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1912 ROUEN

Le séjour de Marquet à Rouen en 1912 se joue en trois temps. Le peintre est en mai dans la capitale normande, mais, lassé par la pluie, il rentre à Paris à la mi-juin, suivant les conseils d’Henri Matisse, qui lui écrivait quelques jours plus tôt : « Tu pourrais revenir passer quelques jours à Paris au lieu de te ronger dans ce pot de chambre de la Normandie, ou bien peins des effets de pluie en t’installant à la terrasse d’un café des quais, peins des petites toiles de 5 ou 6 en une séance, tu feras cela très bien. » Le 27 juin, il est de retour à Rouen et loge au 1, rue Duquesne. La pluie a cédé le pas au beau temps et à la chaleur. Matisse le rejoint quelques jours aux alentours du 11 juillet. Mais, découragé, Marquet exprime à la fin du mois le désir de quitter la ville : « Je pense rentrer bientôt, car je ne fais absolument rien par ici. Le pays est pourtant bien beau, mais le temps est extraordinairement changeant. Je reviendrai à Rouen quand je serai plus habile. » Ce sera au mois de novembre, pour achever les toiles commencées plus tôt dans l’année. Il semble que, contrairement à son séjour havrais six ans auparavant, l’artiste se déplace peu dans la ville. On ne connaît de ce séjour qu’une représentation du pont Corneille, mais surtout trois du pont transbordeur et, plus nombreuses, celles du pont Boieldieu. Marquet s’inscrit dans les pas de Camille Pissarro, autre familier des paysages portuaires, qui s’est attelé à la représentation de ce même pont Boieldieu depuis les fenêtres de l’hôtel de Paris en 1896 . En 1898, Matisse écrivait à Marquet : « Le père Pissarro travaille depuis les fenêtres de l’hôtel du Louvre. Il fait des vues de la Place du th. français (voilà un tuyau). » En mai 1912, Marquet fait le choix de s’installer dans le même hôtel que son aîné pour peindre ce pont métallique qui conduit de la rue Grand-Pont à la place Carnot et au faubourg populaire de Saint-Sever. Il est, par ce choix, à contre-courant de la représentation d’un paysage plus noble, qui privilégierait l’autre rive pour embrasser les flèches de la cathédrale. Ici, la volonté est de peindre le Rouen industrieux, avec les usines fumantes de la rive gauche. Et si le tableau de Pissarro avait un caractère très vivant, foisonnant et mouvementé, la série réalisée par Marquet de ce quai de Paris présente un aspect plus tempéré. Marquet aime la vie et l’activité des quais de Rouen ; la présence humaine s’y réduit pourtant à quelques silhouettes rapidement esquissées qui évoquent à la fois la concision et la réflexion de l’art calligraphique oriental C’est que le paysage entier qu’il peint respire cette présence du badaud ou du travailleur .

Le peintre exécute également trois toiles du pont transbordeur de Rouen, distant de sept cents mètres du pont Boieldieu. Le développement continu de la rive gauche de la Seine à la fin du XIXe siècle imposait la mise en place de nouveaux franchisse- ments du fleuve. Œuvre de l’ingénieur Ferdinand Arnodin, ce pont est, jusqu’à sa destruction en 1940, le dernier ouvrage d’art à franchir la Seine avant son estuaire – Marquet retrouvera quelques années plus tard à Marseille la gracile silhouette d’un autre pont transbordeur, dû au même Arnodin. Le dessin du Pont transbordeur, aujourd’hui conservé dans les collections du MuMa, se distingue des deux peintures par l’angle retenu. Le dessin représente une vue prise du quai Jean-de-Béthencourt. Le toit pentu que l’on aperçoit sous le pont est vraisemblablement la tour marégraphe du quai de Boisguilbert, destinée à fournir de l’énergie au nouveau système de grues hydrauliques du port de Rouen. Au fond, la colline de Canteleu, d’où Marquet peindra le port de Rouen en 1927. En 1912, il fait néanmoins le choix de peindre ce pont vu de l’autre rive, permettant ainsi d’embrasser du regard la rive gauche industrielle et de retrouver une composition proche de celles adoptées pour les représentations du pont Boieldieu. On ne sait à quelle adresse Marquet loge à son retour dans la ville en novembre. En 1943, George Besson se souviendra d’avoir rendu visite à Marquet, qui partageait alors un appartement, vraisemblablement pour des raisons de coût, avec le littérateur René Fauchois, possiblement rue des Charrettes, sans que l’on sache si cette adresse concerne ce séjour. Parallèle au fleuve, la rue des Charrettes ne donne pas directement sur le fleuve, mais sur la rue Grand-Pont, qui débouche sur le pont Boieldieu.

Dix œuvres réalisées à Rouen durant ce triple séjour sont présentées du 31 mars au 12 avril 1913 chez Druet lors de l’exposition monographique consacrée à l’artiste : un Pont Boieldieu, deux Pont transbordeur et sept représentations du Quai de Paris. « Cette solidité que certains recherchent à obtenir par la pâte, d’autres l’obtiennent par leurs exactes oppositions de valeurs et par la simplification des grandes lignes . Qu’y a-t-il dans cette Vue de la Seine à Rouen [Quai de Paris à Rouen] par M Marquet ? Un chemin de fer, un hangar, puis la berge rose et le fleuve pâle que franchit un pont, et enfin, devant le ciel, divers plans de maisons . Pour arriver à découvrir les lignes indispensables, il a fallu toute une série d’éliminations . On s’est moqué du mot de synthèse appliqué à ces œuvres, en est-il donc un plus juste ? C’est presque une abstraction de paysage, l’idée générale de ce paysage-là . Monet peignait Rouen à une minute, à une seconde donnée ; M . Marquet représente la Seine, ses quais, son pont, tels qu’ils demeurent le plus souvent ; on ne contemple plus les délicatesses de ton du ciel et de l’eau, on ne voit que les traits nécessaires Ceci n’empêche pas que M . Marquet ne soit sensible à la lumière, mais, pour lui, la lumière, c’est de l’espace coloré . »

Louis Hautecœur, « Les salons de 1913, Gazette des beaux-arts 1913.

Rouen, le pont Boieldieu et le quai de Paris par temps ensoleillé, 1912 Huile sur toile, 63 x 80 cm, collection particulière, courtoisie Galerie de la Présidence, Paris

(...) À Rouen, Marquet met au point une méthode qu’il reprendra souvent : en surplomb depuis sa chambre d’hôtel, déplaçant son chevalet de l’une à l’autre fenêtre, il multiplie les vues avec un léger décalage, comme s’il faisait une série de clichés photographiques pour saisir l’ensemble du motif.

À chaque fois, des détails nouveaux font irruption : un tramway, une charrette, un attroupement. De même, il suit la lumière au gré de la météo. (...)

(...) Notons que Marquet ne triche pas : c’est un plein-airiste, ce qui suppose qu’il est tributaire du temps qu’il fait et de la lumière. Le mauvais temps est un obstacle qui l’oblige à attendre avec patience le bon moment. Il ne fera jamais la synthèse de ses différents tableaux pour rendre la meilleure lumière ou les détails les plus riches. Ce qu’il peint, c’est ce qu’il a vu. Il sait gommer les détails qui le gênent, comme on peut le voir dans les vues de Rouen et de Canteleu, où certains poteaux électriques apparaissent ou disparaissent selon son bon vouloir. (...)

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