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Rouen 1912

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Honfleur 1911

Honfleur 1911

1912 Rouen

Le séjour de Marquet à Rouen en 1912 se joue en trois temps. Le peintre est en mai dans la capitale normande, mais, lassé par la pluie, il rentre à Paris à la mi-juin, suivant les conseils d’Henri Matisse, qui lui écrivait quelques jours plus tôt : « Tu pourrais revenir passer quelques jours à Paris au lieu de te ronger dans ce pot de chambre de la Normandie, ou bien peins des effets de pluie en t’installant à la terrasse d’un café des quais, peins des petites toiles de 5 ou 6 en une séance, tu feras cela très bien1 » Le 27 juin, il est de retour à Rouen et loge au 1, rue Duquesne. La pluie a cédé le pas au beau temps et à la chaleur. Matisse le rejoint quelques jours aux alentours du 11 juillet. Mais, découragé, Marquet exprime à la fin du mois le désir de quitter la ville : « Je pense rentrer bientôt, car je ne fais absolument rien par ici. Le pays est pourtant bien beau, mais le temps est extraordinairement changeant. Je reviendrai à Rouen quand je serai plus habile2 » Ce sera au mois de novembre, pour achever les toiles commencées plus tôt dans l’année3 Il semble que, contrairement à son séjour havrais six ans auparavant, l’artiste se déplace peu dans la ville. On ne connaît de ce séjour qu’une représentation du pont Corneille, mais surtout trois du pont transbordeur et, plus nombreuses, celles du pont Boieldieu (cat. 9-29 -30 et 31). Marquet s’inscrit dans les pas de Camille Pissarro, autre familier des paysages portuaires, qui s’est attelé à la représentation de ce même pont Boieldieu depuis les fenêtres de l’hôtel de Paris en 1896. En 1898, Matisse écrivait à Marquet : « Le père Pissarro travaille depuis les fenêtres de l’hôtel du Louvre. Il fait des vues de la Place du th. français (voilà un tuyau) 4 » En mai 1912, Marquet fait le choix de s’installer dans le même hôtel que son aîné pour peindre ce pont métallique qui conduit de la rue Grand-Pont à la place Carnot et au faubourg populaire de Saint-Sever. Il est, par ce choix, à contre-courant de la représentation d’un paysage plus noble, qui privilégierait l’autre rive pour embrasser les flèches de la cathédrale. Ici, la volonté est de peindre le Rouen industrieux, avec les usines fumantes de la rive gauche. Et si le tableau de Pissarro (cat. 8) avait un caractère très vivant, foisonnant et mouvementé, la série réalisée par Marquet de ce quai de Paris présente un aspect plus tempéré. Marquet aime la vie et l’activité des quais de Rouen ; la présence humaine s’y réduit pourtant à quelques silhouettes rapidement esquissées qui évoquent à la fois la concision et la réflexion de l’art calligraphique oriental. C’est que le paysage entier qu’il peint respire cette présence du badaud ou du travailleur.

Le peintre exécute également trois toiles du pont transbordeur de Rouen (fig. 44), distant de sept cents mètres du pont Boieldieu. Le développement continu de la rive gauche de la Seine à la fin du XIXe siècle imposait la mise en place de nouveaux franchissements du fleuve. Œuvre de l’ingénieur Ferdinand Arnodin, ce pont est, jusqu’à sa destruction en 1940, le dernier ouvrage d’art à franchir la Seine avant son estuaire – Marquet retrouvera quelques années plus tard à Marseille la gracile silhouette d’un autre pont transbordeur, dû au même Arnodin. Le dessin du Pont transbordeur (cat. 28), aujourd’hui conservé dans les collections du MuMa, se distingue des deux peintures par l’angle retenu. Le dessin représente une vue prise du quai Jean-de-Béthencourt. Le toit pentu que l’on aperçoit sous le pont est vraisemblablement la tour marégraphe du quai de Boisguilbert, destinée à fournir de l’énergie au nouveau système de grues hydrauliques du port de Rouen. Au fond, la colline de Canteleu, d’où Marquet peindra le port de Rouen en 1927. En 1912, il fait néanmoins le choix de peindre ce pont vu de l’autre rive, permettant ainsi d’embrasser du regard la rive gauche industrielle et de retrouver une composition proche de celles adoptées pour les représentations du pont Boieldieu. On ne sait à quelle adresse Marquet loge à son retour dans la ville en novembre. En 1943, George Besson se souviendra d’avoir rendu visite à Marquet, qui partageait alors un appartement, vraisemblablement pour des raisons de coût, avec le littérateur René Fauchois, possiblement rue des Charrettes5, sans que l’on sache si cette adresse concerne ce séjour. Parallèle au fleuve, la rue des Charrettes ne donne pas directement sur le fleuve, mais sur la rue Grand-Pont, qui débouche sur le pont Boieldieu.

Dix œuvres réalisées à Rouen durant ce triple séjour sont présentées du 31 mars au 12 avril 1913 chez Druet lors de l’exposition monographique consacrée à l’artiste : un Pont Boieldieu, deux Pont transbordeur et sept représentations du Quai de Paris. « Cette solidité que certains recherchent à obtenir par la pâte, d’autres l’obtiennent par leurs exactes oppositions de valeurs et par la simplification des grandes lignes. Qu’y a-t-il dans cette Vue de la Seine à Rouen [Quai de Paris à Rouen] par M. Marquet ? Un chemin de fer, un hangar, puis la berge rose et le fleuve pâle que franchit un pont, et enfin, devant le ciel, divers plans de maisons. Pour arriver à découvrir les lignes indispensables, il a fallu toute une série d’éliminations. On s’est moqué du mot de synthèse appliqué à ces œuvres, en est-il donc un plus juste ? C’est presque une abstraction de paysage, l’idée générale de ce paysage-là. Monet peignait Rouen à une minute, à une seconde donnée ; M. Marquet représente la Seine, ses quais, son pont, tels qu’ils demeurent le plus souvent ; on ne contemple plus les délicatesses de ton du ciel et de l’eau, on ne voit que les traits nécessaires. Ceci n’empêche pas que M. Marquet ne soit sensible à la lumière, mais, pour lui, la lumière, c’est de l’espace coloré6. »

1 Lettre d’Henri Matisse à Albert Marquet, 7 juin 1912, citée dans Claudine Grammont (éd.), Matisse-Marquet, correspondance, 1898-1947, Lausanne, La Bibliothèque des arts, 2008, p. 90.

2 Lettre d’Albert Marquet à Henri Matisse, 31 juillet 1912, ibid

3 Lettre d’Albert Marquet à Henri Matisse, 29 octobre 1912, ibid

4 Lettre d’Henri Matisse à Albert Marquet, 28 février 1898, ibid

5 George Besson, « 19, quai Saint-Michel », dans Marquet, dessins, Lanzac-par-Souillac, Le Point, décembre 1943, p. 33-34 : « Eugène Druet m’avait donné son adresse à Rouen où il travaillait en 1912 et habitait une de ces rues noires de petites boutiques, de bars anglais et scandinaves, la rue des Charrettes peut-être. Je montai et vis deux cartes sur une même porte : Albert Marquet – René Fauchois. Je redescendis, sans avoir frappé, ahuri. Je ne connaissais pas M. Fauchois. […] J’en étais à la réputation qu’on lui faisait en 1912 d’un auteur sans personnalité. […] Je savais que Marquet n’était pas l’ami de Fauchois et j’appris qu’il ne revit pas son compagnon après son départ de Rouen. Mais il avait une conception plus simple que moi des relations entre hommes et d’abord qu’il faut les prendre tels qu’ils sont. »

6 Louis Hautecœur, « Les salons de 1913 (premier article). Société des artistes indépendants », Gazette des beaux-arts, mai 1913, p. 262-263.

Cat. 28

Albert Marquet

Rouen, le pont transbordeur, 1912

Dessin à l’encre de Chine sur papier, 9,3 x 17,5 cm

Le Havre, MuMa, legs Marande, 1936 Inv. AD99.2

Cat. 29

Albert Marquet

Rouen, le pont Boieldieu et le quai de Paris par temps ensoleillé, 1912 Huile sur toile, 63 x 80 cm Collection particulière.

Courtoisie Galerie de la Présidence, Paris

Cat. 30

Albert Marquet

Le Quai de Paris à Rouen, 1912 Huile sur toile, 65 x 81 cm Collection particulière.

Courtoisie Galerie de la Présidence, Paris

Paris, Centre Pompidou, MNAM-CCI Inv LUX 1019 P

« Il n’est pas d’entrepôts chagrins, de docks ingrats, de maussades bassins de radoub, pas de quais tumultueux, d’élévateurs, de ponts transbordeurs, pas de paquebots, de rafiots, ou de cuirassés, pas de vergues ou de manches à air, pas de cheminées empanachées que Marquet n’ait contemplés avec un souci d’objectivité qui ne laisse place à aucune sentimentalité trop facilement « littéraire » et décourage toute glose. De ce décor qui lui est familier, dont il sait pertinemment ce qui fait de lui un témoignage du temps présent, Marquet n’éprouve jamais le besoin d’exalter le pathétique certain. Pas plus que la romance, l’emphase ne le séduit ; mais en peignant le débarcadère désert, le ponton délaissé, la charpente métallique qui enjambe le canal, ou la grue anonyme et trépidante qui vide les flancs du navire, Marquet est toujours humain.

Humain, comme sait l’être Chardin quand il portraiture une fontaine de cuivre, prouvant ainsi que l’homme peut se confesser sans avoir recours à l’évocation de son propre visage. »

Francis Jourdain, « Chronique artistique –Réflexions d’un vieil artiste à propos des exigences de la « phynance » et à propos de l’exposition Marquet », in La Pensée : revue du rationalisme moderne, novembre 1948, p. 110.

Cat. 9

Albert Marquet

Rouen, Quai de Paris, 1912

Huile sur toile, 65,3 x 81 cm

Lyon, musée des Beaux-Arts Inv. B1019

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