Images nomades

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images nomades Photographies de Patrick DEVRESSE

Textes de : Ali Becheur • Abdelkader Djemaï • Bessora • Blaise Hofmann • Christian Garcin • Claudine Bertrand • Dominique Fabre • Dominique Sampiero • Eddy L. Harris • Eduardo Berti • Eric Pessan • Ian Monk • Lucien Suel • Luis Mizon • Makenzy Orcel • Maram al-Masri • Mika Biermann Naïri Nahapétian • Nimrod • Pia Petersen • Rouja Lazarova • Salah Al Hamdani • Simonetta Greggio • Sophie G. Lucas • Vincent Tholomé • Wilfried N’Sondé • Xavier Deutsch • Zoé Valdes


images nomades Photographies de Patrick DEVRESSE

Exposition photographique et littéraire réalisée par Patrick DEVRESSE

avec la participation de 28 écrivains internationaux Création graphique : Laurent BAILLEUL


Durant cinq années, j'ai été invité par le Centre Littéraire "Escales des lettres" d'Arras à réaliser une série de portraits photographiques noir et blanc des auteurs invités aux "Lettres nomades". Ces portraits sont utilisés dans les ouvrages publiés à cette occasion. En 2011, lors de la première j'ai également partagé leur résidence à Béthune et en Artois Com dans le cadre de Béthune 2011, capitale régionale de la culture. J'ai alors produit parallèlement à leurs écrits une exposition intitulée "Planter le décor" dans laquelle chaque image de paysage du territoire était vide de personnages mais prête à devenir le support et le décor visuel d'une nouvelle, d'une création littéraire. Malgré la brièveté de chaque rencontre

occasionnée par les prises de vues, c'est toujours avec un grand plaisir que j'ai tenu à découvrir chacun de leur univers littéraire afin d'approcher au plus près leur personnalité et de la concentrer dans un tirage photographique. Des liens se sont tissés dans un profond respect de la création de chacun. Pourtant un manque s'est fait sentir avec une volonté d'aller plus loin dans la collaboration. J'ai alors pensé à proposer à chacun d' eux une création commune, fondée sur un échange image/texte dans la perspective de créer une exposition et un petit ouvrage. Le principe repose sur l'envoi à chaque auteur de l'une de mes images, choisie soigneusement en rapport avec leur univers, ou même totalement à l'opposé.

Selon la puissance évocatrice de la photographie, chacun m’a répondu par un texte en une totale liberté créative (un écrit poétique, décalé, humoristique...) A la fin des échanges qui se sont réalisés au rythme de chacun, est née une exposition reprenant l'ensemble des images et des textes en une présentation étudiée pour permettre la diffusion auprès des structures culturelles susceptibles d'être intéressées ainsi que l'édition d'un ouvrage. Le but avoué de ce projet est d'interroger les rapports de l'image et du texte dans une complexité allant de la simple description, à l'évocation créatrice inspirant le rêve et la poésie. Patrick DEVRESSE novembre 2015

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LES ECRIVAINS Ali Becheur / Tunisie Abdelkader Djemaï / Algérie Bessora / Gabon Belgique Blaise Hofmann / Suisse Christian Garcin / France Claudine Bertrand/ Canada Dominique Fabre / France Dominique Sampiero / France Eddy L. Harris / Etats-Unis Eduardo Berti/ Argentine Eric Pessan / France Ian Monk / Angleterre Lucien Suel / France Luis Mizon / Chili Makenzy Orcel / Haïti Maram al-Masri/ Syrie Mika Biermann / Allemagne Naïri Nahapétian / Iran Nimrod / Tchad Pia Petersen / Danemark Rouja Lazarova / Bulgarie Salah Al Hamdani / Irak Simonetta Greggio / Italie Sophie G. Lucas / France Vincent Tholomé / Belgique Wilfried N’Sondé / Congo Xavier Deutsch / Belgique Zoé Valdes / Cuba


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...comme si la question était, excuse-moi, de savoir si acheter de nos jours un pull rayé ou manger ou pas la viande et le pain sont des caprices, Extrait / Vincent Tholomé



Ali BECHEUR / Tunisie

Bien sûr, je ne suis pas l’auteur, mais seulement le lecteur de cette photo. Lecteur ? Disons que je tente de la décrypter, de penser ce qu’elle me dit, ou ce qu’elle veut me dire. Lecture subjective, à l’évidence, comme toute lecture. Bientôt je me rends compte qu’il serait vain de lui faire avouer une bribe de réalité, car elle ressortit d’une autre vérité, celle de l’imaginaire. Trois fuseaux, verticaux et noirs, dédoublés d’ombres à peine moins sombres, que somme le tranchant de l’arête d’un mur, où la lumière se fracasse, éclate. Explose. L’enceinte d’un cimetière comme semble le laisser croire ce trio funèbre de cyprès dont la pointe s’exhausse au-dessus du mur ? Lumière et ombre, vie et mort seraient donc associées dans cette intersection de verticales et d’horizontales, formant la grille à travers quoi on peut lire la condition humaine. J’y vois planer l’ombre de Manet. Je pense à cette eau-forte de 1870, intitulée queue devant une boucherie. La cohue des parapluies massée devant la boutique suggère une ligne horizontale venant se heurter à la verticalité du rideau derrière lequel se cache la denrée si rare en ce temps de guerre. La Commune pointe à l’horizon et son sanglant cortège de massacres. Le triangle d’ombre qui écorche le côté gauche du mur est-il la transcription contemporaine de la baïonnette du garde de 70 ? L’objectif a saisi au vol un minuscule pan de réalité, qui rejette le monde dans le néant, hors cadre et donc inexistant.

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DJEMAÏ Abdelkader / Algérie

Silencieuse et sans visage, elle marche, elle avance vers quoi, vers qui ? Son pas a l'air décidé, son corps semble délié, rien, derrière la vitre tatouée de lettres épaisses et rondes, ne paraît l'atteindre, la menacer. Est-elle descendue à une station qui mène, après des escaliers et des couloirs, à un train qui l'attend. Un train en partance vers l'ailleurs, quelque part entre le ciel et la terre, entre la mer et une ville amarrée à un fleuve, à une montagne. Rien ne l'indique et on ne voit, derrière son corps en mouvement, derrière la vitre zébrée de signes, qu'un banc en pierre carrelé de blanc, un siège en plastique vide et le bas d'une affiche muette et indéchiffrable. Encore un pas, encore un geste et elle passera devant eux sans les regarder. Elle marche, elle avance sur le quai avec, pour tout bagage, un grand sac lesté à son bras. Peut-être est-elle simplement pressée de rentrer chez elle pour retrouver, cette fois, son visage silencieux et tranquille...

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S

Il m’avait dit le Café Rouge. On mangera du pain perdu et un croque, tu veux bien ? C’est un Français seul à Londres, on s’est rencontrés sur le net, on avait sérieusement accroché. Dans la fibre optique, il s’appelle Iéna1807, et il est né en Corse, une colonie française, il paraît. Moi je suis Margaret, née sous Thatcher, mais je ne partage pas ses opinions politiques. Je fais des études de stylisme : mes lacets, c’est moi qui les ai dessinés, j’ai déposé un brevet. On devait se voir dans la vraie vie aujourd’hui, manger ce foutu croque à Trafalgar Square, dans ce café rouge et français. Rouge, le café, mais attention, il n’a pas des idées politiques coquelicot. Quant au croque, je ne sais pas. Croque-monsieur, croquemadame, croque-bûcheron (un croque au gruyère suisse) ? Moi je veux bien croquer. J’ai trouvé le Café Rouge par GPS. Je ne m’en sors pas sans mon GPS. Mais mon Français, il me pose un lapin par SMS : Napoléon a perdu la bataille de Trafalgar, je viens de l’apprendre. Est-ce que tu n’habites pas Trafalgar Square ? Sorry, mais mon cœur appartient à la Corse. Je ne peux pas…

BESSORA / Gabon Belgique

Iéna 1807

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La nageuse la plus rapide de l’URSS avait les pieds naturellement palmés. Evolution de l’homme, alcoolisme du père, centrale nucléaire fissurée, peu importe : elle devançait tous ses camarades, et personne ne pouvait l’accuser de tricher. Elle fit une carrière rapide au club, jusqu’à sa première compétition internationale, où elle monta sur le podium sous les sifflets. Elle en avait des larmes aux yeux. Le comité olympique se réunit pour débattre de son cas. On lui suggéra de participer aux jeux paralympiques, mais elle ne rentrait dans aucune des dix catégories S (S1 à S10), des huit catégories SB (SB2 à SB9) ou des huit catégories SM (SM3 à SM10). Elle finit par être exposée dans un cirque slovène, à l’entracte, déguisée en sirène, se maria au directeur et eut cinq enfants aux pieds ordinaires. Son mythique record du monde sur cent mètres en nage libre, établi le jour de ses dix-sept ans, ne fut jamais homologué.

Mika BIERMANN / Allemagne

La nageuse

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Le mur n’est pas dans la nature, il est dans la nature de l’homme. Des barreaux du berceau à ceux de la salle de classe. Des quatre murs du premier studio aux quatre haies du dernier jardin. Du lit d’hôpital au cercueil. Ici, qui dit « mur » dit Berlin, un modèle original élaboré pour emprisonner ses propres pauvres, éviter qu’ils aillent s’enrichir ailleurs. A la chute dudit mur, les pauvres sont restés sur leur faim, agglutinés devant les vitrines des concessionnaires Mercédès, avec juste de quoi ramener une banane ou une canette de CocaCola. Patrimoines mondiaux de l’Humanité, Muraille de Chine ou Mur d’Hadrien. Mur des Corées, mur chypriote ou irlandais. Murs de Ceuta et Melilla. Murs contre les Mexicains, ghetto de riches Américains. Botswana, Zimbabwe, Grèce, Turquie, Inde, Bangladesh. Enfin, murs de l’apartheid israélien. Le vent et la pluie auront raison d’eux. Il y a déjà des fissures, le mortier s’effrite. Entre les interstices transpire l’espoir. Au pied du mur, l’homme élève des échelles plus hautes que ces murs qui l’empêchent de voir.

Blaise Hofmann / Suisse

Au pied du mur

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Ca prolifère, ces bestioles. On ne les discerne qu’à peine, sous leurs épaisses chevelures. Elles tournent autour des navires et attendent que quelqu’un tombe à l’eau, en se contentant de siffler... Si cela se produit, c’est horrible : une véritable curée… Ensuite, lorsqu’on est prêt d’accoster, elles s’en vont. Si encore elles chantaient, soupira-t-il… Mais depuis des siècles elles ont oublié : elles ne font que tourner en rond en sifflant. Je vous le dis : elles n’ont plus grand-chose d’humain.

Pensez-vous, fit-il l’air blasé, ce sont de simples sirènes... De la sous-espèce anthroposirenidae. Féroces et carnivores, attention, faut pas se fier à leur allure de gros têtards chevelus !

Nous accostâmes à Lisbonne. Avant de descendre du ferry, je me retournai, mais ne vis rien. Je tendis l’oreille, mais n’entendis rien. Je me contentai de verser une larme furtive sur les chants disparus, puis m’engouffrai dans les ruelles obscures de la ville basse.

Il haussa les épaules.

Et tandis qu’il me confiait cela d’un air dépité, je voyais les sirènes s’éloigner lentement, et rejoindre la haute mer.

Christian Garcin / France

Après avoir traversé sur un rafiot de fortune l’isthme indouruguayen tout en remous, j’embarquai prestement sur le ferry Montevideo-Lisbonne, qui ne met qu’une vingtaine de minutes pour traverser l’étroit canal qui sépare les deux villes. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque, juste avant de débarquer, je vis, qui filaient prestement devant la proue, une vingtaine de créatures étranges, oblongues comme des lamantins, velues comme de sombres rochers d’algues, fort affairées à fuir l’étrave du ferry en sifflant. J’écarquillai les yeux, m’agitai en tous sens, et appelai le capitaine, convaincu d’avoir découvert une nouvelle espèce animale.

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Des mots dissimulés se disposaient incertains sur un mur brisé à l’heure du soir Au creux de la main qui sonde l’univers morcelé fragmenté émerge lointaine une voix familière Dans l’espace qui ouvre l’horizon papiers et lettres s’envolent le récit avait trouvé sa chute Étranges cris d’oiseaux qui déchirent la ville à l’arrivée du train

Claudine Bertrand / Canada

Dernier train

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Dominique Fabre / France

Après l’école on mettait nos patins à roulettes dans le préau de la cour. C’était nous les anges gardiens. Quand je ferme les yeux je sens encore les trous et les bosses où l’herbe pousse dessous pour s’échapper. Nos parents surveillaient d’un œil, on pouvait tourner de plus en plus vite et crier en même temps. Quand on fonçait sous le préau, souvent on finissait par ne plus rien entendre que le bruit chassé de nos pas. Aujourd’hui, je me dis que nous sommes vraiment allés très loin dans la cour, en mettant bout à bout nos pas chassés, nos pas perdus, on raclait. Les premiers patins qu’on a eus Magali les nouait avec une lanière de cuir autour de la cheville comme les vieux skis Salomon pour ne pas les perdre quand les fixations se décrochent. Ça me faisait penser aussi aux pièges à loups, sauf qu’on n’en avait jamais vus en vrai. Parfois, il flottait une semaine de brouillard dans la cour, et on hésitait à sortir en patins. Et puis on finissait toujours par céder à l’appel du large, au bout d’un moment on n’a plus peur de rien. Les filles, Magali en tête, voulaient toujours jouer à des jeux. A quoi on joue ? Aux gendarmes et aux voleurs ! J’étais toujours désigné pour faire gendarme et leur cavaler après. J’aurais bien aimé faire voleur mais j’aurais été sûr de me faire rattraper. Comme gendarme la terre entière gardait une chance avec moi. Parfois Annette nous rejoignait si ses parents allaient en course au super à Annecy. Avec elle on tournait, on tournait longtemps. Parfois, je la rattrapais. On restait côte à côte un moment, sans rien dire. A la fin, quand on a fait le dernier tour sous le préau, tout le monde rentre chez soi et il ne reste personne pour vous applaudir, certifier le nouveau record du monde que vous venez de gagner. Ses parents reviennent du super et l’arrachent à nos tours de piste, et nous, Magali et moi, on continue tout seuls sans rien dire, en attendant la nuit qui tombe et la lumière dans la cuisine, rentrez ! pour tout mot de la fin.

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Du silence a mangé mes yeux mes mains et dans ce vide, je ne sais plus me prononcer ni même sentir monter la phrase dans ma gorge. Je reste à la fenêtre de ma vie comme un enfant privé de lumière, collé chair à chair à tout ce qui me dépasse, silhouette devenue ombre, fumée de ma propre vie, comme si le livre s’était enterré vivant dans le sol gelé de mes doutes, là où mon secret refuse jusqu’à l’os. La transparence me traque dans son brouillard d’eaux mortes et, fermant les yeux, je m’échappe d’être ici, fidèle à cet ennui sans bord ouvrant mes veines à la fatigue. Puis du ciel entre dans mon dos comme il a toujours fait. Son refuge ricoche sur ma nuque. Un peu de barbelé, de l’herbe et les dégaines adolescentes de mon enfance obligent la lumière à se rouler dans l’herbe. Ce frisson des foins dans l’air mêlé au tremblement des feuillages m’inventent des odeurs sans nom, des parfums que j’essaierai de nommer dans les prairies à venir. Encore une fois, c’est dans le pain des promenades que nous viennent des faims que nous avions oubliées, des désirs de sureau, de miel noir, de pommes acides comme des baisers. Un peuplier mâche nos pensées pour les recracher sur la rivière. Les poissons se gavent de ces petits nuages porteurs de graines brunes. Nous remontons les fleuves jusqu’à l’écho sans borne de la conscience. Un jour, mourir laissera danser notre confiance et la prendra dans ses bras pour s’élancer avec les arbres. Mai 2015

Dominique SAMPIERO / France

Miel noir

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(traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu)

Eduardo BERTI / Argentine

Elle affirmait, avec une sorte de fierté, que jamais son visage n’avait paru sur une photo. Tout au long de sa vie, on l’avait photographiée des centaines de fois, à l’occasion avec son consentement. Mais sur aucune de ces photos on ne voyait son visage. Même pas en partie. Et elle semblait toujours trouver une solution différente : elle le dissimulait derrière ses deux mains, une seule ou celles de quelqu’un d’autre, elle mettait un masque, cachait son visage derrière un livre, un journal ou un sac, l’occultait sous un chapeau ou, plus simple encore, elle tournait le dos à l’appareil et salut. Comment cela s’expliquait-il ? Peut-être son visage était-il si beau qu’elle savait qu’aucune photo ne lui rendrait justice ? Je ne sais pas. Je ne l’ai jamais su, bien que je le lui aie demandé pas moins de vingt fois. Lorsque je fis sa connaissance, elle me dit : « Prenons une photo de nous deux ». J’acceptai, ignorant à l’époque la manie qui la caractérisait. J’acceptai et je vis aussitôt qu’elle se cachait le visage. Si je l’imitai c’est, je suppose, qu’elle m’attirait tellement que je ne pus que copier son geste. Et c’est ainsi que nous nous retrouvâmes tous les deux. Sur la photo, on dirait que nous cherchons quelque chose de perdu, par terre.

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Un présent

Ils n’y peuvent rien, évidement, ils sont suspendus dans l’instant, silhouettes d’une famille unie et heureuse, tous reprenant leurs souffles, avec la plus grande un peu en retrait, un peu ailleurs déjà. Quelque chose dans la photo bloque le curseur,le futur n’existe plus, ils marquent une pause tous les quatre dans un éternel présent satisfait. Ils respirent et observent et sont comblés par la douceur des ombres, ils écoutent le vent et les murmures ensommeillés de la ville, ils sont heureux sans avoir conscience de la perfection de ce bonheur du sommet des escaliers. Leur vie est accomplie, la plus petite a ce geste qui ressemble à une caresse, le père seul regarde ailleurs, ils partagent l’un de ces moments impeccables que l’on ne remarque jamais sur le coup, que l’on découvre par la suite, pépite dans le fouillis de la mémoire. Le futur n’existe pas, aucun d’entre eux encore n’est allongé sans plus rien voir, aucun d’entre eux encore n’est absent et le vent qui glisse entre les rues les protège pour toujours.

Eric Pessan / France

Lorsque cette photo a été prise, la ville leur offrait un cadre, un écrin protégé du soleil, et un jour peut-être l’un d’eux les yeux brillants regardera ce vieux cliché et il trouvera con de se laisser émouvoir.

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Oui, c’est vrai. Je l’avoue. Je suis un obsédé, Et quand je l’ai vue pour la première fois après tout ce temps -- quinze ans, vingt ? – la fois la première chose que j’ai vue – de derrière – ses cheveux. A quoi je pensais ?... Des choux. Les feuilles toutes mélangées, chaotiques, magnifiques me touchaient aux tripes, ou plutôt au ventre, comme si j’avais une faim insupportable. Je suis tombé à genoux. Cet enchevêtrement de ses cheveux m’a donné une sacrée envie de plonger mes mains dedans, comme si j’étais un enfant à noël. Sous le sapin, une montagne de joujoux. Ou bien, que j’avais découvert le trésor dans la caverne d’Ali Baba. Et je me trouvais devant un panier de bijoux. Très chouette, je croyais qu’elle était très chouette, très mignonne – et de derrière, elle l’était. Et moi, j’étais en flammes de désir Mais lorsqu’elle se retourne vers moi, ses yeux – déjà les yeux langoureux et las des hiboux. Puis, en me voyant, les yeux deviennent des billes qui brillent de reconnaissance et de haine, les petites billes comme des cailloux. Plus de faim. Plus de désir. Certainement ses cheveux étaient pleins de poux.

Eddy L. Harris / Etats-Unis

Chaque chose me fait penser chaque fois à la bouffe.

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Maman c’est la seule personne que je connais qui met des bigoudis sauf mamie aussi bien sûr et quand elle les met ma maman ben elle est trop relou je te jure elle ressemble à un bout de cadavre quoi ou sinon à la victime d’un tueur en série à la télé et puis c’est pratiquement pareil pendant le moment de pose quand elle teint ses cheveux et ses sourcils à la maison sauf qu’à ce moment-là elle ressemble plutôt à un vampire ou un démon sorti tout frais de la shampooineuse pour bagnole sur le parking du Carrefour Market ça fait peur aux enfants quoi je te jure les adultes ils se rendent compte de rien mais moi promis juré jamais je ferai ça à mes enfants à moi non juste comme jamais je ne leur donnerai la fessée non plus et jamais je leur ferai de fausses promesses comme on ne fait pas ça aujourd’hui mais on le fera demain promis par exemple aller à la foire aux manèges alors que tout le monde sait très bien qu’on n’ira jamais et du coup tu deviens une sale menteuse oui une menteuse aussi sale que mamie qui range ses bigoudis et sa perruque à elle à côté de son appareil dentaire sur sa table de chevet non mais je te jure des fois le matin quand tu tombes dessus comme ça putain ça te fout une de ces trouilles

Ian Monk / Angleterre

Maman

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Dodo, pigeon migrateur, émeu noir, chevalier à ailes blanches, oiseau bleu, colombe versicolore, grand pingouin, ara glauque, pétrel de Sainte-Hélène, grèbe roussâtre, pic impérial, cormoran de Pallas, pélican de Nouvelle-Zélande, étourneau de Bourbon, foulque des Mascareignes, tétras de bruyère, aigle d’Haast, ibis de La Réunion, courlis esquimau, engoulevent de la Jamaïque, tadorne de Corée, harle austral, eider du Labrador, oie géante d’Hawaï, canard de Maurice, huitrier des Canaries, tourterelle malgache, troglodyte des Antilles, autruche d’Arabie… Vos noms ne sont pas gravés dans la pierre. Il n’existe pas de monument à la gloire des espèces disparues, pas de flamme à ranimer pour l’oiseau inconnu, pour les volatiles envolés définitivement. L’argent n’a pas d’odeur mais le mazout empeste, et sur les plages, les charognes puent. Les oiseaux ne se cachent pas pour mourir. Eux aussi passent au four et leurs os broyés, tamisés, deviennent de la farine animale. Les anges innocents, zombies crucifiés par la modernité, rampent, englués dans la sombre marée montante. La Tiremande, décembre 2014

Lucien SUEL / France

KNOWN UNTO GOD Bird bird bird, bird is the word Everybody’s heard about the bird The Trashmen

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Luis MIZON / Chili

Je n’ai pas écouté les derniers mots de l’arbre de fumée personne n’a gardé son reflet sur la poussière ensoleillée des meubles il est sorti par la fenêtre ouverte qui a oublié de fermer la fenêtre? personne n’a couru derrière lui pour lui arracher une ancre un bouton d’or ou de nacre une feuille dorée en souvenir de son départ personne n’a pu s’agripper au vent quand il a sauté vers le ciel nous sommes seuls devant le mur nous mangions lentement tout ce que nous sommes capables de dire et de penser ce qui nous reste de chagrin on le laisse dans le sac de papier ciré et nous le jetons à la poubelle la joie on la garde dans le silence de notre chair quand nous n’aurons rien à dire ni rien à penser enfin peut-être on pourra se taire et regarder comment pousse le poème dans la pierre

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Makenzy Orcel / Haïti

de bo ut m i è de vr te e le s d jo l’h oig ur em oriz ts tis de sé de bra on c bo feu se rac ue t h i lle a c e bo d h i d u r no e ’ho air sa us m ng m so no e rt ir du te m ps

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Extrait du recueil «La nuit des terrasses», édition de la Contre Allée 2015



qui marche sur un fil Comme une petite fille qui entre dans la bulle de savon Je fais mon rêve C’est vague C’est vaste Que faire de toi La petite fille en moi Qui ne joue plus Qui ne rit plus elle ne pleure plus Quand elle tombe Elle ne crie plus Quand elle se brûle ? Comme une mouche Prise dans la toile d’araignée Ou un papillon dans son cocon N’emporte oh grande fille en moi N’arrête pas de jouer

Maram al-Masri / Syrie

Comme une somnambule

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Depuis son retour, Céline ne parvenait pas à trouver le sommeil. Le soir, le silence de sa chambre la faisait fuir à travers cette ville qui lui était devenue étrangère. Elle choisissait cette heure entre chien et loup, où la nostalgie étreint les solitaires. La nuit leur permettait de se retrouver, pour s’oublier à des confidences qu’inévitablement ils regrettaient. La veille, l’un d’eux l’avait avertie à voix basse : - Reste chez toi demain, ce sera mieux... Céline avait hoché la tête, étonnée. - Oublie-moi ! avait-il ajouté. Je ne t’ai rien dit. On ne s’est jamais vus. Reste chez toi. Il ne t’arrivera rien. Mais, le lendemain, elle rejeta les draps, s’habilla et quitta son appartement pour retrouver je ne sais quelle sensation de liberté au dehors. Le quartier paraissait désert ce jour-là. Les voitures étaient garées un peu partout, sur les passages piétons, sur les trottoirs. On aurait dit que la rue n’était plus habitée que par elles. Soudain, Céline perçut les vibrations d’un moteur. Et le choc résonna dans ses os, qui s’incrustèrent dans son esprit, avec l’éclat fugitif d’un regret.

Naïri Nahapétian Nahapètian //??? Iran

Depuis son retour...

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Le monument en forme de Y inversé le plus célèbre de Paris a été amputé de son antenne. D’ailleurs, il n’est le seul a avoir subi cet affront. Utilisant un objectif carré (ou presque), le photographe en a raboté les quatre côtés de conserve avec l’espace, lequel implique une forme d’écoute sui generis. La lumière menace d’effacer cet arrière-plan où la tour Eiffel s’allège et s’élève tel un fantôme. Un faux enquêteur bouche en partie la vue à gauche, on aurait dit la version occidentale d’un bouddha votif, tout comme le remarquable parapet en chemin de fer à droite, ainsi que les marches, au premier plan. L’atmosphère est celle d’un polar métaphysique, mais rien n’insiste ni n’appuie — Avec le temps va, tout s’en va. Ce sont des adieux sans visages. Cet homme-tronc, la tour, les garde-fous, l’escalier et le piédestal — admirable tombeau, vénérable stèle aux façades chargées d’énigmes et de reflets — sont des corpuscules qui adressent un hymne tout à la fois fervent et discret à la lumière. La photo suggère que le véritable nom de la tour Eiffel est hélios, le nom grec du soleil. Elle nous transforme en Icare. Notre désir s’éprend de géométrie, et jusqu’aux lignes courbes, jusqu’au plan, jusqu’à la plaine — jusqu’au saupoudrage. La lumière fige et anime avec science, amour et douceur l’imper, les cheveux, le fer, le béton. La lumière du nord La lumière du ciel La lumière des marches jusqu’à cette dentelle d’acier à la verticale du vide.

Nimrod / Tchad

LA TOUR EIFFEL

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Dog story Je suis épuisé et me suis allongé contre un mur pour me reposer mais ne t’inquiète pas, je dors un peu et après, je repartirai à ta recherche, je suis déterminé et le clochard qui est assis contre le mur et qui m’a balancé un morceau de pain ne pourra pas me faire changer d’avis, il a avancé la main pour me toucher mais j’ai juste mangé le pain, ça fait du bien, surtout que je n’ai pas mangé depuis qu’on est parti pour ne pas perdre ta trace mais ce n’est pas de ta faute, tu m’avais oublié, ça arrive et j’ai à peine regardé le clochard, j’ai gardé mes distances et pourtant il a l’air bien, ils t’ont abandonné, pas vrai ? il a dit mais je ne sais pas de quoi il parle, on n’abandonne pas les chiens, c’est ce que tu avais dit un jour à un ami et c’est sûr que tu ne m’as pas abandonné, jamais tu me ferais ça, non, la vérité, c’est que tu ne m’as pas vu, tu t’es arrêté, tu m’as dit de descendre puis, pendant que je reniflais un arbre, tu es remonté en voiture et tu es parti mais sans moi, avec toute la famille mais sans moi et pourtant je suis moi aussi de ta famille, j’ai aboyé mais vous ne m’aviez pas entendu, vous regardiez tous de l’autre côté alors j’ai couru avec la voiture, aboyant encore plus fort pour attirer votre attention, j’ai même essayé de sauter pour que vous m’aperceviez par la fenêtre mais tu ne m’as pas vu et les autres non plus et j’avais pourtant aboyé pour que tu me dises où l’on allait, que tu me donnes un indice, je pouvais te suivre en courant et si tu avais regardé dans ton rétroviseur, tu m’aurais vu mais tu allais trop vite, il faut ralentir un peu sinon je ne vais pas y arriver, je fais tout ce que je peux mais la voiture s’éloigne et j’augmente la cadence mais je ne cours pas assez vite, j’essaye de garder la même vitesse en surveillant les autres voitures sur l’autoroute, c’est difficile et je sens


Pia Petersen / Danemark

que ma langue pend de ma gueule et j’ai soif mais ne t’inquiète pas, on va quand même passer les vacances ensemble, on est une famille, je suis à toi, c’est ce que tu dis en parlant de moi, que je suis ton chien et ton ami et pour toi j’utiliserai mon flair pour te retrouver et nous serons ensemble à nouveau, je me repose juste un peu pour récupérer, pas longtemps, juste un peu pour avoir plus de forces, c’est qu’il y a beaucoup d’odeurs sales, de bruits, j’ai du mal à respirer derrière les voitures mais ce n’est pas grave, ne t’inquiète pas pour moi, je vais bien, je vais repartir dans deux minutes, je sens que mes pattes continuent à bouger, tu ne me vois pas encore mais tout à l’heure je te rejoindrai et si tu me voyais, tu serais fier de me voir me lever pour courir encore, pour te suivre, seulement je n’arrive plus à me lever et c’est peut-être mieux que tu ne sois pas là pour voir ma faiblesse, c’est mieux comme ça, tu vois que je ne t’en veux pas, tu avais sûrement un problème et de toute façon, d’ici quelques jours, quand je serai à nouveau debout, je te retrouverai parce que nous sommes amis, nous sommes une famille, c’est ce que tu m’as toujours dit et le clochard qui s’est levé pour me regarder de plus près a pris ma tête et il me caresse, il me dit de drôles de trucs comme quoi je ne dois pas avoir peur, que je serai mieux au paradis des chiens, toi aussi tu m’avais parlé de ce truc, le paradis, tu avais dit que c’était là où l’on allait quand on n’en pouvait plus, tu avais dit que c’était pour les gens bien mais je ne connais pas cet endroit, je ne veux pas aller là-bas, tout ce que je veux, c’est te retrouver et je fais encore une tentative et le clochard me dit de ne plus bouger, que c’est fini mais je ne comprends pas de quoi il parle, tu verras, je te retrouverai…

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Quelqu’un, quelque part, regrette-t-il cette herse fabriquée avec amour et lâchée par peur ? Jure-t-il ne plus jamais craindre l’imminent qui n’est pas encore advenu ? Quelqu’un, quelque part, éprouve-t-il de la honte, de la haine pour sa peur ?

Rouja LAZAROVA / Bulgarie

Serait-ce une herse agricole que l’on aurait voulu traîner sur cette terre compacte pour l’ameublir ? Une herse taillée à la main, artisanale, inoffensive, écartant le souvenir de la machine infernale imaginée par Franz Kafka, une herse que l’on aurait abandonnée au moment où le ciel se serait alourdi de cumulonimbus menaçants, à l’instant où l’éclair aurait fendu l’horizon suivi d’un tonnerre assourdissant, augurant ainsi d’une averse diluvienne dont pourtant seules, une fois la herse délaissée, quelques grosses gouttes seraient tombées ? Une herse devenue inutile, ressemblant à une racine dans une pinède, sortant de terre pour y replonger de nouveau, bêtement ramifiée ?

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Faire taire le vent de l’âge qui se faufile entre les jours près de cette demeure qui arrondit le cœur comme un nuage les écrits, du remords aux larmes amères confusion, et la vie passe Alors que la nostalgie se mesure à l’aune du dehors le regard trébuche toujours à quelques pas devant ainsi que les navires battant vers un ciel sous des décombres Peu importe quel temps il fera quand je t’atteindrai J’ai commencé à marcher en suivant la lumière aveugle de l’homme désemparé et son ombre incandescente Là où l’œil bouscule les limites l’exode de l’autre est empiètement La vision négocie avec les cordes des pendus les filets des pêcheurs disparus et des exilés en attente de rien Puis le vent bande les mouchoirs de l’adieu pour les larmes des mères endeuillées et les saisons mortes par noyade Je dessine la nuit de peur que le jour se perde J’écris pour le passeur abandonné par son double à la lueur de l’étincelle dans le cachot et j’entends à travers lui des voix incompréhensibles Je déteste la misère ainsi que les fêtes des fidèles Un jour lorsque viendra la filature de l’esprit et le désir cru je détesterai l’impasse toujours bondée de veines et d’échos et de peaux tannées pour faire résonner les râles qui engorgent le jour A la surface des mensonges et des cris du mur surgira la fusion jusqu’à tenir la douleur dans la langue et la bouche avec l’espoir comme origine du scandale.

Salah Al Hamdani / Irak

Forteresse de la démesure

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Dans le plis des nuages et l’ombre du soir, le ciel vert et rose et les fissures des pierres noires, le balancement des ponts sur l’eau furieuse, fuite des lézards bleus et fleurs séchées et cendres muettes apaisées, sur ma nuque elle soupire le jour qui murmure, la nuit elle crie. Au matin très tôt je l’ai vue tapie dans l’herbe roussie, valse fantôme, brouillard déchiré, souvenir d’une pluie d’été. Elle joue dans mes cheveux, caresse mes seins, baigne de rosée mes genoux et mes mollets.

La vie nous laa… sse Un pleur, un souu…pir Un amour qui paa… sse La vie nous laa…sse Un amour qui paa…sse Et puis partir. Plus de mots possibles, moi qui les aimais à en hurler. Lâchez ma main. Il me reste trois mois à vivre, mais qui le sait. Je m’appelle Katherine Mansfield. Je suis née en Nouvelle Zélande, ma tombe est à Fontainebleau. Allez prier pour moi si vous passez par là.

Simonetta GREGGIO / Italie

Pour KM

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Je ne possède pas de robe. Je n’aime pas les robes. Je n’ai pas de robe. Je ne porte jamais de robe. Je n’ai jamais porté de robe depuis l’enfance manquée. Les robes rendent les corps fragiles. Elles sont légères feuilles de papier au vent. Si je portais une robe elle m’emporterait loin de moi. Je n’ai pas de robe comme je n’ai pas de corps. Mon corps a disparu. Mon corps est à l’intérieur de moi. Les robes s’impriment sur les corps. Les coutures des robes sont des cicatrices. Mon corps est une tombe les fleurs de la robe comme sur une morte alors. Dans le jardin robes sèchent étendues comme des corps morts aux fils des filles. Mais sous le vent la vie dans les robes se soulèvent comme mon coeur dans mon corps de trop de légèreté. Si j’avais une robe à étendre je la ferais brûler sous le soleil. Je morterais ma robe. J’arracherais ses motifs. J’étranglerais la robe avec sa ceinture. J’enfoncerais les fleurs de la robe dans la gorge de la robe. Je la noierais dans le bain de ses couleurs. Si je devais porter une robe ma robe serait une armure. Elle ne s’envolerait pas. Elle ne se soulèverait pas. Elle me porterait moi et mon corps. Je serais une samouraï.

«Sur la robe elle a un corps» Blaise Cendrars

Sophie G. LUCAS / France

Samouraï

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moi, si j’ai bossé tout l’hiver puis économisé sur la viande et le pain et soi-disant oublié l’anniversaire de ma mère et de mes tantes, ce n’est pas pour que tu me dises qu’il serait, à l’heure d’aujourd’hui – parce que l’air se réchauffe d’un micronième de degré centigrade par an et qu’à ce rythme je ne pourrai même pas envisager d’avoir le temps de penser à l’user –, absurde que je rentre dans la boutique et que je me l’essaie ce pull rayé qui immanquablement me collera sur le dos comme une seconde peau et redessinera pour au moins 1000 ans ma silhouette quitte à effaroucher dans les bus et métros les mères et les bambins, surtout si le thermomètre frise les 1000° comme absurdement on nous l’annonce depuis qu’un trou a vu le jour dans l’air, comme si la question était, excusemoi, de savoir si acheter de nos jours un pull rayé ou manger ou pas la viande et le pain sont des caprices, comme s’il n’y avait pas la question des ours polaires, comme si nous ne partions pas à la dérive dans nos villes dans nos icebergs à 4 roues, comme s’il n’était pas urgent, de nos jours, de porter un pull rayé et de te rapprocher déjà un peu de l’ours polaire et de devenir à ton tour une bête féroce

Vincent THOLOMÉ / Belgique

POLAR BEAR

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Il m’a demandé de faire un vœu, puis il s’est tu… Plus rien, pas un regard, aucune attention. Le dernier pan de magie s’est brisé. Je souhaite qu’un peintre, pourquoi pas un photographe, saisisse cet instant terne pour en faire une merveille. J’espère qu’il nous montrera de dos pour cacher nos regards en berne, l’expression crispée sur nos visages qui risquent de nous trahir et gâcher les dernières illusions. Que l’artiste magnifie les détails qui nous échappent, le fil de l’eau, les tons du ciel, lui et moi, la texture de la pierre sous nos fesses. Qu’il cherche la lumière et reproduise l’essence de mes rêves, la force de mes espoirs, l’écho du sang qui bat dans mes veines. Que toutes mes attentes déçues par le mutisme apparaissent au premier plan. Malgré la déception, je refuse d’oublier l’ardeur qui m’a poussée à monter sur la corniche avec lui, la sensation suave des frôlements de mes doigts sur le dos de sa main et les picotements qui couraient dans mon ventre… Donnez-moi une image qui masquera la crampe qui serre ma poitrine, la nausée qui m’envahit. Offrez-moi un dessin qui nous rendra magnifiques, plus beaux que nous ne serons jamais, afin que personne ne sache que nous avons atteint le point culminant de notre histoire en arrivant jusqu’ici, seuls à observer la mer en attendant que le soleil se couche à l’horizon. Il s’est assis près de moi, a dit trois mots d’une voix monocorde… Depuis je m’ennuie.

Wilfried N’SONDE / Congo

FAUX SEMBLANTS

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Elle était grande, brune, elle portait un jean noir et une veste en cuir brun. Sous la veste, ouverte avec désinvolture, un soutien-gorge, et rien d’autre. Une paire de lunettes noires empêchait à la fois de voir ses yeux et de questionner son intention. Je la regardais par l’oblique. Je trouvais grisant qu’elle s’affiche en pareil équipage. Elle se tenait debout, une main sur la barre d’inox. Elle offrait la vue de son corps dénudé et semblait dire : « Contentez-vous de mon ventre, manants. » Son ventre était une perfection. Son nombril, un œil de Shiva. Son port de tête, un royaume, et sa chevelure tombait sur des épaules de cuir qui me ravissaient. Nous étions vingt hommes dans ce wagon. Matés, silencieux, démunis. Elle se jouait de nous. J’aurais dû descendre à Odéon, je suis resté huit stations de plus, dans l’espoir de comprendre. Je n’ai rien compris, je me sentais triste. Trompé. J’ai repris ma trajectoire en sens inverse, par les rues de surface, et le soleil était gris.

Xavier Deutsch / Belgique

De cette fille, je n’ai rien su, ni même si elle s’exprimait en français. Je n’ai vu d’elle que ce que les autres en ont vu. Elle était montée à Denfert-Rochereau et se dirigeait vers la Gare du Nord. Ligne 4.

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Les genoux me sont plus familiers, comme dans une peinture d’Egon Schiele. Cette femme est seule, elle parle aux passants, elle parle à droite et à gauche, comme la femme d’un tableau solitaire, dans un tableau inconnu. Tout dans cette photo n’est que solitude et méconnaissance. Des mots oubliés, des mots pourpres. Tout dans cette photo me parle de moi, de mes douleurs, de mes mésaventures en amour. Encore une fois la solitude, et encore mille fois une vie dans les genoux d’une femme. Elle et moi au bord de l’abîme d’une conversation entre solitaires.

Zoé VALDES / Cuba

Ce sont sont les genoux d’une femme inconnue. Une femme regardée au niveau de ses genoux, et peut-être même au niveau de ses hanches, aussi.

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Cette publication complète l'exposition photographique "Images Nomades" composée de 30 cadres de format 40x50 cm. Chaque tirage jet d'encre fine art baryta Canson est monté sous passe-partout archive. Les cadres sont de format 40x50 cm. accrochés verticalement (17 à 20 mètres linéaires) Toute demande de présentation ou renseignement www.patrickdevresse.com

Remerciements • Conseil Départemental du Pas-de-Calais • • Centre Littéraire «Escales des lettres» Nord Pas-de-Calais/Picardie • • Ville d’Arras - Réseau des bibliothèques • • Office Culturel Arras • • Collectif Incarnat Arras • • Les écrivains •

Impression Chartrez - Arras


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