pas la question du temps vécu. Les deux seules occurrences du temps dans ce livre blanc de la métropole de demain sont d’une part les temps de transport étudiés sur des cartes isochrones novatrices, d’autre part un argumentaire en faveur du développement du tourisme, supposant le développement parallèle d’une offre destinée aux habitants du district de Paris car, pour ces derniers, la nuit de Montmartre a perdu toute authenticité.
17
Paul Delouvrier (dir.), Le District de Paris, Friedland, 1964.
Consommer la nuit ?
18
En parallèle de ces changements urbanistiques d’envergure, la société de
Notamment au Grand Palais en 1967, qui montre le Paris de l’an 2000.
consommation a fait irruption dans la sphère de l’individu (après avoir
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cI-dessus >les halles en 1968. photographIe de robert doIsneau (1912-1994) © RoBeRt Doisneau/RapHo cI-contre >mIn de rungIs (val-de-marne), vue générale de l’IntérIeur d’un pavIllon de fruIts et légumes, vers 1970. pIerre colboc, archItecte © spaDeM – DRaegeR, iMp.
surtout marqué la sphère domestique et le modèle familial dans les années 1950), largement portée par de nouvelles références culturelles qui contredisent le climat pesant des nuits d’angoisse de la guerre froide ou des conflits engendrés par la décolonisation (construction du mur de Berlin en une nuit, crise des missiles, attentats de l’OAS…). C’est une décennie dorée pour les loisirs modernes (cinéma, flipper, bowling, dancing…) et la culture populaire (pièces de théâtre, grands récitals des stars de la chanson, spectacles comiques…). De nouvelles typologies de lieux accueillent ces programmes : drugstores, centres commerciaux, centre-ville sur dalle… Les bowlings, par exemple, fleurissent dans toute la métropole, suscitant des architectures inspirées des États-Unis et, plus généralement, de l’introversion aveugle des grandes surfaces : il n’y fait ni jour ni nuit. Cette abolition de la partition jour/nuit est marquée à Paris par le développement de services et de commerces 24h/24 : pharmacies de garde, urgences des hôpitaux, numéros d’appel de secours… Le symbole de cette évolution est bien sûr la trilogie des drugstores Publicis (Champs-Élysées en 1958, Saint-Germain en 1964, Matignon en 1970).
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Inspirés de la nuit new-yorkaise et conçus comme des flippers où le client est la bille qui rebondit d’un service à l’autre, les drugstores sont à la fois des microcentres commerciaux combinant produits de base et de luxe et des brasseries non-stop qui font office de balises dans la nuit métropolitaine puisque l’on peut y trouver tout et à toute heure… Le phénomène de mode est tel que ces lieux résument à eux seuls la nuit des années 1960. « Toute la société est un drugstore19. » Au cours de la décennie apparaissent de nouveaux modes de vie, ciblés sur « la jeunesse » : c’est la culture yéyé, avatar français du mouvement rock et pop qui déferle d’Angleterre et des États-Unis. Les valeurs de cette jeunesse se cristallisent autour de la musique et des sociabilités nocturnes : concerts donc, mais également surprisesparties où les disques remplacent l’orchestre d’antan pour danser. Les mêmes causes suscitent la mode des discothèques, dont le terme est inventé à Paris au moment où s’ouvrent des dancings sans orchestre, comme La Locomotive à côté du Moulin Rouge. Les discothèques fleurissent à travers Paris, dans les quartiers nocturnes historiques, et surtout dans toute la banlieue, où leur arrivée donne souvent le sentiment d’être aussi en ville. Cette nouvelle frénésie de danse est une soupape sociale pour une jeunesse qui étouffe dans le cadre moral d’une société trop orientée sur les valeurs du travail et de la consommation, mais c’est également
Les bowlings, par exemple, fleurissent dans toute la métropole, suscitant des architectures inspirées des États-Unis et, plus généralement, de l’introversion aveugle des grandes surfaces : il n’y fait ni jour ni nuit.
l’incubateur d’attitudes politiques de rupture : vivre selon la nuit, c’est apprendre à penser à partir de ses émotions. Cela va donc très au-delà du mouvement yéyé au sens strict20, alors que la génération « existentialiste » des années 1950 atteint la consécration : Montand, Aznavour, Brel, Barbara, Reggiani, Brassens ou Ferré, qui célèbrent chacun à leur façon la liberté, l’engagement et l’impertinence jusqu’à l’absurde. Yéyés, crooners et poètes font exploser les cadres du récital de chant donné
dans des petits théâtres, en investissant des salles toujours plus grandes, et même des stades ou des espaces publics, tel Johnny Hallyday qui, en 1965, réunit place de la Nation jusque tard dans la nuit des centaines de milliers de fans en délire, ayant escaladé les arbres et les toits. La musique déborde sur la ville, interrogeant l’ordre des choses selon une dynamique qui n’est qu’au début d’une contestation beaucoup plus virulente (et à laquelle le chanteur ne sera pas associé…). La révolution permanente des musiques, des styles, des vêtements, de l’alimentation et des objets (radios portatives, par exemple) nourrit un individualisme 19
Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Gallimard, 1970. 20
Johnny Hallyday, Nino Ferrer, Eddy Mitchell, Françoise Hardy, Sheila, France Gall ou Chantal Goya, avec souvent Serge Gainsbourg comme auteur-producteur. 21
Un graffiti relevé par les situationnistes rue Saint-Benoît dans le 6e arrondissement en 1954. 22
Le pionnier Gérard Zlotykamien, notamment, graphe à Paris la nuit depuis 1961.
jouisseur qui suscitera sa contradiction politique au sein même de la jeunesse, à travers plusieurs mouvements de contestation de l’ordre social revendiquant l’émancipation des jeunes et des femmes en particulier. Mise en avant de valeurs collectives, hédonistes, féministes, psychédéliques, mais aussi refus de la valeur travail et de la consommation. Les « modèles » de cette vague de révolte festive sont des oiseaux de nuit (Serge Gainsbourg, Eddy Mitchell, Dalida, Brigitte Bardot, Sheila…) dont la vie noctambule est disséquée par une presse spécialisée, suscitant des conduites d’imitation. Plus on vit la nuit, plus on s’oppose ? Un clivage profond apparaît entre nuit commerciale et nuit des sociabilités (faire la fête chez soi, quand les parents sont de sortie). La société de consomma-
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tion stimule la jeunesse autant qu’elle peine à cadrer ses usages. Une jeunesse qui veut pouvoir inventer le contexte de ses activités et loisirs, créer son mode de vie au lieu de le subir. Dans ce contexte, les films de la Nouvelle Vague montrent des tentatives pour s’extraire du milieu social, professionnel, amoureux ou urbain. La nuit y intervient comme espace parallèle où la fuite serait possible. Cette révolution reste jusqu’à nos jours profondément structurante : une forme d’opposition « pop » entre ce qui est public (commercial) et privé (autonome). La génération des baby boomers fait apparaître plusieurs manières de vivre sa jeunesse, qui sont étroitement liées à une position dans la société et en particulier à une relation à la ville : les yéyés issus des classes moyennes font des études supérieures, les blousons noirs venus des banlieues écoutent du rock et travaillent à la chaîne, et les beatniks refusent en bloc le mode de vie urbain et parlent d’un retour à la terre. « La révolution la nuit21 » Après des années de prospérité matérielle retrouvée, survient l’explosion politique de mai 1968, comme une seule nuit révolutionnaire qui dure trois mois ! Guerre de barricades dans le quartier Latin, cocktails Molotov et voitures incendiées, etc. Occupation 24h/24 d’universités, d’usines, de dépôts de bus, avec les débats de nuit et toute une gamme de sociabilités nocturnes… Il en résulte la promulgation d’un nouveau couvrefeu, le troisième de la période de Gaulle (ce sera le dernier dans Paris). Alors que les blousons noirs font exister l’idée d’une nuit insoumise hors les murs, 1968 accélère la politisation du rapport à la ville, notamment au symbole ambigu qu’est Paris. La capitale ne répond plus aux attentes de la jeunesse et du monde moderne, trop officielle et touristique, vieillotte et sale, figée dans des images et des symboles passéistes. Les nuits de 1968 sont un laboratoire vivant pour de nombreuses avant-gardes politiques et culturelles, comme en témoignent les graffitis qui couvrent les murs de Paris22 et les happenings inspirés par le mouvement Fluxus : interventions dans l’espace public, galeries temporaires en ville ou sous chapiteau, banquets impromptus… manIfestatIons de maI 1968 © DR – MéMoiRes D’HuManité/ aRcHiVes DépaRteMentales De la seine-saint-Denis
L’Internationale situationniste contribue directement à précipiter l’explosion de 1968
paris la nuit. chroniques nocturnes
de gauche à droIte > nuIt de barrIcades au quartIer latIn, rue gay-lussac, 10 et 11 maI 1968 © géRaRD BloncouRt
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sur le campus de Nanterre et à la Sorbonne, concrétisation de son discours de rupture poli-
premIères barrIcades au quartIer latIn, parIs 5e, maI 1968. photographIe de janIne nIépce (1921-2007) © Janine niépce/RogeR-Viollet
tique. Dès 1957, ses membres ont proposé une vision alternative de la ville à partir de ses nuits : « Ouvrir le métro la nuit, après la fin du passage
cI-contre > jeunes à moto, s.d. (1975) © Jacques MaRie – MéMoiRes D’HuManité/aRcHiVes DépaRteMentales De la seinesaint-Denis
des rames. En tenir les couloirs et les voies mal éclairées par de faibles lumières intermittentes. Par un certain aménagement des échelles de secours, et la création de passerelles là où il en faut, ouvrir les toits de Paris à la promenade. Laisser les squares ouverts la nuit. Les garder éteints. […] Munir les réverbères de toutes les rues d’interrupteurs ; l’éclairage étant à la disposition du public23. » En pratiquant l’art de la dérive (souvent nocturne, même si Guy Debord déclare la fin de la nuit impropre à cette activité) depuis la fin des années 1950, ils sont les héritiers conscients des noctambules de 1840, des bohèmes et des surréalistes. Pour échapper aux procédures de contrôle dont l’urbanisme est l’instrument, il faut pratiquer la ville comme cadavre exquis dans des temporalités divergentes. Une attitude ludique qui évoque directement les itinéraires nocturnes d’Aragon, de Soupault ou Breton, mais selon une tonalité plus confrontationnelle, un harcèlement physique et donc politique du réel. Les « situs » dérivent pour démontrer la possibilité d’une autre intelligence urbaine, notamment celle du vide et donc du temps, dont devraient procéder les projets, visant la liberté et non l’aliénation. Les conditions de la nuit urbaine leur apparaissent exemplaires à la fois du recroquevillement du pouvoir sur le contrôle des usages et des mécanismes de la société du spectacle qui finit par vider le réel de sa substance. Paris la nuit existe-t-il encore ? ! Il s’agit simultanément d’une critique du modernisme des promoteurs et d’une revalorisation de la ville « médiévale » ou réticulaire, c’est-à-dire capable de variations, de surprises, de poésie. Leur dénonciation de l’urbanisme du « capitalisme d’État », en particulier les grands projets parisiens sur dalle, à
23
« Projets d’embellissements rationnels de la ville de Paris », Potlach, no 23, 1955. Cité par Libero Andreotti dans Le Grand Jeu à venir, textes situationnistes sur la ville, Paris, Éditions de La Villette, 2007, p. 78. 24
Voir Henry Lefebvre, Le Droit à la ville, Paris, Anthropos, 1968.
Montparnasse, sur le Front de Seine ou place des Fêtes, rejoint la critique de conservateurs modérés comme André Fermigier ou Louis Chevalier, pointant la collusion entre pouvoir et promoteurs, dont une des conséquences est la destruction d’un état de vérité sociale que la société veut justement masquer. C’est l’expression du « droit à la ville24 » d’Henri Lefebvre qui réunit ces points de vue, l’exemple le plus évident étant précisément
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la vie nocturne. Cette attitude recoupe un sentiment largement partagé que la ville perd son âme en perdant ses quartiers populaires et leurs nuits : les pétitions en faveur de la conservation des Halles se succèdent au fil des années 1960, comme si la ville découvrait trop tard la réalité que recouvre la décision de lui retirer son cœur (ou son ventre). Et même quand les Halles sont condamnées, reste la question de trouver un moyen de faire perdurer leur rôle, en particulier leur capacité à brasser une mixité d’économies, de populations, de pratiques, donc de temporalités : de manière rétroactive, les qualités du quartier du marché central sont reconnues comme étant l’antidote à un zoning systématique. Le combat pour la préservation de la vie sociale (et antisociale !) des Halles est suivi d’une controverse sur le destin des architectures de Baltard, puis sur les programmes qui vont les remplacer, les contre-projets répondant aux annonces officielles : cité administrative, prison, quartier d’habitation, zone de tourisme international, site d’implantation d’édifices culturels… et pourquoi pas jardin ? Certains observateurs voient dans ces conflits d’interprétation la véritable autre explication de Mai 68 : le cataclysme aurait été déclenché par la prise de conscience de la destruction des Halles et donc de l’intelligence profonde et irréductible de la ville. L’identité de Paris serait constituée depuis ses nuits, soupape devenue indissociable de la métropole moderne. Cette vision s’appuie sur le précédent de 1848, où la IIe République aurait été une réponse sismique au réaménagement des Halles par Rambuteau et Baltard. Villes satellites et dalles : scènes en attente de nuits À la fin des années 1960, Paris perd sa position dominante dans la métropole, du fait de la volonté politique de déconcentration de la Région parisienne en positionnant des villes satellites au-delà de la deuxième couronne, loin de l’agitation du quartier Latin – l’occupation du campus de Nanterre en 1968 a confirmé qu’il fallait sortir des relations de proximité avec Paris centre. Mais, en reprenant explicitement la métaphore de l’espace cosmique avec la figure du satellite, ces villes cultivent une forme d’isolement et de froideur stellaire, une autre forme de nuit, involontaire… Évry, Saint-Quentin-enYvelines, Cergy, Marne-la-Vallée, Melun-Sénart proposent chacune une expérimentation urbanistique contrastée dans son rapport à la densité, aux modes d’occupation du sol ou à la politique des transports, mais aucune ne fait le projet d’une urbanité capable de revendiquer une identité nocturne. L’organisation hyperrationnelle (séparation
gare routIère et centre commercIal de bobIgny, s.d. © aRcHiVes coMMunales De BoBigny (RepoRtage « BoBigny la nuit »)
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cI-dessus >l’ensemble jean-grémIllon, bobIgny, 1966 © aRcHiVes coMMunales De BoBigny vue de nuIt de la préfecture du val-d’oIse, cergy-pontoIse, 1965-1969. henry bernard, archItecte © FonDs BeRnaRD. acaDéMie D’aRcHitectuRe/cité De l’aRcHitectuRe et Du patRiMoine/aRcHiVes D’aRcHitectuRe Du xxe siècle/ aDagp 2013 (clicHé anonyMe) cI-contre > place de l’abbaye, créteIl (val-de-marne), 1967. extraIt de construIre en acIer, parIs, otua, 1967 © clicHé Jean BiaugeauD
étanche des fonctions), garantissant le calme des populations et leur surveillance25, est par nature incapable de porter une vie nocturne. Le paradoxe de cet aspect des années 1970, c’est de renouveler à l’échelle métropolitaine l’utopie des cités-jardins, donc de rechercher une qualité de vie urbaine, mais en procédant d’une vision territoriale par occupation plutôt que par usage (tout part de la maîtrise foncière). D’où des programmations qui paraissent raides et simplistes, qui ne résistent pas aux variations de contexte et peinent au début à porter une véritable qualité de vie publique. Alors que les habitants pionniers appartiennent pour la plupart aux catégories CSP+ (catégories socioprofessionnelles favorisées), qui adhèrent au projet moderne de ces villes nouvelles, ils seront nombreux à les quitter rapidement car ils n’y retrouvent pas le niveau d’existence urbaine offert par Paris : chaque ville a un théâtre et un cinéma, certes, mais pas deux. Par ailleurs, cet esprit pionnier, qui s’incarne souvent dans un activisme socioculturel avant-gardiste, ne rencontre guère de succès local et recrée une partition entre élite et classes populaires que ces villes voulaient précisément éviter. Le contraste avec l’ouverture des premiers centres commerciaux à partir de 1969 est frappant : ceux-ci s’envisagent immédiatement comme des situations urbaines dépassant la figure du commerce, faisant en particulier appel à des artistes travaillant la lumière, tel François Morellet ou Julio Le Parc, pour mettre en scène les espaces extérieurs visibles depuis la grande vitesse et les espaces de déambulation dans les galeries. À l’échelle du paysage infrastructurel et commercial, la communication est spontanément une signalétique lumineuse. Ces centres commerciaux étendent leurs horaires vers les nocturnes, peinant d’ailleurs à trouver un public faute d’habitudes et se confrontant aux résistances syndicales – il faudra trente ans pour que les horaires tardifs 25
Les villes nouvelles ont en commun avec l’urbanisme haussmannien d’avoir un agenda politique de contrôle des usages sociaux.
s’imposent comme une commodité métropolitaine. C’est le début d’une concurrence entre forme urbaine planifiée et situations de consommation de masse, qui remet notamment en cause la notion d’espace public.
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de haut en bas et de gauche à droIte >façade de l’hypermarché carrefour de créteIl (val-de-marne), 1968. extraIt de lsa, n° 261, octobre 1968, 1re de couverture © aRcHiVes De la cHaMBRe De coMMeRce et D’inDustRie De paRis centre commercIal rosny II : manège d’enfants dans le hall et décoratIons de noël, rosnysous-boIs, novembre 1973 © J. BRucHet/iau iDF centre commercIal rosny II : la pIzzerIa, rosny-sous-boIs, novembre 1973 © J. BRucHet/iau iDF centre commercIal parly II, entrée de la boutIque funny, le chesnay (yvelInes), 1970. extraIt de moebel InterIor desIgn, n° 5, maI 1970, p. 43-51 © Heinz W. KReWinKel centre commercIal parly II, la promenade et le restaurant éclaIré par des lampes sphérIques jaunes, le chesnay (yvelInes), 1970. extraIt de moebel InterIor desIgn, n° 5, maI 1970, p. 43-51 © Heinz W. KReWinKel centre commercIal rosny II : l’extérIeur du cInéma artel avec des affIches de fIlms, rosny-sous-boIs, novembre 1973 © J. BRucHet/iau iDF
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L’urbanisme souterrain fait partie du vocabulaire de certaines villes nouvelles et procède d’une histoire qui croise souvent celle de la nuit urbaine depuis le début du xixe siècle, à la fois pour la question de l’artificialité climatique que suppose l’activité tant nocturne qu’en sous-sol, et parce que les activités logistiques nocturnes urbaines ont souvent partie liée à un dessous structurant (les caves du marché central des Halles, par exemple). Les théories énoncées dans les années 1930 par Édouard Utudjian et Gaston Bardet se concrétisent dans les années 1960 par la construction d’une quarantaine de parkings souterrains, qui ajoutent à Paris une nouvelle typologie de nuit permanente. Mais l’évolution des réflexions sur la ville et le sol donne surtout lieu à l’élaboration de l’urbanisme sur dalle qui, en séparant la ville des usages (piétons) de celle du transport, affirme l’ambition de recomposer des « quartiers vivants » à une échelle intermédiaire entre le projet de ville et l’habitation. L’Île-de-France compte une centaine d’expérimentations de ce type, dont certaines sont des copropriétés géantes (Grigny 2) ou des villes constituées d’un réseau de dalles (Les Ulis, Bobigny), d’autres des infrastructures insulaires spécialisées (La Défense), et d’autres vue IntérIeure du parc souterraIn des InvalIdes, 1963. extraIt d’édouard utudjIan, archItecture et urbanIsme souterraIns, parIs, robert laffont, 1966, p. 85. DR page suIvante > le bassIn de takIs, la défense, 1988. l’œuvre est constItuée d’un bassIn rectangulaIre d’envIron 50 mètres de côté sur lequel sont placées 49 tIges métallIques, d’une hauteur varIant entre 3,5 et 9 mètres. leurs extrémItés sont munIes de formes géométrIques colorées et de feux clIgnotants de couleurs dIverses © R. aRRocHe/DeFacto
encore de simples petits promontoires sur parking (Saint-Germain-en-Laye). Elles illustrent une réaction au déficit déjà constaté d’intégration urbaine de certains grands ensembles de la reconstruction, ainsi qu’une recherche de puissance métropolitaine, capable de porter une identité plus lisible et fédératrice. Le levier de cette stratégie consiste à extraire l’espace public des conditions routières pour lui donner une scène privilégiée, sur de vastes places piétonnes qui répondent par leurs dimensions aux logements verticaux qui les entourent. Certaines dalles proposent ainsi une succession d’activités, de jour comme de nuit. À Paris, les Olympiades ou le Front de Seine s’installent sur des anciens terrains industriels, hauts lieux des 3/8 dont les abords étaient des adresses de la vie nocturne. Si ces nouveaux quartiers accueillent d’emblée des restaurants, des discothèques ou des lieux d’exposition, leur attractivité nocturne est incertaine à l’échelle métropolitaine car le modèle d’urbanité privilégié est celui du quartier, malgré la dimension de ces projets. Cas particulier, la dalle des Olympiades va prendre un caractère nocturne inattendu lorsque plusieurs communautés asiatiques réfugiées y sont relogées au début des années 1970, suscitant le développement intense de commerces, notamment de restaurants et d’activités de nuit (y compris des salles de jeux clandestines et la prostitution). Hors de Paris, à Créteil, Bobigny, Argenteuil, Choisy-le-Roi, Épinay-sur-Seine, Évry, Neuilly-sur-Marne et Sartrouville, la dalle joue le rôle de centre-ville dans le contexte très résidentiel de tours de logements, concentrant à leur niveau les fonctions administratives et des programmes publics, parfois des commerces, ce qui entraîne mécaniquement l’inactivité la nuit. Cet ensemble de facteurs contribue à donner un caractère essentiellement diurne à ces nouvelles typologies d’espaces publics métropolitains, souvent perçues comme anxiogènes la nuit, au-delà des occasions ponc-
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Bertrand Blier, Buffet froid (1979) ; Wim Wenders, L’Ami américain (1977). 27
Voir Nicolas Schöffer, La Ville cybernétique, Paris, Tchou, 1969.
tuelles de fêtes : inaugurations, feux d’artifice, performances musicales ou théâtrales… Le cinéma des années 1970 et 1980 utilisera ces vastes esplanades battues par le vent comme décors du désenchantement par l’absurde26 d’une existence déconnectée du sol.
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Nuits sidérales À la recherche de nouvelles frontières sociales, politiques, culturelles, émotionnelles, c’est toute l’époque qui se regarde dans le miroir des architectures de fusées, d’astroports et d’étoiles artificielles. La vision d’une ville alternative dont sont porteurs les situationnistes au travers du projet d’une New Babylon (Constant) est directement inspirée par une esthétique science-fictionnelle de la conquête spatiale. Les transparences de ces maquettes sont produites par un jour lunaire, et les configurations en passerelles soulignent que ce qui importe désormais est la capacité d’accéder et de se regrouper plus que de répondre à des conditions naturelles de sol, de climat ou de rythme jour/nuit. En se constituant comme discipline,
Extraire l’espace public des conditions routières pour lui donner une scène privilégiée, sur de vastes places piétonnes...
l’urbanisme devient un adversaire que l’on peut nommer, mais également un champ pour des fictions critiques qui s’expriment de manière artistique : le néofuturisme. Ainsi, Nicolas Schöffer27, sculpteur et urbaniste, développe des scénarios « spatio et chronodynamiques » qui revendiquent la capacité de répondre autant à l’organisation du
travail ou du logement qu’aux pulsions érotiques, avec une proposition de « centre du loisir sexuel » en forme de sein modelé en une tour cylindrique posée sur des réacteurs. Le rendu BD de certaines propositions ne doit pas éclipser l’extrême raffinement scientifique et artistique qui guide ses interactions sculpturales et architecturales entre temps et lumière, notamment dans le projet architectural de tour cybernétique de plus de 300 mètres de haut pour La Défense. C’est l’une des images les plus connues du quartier
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d’affaires, mais on cherchera en vain l’emplacement de ce monument. En réalité, l’artiste n’en construira qu’un prototype à Liège en 1961. Icône futuriste et d’une esthétique de conquête spatiale par le Cnit et les « soucoupes volantes » posées sur la dalle lors de sa création, La Défense est le cas le plus paradoxal de la métropole : la présence des tours illuminées en fait un paysage nocturne important, attractif de loin, alors que le site est un désert la nuit, réalité exacerbée par les dimensions de la dalle et la présence constante des grues pendant les vingt premières années. Cette place majeure aménagée à l’échelle régionale est un cas extrême d’absence quasi totale d’activité, y compris de gauche à droIte > sculptures, projectIons, peIntures de nIcolas schöffer (1912-1992). avec la collaboratIon du réalIsateur jacques brIssot © centRe poMpiDou, MnaM-cci, Dist. RMngRanD palais/iMage centRe poMpiDou, MnaM-cci/aDagp 2013 façade du sIège de radIotélévIsIon-luxembourg (rtl), parIs, 1971. vIctor vasarely, artIste plastIcIen © aRcHiVes pHilips – aDagp 2013
en début de soirée : impossible de boire un verre ou de dîner, malgré les flux sortants des bureaux qui sont en moyenne de 250 000 personnes. Cela s’explique en partie par la faible proportion d’habitants de ce quartier d’affaires (environ 10 % des usagers), disséminés sur les franges du site et hétéroclites (hommes d’affaires dans les hôtels, CSP+, logement social…), sans jeunesse28. Faute de place ? Par ailleurs, la nuit des profondeurs de La Défense (sept niveaux sous la dalle) n’a d’autres fonctions que la logistique et le stationnement, même si les parkings ne sont occupés qu’à moitié le jour et encore moins la nuit. Les nuits de La Défense sont donc essentiellement vides, désertes comme un paysage lunaire… Lorsque le sculpteur Takis intervient à La Défense en 197429, il souligne ce caractère d’outre-espace de la dalle, en installant un champ de signalétique électronique dans un bassin qui recompose la mise à distance de la ville imposée par ce site hypermoderne. « À La Défense, Takis […] éclaire la ténèbre dans laquelle à ses yeux la France s’est engloutie30. » La nuit devient le contexte d’une révélation paradoxale : celle d’une forme d’immatérialité liée à la grande échelle. Tel est le thème des Polytopes31, expérimentations nocturnes de l’architecte et compositeur Iannis Xenakis, dont celles des thermes de Cluny connaissent plusieurs versions entre 1972 et 1974, recevant plus de 100 000 visites. Un espace obscur strié par trois lasers (jaune, bleu et vert), diffractés par des centaines de petits miroirs, et une trame régulière de néons qui se déclenchent en mode flash aveuglant pour contrarier le rythme visuel du dispositif. L’œuvre à la fois sonore et lumineuse
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Il a été délibérément choisi de n’entretenir aucune interaction urbaine entre La Défense et le campus de Nanterre, l’accès à pied étant pratiquement impossible. 29
Takis, Signaux lumineux sur un bassin, 1974. 30
Alain Jouffroy, « Takis, un sculpteur penseur de la nouvelle agora », in L’Art et la ville. Urbanisme et art contemporain, Paris, Skira, 1990, p.113. 31
Olivier Revault d’Allonnes, Les Polytopes, Paris, Balland, 1975. 32
Musique de l’architecture, textes de Iannis Xenakis choisis et présentés par Sharon Kanach, Marseille, Éditions Parenthèses, 2006. 33
Paul Virilio, L’Espace critique, Paris, Christian Bourgois, 1984.
prend sa véritable forme grâce aux mouvements des spectateurs qui font intersection avec les signaux en cherchant la provenance des sons issus de plusieurs sources. Reconstruction abstraite de l’expérience de la ville moderne par des pulsations de signaux dans la profondeur obscure. Croisant les recherches de Schöffer qui fait travailler des danseurs dans ses tours de lumière, les expérimentations synesthésiques de Xenakis prolongent les explorations rythmiques tridimensionnelles du Pavillon Philips qu’il a conçu en 1958 pour l’agence Le Corbusier32. Les Polytopes posent la question de l’apparition d’une quatrième dimension (celle de correspondances ou d’interactions), dont le contexte révélateur est l’obscurité, sinon la nuit naturelle. C’est une nouvelle étape dans les relations entre naturalité et artificialité de l’espace, quand le construit devient la scène ambiguë des conditions changeantes de la modernité, entre statique de contrôle et dynamique dématérialisante. Paul Virilio33 voit dans ces configurations critiques les conséquences de l’urbanisme de la grande vitesse.
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gratte-cIel éclaIré, 1950. huIle sur toIle d’amédée ozenfant (1886-1966) © centRe poMpiDou, MnaM-cci, Dist. RMn-gRanD palais/pHilippe Migeat/aDagp 2013
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MYTHOLOGIES DE LA VILLE LUMIÈRE 1789‑2020
Du dĂŠsenchantement moderne au rĂŠenchantement postmoderne
RĂŠenchantement postmoderne
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page précédente > enclose d’enclos, projet de mise en lumière éphémère de la place des Vosges, 1990. aiK-Yann Kersalé, plasticien AIK © YAnn KersAlé de haut en Bas > Fête de l’humanité, septemBre 1973 © Dr – MéMoIres D’HuMAnIté/ ArcHIves DépArteMentAles De lA seIne-sAInt-DenIs la dalle de BoBignY, dans les années 1970 © ArcHIves coMMunAles De BoBIgnY
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Réenchantement
Renaissance nocturne
postmoderne
années 1960-1970, comme critique et réponse à un monde déshumanisé
1975-1990
industriels et à une obsession de rentabilité commerciale, ainsi qu’aux
L’exigence d’un « réenchantement » prend corps au tournant des par l’idéologie du progrès scientifique qui s’est réduit à des automatismes autoritarismes. L’idéologie fonctionnaliste du modernisme est remise en cause à peine une décennie après avoir pris forme urbaine. L’effervescence culturelle et sociale des contre-cultures va produire de nouvelles configu-
rations nocturnes dont Paris sera à l’avant-garde pour la première fois depuis les Années folles : les excentricités rococo-punk du Palace rivalisent avec les nuits de New York ou de Londres. Dans ce monde noctambule parallèle se croisent professionnels de la nuit (sans professions donc), stars montantes et décadentes, nouveaux visages de la mode ou du cinéma esquissant le début d’une sociabilité nocturne globale, la jet-set… Des architectes aussi, en particulier la génération issue de 1968 après l’explosion des Beaux-Arts, se trouvent embarqués dans le mouvement. À force de vivre la nuit, comment pouvaient-ils ignorer la possibilité d’une architecture faite pour la nuit ? Au plan architectural et urbain, ces années seront d’abord celles de la réinvention de l’espace public, avec le retour de la lumière comme matière de projet et condition de paysages nocturnes sensibles. On passe de la gestion de l’espace à l’aménagement des ambiances, dont la nuit est la figure la plus puissante. Il n’est pas anecdotique qu’apparaissent simultanément des réflexions sur le paysage, l’espace public, le temps social et particulièrement la nuit. En témoigne le travail pionnier d’Anne Cauquelin, qui publie en 1973 le premier ouvrage à poser la question de la nuit urbaine de manière transversale à partir de l’enjeu du paysage et des usages1. Ce livre inaugure un champ où émergent des échelles et consistances de projet destinées à une nouvelle génération, au sein de laquelle certains créent au même moment l’École nationale supérieure du paysage dans le Potager du Roi à Versailles (1976), puis la profession de concepteur lumière (première agence en 1983). La nuit se recharge donc en tant qu’enjeu urbain depuis les évolutions de la société, plutôt qu’à partir d’un approfondissement disciplinaire de l’architecture. La culture (théâtre, musique, philosophie politique) joue un rôle moteur dans le réinvestissement de la rue comme espace de performance et de stimulation sociale, qui débouchera sur l’invention de nouveaux formats nocturnes « grand public » : événementiel urbain de masse dans la capitale et en banlieue (festivals). Parallèlement, c’est sur la région parisienne que fait irruption l’attitude punk venue de l’autre côté de la Manche. Un mouvement tribal et proliférant à petite échelle, à rebours des grandes messes du rock, qui trouve dans les MJC de banlieue son territoire d’expression privilégié à partir des années 1980 : être en opposition, c’est souvent quitter le centre… Ces évolutions croisées de pratiques nocturnes dressent en creux le portrait d’une nouvelle forme de concurrence territoriale entre centre et périphérie, qui recoupe d’une certaine manière la dynamique de la décentralisation initiée à la fin des années 1970 et intensifiée depuis. Dans ce contexte sont lancés de grands concours internationaux d’architecture et d’urbanisme, qui redéfiniront le visage de la métropole par des programmes largement tournés vers la culture et les sociabilités. La Villette est ainsi le seul parc métropolitain ouvert toute la nuit, tandis que le Centre Pompidou pratique des horaires de soirée et multiplie les programmations tardives (concerts, débats, performances…). Tous les grands travaux alors entrepris défi1
Anne Cauquelin, La Ville la nuit, Paris, PUF, 1973. Elle écrit au même moment L’Invention du paysage, qui doit autant à la sociologie urbaine qu’à une approche sensible directe ou à la philosophie de l’art.
nissent de nouvelles signatures lumineuses dans le paysage nocturne – pyramide, arche, porte-à-faux ministériel sur la Seine, Géode miroir, horloges d’une gare devenue musée –, renouant avec l’ambition de la ville permanente.
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L’invention culturelle de la métropole nocturne La nuit parisienne sort épuisée de 1968 et, pendant que l’État met toutes ses forces dans le projet des villes nouvelles et le développement de pôles d’intensité fonctionnelle (aéroport Charles-de-Gaulle à Roissy, La Défense, ports), la banlieue est le véritable siège d’une révolution culturelle devenue impossible à Paris. Au-delà du cas particulier des attractions irréalisables dans la capitale, comme le premier cinéma drive-in qui ouvre à Rungis en 1970, la mode des discothèques illustre une nouvelle réalité : elles sont aussi nombreuses dans la région parisienne que dans le centre historique (ce qui est loin de refléter la pondération démographique). Certaines attirent un public venu de loin car elles programment des musiques que l’on n’entend pas dans les boîtes parisiennes2, en particulier les musiques noires américaines qui vont être le socle du disco : funk, soul, R’n’B, reggae… Quelques discothèques sont implantées sur le site même de guinguettes du siècle précédent, tel le Chalet du Lac à Saint-Mandé. Toutefois, la plupart apparaissent dans le contexte des nouvelles polarités urbaines (centres commerciaux, zones d’activités, grands axes routiers), pratiquement invisibles à l’échelle métropolitaine mais qui commencent à struc-
Les maisons de la culture et théâtres de banlieue, initialement programmés pour s’adresser à un public local, deviennent des destinations régionales et, pour la première fois, des Parisiens doivent sortir de la capitale pour trouver les loisirs qui n’y existent pas.
turer des flux nocturnes significatifs, notamment parce que certaines adresses réunissent des communautés, autour de sons africains et antillais, dès les années 1960 : dans un hangar abandonné à Montreuil, dans le bois de Meudon au Regiskaïa Club où Manu Dibango fait ses débuts, au Safari à Massy-Palaiseau, ou au Madras à Sarcelles. Ces lieux apparaissent aussi parce que l’accès aux boîtes parisiennes est difficile et coûteux, surtout pour les jeunes issus de l’immigration, victimes de discrimination systématique. En réaction, le propriétaire du Chalet du Lac crée donc La Main Bleue pour
accueillir les Africains de Montreuil (tout en continuant de les refuser à Saint-Mandé). Autres discothèques exclusivement communautaires, le Kiss Club dans le 10e arrondissement de Paris ou le Pacific Club à La Défense (situé deux niveaux sous le Midnight Express, où seuls les Blancs sont acceptés) constituent les points de ralliement de la jeunesse beur de toute la région parisienne. Ce phénomène de ségrégation de la jeunesse des cités amène aussi les communes de banlieue à organiser des soirées dans des lieux publics conçus pour d’autres usages (salle des fêtes, gymnase, préau d’école, etc.), loin de posséder le glamour des discothèques des Champs-Élysées. La métropole nocturne se structure également autour du théâtre, forme privilégiée de l’éducation populaire. Sous l’impulsion du Théâtre national populaire (TNP) de Jean Vilar et du Théâtre de l’Est parisien, les troupes d’avantgarde sortent de Paris pour trouver des salles et un public à Nanterre, Saint-Denis, Vincennes, Gennevilliers, Malakoff, Créteil, Aubervilliers, Ivry-sur-Seine, dans des théâtres neufs qui cherchent à interrompre la fuite des classes moyennes et intellectuelles venues s’installer dans les grands ensembles en adhérant au discours sociétal porté par ces nouvelles confi-
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page précédente > « les panoYaux », premier sound sYstem VisiBle, 20, rue des panoYaux, paris, printemps 1983 © clIcHé MArIe vAneetvelDe/ Http://pArIs70.free.fr/B. BAncos ci-dessus > « FestiVal international du théâtre gestuel. autre théâtre », coproduction maison de la culture de seine-saint-denis, 1982. aFFiche oFFset de roland topor (1938-1997) © BIBlIotHèque forneY/ roger-vIollet
gurations. Le théâtre est la forme culturelle favorite de la plupart des banlieues rouges : thématiques sociétales, participation du public, morale éducative… Dans les faits, on assiste au succès inattendu de ces équipements culturels auprès d’un public venu de toute la métropole, en particulier depuis Paris3. La multiplication de scènes expérimentales en banlieue ouvre un nouveau champ d’écriture, de mise en scène et de brassage du public, attirant des auteurs et des metteurs en scène du monde entier. Cette création dramatique, associée au renouveau radical de la danse et de la musique, sera la matrice politique du mouvement de réenchantement des villes, par ses sujets, ses dispositifs (théâtre de rue, festivals) et son orientation sociétale. Le théâtre plus fort que la ville, puissance qui n’est pas contrainte par l’espace, mais le qualifie au contraire.
2
Voir Vincent Sermet, Les Musiques soul et funk, la France qui groove des années 1960 à nos jours, Paris, L’Harmattan, 2007. 3
Dans la capitale, le théâtre est divisé entre deux types de scènes : le théâtre de boulevard (privé) et les grandes scènes subventionnées comme la Comédie-Française et le TNP de Jean Vilar à Chaillot, laissant peu de place aux petits théâtres indépendants.
Le Théâtre des Amandiers à Nanterre est le pionnier de ce mouvement qui naquit en 1965 avec le premier festival sous un chapiteau à la Côte des Amandiers, et l’année suivante dans des hangars militaires désaffectés. Après l’ouverture d’un bâtiment provisoire en 1969, le chantier du futur Théâtre des Amandiers (Jean Darras, architecte), commencé en 1974, aboutit dès 1976. Le succès ne se dément pas malgré la difficulté d’y accéder, qui finira par susciter la création de navettes reliant la gare de RER Nanterre-Préfecture au théâtre. Symétriquement, l’aventure du
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BiBliothèque elsa-triolet, BoBignY, 1972. aua-Valentin FaBre et jean perrottet, aVec jean Kalisz, architectes © ArcHIves coMMunAles De BoBIgnY (reportAge « BoBIgnY lA nuIt »)
Théâtre du Soleil témoigne d’une autre culture théâtrale, celle de l’appropriation créative en dehors des circuits de la culture subventionnée. Alors qu’elle intervient dans la dernière halle du marché central de Paris, occupant temporairement un espace condamné, Ariane Mnouchkine installe aussi sa troupe (avec cinq autres compagnies) à Vincennes, dans l’ancienne Cartoucherie, abandonnée en 1970. Au même moment, une université expérimentale est installée non loin. Y enseignent notamment Gilles Deleuze, Michel Foucault, Dario Fo ou Jean-François Lyotard, souvent dans le format de « cours du soir » pour sortir du ghetto universitaire. L’occupation sauvage4 de la Cartoucherie nécessite un chantier considérable de viabilisation, entrepris par les membres de la troupe eux-mêmes. L’expérience nocturne du théâtre, dépourvu de tout chauffage, est rude : ce sont les spectateurs qui réchauffent la salle par leur nombre, grâce au succès des représentations, dont le principe est d’ailleurs de durer très longtemps, ponctuées d’entractes où l’on sert la soupe, pour finir parfois à l’aube ! Le succès de ces établissements pionniers aura des conséquences struc-
4
Le conflit avec la Mairie de Paris durera jusqu’en 1985. 5
Un grand nombre de ces scènes deviendront ensuite des centres dramatiques nationaux, incarnant une nouvelle vision de la démocratisation de la culture. 6
Notamment l’Epad (Établissement public d’aménagement de La Défense) qui va se poser la question de « l’animation culturelle de La Défense ». 7
Pierre Merlin, Vivre à Paris 1980, Paris, Hachette, 1971, préf. de Paul Delouvrier. L’auteur défend notamment l’instauration de ratios de programmes de culture et de divertissement par nombre d’habitants, et l’investissement de la nuit pour décourager les citadins de devenir propriétaires de maisons de week-end.
turelles sur la carte culturelle de la métropole : les maisons de la culture et théâtres de banlieue, initialement programmés pour s’adresser à un public local, deviennent des destinations régionales5 et, pour la première fois depuis l’épuisement des guinguettes, des Parisiens doivent sortir de la capitale pour trouver les loisirs qui n’y existent pas. Même s’il ne s’agit que de premiers pas, la décennie 1970 aura permis de mettre la culture au cœur de l’agenda territorial6, ce que démontre l’Agora d’Évry (1973), « un complexe d’équipements sociaux culturels réunis en seul bâtiment, unique en France7 », accueillant des performances et fêtes nocturnes participatives qui feront beaucoup pour l’identité du territoire. La face nocturne de la banlieue apparaît donc, mais de manière timide, puisque la nuit se réduit le plus souvent à la soirée, et généralement à celles du vendredi et du samedi : il est souvent impossible de dîner en sortant de ces théâtres, seules lanternes
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inauguration de la maison des jeunes et de la culture (mjc) de corBeil, 1975 © serge gAutIer – MéMoIres D’HuMAnIté/ArcHIves DépArteMentAles De lA seIne-sAInt-DenIs
allumées le soir dans des urbanités ensommeillées, qu’il faut d’ailleurs souvent se presser de quitter pour ne pas manquer le dernier métro ou RER. Ces expériences du vide nocturne de la banlieue contribueront à constituer des préjugés durables sur la nuit en dehors de Paris. L’effet Beaubourg8 Que reste-t-il de la nuit métropolitaine dans Paris après la destruction des parapluies de Baltard, achevée en 1971 ? L’immense trou des Halles fige l’image d’un destin en suspens, qui est aussi celui de tous les quartiers environnants, des quais à Saint-Merri et au plateau Beaubourg, structurés depuis des siècles par les activités de gros et de détail, réglés par une horloge nocturne. Cette chute brutale de tension renforce un climat de sordide médiéval qui dépeuple le quartier. Les boutiques abandonnées par les métiers déplacés à Rungis se remplissent de friperies, de disquaires et de tatoueurs, attirant une faune underground qui se trouve bien dans ce décor chaotique, où les derniers cafetiers déconfits prennent sous leurs ailes cette jeunesse d’entre deux époques. Depuis la fin des années 1950, de nombreux projets ont été envisagés pour réaménager les Halles : un centre administratif regroupant des
8
« Beaubourg est un monument de dissuasion culturelle. […] C’est à u n véritable travail de deuil culturel que les masses sont joyeusement conviées. E t elles s’y ruent. » Jean Baudrillard, L’Effet Beaubourg, Paris, Galilée, 1977, p.23. 9
Il faut souligner la force d’anticipation du jury (Philip Johnson et Jean Prouvé notamment) qui réussit à choisir la proposition visionnaire de deux jeunes inconnus étrangers, rompant avec toutes les logiques monumentales et institutionnelles des décennies d’après guerre. Lors de son inauguration en 1977, le Centre Pompidou devance encore son époque.
ministères et la préfecture, un théâtre, une grande bibliothèque, un centre d’affaires international (prenant acte du demi-échec de La Défense), ou un quartier résidentiel autour d’un grand jardin, sans succès. Aucun ne proposait de vision nocturne : au cœur, un trou et plus de nuit hormis quelques restes sordides… André Malraux a fait étudier l’implantation d’un musée du xxe siècle à La Défense par Le Corbusier, mais c’est sur le plateau Beaubourg qu’est lancé un concours fin 1969 pour un centre d’art contemporain et une bibliothèque publique, remporté par Renzo Piano et Richard Rogers9. Le projet du Centre Pompidou – sorte de Maison de la publicité de Nitzchké mâtinée du showroom Citroën de Laprade – illustre la remise en cause des
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page précédente > BleK le rat (alias xaVier prou), qui s’inspire du personnage de Bande dessinée BleK le roc, est un graFFeur pochoiriste Français, initiateur de l’art urBain © clIcHé sYBIlle prou de haut en Bas > centre georges pompidou, maquette simulant le Bâtiment de nuit aVec les actiVités internes, 1972. renzo piano et richard rogers, architectes © ArcHIves Du centre poMpIDou centre georges pompidou, liVraison la nuit des poutres maîtresses acheminées de l’allemagne Fédérale à paris par Voie FerroViaire, puis de la porte de la chapelle par camion sur le site, 1973 © ArcHIves Du centre poMpIDou
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approches techniques et séparantes de l’interprétation faite de la modernité dans l’après-guerre et jusqu’aux années 1960. Flexibilité des espaces, des usages, donc des temps. La BPI (Bibliothèque publique d’information) reste ouverte jusqu’à 22h, le rez-de-chaussée aussi, accueillant en outre des nocturnes et des événements jusqu’à minuit et plus. Lorsque Michel Portal réunit autour de lui les plus grands instrumentistes de jazz de son époque tandis que Paris se couvre de neige à l’extérieur, le Forum du Centre Pompidou reste ouvert jusqu’au milieu de la nuit, tant que l’inspiration souffle. Plusieurs commentateurs devinent que Beaubourg est une forme d’exposition universelle, lieu de savoir et de divertissement, d’innovation et de mise en scène du temps présent/futur, avec ses programmes de jour qui continuent à projeter leur activité en nocturne dans les façades ouvertes sur l’extérieur en toute transparence (musée, bibliothèque, événements), réinventant le rôle d’une institution culturelle dans la ville : un supermoteur urbain10, comme l’ont été l’Opéra Garnier ou la tour Eiffel un siècle auparavant. L’objectif n’est plus seulement d’implanter un équipement là où sa présence est possible, judicieuse ou nécessaire, mais de susciter un impact urbain au-delà même de l’édifice, ce qui suppose notamment d’être actif en soirée : de fait, la nuit parisienne va renaître au cœur, entre les Halles et le Marais, et en remontant le boulevard de Sébastopol de part et d’autre de Beaubourg, à l’image de son parvis qui semble se prolonger dans la trame piétonne qui l’entoure. Un parvis qui vit nuit et jour au rythme des cracheurs de feu et des gratteurs de guitare, point de ralliement des Parisiens, mais aussi des touristes. Ce qui est encore plus singulier dans le rapport du Centre
10
La figure du centre culturel comme outil de transformation urbaine est au cœur de grands projets comparables, tels le Barbican à Londres ou le Kultur Huset à Hötorget (Stockholm). 11
Animé notamment par François Barré, cofondateur de la revue du CCI, Traverses, avec Jean Baudrillard, Paul Virilio, etc. Plusieurs numéros abordent la question de la nuit, sous la forme de l’ombre, de la lumière, du verre, de la catastrophe, du temps…
Pompidou à la flexibilité temporelle et aux usages nocturnes, c’est que « l’esprit de Beaubourg » préexistait à l’édifice, comme culture underground et nocturne de la transition entre deux époques : un souffle qui essayait d’animer le trou des Halles. En effet, la programmation du « Centre » s’est inspirée directement de l’occupation temporaire des deux dernières halles épargnées par le phasage du chantier entre 1969 et 1970 (projet d’Antoine Grumbach), où se tenaient de nombreux événements artistiques d’avantgarde. Y était également présent le CCI (Centre de création industrielle11),
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qui organisait dans les caves d’une de ces halles des expositions importantes, notamment sur la signalisation urbaine (y compris nocturne), réunissant de manière transversale le monde de l’art et des techniques, de l’architecture et du design. Ces tentatives de sauvegarde des pavillons donnent notamment lieu à une grande « Fête des Halles », la nuit du 14 juin 1971. Inspiré par ces expérimentations, André Fermigier, critique du Nouvel Observateur12, a dédié une grande partie de son énergie à défendre la vision d’une réhabilitation ambitieuse des pavillons Baltard, en y implantant une multitude de programmes culturels capables de vivre jour et nuit sur et sous terre, dans une vision qui rejoint (involontairement) celle du Fun Palace de Cedric Price. À défaut d’avoir sauvé Baltard, cette ébullition culturelle dans des lieux condamnés a été l’espace d’incubation d’une culture dont le futur Centre Pompidou serait l’étendard et la scène. Ce qui devait seulement être la juxtaposition de deux entités (musée/ bibliothèque) devient un projet multiprogrammatique sans précédent (BPI, musée d’Art moderne, Atelier des enfants, CCI, puis Ircam et Atelier Brancusi), chaque entité étant animée par ses temporalités propres, parfois temporaires. Ainsi, Xenakis installe sur le parvis ses nouvelles propositions de Polytopes ; les ayant vues, Jean Baudrillard estime que le seul contenu qui aurait vraiment convenu au Centre Pompidou aurait été du rien avec « peut-être un tournoiement de lumières strobo et gyroscopiques, striant l’espace dont la foule eût fourni l’élément mouvant de base13». L’autre effet Beaubourg est d’incarner le renversement du tropisme culturel installé rive gauche depuis le début du xxe siècle (Montparnasse, puis Saint-Germain). Les Halles et le Marais, désertés par la nuit populaire après le déménagement du marché central, deviennent des quartiers de nuit underground selon un processus comparable à celui se déroulant au même moment dans le sud de Manhattan, à South End à Londres ou à Kreuzberg à Berlin-Ouest. Paradoxe : cette nuit parisienne renaît dans des lieux fermés à la ville, qui ignorent la rue, des discothèques ou des théâtres ayant besoin d’un retrait hors du commun pour créer des insularités souterraines intenses et parfois sauvages. La culture la plus urbaine tourne le dos à la ville, n’existe que comme sa contradiction… Les lumières de l’espace public Au tournant des années 1970 et 1980, les centres-villes commencent à renouveler leurs ambiances nocturnes. L’importance de la réflexion d’Anne Cauquelin, menée d’abord dans le cadre d’une recherche théorique (1973), puis dans une étude commandée par la 12
Voir André Fermigier, La Bataille de Paris, des Halles à la Pyramide, chroniques d’urbanisme, Paris, Gallimard, 1991. 13
J. Baudrillard, L’Effet Beaubourg, op. cit., p.19. 14
Béla Ibusza, L’Éclairage public et la signalisation, éléments majeurs de l’aménagement de l’espace, Paris, Éditions Jacques Fréal, 1972. 15
Voir le « Guide pour la conception de l’éclairage public en milieu urbain » (ministère des Transports, 1981) qui prend exemple sur l’aménagement nocturne de la rue du Docteur-Finlay dans le 15e arrondissement et d’une avenue à BoulogneBillancourt. Voir également « La ville la nuit, de l’éclairage à la lumière ». 16
Émile Barthes, « Lumière et environnement programme », L’Architecture d’Aujourd’hui, no160, 1972.
Ville de Paris (1975), se mesure à la rupture qu’elle introduit dans la conception des paysages urbains nocturnes, en énonçant qu’il s’agit d’un enjeu de perception sensible et sociale, plus que de maîtrise technique de l’environnement. Que ce soit dans le numéro de la revue Urbanisme consacré à l’éclairage urbain en 1950 ou dans le livre de Béla Ibusza paru en 197314, l’urbanisme nocturne était jusque-là pensé à partir des dimensions routières et de l’impact des immeubles de grande hauteur. Les administrations compétentes reconnaissent progressivement les besoins des piétons en termes de confort visuel et de sentiment de sécurité, ainsi que la nécessité de s’adapter à la spécificité des environnements urbains de manière qualitative15. Un article publié par un ingénieur dans L’Architecture d’Aujourd’hui, assumant que les techniques lumineuses ont pour objectif le conditionnement du sujet, en vient finalement à défendre l’idée d’une échelle nouvelle de conception, celle du point de vue d’un créateur qui compose un tableau urbain : « Pourquoi ne pas penser à colorer spécialement un immeuble, non pour lui-même, mais parce qu’il constitue l’objet focal d’un point de vue donné16 ? »
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de haut en Bas > mise en lumière de l’autoroute a86 à la courneuVe, 1992. ahmet gülgönen, agence aprah, architecte ; agence concepto, maître d’œuVre ; roger narBoni (agence concepto), concepteur lumière ; direction départementale de l’équipement de seine-saint-denis, maître d’ouVrage ; gare rer de la courneuVe, BouleVard pasteur et rue de genèVe, 93120 la courneuVe © concepto « paradoxal », mise en lumière éphémère de la Façade de la Basilique du sacré-cœur, 1992. aiK-Yann Kersalé, plasticien © AIK - YAnn KersAlé mise en lumière de la grande serre du jardin des serres d’auteuil pour la céléBration de son centième anniVersaire, 1999. concepto, maître d’œuVre ; roger narBoni, agence concepto, concepteur lumière ; Ville de paris, maître d’ouVrage ; 75016 paris © concepto
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L’approche d’Anne Cauquelin est ancrée dans la reconnaissance que l’énergie transformatrice de la ville vient désormais de la vie socioculturelle, et d’une redécouverte de la valeur de l’espace public quotidien, comme espace sensible. La qualité de vie inclut désormais l’environnement urbain, fortement critiqué par tous les idéaux de retour à la nature et par l’élan des villes nouvelles. Il y a aussi une concurrence entre les banlieues, qui cherchent à remettre en valeur leurs quartiers « historiques17». Cette évolution se traduit notamment par les politiques de ravalement qui défont Paris de son manteau noir, pour permettre des mises en lumière qui n’avaient aucun sens auparavant. Il s’ensuit un retour spectaculaire à l’usage de la lumière pour la réhabilitation des centres-villes, accompagné par la création des premières agences de concepteurs lumière au début des années 1980. Architectes, chefs opérateurs, plasticiens, scénographes de théâtre ou éclairagistes des vedettes de variétés sont les pionniers de ce nouveau métier. Ils doivent travailler autant à répondre à des commandes qu’à constituer la légitimité de leur champ d’action (qui a pour cadre des formes contractuelles non réglementées, où les concours18 sont rares). Donner un sens de lecture de la ville par ses hiérarchies et ses points d’intensité devient l’enjeu : après l’éclairage du Cnit et de la Grande Arche, le concours international pour l’éclairage de Notre-Dame marque une étape, comme les nouvelles ambiances nocturnes du quartier des Champs-Élysées, ou les scénographies temporaires du Sacré-Cœur, du toit du Grand Palais et de la tour Eiffel. À l’avant-garde de cette redécouverte de la valeur du paysage nocturne, des concepteurs aussi différents que Roger Narboni (urbaniste), Yann Kersalé (artiste) ou Jacques Rouveyrollis (concepteur lumière venu du show-biz) composent des écritures lumineuses non seulement pour des espaces publics ou des édifices, mais à l’échelle de la silhouette de villes. Car les maîtres d’ouvrage ont appris que mieux éclairer provoque des retombées sur l’économie touristique et immobilière – comme à New York : pratiquement en faillite au début de la décennie 1970, sur les conseils de Disney Enterprises, la Big Apple a relancé son attractivité par une politique 17
Cette nouvelle approche concerne essentiellement des bâtiments publics et patrimoniaux, surtout s’ils ont un potentiel touristique, des voiries principales et des espaces commerciaux piétons, tandis que les banlieues continuent à être éclairées uniformément au sodium avec le matériel des voies à grande circulation. 18
Voir « Lumières sur le passé », L’Architecture d’Aujourd’hui, no 275, juin 1991, p.129-132. 19
Voir Jérome Charyn, Metropolis, Putnam, 1986. 20
Alain Pacadis, Un jeune homme chic Le Sagittaire, 1978 et Nightclubbing, Denoël, red. 2005 ; Yves Adrien, Novovision speed 17, Les humanoïdes associés, 1979 ; Paquita Paquin, Quinze ans sans dormir, Denoël, 2005. 21
Un style qui deviendra une référence pour des auteurs plus récents : voir, par exemple, la chronique des nuits blanches de clubbing de Éric Dahan dans Libération ou le roman Les Morsures de l’aube de Tonino Benacquista, Rivages, 1993. 22
Roland Barthes, Incidents, Paris, Seuil, 1987. 23
Roland Barthes, « Au Palace ce soir », in Incidents, op. cit. (article initialement paru dans Vogue Homme en 1978).
ambitieuse d’éclairage de son skyline, à Broadway et Times Square19. Tandis que la crise pétrolière a entraîné une réduction générale des niveaux d’éclairage, Paris et les hauts lieux de la métropole s’inscrivent dans ce mouvement de nightscape design, qui a recours à de nouveaux outils techniques : canons à lumière, lasers, diodes, signalétique électronique… La publicité s’affiche désormais sur les tours bordant le boulevard périphérique, paysage de totems colorés qui encercle Paris, écho lointain de la place de l’Opéra dans les années 1920, lors de l’apparition du néon. Nuit 1980 : retour vers le futur Les années 1970-1980 voient le retour du néon et des couleurs vives, déclinant les gammes primaires de De Stijl, les fluos de Fiorucci et des sabres laser des Jedi… La musique joue un rôle central avec la généralisation des musiques dansables, le punk ou le hip-hop. Alors que ces mouvements s’opposent radicalement au disco de masse, ils en incorporent finalement certains codes. Moment d’hybridation de la culture underground et des puissances de l’argent : publicité, mode, télévision, cinéma, tous ces milieux nourrissent une nuit parisienne qui finira par incarner les années yuppie, avec ses icônes fashion (Grace Jones, Inès de La Fressange, etc.) et ses lieux phares qui s’inspirent autant du Paris Belle Époque que des films de science-fiction… Une tendance qui fait corps avec l’explosion des médias indépendants : les radios libres, Actuel, Libération ou les émissions nocturnes de Thierry Ardisson donnent une visibilité culturelle à la nuit parisienne. Les figures de proue de la jet-set culturelle, Andy Warhol,
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Mick Jagger, David Bowie, Rudolf
L’intensité culturelle suscitée et accueillie dans le Palace parisien, capable d’être dans la même soirée salle de concert, discothèque et lieu de performances loufoques, suffit à résumer une époque pour ceux qui ont appartenu à ce Paris ne vivant presque plus que pour la nuit.
Noureev, Serge Gainsbourg ou Paloma Picasso, vivent désormais entre Paris, Londres et New York. Les déclencheurs de ce glamour nocturne des eighties sont les créateurs de mode et de design – Kenzo, Thierry Mugler, Issey Miyake, Yohji Yamamoto, Jean-Charles de Castelbajac, Jean-Paul Goude, Andrée Putman – qui organisent défilés, fêtes et performances dans des discothèques ou des usines abandonnées. De nouveaux types de lieux sont créés. La Main Bleue, qui ouvre à Montreuil en 1977, est décorée par Philippe Starck d’une simple peinture noire d’encre,
que rythment des néons verticaux (il réhabilitera ensuite Les Bains Douches, à Paris). Karl Lagerfeld cristallise l’identité du lieu en y organisant des soirées scandaleuses (« Moratoire Noir »), où le public « black » habituel de la boîte se mêle à des divas transsexuelles, à la faune S/M et aux branchés « Novös », déjà post-punk et bientôt néoromantiques. Le succès est énorme malgré l’éloignement (Andy Warhol raconte que c’est « à la campagne »), au point que le club met en place une ligne de bus privée (où la fête se poursuit) pour relier la place des Victoires, à Paris, au centre commercial de Montreuil. Bientôt ouvre La Main Jaune porte de Champerret, une discothèque où on danse sur rollers. Nuit et mode se confondent : la théâtralisation de la nuit est nourrie par les esthétiques punks, baroques, S/M, samouraï… Jeux de masques et de déguisements, lieux fermés (discothèques, théâtres) qui rejoignent l’exploration des concepts transgressifs entreprise notamment par Michel Foucault. Une esthétique de la transgression selon des codes très urbains, soit dans le raffinement, soit dans la crudité des subcultures sexuelles, politiques ou morales. Ces lieux ne seraient rien sans les groupes de noctambules jusqu’auboutistes qui les fréquentent, comme les Gazolines, dont les excentricités vestimentaires sont inspirées des travestis militants du groupe. Ces drôles d’oiseaux de nuit finiront par être employés par les lieux qu’ils personnifient : danseurs résidents, animateurs, programme de la première année du palace, mars 1978 © Http://pArIs70.free.fr/B. BAncos
« disquaires » (Dj). Paquita Paquin devient hôtesse d’accueil du Palace après avoir été physionomiste aux Bains et programmatrice de soirées à La Main Bleue… Certains racontent ces nuits dont ils sont aussi les héros20, reprenant le genre littéraire de la chronique mondaine, devenue récit intimiste et cru des excès jouisseurs et des scandales branchés, jusqu’à la nausée21. Refusant le tropisme S/M qui a gagné toute une partie de l’intelligentsia en cette fin des années 1970, Roland Barthes est un témoin des nuits baroques du Palace, qui le fascinent. Dans un recueil posthume de textes22 qui décrivent de manière explicite son homosexualité, il dresse un portrait détaillé d’une nuit au Palace vue depuis le balcon, en s’intéressant à une architecture où tout le monde jouit de se voir et au rôle des lasers dans la pénombre et l’épaisseur des « brouillards » en mouvement : « impression de synthèse, de totalité, de complexité23 ». Décoré par Gérard Garouste dans une préciosité baroque et décadente (plusieurs décors montent et descendent
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page suiVante, de haut en Bas et de gauche à droite > immeuBle de logements, 1986. architecture studio, architectes ; haBitat social Français, maître d’ouVrage. 29, rue jean-collY et 106, rue du château-des-rentiers, 75013 paris © stépHAne couturIer/ADAgp 2013 ex-siège du quotidien le monde, 1990. pierre du Besset et dominique lYon, architectes ; actimo, maître d’ouVrage. 13-15, rue Falguière, 75015 paris © DeIDI von scHAewen théâtre national de la colline, 1987. Valentin FaBre et jean perrottet, architectes ; alBerto cattani, architecte associé ; ministère de la culture et de la communication, maître d’ouVrage. 15, rue malte-Brun, 75020 paris © gérArD Dufresne théâtre équestre zingaro, 1989 patricK Bouchain et jean harari, architectes ; théâtre équestre zingaro, maître d’ouVrage. 93300 auBerVilliers © cYrIlle weIner palais de justice de BoBignY, 1987. etra architecture, architecte ; ministère de la justice, maître d’ouVrage ; dde 93, maître d’ouVrage délégué. 173, aVenue paul-Vaillantcouturier, 93000 BoBignY © MIcHel MocH « deux rYthmes interFérents » à la grande halle de la Villette, 1986 ; François morellet, plasticien © frAnçoIs-XAvIer BoucHArt
au fil de la nuit, rythmée par des jeux de laser et d’effets stroboscopiques), le Palace, ancien cinéma et théâtre, a été sauvé de la destruction par Fabrice Emaer qui le transforme en discothèque en 1978. Celui-ci a auparavant créé le Pimm’s et le Club 7, réservés à la communauté homosexuelle, mais avec le Palace, Emaer juge que l’époque est désormais à la mixité des sexualités, des milieux, des âges et des couleurs de peau. Il ouvre aussi le Palace Cabourg (relié à la côte Normande par un « train disco » le week-end) et le Palace Circus sur la Côte d’Azur, le cirque Bouglione acceptant de transformer un de ses chapiteaux en piste disco, où les numéros se produissent au milieu des danseurs. TF1 diffuse sa soirée du premier de l’an 1980 depuis la piste du Palace, présentée par Yves Mourousi qui y venait presque chaque soir. L’intensité culturelle suscitée et accueillie au Palace apable d’être dans la même soirée salle de concert, discothèque et lieu de performances loufoques, suffit à résumer une époque pour ceux qui ont appartenu à ce Paris ne vivant presque plus que pour la nuit, ce qui n’était pas arrivé depuis plus de cinquante ans. Ce virus noctambule dicte sa géographie rive droite : des Halles (Les Bains), elle s’étend au nord vers la rue du Faubourg-Montmartre (Palace), l’Opéra (Le Rose bonbon), puis vers Pigalle où des salles de concert ouvrent dans d’anciens cabarets (Bus Palladium, Élysée Montmartre, La Cigale). La nuit part aussi vers l’est, autour de la place de la Bastille (renaissance du Balajo), et remonte ce qui était jadis le « boulevard du Crime » vers la place de la République (Le Gibus). Bastille, lieu symbolique du changement politique en 1981, devient le quartier nocturne à la mode, là où s’installent les artistes qui transforment les ateliers de fabrication de meubles en lofts. Écrire la nuit, le réenchantement de l’architecture Nuit eighties = beat et speed, expérimentation des contrastes, fusion des cultures, Minitel rose et hologrammes… Que font les architectes de cette nuit intense ? La fête n’est pas la seule incarnation d’une nouvelle vision nocturne, et les architectes se réfèrent tous au cinéma. Plusieurs films français qui marquent l’époque sont presque entièrement nocturnes, au surréalisme grinçant qui fait de sa ville la nuit un décor angoissant (Beineix, Carax, Besson, Deville, Blier, etc.24). Par contraste, le cinéma de science-fiction américain (Star Wars, Tron, Blade Runner…), genre majeur de l’époque, décrit des architectures de passerelles en grilles de métal, des formes géométriques modulaires, des surfaces synthétiques moulées et des éclairages froids aux tubes néons. Les années 1980 jouent aussi du recours à l’Histoire, en particulier celle des arts décoratifs, pour répondre aux injonctions du postmodernisme (tout a déjà été dit) et du punk (no future). Les jeux de citations font ressurgir des cultures qui ont été exemplairement nocturnes : les avant-gardes de l’entre-deux-guerres, le baroque décadent, les sombres années 1950… Tout le monde se déguise, tout est ornemental et temporaire. Tant que durera la fête ? Les nuits underground influencent une nouvelle génération d’architectes au tempérament nocturne : Antoine Grumbach, Jean Nouvel, François Seigneur, Alain Sarfati… Les sélections d’« architectes de moins de quarante ans » du ministère de la Culture révèlent un très grand nombre de projets présentés en vues nocturnes : Hubert & Roy, qui incorporent des effets de lanternes dans leurs équipements, et même Frédéric Borel et Patrick Chavannes pour des opérations de logements. La technique naissante des images de synthèse explore cette dimension artificielle en priorité : tel est le cas chez Christian de Portzamparc ou Ibos et Vitart pour le concours de Centre de conférences international porte Maillot, chez Gilles Bouchez dans sa réponse au concours d’une salle de rock porte de Bagnolet, ou chez Alain Sarfati
24
Buffet froid (Bertrand Blier, 1979), Subway (Luc Besson, 1985), Diva et La Lune dans le caniveau (Jean-Jacques Beineix, 1981 et 1983), Mauvais sang (Leos Carax, 1986), Le Paltoquet (Michel Deville, 1986), etc.
dans ses propositions pour le centre de la ville nouvelle de Melun-Sénart. Ce dernier joue explicitement d’une esthétique de station orbitale, technique à laquelle il ajoutera des couleurs chaudes pour le concours du parc de Bercy (1987).
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Non seulement les réponses s’inspirent de la nuit, mais également les programmes qui appellent ces réponses. C’est à Paris qu’est lancé le plus grand concours de l’époque pour un équipement ouvert 24h/24, celui du parc de La Villette. La « finale » confronte deux visions nourries de l’histoire des nuits métropolitaines, celles d’OMA (Office for Metropolitan Architecture) et de Bernard Tschumi. Dans son manifesteprogramme Delirious New York, Rem Koolhaas (fondateur d’OMA) a fait des parcs d’attractions nocturnes de Coney Island la matrice originelle du « manhattanisme », identifiant le rôle moteur pour l’urbanisme et l’architecture de la concurrence concours européen pour l’aménagement du parc de BercY, paris 12e, 1987. projet de sarea – alain sarFati, architecte, gilBert samel, paYsagiste ; apur, maître d’ouVrage © sAreA
entre entrepreneurs d’une société de consommation dont le nerf est la culture du spectacle. La nuit est indissociable de l’énergie programmatique et de la présence des tours de New York, et la plupart des projets urbains d’OMA seront exprimés en vues nocturnes. Pour La Villette, OMA propose un « flipper clignotant25 », sur lequelles tout reste fluide et réagençable à partir d’une matrice conceptuelle qui pourrait être celle de l’éclairage. Bernard Tschumi a lui aussi construit sa pensée à partir de Manhattan, élaborant des transcriptions architecturales issues de chorégraphies cinématiques en niveaux de gris sur lesquels il applique un filtre « rouge bordel », qui est pour lui une couleur abstraite ouvrant à tous les possibles. Le parc de La Villette procède de sa réflexion sur le rythme et l’indétermination programmatique qui s’accorde avec l’enjeu du climat nocturne : rythme dans le rythme, vide dans le plein. Le système des Folies avec la promenade couverte et les jeux d’enjambement des niveaux (canal, topographie) se lit la nuit comme un tapis roulant à flot de lumière constante qui distingue la dimension urbaine du parc de ses obscurités sauvages. C’est Tschumi lui-même qui scénarisera le feu d’artifice d’inauguration, comme une continuité du processus de conception dynamique du parc. D’autres références qui reconnaissent la dimension fondamentale du phénomène nocturne sont communes à OMA et à Tschumi, mais aussi à Jean Nouvel : la lecture de Learning from Las Vegas par Robert Venturi et Denise Scott Brown et l’architecture médiatique des constructivistes russes26. Nouvel reprend à son compte la figure de la « façade affiche27 » pour remettre en cause la statique de l’architecture. En parlant de
25
Selon l’expression de François Chaslin, Les Paris de François Mitterrand, Paris, Gallimard, 1985 ; rééd. Gallimard, 1998, p.221. 26
La billetterie du parc de La Villette est une reconstitution du Pavillon soviétique de Konstantin Melnikov pour l’Exposition internationale des Arts décoratifs de 1925. 27
Qui vient autant du « I am a Monument » des Venturi (1968) que du projet de Maison de la publicité de Nitzchké (1935) ou de l’immeuble de bureaux des frères Vesnine à Léningrad (1924). Voir Caroline Maniaque, « Néons et cathodes », in Martine Bouchier (dir.), Lumières, Bruxelles, Éditions Ousia, 2002. 28
Voir entretien avec Jean Nouvel, L’Architecture d’Aujourd’hui, no 231, février 1984.
signe(s), donc de signal, il envisage ses édifices comme une puissance d’émission médiatique, et réhabilite un goût pour les architectures spectaculaires et les ornementations scénographiques. Tubes néons, signes incorporés dans les jeux de structures qui font façade, sérigraphies en transparence, écrans emboîtés, trames tridimensionnelles qui fabriquent des ombres et abritent des signalétiques lumineuses, surexpressives la nuit : équipement culturel à Combs-la-Ville (La Coupole), Institut du monde arabe et Fondation Cartier à Paris, et plusieurs édifices-médias réalisés au tournant des années 1980-1990 à Berlin (La Fayette), Cologne (Mediapark), etc. Interrogé sur le rôle de la lumière, Nouvel raconte la « réversibilité » du bâtiment entre sa vie diurne et sa vie nocturne, rejoignant sa recherche de mise en tension des opposés, entre radical et ornemental, efficacité et jeu, futile et fondamental, donc jour et nuit. Jean Nouvel se raconte en gros dormeur car grand rêveur28, mais il est aussi un homme de la nuit. Il développera d’ailleurs un projet expérimental
Du Désenchantement moDerne au réenchantement postmoDerne
de haut en Bas > perspectiVe du parc de la Villette, 1983-1997. Bernard tschumi, architecte ; eppghV, maître d’ouVrage ; 211, aVenue jean-jaurès, 75019 paris © BernArD tscHuMI parc de la Villette, Folie l7 et galerie du parc de la Villette. Bernard tschumi, architecte © centre poMpIDou, MnAM-ccI, DIst. rMn-grAnD pAlAIs / JeAnclAuDe plAncHet / georges MeguerDItcHIAn parc de la Villette, Folie l3. Bernard tschumi, architecte © centre poMpIDou, MnAM-ccI, DIst. rMn-grAnD pAlAIs / JeAnclAuDe plAncHet / georges MeguerDItcHIAn
réenchantement postmoDerne
paris la nuit. chroniques nocturnes
de gauche à droite > institut du monde araBe, 1987. jean nouVel, gilBert lézénès, pierre soria, architecture studio, architectes ; institut du monde araBe, maître d’ouVrage ; scariF, maître d’ouVrage délégué. 1, rue des Fossés-saint-Bernard, 75005 paris © DeIDI von scHAewen/ADAgp 2013 centre culturel la coupole, 1986. jean nouVel, gilBert lézénès et pierre soria, architectes ; Ville de comBs-la-Ville, san, epams (par délégation), maîtres d’ouVrage. rue jean-François-millet, 77388 comBs-la-Ville © gAston Bergeret/ADAgp 2013 page suiVante, de haut en Bas > collège anne-FranK, 1980. jean nouVel, gilBert lézénès, architectes ; Ville d’antonY, maître d’ouVrage. 112, rue adolphe-pajeaud, 92160 antonY © gAston Bergeret/ADAgp 2013 daniel Buren, les deux plateaux, sculpture permanente in situ, cour d’honneur du palais-roYal, paris, 1985-1986 © DAnIel Buren/ADAgp 2013 – clIcHé cHArles DuprAt
MYtholoGies De la Ville luMiÈre 1789‑2020
de boîte de nuit dans un ouvrage d’art d’autoroute en banlieue parisienne, source de sa fascination pour les ruines technoïdes. Par ailleurs, Nouvel a conçu de nombreuses propositions d’édifices ou de stratégies nocturnes dans les années 1980 qui auraient pu changer le visage de Paris, par exemple l’Exposition universelle de 1989, pour laquelle il déplaçait tout le dispositif prévu sur les sites historiques en bord de Seine afin d’y placer des plates-formes sur des échafaudages flanqués de paravents/moucharabiehs lumineux, reliés entre eux par téléphérique. Il faut également citer la salle de musiques populaires porte de Bagnolet, qui porte à son paroxysme les influences venues de la bande dessinée de science-fiction : la salle de spectacle comme station orbitale, logée dans le nœud des infrastructures, rediscute les strates de la dalle des tours Mercuriales, tandis que les bars logés dans la coque projettent vers la ville des vidéos par des ouvertures gigantesques. Le tropisme nocturne qui caractérise une grande partie du travail de Jean Nouvel recoupe les nouvelles approches de l’architecture française, aussi bien dans la sensibilité foraine d’un Patrick Bouchain que dans l’écriture high-tech d’un Dominique Perrault. Mais son propre travail est le résultat d’une collaboration avec un concepteur de mises en lumière qui est un véritable coauteur des projets de Nouvel. L’architecte s’inspire des artistes des années 1980 qui font de la lumière la matière de l’expression, y compris polémique : James Turrell, Dan Flavin, Donald Judd, Bruce Nauman, Christo, Jenny Holzer… Sa rencontre avec Yann Kersalé s’inscrit dans ce contexte. Kersalé a commencé par être un sculpteur qui voulait faire de la photographie projetée en extérieur son matériau plastique29. Leur collaboration joue un rôle décisif dans le retournement de l’architecture vers la rue et la mise en scène de la conversation narrative dedans/dehors. Finalement, la nuit installe un climat d’ambiguïté sur les limites, qui permet de resituer l’édifice dans le contexte préexistant, englobé dans le halo du neuf : l’éclairage fait paysage, au-delà du construit. Grands projets… nocturnes et métropolitains ?
29
Voir le dossier « Lumières de la nuit » élaboré par Jean-Pierre Cousin, L’Architecture d’Aujourd’hui, no 275, juin 1991, p.120.
La question de la nuit doit aussi s’apprécier dans le contexte politique singulier de ces années de crise et de fric, de chic yuppie et de radicalité trash. Paris est une scène politique sensible après l’élection de la gauche.
Du Désenchantement moDerne au réenchantement postmoDerne
réenchantement postmoDerne
263
Le projet emblématique et polémique de la rupture culturelle d’après 1981, les colonnes de Buren au Palais-Royal, est un dispositif à deux niveaux dont la profondeur se révèle la nuit grâce à la présence des néons violets. Underground = dessous = nuit du PalaisRoyal… Mais, à une autre échelle, les grands projets présidentiels ont fait apparaître dans Paris les silhouettes nocturnes d’édifices qui renouvellent la conversation symbolique de la ville permanente, plus hiératique que festive ou populaire : pyramide, arche, porte-àfaux sur la Seine, sphère miroir… Ce sont des monuments institutionnels (fermés la nuit donc) qui composent ce paysage nocturne, en particulier la pyramide du Louvre qui trouve son acceptabilité dans sa présence nocturne. Si ces grands projets sont de fait plus préoccupés de permanence, voire d’immortalité que de variations temporelles et d’humeurs nocturnes, quelques-uns sont nocturnes par vocation, comme l’Opéra Bastille. Il aurait pu être construit à la place ou à côté de la Grande Arche, ce qui aurait donné un autre élan culturel au quartier d’affaires à la recherche d’un second souffle. Le programme du nouvel opéra populaire était étroitement lié au projet d’exposition universelle, avec la symbolique de l’art lyrique comme esthétique de la liberté des peuples. Pendant l’exposition, il se serait étendu autour du bassin de l’Arsenal, avec des rangées de gradins de part et d’autre, permettant de diffuser la nuit les performances de l’intérieur à l’extérieur et vice versa. Si le débat sur le choix du projet mérite d’être rouvert, c’est pour s’intéresser à la proposition concurrente d’un des trois finalistes, Dan Munteanu, qui avait imaginé un édifice dédoublé entre un dedans et un dehors, puisque sa façade aurait été constituée de gradins permettant d’assister à des performances sur la place. Par ailleurs, l’architecte proposait de commencer par construire une salle expérimentale dans le trou laissé par les destructions. D’autres équipes envisageaient de mettre à mal la figure de l’Opéra selon Garnier, tel Peter Rice, qui conçut en collaboration avec le dessinateur de science-fiction Philippe Druillet un chapiteau géant, dressant des faisceaux lumineux géants dans le ciel de Paris comme une projection vocale de l’architecture dans l’immatériel lyrique.
paris la nuit. chroniques nocturnes
264
de haut en Bas et de gauche à droite > tour moretti, la déFense (hauts-de-seine), 1989. raYmond moretti, plasticien ; light ciBles, concepteur lumière ; saem tête-déFense, maître d’ouVrage © lIgHt cIBles/ADAgp 2013 grande arche, la déFense (hauts-de-seine), 1989. johan otto Von sprecKelsen et paul andreu, architectes ; light ciBles, concepteur lumière ; saem tête-déFense, maître d’ouVrage © lIgHt cIBles/ADAgp 2013 parc de la Villette, 211, aVenue jean-jaurès, paris 19e, 1983-1997. Bernard tschumi, architecte ; eppghV, maître d’ouVrage © pHotogrApHIes peter MAuss/ esto page suiVante, de haut en Bas > « jeux d’eau, de lumière et de Verre : c’est le louVre, la nuit, en 1989. » ieoh ming pei, michel macarY, georges duVal, architectes. (liVraison 1989).étaBlissement du grand louVre, maître d’ouVrage. illustration de l’article le nouVeau louVre Fait déjà scandale de nicole duault. paru en une de France-soir du mardi 24 janVier 1984. Dr l’opéra Bastille, paris, s.d. carlos ott, architecte © frAnçoIs BIBAl/rApHo
MYtholoGies De la Ville luMiÈre 1789‑2020
Du dĂŠsenchantement moderne au rĂŠenchantement postmoderne
265
RĂŠenchantement postmoderne
Ve république
ouVerture du 1er cinéma « driVe-in » à rungis
1969
1970
lancement du concours pour un centre d’ar t contemporain et une bibliothèque publique sur le plateau beaubourg
1970
grande « fête des halles » la nuit du 14 juin aVant l’achèVement de la destruction des paVillons baltard [3]
1971
expérimentations nocturnes de iannis xenakis : les « polytopes »
1972
publication de « la Ville la nuit » d’anne cauquelin
1973
sculptures nocturnes de takis à la défense
1974
1960-1990 : métropole culturelle théâtre du soleil 1970 centre national georges pompidou 1977 théâtre des bouffes du nord 1974 théâtre de la commune 1960 théâtre de bobigny 1980
théâtre de genneVilliers 1983 campus de nanterre 1960
1975
théâtre de la colline 1966
théâtre des amandiers 1976 uniVersité expérimentale 1968
campus de Versailles 1991
maison des arts de créteil 1977
création de l’école du paysage au potager du roi à Versailles ouVerture du théâtre des amandiers
1976
inauguration du centre national georges pompidou réalisé par piano et rogers : bpi, musée national d’ar t moderne, atelier des enfants, cci, puis ircam et atelier brancusi [1]
1977
inauguration du parc de la Villette, le seul parc métropolitain ouVert toute la nuit [3]
1979
campus de créteil 1971
opéra de massy 1993 théâtre de malakoff 1971
campus de jussieu 1960
1960-1990 : métrodiscopole
1980
le soleil noir 1984
le châlet du lac 1973
régi’skaïa 1971
kiss club 1970
safari club fermé en 1985
l’élysée matignon 1977
1970-1990 : nuits underground
le memphis 1968
le rex 1973
l’émeraude 1976 kiss club 1970
le rose le palace bonbon 1978 1978 opéra night TTE 1981 AYE LAF RUE
BD M
ONT M
le pimm’s 1964
RU
ED ER
la scala 1978
le bh IVO 1981 LI
inVention de la profession de concepteur lumière aVec l’ouVerture de la 1re agence
1983
inauguration du popb et du zénith
1984
inauguration de la géode ouVerture du parc g. brassens emballage du pont-neuf par les artistes jeanne-claude & christo
1985
ouVerture du musée d’orsay inauguration des «colonnes de buren» au palais royal
1986
ouVerture du rer d inauguration de l’institut du monde arabe
1987
inauguration du siège du ministère de l’économie et des finances
1988
inauguration de la grande arche de la défense et de la pyramide du louVre
1989
1990
RE
la casita 1970
le tango 1981
les bains douches 1978
le broad 1980 le black & white
le haute tension 1983
inauguration de la grande arche de la défense et de la pyramide du louVre
1992
le balajo 1936 ouVerture des premiers tronçons de l’a86 sur 50 km inauguration de la fondation cartier pour l’ar t contemporain
2010
le colony 1973
1982
le gibus 1967
ART
le club 18 1970
le 7 1968
les 120 nuits 1983
1re fête de la musique à paris [2]
2000
le bus palladium 1965
1990
madras club la main jaune 1976 1979 midnight express 1982 le garage 1983 pacific club la main bleue 1980 le keur samba 1977 1970
le bronx 1970
1980
la cartoucherie 1970
1994
sources : awp / marc armengaud centre culturel
campus uniVersitaire
lieu underground
salle de concert
cinéma
discothèque 1960’
projet non réalisé
bar
théâtre
discothèque 1970’
éVénement régulier
loisir
théâtre Verdure
discothèque 1980’
concert exceptionnel
squat
théâtre en projet
discothèque 1990’
festiVal banlieues bleues
mjc
[ 1 ] 1975-1990 : grands projets et espaces publics métropolitains pyramide du louVre 1989 bois de boulogne grande arche de la défense 1989
forum des halles 1979 parc de la Villette 1979 opéra bastille 1889 parc de la courneuVe
bobigny les pelouses de reuilly
champ-de-mars trocadéro
popb 1984
centre pompidou 1977 parc de sceaux ima 1987
saint-quentin-en-yVelines
lac de créteil
les olympiades
éVry
bibliothèque françois mitterand 1996 aéroport d’orly
[ 2 ] 1970-1990 : nuits événementielles champs-élysées projet non réalisé pour l’exposition uniVerselle défilé bicentenaire 1989 hippodrome d’auteuil concerts
1re édition de la fête de la musique cinéma en plein air
parVis de la défense concert de jean-michel jarre 1990 fête de l’humanité
hippodrome de longchamp concerts
hippodrome de reuilly concerts Versailles concert de pink floyd parc des princes concerts île saint-germain concerts parc de sceaux concert de madonna 1987
pelouses de reuilly concerts parVis de beaubourg les halles occupation de 1969 à 1971 grand palais utopies 89
[ 3 ] 1979 : le parc de la villette glazart 1992
théâtres 19h-00h halle de la Villette 20h-1h30
gare aux gorilles 24h/24 MINUIT
la cité des sciences 1986 l’espace b 1880
parc de la Villette 24h/24 NUIT PROFONDE
SOIRÉE
gare aux gorilles 1896
la géode 1985
cabaret sauVage 1997
le trabendo
NUIT
6H
18H MARGES DE LA NUIT
MARGES DE LA NUIT cité de la musique 1995 cinéma en plein air
cité de la musique 11h-22h la géode 11h-20h
bars 9h-2h
théâtre de la Villette 1986 bar ourcq
tonton jaurès
halle de la Villette réaménagée en 1982
paris la nuit. chroniques nocturnes
MYtholoGies De la Ville luMiÈre 1789‑2020
268
La Villette a rejoué la résistance culturelle des Halles centrales dès 1974, en organisant des événements culturels et sociaux s’adressant à la fois à la métropole et aux riverains du 19e arrondissement. Alors que la conservation de la grande halle est comme l’aveu du remords de la destruction du marché Baltard, on se remet à parler de parapluie lumineux. Le Théâtre Présent s’installe dans le bâtiment de la Bourse, où ont lieu aussi des séances de cinéma, concerts, spectacles pour enfants, conférences, ballets… De plus amples événements populaires (concerts de rock et combats de boxe) se déroulent dans des anciennes halles reconverties de manière temporaire, rejointes par plusieurs chapiteaux de cirque. La Villette est donc déjà un poumon nocturne, mais beaucoup plus populaire, voire canaille que ne le sont les expérimentations sophistiquées du Théâtre du Soleil ou du CCI30. Au-delà de l’évidente continuité entre cette phase de transition et les programmes définitifs (La Villette avant le parc, comme il y a eu Beaubourg avant le Centre avec François Morellet sur le plateau Beaubourg, 1971), le parc de La Villette bouscule toute la métropole en étant d’emblée programmé pour être (à terme) un espace ouvert nuit et jour, ce qui le différencie radicalement des autres parcs parisiens. Il ne s’agit pas d’un espace festif de soirée avec des horaires tardifs, mais d’une continuité de la ville autre, par le biais d’un espace public sans limitation horaire. En conséquence, le rôle donné à l’éclairage doit se mesurer au choc de la place de la Concorde aménagée par Hittorff en 1825 avec lorsque pour la de haut en Bas > parc de la Villette, 211, aVenue jean-jaurès, paris 19e, 1983-1997. Bernard tschumi, architecte ; eppghV, maître d’ouVrage © perspectIves et DessIns BernArD tscHuMI – © pHotogrApHIes peter MAuss/esto schéma directeur lumière pour le parc de la Villette, projet de 1985-1986. georges Berne, concepteur lumière © georges Berne
première fois on planifia une place à partir de son éclairage au gaz. Plusieurs concepteurs interviennent dans le parc de La Villette : Georges Berne propose un plan lumières au moment du concours, Louis Clair et Philippe Starck s’associent pour la conception des candélabres. L’Architecture d’Aujourd’hui commande une visite de nuit du parc en 1989 à l’écrivain Olivier Rolin et au photographe Jean-Marie Monthiers31. Par sa forme comme par son fond, cet article constitue une véritable nouveauté dans le champ critique, comme si le fait de se déplacer dans la nuit donnait une liberté nouvelle. D’autres projets nocturnes de cette décennie sont liés à La Villette : le Zénith de la porte de Bagnolet n’est finalement pas réalisé, justement parce qu’il a été « tué » par le succès du Zénith du parc de La Villette, qui n’aurait dû être que provisoire (et par le Palais omnisports de Paris-Bercy). Pour le parc Georges-Brassens
30
Cela dit, c’est François Barré, animateur de l’occupation temporaire des dernières halles du marché central, qui prendra la direction du parc de La Villette dix ans plus tard ! 31
« Feux et signaux de brume, une visite nocturne au parc de La Villette, entre l’eau noire et le trait rouge des néons », L’Architecture d’Aujourd’hui, no 262, avril 1989.
dans le 15e arrondissement, à la porte Brancion, la transformation d’une halle et d’abattoirs reprend la recette de La Villette en miniature, soulignant que l’innovation métropolitaine s’est déplacée vers les marges de la capitale, en interface avec la métropole. Ce que fait le petit théâtre enterré Sylvia-Montfort (Claude Parent, architecte) pour la vie nocturne du parc, c’est ce que n’a pas réussi le parc André-Citroën qui, malgré ses halles illuminées comme des lanternes métropolitaines, ferme au coucher du soleil.
Du Désenchantement moDerne au réenchantement postmoDerne
réenchantement postmoDerne
de haut en Bas > concours pour une salle de musique rocK de 10 000 places, entre l’autoroute a3 et le BouleVard périphérique, au milieu de l’échangeur de la porte de Bagnolet, 1983. projet de gilles Bouchez, architecte ; ministère de la culture, maître d’ouVrage © IllustrAtIon p. weItzel © pHotogrApHIe pIerre Berenger consultation pour la « tête-déFense », paris, 1980. projet d’YVes lion aVec Bernard althaBegoïtY et Françoise groshens, architectes. extrait de l’architecture d’aujourd’hui, n° 214, aVril 1981, p. xxiii Dr
Deuxième souffle de la métropole ? Néoclassique et néofuturiste… En réaction à la polarisation excessive des grands projets dans la capitale, Roland Castro réunit en 1983 un groupe interdisciplinaire au sein de Banlieues 89, avec pour mission de créer des outils permettant de donner des qualités urbaines aux périphéries françaises, en particulier autour de Paris. Mais, parmi les « 73 projets pour faire la ville32 » proposés en 1984, aucun ne s’énonce depuis la nuit. Ni pour ni contre, juste niée : comme si les objectifs – désenclaver, faire centralité, recréer des paysages, féconder l’existant… – ne pouvaient pas se jouer aussi la nuit. Pourtant, une dizaine de propositions comportent des programmes musicaux, nocturnes par nature, comme des « kiosques à rock », des centres culturels dans des parkings inutilisés (sous dalles et en pied d’immeuble) ou des propositions d’amphithéâtres visant à refabriquer des figures de centralité. À leurs yeux, la banlieue était-elle un espace stigmatisé pour ses nuits dysfonctionnelles et une thématique affaiblissante ? Ou était-ce un lapsus révélateur d’une vision de la banlieue comme processus d’urbanisation adolescent encore incapable d’assumer son identité au travers de ses expressions et performances nocturnes ? De fait, une ultime 32
« 73 projets pour faire la ville », H, no 95, avril 1984. 33
Également auteurs d’une contreproposition pour les Halles centrales, travaillant notamment la dimension nocturne, saluée comme une des plus originales. Voir A. Fermigier, La Bataille de Paris […], op. cit., p.89. 34
Alicia et Hieronim Listowski avec la collab. de Françoise Choay et de Jean Prouvé, La Ville en question . Une proposition pour Paris, Paris, Les auteurs, 1968.
« réflexion » s’ajoute aux soixante-treize propositions, tel un étrange remords, intitulée « La lumière dans la banlieue ». Il s’agit d’un catalogue d’esquisses d’éclairages urbains répondant aux différentes configurations banlieusardes : ronds-points, carrefours, bretelles, ruelles, etc. Même si les auteurs, Alicia et Hieronim Listowski33, en appellent à la « mémoire des lieux », ils parlent surtout « d’orienter, sécuriser, construire34». Une approche réparatrice qui révèle que le « retour à la rue » s’accompagne d’une volonté de la contrôler car, en banlieue, la nuit est un matériau anxiogène… Lors des premières assises de Banlieues 89 à Enghien-lesBains en 1985, Jean-François Bizot, créateur d’Actuel et de Radio Nova,
paris la nuit. chroniques nocturnes
270
l’axe majeur de cergY-pontoise (Val-d’oise), 1986-2008. dani KaraVan, plasticien ; michel jaouen et Bertrand Warnier, urBanistes ; étaBlissement puBlic d’aménagement de cergYpontoise, maître d’ouVrage © lIonel pAgès page suiVante, de haut en Bas et de gauche à droite > place pascal ou place des degrés, porte sud, la déFense, 1989. piotr KoWalsKi, plasticien ; epad, maître d’ouVrage © DefActo « couleur espace », sculpture éphémère créée à l’occasion de l’inauguration de la grande arche de la déFense, 1989. thierrY Vidé, plasticien ; epad, maître d’ouVrage © Yves lAncereAu (2 pHotos) « utsurohi », tête-déFense, 1989. aiKo miYaWaKi, plasticien ; epad, maître d’ouVrage © r. ArrocHe/DefActo
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Du dĂŠsenchantement moderne au rĂŠenchantement postmoderne
RĂŠenchantement postmoderne
paris la nuit. chroniques nocturnes
MYtholoGies De la Ville luMiÈre 1789‑2020
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est invité à la tribune pour présenter l’Almanach Banlieue d’Actuel35, qui comble précisément un défaut de l’approche urbanistique : la reconnaissance des dynamiques socioculturelles comme vecteur d’identité locale. Il y a des nuits communautaires en banlieue (antillaises, africaines, maghrébines…), mais aussi toute une avantgarde populaire qui bourgeonne autour du sport, du hip-hop et des graffeurs. Des matériaux impossibles à mobiliser en vue d’un projet urbain ? ci-dessus > concours de 1987 pour l’urBanisation de l’espace central, melunsénart (essonne et seine-etmarne). oma – rem Koolhaas, YVes Brunier, xaVeer de geYter, miKe guYer, luc reuse, architectes © oMA ci-dessous > le groupe électronique de saxophonistes urBan sax (musique samplée, puis reprise en Boucle en même temps que les musiciens continuent à jouer) en concert à montmartre, paris, 1973. un concept élaBoré par gilBert artman © frAnçoIs roJon/rApHo
Il existe cependant une poétique des banlieues reconnue par la métropole : celle des villes nouvelles (mouvement des utopies concrètes), qui peut prendre une forme nocturne avec la recherche d’effets de repères : ainsi, « l’axe laser » de Dani Karavan pour l’axe majeur de Cergy (1980) trouve sa correspondance dans la mise en lumière de l’Arche de La Défense (Louis Clair). Mais cette tendance prend surtout forme lorsqu’il faut donner un deuxième souffle à ces villes satellites à la fin des années 1980, presque vingt ans après leur fondation. Il est désormais nécessaire d’ajouter des centres-villes là où on les avait jugés inutiles (Cergy, Saint-Quentin, Sénart), afin de fixer des populations tentées de déserter ces « antivilles » parfois aménagées sans motif de centralité (Sénart, Marne-la-Vallée) ou avec plusieurs centralités qui interagissent peu et encore moins le soir et la nuit (Cergy-Pontoise). Le principal axe stratégique consiste à implanter des centres commerciaux (voir Saint-Quentin et son centre commercial kitsch). OMA conçoit le plan de recomposition territoriale de Melun-Sénart en 1989 : ses étonnantes perspectives de nuit dessinées à la main disent l’ambition de superposer à une polarité commerciale des qualités urbaines qui sont celles d’un Coney Island suburbain, afin d’inventer un motif original de centralité pour un archipel qui ne peut se penser en continuité. L’événementiel nocturne de masse Les situations exemplaires d’espaces publics comme le parvis de Beaubourg, le Forum des Halles, la dalle de La Défense ou le lac de Créteil semblent appeler de manière évidente la programmation d’événements nocturnes : théâtre, musique, performances, cinéma de plein air, feux d’artifice, etc. Le paradigme théâtral évolue vers une sensibilité foraine, avec des troupes qui ne se produisent plus que dans la rue – invasions urbaines d’Urban Sax, défilés de géants de Royal de Luxe, chorégraphies de la Compagnie DCA, expérimentations rock du Cirque du Soleil… Ces intensités de la villeévénement sont consubstantielles d’une approche de
35
Hors série n° 8504 de la revue Actuel, 1985.
l’espace public comme programme pour
Du Désenchantement moDerne au réenchantement postmoDerne
scénarios d’implantation de plates-Formes sur la seine pour le projet d’exposition uniVerselle en 1989 à paris, 1982. jean nouVel, architecte, associé à pierre soria, gilBert lézénès, jean-marc iBos, didier laroque, architectes © AtelIers JeAn nouvel/ADAgp 2013
réenchantement postmoDerne
paris la nuit. chroniques nocturnes
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donner du sens à la ville et
projets de 1983 pour l’exposition uniVerselle de 1989 à paris. oma – rem Koolhaas, elia zenghelis, Kees christiaanse, steFano de martino, Willem jan neutelings, ron steiner, alex Wall, architectes © oMA
comme révélateur critique pour évaluer son urbanité. Paris dans les années 1980 devient une des places de cette culture événe-
page suiVante > tour de la liBerté dans le jardin des tuileries à paris, 1er juillet 1989. nicolas normier et jean-marie hennin, architectes © c. ABron/IAu îDf
mentielle, avec Christo qui emballe le Pont-Neuf en 1985, les projections de cinéma de
céléBration du Bicentenaire de la réVolution Française, sur les champs-élYsées, 14 juillet 1989. déFilé réalisé sur une idée originale de jean-paul goude, artiste et designer © pIerre perrIn/sYgMA/corBIs
plein air au parc de La Villette, ou la Fête de la musique à partir de 1982 qui voit s’installer dans des lieux publics toutes les musiques, professionnelles et amateur, les groupes de rock occupant la rue jusqu’au bout de la nuit. Ensauvagement qui prend le dessus sur l’initiative institutionnelle. Le registre de la célébration de l’identité nationale ressurgit aussi dans cette décennie de « grands projets » et de célébration du bicentenaire de la Révolution française, malgré l’abandon du projet d’exposition universelle pour des raisons budgétaires mais surtout pratiques : alors qu’au début du xxe siècle, Paris était encore une ville souple qui se développait grâce à ses expositions internationales, la ville des années 1980 s’avère incapable de supporter les transformations qui seraient nécessaires. Quand il devient évident qu’il faudrait déplacer l’événement à Marne-la-Vallée, le projet est annulé car personne n’imagine soixante millions de visiteurs allant passer leurs soirées en banlieue… On peut deviner ce qu’aurait été un tel événement en consultant les dessins de l’agence Nouvel avec ses plates-formes de science-fiction sur la Seine, ou en regardant les images des célébrations du bicentaire : le Pavillon des Tuileries, aux voiles blanches lui donnant l’allure d’un papillon de nuit, le défilé nocturne sur les Champs-Élysées mis en scène et chorégraphié par Jean-Paul Goude, ou l’exposition prospective Utopies 89 au Grand Palais qui restait ouverte le soir jusqu’à minuit, recréent des ambiances de la Ville Lumière mythologique. Grandiloquence toujours, des festivals créés en banlieue36, s’adressant au public de la métropole, s’installent dans des sites plus vastes, tandis que les grandes stars du rock se produisent désormais hors de Paris, au Parc des Princes, sur les pelouses des hippodromes (Vincennes, Auteuil, Longchamp) et des parcs métropolitains (Reuilly, Sceaux, Versailles, La Courneuve…). Au moins 2,5 millions de personnes assistent au spectacle donné par Jean-Michel Jarre à La Défense pendant la nuit du 14 juillet 1990. La scénographie conçue avec Christian Bourret et l’éclairagiste Jacques Rouveyrollis, assume la disparition complète de l’échelle humaine des musiciens, utilise les tours comme des écrans où apparaissaient corps et visages synthétiques, pour porter à son
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Festivals de jazz Banlieues Bleues en Seine-Saint-Denis (1984), Sons d’hiver dans le Val-de-Marne (1991).
paroxysme l’autocélébration de la ville futuriste qui devient village global (« Zoulouk »). Une façon d’annoncer la nouvelle puissance médiatique qu’incarneront les villes du xxie siècle.
Du dĂŠsenchantement moderne au rĂŠenchantement postmoderne
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RĂŠenchantement postmoderne