Poucette
Elsa Beskov
POUCETTE Hans-Christian Andersen a écrit le conte de Poucette en 1835. S’il s’agit d’une œuvre originale - un conte d’auteur - Andersen s’est tout de même beaucoup inspiré du folklore et des contes populaires nordiques ; ce conte, comme nous le dit François Flahault, « est construit à partir de données populaires et ne s’appuie pas directement sur l’inspiration personnelle de l’auteur. »1 Le conte nous parle d’une femme qui désire un enfant et se rend chez sa voisine la sorcière, qui lui vend une graine d’orge magique. Quelque temps plus tard Poucette, une toute petite fillette, éclot dans la fleur à laquelle la graine a donné vie. Kidnappée à sa mère aimante par un crapaud qui la tient prisonnière sur une feuille de nénuphar pour la donner en mariage à son fils, elle est libérée par des poissons, tractée par un papillon, emportée par un hanneton vaniteux qui voudrait la marier mais change d’avis pour se rallier à celui de ses semblables et la rejette en l’humiliant. Elle est ensuite accueillie et sauvée du froid et de la faim par une souris qui l’héberge, oui, mais qui se révèle autoritaire, intrusive et intéressée, et lui impose finalement un mariage avec son voisin, une riche taupe qui la convoite et qui la forcerait à renoncer à tout jamais au soleil et aux fleurs qui font partie de la nature même de Poucette. Cette dernière finit par s’enfuir vers un environnement qui lui convient bien mieux, aidée par une hirondelle à laquelle elle avait sauvé la vie en la soignant. Dans ce nouveau pays plein de soleil et de fleurs, elle rencontre un prétendant qui l’attire et lui est « bien assorti », et qui veut d’office l’épouser et lui changer son nom, le jugeant inapproprié à sa beauté, ce qu’elle accepte. Dans ce royaume des fleurs, Poucette reçoit en cadeau une paire d’ailes, ce qui exauce son rêve de pouvoir s’élever dans les airs. Les contes, on le sait, sont intemporels ; leurs significations profondes et la symbolique qu’ils transmettent nous touchent dans les profondeurs de notre inconscient. Il faut se garder de relectures qui répondent à des préoccupations 1
François Flahault. « L’extrême existence : essai sur des représentations mythiques de l’intériorité », François Maspero, (Textes à l’appui), 1972
contemporaines : une lecture du récit à travers le prisme de notre société actuelle n’épuiserait ni n’épouserait en aucun cas les messages portés par le conte, mais il est tout de même difficile aujourd’hui de lire ce conte sans réagir. Ici, tous les personnages du conte prétendent décider à la place de Poucette, disposer d’elle à leur guise ; à aucun moment son avis n’est sollicité. De façon étonnante, même aujourd’hui les commentateurs et préfaciers s’émeuvent rarement du sort de Poucette ; les mésaventures et les abus que la pauvre fillette subit à la chaîne n’ont, pendant longtemps, pas suscité de commentaire particulier. Toutefois, certains éditeurs ont trouvé bon de modifier quelque peu le conte de Poucette, afin de l’adapter à une sensibilité plus contemporaine ou plus militante.
Hans Christian Andersen, ill. Nicole Claveloux
Poucette Editions des Femmes, 1978
En 1978 déjà, les Editions des Femmes modifiaient l’épilogue du conte. L’éditeur explique dans la préface : « Le conte de Hans Christian Andersen échouait sur un mariage-heureux. Nous l’avons détourné en dernière minute : nous ne voulons plus raconter des histoires à nos petites filles. » En ce qui concerne la fin du conte, lorsque le roi des Fleurs demande Poucette en mariage : « [Elle] en fut surprise : - Mais je ne te connais pas, et franchement je n’ai envie de devenir la Reine de rien du tout ! […] - Si tu veux – lui répondit Poucette, nous pouvons jouer ensemble, mais lorsque reviendra le printemps, je m’en irai vers le nord avec mon amie l’Hirondelle. Tu sais, nous aimons faire des voyages ensemble… »
Sans oublier d’expliquer que l’auteur – Andersen - a travesti la réalité dans sa version du conte : « Arrivée en Danemark, l’hirondelle fit un nid près de la fenêtre de l’homme qui raconte des histoires. Poucette et l’Hirondelle lui racontèrent la leur, mais l’homme aux contes trouva les deux amies bien indépendantes et désinvoltes et redit l’histoire à sa façon, cachant aux enfants que Poucette avait renoncé au Royaume des Fleurs pour garder sa liberté et l’amitié de l’Hirondelle. » Plus récemment, d’autres versions ont éliminé l’épisode du changement de nom :
Hans Christian Andersen, ill. de Caroline Dall’ava
Poucette Tourbillon, 2009
Hans Christian Andersen, ill. Charlotte Gastaut
Poucette Flammarion, 2011
Dans d’autres éditions, Poucette refuse la demande en mariage du Roi des fleurs ou alors se réserve de répondre plus tard : Daniel Picouly, d’après Hans Christian Andersen, ill. d’Olivier Tallec
Poucette de Toulaba Rue du monde, 2005
L’auteur situe ici le conte dans un environnement géographique différent, il n’y a pas de demande en mariage de la part du Roi des Fleurs ; le destin de Poucette reste ouvert sur l’infini des possibles.
Dans le contexte de ce conte, le changement de nom prend aussi un autre sens – celui de renaitre à une nouvelle vie, une interprétation qui coïncide avec l’esprit de la version traditionnelle. Hans Christian Andersen, ill. Marco Mazzoni
Poucette Albin Michel, 2018
Carl Norac, ill. Claire de Gastold
Poucette Didier jeunesse, 2020
Il s’agit ici d’une Poucette bien présente et volontaire, ambitieuse et qui ne s’en laisse pas conter, le texte est légèrement réécrit. Il y a aussi des réécritures qui changent la signification du conte du tout au tout : Timothée de Fombelle, photogr. Marie Liesse
Le jour où je serai grande : une histoire de Poucette Gallimard, 2020 Cette version utilise les moments emblématiques du conte comme prétexte pour évoquer l’expérience magique de l’enfance. Quant à Cécile Hudrisier
P’tite Pousse ou l’histoire de la toute petite fille pas plus haute qu’un pouce Didier Jeunesse, 2017
L’auteure utilise les points forts du conte de Poucette pour en faire un récit à l’opposé de l’original. P’tite Pousse a des velléités de liberté et d’indépendance, elle s’enfuit de chez elle, elle est curieuse de rencontres, a plein d’envies et est impatiente de vivre une vie qu’elle se choisit sans contraintes. Enfin, certains éditeurs ont choisi de rester fidèles à la version originale, et notamment lorsque le conte est publié dans un recueil :
Hans Christian Andersen, ill. Lisbeth Zwerger Contes d’Andersen Nord Sud, 2001
Hans Christian Andersen, ill. Boris Diodorov La Petite Sirène, Poucette & la Reine des neiges Seuil Jeunesse, 2005
Hans Christian Andersen, ill. Henri Galeron Poucette Gallimard, 1992
Hans Christian Andersen, ill. Anna Nilsdotter Karlson Poucette Thierry Magnier, 2011
Hans Christian Andersen, ill. Ciou Thumbelina Scoutella, 2016
Au-delà d’une lecture à travers nos regards contemporains, pour ce qui est de
l’interprétation du conte, les sources disponibles ne sont pas nombreuses ; François Flahault, dans son ouvrage « L’extrême existence »2, est un des rares à analyser ce conte. Selon son analyse, ce conte joue sur des oppositions qui ont lieu sur plusieurs plans : oppositions d’ordre spatial, saisonnier et affectif. Au premier plan, l’opposition entre belle et mauvaise saison, le dedans et le dehors, le haut et le bas : « Deux étés encadrent un hiver durant lequel Poucette mène une vie sédentaire puisqu’elle ne quitte pas la demeure de la souris, alors que les deux étés la voient voyager : dérive sur une feuille de nénuphar, ou vol sur le dos d’une hirondelle. Les deux voyages sont précédés du risque de vivre dans une demeure inférieure : sous la vase en compagnie d’un époux grenouille, ou sous la terre avec un mari taupe ; l’un et l’autre s’achèvent au contraire par un mouvement vers le haut : enlèvement de Poucette par un hanneton, ou cadeau qui lui est fait d’une paire d’ailes. […] Enfin, au code spatial se superpose encore un codage des relations affectives. Un lien matériel est associé à la vie dans l’intérieur : l’héroïne est sauvée grâce à l’accueil maternel de la bonne souris […], Poucette à son tour sauve l’hirondelle laissée pour morte en l’entourant de soins du même ordre. […] En revanche la vie au-dehors est sexuellement marquée : l’héroïne est attirée vers le bas pour être l’épouse du fils de la grenouille, et rejetée du haut de l’arbre par le hanneton qui ne la trouve plus jolie. Elle-même rejette le fiancé souterrain qui a attendu que l’été revienne pour se déclarer, car elle ne veut pas d’une taupe qui déteste les fleurs et le soleil. Elle se sent au contraire attirée par le prince des fleurs, qui lui est proportionné à tous égards. » Toujours selon François Flahault, « le dernier épisode apporte un terme au caractère périodique des saisons. Avec ce dernier voyage, Poucette est parvenue enfin à l’éternel été, réconciliation entre l’intérieur et l’extérieur, le 2
François Flahault. « L’extrême existence : essai sur des représentations mythiques de l’intériorité », François Maspero, (Textes à l’appui), 1972
voyage l’a conduite vers un époux « qui lui est proportionné : […] Le temps dépassé répond à la disproportion comblée. […] » Il nous explique ensuite de façon plus détaillée : « L’alternance des saisons a déjà été utilisée pour former des oppositions et des repères calendaires dans lesquels s’inscrivent les deux grandes fêtes chrétiennes de Noël et de Pâques. Les relations d’opposition et de continuité à la fois qui unissent ces deux fêtes sont en effet congrues aux oppositions saisonnières telles que le conte d’Andersen les définit […]. Il est clair que le Christianisme, intimement mêlé par ces fêtes aux oppositions saisonnières présentées par la nature, n’a pas peu contribué à exprimer en même temps qu’il les formait les structures mentales les plus profondes de l’homme occidental. Noël et Pâques ne sont pas de simples symboles d’une idéologie religieuse, mais constituent au contraire les repères emblématiques autour desquels se sont cristallisées des structures mentales qui s’expriment tout autant (quoique avec moins d’évidence) dans la vie quotidienne ; définissant par exemple l’espace vécu de la maison par contraste avec l’espace extérieur, refuge où l’on s’enferme dans la chaleur familiale, mais aussi qui sépare du vaste monde et de la belle Nature. L’opposition Noël-Pâques a donc contribué – puisqu’elle imprégnait profondément la société où il vivait – à orienter Andersen vers la définition en termes saisonniers de l’ambiguïté du centre-intérieur, « demeure tiède » et « pleine de grains », mais aussi, l’été venu « sombre caveau de terre » ». Malgré tout, Poucette aura finalement dépassé toutes les épreuves imposées par le conte et rejoint ce territoire d’équilibre, cet « éternel été », où son individuation peut avoir lieu et où d’ailleurs une paire d’ailes à sa taille lui est offerte, pour enfin « voler de ses propres ailes ».