PIERRE SCHAEFFER
L’élément non visuel au cinéma I ANALYSE DE LA « BANDE SON » On s’accorde à reconnaître que, des deux éléments dont la combinaison constitue ce que nous appelons dorénavant le cinéma, l’élément sonore est l’élément mineur, pour ne pas dire sacrifié. Il est à peine besoin de justifier cette affirmation. Faut-il évoquer la désinvolture avec laquelle les compositeurs de musique de film sont traités ? Faut-il rappeler les pratiques encore barbares du montage et du mixage ? Faut-il souligner que le spectateur, accaparé par l’image, n’a pour ainsi die jamais conscience d’entendre ? Pourtant, à en croire de bons esprits, le cinéma se définirait très exactement comme la juxtaposition, sur la même bande, de deux pistes, l’une sonore, l’autre visuelle. Qu’il s’agisse de pistes matérielles photographiées sur la pellicule, ou des deux modulations, son et image, que la télévision transmettra bientôt un peu partout, cette définition, sur laquelle Roger Leenhardt insiste souvent, a le rare mérite de poser le problème dans le concret, en dehors de toute esthétique stérile. Le ballet, l’opéra, si grand soit leur désir d’illusionnisme, ont toujours eu à compter avec deux supports matériels : le plateau et la fosse. Le cinéma, d’essence réaliste, affranchi des servitudes de coulisse, joue avec deux matériaux purs, dans une liberté de rapport inconnue jusqu’ici, et qui lui appartient en propre. Dans la piste sonore elle-même se superposent trois éléments à mon sens extrêmement hétérogènes : le bruit, la parole, la musique. Grémillon a coutume de les associer étroitement. Il aime considérer la piste sonore comme un tout homogène. Certes, les rapports sont étroits entre le bruit des mots, des choses et des instruments, mais il me semble important de bien marquer dès l’abord leur divergence et en quoi ces trois sortes d’éléments partent du réalisme de l’image en s’en écartant de plus en plus, dans un ordre qui est bien évidemment celui qui va du bruit à la parole et de la parole à la musique. Disons que le bruit est le seul son parfaitement adéquat à l’image, car l’image ne peut montrer que des choses et le bruit est le langage des choses. On pourrait classer les choses en deux grandes catégories : celles qui se voient, celles qui s’entendent. On n’entend pas un arbre, on ne voit pas le vent. Toutefois, les choses, en s’associant, suppléent à nos sens. On voit le vent par le frémissement des feuilles, on entend l’arbre par le bruissement qu’y fait le vent. C’est ici un domaine d’observation utile aussi bien à l’homme de cinéma qu’à l’homme de radio : celui des interférence entre les domaines sonore et visuel. Par exemple : si l’on fait réflexion sur les ressources propres de ce frère infirme du cinéma qu’est le montage radiophonique, on sera tout étonné de voir à quel point la radio, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, peut devenir par suggestion un art visuel. Malheureusement, si la majorité des choses ont un contour, seule une minorité d’entre elle ont un son usuel. Encore faut-il faire remarquer que de tels sons impliquent déjà l’amorce d’une action. Il est bien rare qu’ils ne comportent pas de signification en euxmêmes, qu’ils n’aient pas d’avance un pathétique. Ainsi le bruit apparaît comme un vocabulaire à la fois fruste et violent. Le pouvoir des bruits est grand, mais leur répertoire est restreint. On voit combien leur emploi est délicat, combien il peut devenir grossier s’il ne s’exerce pas avec une grande retenue, de précises nuances. Ces remarques ont beau sembler évidentes, il n’empêche que les fabricants de film et de radio traitent en général les bruits sans égards. Et, contrairement à toute logique, c’est encore le technicien de cinéma qui est le plus soigneux. Les bruiteurs de radio en sont restés à la noix de coco, à la machine à faire le vent, à quelques bruits enregistrés qu’on reconnaît dans tous les radio-montages. En revanche, dans Lumière d’été, Grémillon va jusqu’à enregistrer deux cents bruits différents. Il les recompose pour donner une image sonore plus 1