PIC T URE SUBURBIA Explorer les nouveaux enjeux de la représentation dans la ville diffuse
L iv r et I / II
P ROBL E M AT I Q UE
MÉ MOIRE DE F IN D ’É T UDE S
sous la direction d’elisabeth essaïan patxi gardera
ecole d’architecture paris val-de-seine
29.06.2015
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LIVRET I Ce premier livret explicite tout le processus de recherche qui a conduit à l’élaboration de la problématique.
SOMMAIRE
THÉMATIQUE La représentation, recherche récurrente
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OBJET D’ÉTUDE La suburbia, tentative de définition
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PROBLÉMATIQUE Rendre visible la suburbia, l’outil en question
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ANNEXES Bibliographie et remercients
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THEMATIQUE DE RECHERCHE
L A REPRÉSENTATION Une thématique de recherche récurrente
« La recherche continue de modalités nouvelles de représentation conformes au projet contemporain, qui prennent en compte les thèmes du projet d’aujourd’ hui mais aussi les codes de la communication et de l’esthétique contemporaines, nous paraît alors une activité de recherche importante, si importante que l’on peut discuter d’approches, de positions par rapport au projet de la ville tout simplement à partir de la façon dont il est dessiné. » Paola Vigano
RECHERCHE RÉCURRENTE En tant qu’architecte / urbaniste nous fabriquons quotidiennement des représentations. Le plan, la coupe, la maquette, l’axonométrie, le détail, la photographie, la perspective, les maquettes numériques, le photomontage, la vidéo, la cartographie, le diagramme, le récit, le scénario… sont nos armes pour faire exister nos idées et les partager. Le choix d’un mode de représentation influence notre démarche et nos projets, il oriente ce que l’on donne à voir. S’interroger sur la fabrication et la pertinence de ces outils a constitué un axe de recherche récurrent tout au long de mes études à l’ENSPAVS. 9
DIAGRAMMES En troisième année déjà, mon rapport de licence questionnait l’influence du diagramme dans les processus de projet. Il m’a permis de comprendre comment la simplification rationnalisée d’une idée dans un dessin a permis à certains architectes de construire des théories, ou d’expliciter certaines réalités difficilement perceptibles de prime abord. Instrument de communication souvent fascinant par son évidence graphique, le diagramme se situe à un niveau d’abstraction élevé, il ne montre qu’un substrat choisi – facilement manipulable et communicable – de la réalité décrite. RENDRE VISIBLE L’année suivante, lors du séminaire Rendre visible, penser les représentations visuelles, il nous a été donné l’occasion d’expérimenter plusieurs outils de captation et de représentation tels que le récit, la vidéo, la photo, la prise de son, la cartographie sensible, le montage ou la scénographie, dans le but de raconter un quartier de Paris, la Butte aux Cailles. Ce travail partagé entre observation sur site et restitution des informations lors de séances collectives à l’école nous a montré, entre autre, toute l’importance du protocole dans la fabrication des représentations. Malgré des outils communs et des temporalités de travail semblables, les points de vues développés par chacun étaient très différents. Les variations dans l’expérience et le parcours du lieu avaient, semble-t-il, conditionné cette multiplicité.
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Ci-dessus, photographies du dispositif de restitution du séminaire Rendre Visible, réalisé avec Renan Schneider en 2013 et détail d’une carte postale.
Pour notre part, le relevé s’ était attaché à rendre visible la redondance des éléments de seuils qui contribuaient à la fois à la porosité des façades sur rue et bizarrement à la déformation de l’image bucolique du quartier, la rendant presque inquiétante : des grilles décorées devant les fenêtres, des rideaux à fleurs, des carreaux floutés, des vitraux sur les portes, des pots de fleurs, des objets louches dans une vitrine, une lumière jaune derrière la devanture d’un lavomatic, … Pour ce système, pas de cartes ou de documents graphiques à l’ échelle mais plutôt une installation faite de carte postales et d’un film au montage très orienté.
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Aussi, lors de la restitution finale, il était intéressant de remarquer qu’aucun des travaux présentés n’avait essayé de rendre compte d’une image du quartier dans sa globalité, mais qu’au contraire tous s’étaient appropriés une singularité, une fragment de cette réalité pour le révéler. Ici, les sensibilités variées des observateurs – subjectives, ciblées et discordantes – prenaient le pas sur une vision absolue – objective et exhaustive – et c’est seulement à travers l’accumulation de singularités que surgissait une image fidèle à la complexité de la Butte aux Cailles. Suite à ce travail plusieurs interrogations sont nées : La représentation totalisante est-elle pertinente lorsque l’on parle d’une entité urbaine de la taille d’un quartier ? A quelle échelle regarder la ville ? Comment ? Les représentations rationnelles sont-elles les représentations les plus à même de faire comprendre la réalité observée ? Faut-il chercher à copier la réalité dans ses dimensions exactes pour mieux la rendre visible ? Ce n’est pas tout à fait celles auxquelles nous allons tenter de répondre aujourd’hui, mais elles ont constitué un point d’entrée important dans la cheminement de pensée qui a conduit à la réalisation de ce travail. SUBURBIA Aujourd’hui, ce mémoire de fin d’études s’inscrit dans la continuité de ces précédentes recherches et aborde plus particulièrement les enjeux liés au renouvellement des outils de représentation dans la lecture des territoires contemporains, en particulier ceux de la suburbia.
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OBJE T D’E TUDE
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L A SUBURBIA Une image en construction
Depuis les années 50, l’individualisation progressive des mobilités et des moyens de communication – marquée notamment par la démocratisation de l’automobile, la construction de grandes infrastructures routières et celle de réseaux de communication sans limites – ont donné naissance à une nouvelle forme d’urbanité, la suburbia. Son succès fut immédiat. Son mode de vie, la maison avec jardin, entre ville et campagne a longtemps reflété « l’image de l’ascension et du standing moderne des classes moyennes » 1. Aujourd’hui cette image idéelle est devenue plus incertaine, mais la suburbia continue de séduire et attire toujours plus de monde 2. Près de 40% de la population française vis dans la suburbia, certains par choix délibéré, d’autres par contrainte. Avec le temps, la suburbia semble s’être affranchie géographiquement de la ville traditionnelle jusqu’à être considérée aujourd’hui comme une entité urbaine autonome. La suburbia « invente une manière particulière de vivre qui n’est plus obnubilée par la configuration classique de la ville et qui ne cherche plus à la singer » 3. En guise de préambule au questionnement de mémoire nous avons donc cherché à définir ces particularités. Les pages qui suivent retranscrivent cette recherche préliminaire. 15
Dans un premier temps une exposition regroupe le travail de plusieurs photographes et auteurs qui ont consacré une partie de leur énergie à rendre compte de ce que nous nommons ici la suburbia. Les photographies d’Eric Tabuchi, Emmanuel Pinard, Jurgen Nefzger, Thierry Ardouin, André Merian, Gauthier Sibillat, Pascal Mougin et Daphné Boussion illustrent le paysage suburbain français. Au fil des pages, elles croisent des fragments d’un court texte du philosophe Bruce Bégout tirés de son livre Suburbia paru en 2013. Dans un second temps, un recueil non exhaustif de six idées captées au fil de nos lectures sur le sujet. Chacune forme un segment relativement indépendant. Réunies elles constituent un assemblage hétéroclite au sein duquel nous avons fait l’effort de ne pas ménager de transitions. Nous laissons au lecteur les conjonctions car nous n’avons pas cherché à définir la vérité de cette condition, mais simplement à éveiller un imaginaire commun en décryptant certains codes.
1. PAQUOT, Thierry, 2014, Les 100 mots de la ville, Presses Universitaires de France
2. DATAR, 2010, « Prospective périurbaine et autre fabrique de territoires », Territoires 2040 n°2, La Documentation française
3. BEGOUT Bruce, 2013, Suburbia, Editions Inculte / IMHO
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AMBIANCES SUBURBAINES 18 séquences
© Eric Tabuchi
“ Nous sommes dans la suburbia lorsque nous prenons la voiture pour aller acheter notre pain. [...]
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© Gauthier Sibillat
[...] Nous sommes dans la suburbia là où les livreurs de pizza errent le soir sans fin dans des rues mal éclairées [...]
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© Eric Tabuchi
[...] Nous sommes dans la suburbia quand tous les bâtiments commencent à ressembler à des stations services. [...]
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© Gauthier Sibillat
[...] Nous sommes dans la suburbia lorsque les bretelles d’autoroute constituent les repères spatiaux habituels [...]
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© Eric Tabuchi
[...] Nous sommes dans la suburbia si le temps que nous passons à garer notre voiture est inférieur à cinq minutes [...]
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© Thierry Ardouin
[...] Nous sommes dans la suburbia si, où que nous nous trouvions, notre horizon visuel est rempli de panneaux de signalisation [...]
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© André Mérian
[...] Nous sommes dans la suburbia là où les parkings désertés constituent des lieux de sociabilité nocturne [...]
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© Jurgen Nefzger
[...] Nous sommes dans la suburbia si un centre commercial représente un pôle d’attraction hebdomadaire, voire quotidien [...]
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© Emmanuel Pinard
[...] Nous sommes dans la suburbia lorsque nous comptons les distances en temps et non en espace à parcourir [...]
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Š Pascal Mougin
[...] Nous sommes dans la suburbia si le sens de la limite ne signifie plus rien [...]
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© Thierry Ardouin
[...] Nous sommes dans la suburbia lorsque les maisons témoins de promoteurs immobiliers forment des havres de paix [...]
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© Daphné Boussion
[...] Nous sommes dans la suburbia à partir du moment où les quartiers neufs paraissent vieux avant même d’avoir été habités [...]
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© Jurgen Nefzger
[...] Nous sommes dans la suburbia lorsque les piétions apparaissent comme des cibles [...]
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© Emmanuel Pinard
[...] Nous sommes dans la suburbia à partir du moment où l’on ne sait plus où aller [...]
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© Jurgen Nefzger
[...] Nous sommes dans la suburbia lorsque les individus bénéficient de plus d’espace et de moins de temps [...]
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© Pascal Mougin
[...] Nous sommes dans la suburbia si nos voisins nous connaissent sans nous fréquenter,et inversement [...]
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© Eric Tabuchi
[...] Nous sommes dans la suburbia lorsque le distributeur automatique de vidéo représente le lieu de rencontre habituel du voisinage [...]
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© Jurgen Nefzger
[...] Nous sommes dans la suburbia lorsque les galeries marchandes constituent le lieu favori de promenade dominicale. ”
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PHOTOGRAPHIES: - ARDOUIN, Thierry, www.tendancefloue.net/thierryardouin/ - BOUSSION, Daphné, http://daphne-boussion.blogspot.fr/ - MÉRIAN, André, www.documentsdartistes.org/merian - MOUGIN, Pascal, www.pascalmougin.com - NEFZGER, Jurgen, www.jurgennefzger.com - PINARD, Emmanuel, www.emmanuelpinard.com - SIBILLAT, Gauthier, www.gauthiersibillat.com - TABUCHI, Eric, www.erictabuchi.fr
TEXTE : BEGOUT Bruce, 2013, Suburbia, Editions Inculte / IMHO
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UNE IMAGE INCERTAINE six idées
# PAYSAGE HETEROCLITE La suburbia donne à voir un paysage générique composé d’un « amalgame confus de fragments hétérogènes » 1, discontinus, et souvent monofonctionnels : des pavillons situés le long d’une impasse dans le lotissement de la Fosse aux Loups, la zone d’activité de St Frédéric et ses entrepôts, le parking devant le centre commercial Grand Sud, plusieurs maisons au bord de la nationale 4 dont l’une a été reconvertie en tabacPMU, une résidence qui se construit sur un ancien champ de blé, une bretelle d’autoroute, le skatepark municipal, un parking pour caravanes, un autre lotissement, des panneaux de publicité au bord de la voie rapide, un grand ensemble, des panneaux de signalisation, un rond point, une station service, une station service reconvertie en boulangerie, … La suburbia accumule « une chose et son contraire, chacune aveugle à l’autre et cherchant à s’en protéger, à s’en écarter » 2 ; elle est le lieu du mélange et de la simultanéité. La suburbia c’est le free-style [Koolhass 1994]. # UNIVERS ILLIMITE Contrairement à la ville historique, bâtie sur un modèle urbain lié à la densité et la diversité – « la concentration sur une surface minimale d’un maximum d’objets ayant des fonctions diverses et des sujets sociaux hétéroclites » 3 – dans le but de faciliter les échanges de biens, d’information et de personnes, la suburbia privilégie les associations à distance. La proximité y est devenue potentielle, voire dématérialisée. Avec le développement massif de cette forme d’urbanisation dans toute l’Europe, la configuration historique de la ville européenne – concentrée et centralisée – s’est dissolue, 38
laissant place à de nouveaux territoires urbains aux limites encore floues. Nous sommes passés d’un espace urbain clos à l’univers suburbain illimité, « sans centre ni périphérie, sans hiérarchie des lieux, un espace de l’errance infinie » 4 dans lequel il semble toujours possible d’imaginer sa propre continuation au delà de ses limites apparentes. « L’ horizon suburbain ne débouche pas sur la non-ville – désert, campagne ou montagnes – mais sur un autre espace suburbain qui repousse sans cesse ses bornes vers l’inimaginable. Il n’y a plus de point de fuite dans la perspective suburbaine. La suburbia ouvre sur une autre suburbia, et ce indéfiniment. » 5 #ERSATZ DE VILLE Aujourd’hui la suburbia « condense la négativité comme jamais » 6. Moquée pour son esthétique particulière, elle est « méprisée par les élites politiques et économiques » et « décriée avec condescendance ou dégoût par nombre de journalistes et d’experts engagés » 7 qui lui reprochent principalement « une consommation excessive de terres et d’énergies » 8 à l’heure où les notions de densité et de compacité sont mis en avant dans la majorité des discours sur la ville. « Tous les dix ans, l’équivalent d’un département français disparaît sous le béton, le bitume, les panneaux, la tôle. » 9 nous dit-on dans Télérama ; Comment la France est devenue moche, le titre de l’article ne laisse aucune ambiguïté sur le point de vue des auteurs. S’appuyant sur les travaux de David Mangin, le ton est à la dénonciation des « métastases périurbaines » 10. Contrairement à la ville historique qui est liée à d’innombrables représentations dans les domaines artistiques 39
et dans l’imaginaire populaire, la suburbia est plus difficile à appréhender car elle ne renvoie en rien aux catégories connues d’urbanité ou de non-urbanité (campagne). Elle donne plutôt une impression de chaos, tant ses codes et ses règles peuvent être différents. La construction de ses représentations est d’ailleurs souvent orientée par une nostalgie forte de la ville traditionnelle qui oriente sa lecture. On la présente toujours comme une ville déficiente, une ville amputée et handicapée, une ville à laquelle il manquerait toujours l’essentiel pour être véritablement une ville. « La suburbia serait ainsi un ersatz de ville, une ville sans substance ni saveur, une ville qui échouerait à se constituer comme expérience, et ce en dépit de la présence en son sein de toutes les fonctions principales de la vie urbaine. » 11
Ci-contre, la couverture du magazine Télérma n°3125 Février 2010. Halte à la France moche !
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#VOCABULAIRE EN MOUVEMENT Les mots habituellement utilisés pour décrire la ville – les oppositions entre centralités et périphéries, ville et campagnes, les termes de faubourg de banlieue ou d’entrée de ville – ne sont plus opérant lorsqu’il s’agit d’aborder les territoires complexes de la suburbia. Depuis quelques années un certain nombre d’auteurs se sont donc employés à réinventer un vocabulaire dans le but de cerner cette nouvelle réalité urbaine en perpétuelle mouvance. Observer les étapes successives dans l’apparition de ces nouveaux termes donne à voir l’évolution du regard des spécialistes de la ville sur le sujet. 12 La première évolution notable du vocabulaire se fait avec l’apparition de termes comme périurbain, rurbain (Bauer et Roux 1976), suburbain, ou franges urbaines. S’inspirant d’un registre « scientifique » 13 d’analyse descriptive, ces termes identifient pour la première fois les périphéries comme des entités distinctes de la ville. Cependant ils expriment un jugement de valeur vis à vis de l’objet décrit. La périphérie forme une ville de degré inférieur comme le laisse entendre l’utilisation des préfixes péri- et sub-, ou le mot de frange. La seconde évolution introduit dans le vocabulaire urbain de nouveaux termes, eux aussi issus d’un registre savant, comme Ville diffuse (Secchi 1991), Ville générique (Koolhaas 1995), Métapolis (Ascher 1995), Entre-ville (Sieverts 1997), Hyperville (Corboz 2000), Ville franchisée (Mangin 2004), Territoires de la dispersion (Vigano 2012). Il serait faux d’affirmer que tous ces termes désignent la même chose, ils correspondent tous à des contextes d’observation différents, mais on peut noter une similarité 41
dans leur construction. Le réemploi systématique du mot de ville (ou polis, territoire) vise essentiellement à restituer à ces territoires leur statut de ville et la légitimité qui l’accompagne. Son association dans un terme composé permet de décrire certaines spécificités fondamentales de ces espaces. Enfin, on note une troisième évolution avec l’apparition récente dans deux publications françaises du terme de Suburbia (Bégout 2013, Taricat 2013). Ce terme anglais est depuis longtemps ancré dans la culture populaire américaine. Son imaginaire est très riche avec notamment de nombreux films, séries télévisées et séries de photographies qui prennent place dans ces territoires. Aussi de nombreux groupes de musique revendiquent leur appartenance à la suburbia. On suppose que son utilisation traduit une volonté des auteurs de sortir du langage « savant » et d’introduire la suburbia dans un débat élargi. #FUTURE ICONE ? « Au XIXe, l’icône urbaine a été Paris, une ville compacte, bourgeoise, dont l’écriture est très homogène. Le confort – une invention de la bourgeoisie – y est mis en avant à travers des beaux quartiers qui se voient. Ce modèle a été imité à Milan, Berlin, Vienne ou Londres. Au XXe, la ville verticale – incarnée par New York – a été une autre icône, copiée un peu partout encore aujourd’ hui, notamment dans les pays émergents (Hong Kong, Dubaï). J’émets en effet l’ hypothèse que la ville diffuse, dispersée, sera l’icône du XXIe siècle. Aujourd’ hui, déjà 40% de la population européenne vit dans un tel environnement. » 14 42
Ci-contre, la pochette de l’album The Suburbs du groupe canadien Arcade Fire sorti en 2010. A sa sortie, l’album s’est classé n°1 des ventes aux USA, au Canada et au Royaume-Uni
Il est intéressant de confronter cette hypothèse de Bernardo Secchi avec un constat réalisé par Bruce Bégout : tout ce qui a modifié en profondeur le mode de vie occidental ces dernières années est apparu dans la suburbia. « La culture de la seconde moitié du XXe siècle est avant tout un enfant de la suburbia : elle a grandi dans son espace hétéroclite et bon marché, fait de centres commerciaux, de stations-service, de motels, de magasins discount, de zones géantes d’activité, de quartiers résidentiels, d’échangeurs d’autoroutes et de terrains vagues. L’essor de la télévision, de la publicité, des hypermarchés n’aurait pas été possible sans l’avènement de la suburbia. » 15 43
#LABORATOIRE La suburbia se positionne comme le seul et dernier espace de liberté des territoires contemporains. Dans ces tissus de ville diffuse se construisent les nouvelles tendances de la vie urbaine. « C’est là que des formes de vie nouvelles émergent, que les ardeurs créatrices s’aiguisent, que les énergies s’accumulent et s’actualisent. La suburbia, constitue le laboratoire vivant de la nouvelle ville, car elle est l’unique espace vivant où le conflit et la pluralité peuvent avoir encore cours. » 16 Effrayée par la diversité de la suburbia, la ville traditionnelle est en train d’abandonner ce qui faisait l’élément moteur de la vie urbaine : l’antagonisme. « Elle s’est embourgeoisée, pacifiée, et muséifiée. » 17 De son côté la suburbia accepte la négativité que la ville cherche à réprimer par tous les moyens. « Même par ses côtés négatifs (la violence des cités, le vide spatial, la ghettoïsation, la pauvreté architecturale, la saturation automobile, l’aliénation consumériste, l’ennui dégriffé, etc.), elle attire l’attention par sa singularité même. Car, pour le dire sans apprêt, c’est là que les choses se passent, que les choses se font et se défont. » 18
1. SECCHI Bernardo, 2006, Première leçon d’urbanisme, Paranthèses 2. KLOUCHE Djamel, 2009, Grand paris stimulé, AUC
3. BARATUCCI Chiara, 2006, Urbanisations dispersées, Interprétations / Actions. France et Italie, 1950-2000, Presses Universitaires de Rennes 4, 5, 6. BEGOUT Bruce, 2013, op. cité
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7, 8. PAQUOT, Thierry, 2014, Les 100 mots de la ville, Presses
Universitaires de France
9, 10. DE JARCY Xavier et REMY Vincent, 2010, Comment la France est devenue moche, in Télérama n°3125 - Février 2010 11. BEGOUT Bruce, op. cité
12, 13. ADELL Germain et CAPODANO Xavier, Dires les nouveaux
territoires : du stigmate de la banlieue à l’ubiquité du paysage, in : RIVIER
D’ARC Hélène (dir), 2001, Nommer les nouveaux territoires urbains, Maison des Sciences de l’Homme, Les mots de la ville
14. SECCHI Bernardo, 2011, in Le Courrier, , http://www.lecourrier.ch/ la_ville_diffuse_icone_du_xxie_siecle
15, 16, 17, 18. BEGOUT Bruce, op. cité
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PROBLÉMATIQUE
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DÉCRIRE L A SUBURBIA Un nouvel enjeu dans la fabrication des villes
« Pour explorer l’actualité du dessin et des modes de représentation qui intéressent l’architecture, je vais faire une proposition : c’est peut-être la difficulté que nous avons à nous représenter le territoire contemporain qui nous rend le goût du dessin. Ou plutôt qui réinitialise un besoin physique d’exprimer les territoires que l’on a explorés, qui est peut-être une nouvelle façon de dessiner. » Marc Armangaud
NOUVEAU PARADIGME Dans les métropoles contemporaines, l’urbain – discontinu, hétérogène, et multipolaire – s’est étendu à tout le territoire 1. La question que l’urbanisme doit désormais affronter n’est plus tant, celle qui a fondé cette discipline, de savoir comment choisir le site où sera construit la prochaine extension de la ville, que de savoir comment hériter des 2 situations construites existantes . Comment faire plus avec ce qui est déjà là ? Comment renégocier les situations existantes ? Comment utiliser la ville comme ressource dans la fabrique des projets ? Depuis quelques années ces enjeux ont été élevés au rang des ambitions pour les métropoles du XXIème siècle. Nous sommes passés d’un urbanisme de production à un urbanisme de recyclage 3. 49
NOUVEL OBJET D’ÉTUDE Longtemps mise de côté, la suburbia occupe maintenant une place stratégique dans les débats sur la reconfiguration des territoires contemporains. Lors de la médiatique consultation du Grand Paris (métropole post-Kyoto) en 2009 notamment, la plupart des équipes d’architectes avaient exploré de nouvelles dynamiques de mutation de cette ville diffuse. On peut citer rapidement Studio 09 (Bernardo Secchi et Paola Vigano) avec son projet de ville poreuse qui donnait à voir une métropole accessible, isotrope et perméable. Par des actes de projet à petite échelle, l’AUC (Djamel Klouche) montrait l’image d’un Grand Paris hétérogène mais riche des ses différences et antagonismes. A une autre échelle, le programme de recherche BIMBY (Build In My Backyard) a quant à lui permis de rendre visible les processus immédiats par lesquels la densification des quartiers pavillonnaires peut être réalisée. Ces travaux ont contribué au renouvellement du regard sur des fragments de ville jusqu’alors gelés par l’inertie de leur image. Ils ont montré que les situations construites peuvent y être considérées comme la matière même pour la fabrique du projet. Ils ont érigé leurs qualités d’adaptabilité comme principe fondateur : ne pas démolir, mais transformer semblait être le mot d’ordre. La suburbia peut être optimisée, complétée, ajoutée, modifiée, renégociée, … Elle est une ressource infinie pour la fabrication de la ville de demain.
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En haut, une photo de maquette extraite de Grand Paris Stimulé, dossier de consultation de l’équipe AUC. En bas, un photomontage illustrant le densification d’un lotissement pavillonnaire. BIMBY (Build In My Backyard)
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NOUVELLES PRATIQUES Travailler dans des territoires de plus en plus déterminés par ce qui existe impose toutefois un changement dans l’idée que l’on se fait du projet d’urbanisme. La hiérarchie traditionnelle (qui prévaut dans le dispositif de commande de l’architecture et de l’urbanisme) entre le programme et le site est inversée. Le site devient l’idée régulatrice du projet. Le projet n’est pas donné d’avance, « il s’invente en fonction de la capacité des lieux à accueillir mais aussi à engendrer la nature des programmes qui vont l’occuper » 4. Il faut donc se placer dans des logiques d’occasion, de circonstance et chercher à se saisir des opportunités sous-exploitées, à repérer les pratiques existantes et apprendre à lire les créativités cachées. Le projet devient avant tout descriptif. De notre capacité à lire et à représenter les territoires complexes de la suburbia dépendra donc l’avenir de nos villes.
1. WORLD=CITY est inscrit sur la quatrième de couverture du catalogue de l’exposition Mutations (2000), qualifiée en son temps par Sébastien Marot
dans Le Visiteur comme « l’une des plus ambitieuses tentatives qui aient été entreprises depuis longtemps par des architectes et des critiques pour témoigner publiquement de la ville »
2. MAROT Sébastien, 2010, L’art de la mémoire, le territoire et l’architecture, Editions de La Villette
3. KLOUCHE Djamel, 2009, Grand paris stimulé, AUC 4. MAROT Sébastien, op. cité
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L’OU TIL EN QUESTION Remise en cause de la représentation cartographique DÉFICIENCE DE LA CARTE La ville contemporaine est devenue totalement dépendante de la cartographie dans la fabrication de ses représentations. Les plans de zonages, schémas directeurs, photographies aériennes, cadastres, SIG, et globes virtuels se sont généralisés et ont normalisé notre lecture du territoire. 1 Cette généralisation de l’outil cartographique est relativement récente nous dit Jean-François Coulais. La carte n’a longtemps été qu’un moyen parmi d’autres pour représenter un territoire. « Durant la plus grande partie de notre histoire, ce sont les échanges verbaux et les gestes qui véhiculaient la mémoire des lieux. Parfois consignée dans des textes et des tableaux, cette mémoire reposait avant tout sur la présence physique et la perception directe du terrain. » 2 C’est seulement à partir XVIIIe siècle que la science cartographique s’impose « comme un levier de l’aménagement, et plus tard de l’urbanisme. » 3 Elle jouera d’ailleurs un rôle décisif dans la naissance et la professionnalisation de la discipline à la fin du XIXème siècle. 4 La carte est une représentation de l’espace selon des règles rationnelles où l’espace est homogène dans toutes les directions. Elle sert une volonté affirmée d’assujettir la nature et de pouvoir agir sur sa transformation. 5 C’est un instrument de contrôle et planification.
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« Bien qu’elle soit, dans l’imaginaire collectif, associée à une objectivité scientifique, la carte « surplombante » est en réalité pure abstraction, figuration sélective de l’esprit, hypothèse imprécise d’un territoire inconnu, représentation approximative et incomplète. » 6 Cet instrument semble avoir atteint ses limites d’efficacité et de pertinence pour représenter la complexité des systèmes urbains contemporains. La carte, figuration imprécise du territoire, est toujours en danger de dissimuler ce qu’elle prétend exhiber, nous dit André Corboz. « Le territoire contient beaucoup plus que la carte ne veut bien le montrer. […] Il lui manque ce qui par excellence caractérise le territoire : son étendue, son épaisseur et sa perpétuelle métamorphose […] Combien de régimes soucieux d’efficacité qui croient diriger le pays et qui pourtant ne gouvernent que la carte ? » 7 Dans son ouvrage L’invention du quotidien, Michel de Certeau fait un constat à peu près similaire. « [...] force est de constater que si, dans le discours, la ville sert de repère totalisant et quasi mythique aux stratégies socio-économiques et politiques, la vie laisse de plus en plus remonter ce que le projet urbanistique en excluait. La cité est livrée à des mouvements contradictoires qui se compensent et se combinent hors du pouvoir panoptique. La ville n’est plus un champ d’opérations programmées et contrôlées. » 8 La science cartographique élimine les traits de singularité des territoires, elle ne semblent pas en mesure d’apporter une réponse satisfaisante (ou en tout cas pas toute seule) à l’étendue des enjeux posés par la représentation dans l’aménagement des territoires aujourd’hui. 54
QUESTION PRINCIPALE A l’heure où notre capacité à représenter les territoires contemporains est devenue un enjeu clé, nous dressons donc le constat de la difficulté qu’éprouvent nos outils de représentation, particulièrement de la cartographie, à être en prise avec la réalité urbaine qu’ils sont censés décrire. Dans la suburbia dont l’image est encore incertaine et fragile, ce constat semble encore plus fort. La question que nous posons ici est donc de savoir quelles méthodes et quels outils utiliser pour arriver à décrire les territoires de la suburbia ? Comment rendre visibile les opportunités de projet latentes et les créativités cachées qui permettront d’inventer la ville de demain ?
RECHERCHE IN SITU [LIVRET II] Derrière tout problème il y a des opportunités. C’est en effet « à partir du constat des limites d’une technique à satisfaire les besoins d’une époque qu’un nouveau mode de représentation émerge pour y répondre » 9 nous dit Jean-François Coulais. Cela a déjà été le cas avec l’invention de la géométrie descriptive au XIIIème siècle qui a résolu la difficulté qu’avaient les bâtisseurs de l’époque gothique à mettre en relation la perception visuelle avec un dessin en 2D. Cette invention a ouvert la voie à la généralisation de la triade plancoupe-élévation deux siècles plus tard. C’est aussi vrai de la cartographie qui a permis, en son temps, de comprendre le monde pour mieux le planifier.
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Quel sera donc ce nouveau système de représentation qui nous permettra de résoudre les difficultés que nous avons à représenter les territoires de la suburbia aujourd’hui ? La présente contribution n’a pas l’ambition d’apporter une réponse définitive à cette question, car il semble qu’il n’y en ait pas vraiment pour le moment. A la place, nous proposons d’explorer quelques pistes sur le comment de cette description (méthodes et outils) au travers d’un travail d’exploration située [Livret II]. Nous essaierons de comprendre dans quelle mesure ce travail de d’exploration et de description d’un site peut permettre de capter des éléments pour la fabrique du projet.
1, 2, 3, 4, 5. COULAIS, Jean-François, 2014, Représentations métropolitaines,
une nécessaire inversion du regard, http://www.bresmariolle.fr/bmca/2014/02/ representations-metropolitaines-une-necessaire-inversion-du-regard/ 6. Programme de recherche La fin des cartes, www.lafindescartes.net
7. CORBOZ, André, 2001, Le territoire comme palimpseste et autres essais, De l’Imprimeur
8. DE CERTEAU, Michel, 1990, L’invention du quotidien, Gallimard 9. COULAIS, Jean-François, 2014, op. cité
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ANNEXES
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BIBLIOGRAPHIE
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REMERCIEMENTS
Je remercie tout particulièrement Elisabeth Essaïan pour son regard critique et son soutien sans faille tout au long de ce travail. Merci aussi à Sylvie Salles et tous les autres membres du séminaire Rendre Visible pour leurs échanges constructifs qui ont contribué à la construction de ce mémoire de fin d’études.
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