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Carnets de voyage Marquet en Normandie

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Chronologie

Chronologie

Sophie Krebs

Albert Marquet n’est pas normand. Il est né à Bordeaux, dont il affectionne depuis l’enfance le port fluvial. Puis il vient jeune homme à Paris avec sa mère pour poursuivre ses études et se découvre fasciné par la Seine. L’eau est un élément structurant de sa personnalité artistique. Et la Normandie, à quelques encablures de son « port d’attache » Paris, déploie un littoral sur plus de six cents kilomètres, passant de la Côte d’Albâtre à la Côte de Nacre puis au promontoire du Cotentin, sans oublier la Seine, son fleuve chéri. Il passera ponctuellement par tous ces territoires dans le premier quart du XXe siècle. Pourtant, il lui faudra aussi la camaraderie des peintres, en particulier fauves, ou de critiques amis pour franchir le pas et l’inciter à séjourner en Normandie. Là, à l’affût du motif, il observe et synthétise. « Il ne corrigea pas le paysage, ne le composa pas : il en saisit la synthèse1 », comme le dit Emil Szittya. L’eau, qui n’est jamais une étendue uniforme mais est toujours agitée par un clapotis ou par la houle, domine ses compositions. Et, avec elle, le port, la plage, la ville, et les humains qui les peuplent.

Marquet effectue plusieurs séjours en Normandie : le premier, passé inaperçu, en 1903 en compagnie de la famille Manguin à la Percaillerie, à côté de Flamanville ; le deuxième en 1906 avec Raoul Dufy au Havre, d’où ils partent sillonner la côte, depuis Dieppe, Fécamp, Honfleur jusqu’à Trouville. La troisième fois, il revient en 1911 à Honfleur aux côtés de Félix Vallotton, puis c’est un quatrième séjour à Rouen l’année suivante avec Henri Matisse, qui vient le chercher pour partir dans le Sud. Après un long intermède dû à la guerre, il revient à Vieux-Port puis à Canteleu, près de Rouen, en 1927, sur la suggestion de Paul Signac, et pousse jusqu’à Honfleur. Enfin, un sixième séjour en 1934 l’emmène à nouveau au Havre et brièvement à Dieppe, où il reviendra en 1937. Depuis le début des années 1920, le peintre séjourne à Paris à la belle saison et passe l’hiver à Alger. Il préfère aussi faire de longs voyages à l’étranger, délaissant les rivages de l’Atlantique, les séjours normands se faisant alors plus rares.

Ceux-ci nous apprennent cependant beaucoup sur la variation des motifs, sur les points de vue choisis, sur sa gamme chromatique utilisée pour peindre, par exemple, une mer changeante, sur son sens de la simplification, sur les prémices des séries, mais aussi sur son goût pour le monde portuaire, l’animation humaine, l’esthétique industrielle et le mouvement des bateaux – ce n’est pas un hasard si Marquet deviendra, à la fin de sa vie, « peintre officiel de la Marine ». Résolument moderne et fasciné par la vie maritime, il perpétue la tradition de peintre de port en montrant le monde tel qu’il le voit et tel qu’il l’aime.

Premier contact

À l’orée du XXe siècle, Marquet est encore un peintre inconnu. Il commence depuis peu à exposer : la première fois en 1899, puis au Salon des indépendants en 1901. Il a quitté l’École des beaux-arts et reste lié à quelques camarades comme Henri Matisse, Charles Camoin et Henri Manguin, dont il fréquente l’atelier dès 1901. Période de travail et de dèche. En 1903, il passe l’été avec la famille Manguin à la Percaillerie et semble-t-il à Falaise. Cette année-là, un nouveau salon ouvre ses portes : le Salon d’automne, que soutiennent les futurs Fauves, dont ils suivent avec attention toutes les péripéties et auquel ils participeront tous.

Manguin, marié et déjà père de deux jeunes enfants, passe ses vacances d’été à la Percaillerie, un hameau de la commune des Pieux découvert auparavant, et entraîne Marquet avec lui. De son amitié avec ce dernier, on retiendra quelques séjours estivaux, à Saint-Tropez en 1905, à Naples et ailleurs en Italie en 1908. Il faut imaginer ces jeunes peintres pleins d’ambition cherchant à montrer et à vendre leurs œuvres. Ils travaillent, rêvent et exposent ensemble.

À la Percaillerie (cat. 10 et fig. 11), c’est une nature sauvage et âpre que les artistes découvrent. Les deux peintres ont une sensibilité différente au paysage. Manguin, encore sous l’influence de la tradition de la peinture claire sans pour autant retourner à l’impressionnisme, montre un point de vue bien construit où sourd la couleur. Marquet, lui, reprend cette falaise aux rochers très découpés dans une composition identique mais en gauchissant les détails et avec des coloris plus austères, dans un chromatisme plus dur. Manguin s’éloignera définitivement de la France septentrionale pour se réfugier dans le Sud, où les contrastes sont plus marqués, les couleurs plus violentes et les paysages plus propices aux rêveries arcadiennes, plus à même de fournir le cadre de ses scènes familiales intemporelles. Marquet, quant à lui, qui ne s’intéresse pas exclusivement à la couleur, n’aimera pas trop le Sud et reviendra souvent sur la côte atlantique, se passionnant pour les ports.

D’avant 1903, nous ne connaissons pas de paysages de Marquet en dehors de ceux de Paris et d’Arcueil. Ses moyens sont modestes et il n’est pas question de voyager. C’est donc son premier séjour hors de la capitale depuis longtemps. On connaît une dizaine d’œuvres peintes à la Percaillerie et aux Pieux. Il s’intéresse aux falaises de l’anse de Sciotot, qui lui permettent de composer à l’aide d’une grande diagonale séparant la terre du ciel et de la mer. Il utilise une gamme chromatique ocre parcourue de traces vertes qui traduit un paysage lunaire, ces dunes suspendues qu’avait déjà peintes, à son époque, Jean-François Millet (fig. 1 et 10). Mais cette nature sans âme ne le satisfait pas : il y cherche les traces d’une activité humaine. Un toit, une barrière, une cheminée d’usine : les paysages presque vierges d’humanité sont assez rares chez lui. On peut les rapprocher de ceux peints en 1905 à Agay (fig. 8 et 9), sur la Côte d’Azur, en compagnie d’Henri Manguin, Louis Valtat, Henri-Edmond Cross et Charles Camoin, autre camarade fauve : même si la luxuriance de la nature y apparaît à travers les palmes de la végétation, prélude aux paysages d’Algérie, sa gamme chromatique, respectueuse du ton local, reste en deçà des exagérations d’un Dufy ou d’un Matisse.

En 1904, Marquet accepte d’illustrer Bubu de Montparnasse de Charles-Louis Philippe : la verve de son pinceau, l’humour de ses personnages à la limite de la caricature rappellent qu’il a un sens inné de l’observation de la rue. Ses préoccupations sont différentes en pleine bataille du fauvisme, à partir de 1905. Il s’éloigne de Matisse, plus radical et qui s’est, lui, rapproché de Derain et de Signac2, lesquels utilisent le divisionnisme alors que cette méthode que lui-même a un peu utilisée pour quelques nus ne sera pas poursuivie. Il va prendre un autre chemin, celui de la synthèse, suivant de près les audaces de son camarade Matisse sans adhérer à ses outrances colorées et

Vue d’Agay, vers 1905 Huile sur toile, 64,5 x 80,7 cm

Paris, Centre PompidouMNAM/CCI, legs Gaston Migeon, 1931

Vue d’Agay, les rochers rouges, 1905 Huile sur toile, 65,7 x 81,5 cm Le

Paysage de la Percaillerie (Paysage de Bretagne), vers 1903

Huile sur toile, 50 x 61,3 cm

Jean-François Millet, Le Prieuré à Vauville, vers 1872-1874

Huile sur toile, 89.9 x 116,8 cm

Boston, Museum of Fine Arts

Don de Quincy A. Shaw Jr et de Mariam Shaw Hangton, en mémoire de Quincy Adams Shaw

Les Trois Toits, la Percaillerie, 1903

Huile sur toile, 49.5 x 61 -cm

Collection particulière

Cat. 11

Albert Marquet

Le Havre, 1906

Huile sur toile, 65 x 81 cm

Collection Emil Bührle en prêt à long terme au Kunsthaus, Zürich

Inv. BU 0171

Fig. 12

Albert Marquet

Fête nationale au Havre, 1906

Huile sur toile, 65 x 81 cm

Winterthur, villa Flora

Fig. 13

Claude Gellée dit le Lorrain, Port de mer au soleil couchant, 1639 Huile sur toile, 103 x 137 cm Paris, musée du Louvre

Le port

En 1906, Marquet accepte d’accompagner dans sa ville natale Raoul Dufy3, Havrais comme Othon Friesz et Georges Braque. Dufy, en bon camarade, le guide dans la Normandie qu’il affectionne. Une autre raison pousse Marquet à se rendre au Havre : la tenue de l’exposition annuelle du Cercle de l’art moderne, qui lui offre la possibilité de montrer ses tableaux et de vendre à de nouveaux collectionneurs4. Il y réussit presque mieux que tous les autres. De ce séjour, Marcelle Marquet, écrivaine et biographe de son mari, rapportera quelques anecdotes : « Je ne sais pas pourquoi, en 1906, Marquet partit au Havre passer une partie de l’été. Céda-t-il à une proposition de Dufy, Normand tenté de retrouver les souvenirs et l’atmosphère de sa jeunesse ? […] Dufy et Marquet travaillèrent côte à côte au Havre, quelques fois à un mètre l’un de l’autre, sur une étroite terrasse qui dominait une rue que, pour leur enchantement, le quatorze juillet peuplait de drapeaux. Ils allaient peindre aussi à Sainte-Adresse, et, pour gagner du temps, à bicyclette5 »

Cette virée entre peintres amoureux du paysage, de la fête et des couleurs constitue un des moments forts dans la carrière des deux artistes6. L’émulation les conduit à peindre le port en liesse (fig. 12), la plage au Havre et à Sainte-Adresse, avec sa célèbre estacade, mais aussi les affiches à Trouville, la falaise de Fécamp7 (cat. 20) –autant de motifs restés attachés à la brève période fauve de Marquet. Jamais il n’a été aussi audacieux. Mais c’est bien

Joseph Vernet, L’Entrée du port de Marseille, 1754, Huile sur toile, 165 x 263 Paris, musée du Louvre

3 Marcelle Marquet, Marquet. Voyages, Lausanne, Skira, 1968, p. 6. Il arrive au Havre le 13 juin (lettre à Henri Manguin, 15 juillet 1906) et visite l’exposition du Cercle de l’art moderne, qui a lieu du 26 mai au 30 juin.

4 Marquet vend plusieurs tableaux grâce à ce salon, qui est organisé par des collectionneurs du Havre.

5 M. Marquet, Marquet…, op. cit., p. 6-8.

6 Sophie Krebs « “Une nouvelle mécanique picturale”, le fauvisme de Raoul Dufy », dans Raoul Dufy au Havre, cat. exp., Le Havre, MuMa, 18 mai-3 novembre 2019, Paris, Mare et Martin, 2019, p. 77-78.

7 Lettre d’Albert Marquet à Henri Matisse, 4 septembre 1906, citée dans Claudine Grammont (éd.), Matisse-Marquet, correspondance, 18981947, Lausanne, La Bibliothèque des arts, 2008, p. 50 : « Malgré la beauté du pays, je n’ai rien fichu à Fécamp, un temps très contrariant et un sacré vent qui a cassé comme une allumette mon grand chevalet beige, pourtant bien solide, dégoûté, je suis parti. »

Fig. 15

Maximilen Luce Les Batteurs de pieux, vers 1902-1903

Huile sur toile

154 x 196 cm

Paris, musée d’Orsay, don du fils de l’artiste à la Direction des Arts et des Lettres, 1948 au Havre (fig. 19 et cat. 11) qu’il construit en grande partie sa vision du paysage, du port en particulier, avec ses quais et ses docks, qu’il poursuivra toute sa vie8. Plus raides que les compositions plus colorées et virevoltantes de Dufy, ses peintures sont parfaitement cadrées et synthétiques. La couleur joue un rôle structurant, notamment avec le noir, qui est à la fois cerne et couleur.

Ce port du Havre où commence son expérimentation artistique lui apporte autre chose que la contemplation, à l’instar de Claude Gellée, dit le Lorrain (fig. 13), ou de Joseph Vernet (fig. 14), les inventeurs des vues portuaires. Point de vision grandiose ni de reportage sur la marine ou l’architecture portuaire : Marquet essaie de rendre compte de la vie, une vie populaire, prolongement de la rue. Préférant un port industriel, il est fasciné par le spectacle du chargement et du déchargement de tonneaux et autres marchandises, de la valse des grues, du va-et-vient des charrettes à cheval, des baraquements précaires qui servent alors de docks, du fourmillement des dockers sur les quais, des mâts se reflétant dans l’eau, des coques ovales des bateaux accolés les uns aux autres, de l’alignement des immeubles disparates, peints comme des silhouettes, et bien sûr de l’eau. Tout ceci donne à l’artiste les motifs à sa peinture, empreinte d’une certaine naïveté. Ce synthétisme, cette simplification à outrance confèrent à ses tableaux un caractère apparemment un peu enfantin.

La grue du port, merveille d’architecture métallique, est l’équivalent du lampadaire de la rue et joue le rôle du clocher d’église, à la fois repère et point de mire. Marquet se veut moderne au sens baudelairien. Il aime cette vitalité du monde portuaire. Il y trouve une certaine beauté. Il la saisit grâce à son coup de pinceau elliptique et rapide. Il n’est pas le premier à s’intéresser au monde industriel. Il est l’ami de Maximilien Luce (fig. 15) et de Félix Vallotton, et proche de ce milieu symboliste et anarchiste de La Revue blanche. Il ne s’agit cependant pas d’un engagement militant, qui insisterait lourdement sur la cheminée d’usine fumante ou sur l’ouvrier torse nu accomplissant des tâches pénibles, comme le fait Luce. Cela n’intéresse pas l’œil de Marquet. Il contemple tout d’assez loin, et en surplomb9, ne sélectionnant que quelques détails ; et surtout il peint les bassins, qui sont de merveilleux miroirs d’eau où se reflètent les façades des maisons, les mâts des bateaux et tout ce qui peut transformer la stabilité en instabilité, et brouille l’orthogonalité par un ensemble de lacis et de taches de couleurs. Dans cette grisaille qu’il affectionne, il peint d’autres ports industriels, auxquels il agrège le va-et-vient incessant des bateaux crachant les fumées blanches ou grises : Hambourg, Rotterdam (fig. 16), Boulogne-sur-Mer, Rouen, Marseille, Alger, qui possèdent presque tous les mêmes caractéristiques, le quai et les docks, les bateaux – on a bien surnommé Marquet « le peintre de remorqueurs10 » –, la ville, mirage ou silhouette dans une brume qui dissout toutes les architectures.

Fêtes et rues pavoisées

Lors de ce premier séjour havrais, Marquet, comme Dufy qui fera des rassemblements festifs comme les régates, les fêtes nautiques (fig. 17), les champs de courses et les défilés et fanfares militaires l’une de ces spécialités, reprend à son compte le désir de transcrire la liesse populaire. Les flonflons des fêtes et la gaieté estivale du Havre invitent à la débauche de couleurs et de formes. Il y a une fusion entre le minéral de la ville, l’eau du port toujours instable et l’agitation quasi animale de ces petites fourmis humaines peintes en noir comme des virgules avec un pinceau souple.

À l’instar de Monet, Marquet et Dufy peignent des rues pavoisées (cat. 4 et fig. 6), mais différemment. Dufy en peint plusieurs et cherche, tout en bouchant la perspective par des drapeaux bleu-blanc-rouge, à décrire un coin de rue où les badauds, pantalons blancs et canotier sur la tête, viennent contrarier les rectangles des pavois et des immeubles. Marquet, quant à lui, plus respectueux de la réalité, dessine une grande diagonale qui sépare en deux la rue : d’un côté les façades sombres, à l’ombre, rehaussées de drapeaux tricolores et de lampions rouges, de l’autre le ciel bleu lumineux créant par contraste une perspective. Presque au centre, un mât vertical noir portant une bannière bleu-blanc-rouge vient séparer et réunir les deux espaces grâce à un bout de toile du drapeau laissant voir un coin du ciel par transparence. Les autres mâts, de biais, créent un lacis inextricable.

Les badauds sont presque toujours ces petits insectes noirs, à l’exception de deux femmes portant des robes longues et blanches. « La rue respire la fête11. »

Marquet n’aime pas être à même le sol : il préfère l’altitude, pour voir le spectacle en plongée et à l’abri des regards – ce qu’il fait pour le carnaval de Fécamp où, de haut, il assiste au défilé de chars qu’on devine à peine. Il peindra plus tard, en 1934 aux Sables-d’Olonne (fig. 28), une fête nationale associant la plage et le fourmillement des baigneurs et des tentes bicolores le long du parapet pavoisé : pour la première fois, les passants sont vus de près, presque identifiables et en couleurs, accompagnés de leur ombre portée. Et si la foule n’est pas assez nombreuse, il ajoute des balconnières de géraniums rouges !

8 Voir Alain Corbin, Le Territoire du vide. L’occident et le désir de rivage, Paris, Champs Histoire, 2018, p. 213 : « Point d’articulation d’une mode diffusée par la peinture de marine et d’un faisceau de curiosités qui incite à venir observer sur le quai les planches d’une encyclopédie animée, ce lieu didactique se veut aussi symbole de la grandeur royale ; tout à la fois limes dont il convient d’assurer la sécurité, abri d’où partent les flottes majestueuses, théâtre du pathétique des naufrages et des défaites, réceptacle des richesses […], ce territoire plein compense et accentue le vide environnant des plages et des côtes rocheuses. »

9 Voir Bernard Plossu, « La force de la discrétion », dans Albert Marquet, peintre du temps suspendu, cat. exp., Paris, musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 25 mars-21 août 2016, p. 72.

10 George Besson, Marquet, Paris, Crès et Cie, 1929, p. 82

11 E. Szittya, Marquet parcourt…, op. cit., p. 26.

Le Port d’Honfleur, la nuit, 1901

Huile sur carton montée sur panneau, 72,4 x 101,6 cm

New York, Metropolitan Museum of Art, Legs Adelaide Milton de Groot, 1967

Albert Marquet

Le Port du Havre, 1934

Huile sur toile, 54 x 73 cm

Collection particulière

Albert Marquet

Le Port de Naples, 1909

Albert Marquet

Le Port d’Alger, vers 1934-1935

Huile sur toile, 50 x 61 cm

Collection particulière

Huile sur toile, 63,5 x 76,5 cm

Besançon, musée des Beaux-Arts et d’archéologie

Dépôt centre Pompidou - MNAM/CCI

Donation Adèle et George Besson, 1963

Soleil levant sur le port d’Alger, vers 1941-1942

Huile sur toile, 64,8 x 81,3 cm

Dallas, Museum of Art, don Nicholas Acquarella, 1978

Pérégrinations portuaires

En 1912, Marquet s’arrête à Rouen et peint ce port fluvial qui ressemble à tant d’autres. Il ne choisit que deux vues : le quai et le pont Boieldieu (cat. 29 -31), avec au fond la ville hérissée de cheminées avec leurs traînées de fumerolles, reprenant en l’adaptant le motif des quais de la Seine de Paris, et le pont transbordeur (cat. 28 et fig. 44) qui enjambe le fleuve jusqu’en 1940. Ce dernier donne un avant-goût de celui, si célèbre, de Marseille, que l’artiste découvre probablement lors de son premier séjour sur les bords de la Méditerranée, en 1905, et qu’il peint pendant la guerre de 1914.

À Rouen, Marquet met au point une méthode qu’il reprendra souvent : en surplomb depuis sa chambre d’hôtel, déplaçant son chevalet de l’une à l’autre fenêtre, il multiplie les vues avec un léger décalage, comme s’il faisait une série de clichés photographiques pour saisir l’ensemble du motif. À chaque fois, des détails nouveaux font irruption : un tramway, une charrette, un attroupement. De même, il suit la lumière au gré de la météo. Il faut croire que Rouen baigne dans la grisaille lors de son passage en 1912 ! D’ailleurs, il s’en plaint à Matisse, qui vient le chercher pour l’emmener au soleil, à Marseille notamment12

12 Lettre d’Albert Marquet à Henri Matisse, 31 juillet 1912, citée dans C. Grammont, Matisse-Marquet…, op. cit., p. 91 : « Je suis toujours à Rouen mais plus pour bien longtemps. Je pense rentrer bientôt, car je ne fais absolument rien par ici. Le pays est pourtant bien beau, mais le temps est extraordinairement changeant. Je reviendrai à Rouen quand je serai plus habile. » Et la réponse de Matisse, 18 octobre 1912, ibid. : « Ne moisis-tu pas trop dans le brouillard de la Seine ? » Comme Marquet l’avait écrit, il est en effet revenu à l’automne à Rouen pour achever ses toiles commencées à la fin du printemps.

Notons que Marquet ne triche pas : c’est un pleinairiste, ce qui suppose qu’il est tributaire du temps qu’il fait et de la lumière. Le mauvais temps est un obstacle qui l’oblige à attendre avec patience le bon moment. Il ne fera jamais la synthèse de ses différents tableaux pour rendre la meilleure lumière ou les détails les plus riches. Ce qu’il peint, c’est ce qu’il a vu. Il sait gommer les détails qui le gênent, comme on peut le voir dans les vues de Rouen et de Canteleu, où certains poteaux électriques apparaissent ou disparaissent selon son bon vouloir.

Il est de nouveau dans la région en 1927, cette fois du haut de Canteleu, où il a trouvé un hôtel : il peint une série de vues surplombant Rouen d’où l’on aperçoit au fond, perdus dans la brume, le port et la ville (cat. 33-35). Cette série fait immanquablement penser au port d’Alger (fig. 20 et 22), qu’il peindra dans les années 1930. De même, au Havre en 1934, il s’intéresse aux cargos, aux remorqueurs et aux docks – comme il s’intéressera plus tard à Alger, tel un journal de bord, à la flotte alliée, avec ses cuirassiers à quai se préparant aux batailles navales de la Seconde Guerre mondiale. S’il conserve ici son sens de la synthèse, le mystère et la surprise de ses premiers tableaux se sont évaporés. George Besson a remarqué cette légère évolution : « Des œuvres récentes ont perdu la simplicité élémentaire des peintures anciennes, pour gagner, s’il est possible, en décision et en subtilité. […] Suprême connaissance d’un métier. »

Marquet peint aussi d’autres ports plus paisibles, comme Honfleur, dont il saisit le calme et la douceur. Il le découvre en 1906 avec Dufy puis y revient en 1911, où il rencontre Vallotton (fig. 23), qui s’y est installé depuis longtemps pour y passer ses étés en famille. Ce dernier fait partie de cette génération liée au symbolisme que fréquente

Fig. 24

Albert Marquet

Les Deux Pêcheurs à Naples, 1911 Huile sur toile, 38,5 x 48,5 cm

Lausanne, musée cantonal des Beaux-Arts

Collection Gaston et Suzanne Frey

Don d’Octave Frey-Besson, 2004

Fig. 25

Albert Marquet

L’Anse des pilotes, le port du Havre, 1906

Huile sur toile, 65 x 81 cm Collection particulière

Fig. 26

Albert Marquet

Honfleur, le mât pavoisé, 1911

Huile sur toile, 65 x 81 cm

Moscou, musée d’État des Beaux-Arts Pouchkine Collection Sergueï Chtchoukine

Marquet. Ce ne sont pas seulement des idées anarchosociales qu’ils partagent, mais aussi une passion pour l’estampe japonaise. Même si la grande mode du japonisme est passée, Marquet reste attaché à cet héritage, lui qui possède de telles estampes : ce goût pour l’ellipse, la transcription à la fois nette et simplifiée des formes, l’adoption d’une perspective à vol d’oiseau due à la position en surplomb et d’un cadrage inhabituel. Il faudrait ajouter à cela une gamme de couleurs pastel tendres, avec une prédilection pour les dégradés. Matisse le note : « Marquet est tout à fait réaliste, il n’interprète pas les couleurs ; il s’attache plutôt aux valeurs et aux lignes, préférant une palette de nuances de gris ou de bleu, ou des atmosphères de pluie qui mettent les villes en valeur. […] Il sera toujours notre Hokusai13 »

À Honfleur, au moins trois points de vue retiennent son attention : les façades des maisons sur les quais, les bassins avec des bateaux à voiles, qui rappellent que c’est un petit port de pêche, et l’entrée du port, avec son sémaphore et son phare sur la droite. Il en résulte une atmosphère calme et intemporelle qui fait tout le charme de ces œuvres. On peut y voir un prolongement de ses vues de Naples (fig. 21 et fig. 24), qu’il a visité en 1909 et 1911 et où, d’une certaine façon, il a réinventé la veduta par la précision topographique du port associée à son sens du détail de l’activité portuaire.

La plage

La plage apparaît en 1906 dans les œuvres du Havre et de Sainte-Adresse. Marquet suit Dufy, qui lui fait découvrir ce haut lieu de la modernité (fig. 33-34) là où Boudin et Monet ont saisi, quelques décennies plus tôt, ce nouveau motif correspondant à la transformation d’un paysage colonisé par les loisirs bourgeois des bains de mer. Côte, estran, estacade, promenade, tentes rayées gonflées par le vent… Les deux artistes explorent ce kaléidoscope coloré qu’est la plage. Dufy aime les baignades, les pêcheurs et les régates ainsi que la promenade qui épouse la courbe de la plage tandis que Marquet préfère les promeneurs, qu’il sait silhouetter à merveille.

La plage s’inscrit dans cet univers de loisir et de fête, avec le carnaval, la fête foraine, le 14 juillet et ses rues pavoisées, que Marquet et Dufy peignent ensemble, reprenant la tradition impressionniste dont ils se sont pourtant stylistiquement affranchis : « Si différent que soit Marquet des impressionnistes, il a ceci de commun avec eux, et avec Turner, leur prédécesseur, qu’il aime inventer des variations sur un même thème et montrer les mêmes armatures de formes, les mêmes supports recevant une existence différente suivant l’heure ou la saison14. » Les personnages, chez Marquet, sont présents mais discrets, presque toujours en noir. Quand il fait Les Affiches à Trouville (fig. 37) avec le même Dufy, il décide de peindre des passants endimanchés alternant le blanc et le noir, agrandis par leur ombre, de profil et légèrement en contreplongée, le long d’une palissade d’affiches publicitaires faite de rectangles de toutes les couleurs et encadrée par deux tentes de plage aux rayures blanches et rouges ; tandis que Dufy, procédant un peu différemment, décide de jouer sur les proportions des personnages pour donner une échelle et donc une perspective, ce qui l’amène à les décrire plus précisément et à utiliser plus de couleurs (fig. 38). Dufy sait aussi occuper l’espace laissé vide pour y ajouter, de manière inattendue, une chaise, tandis que Marquet n’aime pas le vide ou la toile laissée vierge, à la différence de Dufy, qui a toujours su en jouer : tout doit se plier à sa vision.

Marquet reprendra le motif de la plage à Pyla (fig. 27), celle de son enfance, aux Sables-d’Olonne puis à La Goulette, en Tunisie. Pour la toute première fois, il peindra des nageurs dans l’eau, non plus noirs comme les badauds sur les quais mais colorés, donnant une impression de joie de vivre, se fondant dans les ondes vertes et bleues de l’océan.

Les séjours de Marquet en Normandie nous montrent un peintre en train de sceller définitivement son œuvre. À trente ans, il est en pleine possession de ses moyens artistiques. C’est en Normandie qu’il construit sa vision du port et de la mer, avant de la reproduire partout ailleurs. On perçoit au cours de ces différents voyages une évolution de son style, contredisant ce que d’aucuns ont appelé sa « permanence ». Il a peu à peu supprimé les coups de pinceau apparents, les couleurs arbitraires, les contours trop marqués, pour une épure de la forme et un « usage constructif de la couleur utilisée en tons plats15 ». Il se veut vrai, simple et mesuré. Ce carnet de voyage en Normandie traverse toute sa vie de peintre, il nous fait le récit de ce qu’il a aimé, des paysages auxquels il a été sensible, et témoigne en même temps de son époque, avec la hiérarchie et l’évolution des ports, notamment industriels, dont il a peint la poésie grave, ou l’arrivée des loisirs balnéaires, qui animent les grèves auparavant désertes. Il nous transmet, à travers sa vision, ses émotions et son émerveillement. Ce n’est pas tant le paysage normand avec toute sa richesse et sa diversité que nous retiendrons, mais une façon de voir le réel et de le rendre intemporel. Ces œuvres nous apprennent que ce voyageur taiseux a toujours eu besoin de l’impulsion des autres, de ses amis, peintres ou critiques, « en cordée », pour continuer sa quête du paysage, obsédé par la recherche de permanence, de la stabilité, dans une réalité toujours changeante : « Sous son regard adoucissant, le paysage se met au calme16 »

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