La perception sensorielle en architecture par Assala Bouhaddioui

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LA PERCEPTION SENSORIELLE EN ARCHITECTURE Rapport d’études Architecture, Théorie et Critique

Sous la direction de MBOUKOU Serge

BOUHADDIOUI Assala 3ème année de Licence I ENSAN 2015/2016


Photographies de Saint-Lois Franรงois Fichet




SOMMAIRE INTRODUCTION

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I. Dimensions sensorielles de la perception humaine - Introduction des sens humains

P.11

- Sous l’influence des sens intérieurs

P.21

- Nos sens sous le règne de l’architecture

P.25 P.26

- Des sens extérieurs aiguisés

- Un processus de réflexion sensorielle entier

P.14

II. Un architecte défendeur de la conception sensorielle: Peter ZUMTHOR

- Une théorie sensorielle rédigée

P.29

P.42

- L’application de l’analyse sensorielle dans le bâti - Une méthodologie architecturale sensible

III. Expérimentations sensibles des théories sensorielles en architecture - Un prototype expérimental avancé

P.33

P.45

- Identification des lieux d’expérimentation

P.49 P.51

- Approche analytique et méthodologique des

P.59

- Applications et recueils d’informations

résultats

CONCLUSION

P.63

BIBLIOGRAPHIE

P.67


P.6

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INTRODUCTION

Avant de parvenir à mon sujet d’étude, j’ai d’abord remis en question les œuvres architecturales qui m’inspiraient, de la maison sur le lac de Le Corbusier à la maison familiale dans laquelle j’ai été élevée. Ceci m’a permis de réfléchir à ce qui nous oriente dans nos choix et nos préférences dans toutes les réalisations architecturales que nous rencontrons. Comment arrivet-on à préférer un bâtiment à un autre? Quels sont les standards qui influencent nos choix et préférences? L’architecture est partout, tout le temps. Elle fait partie de notre vie quotidienne et représente le cadre de nos activités et de notre développement personnel. Nous apprécions différemment l’architecture d’un bâtiment, mais nous restons tous engagés continuellement dans le soucis de la qualité architecturale. L’architecture est clairement une problématique humaine d’une grande importance. Quand les architectes entament une conception, ils vont au delà d’un dessin constructif. Ils décrivent des besoins humains et traduisent architecturalement des solutions pour le bien être des futurs usagers. Le professeur Xavier Bonnaud annonce que « Bien avant l’appréciation esthétique, avant l’énoncé d’un jugement, avant la dynamique de l’activité de INTRODUCTION

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1. BONNAUD Xavier, Les univers sensoriels de l’architecture contemporaine, ENSA de Clermont-Ferrand

perception, l’étage sensoriel représente, nous semble t’il, un premier niveau de contact avec le monde extérieur, dans son appréciation la plus concrète, la plus physique, la plus anatomique. » 1 Les sens humains sont les premiers éléments sollicités dans notre approche et analyse d’un bâtiment. On retrouve au premier plan nos sens externes. Il y a la vue, le sens prépondérant dans notre analyse, puis s’en suivent le toucher, l’ouïe et nos autres sens primaires. Il y a également d’autres paramètres qui nous permettent de différencier deux bâtiments présentant les mêmes caractéristiques techniques. En effet, la mémoire, la culture et d’autres facteurs sociaux interviennent également dans la construction de nos opinions. Malheureusement dans l’architecture contemporaine, le sens de la vue a pris le dessus sur les autres sens dans la conception moderne des œuvres architecturales. Qui construira la tour la plus haute? Qui créera l’immeuble le plus beau? L’homme a tendance à oublier que l’expérience architecturale reste multisensorielle. Notre réaction corporelle est un élément inséparable de cette expérience. Les sens sont donc les médiateurs entre l’être humain et son environnement. Il faudrait également noter que notre perception est indivisible. Elle n’est pas seulement composée d’informations visuelles, auditives ou tactiles. C’est une expérimentation totale et spontanée à travers laquelle l’homme s’identifie au bâtiment et intègre cet environnement.

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Nos sens collaborent les uns avec les autres dans une constante interaction. Chaque sens présente une perception différente du même espace. Cette expérience permet de construire un regard architectural critique, riche et personnel. Elle permet également d’inverser le processus et d’influencer nos réalisations de futurs architectes. On arrive grâce à ce travail sensoriel à se projeter et à s’identifier dans l’espace, et ainsi créer des bâtiments qui relient l’être humain à son environnement dans une interaction continue. L’architecture devient alors comme une seconde peau pour notre corps qui s’intègre à notre propre identité. On ne peut comprendre la dimension sensible de l’architecture qu’à partir du moment, où après l’avoir longtemps isolée, on la réintègre dans un discours global incluant l’espace et l’homme, créant ainsi un cadre propice à notre vie quotidienne. La problématique de ce mémoire portera dans une première partie sur l’analyse des sens et des facteurs dominants dans notre expérimentation de l’architecture en temps qu’usagers. La deuxième partie abordera la recherche d’une méthodologie de travail conceptuel portant sur la sensorialité en architecture et principalement dans les oeuvres de Peter Zumthor, un des plus grands acteurs dans ce domaine sensible. L’analyse mènera dans un point final vers une étude d’expérimentations réelles dans des lieux à usages multiples sous des conditions sensorielles particulières. INTRODUCTION

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P.10

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DIMENSIONS SENSORIELLES DE

I.

LA PERCEPTION HUMAINE

« la ligne de démarcation entre l’être et le monde est identifiée par nos sens » 2

2 . PALLASMAA Juhani, The thinking hand. p.100

Introduction des sens humains Les sens sont nos premiers organes de perception. Mis au service de l’homme, ils représentent les instruments principaux de lien entre l’être humain et son environnement. Ils se démarquent par leur diversité et leurs emplacements stratégiques. Tout en se complétant, nos sens sont des outils pour mieux appréhender le monde. Afin de déceler l’origine des facultés qui guident notre perception et nos impressions, cette première partie portera sur la bonne compréhension des sens, des sensations et des opérations qu’ils génèrent. Ces facteurs nous permettent de reconnaitre nos besoins et d’y répondre dans le cadre d’une architecture faite pour, et par l’homme. On distingue deux types de sens. Les sens extérieurs, dits traditionnels, dont les plus communément cités, sont la vue, l’audition, le toucher, le goût et l’odorat. Ces sens représentent une première base pour nos connaissances humaines. Il y a également des sens dits DIMENSIONS SENSORIELLES DE LA PERCEPTION HUMAINE

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« internes » qui sont personnels et variables. Ils dépendent de nos expériences antérieures. Comme la mémoire, l’imagination et la culture. Ils représentent la base de notre pensée. Les sens humains produisent des sensations. De ces sensations naissent nos idées, grâce à une procédure de reconnaissance et d’analyse menée par nos facultés physiques et intellectuelles. Ce processus de transformation des sensations a été analysé et représenté de différentes manières par les philosophes. Condillac, dans le traité des sensations, atteste que la sensation initiale perçue par les sens est le déclencheur de notre perception. Ces sensations initiales sont transformées par nos facultés. On parle alors de sensations transformées. Elles génèrent nos réactions humaines. Les philosophes mentalistes visent à comprendre le fonctionnement de l’esprit humain autrement, en portant une attention particulière à nos propres sensations et états. Ils ont mis en place un schéma explicatif du processus de perception sensorielle. . « Architecture and Meaning », Robert G. Hershberger In Journal of Aesthetic Education, Vol. 4, N° 4, Special Issue: The Environment and the Aesthetic Quality of Life (October 1970), pp. 37-55. 3

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.

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Pour expliquer le schéma il faut savoir que ce n’est pas l’objet en soi qui est analysé mais sa représentation. Les représentations acquises servent à créer une réponse intermédiaire: une idée, un PERCEPTION SENSORIELLE EN ARCHITECTURE


sentiment ou une pensée qui permettent d’évaluer l’objet. Cette réponse médiane mène vers une réaction humaine: Je touche le feu -> je perçois -> le feu est brûlant -> j’enlève ma main. Il existe également plusieurs théories sur le nombre des sens et leurs dénominations. Albert Soesman explique dans les douze sens qu’on ne peut traiter d’un sens sans parler des autres. Admettre cinq sens seulement n’est selon lui pas justifié. Il prend l’exemple du toucher pour mettre en avant tout ce que génère l’action de toucher un objet. À travers cet acte, nous percevons si une chose est dure ou molle, le sens de la chaleur est également sollicité. Il y a l’équilibre qui est aussi intégré dans le mouvement établi. Il nomme alors 12 sens qui sont: le toucher, la vie, le mouvement, l’équilibre, le goût, l’odorat, la vue, la chaleur, l’ouïe, le langage, le penser et le je. Certains des 7 sens ajoutés résultent de l’interaction des sens communs. Dans cette étude théorique nous allons porter notre attention essentiellement sur les sens communs car leur rapport à l’architecture a été plus analysé dans les réflexions philosophiques et scientifiques contemporaines.

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Des sens extérieurs aiguisés La vue : . Citation d’Heraclit

4

«Les yeux sont des témoins plus exacts que l‘oreille.» 4 La perception visuelle est la traduction des impressions lumineuses captées par les yeux. Ces impressions sont traitées par le cerveau différemment selon chaque individu. Les sensations visuelles sont variées. Elles sont dépendantes de la lumière. Les couleurs et les formes sont des exemples de la reconnaissance que nous permet la vue. D’autres informations issues de la vue tels que la taille, la texture et l’organisation de l’élément étudié. Il faut néanmoins un enchainement visuel pour réussir à discerner un objet. On regarde un côté, puis un autre, s’en suit la distance qui les sépare pour prendre finalement conscience de la forme entière de cet élément. Considéré comme le sens le plus important, la vue prédomine notre expérience sensorielle en déniant les autres sens. En effet, le premier jugement qu’on porte à un environnement est lié aux informations récoltées visuellement. On arrive à cerner les dimensions du bâtiment, les matériaux de constructions ainsi que ses ambiances lumineuses grâce au contact visuel. Sa rapidité et son efficacité permettent à ce sens d’être souvent favorisé. L’importance donnée à la vue a connu une grande évolution à la renaissance avec la création de la perspective et la

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représentation de la vue d’objets à trois dimensions. L’art et ses représentations étaient axés sur la vision. C’est aussi grâce à cette recherche du réalisme dans l’art qu’on a vu se développer d’autres modes de représentation notamment dans l’art contemporain qui a donné naissance à des techniques artistiques tactiles, auditives, et autres. L’homme à travers la vue ne voit pas le bâtiment mais les formes du bâtiment. La perception du bâtiment passe par une construction subjective que tous les sens influencent. Notre perception n’est jamais objective. La beauté qui se dégage d’un bâtiment est directement liée à l’expérience intense de s’y projeter et ne dépend pas que d’un simple jugement visuel. Cela tient à notre capacité de transformer cet espace bâti en espace vécu. Nous essayons à travers la vision de créer une image figée du moment et de l’idée du bâtiment. Nous générons ainsi une certaine sécurité à travers une perception cumulative d’informations. Cette procédure nous aide à mieux cerner notre rapport à l’architecture. L’expérience visuelle connait néanmoins des limites. Nous pouvons citer la reconnaissance de l’environnement de l’édifice comme l’une d’elles. Nous sommes incapables en axant notre analyse sur la vue, de savoir si le bâtiment se situe dans un environnement bruyant ou agréable. Nous sommes également limités dans la reconnaissance des conditions atmosphériques de cet entourage tel que le vent, l’humidité et la température qui y DIMENSIONS SENSORIELLES DE LA PERCEPTION HUMAINE

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règnent. On reconnait seulement les effets secondaires de ces conditions tels que les sols arides ou les feuilles d’arbres qui voltigent sous le vent. La vue est également un élément essentiel dans la représentation architecturale. On est souvent amenés à identifier un bâtiment à travers des plans, des coupes et des élévations. On est néanmoins confronté à plus de difficultés quand il s’agit d’étudier un relevé des fréquences sonores présentes au sein du bâtiment, ou encore un diagramme des changements de rayonnement lumineux à l’intérieur de l’édifice. Cette orientation visuelle affecte énormément les créations architecturales modernes. On réduit l’expérience architecturale à une simple image, tout en oubliant la richesse des sensations réelles ainsi que toutes les informations que nous apporte l’expérience multisensorielle. Ce qui engendre également une perception tronquée des espaces. L’ouïe: L’ouïe est un sens particulier qui présente une perception discontinue et fragmentaire. Les organes de réception sonore sont le symbole de la communication. Ils nous informent de l’ambiance générale de l’espace ainsi que de la proximité ou l’éloignement d’un corps sonore. L’être humain reconnait difficilement les distances et les situations à travers l’ouïe. Le son a besoin de matière pour exister. Il se réfléchit et se transforme dans l’espace. P.16

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Ce sens nous permet de reconnaitre deux types de sensations: le son et le bruit. Le son est une harmonie et une organisation commune des ondes sonores avec une dominante. Il se définit souvent par ses propriétés physiques: fort/faible, aigu/grave, bref/continu… Le bruit est un ensemble de sons qualifiés comme non harmonieux que l’oreille humaine a du mal à discerner. Il se définit par l’effet qu’il produit: assourdissant, désagréable, gênant... Nous vivons de façon permanente dans des ambiances sonores. Notre confort quotidien est directement lié à la qualité des sons qui nous entourent. L’harmonie des sons est donc un critère principal dans notre appréciation sonore. Nous sommes à la fois percepteurs et acteurs de sons dans notre environnement de vie. Le sens sonore est régulièrement vécu dans les espaces architecturaux comme une conséquence des actions constructives et usuelles. Il y a peu de production ou de diffusion volontaire de sons dans ces espaces. La majorité du travail fourni sur l’aspect sonore vise l’isolation acoustique entre le bâtiment et son environnement qui est considéré comme un espace sonore non contrôlé. C’est une recherche continue de confort sonore. Nous ne pouvons parler de l’ouïe sans citer le silence. En architecture, le silence n’est pas l’absence de sons, mais l’absence de bruits. Il permet au langage et à l’expression de dépasser la limite du DIMENSIONS SENSORIELLES DE LA PERCEPTION HUMAINE

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nommé et des mots. Le silence est à la fois un signifiant, un comportement et un code culturel. À défaut d’essayer de comprendre et d’intégrer cet élément, les architectes bien souvent l’exploitent négativement. Plusieurs techniques constructives ont ainsi évolué dans le domaine de l’isolation sonore. Des absorbants acoustiques ont envahi nos constructions, étouffant auditivement notre vie quotidienne. Le toucher : Le toucher est le sens qui nous renvoie à notre présence spatiale. La perception tactile nous permet, grâce à la composition de notre peau, d’entrer en contact avec notre environnement et de ressentir le poids de notre corps dans l’espace. Le toucher rend également compte de la résistance, la forme et la texture des matériaux présents dans cet environnement. Ce sens agit sur un champ de perception réduit. Il exige une proximité du sujet. Notre expérience architecturale représente une expérimentation palpable et graduelle de l’espace. On rentre en contact avec cet environnement en franchissant le seuil du bâtiment tout en y intégrant notre corps. Le toucher est un sens qui complète tous les autres. Répandu dans tout le corps, il permet la mise en contact avec l’espace et la reconnaissance de caractéristiques tactiles tel que la dureté ou la mollesse, la solidité ou la fluidité, la chaleur ou le froid…

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L’odorat : L’odorat est un sens puissant qui se démarque par son caractère chimique. les sensations détectées par ce sens sont les odeurs, un ensemble de molécules et de substances présentes dans l’air environnant. Il est difficile de caractériser les informations recueillies par ce sens car il y a une implication corporelle permanente dans l’action de l’odorat. Les connaissances sur les mécanismes de fonctionnement de ce sens restent relativement peu approfondis. Dans notre vie quotidienne les odeurs sont considérées comme des éléments résiduels. Les propriétés odorantes des environnements et des matériaux ne sont pas répertoriées. Le principal travail fournit sur ce sens a pour but d’éviter l’appréhension des odeurs comme une nuisance sensorielle. En architecture il est rare de trouver une intervention consciente qui intègre dans sa démarche une pensée olfactive. L’une des principales raison est l’orientation visuelle de la perception architecturale. Les soucis d’hygiène de la vie moderne ont également réduit l’importance donnée à ce sens. Les informations récoltées par l’odorat sont difficilement caractérisables et représentables dans la conception architecturale à cause de la complexité de ce sens olfactif.

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Le goût : Le sens du goût est reconnu scientifiquement comme une action des cellules sensorielles de la langue qui détectent des saveurs et des sensations gustatives. Celles-ci sont ensuite interprétées par le cerveau sous forme de signaux. Pour comprendre cette définition, on doit noter une différence entre les saveurs qui sont perçues par la langue et les sensations gustatives qui sont construites par l’ensemble des stimulations des récepteurs sensoriels. Malgré l’absence de relation directe entre l’architecture et les sensations buccales, on associe souvent l’action de nos sens au goût. Ils ont une valeur évocatrice. En jugeant un espace agréable cela peut évoquer des sensations orales. Il y a un transfert régulier entre la vue, l’odorat et le goût (si un objet est perçu comme bon, il est également qualifié de savoureux. Il en est de même pour l’odorat). C’est une perception multifactorielle. En dépassant la définition première du goût, on peut le décrire également comme étant l’aptitude de discerner ce qui nous plaît de ce que l’on n’aime pas. Il est ainsi responsable de l’appréciation des valeurs de différents éléments. De ce point de vue c’est un sens subjectif et personnel. Nos perceptions gustatives sont directement liées à nos expériences précédentes.

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Sous l’influence des sens intérieurs La sensibilité personnelle joue un rôle majeur dans la perception sensorielle. Cette sensibilité est contrôlée par nos sens intérieurs. Ils sont à l’origine de nos sensations ainsi que de nos jugements et représentent la source de toutes nos impressions, nos états d’âme et nos dispositions morales quotidiennes. La mémoire: Les expériences sensorielles que nous vivons au quotidien agissent sur notre perception. En effet ces expériences ne nous échappent pas entièrement dès l’instant où elles cessent d’exister. On en retient des impressions qui forment la mémoire. La mémoire est composée d’une suite d’idées et de souvenirs qui nous ont marqué à partir d’expériences humaines. Christian Norberg-Schulz explique que « Ce dernier point de vue est mis en lumière par le fait que si nous voyons l’objet comme complexe ou simple, puissant ou fragile, ou de toute autre manière, cela ne dépend pas seulement des propriétés de l’objet mais aussi de nos expériences passées avec des objets similaires, impliquant une comparaison implicite avec ceux-ci. » 5

5. Christian NorbergSchulz, Intentions in Architecture, op. cit., p. 156.

Les facultés sensorielles sont partagées entre nos sens et notre mémoire. On essaye toujours d’identifier une nouvelle sensation en la rapprochant à une sensation passée. Il y a donc deux processus qui se font instinctivement: un processus d’analyse et un processus DIMENSIONS SENSORIELLES DE LA PERCEPTION HUMAINE

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de comparaison. Le premier processus intervient lorsqu’on éprouve une nouvelle sensation dont le produit nous est étranger. Dans le deuxième processus, notre mémoire joue un rôle actif. On se souvient d’une sensation et on détecte un rapport antérieur qui lie cette sensation à notre organisme humain. Les sens et la mémoire sont directement sollicités dans notre expérience sensorielle. Néanmoins les sens ne prennent pas toujours le dessus dans nos expériences sur la mémoire. Cette dernière en plus d’avoir un rôle évocateur nous permet également d’appréhender les réactions de notre corps. Si l’on reprend l’exemple du feu et de la brûlure, notre mémoire nous permet d’avoir une conscience du danger et d’éviter un nouveau contact avec cet élément brûlant. Le sentiment de danger peut alors être plus vif que celui de la sensation. L’étendue et la diversité de nos expériences agissent directement sur notre mémoire. Elle en devient plus développée. L’effet de sens évocateur joue un rôle important dans ces pratiques. En écoutant un son, cela peut nous évoquer une image ou une odeur. Notre mémoire s’étend à tous les sens et les relie. La mémoire peut aussi nuire à notre ressenti général. Avec un ensemble d’a priori et de souvenirs, elle peut influencer notre perception sensorielle en nous rendant insensibles aux ambiances et à l’harmonie des espaces. Il est difficile également de distinguer un jugement instantané d’un jugement actionné sous P.22

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l’influence de notre mémoire. L’imagination : Quand la mémoire est sollicitée pour retracer une sensation de manière vive et la fait paraître comme un fait réel, elle est définie comme imagination. L’imagination est la faculté de représentation au présent d’images mentales dérivées d’un sujet absent. C’est une perception créée par le cerveau humain, qui consiste à rassembler plusieurs souvenirs afin de former une représentation nouvelle semblable aux expériences antérieures expérimentées par nos sens. Dans sa dissociation entre la mémoire et l’imagination Condillac entend que: « La mémoire est le commencement d’une imagination qui n’a encore que peu de force; l’imagination est la mémoire même, parvenue à toute la vivacité dont elle est susceptible. » 6

6 . CONDILLAC, Traité des sensations, Fayard, 1984

La mémoire et l’imagination sont deux facultés qui se rattachent directement à nos sens. À travers une action de comparaison et de liaison ou une action de substituons nos sens restent influencés par des faits internes et antérieurs. La culture : « L’architecture est une expression de la culture » 7

. Loi n° 77-2 du 3 janvier 1977 sur l’architecture 7

La culture est un ensemble de connaissances, de croyances et de pratiques distinctives acquises en société par l’être humain en rapport avec son DIMENSIONS SENSORIELLES DE LA PERCEPTION HUMAINE

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héritage et son environnement. Elle se rattache à notre manière de penser, d’agir et de sentir qui nous lie à d’autres personnes partageant ces connaissances. La culture est propre à l’être humain et se reflète directement sur ses comportements. Il est de ce fait naturel d’avoir une compréhension différente des espaces et une préférence pour une architecture qui se rapproche de notre culture mère. Mouvement & Kinesthésie Le mouvement représente pour l’être humain l’expérience première de son existence et de son rapport au monde suivant la loi de la pesanteur. Il indique un déplacement dans l’espace, un changement de situation. Contrairement à la vue, l’ouïe ou l’odorat, le mouvement n’est pas associé à un organe spécifique. Les capteurs kinesthésiques sont répartis dans tout le corps. Il est directement contrôlé par la pensée. Notre cerveau stimule et évalue notre capacité à réaliser le mouvement. La kinesthésie nous informe d’une manière consciente de la position et des déplacements des différentes parties du corps. Elle représente l’organisme responsable de la sensibilité physique. Ce sens agit non pas à partir d’un événement extérieur mais à une excitation provenant de nos organes et sens eux-même. La mise en action du corps influence son rapport à l’architecture. Elle agit sur notre perception des dimensions P.24

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de l’espace et son organisation. Nous percevons le monde à partir de notre corps et de la position qu’il y prend. Un processus de réflexion sensorielle entier L’être humain développe ses sens et les associe afin d’avoir des expériences plus étendues et plus variées. La combinaison des sens extérieurs augmentent les manières de perceptions corporelles. L’intégration des sens intérieurs nous permet d’avoir une perception active, enrichie à la fois par des sensations nouvelles et des informations antérieures. Avec ces deux processus rassemblés on peut donc comparer deux expériences et juger les différences et les rapports entre elles. Le principe de la synesthésie rentre également en compte dans notre perception. C’est l’association d’informations provenant de plusieurs sens. La synesthésie est représentée par des degrés d’expression différents. Les sens ont un aspect évocateur. Ils se complètent et interfèrent entre eux. En entendant le bruit du moteur d’une voiture, on se représente instinctivement une image visuelle de sa forme et de son mouvement. La perception sensorielle est dépendante des expériences personnelles: les souvenirs, les valeurs, les savoirs. Notre jugement, notre vision, l’écoute, l’odorat et toutes les sensations que nos sens génèrent ne sont jamais objectives. Lors de notre expérimentation de l’espace, nous remarquons en priorité ce que les situations DIMENSIONS SENSORIELLES DE LA PERCEPTION HUMAINE

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précédentes nous ont appris à remarquer. Notre perception est de ce fait sélective, cela fait que les hommes ont des sensations et des réactions différentes devant la même situation. Les connaissances se développent et s’accroissent différemment chez les individus. Ce processus entier mène vers une perception riche et sélective. Nous portons notre attention vers les éléments que nous jugeons pertinents au vue de nos expériences précédentes. Nos sens sous le règne de l’architecture 8 . « Architecture and Meaning », Robert G. Hershberger In Journal of Aesthetic Education, Vol. 4, N° 4, Special Issue: The Environment and the Aesthetic Quality of Life (October 1970), pp. 37-55.

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Hershberger décrit le rapport entre les sens et l’architecture comme «une situation interne de stimulus-réponse composée de représentations et de réponses intériorisées » 8 L’homme se projette dans le monde grâce à son corps et à ses sens. Il est accueilli dans des espaces de transition et de vie qui lui offrent un abri et une identité. Il faut aussi noter que notre rapport à l’architecture ne s’arrête pas à la perception mais à la signification qu’elle génère. L’architecture nous permet de transformer les espaces créés en expériences intégrant le percepteur. C’est une suite d’expériences multisensorielles. Elle doit produire des conceptions et des idées qui prennent en compte le confort de l’usager. Elle accueille nos expériences sensorielles grâce à ses différents espaces et atmosphères. La lumière et l’ombre, les textures et les matériaux, les couleurs et les proportions sont des sensations principales qui résultent de notre contact PERCEPTION SENSORIELLE EN ARCHITECTURE


avec l’architecture. Steven Holl explique que « Chaque expérience touchante de l’architecture est multisensorielle; les qualités de la matière, l’espace et l’échelle sont mesurés à parts égales par l’œil, l’oreille, le nez, la peau, la langue, le squelette et les muscles. L’architecture sollicite sept domaines de l’expérience sensorielle qui interagissent et influent les uns sur les autres » 9

. Holl Steven, et. al 1992, p.30 9

En plus de répondre à des questions de fonctionnalités techniques, l’architecture permet d’engager l’usager à un niveau émotionnel dans l’espace. Les besoins de l’être humain ne se résument pas en une simple pièce pour se protéger. Le besoin émotionnel n’en est pas moins important. Le bien-être humain dépend de la connexion entre l’espace et le corps. Nous prenons part à un dialogue constant avec notre environnement. L’architecture offre à l’être humain un environnement propice par sa richesse expérimentale et ses multiples dimensions. Elle permet d’instaurer des relations dynamiques aux espaces, et d’interpeller notre appareil sensoriel tout en aiguisant la perception. Elle offre à la fois des réponses à nos besoins quotidiens et œuvre à établir une conscience sensorielle et perceptive dans notre environnement. L’architecture se doit de développer dans chaque lieu une occasion d’émerveillement et de plaisir en ordonnant les aspects fonctionnels, symboliques, et sensibles. Elle ordonne nos sensations et rend possible la création de merveilleuses émotions DIMENSIONS SENSORIELLES DE LA PERCEPTION HUMAINE

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et sensations au sein du cadre qu’elle représente. L’aspect fonctionnel disparaît devant une appropriation de l’espace par l’usager et devant sa relation sensible aux lieux. L’architecture se doit de défendre l’importance des éléments perceptibles non physique et continuellement présents. La dimension concrète doit être au cœur des questionnements de l’architecture contemporaine. La condition humaine actuelle proclame un besoin de nouveaux espaces de vie où nos sens seraient libres et indépendants des contraintes fonctionnelles et culturelles.

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UN ARCHITECTE DÉFENDEUR DE

II.

LA CONCEPTION SENSORIELLE: PETER ZUMTHOR Une théorie sensorielle rédigée Peter zumthor a commencé à réfléchir à l’impact de l’architecture sur nos sens en prenant conscience des gestes et contacts que génèrent les actions quotidiennes. Il décrit avec une grande sensibilité le contact de sa main avec la poignée de porte et la symbolique de l’entrée que représente cet acte. Les odeurs à l’entrée de la cuisine ainsi que la texture du plancher sous ses pieds sont restés marqués dans sa mémoire en souvenir d’une pièce. L’ensemble de ces sensations et de ces impressions compose l’atmosphère de l’espace architectural. Lorsqu’il travaille sur un projet, il se laisse naturellement guider par les images et les souvenirs personnels dans lesquels il puise des atmosphères imagées qui correspondent à sa conception. Il souligne également à travers ses ouvrages l’importance de faire coïncider ces atmosphères avec la structure constructive. C’est l’interaction de ces éléments de conception qui mène vers un ouvrage plaisant. Zumthor explique dans son livre « thinking architecture » que lors de son travail de conception, il revient à ces anciennes mémorisations des espaces afin UN ARCHITECTE DÉFENDEUR DE LA CONCEPTION SENSORIELLE: PETER ZUMTHOR

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de transposer ses souvenirs d’atmosphères. Son travail porte l’empreinte de nombreuses expériences et lieux. Il défend aussi l’importance des qualités sensuelles des matériaux qu’il utilise dans la composition d’espaces riches. Il y a un travail architectural concret à faire sur l’expérience sensorielle: le toucher, la vue, l’audition et l’intégration corporelle en font partie. Zumthor atteste que l’architecture entretient un rapport particulier avec l’être humain. Elle représente à la fois pour lui un lieu de vie et une enveloppe où il progresse. La compréhension d’un bâtiment se fait grâce aux sentiments et aux sensations que nos sens nous révèlent. Cela se fait en relation avec nos souvenirs, ce qui génère des points de vue personnels et différents. Les racines de notre compréhension de l’architecture résident donc dans nos expériences passées. On se sert également constamment de ces expériences comme base pour le travail de conception. L’architecture a pour tâche de répondre aux attentes et aux besoins de l’homme. Du point de vue de la conception, l’architecte atteste qu’elle doit suivre des principes rationnels et objectifs. Zumthor reconnait néanmoins l’implication des sentiments personnels dans le projet. La réflexion a comme point de départ le vécu de l’architecte et ses passions. Elle est menée par la raison qui nous permet d’établir les besoins de l’usager et d’y proposer plusieurs solutions. C’est alors les expériences et les sentiments antérieurs de l’architecte qui le mène vers la décision adéquate. Zumthor met en avant ses P.30

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émotions et ses inspirations dans ses réflexions. Cela génère une architecture unique et propre à son auteur. « Concevoir un projet, c’est inventer » 10 Peter Zumthor atteste que le premier acte de réflexion dans la conception architecturale est de suivre son intuition. L’architecture reflète l’esprit et les sentiments des inventeurs. Il travaille essentiellement sur une architecture qui met en œuvre les connaissances humaines premières et permet de comprendre et de SENTIR.

. ZUMTHOR Peter, penser l’architecture p.22 10

L’architecte essaye de dépasser les premières associations esthétiques et pratiques de l’architecture. En prenant conscience des sensations que génèrent les espaces architecturaux, il travaille à améliorer leurs interactions avec le corps humain. Chacun de nos sens produit une perception différente. Zumthor s’applique également à construire une idée d’ensemble et à renforcer la perception globale. Le grand défi de l’architecture est alors de former une expérience totale à partir d’éléments perceptifs différents par leurs fonctionnements. Pour pouvoir susciter notre intérêt et notre appréciation, un bâtiment doit promouvoir un regard nouveau, une manière nouvelle de l’expérimenter. Il faut néanmoins que ce nouveau rapport soit en accord avec nos souvenirs et nos expériences antécédentes. Il doit également être capable de nous « émouvoir » dans notre quête quotidienne de sens. L’être humain n’est jamais dans UN ARCHITECTE DÉFENDEUR DE LA CONCEPTION SENSORIELLE: PETER ZUMTHOR

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une pure abstraction des sensations. Il est constamment entrain d’expérimenter à travers ses sens, de voir, d’entendre, de toucher et d’apprendre. La réussite de la conception réside selon Zumthor dans une architecture où il n’y a plus de limites entre le bâtiment et la vie, entre l’espace et ce qu’on y vit. A travers notre corps, qui est le refuge de notre identité et notre regard sensible nous arrivons à concevoir un bon projet architectural. Quand un bâtiment nous plaît, on ne cherche pas à comprendre son effet sur nous pour l’apprécier. Zumthor met en avant l’importance de l’impression, à laquelle s’ensuit la réflexion. On est captivé par ce que l’on expérimente, on intègre totalement l’espace. On est submergés par la sensation, avant d’entamer la compréhension qui ne joue qu’un rôle secondaire dans ce processus. Peter Zumthor résume la cause de cette appréciation dans la totalité des qualités architecturales de l’espace: La lumière, les bruits, les sons, les couleurs, les matériaux, les textures… c’est une interaction totale avec ce qui nous entoure. Zumthor cherche à produire une architecture de qualité. Il définit cette architecture comme un élément qui nous touche et qui provoque une première impression riche et agréable. L’ensemble de ses bâtiments est composé d’atmosphères différentes qui agissent sur notre perception. Cette interaction est immédiate et totale. Elle dépend entièrement de l’espace dans lequel on se trouve. En supprimant cet espace, la perception se perd également, il ne P.32

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reste seulement que le souvenir de cette perception. Il focalise alors son travail sur la « magie du réel », en essayant de produire une architecture qui soit à la fois enveloppe et corps. Il résume ce travail en quelques éléments importants: Il y a tout d’abord l’harmonie des matériaux. La composition matérielle et les assemblages produisent un effet singulier sur l’espace et ses qualités sensorielles. Il travaille également sur les détails qui permettent de transformer les espaces de passage en unités de séduction, de voyage et de découverte: des lieux où l’on profite de l’instant présent enveloppés par une succession de séquences aux ambiances différentes. L’une des autres principales distinctions du travail de Zumthor est l’intérêt particulier qu’il porte aux sons. Il considère chaque espace comme un grand instrument, ses bâtiments produisent un son et un dialogue continu avec l’usager. Il faut selon Zumthor considérer l’architecture comme un environnement humain. Un rayonnement d’espaces où l’on vit, se développe et apprend. Il faut penser à l’architecture comme un « art appliqué » qui s’insère dans un contexte et un lieu précis tout en respectant l’usage. L’application de l’analyse sensorielle dans le bâti Swiss Sound Pavilion Le pavillon suisse de l’exposition universelle à Hangouver en 2000 est une application de la théorie de l’architecture des sens de Peter Zumthor. Cette réalisation a permis à la fois d’intégrer UN ARCHITECTE DÉFENDEUR DE LA CONCEPTION SENSORIELLE: PETER ZUMTHOR

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Plan directeur du Swiss Sound Pavillion, dessiné par Peter Zumthor en 2000. On reconnait au centre, 3 bars sous une forme circulaire.

Détails d’assemblage des pièces en bois et des ambiances générées au sein du pavillon. Photographie de Petelson, 2010 P.34

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les sons, la vue, le goût et le toucher. Le pavillon a été conçu tel un spectacle vivant où les visiteurs pouvaient suivre un parcours avec une succession d’étapes autour d’un même thème. Ce spectacle est vécu différemment selon le moment de la journée durant lequel on visite le pavillon, le nombre de visiteurs ainsi que les conditions météorologiques. Grâce à un travail phénoménologique, Zumthor a créé une expérience complète autour des sens et des émotions. En essayant de dépasser la réponse primaire aux questions fonctionnelles, il a imaginé un espace de dialogue entre l’architecture et l’être humain. C’est ce rapport que nous gardons en mémoire du bâtiment visité. Dans ce corps sonore, l’architecte a opté pour l’empilement comme moyen constructif simple. Un assemblage de plus de 45000 pièces en bois sans colle. Cette construction suit une logique de labyrinthe (voir le plan) avec une succession d’espaces et d’ambiances. La réalisation est souvent décrite comme une architecture minimale et élégante où le bois vieillit et respire paisiblement. Le bâtiment est totalement perméable de part ses multiples entrées et l’absence d’isolation. Considéré comme un événement sensoriel, le pavillon répond également au thème de l’exposition « homme, nature, technologie » L’une des principales qualités de cette réalisation est sa résonance. Le pavillon a été créé comme un instrument de musique poreux qui diffuse la musique conçue spécialement pour l’occasion UN ARCHITECTE DÉFENDEUR DE LA CONCEPTION SENSORIELLE: PETER ZUMTHOR

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ARC-6021 - LA PENSÉE CONSTRUCTIVE EN ARCHITECTURE | Semestre A-11

Ambiances sonores multiples dans les pièces du pavillon. Photographie de Jodido, 2006

Insertion paysagère de la chapelle. Photographie de Hélène Binet

L’entrée de la chapelle est discrète et minimaliste. Photographie de Hélène Binet P.36

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avec ses 18 notes qui se répètent. Le goût est également mis en avant grâce à la présence de 3 bars culinaires présentant des spécialités suisses. C’est un concept simple qui permet une stimulation des sens évoluant tout le long du pavillon. En l’absence d’un parcours donné, on se laisse totalement guider par nos sens. Le concept principal est la mise en scène du corps humain à l’intérieur de l’enveloppe qu’est l’architecture. Peter Zumthor a réussi dans cette réalisation à mettre en place une architecture de qualité avec un important travail sur les matériaux, sur l’harmonie ainsi que sur les aspects sensoriels et les expériences que génèrent les espaces développés. Chapelle Bruder Klaus Field La chapelle Bruder Klaus Field est l’une des réalisations architecturales majeures de Peter Zumthor. À travers un travail concis, où l’architecte a dépassé les questions constructives et le soucis de la forme, il a imaginé un édifice de lien entre l’homme, l’environnement et la vie. La méthode constructive choisie par Zumthor a fait de cet édifice un symbole fort dans le paysage rural allemand. Avec 112 troncs d’arbres de 12 m de haut (des pins), il construit un assemblage imposant. Le bois a été posé sur un sol en charbon et recouvert d’un coffrage en béton. Le bois fût brûlé lentement pendant 3 semaines, et les troncs réduits en cendres laissèrent des empreintes creusées sur les parois en béton. Percé au milieu, cet assemblage UN ARCHITECTE DÉFENDEUR DE LA CONCEPTION SENSORIELLE: PETER ZUMTHOR

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La forme sculpturale de la chapelle dégage une ambiance particulière. Photographie de Hélène Binet

La Serpentine Galerie est une œuvre florale et sensuelle. Photographie de Julien Lanoo, 2011

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offre une échappée vers le ciel qui permet un contrôle naturel de la température ambiante de la chapelle. Les changements climatiques et la succession des saisons offrent des atmosphères riches et variées tout au long de l’année. La chapelle se démarque par un faible flux de lumière pénétrante, ainsi que par la réverbération crée par la présence de plusieurs pièces de verre et l’eau de pluie. Le concept de cette œuvre renvoie à un contraste marqué entre l’intérieur et l’extérieur. Les détails impressionnants et la simplicité de la réalisation veillent à une sensibilité sensorielle marquante. La symbolique spirituelle forte interpelle le visiteur et le renvoie à sa propre existence et à sa présence dans cet espace et dans le monde. Avec des conditions visuelles minimales, le visiteur est plongé dans une expérimentation différente du lieu architectural dans lequel ses sens sont sollicités dans une atmosphère intime avec un silence céleste. Peter Zumthor’s Serpentine Gallery Pavilion 2011 Dans le cadre de la Serpentine Gallery de l’année 2011, Peter Zumthor a bâti un pavillon remarquable inspiré de la conception japonaise des jardins. Sous le nom de « Hortus Conclusus », un espace de contemplation avec le jardin dans le jardin. Ce pavillon se démarque par l’intérêt porté dans sa conception à la relation entre l’être humain et son environnement incluant l’architecture. Peter zumthor destine cette réalisation à aider les visiteurs à se relaxer, UN ARCHITECTE DÉFENDEUR DE LA CONCEPTION SENSORIELLE: PETER ZUMTHOR

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La composition florale du jardin éveille notre perception olfactive et instaure une ambiance sereine pour échapper au stress de la ville. Photographie de Julien Lanoo, 2011

Le parcours dessiné par l’architecte inclut la traversée d’une succession de passages à ambiances différentes. L’entrée se fait discrète devant la composition esthétique de la galerie Photographie de Julien Lanoo, 2011

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à observer et sentir son architecture tout en relevant l’importance des jardins dans les espaces qui nous entourent. En répondant à la contrainte constructive, l’architecte mobilise son savoir et ses connaissances afin de créer une expérience émotionnelle basée sur la présence du corps humain à l’intérieur d’un corps architectural. L’accès au jardin central dessiné par le designer Piet Oudolf se fait progressivement en passant par une pièce transitoire sombre. Le jardin central suggère une ambiance calme et harmonieuse, tout en protégeant les visiteurs du bruit du trafic et du stress de la vie londonienne. Cet espace leur permet d’entamer une balade sensorielle riche en plans visuels, en senteurs et en multiples textures et sensations. On retrouve également le soucis du détail qu’honore Peter Zumthor dans son architecture tel que le développement minutieux de la matérialité et de la lumière qui agrémente les diverses atmosphères imaginées. Son travail sur le thème du jardin a mis en valeur l’intimité du lieu et son rapport sensible à l’être humain.

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Une méthodologie architecturale sensible . Citation de Peter Zumthor lors de son discours sur la Chapelle Bruder Klaus Field 11

«Afin de concevoir des bâtiments avec une connexion sensuelle à la vie, il faut penser d’une façon qui va bien audelà de la forme et de la construction. » 11 L’étude des bâtiments de Peter Zumthor et de ses ouvrages écrits a permis de comprendre comment cet architecte transforme ses pensées conceptuelles en réalisations architecturales. Il met en place dans son travail une série de dispositifs architecturaux et spatiaux destinés à provoquer des sensations fortes chez le percepteur tout en aménageant des espaces souples et flexibles, laissant ainsi libre usage aux usagers. Cela nous a également éclairé sur les liens continus qui relient la théorie et la pratique avec un « échange » permanent entre les deux qu’on retrouve notamment dans les réalisations de l’architecte. Le travail de Peter Zumthor porte sur la création du « tout » et sur la composition d’atmosphères particulières dans les bâtiments. L’architecte cherche à plonger les usagers dans la magie de l’instant présent dans les espaces développés. Il aspire avant tout à composer une architecture où «on se sent bien », une architecture qui comprend notre corps, qui le flatte et qui l’intègre en elle tout en créant une harmonie parfaite. Pour conclure, la méthodologie adoptée par l’architecte est de penser un projet à partir d’une image marquante, d’une sensation ou d’une idée qui génère des ambiances et des atmosphères

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particulières sollicitant fortement les sens. Son processus de conception consiste à mettre en place le projet à travers les sensations évoquées qui mènent par la suite à la création finale du bâtiment désiré. Zumthor associe toujours la qualité architecturale aux aspects sensoriels des bâtiments. Viennent s’ajouter à ces sensations l’harmonie des matériaux, le rapport entre l’intérieur et l’extérieur, les proportions… Son architecture cherche non pas à «Projeter» l’idée mais à «Être» l’idée.

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EXPÉRIMENTATIONS SENSIBLES

III.

DES THÉORIES SENSORIELLES EN ARCHITECTURE Un prototype expérimental avancé Après avoir procédé à une analyse théorique du côté du percepteur, ses sens intérieurs et extérieurs ainsi que du coté de l’architecte concepteur, nous allons dans cette partie, procéder à une analyse expérimentale de la relation entre les sens et l’architecture et découvrir comment notre perception sensorielle évolue parallèlement aux atmosphères des espaces qu’on traverse. La majorité des recherches portées sur la perception sensorielle se focalisent sur une analyse philosophique et théorique du sujet. Afin de mettre en avant l’importance de l’application de ces théories mon expérimentation porte sur des stimulations sensorielles dans 3 lieux à usages différents. Il s’agit donc d’évaluer ma réceptivité vis à vis les espaces architecturaux qui m’entourent. Il faut que je sois attentive à mes réactions corporelles sans les diriger par avance. Plutôt que d’agir dans la volonté de contrôler les sensations, il s’agit de découvrir et d’être réceptive aux atmosphères des lieux choisis. Dans le cadre de ce travail il était important de mettre en place un protocole à suivre afin d’atteindre des résultats EXPÉRIMENTATIONS SENSIBLES DES THÉORIES SENSORIELLES EN ARCHITECTURE

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Premières grilles mises en place dans le protocole. On remarque un manque d’informations pour certains sens moins sollicités.

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optimaux dans les cadre de la recherche sensorielle. L’expérience se déroule en 4 phases : 1-Elaboration du prototype, de la fiche type adaptative. 2-Identification des lieux d’expérimentations 3-Recueil d’information sur le terrain par observation. 4-Analyse des résultats et génération d’hypothèses. L’idée principale de cette partie du travail consiste à mettre en place un protocole type que je pourrai suivre lors de mes expériences sensorielles. Il est important d’avoir un retour clair et précis de la visite des bâtiments tout en répondant à des questions de perception relatives aux sens. J’ai choisi donc d’avoir une approche expérimentale, qui permet de faire un recueil des réactions humaines immédiates lors des expériences vécues. Afin de retranscrire ces relevés, j’ai mis en place un système de grilles de réponses qui ciblaient les réactions. La première version de la grille me permettait de travailler sur un sens simultanément dans les trois lieux architecturaux. Ce modèle était approprié pour une comparaison des résultats dans ces lieux. La grille s’appauvrissait néanmoins progressivement avec des sens moins sollicités (tel que le goût). Elle limitait également le travail sur le parcours au sein même du bâtiment avec les 3 étapes choisies: un espace d’entrée, un espace intermédiaire puis un espace principal.

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Le deuxième model de grille est plus complet au niveau des informations. Il nous permet d’approfondir l’analyse de notre expérience sensorielle.

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La progression des recherches a menée vers une deuxième grille qui intègre en elle à la fois la question du parcours ainsi que l’ensemble des sens stimulés. L’avantage de cette grille est qu’elle permet de profiter pleinement du site pour recueillir un maximum d’informations. Cette méthode présente quant à elle une « faiblesse » du point de vue de la comparaison des sensations et de leurs intensités dans les trois situations choisies. Il était alors important d’enrichir ce processus d’analyse. Afin de procéder à une étape de comparaison et de synthèse, j’ai mis en place un système qui rassemblait les résultats des différents sens dans les 3 lieux de façon concise. Il s’agit d’un graphisme sensoriel, présentant un diagramme de l’évolution de la perception sensorielle concernant chaque sens dans chaque lieu. À travers un mode de représentation soigné et clair, il serait alors possible de réunir les stimulations de tous les sens étudiés dans un graphisme d’ensemble. Identification des lieux d’expérimentation Le parcours a été défini en fonction de lieux à usages différents. Mon appartement, l’école d’architecture et l’opéra. Dans chacun de ces bâtiments, j’ai choisi 3 séquences de travail: l’entrée, une séquence intermédiaire et une pièce principale. Mon appartement mesure en tout 25m². Il est composé d’une pièce d’entrée qui fait également office de cuisine, d’une salle de bain, et d’un couloir étroit qui mène à la pièce qui me sert à la fois de chambre, EXPÉRIMENTATIONS SENSIBLES DES THÉORIES SENSORIELLES EN ARCHITECTURE

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Réalisation de l’expérimentation sensorielle au sein du premier lieu étudia: L’appartement

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de lieu de travail et de repos. L’école d’architecture est un lieu que je fréquente depuis plus de 3 ans. Construite en 1996 par Livio Vachinni, elle est à la fois un édifice emblématique dans la ville de Nancy et un lieu d’accueil pour les étudiants. Dans cette expérimentation, j’ai choisi de travailler sur le parvis comme séquence d’entrée, le hall comme lieu de transition et la médiathèque comme pièce principale. L‘opéra prend place sur la place Stanislas depuis 1919. Cet édifice artistique distingué m’a toujours fasciné par son architecture imposante et sa programmation riche et diversifiée. Durant mon travail sur le sujet, j’ai parcouru ce lieu à plusieurs reprises pour me familiariser avec son ampleur et son architecture particulière. J’ai choisi le hall d’entrée principal comme première séquence. Puis les pourtours comme lieu intermédiaire entre l’accueil et la salle de représentation. Pour finir, j’ai choisi cette grande salle de représentation donnant sur la scène comme lieu principal. Applications et recueils d’informations • L’appartement, lundi 30 mai 2016 à 20h05: Je viens de rentrer de l’école après une longue journée de travail. Fatiguée, je monte péniblement les escaliers de l’immeuble avant d’accéder à mon appartement. J’entends la porte grincer en l’ouvrant, un signe du début de mon EXPÉRIMENTATIONS SENSIBLES DES THÉORIES SENSORIELLES EN ARCHITECTURE

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expérience. L’entrée est petite et animée par les bruits de la rue provenant de la fenêtre restée ouverte. J’ai peu de place pour me déplacer et poser mes affaires. Poser, cette action met en éveil mon sens tactile. Je ferme les yeux et je porte mon attention sur mon contact avec le sol. Mes pieds glissent sur le parquet lisse et plat. Je me sens bien, une chaleur agréable de printemps pénètre depuis la rue. On entend les gens parler au pied de l’immeuble. Ils se déplacent, ils partent et d’autres viennent. Je sens une odeur appétissante de fruits, précisément d’agrumes posés sur ma table. Je continue de marcher vers le couloir, sombre et mal éclairé il relie l’entrée à la chambre. Mes pieds continuent de glisser sur le même sol que la première pièce. Je les soulève en sentant une légère différence de niveaux. Il fait toujours aussi bon que dans la cuisine, les bruits s’éloignent et s’estampent parallèlement à mon avancement dans le couloir. Je suis plus vigilante à la direction que je suis, Je n’ai pas beaucoup de place pour marcher. Un inconfort commence à s’installer, l’odeur de renfermé qui provient de cet espace m’oppresse. J’accède finalement à la chambre. Le soleil provenant d’une seconde fenêtre éclaire et réchauffe la pièce. J’ai une belle vue sur un jardin intérieur. Cela me réjouit. Je ferme les yeux. Le calme continue dans la chambre. Cette fois, mes pieds nus ne P.52

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glissent plus, le sol est plat et rugueux. J’entends le mouvement des aiguilles de mon horloge. Ils me poussent à ouvrir les yeux pour voir l’heure. Une odeur de fleurs embaume la pièce. Une tranquillité et une sécurité m’enveloppe dans cette chambre. • L’école d’architecture, Lundi 30 mai à 11h45: Je traverse le parvis régulièrement lors de mon trajet pour aller à l’école. Aujourd’hui, Il fait beau, le soleil illumine et réchauffe ce grand espace vert donnant sur le canal. Je ferme les yeux. Le traitement du sol attire mon attention, le parvis est principalement recouvert d’herbe fraîchement tondue à laquelle succède des pavés rugueux annonçant l’entrée à l’école. J’entends des discussions de quelques étudiants présents sur le parvis, recouvertes par un désagréable bruit de travaux et de passage des camions du chantier. Je suis rapidement importunée par la fumée des cigarettes ainsi que par une forte odeur chimique produite par les appareils de découpe laser. La vue dégagée sur le canal est réconfortante et m’invoque des sensations agréables de quiétude. J’entre à l’école et accède au Hall. Mon passage coïncide avec la sortie des cours. Beaucoup de bruits retentissent: les voix des étudiants, les claquements de portes… J’ai une vue dégagée sur le parvis et sur la médiathèque. Mes pas sont plus légers sur le sol résineux. Un sol plat et continu. Les odeurs des repas d’étudiants m’interpellent. Un courant d’air produit par l’ouverture des portes du parvis s’ajoute à l’aspect bruyant du hall. Ces évènements EXPÉRIMENTATIONS SENSIBLES DES THÉORIES SENSORIELLES EN ARCHITECTURE

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Réalisation de l’expérimentation sensorielle au sein du deuxième lieu étudia: L’école d’architecture

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provoquent une sensation d’inconfort et de stress. Je finis ma traversée du hall et me dirige vers la médiathèque. Le calme et le silence dominent la salle. Une belle lumière produite par les sheds en toitures rend ce grand espace agréable pour le travail. La vue sur le parvis nous accompagne à l’intérieur grâce aux multiples percées visuelles. La continuité du revêtement de sol entre le hall et la médiathèque est plaisante. Une mauvaise isolation fait de cette pièce un espace froid en hiver et chaud en été. Néanmoins la qualité constructive de la médiathèque en fait un espace attrayant pour les étudiants qui y travaillent. Mais à cause des travaux de rénovations, des bruits assourdissants règnent sur la médiathèque. Elle en devient moins convenable pour se concentrer. • Opéra de Nancy, vendredi 3 juin 2016, 19h40: (J’ai réalisé mon expérience à l’opéra lorsque je suis partie voir la représentation des pêcheurs de perles de Georges Bizet.) Il est bientôt 20h, l’heure à laquelle commence le spectacle. Je me suis rendue à l’opéra quelques minutes après l’ouverture des portes pour pouvoir réaliser l’expérimentation sensorielle au sein de ce lieu particulier. Après avoir franchi les portes d’entrée, je suis arrivée sur le grand hall d’accueil. C’est un espace spacieux et lumineux où les gens présentent leurs tickets ou retirent les invitations. Ma vue est à la fois dégagée par la hauteur importante de l’espace mais également encombrée EXPÉRIMENTATIONS SENSIBLES DES THÉORIES SENSORIELLES EN ARCHITECTURE

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Réalisation de l’expérimentation sensorielle au sein du troisième lieu étudia: L’opéra national de Lorraine à Nancy

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par le nombre important de spectateurs. Je dois porter une attention particulière à mon déplacement. Plusieurs plateaux divisent l’espace, avec des différences de niveaux rattrapés par des marches. Le hall est un espace transitoire non chauffé. On est protégé de la pluie mais on ressent toujours le froid qui pénètre par les portes ouvertes. Le bruit des spectateurs retenti dans ce grand espace, on se sent poussé vers l’avant par un mouvement de foule. Les odeurs d’élégants parfums ravivent mon attention olfactive. Malgré la foule, je me sens à la fois en sécurité et attirée par toutes ces sollicitations sensorielles. Après avoir parcourue quelques étages, je me retrouve dans les pourtours de la galerie où se situe mon siège. C’est un espace sombre où nous sommes accueillis par les indications des ouvreurs et le passage de gens pressés. Un sol plat et dégagé nous guide vers la porte d’accès. Les pourtours mal isolés génèrent une odeur de renfermé, ainsi qu’un important courant d’air et une sensation de stress avec le mouvement des spectateurs. J’accède finalement à la salle éclairée par de faibles lumières qui annoncent le début du spectacle et instaure le calme dans la foule. Je me rends à mon siège en faisant attention aux marches qui relient les plateformes de rangées décalées. Les sièges serrés génèrent une proximité dérangeante avec les autres spectateurs. On arrive facilement à distinguer leurs parfums et odeurs corporelles. Attentifs et silencieux les spectateurs profitent de la vue dégagée sur la scène et l’orchestre. Je suis agréablement surprise par cet espace. EXPÉRIMENTATIONS SENSIBLES DES THÉORIES SENSORIELLES EN ARCHITECTURE

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Diagrammes d’analyse et de comparaison entre les 3 expériences. On remarque que l’espace intermédiaire génère des impressions négatives dues à son rôle de passage et de transition. Les sens sont quant à eux sollicités différament selon ma familiarité avec le lieu et les événements extérieurs qui y prennent place.

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Approche analytique et méthodologique des résultats Après avoir réalisée mes expérimentations dans ces 3 lieux à usages différents, j’ai pu confronté les résultats et les sensations récoltés. Il est tout d’abord important de rappeler que le choix des heures d’expérimentations varie volontairement entre les bâtiments. En effet, l’usage des lieux est dépendant de ces créneaux, ils agissent à la fois sur l’aspect visuel (lumière du soleil, nécessité d’éclairage…) mais également sur l’ensemble des autres sens (le bruit général à la fin des cours, le mouvement de la foule à l’ouverture de l’opéra…). En commençant à pousser mon expérimentation d’un même lieu à des créneaux horaires différents, j’étais confrontée à plusieurs inconvénients: au niveau de l’appartement, les résultats restaient relativement similaires. Il était aussi compliqué d’accéder à l’opéra en dehors des horaires de spectacles. L’expérimentation à l’école était également réduite à cause des travaux qui y sont réalisés. Grâce à mon expérience j’ai pu catégoriser d’autres facteurs extérieurs qui agissent sur notre perception, comme la météo qui agit directement sur notre sensibilité sensorielle. Dans l’appartement ainsi qu’à l’école, le soleil a aidé à mettre en valeur les espaces. J’ai pu également vivre EXPÉRIMENTATIONS SENSIBLES DES THÉORIES SENSORIELLES EN ARCHITECTURE

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mon usage des espaces différemment. En offrant une attention supplémentaire à des sens souvent négligés, j’ai découvert d’autres aspects sensibles de mon parcours. Notamment les sens externes qui me permettaient de confronter mes expériences antécédentes à l’ensemble des sensations présentes. Je me suis faite un avis de ces lieux avec plus de spontanéité. J’ai pu également mieux nommer les besoins et les manques de ces lieux dans leurs conceptions. Mes sens ont souvent été éveillés par des accidents de parcours et des situations de stimulations particulières telles que celles expérimentées (fermer les yeux pour solliciter les autres sens, porter une attention particulière aux odeurs persistantes et aux sensations tactiles…). Par ailleurs, j’ai remarqué qu’il y avait une certaine difficulté à dissocier mes sensations et à les rapporter à un sens plutôt qu’à un autre. La globalité de l’expérimentation et la complémentarité des sens s’est imposée de manière importante. J’ai ainsi souvent eu le réflexe d’ouvrir les yeux en sentant une certaine odeur ou de reculer devant un bruit. La conception architecturale des lieux a permis avant tout d’ordonner et de guider mes sens. Un caractère d’appropriation revenait souvent dans les espaces que je trouvais architecturalement agréables. J’ai été guidée par la succession des pièces et leurs aménagements dans P.60

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ma recherche d’équilibre et de confort. En dépassant leurs aspects fonctionnels, les bâtiments ont éveillé un contact riche entre les sens et l’espace tout en développant ma relation avec mon environnement de vie. Les 3 parcours donnent une idée générale sur l’ordre et la succession des ambiances et des sensations perçues par le corps humain. Un espace d’entrée sécurisant, entre l’intérieur et l’extérieur, on découvre en quoi l’espace intermédiaire influe sur la perception d’un lieu et sur les émotions et pensées qu’il suscite en nous, puis un espace principal lumineux et imposant. A travers l’application des même pratiques sensorielles dans les expérimentations, on distingue un certain protocole constructif qui mène à une réaction prévisible de nos sens. Cela permet d’instaurer une confiance et une sécurité dans nos pratiques des lieux. Plus rassurés, nous nous impliquons d’avantage dans notre contact aux lieux, nous les acceptons et approprions. Nous nous impliquons également dans notre contact aux autres usagers. Nous sommes alors mieux préparés à développer des relations sociales dans notre milieu de vie enveloppés par cette architecture qu’on apprécie et qu’on adopte.

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CONCLUSION

À travers mon travail de mémoire sur l’architecture sensorielle j’ai essayé dans une première partie de mieux appréhender les sens afin de comprendre l’origine de notre perception et de nos facultés de raisonnement, indispensables dans la compréhension et la conception d’une architecture de qualité. Il a été important dans un second temps de mettre en valeur le cadre bâti qu’est l’architecture, non seulement comme forme constructive mais bel et bien comme un concept fait par et pour l’homme à travers un travail accompli. C’est ce qu’à défendu Peter Zumthor à travers son architectures et ses œuvres. La troisième partie est consacrée à l’expérimentation des raisonnements théoriques analysés auparavant. Elle présente une synthèse personnelle de ma réflexion sur la perception sensorielle et son importance dans l’architecture. Dans ma tentative de construction d’une réflexion ciblée sur les sens et leurs usages en architectures j’ai découvert divers points de vue et thèses d’auteurs s’intéressant à cette thématique. Cette variété d’avis a beaucoup enrichie le développement de mon mémoire ainsi que ma culture personnelle. Tout en s’inspirant de plusieurs philosophes, auteurs et CONCLUSION

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architectes, à travers des lectures et des citations, j’ai pu construire mon avis propre sur ce sujet et cibler les points importants de ma thématique. Ce travail est représentatif de l’importance que nous, architectes en devenir, devons donner à la qualité sensorielle du bâtiment et à son appropriation par les usagers. Les réactions humaines (sentiments, émotions, évaluations…) au sein de ce cadre bâti doivent être mises en valeur dans nos conceptions. Il faut considérer le bâtiment non pas comme une forme « construire » mais comme une forme «perçue» et « représentée » par les usagers. Combiné à un bon fonctionnement constructif, l’aspect sensible de nos bâtiments tâche d’être un principe majeur de notre travail. Il est également important de se questionner sur l’avenir de l’architecture qui tend vers un développement technique des équipements et des méthodes constructives afin d’améliorer le confort de l’homme. Il est déplorable que l’investissement des concepteurs dans le bien être sensorielle de l’homme au sein de l’architecture qu’il habite soit minimal. Les espaces sont de moins en moins adaptés à nos besoins émotionnels et sensoriels. De mon nouveau regarde, il serait temps de revenir vers l’homme et considérer sa perception comme une référence et un point de départ dans la création d’un milieu de vie impliquant totalement l’individu. Aujourd’hui, les connaissances sensorielles sont peu développées. L’avancé des savoir techniques conditionne P.64

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la mise en place d’une mesure sensible dans le bâti qui exploite les particularités des sensations humaines. Il est nécessaire de mettre au point une méthode qui permet de comprendre, d’explorer et d’investir notre savoir des phénomènes sensoriels d’un espace. Ces derniers sont considérés encore comme des résultantes secondaires de l’expérience architecturale. Ce sujet de recherche s’inscrit dans le courant actuel des réflexions architecturales. La prise en compte des sens doit mener vers un équilibre de la conception architecturale. Une démarche aussi impliquante se doit de remettre en question nos pratiques constructives, les enrichir et les développer. Ce travail mène également vers d’autres horizons de recherche. Il serait intéressant par la suite de pousser l’analyse sensorielle vers un champ élargi à l’échelle urbaine de la ville et de l’environnement humain. Ce développement de la thématique pourrait être parallèle à l’avancement des recherches dans le domaine des sens et des réactions humaines. L’architecture est tenue d’être vécue, sentie. Notre parcours architectural est un mélange de rencontres, de confrontations et d’interactions entre nos sens, notre corps et notre environnement.

CONCLUSION

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