EXPO
EDWYN COLLINS NATURE PUNK
L’ESQUISSE D’UNE RÉCUPÉRATION : LES DESSINS D’EDWYN COLLINS
par Jim Mooney, docteur en art et sciences de l’art Chargé de cours en pratique et théorie de l’art à l’université du Middlesex
« ...pour [beaucoup de créateurs] surgit une force nouvelle à ce point même où ils se défont dans l’extrémité de leur faiblesse. » Maurice Blanchot, L’Espace littéraire Les dessins d’oiseaux qu’Edwyn Collins a réalisés depuis sa double hémorragie cérébrale en 2005 me rappellent les écrits du philosophe français Maurice Blanchot sur le désastre. Un désastre - une rupture avec l’astre - est un événement soudain et calamiteux qui nous sépare de notre bonne étoile. Nous sommes tous des étoiles dans le firmament de nos vies ; certains deviennent des étoiles reconnues, des stars. Edwyn Collins était une star internationale de la musique quand son événement calamiteux est survenu. Privé des facultés que l’on croit à tort acquises pour toujours, comme le langage, la capacité de lire, d’écrire et de marcher, Collins décrit avec ses propres mots dans Falling and Laughing - The Restoration of Edwyn Collins, le livre écrit par sa compagne et manageuse Grace Maxwell, ses premières tentatives pour dessiner, fin 2005. Il y parle aussi de sa passion de toujours pour les oiseaux et l’ornithologie. Les dessins sélectionnés pour l’exposition font partie d’une œuvre aussi vaste qu’ambitieuse. Ils reflètent l’attachement profond de Collins au nord-est de la région écossaise des Highlands, notamment à Helmsdale, le village dont est originaire sa famille, ainsi que son amour de la mer et de la splendeur de la nature là-bas. Son travail rappelle un inventaire : chaque dessin est signé, daté et porte le nom commun de l’oiseau ou de l’animal représenté. C’est important, pour des raisons qui ne sont pas nécessairement évidentes à première vue. L’ambition de cette œuvre est de présenter quelque chose (une taxonomie des oiseaux de Grande-Bretagne) d’exhaustif, d’abouti et d’intact. Dans la forme, l’échafaudage méthodique de ce projet est donc semblable au processus de longue haleine dans lequel Collins s’est engagé pour se reconstruire et récupérer ses capacités.
L’ESQUISSE D’UNE RÉCUPÉRATION (suite) Les premiers dessins reflètent une fragilité et une grande volonté : le trait est nerveux, tremblant, docilement fidèle au modèle ; l’artiste et son sujet en viennent ainsi à coïncider et à se confondre en une seule et même émouvante image. Les oiseaux possèdent à la fois une grande force et une fragilité considérable ; c’est exactement ce mystérieux et paradoxal mélange que Collins rend dans ses premiers dessins. Après l’événement traumatisant qui l’a terrassé en 2005, l’artiste a dû apprendre à dessiner de la main gauche. Se servir de sa main gauche quand on est droitier, et inversement, est souvent un moyen de se décrisper pour reproduire un modèle, ou alors un exercice que les artistes s’imposent pour déconstruire leurs habitudes. Chaque coup de crayon représente donc un effort pour affirmer sa présence, figurer quelque chose d’articulé et prendre du plaisir dans cette nouvelle forme d’expression. Les dessins ultérieurs sont constitués d’une série de gestes individuels, courts et secs, formant des hachures aux traits parallèles ou croisés. Ces hachures, qu’elles soient élégantes ou non, s’accumulent au fur et à mesure de la progression du dessin ; banals traits au départ, elles finissent par former un assemblage qui donne un oiseau dans toute sa splendeur et doté de l’intégralité de ses caractéristiques. Ces dessins mettent à l’honneur la nature et les représentants de la classe des Aves, ces créatures que l’on aime tant et qui nous enchantent, mais qui n’en demeurent pas moins grandement énigmatiques et insaisissables. Bien que nos rencontres avec les oiseaux soient généralement fugaces, ces travaux montrent à quel point il est important pour l’homme de côtoyer les autres espèces avec qui il partage la planète. Le plaisir infini que l’on tire de la nature, simplement en l’observant et en célébrant les autres espèces - quelle source d’émerveillement constant que cette coexistence ! - est mis en évidence par ce catalogue de dessins. Les illustrations plus récentes sont faites de coups de crayon très assurés, dont les subtiles différences de pression rendent diverses nuances de densité et de légèreté. Ces dessins traduisent également une confiance grandissante : les compétences, les connaissances visuelles et l’expérience dont ils témoignent sont dignes d’un illustrateur professionnel. Ces illustrations sont aussi caractérisées par une économie des traits ; ils sont employés plus judicieusement et sont plus fluides et plus affirmés. Les différentes lignes, dont certaines sont très brutales, architectoniques, construisent avec beaucoup d’assurance une structure anatomique complexe, et contrastent à merveille avec le travail d’orfèvre déployé pour rendre le côté duveteux, lisse et délicat de la plume qu’un oiseau tient dans son bec. Les oiseaux sont ce qu’il y a de plus proche de la figure religieuse/mythologique de l’ange. Les anges étaient considérés comme des messagers et ils incarnent toujours la puissance de l’imaginaire et de la rhétorique pour les penseurs et artistes contemporains (on pense par exemple au texte de Walter Benjamin sur le tableau de Paul Klee intitulé Angelus Novus.) Je vois les dessins d’oiseaux d’Edwyn Collins comme des messagers portant des nouvelles de son monde intérieur, au début, à ses proches, à ceux qui s’occupaient de lui et qui étaient dans l’angoisse de l’attente, et aujourd’hui, par le biais d’une exposition, à un public plus large. Ces dessins montrent l’évolution de sa reconstruction. À l’époque, Collins était privé de toutes ses autres facultés de communication : elles avaient disparu, étaient sérieusement détériorées ou temporairement inaccessibles. Les dessins mettent donc en lumière l’après-accident et en livrent un compte rendu précieux mais forcément incomplet. C’est en cela qu’ils sont plus que de simples illustrations ; ils sont le témoignage de la construction/reconstruction d’un être et de son monde, et des efforts acharnés de cet être pour renouer avec son monde par l’intermédiaire d’images d’oiseaux. Rares sont les projets qui illustrent avec autant de justesse, de force et d’émotion la citation de Maurice Blanchot mise en exergue.
L’ORNITHOLOGIE, PAR EDWYN COLLINS L’ornithologie me fascine depuis longtemps. D’aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours aimé les oiseaux. Quand j’étais petit, j’étais capable d’identifier toutes les espèces de Grande-Bretagne, la plupart en vol. Et je collectionnais les oiseaux empaillés. À huit ou neuf ans, j’ai trouvé un oisillon - un verdier - dans mon jardin à Dundee, en Écosse. Mon voisin l’a baptisé Titi. C’était une femelle. Je l’ai recueillie et installée dans un carton à chaussures dans ma chambre. Elle commençait à gazouiller à cinq heures du matin, mais je n’avais pas le courage de me lever avant six ou sept heures. Un oiselier m’a conseillé de lui donner un assortiment de graines spécial appelé Swoop, mélangé à de l’eau. Je mettais la mixture sur mon doigt et elle n’en faisait qu’une bouchée ! Plus tard, je lui ai appris à voler. Je la posais sur le dossier d’un fauteuil en loom et je l’appâtais avec du Swoop. Un jour, elle s’est envolée, mais elle revenait de temps en temps quand la fenêtre était ouverte. Et pour couver ses premiers œufs, elle a fait son nid dans le houx du jardin. C’est une belle histoire ! J’ai toujours dessiné. Le dessin est une passion, pour moi. Mes parents sont tous les deux artistes. Ils se sont rencontrés à l’école d’art d’Édimbourg, et mon père a longtemps enseigné à l’école d’art de Dundee. J’ai donc baigné dans un milieu artistique toute ma jeunesse. En 1979 , on a fondé le label Postcard Records pour pouvoir sortir les albums de notre groupe, Orange Juice. À l’époque, je faisais beaucoup d’illustrations pour Postcard, même s’il y avait un autre illustrateur très talentueux, Krysca. J’ai fait carrière dans la musique, mais je n’ai jamais abandonné le dessin. J’avais dans l’idée de constituer une collection d’illustrations d’oiseaux quand j’arrêterais la musique. J’aime tout particulièrement Archibald Thorburn, un illustrateur de l’époque victorienne. Je me disais que ça me prendrait une dizaine d’années. C’était un beau petit projet. En 2005, j’ai été victime d’une hémorragie cérébrale. Dans les premiers temps après l’attaque, je ne pouvais plus du tout parler, ni lire ou écrire. Je ne pouvais pas non plus marcher. Et j’avais perdu l’usage de ma main droite. Je suis droitier. Pour moi, la guitare, c’était fini. La première fois que j’ai repris un crayon, je n’ai pu faire qu’un gribouillis. J’étais bouleversé. Je devais tout réapprendre, à commencer par la patience. Au fil du temps, j’ai pris mon crayon de plus en plus souvent. Au début, je dessinais toujours le même bonhomme - on a fini par le surnommer « The Guy ». C’est complètement fou. J’ai cinquante dessins de ce bonhomme. Il me ressemble un peu. Je ne comprends pas très bien pourquoi j’ai fait ça. Peut-être que j’étais bloqué. En tout cas, je crois qu’il m’a permis d’avancer. Puis, j’ai dessiné mon premier oiseau, un canard siffleur. C’était très schématique, mais j’étais content du résultat. Je me suis mis à dessiner au moins un oiseau par jour. J’étais fatigué, mais je suis devenu plus résistant. Je voyais que je progressais de dessin en dessin. J’étais sur la bonne voie. C’était encourageant. J’ai toujours dessiné sur des carnets bon marché. La force de l’habitude... Mais depuis peu, je suis passé au papier cartouche, qui fait beaucoup plus chic. Ça a changé mon style. Quand je dessine, je suis autonome. Depuis mon attaque, on s’occupe beaucoup de moi. Ça ne me plaît pas, même si je me montre conciliant. Au moins, quand je dessine, c’est moi qui décide de tout. Je n’ai pas ma femme ou un médecin sur le dos, qui me disent ce que je dois faire. La faculté de dessiner est la première que j’ai retrouvée. Ça signifiait donc énormément, pour moi. C’était la preuve que j’étais capable d’évoluer. Le premier oiseau que j’ai dessiné a marqué le début de mon processus de récupération. Aujourd’hui, mes dessins se retrouvent dans une exposition. J’ai hâte de les voir ainsi exposés. Pour l’instant, ils sont empilés sur une table chez moi. J’ai enfin refait surface. Et un monde de possibles s’ouvre à moi !