La Prostituée de Jéricho
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Montage, graphisme et mise en page: Alain Michel Responsable ĂŠditoriale: Dory Rotnemer Directrice de collection: Yolande Cohen-Sabban
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MICHÈLE MAZEL
LA PROSTITUÉE DE JÉRICHO
elkana textes policier / suspense
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L’édition hébraïque de l’ouvrage a paru sous le titre : Yaréah shel éven, éditions Bitane, Tel Aviv, 1993. L’édition roumaine a paru sous le titre Luna de piatra aux éditions Editura Fundatiei Culturale Romane, Bucarest 1997. La version française a été établie par l’auteure. © 2011 Editions Elkana B.P. 68079, Jérusalem 91680 editions.elkana@yahoo.fr www.editionselkana.com
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Note au lecteur L’intrigue de ce livre se déroule sur un arrière fond historique précis. En décembre 1987 éclate une révolte palestinienne contre la présence israélienne en Cisjordanie et à Gaza (voir carte page suivante). L’armée israélienne réussit à contenir ce soulèvement, surnommé “guerre des pierres”, sans cependant l’arrêter totalement. Cette première “Intifada” se complique avec l’invasion du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein le 8 août 1990. Les Palestiniens, en effet, se rangent du côté de Saddam Hussein, tandis que la grande majorité du monde arabe soutient l’action des occidentaux qui aboutira, en janvier 1991, à une invasion militaire de l’Irak. S’ajoutent à ce contexte compliqué les changements d’orientation politique enclenchés depuis 1985 en Union Soviétique, qui aboutissent à la fin du régime communiste en décembre 1991. L’été 1990 est donc un moment clé de l’histoire du Moyen Orient. Ne cherchez pas le camp de Jedeideh : il n’existe pas, bien qu’il ressemble beaucoup à des camps réels. Les personnages de ce livre sont imaginaires et toute ressemblance avec des personnages vivants ou morts serait le fruit du hasard.
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Jéricho ●
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1 LE CAMP Camp de réfugiés de Jedeideh près de Jéricho, 27 juillet 1990 Le matin de son trentième anniversaire trouva Fiona blottie près de «son» mur, tout en haut de la colline. Son visage tuméfié portait les marques de la violence de la veille mais elle ne pleurait plus. Elle ignorait comment elle avait réussi à arriver là en pleine nuit sans jamais tomber, sans même trébucher. Pourtant, elle l’avait fait. Peutêtre parce qu’elle connaissait si bien le chemin. Etourdie par l’effroyable querelle, le cœur encore meurtri par l’écho des menaces, elle s’était effondrée à même le sol et s’était endormie, épuisée. Pas pour longtemps. Réveillée avant l’aube, elle avait vu les premières tracées de lumière traverser le ciel, le lent cheminement du soleil émergeant de la mer Morte, la masse sombre des monts de Moab se colorant peu à peu de pourpre. En bas de la colline le camp de réfugiés était encore silencieux, invisible. L’incroyable beauté du spectacle ne l’avait pas apaisée. Un coq avait chanté au loin, évoquant la trahison et la mort. A première vue, le refuge qu’elle s’était choisi ne présentait rien de remarquable : un mur à moitié en ruines - haut de deux rangées de pierres patinées et effritées par les ans - bissectant le sommet d’une colline. La tradition locale, qui y voyait un vestige de l’antique muraille de Jéricho, lui attribuait des vertus surnaturelles.
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C’était évidemment une erreur grossière : la colline était trop loin de la ville. Les pierres étaient pourtant d’une grande antiquité, certaines gravées de croix. Pour Fiona, cela signifiait qu’elles dataient de la période byzantine ou peut-être de celle des Croisades. Elle n’en savait pas assez sur l’histoire de la région pour se faire une opinion, ce qui n’avait d’ailleurs aucune importance. Elle avait découvert l’endroit un soir, au cours d’une promenade solitaire. Le lendemain matin, elle était revenue très tôt pour mieux l’examiner, et était tombée sous le charme tranquille de ce sommet isolé et désert, où rien ne poussait hormis deux palmiers dont les frondaisons altières s’inclinaient dans la brise. Petit à petit, elle l’avait aménagé. Un fauteuil fatigué, poussé plutôt que porté depuis le camp, une large toile bariolée tendue à mi-hauteur entre les deux arbres pour donner un peu d’ombre, puis deux coussins multicolores. Le résultat était surprenant. Les rayures vertes et rouges de l’abri improvisé se distinguaient de loin et les habitants du camp étaient perplexes. Certains imaginaient un lieu de culte où la chrétienne aux cheveux rouges pratiquait quelque étrange dévotion... En bons musulmans, ils ne s’en préoccupaient guère : après tout, elle n’était qu’une femme et une étrangère. Enfin, tant qu’elle ne cherchait pas à débaucher les femmes du camp. Les anciens du village, prudents, avaient déclaré la colline hors limites, avantage supplémentaire pour elle. Fiona y était tranquille. Lorsqu’elle en sentait le besoin, elle partait à travers la rocaille se réfugier auprès des vénérables pierres. Tantôt elle lisait la Bible, où elle redécouvrait les récits oubliés de son enfance, tantôt elle se contentait de rêvasser. Par temps clair - c’est-à-dire le plus souvent, le beau temps étant l’une des rares choses sur lesquelles on pouvait compter ici sans risquer d’être déçu - on apercevait la mer Morte qui brillait dans le 8
lointain, dominée par les formes arrondies des monts de Moab. En se retournant, on découvrait la luxuriante oasis de Jéricho, lovée autour de la source qui lui donnait la vie. Jéricho, la plus vieille ville du monde, dix mille ans d’habitation humaine ininterrompue. Trois mille ans à peine s’étaient écoulés depuis qu’un certain Josué était venu jouer de la trompette sous ses murs.... Sic transit. Du haut de la colline, Fiona aurait dû se pénétrer de la relativité des choses et de l’histoire. Elle en était incapable. Peut-être parce que, quel que soit le temps, on pouvait voir et sentir le camp de réfugiés en contrebas. Jedeideh n’était pourtant pas très grand. Selon l’Unrwa, dix mille personnes y vivaient. L’Unwra, c’était une organisation émanant des Nations Unies, chargée de venir en aide aux réfugiés et de leur donner du travail. Son siège était à Vienne en Autriche et elle disposait de nombreuses antennes au Moyen-Orient. Dix mille personnes, c’était beaucoup moins que les cinquante mille arabes qui s’étaient arrêtés là, à quelques kilomètres du Jourdain, dans leur fuite effrénée en 1948. La majorité des réfugiés des premiers jours étaient repartis depuis longtemps, laissant derrière eux ceux qui étaient trop âgés - ou trop jeunes - pour continuer. Les vieux d’alors dirigeaient toujours le camp. Fiona ne se faisait guère d’illusion concernant la véracité des chiffres de l’Unrwa. Nourriture et subventions étaient délivrées sur la base de ces chiffres, alors que tout le monde savait que lorsque quelqu’un mourait dans le camp, on se gardait bien de le notifier, et les papiers du défunt étaient soigneusement conservés pour que sa famille continue à toucher sa part. Une chose était sûre. Le camp était loin d’être surpeuplé. Chaque famille avait son logement et les jeunes mariés n’étaient pas tenus de vivre avec
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leurs parents. Tôt le matin - très tôt -, alors que le soleil n’était encore qu’un timide sourire dans le ciel bleu, que la brise faisait onduler les palmiers et danser le linge séchant dehors, Jedeideh aurait pu passer pour un village pittoresque. Des petites maisons blanchies à la chaux, ici et là un arbre venant apporter un peu d’ombre dans une cour étroite ; une multitude de toits plats couronnés d’une floraison d’antennes de télévision qui se touchaient parfois au dessus du dédale des ruelles pavées qui se croisaient sans fin à travers le camp. A cette heure, les égouts à ciel ouvert ne faisaient pas encore sentir leur présence. Ils auraient dû être recouverts depuis longtemps mais les factions rivales qui se disputaient l’hégémonie à Jedeideh étaient incapables de s’accorder sur les modalités et l’emploi des fonds que l’Unrwa était prête à leur verser. Tôt, très tôt, on n’entendait pas non plus les voix aiguës des enfants couvrant la musique et les discours déversés par les centaines de postes radio. Oui, tôt le matin - très tôt -, le camp dormait encore, et avec lui tous ses problèmes. Fiona s’adossa au mur. La tête lui tournait. Choc, manque de sommeil - et puis elle n’avait rien mangé la veille au soir. Joyeux anniversaire, se dit-elle. Drôle d’anniversaire plutôt, la cause immédiate de la querelle - enfin, de la dernière, une de plus dans une longue série d’affrontements de plus en plus âpres. Trente ans, c’était pourtant quelque chose. Une étape dans la vie d’une femme. Fiona avait voulu marquer le coup. Enfin, n’exagérons rien. Elle avait voulu déjeuner à l’auberge des Sept Palmes, l’un des rares restaurants encore ouverts à Jéricho. Le cadre était admirable et la nourriture excellente, pour fort peu d’argent.
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Michel avait dit non, il n’en était pas question. Entre autres, parce que selon ses (faux) papiers elle avait déjà 32 ans, et que son anniversaire tombait en septembre. Les gens s’étonneraient, les gens jaseraient. Les mouchards toujours présents feraient leur rapport. Cela attirerait l’attention. Leur mission serait compromise... C’était un argument dont Fiona commençait à se lasser. Elle n’y croyait plus. Elle avait plutôt l’impression que Michel refusait de sortir avec elle pour éviter des ennuis avec la dernière en date de ses conquêtes. Une accorte veuve de Jéricho. Hier soir, elle le lui avait dit carrément. Ajoutant qu’ils pouvaient aller au diable, lui et sa mission. Parce que dans ces conditions elle n’avait rien à faire ici. Le temps était venu de rentrer chez elle. En Amérique. Il n’avait même pas eu l’air étonné. Il pensait certainement qu’elle était bien bête d’avoir tant attendu. Sans se donner la peine de répondre, il avait posé son verre - du jus d’orange, parce que l’alcool est interdit par l’Islam et qu’il faisait toujours très attention de n’offenser personne s’il pouvait l’éviter - avant de traverser la pièce à grandes enjambées pour la gifler violemment. A plusieurs reprises. Reculant d’un pas, il avait alors déclaré qu’il n’était pas question qu’elle parte. Ce serait trop dangereux pour “eux”. Plus tard, éventuellement.... Mieux valait ne pas se faire trop d’illusions, avait-il ajouté. Inutile de chercher à s’enfuir, elle serait morte avant la tombée de la nuit. Le bruit courait déjà qu’elle était en contact avec “l’ennemi”, et sa fuite en serait la preuve. Elle serait rapidement attrapée - mais mettrait longtemps à mourir. Comme Samira. Elle était restée là, immobile, cherchant en vain des mots, se disant à la fois : “Ce n’est pas pos11
sible”, et : “Quelle imbécile j’ai été” -, et l’avait vu tourner le dos et partir vers Jéricho, et la femme qui l’attendait. Le soleil grimpait toujours dans le ciel. Il faisait de plus en plus chaud. Sa gorge était sèche et elle avait du mal à avaler. Pour une fois, elle n’avait pas pris de bouteille d’eau. Pourtant elle n’était pas encore prête à retourner au camp affronter la nouvelle réalité. Les menaces étaient d’autant plus réelles qu’elle n’avait pas oublié ce qui était arrivé à Samira. Que faire ? Comment en était-elle arrivée là ? Surtout, comment allait-elle s’en sortir ? Elle avait rencontré le séduisant Michel Girgis à New York trois ans plus tôt. Médecin libanais, il avait témoigné devant une commission de l’ONU - elle avait oublié laquelle -, avant de prendre son poste de directeur des services de santé dans un camp de réfugiés situé dans les territoires occupés par Israël. Fiona travaillait dans la banque familiale. Elle était sortie peu de temps auparavant de “l’établissement de repos” - bel euphémisme ! - où elle avait passé plusieurs mois à la suite de l’échec de son mariage. Plus exactement, de la découverte que son mari lui préférait les jeunes gens. Oui. Ce n’était pas le moment de revenir sur ce triste épisode. Ce soir là donc, son père l’avait convaincue de l’accompagner à une réception aux Nations Unies. Elle se demandait comment filer discrètement lorsque Girgis était arrivé. “Tiens, s’était-elle dit, ses yeux sont encore plus verts que les miens !” Plus tard, il lui avait avoué avoir pensé la même chose. Ils s’étaient rapprochés, avaient commencé à parler sans attendre qu’on les présente et s’étaient éclipsés ensemble peu après. Il l’avait raccompa-
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