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Marquet ou la poésie du banal Itzhak

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Chronologie

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Goldberg

Pour Dominique Clévenot

Une chose est certaine, Albert Marquet n’est pas attiré par le sublime. C’est en vain qu’on cherchera dans son œuvre « un grand désert aride, d’énormes massifs montagneux, de hautes cimes rocheuses, des précipices ou une vaste étendue d’eau1 ». Laurent Le Bon parle au sujet de l’artiste « des paysages non héroïques à la Rohmer ». Formule particulièrement heureuse car nombreux sont ceux, et l’auteur de ces lignes en fait partie, qui ont été déroutés en regardant la manière dont le célèbre cinéaste jouait sur les lieux communs, sur les banalités, sur les platitudes. Il faut un certain temps pour comprendre que l’irritation qu’on ressent face à ces scènes cinématographiques qui rappellent le célèbre Dictionnaire des idées reçues de Flaubert n’est rien d’autre que le sentiment de les avoir vécues nous-mêmes. Est-ce la même sensation que dégagent les paysages de Marquet ? Pas vraiment, car, comme le remarque ironiquement Didier Semin, c’est une « peinture anachronique, probablement destinée à ne pas intéresser grand monde, mais qu’on revendiquera le droit de bien aimer2 ». Autrement dit, une peinture qui prend le risque de plaire. La définition de Semin a le mérite de rappeler la distinction cruelle entre les œuvres qui, interrogeant explicitement le monde ou au moins les principes esthétiques, sont regroupées par l’histoire de l’art sous le titre glorieux de modernité ou d’avant-garde, et d’autres, laissées à l’écart. Marquet, lui, qui se situe dans un entredeux, frôlant les préceptes de l’avant-garde sans y entrer de plain-pied, n’intéresse pas les spécialistes. C’est que cette position d’entre-deux, peu recommandable en histoire de l’art, fait de lui un « deuxième violon » dans l’orchestre de la modernité. En effet, le nom de ce peintre n’est pas lié à une mise en question de l’ordre plastique ni à un fait artistique sans précédent. Ouvert aux leçons de l’avant-garde, il esquisse chaque fois un pas de côté. Ami de Matisse, Marquet n’accompagne le chef de file du fauvisme dans son aventure qu’à ses débuts et devient rapidement, en quelque sorte, une figure repoussoir de cette révolution chromatique. Catalogué le plus souvent comme un Fauve « timide », sans être considéré comme l’un des pionniers de cette tendance ni comme représentatif de ce mouvement, Marquet a droit tout au plus à un strapontin dans l’histoire de l’art. On le sait, nul n’entre au paradis de la reconnaissance si, au cours de la première décennie du XXe siècle, il ne fut fauve ou cubiste.

Pourtant, à regarder de près, comme le fait le critique

J. C. Hall déjà en 1917, Marquet a choisi de s’inscrire dans la lignée d’un autre apôtre de la modernité, Cézanne. Cézanne, dont la rétrospective au Salon d’automne en 1907 a eu un effet déterminant sur la génération de Marquet –Matisse, Dufy, Derain. Ainsi, selon le critique, « par cette synthétisation du paysage, par cet équilibre des masses dont il voyait le balancement dans les rapports de tons, M. Marquet revenait insensiblement à l’austère simplicité de Cézanne, à cette conception des choses basées sur la condensation des tons essentiels dans une harmonie grave de leur image3 ».

À l’instar de Cézanne, Marquet, en construisant ses tableaux, capte la nature, sans toutefois la pétrifier. Avec une différence de taille : les touches de Cézanne, qui décomposent et fragmentent, ne suivent pas les contours de la nature mais tentent d’imposer leur structure propre, de géométriser la réalité représentée. Violence discrète, mais qui crée un univers clos, dénué de toute transparence, où tout est solidifié et où l’air ne circule plus. Ces admirables paysages dégagent un sentiment d’équilibre tendu à l’extrême, d’une tension qui ne se relâche jamais. Environnements désertiques à l’allure monumentale, inaccessibles, comme séparés du reste du monde. En dernière instance, la nature constituée en strates de Cézanne est en train de naître et de surgir et laisse deviner des forces en gestation. Autrement dit, le maître d’Aix, dont le « regard tactile » ausculte et palpe, procède en géologue. Pour Marquet, la nature n’est pas approchée à partir de la matière qui la compose et qui devient un matériau essentiellement pictural ; ce sont les déplacements, les mouvements imperceptibles de l’œil qu’il met en scène. Plus opticien qu’alchimiste, il s’intéresse avant tout aux conditions de la visibilité. Se tenant à distance, il ne cherche pas à apprivoiser les paysages qu’il choisit comme sujets, à s’imposer en quelque sorte à la nature. Peinture en retrait qui refuse le trop-plein, la tension. Absent ou presque de ses tableaux, Marquet n’est qu’un regard posé sur un monde.

Avec cette œuvre silencieuse, l’envers de la peinture à effets, tout est dans la retenue. Chez Marquet, rien de spectaculaire ; pas de vision chaotique, pas de contrastes chromatiques appuyés ; les tonalités ou les nuances –noires, beiges, gris-mauve –, les contours tracés d’un trait sombre sont au service d’une description sommaire, qui ne laisse place à aucun détail précis. On pourrait évoquer un « art moyen », pour emprunter le terme à Pierre Bourdieu, un art qui évite une véritable provocation plastique. Quand, chez les néo-impressionnistes et les Fauves, le paysage, ce lieu de fragilité mimétique, devient davantage un terrain d’expérimentation que de représentation, chez Marquet, on a affaire à une forme de réalisme discret mais obstiné. À l’encontre des Fauves, dont les couleurs arbitraires, saturées et contrastées produisent une luminosité indépendante des tonalités locales, Marquet réinsère la lumière pour rester au plus près de la réalité. Toutefois, loin de chercher à saisir le temps qui s’écoule, l’instantané atmosphérique, la mobilité, il fige, en subtil observateur, la vue qu’il a devant lui. Si le temps y est absent, c’est que Marquet a tendance à explorer le même sujet dans de nombreuses représentations, ou encore à y revenir des années plus tard. On peut parler d’une œuvre circulaire, à peine rythmée par les saisons, traversée par des thèmes récurrents que l’on retrouve en suivant les nombreux déplacements de l’artiste, en partie dus aux hasards de sa biographie. Le peintre se plaît à réaliser plusieurs versions du même thème, comme un musicien qui fait ses gammes et ne se lasse pas de cet exercice. Certes, les lieux représentés par Marquet en Normandie au cours de ses nombreux séjours, qui s’étalent de 1903 à 1937, sont identifiables. Leur mise en scène, toutefois, garde un dispositif pictural semblable à celui employé dans d’autres régions françaises mais également dans ses voyages à l’étranger. Voyages car, paradoxalement, celui qui, selon les témoignages de ses proches et avant tout de sa femme Marcelle, préférait l’intimité de son atelier parisien ne se contentait pas de reproduire inlassablement le même fragment du paysage qu’il voyait par la même fenêtre. Au contraire, il se déplaçait souvent et a fait le tour de la Méditerranée, tout en gardant Paris comme terre d’attache. Mais ces pérégrinations, où défilent bords de mer, plages ou ports, ne trahissent que rarement leur identité géographique. Certes, çà et là, un indice laisse deviner Marseille, Hambourg ou Alger. Mais, sauf exception, peu lui importe de rendre compte d’un lieu ; son approche du thème n’est pas topographique. Il relève plutôt d’un vagabondage visuel où sous une apparence descriptive se cache le désir de capter des structures analogiques et leurs modifications (angle de vue, vision d’ensemble ou effet de zoom, éclairage). Dans ce sens, Marquet est proche de son ami Dufy, à côté duquel il a peint au Havre en 1906. Peut-on ainsi parler d’une approche sérielle, une technique fondée sur une ressemblance manifeste entre des composants qui en font partie ? Sans doute avec l’ensemble de 1912 qui traite le pont transbordeur à Rouen ou celui, de la même année, qui représente le quai de Paris, une avenue principale de cette ville4. Ici, d’ailleurs, Marquet adapte la tradition impressionniste en introduisant des éléments météorologiques dans le titre : Temps de pluie ou encore Temps gris, cette dernière appellation étant pratiquement un pléonasme quand on connaît la palette de l’artiste et ses harmonies sourdes. Palette qui fait justement l’éloge du gris, cette couleur intermédiaire entre le blanc et le noir que Marquet manie en virtuose.

Mais, plus souvent qu’à la série, cette attitude qui caractérise la modernité et qui consiste à passer du thème au motif, de la description à la construction, Marquet a recours au thème et aux variations. Le mot « variation » est essentiel car, à la différence de la série, fondée sur une évolution successive et une ressemblance manifeste entre ses composants, les variations mettent en œuvre une structure rayonnante aux liens souples, tenus par un principe unificateur omniprésent. On y trouve à la fois la coexistence du même signe et l’invitation à jouir de la différence. Ainsi, l’autonomie plastique de chaque élément de variation, sa singularité, l’emporterait sur ses rapports de résonance avec les autres. On retrouve cette idée chez Donatien Grau, qui considère que l’ensemble de l’œuvre de Marquet « forme comme un réseau exploratoire où tout est en permanence connecté ». En somme, l’artiste renonce à tout effet de répétition au profit de figures de similitude.

L’histoire de l’art du XXe siècle propose deux types d’approche artistique, que l’on peut nommer « horizontal » et « vertical ». La tendance horizontale concerne les artistes dont l’œuvre présente successivement différentes solutions plastiques et parfois propose des synthèses qui leur sont propres. La tendance verticale, en revanche, englobe les créateurs qui ont fait le choix d’un style relativement tôt dans leur carrière professionnelle, style qu’ils « creusent » dans la profondeur durant pratiquement toute leur existence. Marquet, bien évidemment, fait partie de ces derniers. Indiscutablement, c’est le milieu aquatique qui est le royaume quasi exclusif, le thème fédérateur dans l’œuvre de Marquet. Son goût pour les falaises et les ports, qu’il s’agisse de l’Atlantique ou de la Méditerranée, fait que la présence de l’eau, traitée sous des angles différents, reste probablement le trait le plus constant pendant toute sa carrière. Comme l’analyse l’historien Alain Corbin, le besoin de la mer et de sa représentation s’explique par le désir de se placer au bord du monde, à la limite entre terre et ciel. Et quand la mer est absente – pendant ses séjours parisiens –, ses ateliers donnent toujours sur la Seine ; la Seine que l’on peut trouver plus rarement en Normandie (La Seine grise, Vieux-Port, 1927, cat. 32).

Bord ou rivage, mer ou fleuve, pour Marquet, l’union de l’eau et de la lumière est indispensable. Cependant, à la différence de Monet, de Pissarro ou de Renoir, chez lui, la surface de l’eau ne se transforme que rarement en miroir scintillant aux tonalités intenses. Avec lui, sous un ciel plombé, les touches opaques, pâteuses, répétitives, la lumière tamisée et les reflets sombres dans l’eau noire donnent plutôt le sentiment d’immobilité (Le Havre, bassin du Roy, 1906, cat. 17). Sentiment accentué par une présence des bateaux, réduits à quelques traits, le plus souvent à l’arrêt ou à quai (Quai aux bateaux de pêcheurs). La plupart des historiens d’art remarquent que Marquet offre toujours des vues plongeantes sur le paysage qu’il représente, maritime ou autre. Ce que l’on remarque moins souvent est que cette mise à distance est soulignée par l’ensemble du cadrage choisi par l’artiste. Ainsi, on a le sentiment qu’à la différence de Matisse ou de Bonnard il existe comme un imperceptible surcroît de distance entre la fenêtre et le peintre ; ce dernier ne se situe pas directement à la fenêtre mais un peu en arrière. On pourrait même supposer un effet de contamination entre la grisaille dans laquelle baignent ses paysages et le « poste d’observation », en légère pénombre. D’ailleurs, Marcelle Marquet, presque malgré elle, ne dit rien d’autre quand elle parle d’un artiste « entièrement occupé à peindre et à dessiner, isolé, un peu en retrait, derrière une fenêtre soigneusement choisie6 ». Cette position est d’autant plus visible quand la fenêtre, incluse dans la composition, marque une séparation entre le champ pictural et le spectateur, s’interpose entre le regard et la représentation7 (Samois, la fenêtre ouverte, 1917, fig. 29 ; Persienne verte, 19451946).

En revanche – est-ce le résultat de la rapidité d’exécution de Marquet, remarquée par ses contemporains ? –, on a souvent l’impression que l’artiste accorde une importance secondaire au fragment du réel qu’il choisit comme modèle. Sans parler d’indifférence, ses mises en scène ne visent pas l’audace spectaculaire de Matisse ou la finesse sophistiquée de Bonnard, mais rappellent plutôt les clichés pris par des voyageurs au hasard de leur déplacement. Les quelques éléments prosaïques (les toits des maisons, une charrette abandonnée, une palissade) contribuent à ce sentiment de spontanéité. Fausse spontanéité, assurément, car il serait naïf de croire que le peintre ne construit pas ces effets. Il n’en reste pas moins que le dosage qu’il obtient entre le réel et les effets du réel, entre le pittoresque et l’anodin, entre le transitoire et l’immobile, entre la sérénité et la mélancolie aboutit aux images dont « la force est leur discrète évidence ». Ces mots prononcés par le photographe – sans doute pas un hasard – Bernard Plossu, pour qui, avec Marquet, le spectateur « est dans la toile, dans la photo en plein dedans ».

Cependant, si l’on est « en plein dedans », c’est que ces images permettent, voire invitent à cette accessibilité. C’est la force de l’œuvre de Marquet, mais probablement aussi sa limite. En évitant une expérience radicale, en ayant recours à ce qui se rapproche dangereusement d’une forme de répétition, ses représentations courent le risque de se transformer en un lieu commun. On le sait, dans le domaine de la création, gouverné par le régime de singularité depuis l’époque romantique, le lieu commun a un effet disqualifiant. Pourtant, selon Sartre, « ce beau mot a plusieurs sens : il désigne sans doute les pensées les plus rebattues, mais il indique aussi que ces pensées sont devenues le lieu de rencontre de la communauté. Chacun s’y retrouve, y retrouve les autres ». Et Gide d’affirmer : « On ne s’entend pas que sur les lieux communs. Sans terrain banal, la société n’est pas possible. » Alors, Marquet forgerait-il une figure de style qui serait un lieu commun ? Condensés, simplifiés et stylisés, ces lieux « sans qualités » risquent de frôler des schémas ou des synthèses. Mais, souvent, ces images réussissent l’équilibre ténu entre leur aspect « générique » et le sentiment qu’elles donnent au spectateur de se trouver face à un lieu qui, croit-il, n’appartient qu’à lui. Ces images qui simplifient – ce terme revient sans cesse au sujet de Marquet – ne cherchent pas à reproduire la réalité mais la sensation que celle-ci procure : « Ce peu de choses qui suffit pour déclencher tous nos souvenirs maritimes ; l’eau qui clapote doucement, la lumière laiteuse, les gémissements du remorqueur affairé, les parfums du sel et du goudron8 » Autrement dit, une nostalgie douce et amère.

1 Joseph Addison, Essai sur les plaisirs de l’imagination, 1712.

2 Didier Semin, « Postface », L’Eau, revue d’art, nº 3, septembre 2000.

3 J. C. Hall, La Jeune Peinture contemporaine, Paris, Éditions de la Renaissance contemporaine, 1917, p. 116, cité dans Donatien Grau, « L’ascèse de l’universel », dans Albert Marquet, peintre du temps suspendu, cat. exp., Paris, musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 25 mars21 août 2016, Paris Musées, 2016, p. 110.

4 Un autre exemple serait Passerelle au Havre (1934) (cat. 41).

5 Donatien Grau, op. cit., p. 110.

6 Marcelle Marquet, Marquet. Voyages, Lausanne, International Art Book, 1984.

7 Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, p. 61-62 : « Toute description est une vue. On dirait que l’énonciateur, avant de décrire, se poste à la fenêtre, non tellement pour bien voir, mais pour fonder ce qu’il voit par son cadre même : l’embrassure fait spectacle. Décrire, c’est donc placer le cadre vide que l’auteur réaliste transporte toujours avec lui (plus important que son chevalet). »

8 François Fosca, Marquet, Les Peintres français nouveaux, nº 12, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue française, p. 6-7.

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