31 mai 2014 : le jour J Plus le jour des délibérations approche, moins je me sens sûre de mes choix ou de ma préparation. Et si je n’avais pas pris suffisamment de notes ? Et si je m’étais complètement trompée sur le sens d’une intrigue ? Et si … Je révise rapidement mes arguments pour et contre chaque livre dans le train, et me dirige vers la maison de la Radio (après avoir pris 750 ml de café chez Starbucks pour la première fois de ma vie). Nous commençons par une prise de contact entre jurés, président du jury et membres de l’équipe de la station s’occupant du livre. Quelques mots d’angoisse s’échangent : « et si j’étais la seule à aimer ce livre ? ». Puis viennent les délibérations proprement dites. Chacun est invité à se présenter et à expliquer rapidement quels livres il a particulièrement aimés, et ceux avec lesquels il a plutôt eu du mal. Très vite se dessinent de la sorte des grandes tendances. Cependant, le président nous rappelle à plusieurs reprises que chaque livre doit être traité de manière équivalente, car ce qu’un auteur a mis plusieurs années de sa vie à écrire ne doit pas être balayé d’un revers de la main. Chaque ouvrage est annoncé par le président, et nous devons désigner en notre sein quelques personnes pour le défendre, et quelques autres pour en pointer les travers. Je ne sais si c’est la pratique de tous les présidents du jury, mais sous la houlette d’Alain Mabanckou chacun a eu tout le loisir de s’exprimer, ce dernier tentant même de donner la parole à ceux qui ne la prenaient pas spontanément. En effet, la délibération à 25 personnes issues d’horizons différents n’est pas chose aisée. Du fait des caractères, des situations professionnelles, certains ont plus de facilités à s’exprimer tandis que d’autres sont plus réservés, alors même qu’ils ont un avis tout aussi argumenté et pertinent. S’il m’est interdit d’aborder le fond des délibérés et les positionnements de chacun, je peux tout de même indiquer que les débats ont été très riches et nourris cinq heures durant. Si nous n’étions évidemment pas là pour prétendre jouer les critiques littéraires, j’ai trouvé que les échanges étaient vraiment profonds, et les analyses pointues. Les jurés avaient pris à cœur leur rôle et leur mission, et les argumentations étaient préparées et fouillées. Sur la forme, certains étaient partisans d’avoir des échanges plus tranchés, voire « sanglants », tandis que d’autres préféraient une conversation posée, en sachant que nous allions passer deux jours ensemble et qu’il pouvait apparaître préférable de ne rien dire d’irréparable dans un moment d’emportement dès la première demi-journée… Sur le fond, la question s’est à un moment posée de savoir « ce que » nous voulions primer. Simplement le livre que nous avions préféré ou un ouvrage qui enverrait un message aux auditeurs d’Inter et à tous les potentiels lecteurs ? Ou les deux à la fois ? La conversation purement critique sur les ouvrages se doublait donc d’une réflexion sur le statut du livre auquel nous allions décerner le prix. Le vote s’est déroulé à un moment idoine, celui où nous avons ressenti que nous avions épuisé nos argumentaires et que nous nous répéterions à prolonger les débats. Nous avons donc élu Faillir être flingué, de Céline Minard, aux éditions Rivages. Nous avons ensuite été dîner ensemble et continué à faire connaissance entre jurés et membres de la station. Les débats se sont poursuivis autour du plat, et nous avons attendu l’arrivée de la lauréate et de son éditrice. 1er juin 2014 : le jour J+1, la journée à France Inter Réveil matinal pour une journée qui a commencé avec un bon litre de café par personne à disposition dans nos hôtels. Après les deux crises de tachycardie qui ont suivi, direction la matinale 1
de Patrick Cohen1 pour l’annonce officielle, dans le journal de 8h, du nom de la lauréate. Daniel Pennac, ancien président et ancien lauréat, nous a rejoints. Quelques jurés ayant ardemment défendu Faillir être flingué la veille sont invités en studio à exprimer leur point de vue à l’antenne, tandis que le reste du groupe assiste à l’émission depuis la régie voisine, où se tiennent des paris sur le nombre de secondes de retard avec lequel Patrick Cohen rendra l’antenne à 9h. Nous assistons également à l’émission « On va tous y passer »2 d’André Manoukian et de ses nombreux chroniqueurs. Certains d’entre eux étaient présents la veille, pour observer le déroulement des délibérations et en faire le matériel de leur chronique. L’émission est (était) en effet entièrement consacrée au 40ème prix du livre inter. Sont invités Catherine Clément et Charles Dantzig, en plus d’Alain Mabanckou et Céline Minard. L’émission étant publique, c’est un moment à ne pas manquer si on a la possibilité d’être à Paris un midi. La configuration de la salle permet une très bonne vision sur le plateau des chroniqueurs ainsi que sur la scène où joue le groupe invité. Le repas qui suit se déroule dans une ambiance différente de celle de la veille, où l’heure n’est plus à « refaire le match ». Nous avons ainsi pu parler des livres que nous lisions et de nos goûts culturels en général. Nous nous sommes rapidement rendus compte que nous avions des appétences communes pour certains auteurs. Je pense qu’il y a une forme de logique : à écouter la même station, qui promeut un grand nombre d’écrivains, et d’artistes en général, il est par suite normal que nous ayons beaucoup de goûts en commun. Sont par exemple souvent revenus Emmanuel Carrère, Philip Roth, ou encore, dans un genre totalement différent, David Lodge. Lors de ce déjeuner étaient présentes les personnes qui avaient lu et sélectionné nos lettres, ce qui nous a permis de leur demander ce qui avait pu les intéresser dans nos candidatures. Après un quartier libre diversement occupé, nous sommes conviés, avec notre président et notre lauréate, à l’émission « Jour de Fred »3 de Frédéric Mitterrand. Ce dernier nous a permis de nous glisser dans son studio, et nous pouvons ainsi vivre l’émission au plus près. Contrairement aux autres séquences où était conviée Céline Minard, c’est réellement lors de ce moment qu’elle a pu s’exprimer sur le fond du livre. En effet, depuis que nous l’avions élue la veille, nous avions hâte de l’entendre parler de son ouvrage, que nous avions bien disséqué entre nous. Or, le format des autres émissions auxquelles nous avions pu assister jusque lors ne lui permettait pas d’approfondir, tandis que le concept de « jour de Fred » donne la parole à l’invité sur son œuvre pendant quasiment une heure. Nous terminons enfin ces deux jours par un cocktail au sommet de la maison de la radio, pour fêter la remise officielle du prix à la lauréate. D’autres auteurs, des éditeurs ainsi que des journalistes de la station sont présents. Ce fut surtout l’occasion pour nous de pouvoir bien parler avec Céline Minard et avoir l’opportunité de lui poser des questions sur son œuvre de façon générale, ou bien concernant son rapport à la littérature. Nous avons la surprise de constater lors d’un discours que nous sommes en tant que jurés remerciés d’avoir fait l’effort de délibérer et d’élire un lauréat, mais aussi celui d’être venus à Paris… Il est vrai que parfois nous sentions un léger décalage entre nos vies « provinciales » de lecteurs que l’on a pu qualifier d’ « ordinaires » (sic), et le quotidien des gens de radio. Ce qui nous apparaissait à nous, fans de France Inter depuis des années, comme quelque chose d’extraordinaire n’est finalement que leur travail ordinaire.
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Journaliste de France inter qui anime une émission quotidienne : le 7/9 (de 7h à 9h) Emission quotidienne de France Inter qui décrypte l’actualité avec humour (de 11h à 12h30) 3 Entretien avec une personnalité qui fait l’actualité politique ou culturelle, émission animée par Frédéric Mitterand (du lundi au jeudi à 18h20 sur France Inter) 2
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Nous finissons la journée entre nous et nous nous séparons pour retourner vers nos contrées, des images de Tour Eiffel plein les yeux et surtout des conseils de lecture plein la tête. En ce qui me concerne, je recommande vigoureusement cette expérience. J’y ai rencontré des gens très sympathiques et avec qui je partageais grand nombre de goûts culturels, j’ai pu parler avec des auteurs et chroniqueurs que j’admire… On ne peut être juré qu’une fois « dans sa vie », mais c’est une fois à ne pas manquer si on aime les livres et la station. Comme le disait le directeur de mon école : « 100% des lauréats ont tenté leur chance ». Si je n’avais qu’un conseil à donner, ce serait de se lancer, sans réfléchir.
(vue depuis le 22ème étage de la maison de la radio, où ont eu lieu les délibérations)
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